Des chiffres et des êtres
Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire - une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.
Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.
La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables - qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France - le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.
Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.
Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.
Une nouvelle armée russe
Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.
La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.
Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.
Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.
En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.
Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.
La fonte de l’acier
Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.
Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.
Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.
Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.
La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.
Que faire avec cet instrument ?
Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.
Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.
Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d'habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs.
Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d'une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.
Sources
Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.
Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.
Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.
Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.
Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.
Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.
On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.
Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.
Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…
Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM). Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.
Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les Etats-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.
En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.
Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des Etats-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les Etats-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.
Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique - et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.
Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.
Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier - dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.
On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.
La guerre se fait aussi - presque toujours - entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.
En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.
Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.
Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé. Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt ans.
Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi, et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.
Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944 et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.
En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans les années 2020.
L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique, notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.
Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves, le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de constituer des stocks, etc.
Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que l’on fait.
Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change, parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.
Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous sommes plongés depuis le début des années 1960.
Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.
On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui - nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.
Aujourd’hui, la foudre
Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre « puissances dotées » le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.
Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.
Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore « Sud-Global », et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un « miracle français », on n’en parle plus dans les années 1980.
Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.
Foudre rouge
Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.
Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.
A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.
Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.
Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas « tactiques » — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de « théâtre » ou encore « forces nucléaires intermédiaires, FNI » tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème « s’armer c’est provoquer la guerre » ou « plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts ! ». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des « Euromissiles » est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.
La guerre des étoiles
Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de « Guerre des étoiles », en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des « satellites tueurs » armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode « conquête de la Lune en dix ans », on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : « L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense ». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.
Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de « dissuasion par la défense », en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que « par la terreur ». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.
Moisson rouge
La menace de « foudre » qui inquiète le plus à l’époque est « l’attaque éclair aéromécanisée » conventionnelle. L’idée est simple : « rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme » en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.
On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi « mangé », l’Union soviétique arrêterait ses forces, « ferait pouce ! », et proposerait de négocier une nouvelle paix.
Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.
Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.
L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.
Comment être fort dans les années 1980
En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.
Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de « technoguérilla ». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.
Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de « dissuader par la défense » et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.
Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire « stratégique » (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore « tactiques ». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du « tactique ». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes « intelligentes », en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.
De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.
Le Hic, c’est X
Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.
Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.
Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.
La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.
(à suivre)
Les
choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000
des Algériens du Groupe
salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les
pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises
d’otages.
La
réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la
DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre
près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan
Sahel » où il s’agit d’aider
les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour
tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie
où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une
stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la
proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche
pour toutes les rébellions.
La
situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance
au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération
de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi
la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et
le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur
Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations
s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.
Prétextant
l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup
d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir
des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La
France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée
d’une force interafricaine de 3 300 hommes
et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training
Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce
qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct
(« La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne » Laurent Fabius, 12 juillet 2012).
L’attaque
djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que
la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de
la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide
d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec
une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval
est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats
français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du
nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont
neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles
et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission
multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali
(MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.
On
aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On
décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non
résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà
l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.
La
nouvelle mission des forces françaises est de « contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT)” à un niveau de menace faible jusqu’à ce que
les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le
cadre d’une autorité restaurée des États ».
L’équation
militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible
du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement
français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales.
Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il
n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des
bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes
locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.
On
choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos
moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le
plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que
si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie
et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil
en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes
sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous
n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément
quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal
en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont
insuffisantes pour cela.
Le
problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève »
locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire
autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation
sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré
la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle,
pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne
sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés
correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de
coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs
très peu d’opérations.
Dans
ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception
de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de
justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations
djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais
aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change
rien.
Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit
du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles
organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front
de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer
aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire
de l’islam
et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également
l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des
« trois
frontières »
entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se
multiplier des
milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.
L’année 2019 est une année noire. La
violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les
armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de
l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se
trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de
soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir
le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.
La France attend finalement la mort de
13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019
pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut
qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et
l’activité de Barkhane.
On annonce la mise en place de
la Task Force Takuba composée
d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus
grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup
plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est
tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être
aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local
et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.
On ne sait pas exploiter politiquement cette
nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer
très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard
d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la
rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français
par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa
constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les
Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).
Surtout,
cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et
maladroit. Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont
critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une
convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ».
Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en
février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment
empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le
nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et
négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin,
contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe
aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au
centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé
que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la
rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort
sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par
la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.
La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.
En
décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire
privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de
l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils
seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte
malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays
européens des différentes organisations militaires internationales. Après
plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022
et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces
européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de
mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du
territoire malien.
Les
soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur
dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la
« découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base.
Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des
images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en
place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août.
Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali
après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse
la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence
du Conseil de sécurité des Nations-Unies.
Tandis
que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM
prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par
sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent
beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de
mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina,
soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes –
peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus
épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas
le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée
de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de
l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des
émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République
centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016
et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.
Comme
c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de
formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président
Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018
pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes
et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande
confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est
poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et
particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la
suspension de toute aide à la République centrafricaine.
Le
domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier
2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui
s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France
n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre
– et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont
opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force
Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations
antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.
Pendant
ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles :
le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à
N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une
composante aérienne - six avions de combat, cinq drones Reaper, huit
hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui
assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais
auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9
novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de
l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans
le cadre d’accords bilatéraux.
La
guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc
progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son
adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes
utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs
irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant,
dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait
réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de
manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour
diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire
en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très
longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et
administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront
pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et
de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde
est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes
politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle
de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur
de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les
interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la
longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un
environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes
trop visiblement présents.
Dans
le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la
France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au
Mali - semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au
mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et
ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso.
D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces
françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se
replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes
humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de
« pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.
Les années 1990 voient un certain nombre d’États
africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors
étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les
institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En
attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour
effet d'aggraver une crise profonde des administrations et des services
publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune
pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des
milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au
sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis
et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers,
seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois
soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la
Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant
pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières
dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde
apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.
L’Afrique subsaharienne
devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des
opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la
tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits
sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en
2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit
donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent
également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur.
La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne
tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au
sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de
ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée,
au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans
trop savoir quoi faire.
Après le Rwanda et le Zaïre,
devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France
est présente militairement depuis 1980. À
partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération
Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et
différents points sensibles. Almandin
connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule
et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à
ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent
d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi
instable. Au printemps 1998, les forces
françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines
qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.
Quelques semaines avant le
départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars
1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in
indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus
engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les
missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que
l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de
maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus
question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès
d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la
violence vers le bas ».
Cela réussit parfois. En
juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le
mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le
renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une
première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la
mission. À partir de la base d’Entebbe
en Ouganda, l’opération Artémis
déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur
l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a
de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit
presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population
jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle
devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des
opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre
sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération
militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent
projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour
établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.
Les missions européennes
qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à
monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive,
comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière
opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté
au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en
octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la
force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de
26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad
entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de
trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement
privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même
si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration
au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des
camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en
République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une
mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.
Entre-temps, la République
de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader
historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession
au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre
civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas
à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin
d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection
présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la
population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri
Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être
renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise
de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo
au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à
la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19
décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ
d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le
contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.
Au contraire du Rwanda, la
France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000
dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se
désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de
stabilité. L’opération Licorne est
déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une
unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son
armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à
côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de
non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire
armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres
étrangers menacés dans le nord du pays.
Pour le gouvernement
ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de
négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France
la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août
1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations
internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à
la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une
opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de
l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne
de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et
enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux.
L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le
17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d'Ivoire (MICECI)
ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.
Comme cela était prévisible,
cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de
1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux
groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le
Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du
nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les
forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les
refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un
sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation
africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il
en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en
œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et
l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le
Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au
MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.
En février 2004, l’Opération
des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les
GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second
échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il
y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés
entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre
camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à
l’opération Corymbe de présence
navale dans le golfe de Guinée.
Il y a régulièrement des
accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le
monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques
contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août
2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une
compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays
et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés. Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque
Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement
français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant
américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État
ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat
ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le
gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des
Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre
est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI
sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux
Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants
sont évacués dans des conditions très difficiles.
La situation se calme avec
le temps et le dispositif de Licorne
est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de
2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte
l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010.
Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque
Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les
combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte
d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et
les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la
force Licorne procède à l’évacuation
de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de
faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo.
On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans
après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.
Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer.
On se laisse pourtant avoir
une nouvelle fois avec un nouvel appel au secours de la Centrafrique où depuis
la dissolution des EFAO en 1998, la situation n’a cessé d’empirer, malgré la
présence d’une succession de forces multinationales. En mars 2013, le groupement
de mouvements armés musulmans venant de l’Est et baptisé Seleka pénètre dans Bangui
et s’empare du pouvoir. Ses bandes plus ou moins autonomes ne tardent pas à
ravager la capitale et à s’opposer aux anti-balaka, les milices d’autodéfense
suscitées par le gouvernement précédent. La violence est alors partout et
commence même à déborder sur les pays voisins. Deux Français membres d’une ONG
sont assassinés. En septembre 2013, le nouveau président autoproclamé Michel
Djotodia se désolidarise de la Seleka, qu’il a contribué à créer, et fait à son
tour appel à la France.
François Hollande
décide cette fois d’intervenir, appuyé par un mandat du CSNU. Outre l’urgence humanitaire,
il s’agit surtout d’éviter que la Centrafrique ne se transforme définitivement
en zone de non-droit entraînant les pays voisins dans une grave
instabilité avec le risque de développement d’organisations islamistes
radicales. Là encore, la France est la seule à avoir la force militaire pour y
parvenir et la volonté de s’en servir. Cela ressemble à la situation qui
régnait au Mali début 2013 mais cette fois, on décide de ne pas faire la guerre,
en grande partie parce que la Seleka est alliée du président tchadien Idriss
Déby, que la France ménage. Puisqu’il n’y a pas d’ennemi désigné, ce sera donc
une opération de police, ou de « stabilisation » sur le modèle de
l’opération Artémis dix ans plus tôt,
et dans le cadre d’une force multinationale de maintien de la paix en
l’occurrence la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous
conduite africaine (MISCA) qui doit remplacer la Mission de consolidation de la
paix en République centrafricaine (MICOPAX) et un an avant la Mission
multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en
Centrafrique (MINUSCA).
Dans les faits, on
sait bien qu’il s’agira d’abord d’être en première ligne avec l’espoir que les
contingents africains viendront le plus vite possible nous épauler, puis nous
remplacer. Le problème de ce type d’opération de stabilisation est qu’il faut
compenser un emploi très maîtrisé de la force, réduit à la seule légitime
défense, par une présence dissuasive, autrement dit par du nombre. Et plus les
violences sont importantes et plus il faut du monde pour s’imposer à tout le
monde en même temps, de manière à éviter que les désarmés soit les victimes des
représailles de ceux qui ne le sont pas encore. Or, du fait des réductions
d’effectifs et des engagements déjà en cours, les forces françaises disponibles
sont limitées, à peine supérieures à celles de l’opération Artémis alors que Bangui est trois à quatre fois plus peuplée que
Bunia, sans parler du reste de la Centrafrique. Pour stabiliser la Bosnie et le
Kosovo nettement moins peuplés que la RCA, l’OTAN avait déployé 50 000 hommes. Cette
fois, on va engager initialement 1 600 soldats français aux côtés des
bataillons de la MISCA qui elle-même mettra de longs mois avant d’atteindre les
6 000 hommes prévus.
Cela aurait pu
suffire pour une opération de guerre, c’est forcément un peu faible pour une
opération de stabilisation. L’idée de manœuvre est de lancer l’opération juste après avoir reçu le
mandat du CSNU le 8 décembre. En réalité, les évènements surprennent tout
le monde. Le 5 décembre, ce sont les anti-balaka qui tentent un coup de
force à Bangui, échouent et subissent une contre-attaque violente de la Seleka.
L’opération baptisée Sangaris (un
papillon) est alors lancée prématurément. À l’issue d’un conseil de Défense,
François Hollande prononce un discours où il annonce une opération rapide. Le
ministre Le Drian parle d’au maximum six mois.
Du 5 au 8, les forces
françaises sur place ou arrivées en renfort du Tchad, de Côte d’Ivoire et du
Cameroun, occupent les points clés de Bangui puis commencent les opérations de contrôle
le lendemain. On avait cru que l’arrivée des troupes françaises provoquerait un
choc psychologique. Il n’est en rien, les forces françaises doivent faire face
à des manipulations de la foule et des attaques sporadiques des différentes
factions et deux soldats français, tout en essayant d’empêcher les exactions
intercommunautaires. Deux soldats français sont tués dès les premiers jours.
Pas d’enthousiasme non plus des pays européens, qui acceptent de fournir de l’aide
logistique et à constituer une mission de formation, mais pas à participer à la
stabilisation. La France doit donc se débrouiller seule avec ses 2 000 hommes
et trois GTIA, accompagnée de quelques bataillons africains.
Petit à petit, les forces
françaises et africaines, hors celles du Tchad qui sont invitées à quitter le
pays, parviennent à sécuriser Bangui pour s’implanter au-delà dans la partie
ouest du pays. C’est l’occasion de nouveaux combats, au sud à Grimari le
20 avril, dans le nord-ouest à Boguila le 5 mai 2014 ou encore à
Batanfago également au nord, les 4 et 5 août. À chaque fois, un petit
groupement français est attaqué par une bande de quelques dizaines à une
centaine de combattants anti-balaka au sud et Seleka au nord et à chaque fois,
la bande est détruite. Il y a près d’une centaine de combattants ennemis tués
dans ces seuls combats, pour aucun Français ou soldat de la MISCA. L’opération,
qui ne s’est pas déroulée aussi bien que prévu, n’est plus guère mise en avant.
Aussi l’opinion publique n’entend presque jamais parler de ces engagements violents,
au contraire des fausses accusations d’abus sexuels, classés sans suite par la
suite, un classique des intenses campagnes de désinformation de la région.
La force Sangaris est placée en deuxième échelon de la MINUSCA en juin 2015,
ce qui n’empêche pas la poursuite d’accrochages, puis désengagée
progressivement à partir de l’élection présidentielle et l’investiture de
Faustin-Archange Touadéra en mars 2016. L’opération se termine officiellement
en décembre de la même année. Il reste alors environ 250 soldats français
répartis dans la MINUSCA et EUTM RCA. Pour beaucoup des 15 000 soldats français qui y ont été
engagés, il s’agissait de la mission la plus difficile depuis vingt ans. Si
relativement peu d’entre eux, trois au total dont deux au combat, ont été tués
au regard des dangers encourus, le nombre de blessés, 120 au total, et
notamment de troubles psychologiques est particulièrement élevé. Grâce à eux,
les massacres intercommunautaires ont cessé, et c’est un résultat considérable,
mais là encore le problème de la faiblesse de l’État et des institutions n’a
pas été résolu et une grande partie du pays échappe à toute autorité.
Depuis 2016 plus personne ne
parle de mener à nouveau une grande opération de stabilisation quelque part, ce
qui n’était pas arrivé depuis la fin de la guerre froide. L’époque du Nouvel
ordre mondial du président Bush est bien révolue, tandis que la France est
alors pleinement engagée dans la lutte contre les organisations djihadistes sur
trois fronts : au Sahel, au Levant et même sur le territoire français.
C’est la version française de la guerre contre le terrorisme annoncée en 2001
par un autre président Bush.
A suivre.
À ce moment-là d’« État
voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang
avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre
autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation
forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique
imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent
et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.
Au début des années 1990, la
première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la
grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations
du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée.
La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie
effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la
guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes
intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est
relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une
Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais
avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec
l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.
La force principale de
l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains
de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires
du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations
extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti
ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement
d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec
l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée
Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne
colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans
une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore
incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette
mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans
prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).
Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.
Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF
afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de
désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent
leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.
La France est toujours
présente avec Oryx II, soit 1 100
hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement
(Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à
Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en
juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général
Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200
hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet
engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par
des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour
mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens
d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés
ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid.
C’est un succès dont les Français
n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II
alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en
parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats
du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du
retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre
et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth
dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en
décembre 1993.
Cette fin peu glorieuse calme
les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques
au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté
internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre
80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non
plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au
Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président
burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux
missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le
lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse
sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent
l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de
la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une
nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les
précédentes malgré l’absence des Français.
Ce chaos soudain désempare
la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco
somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience
somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via
l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les
décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis
octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est
même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana,
massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques
bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à
Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.
La France, alors en cohabitation
politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir
pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est
réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à
une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme
d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous
commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la
résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et
neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais
sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise
voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats
venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes
françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays.
Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est
transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et
les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui
s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.
C’est une mission impossible.
Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour
neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à
côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents
avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également
impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS,
ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les
Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une
grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des
représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient
au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la
frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains
hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.
L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec
ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et
enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle
est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir
lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo
voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour
autant si l’opération Turquoise est
une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés
immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.
Comment ne pouvait-on
imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser
— non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ?
Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en
place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des
conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu
qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément
accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi
les principaux responsables ?
Associé au fiasco parallèle
en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes
moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors
qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu
en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne,
hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout
pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent
militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ?
Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des
mains ?
À
suivre.
Mitterrand endosse donc allègrement le costume de
pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours
autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle
trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la
crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la
France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule
réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : « Imaginez
l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des
Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains ». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains
choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».
Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne
peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision
de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions
possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A
– ainsi que la présence dissuasive.
On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au
Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène
Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par
les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei,
nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou
au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est
la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant
allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé
et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte
d’intervenir mais sans combattre.
Assez audacieusement, on joue un « piéton
imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante
force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que
le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est
immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous
peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant
le fait accompli.
Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis
en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées
nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps
expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France
depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle
s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la
République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court
qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus.
Bien avant le « caporal stratégique », ce
simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude
dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la
conduite des opérations.
Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée
au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées.
Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses
forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une
manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est
effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens
continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La
France laisse faire.
Les hostilités reprennent en février 1986 avec une
nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle.
La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum
depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un
bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au
retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il
est baptisé Épervier et durera
jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection
du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces
armées nationales tchadiennes (FANT).
Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se
rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en
janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la
France avec les « soldats fantômes » du service Action de la
DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent
successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le
7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction
contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile
antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord
d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre
1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier
au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est
jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la
France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien
faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la
Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et
13 soldats tués, dont 12 par accident.
Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois
ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques
terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion
une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence :
si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le
problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi.
L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes
locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes
structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que
celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.
Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle
dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET,
sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques
années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes.
Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution
du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette
croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans
d’autres pays africains en difficultés.
Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand
a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans
les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une
vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours
est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première
offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal
Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve
impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda
et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana
se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie
une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur
belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également
un petit GTIA, le détachement Noroit.
La mission est une réussite puisqu’effectivement le
FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place
dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus
vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand
a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation
forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de
Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable
depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine
d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui
souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le
schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont
pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans.
Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues,
conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de
l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte)
franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du
FPR.
Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et
Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier
accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe
Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du
FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de
transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est
autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force
française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de
la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance
au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords
et de la sécurité du pays.
On se félicite alors beaucoup à Paris de la
réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans
aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la
démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé,
dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président
Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à
terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une
fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend
immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que
les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un
œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques
locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère
nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle
terrible du Burundi voisin.
À suivre.
Pour
ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense
contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure,
en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus
d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs
nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger
la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains
produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire
et à la force de dissuasion en phase de réalisation.
Cet
accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants,
reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège
mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément
la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme
et son succès, suscite mécaniquement la critique.
Le temps des guépards
Au
moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les
accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France,
mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours)
pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du
tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du
Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en
Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.
Deuxième
problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles,
dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours
pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar
en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer
(VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la
durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements
un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des
compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au
Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.
Tout
cet ensemble ne sert d’abord que de force
de « contre-coup d’État » pour aider, dès
août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible
des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération
violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient
en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage.
Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée,
ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle
interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt
cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour
mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes
locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries.
A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché
de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.
Le
premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin
1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative
de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement
le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie,
mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ».
Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout
donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à
peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence
permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de
libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser
tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au
bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous
avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les
anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En
1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena,
issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières
troupes françaises.
Avec
des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle
parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de
cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la
République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement
pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des
années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis
post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique
se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec
l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares
puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le
faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur
un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que
l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant
longtemps un « âge
d’or » de l’intervention
« à la française
».
Cela
commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence
française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence
soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la
donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front
Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider
mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger
le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le
port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit
élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer
avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul
vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation
présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais
trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario.
Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La
chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite
d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le
Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.
Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche
une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou
Shaba, au sud du Zaïre (ex-Congo belge). Après l’échec d’une première
tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance
de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national
de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une
première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est
allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements
prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le
président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide
matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport
pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC
revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000
combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les
exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois
le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent
pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai
1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de
cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en
Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre
jusqu’au renversement de Mobutu.
Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat
renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement
tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois
ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre
groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs
centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents,
infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue
de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril
1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de
cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la
même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire
ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la
situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale
et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention
qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution
négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force
interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio
tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes
factions en lutte mais se défont rapidement.
C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent
les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en
direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de
se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays
voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est
normalement de privilégier la stabilité des Etats, mais cette fois Valéry
Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel
Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant
David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans
combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la
ville. Barracuda fait place juin 1981
aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps
de réserve pour toute l’Afrique centrale.
Sous la pression de l’Organisation de l’unité
africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France
retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays
bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées
tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à
de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit
soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour
des effets stratégiques nuls.
Avec Tacaud
s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres
françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en
juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans
pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines
de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids
aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu
des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de
Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de
l’opération Bison au nord du Tchad en
1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des
résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le
président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du
Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre.
Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue
mais simplement contenue.
Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui
ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite,
les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux
éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le
premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat
français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque
la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même.
Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance
que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir
dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur
croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises
sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences
militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au
contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.
A suivre.
Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement
aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore
moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant
en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible
de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens
engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies
et ennemies relèvent rapidement du problème à trois corps de la science
complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en
cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la
fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de
domination outrageuse d’un camp.
Et bien
évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des
affrontements isolés dans le cadre d’une confrontation-compétition de longue
haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois
niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art
opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour
gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y en a
plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et
on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non
de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant
aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les
« opérations de coups ».
J’avais
utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner
les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre,
commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour
désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le
corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes,
d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais
l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples
petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales,
sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet
affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une
reddition par exemple - ce qui arrive rarement - ou une neutralisation de
l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet
affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête,
l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer
le dispositif ennemi.
Les
opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine,
l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome
ou parfois combinée.
Passons
rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce n’est pas intéressant
mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait
fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas
eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un
« océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont
considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car
l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les
parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques.
Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement
négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus quand ce n’est pas leur
domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les
Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y
est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux
réseaux russes.
Le champ
aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une
opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera
« opération Moscou » car la capitale en constitue la cible
principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais
presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made
in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser
leurs armes pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre
trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et
drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique.
Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion
Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec
cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.
Qu’à cela ne
tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la
paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant
mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin
de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population
ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre,
et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie
préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez
elle.
Sa deuxième
particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne
« non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de
la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire
de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de
ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le
mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en
particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal
que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr
que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces
attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui
ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la
cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du
soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette
population russe que l’on présente surtout comme apathique.
Toutes ces
attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut
se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat
des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas,
elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et
donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue
encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes,
un des buts recherchés par les Ukrainiens.
En bon
militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et
l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes
russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des
bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme
détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum,
dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés,
dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars
avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui
détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d'Ostrov très près de la
Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un
Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux
drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août
près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à
cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de
carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk
le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore
qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus
rentables qui soient.
Les
Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur
avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à
organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts.
Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact
psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et
machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national
en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de
choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne
sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans
la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout
intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée
au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée
de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire
avec plusieurs projets qu’il ne s’agit pas simplement d’inventer mais surtout
de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur
prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques
évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir
d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des
drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales
n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui
augmentera les capacités d’un coup.
Si la
capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter,
celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une
puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de
brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute
sa profondeur dès le début de la guerre.
L’emploi de
tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très
inférieur à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en
la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont
donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en
commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du
territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant
rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite
de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre
précision et souvent de moindre portée, et enfin en utilisant de plus en plus à
la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à
portée de tir.
Le tonnage
d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant
sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout
autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus
désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par
des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela
contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que
cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une
donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la
détermination ukrainienne, bien au contraire.
La campagne
aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue
de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout
par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande
tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les
escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le
territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance.
Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air
volantes à 150 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.
Un des
mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les
Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris soin de constituer une
solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de
ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les
deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon,
l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros
des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500
hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500
hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être
12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un
régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement
des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché
directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref,
il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi constituer une force de sabotage
dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la
frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.
Il n’en a
rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées
et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien
le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU
ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations
terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de
Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très
réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi
actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des
occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on
ne voit pas comment ils pourraient y remédier. Sans doute y songent-ils mais on
n’improvise pas une force d’action en profondeur.
Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à part des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.
La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.
Pour commenter, allez plutôt ici
Bras de fer
On peut donc se féliciter
de la prise par les Ukrainiens du village d’Urozhaine dans le secteur de Velika
Novosilka ainsi que sans doute de celle prochaine de Robotyne dans le secteur d’Orikhiv,
mais ce ne sont toujours pas des victoires stratégiques. Les forces
ukrainiennes sont toujours dans la zone de couverture d’un dispositif de
défense russe qui reste solide. On reste donc toujours très en dessous de la
norme de 50 km2/jour qui, assez grossièrement, indique si on est en
train de réussir ou non l’opération offensive selon le critère terrain. Ajoutons
que dans les opérations ukrainiennes périphériques : l’encerclement de Bakhmut,
la guérilla dans la région de Belgorod ou les coups de main sur la rive est du
Dniepr dans la région de Kherson, les choses évoluent également peu. La
progression autour de Bakhmut semble même arrêtée par la défense russe sur place,
mais aussi peut-être par la nécessité ukrainienne de renforcer la zone de Koupiansk
à Kerminna où les 6e, 20e et 41e armées russes,
renforcées du 2e corps d’armée LNR, exercent une forte pression avec
même une petite progression en direction de Koupiansk. Dans les faits, le
transfert de forces du secteur de Bakhmut vers les secteurs menacés plus au
nord semble être le seul vrai résultat obtenu par l’opération de revers russe. Comme
on ne voit pas comment l’armée russe serait montée en gamme d’un coup, on ne
voit pas non plus comment elle obtiendrait maintenant ce grand succès offensif
qui lui échappe depuis juillet 2022.
On reste donc sur un bras
de fer où les mains des deux adversaires bougent peu, mais ce qui importe dans
un bras de fer n’est pas visible. À ce stade, l’hypothèse optimiste pour les
Ukrainiens est que les muscles russes perdent leur force plus vite que les
leurs et les choses basculent d’un coup. Or, les chiffres de pertes matérielles
constatées de manière neutre (Oryx et War Spotter) ne donnent toujours pas une
image claire d’un camp qui l’importerait nettement selon le critère des pertes.
Premier combat, celui des
unités de mêlée : du 7 juin au 15 août, on constate que les Russes ont eu
10 véhicules de combat majeurs (tanks + AFC + IFV + ACP) russes perdus ou
endommagés chaque jour, contre 4 à 5 pour les Ukrainiens. Ce qu’il faut retenir
c’est que les Ukrainiens perdent chaque jour l’équivalent d’un bataillon de
mêlée (chars de bataille-infanterie) sur les 400 dont ils disposent pour conquérir
7 km2. Les Russes perdent sans doute également un bataillon chaque
jour mais plus gros que celui des Ukrainiens. La tendance depuis deux semaines
est plus favorable aux Ukrainiens, mais sans que cela puisse être considéré
comme un écart décisif.
Deuxième combat, celui de
la puissance de feu : avec 231 pièces russes détruites ou endommagées, on
est dans un rapport de 2,3 pièces par jour depuis le 8 mai, en baisse donc depuis
le pointage il y a deux semaines (2,6), pour 0,7 pièce ukrainienne. La bataille
de la contre-batterie semble nettement à l’avantage des Ukrainiens et plutôt plus
qu’il y a deux semaines, mais l’intensité des feux russes semble finalement peu
affectée selon le site Lookerstudio, très favorable aux Ukrainiens, puisque le
nombre moyen de tirs quotidiens ne diminue pas, au moins dans la catégorie des
lance-roquettes multiples. Il en est de même pour les frappes aériennes russes
et les attaques d’hélicoptères, toujours aussi redoutables.
En dehors des quelques
images spectaculaires de frappes dans la profondeur, qui perturbent incontestablement
les réseaux logistiques (carburant et obus) et les réseaux de commandement, il
n’y a pas d’indice flagrant d’une diminution rapide de la puissance de feu
russe. L’introduction d’obus à sous-munitions américains, déjà utilisés semble-t-il,
pour
la prise d’Urozhaine par les
brigades d’infanterie de marine ukrainiennes, peut peut-être changer un peu la
donne s’ils arrivent en masse, mais il en est de même si les Russes parviennent
à compenser la « famine d’obus » par des aides extérieures.
Depuis février 2022, les
opérations offensives d’un camp ou de l’autre n’ont jamais duré plus de quatre
mois, et en étant larges, du fait de l’usure des hommes, des machines et des ressources
logistiques, mais aussi de la météo et surtout de la réaction de l’ennemi en
défense. On peut grossièrement estimer qu’il reste un mois et demi pour que l’hypothèse
du bras de fer gagnant, ou de la « percée de la digue » selon l’expression
de Guillaume Ancel, se réalise. Plus le temps passe et plus sa probabilité d’occurrence
au profit de l’hypothèse du bras de fer diminue.
Ajoutons que plus le
temps passe et plus l’ampleur de la victoire éventuelle après une percée ou une
pression forte sera également faible. Avant l’opération offensive ukrainienne,
on évoquait Mélitopol ou Berdiansk comme objectifs dont l’atteinte pourrait
être considérée comme des victoires stratégiques. Plus le temps passe, et plus
on a tendance à considérer la prise de Tokmak sur l’axe d’Orikhiv ou celle de
Bilmak sur l’axe de Veliky Novosilky comme des victoires de substitution, avant
l’épuisement de l’opération. Mais même ainsi, et en considérant la possibilité
éventuelle de relancer une nouvelle opération à l’automne-hiver, on serait
encore très loin de l’objectif de libération totale du territoire ukrainien.
Et après
Si l’hypothèse du bras de
fer permanent se confirme, c’est-à-dire qu’il s’avère impossible avec les
moyens disponibles de bouger significativement le front, alors il faudra admettre
que perdre un bataillon pour libérer 7 km2 n’est pas viable. On n’est
pas obligé d’attaquer partout et tout le temps, si cela ne sert pas à grand-chose
pour très cher. Le général Pétain a pris le commandement des forces françaises
en mai 1917 après l’échec de la grande offensive organisée par Nivelle contre
la ligne Hindenburg. Son premier réflexe a été de tout arrêter et d’édicter une
série de directives non plus pour organiser une nième grande percée décisive,
mais pour transformer l’armée française afin qu’elle puisse enfin gagner la
guerre, non pas dans l’année comme tout le monde pressait les chefs militaires
jusque-là, mais un an voire deux plus tard. Sa Directive n°1, qui exprimait sa
vision générale, a été résumée par la formule « J’attends les Américains et
les chars ». Ce n’était pas évident
tant la perspective d’avoir à mener une guerre longue pouvait effrayer une
nation en souffrance depuis des années et une armée dont la moitié des
divisions venait de se mettre en grève, mais il n’y avait pas d’autre solution
et cela s’est avéré gagnant.
On suppose que le comité
de guerre ukrainien a déjà sa Directive n°1 en cas d’échec de l’offensive
actuelle. Il s’agirait de remplacer un temps les opérations offensives par une posture
défensive générale et des « coups » afin de continuer à avoir des
victoires afin de maintenir le moral des troupes, de la nation et des soutiens
extérieurs tout en affaiblissant celui des Russes, avec toujours le secret
espoir que ces coups peuvent par cumul faire chuter le régime russe. En 1917,
Pétain a organisé ainsi des victoires « à coup sûr » en réunissant
des moyens de feux écrasants sur des objectifs limités à Verdun en août et à la
Malmaison en octobre et pour le reste a organisé une grande guerre de « commandos »
le long du front.
La France y a peu participé
mais Britanniques et Allemands se sont aussi engagés à l’époque dans la
bataille des espaces communs afin de frapper directement les forces économiques
et morales de la nation, avec les raids de bombardiers, de zeppelins ou de
pièces d’artillerie géante sur les capitales ou les centres industriels, ou
encore par les blocus maritimes. Dans la guerre actuelle, les raids aériens de
machines inhabitées, missiles, roquettes et drones, ont encore de beaux jours devant
eux. On y constate même un équilibre croissant qui se forme, les Russes ne
tirant plus que ce qu’ils produisent en missiles de 1ère catégorie
et complétant avec du tout-venant, et les Ukrainiens développant leur propre
force de frappe à longue portée. Tout cela n’a pas la masse critique pour obtenir
des effets stratégiques par les dégâts causés – il faudrait que les avions de
combat puissent être engagés pour cela – mais maintient les esprits, y compris
les nôtres, dans la guerre. Il en est sensiblement de même sur les eaux où
missiles et drones navals dominent pour l’instant. Il s’y trouve encore beaucoup
de coups à donner et de raids amphibies à réaliser. Peut-être verra-t-on aussi les
cyberbatailles qui sont plutôt absentes depuis les premiers jours du conflit et
à coup sûr, les trolls s’efforceront de convaincre les opinions occidentales qu’il
faut cesser d’aider l’Ukraine pour X raisons, la plus hypocrite étant celle de
la « paix à tout prix ».
Et derrière cette agitation, il faudra travailler et innover plus que l’ennemi. Dans les six derniers mois de 1917 l’industrie française enfin organisée en « économie de guerre » a produit autant d’équipement militaire que depuis le début de la guerre. L’armée française, qui subit le moins de pertes de toute la guerre en 1917, en profite pour se transformer en armée motorisée, la première du monde. C’est cette mobilité qui a permis ensuite de faire face aux offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre l’initiative à partir de l’été. Je ne sais pas trop en quoi l’armée ukrainienne se transformera, mais il faudra qu’elle le fasse, pour multiplier par trois ou quatre sa puissance de feu opérationnelle et tactique et ses techniques d’assaut. À l’instar de l’opération Tempête en Croatie en août 1995, il sera alors possible, et seulement à ce moment-là, de reprendre soudainement l’offensive et de libérer tout le territoire ukrainien. Vladimir Poutine et ses fidèles tentent de faire croire que le temps joue pour eux, rien n’est plus faux. L’Ukraine et ses alliés Est européens forment la zone du monde qui s’arme et se transforme militairement le plus vite. Quand on se croit une puissance et que l’on veut participer aux affaires du monde comme la France, c’est sans doute là qu’il faut être.
Pour commenter ici
Les doctrines militaires, comme les
paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très
sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin
septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est
même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers
signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le
général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il
semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte
pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de
nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui
aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors
baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».
Changement de paradigme
L’opposition ce sont d’abord les «
méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et
Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de
Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement,
de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter
d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui
se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux
d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela
s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la
deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il
faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières
positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son
ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès - à partir de l’été
1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se
crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête
d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de
préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même
sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon
Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que
« l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées
et continues » (Foch, 20 avril 1916).
C’est une réaction contre les « folles
équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la
certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse
de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification
précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes
scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école
du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les
Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les
hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de
changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les
champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont
envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915
à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre
dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le
groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.
En attendant, toutes les idées
nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver
1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur
l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie
lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la
suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine,
soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais
ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de
débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il
que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se
transforme en bas en nouvelles habitudes.
Tout le front est restructuré. On
distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum
de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et
enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de
« 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction,
secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie,
en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88
jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des
réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de
formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles
méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler
les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors
que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une
innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction
divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division
permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de
l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes.
Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de
convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les
hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des
compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés
et instruits progressivement.
La transformation des armes
Cette approche permet une évolution
plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la
guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées.
Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les
structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus
attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois
régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons
eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande
nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à
tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections
d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les
demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du
groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les
fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent
spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable
de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape
suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai
1918.
L’artillerie a la part belle dans le
nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à
préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par
l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie «
doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir
de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence
écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit
subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour
autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles
pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est
celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne
et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes
de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en
place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements
de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études
d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et
de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction
technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations
touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des
Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent
les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent
recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie
pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la
planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle
connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci
codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui
permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la
météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo
commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de
transmissions y compris sur des navires.
Le premier effort porte sur la maîtrise
de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de
l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le
commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée
par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique »
charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation
(TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama
photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones
aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation
et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les
tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie,
qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e
DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de
moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie
des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées
de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots
éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses
compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une
quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout
55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.
Le GAN reprend également deux grandes
innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un
secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les
Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les
quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend
désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette
menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de
l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il
constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de
mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard,
etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un
nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des
techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol
notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la
destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique
Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A
son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le
commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.
La seconde innovation est l’œuvre du
capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui
appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions.
Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile
peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et
surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant
leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de
disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près
de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens
autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en
1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est
démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à
Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée
étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la
première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des
chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000
tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement
la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe
Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic
supérieur encore à celui de la Voie sacrée.
La déception de la Somme
En sept mois de préparation, aucun
effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille
décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a
été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans
la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de
réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre
en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout
le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en
surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés
par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation
d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une
semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus
lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a
lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est
déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par
photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité
aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme
pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande,
privée de ses yeux, manque de renseignements.
Dans cet environnement favorable, la VIe
armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée
au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du
fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un
succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e
corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le
contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur
inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps
colonial (un assaut que mon grand-père m'a raconté) et le 35e corps
enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs,
les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des
Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises
par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions
sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec
méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de
Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin
car ce n’est pas le plan.
La réaction allemande est très rapide.
Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis
vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes
contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats
vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en
bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées
suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination.
Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de
cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de
s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et
emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent
le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus
marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui
dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille.
Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du
front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas
atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou
prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont
doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé
que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.
La percée n’est pas réalisée et la Somme
n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus
ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc
une déception et une nouvelle crise.
L’offensive de la Somme a d’abord
échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des
possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché
d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial
ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois,
ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains
critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le
sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin
n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan
du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il
n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité
de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le
mérite des canonniers ».
Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout
trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une
neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la
préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir
très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la
préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes
et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs.
L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais
ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer,
ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions.
Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de
batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou
les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter
une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend
uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste
supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.
Car la guerre se « fait à deux ». La
guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre
de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique
innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution
de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans
le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La
puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de
juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus
offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs
moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils
peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu,
ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en
avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle
déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais
savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées,
amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense
élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des
consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées.
Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de
leur front.
L’échec de la « conduite scientifique de
la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à
l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse
apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience
et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en
force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité
relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une
débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes
dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de
revenir à la « bataille-surprise ».
Extrait et résumé de Michel Goya, L'invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)
Côté allemand,
on s’oriente rapidement vers une posture générale défensive sur ce front Ouest afin
de concentrer ses efforts offensifs à l’Est contre les Russes. Côté français,
on ne supporte pas de voir une partie du territoire occupée par l’ennemi et on
veut aider les Russes. On ne veut pas non plus d’une guerre longue que l’on ne
croit pas pouvoir tenir face à la puissante Allemagne. On s’oriente donc vers
une stratégie offensive et directe, visant à percer à tout prix le front allemand,
en espérant que cette percée suivie d’une exploitation rapide en terrain libre suffira
à l’effondrement de l’ennemi.
On tâtonne sur
la méthode pour comprendre rapidement que sauf cas rare de surprise, il
faut obligatoirement neutraliser les défenseurs – infanterie et artillerie-
pour pouvoir avancer et pénétrer dans les lignes de défense. La force de contact
– l’infanterie – ne disposant pas suffisamment de puissance de feu portable
pour réaliser seule cette neutralisation, il faut obligatoirement disposer
aussi d’une force de frappe indirecte – l’artillerie et l’aviation - pour réaliser
cette mission. C’est l’introduction de la 3e dimension dans la guerre. En
partant de très peu, chaque camp construit en quatre ans un énorme complexe de reconnaissance-
frappes, pour employer la terminologie soviétique, capable de lancer des centaines
de milliers d’obus à des dizaines de kilomètres de profondeur sous le regard de
milliers de petits avions d’observation munis de TSF, l’équivalent des drones d’aujourd’hui.
A la fin de la guerre, les avions eux-mêmes, chasseurs ou bombardiers légers,
viennent s’ajouter à cette force de frappes comme « artillerie à longue
portée ».
En 1915, en France
on organise cela selon la méthode dite de « l’attaque brusquée » qui
consiste à utiliser la force de frappe pour écraser tout le système défensif que
l’on veut percer et l’artillerie plus en arrière sous un déluge d’obus puis de
lancer la force de contact à l’assaut. Cela ne fonctionne pas très bien, d’abord
parce que la force de frappe n’est pas encore assez puissante et ensuite parce
que les Allemands organisent rapidement, non pas une position, c’est-à-dire
tout un réseau de lignes de tranchées et d’obstacle, mais deux, étagés en
profondeur. Pendant toute l’année 1915, les Français progressent, parviennent à
écraser la première position sous le feu puis à s’en emparer mais ils se
trouvent désemparés et désorganisés devant la deuxième, quelques kilomètres
plus loin et qui a beaucoup moins été touchée par l’artillerie.
Après les échecs
coûteux de 1915, les polytechniciens artilleurs, et en premier lieu Foch qui
commande alors le Groupe d’armées du nord, prennent le dessus et proposent de
faire autant de batailles qu’il y a de positions. On parle alors de « conduite
scientifique de la bataille » selon une séquence simple : l’artillerie
écrase la première position, l’infanterie s’en empare, l’artillerie avance puis
écrase la deuxième position, l’infanterie s’en empare, et ainsi de suite si besoin
jusqu’à atteindre enfin le terrain libre. On résume tout cela par un slogan :
« l’artillerie conquiert, l’infanterie occupe » et on le met en œuvre
sur la Somme en juillet 1916. Cela ne marche pas. On s’aperçoit d’abord que,
quel que soit la puissance projetée, et on parle de centaines de milliers d’obus
par jour, il reste toujours des défenseurs qui combattent même de manière
isolée. Les Allemands font le même constat en sens inverse au début de la
bataille de Verdun en février 1916. Mais au moins les Allemands disposent-ils
alors d’une artillerie à tir rapide qui leur permet de réaliser leur « tempête
de feu » en quelques heures et de bénéficier de la surprise, là où les
Alliés mettent des jours, ce qui laisse le temps aux Allemands de faire venir
des renforts. On s’aperçoit ensuite sur la Somme que les Allemands construisent
plus vite des positions à l’arrière que les Alliés ne s’emparent des positions à
l’avant. Après six mois, et après de très lourdes pertes de part et d’autre, on
n’a toujours pas atteint le terrain libre comme il en a été de même pour les
Allemands à Verdun, la seule grande opération offensive sur le front Ouest jusqu’en
1918. On arrête donc les frais. Foch devient « chargé de mission ».
Survient alors Robert
Nivelle, qui fort de ses succès tactiques à Verdun, prône le retour à l’attaque
brusquée en arguant du saut technique réalisée tant dans la force de frappe –
aviation moderne, artillerie lourde moderne à tir rapide – que dans la force de
contact – armement portatif de l’infanterie (fusil-mitrailleur, lance-grenades,
mortiers, canons de 37 mm) et chars – pour estimer que ce qui n’était pas
possible en 1915 le devient en 1917. On ne parle pas alors de « game
changer » mais l’esprit est là. Ce n’est pas idiot, mais le problème à la guerre
est que l’ennemi réfléchit aussi. Après les épreuves de 1916 et alors que le
rapport de forces est nettement en faveur des Alliés à l’Ouest, les Allemands renouvellent
leur stratégie défensive en raccourcissant le front, en fortifiant considérablement
les positions (la fameuse « ligne Hindenburg », en fait un grand
ensemble de plusieurs systèmes fortifiés) et en étageant ce dispositif encore
plus en profondeur. Le général russe Surovikine n’a rien inventé en octobre
2022 en Ukraine.
Point particulier :
constatant à la fois que la première position est toujours écrasée par le feu
et le choc mais aussi qu’il est possible de faire confiance à de petits groupes
décentralisés pour combattre, on décide côté allemand d’utiliser les premières
lignes pour simplement désorganiser l’attaque ennemie. La résistance forte s’exercera
désormais complètement sur la deuxième position ou « position principale
de résistance », qui sert aussi de position de contre-attaque. La force de
frappe est elle-même installée sur une troisième position plus en arrière ainsi
que les réserves.
La confrontation
des modèles s’effectue le 16 avril 1917 sur l’Aisne. On connaît la suite. Gênée
par la pluie qui handicape l’observation aérienne et donc les tirs d’artillerie,
la préparation d’artillerie française est très insuffisante et les forces de
contact, 33 divisions en premier échelon, butent sur une défense mieux
organisée qu’on ne pensait. En neuf jours les Français n’ont progressé que de
quelques kilomètres au prix de 130 000 pertes. On commet l’erreur de renouveler
l’offensive du 4 au 15 mai, avec les mêmes méthodes et donc sensiblement les mêmes
résultats. Après avoir placé tant d’espoir dans cette offensive que l’on espérait
décisive, le moral français s’effondre. Pétain remplace Nivelle, qui est envoyé
en Tunisie.
Pétain a une
autre conception des choses. Il ne croît pas à la possibilité de percer, mais
seulement à la possibilité de créer une poche dans le front sensiblement dans
l'enveloppe de la force de frappe. Cela a au moins le mérite d’être sûr, surtout si on y
concentre le maximum de puissance de feu. Pétain organise ainsi deux opérations
offensives dans le second semestre 1917, à Verdun à nouveau en août et surtout à
la Malmaison en octobre, qui ne recherchent pas du tout la percée mais simplement
à modifier favorablement la ligne de front, infliger des pertes à l’ennemi et
donner des victoires aux Français. Les combats sont très planifiés et la puissance
de feu déployée est colossale. Plus de trois millions d’obus sont lancés en
trois jours sur les positions allemandes, l’équivalent d’une petite arme
atomique, à la Malmaison, un record qui ne sera battu qu’en juillet 1943 par
les Soviétiques. Les Allemands perdent 50 000 hommes à la Malmaison dont
11 000 prisonniers abasourdis, contre 14 000 pour les Français,
comme quoi l’attaquant ne subit pas forcément plus de pertes que de défenseurs.
Pour le reste, Pétain développe la petite guerre des corps-francs, on ne parle pas
encore de commandos et encore moins de forces spéciales, sur l’ensemble du
front.
Sa préoccupation
majeure vient surtout du fait que les Allemands sont en train de vaincre la
Russie, en proie à de grands troubles politiques à la suite de ses défaites
militaires, et qu’ils ne vont pas tarder à revenir en grande force sur le front
Ouest. Jusqu’à ce que les forces américaines, dont on rappellera qu’elles sont
équipées par les Français parfois au détriment de leurs propres forces, permettent
de modifier le rapport de forces à la fin de l’été 1918, l’initiative sera
allemande.
Il faut donc se
préparer à de grandes offensives allemandes. L’idée de Pétain est alors simple :
on va imiter la méthode allemande de défense en profondeur puisqu’on a constaté
à nos dépens qu’elle était efficace. Et pourtant, ça ne passe pas. La plupart
des généraux français refusent de lâcher le
moindre kilomètre de territoire national à l’ennemi. Ils défendront donc la
première position avec la plus grande énergie même si cela engendre des pertes.
Le problème est que les Allemands ont aussi réfléchi à leur méthode offensive.
Leur nouvelle doctrine repose sur deux piliers : une énorme puissance de
frappe mais utilisée très brièvement afin de conserver la surprise et une forte
puissance de choc grâce aux bataillons d’assaut et aux divisions mobiles. Une offensive
allemande de 1918 nécessite au moins un mois de préparation afin d’abord de
mettre en place une force de frappe de plusieurs milliers de pièces, dont un
millier de Minenwerfer destinés à déployer une grosse puissance d’écrasement à
moins de 1 000 mètres, ainsi que les millions d’obus correspondants. Il s’agit
ensuite de mettre en place les bataillons d’assaut et une cinquantaine de divisions
d’infanterie nécessaires. Le tout doit se faire dans le plus grand secret.
Cela réussit en
partie. Le 21 mars 1918, la foudre s’abat sur les 3e et 5e
armées britanniques en Picardie. La 5e armée explose et se replie en
catastrophe. Pour la première fois depuis le début de la guerre de positions en
France et Belgique, le front est percé et les Allemands avancent vers Amiens. Par
de nombreux aspects, les belligérants de mai 1940 se trouveront dans une
situation similaire. Mais les chefs de 1918 ne sont pas ceux de 1940 et à
l’époque, ce sont surtout les défenseurs, en fait les Français, qui sont
motorisés.
L’armée
française est en effet la seule au monde à disposer d’une armée de réserve aussi
mobile. Pétain peut envoyer sur la zone, un corps de cavalerie, en partie motorisé,
deux escadres d’aviation de combat avec notamment les excellents bombardiers
légers Bréguet XIV B2. Toutes ces escadres et brigades ne tarderont pas à
former une division aérienne de 600 avions susceptibles d’être déployés n’importe
où en quelques jours. Il y a aussi la réserve d’artillerie, sur voie ferrée mais
aussi tirée par camions (37 régiments) ou encore les groupements de chars moyens
encore restants, en attendant pour la fin mai les bataillons de chars légers
transportables par camions. L’infanterie française elle-même ne se déplace plus
sur le front qu’en camion et la France en dispose d’autant que le reste de
toutes les armées du monde réunies. Bref, la France est capable de réunir très
rapidement une masse de manœuvre de plusieurs armées sur n’importe quel point
du front alors qu’une fois le front percé, les Allemands ne peuvent se déplacer
qu’à pied. L’offensive allemande est finalement stoppée devant Amiens. La méthode
allemande s’avère aussi assez aléatoire et dépend beaucoup de l’organisation de
la défense. L’opération suivante, lancée en avril dans les Flandres est ainsi un
échec complet malgré l’écrasement du corps d’armée portugais. La France parvient
à renforcer le front britannique avec une armée.
Les Allemands
veulent abattre les Britanniques mais les réserves mobiles françaises les
gênent. Ils décident donc d’attaquer du côté de Reims pour les fixer dans la
région avant de se retourner à nouveau contre la British Expeditionary Force (BEF).
C’est à cette occasion, le 27 mai, qu’ils écrasent et percent la première position,
beaucoup trop occupée par les Français malgré les ordres de Pétain, et avancent
vers la Marne. Comme en Picardie, la situation est finalement sauvée en
engageant des forces de réserve mobiles qui se déplacent plus vite que les
Allemands. Mais à ce moment-là ces derniers commencent à perdre un de leur avantage :
la surprise. Les Français sont de mieux en mieux renseignés et parviennent à
déceler à l’avance les attaques ce qui permet de s’organiser en conséquence. L’offensive
allemande de juin près de Noyon progresse un peu contre la 3e armée
(qui était seulement en train de s’organiser enfin en profondeur) avant d’être arrêtée
par une contre-attaque de chars. Etrangement, les Allemands décident d’attaquer
à nouveau sur la Marne et du côté de Reims et toujours de la même façon. Les Français
connaissent désormais les détails de l’offensive. Ils attendent donc les
Allemands de pied ferme, stoppent leur attaque du 15 juillet et
contre-attaquent trois jours plus tard. Point particulier, cette contre-attaque
en direction de Soissons s’effectue pour la première fois sans préparation d’artillerie
mais avec un appoint massif de chars, qui servent alors à doper la capacité de
choc de l’infanterie.
Les Alliés ont
désormais l’initiative. Ils ne vont jamais la perdre car ils sont capables d’organiser
des opérations offensives deux fois plus vite que les Allemands. Pétain a fait aménager
le front durant l’hiver 1917-1918 afin que chaque armée soit capable d’accueillir
dans son secteur, dépôts, abris, etc., un volume supplémentaire équivalent au sien.
Grâce également à la mobilité des forces et à la densité des réseaux routier et
ferré, il est donc possible de réunir très vite des groupements de manœuvre-
frappes et contact – qui permettent de marteler les positions allemandes. En
créant leur grande masse de divisions mobiles, complètes en équipements et effectifs, aves les meilleurs soldats, les Allemands ont par contraste appauvri l’armée de
position qui tient les grands systèmes fortifiés défensifs.
Chaque attaque
alliée, réalisée par une ou deux armées, crée en moyenne, dans le dispositif de
combat ennemi, une « poche » de
Rien n’a
fondamentalement changé depuis. Quand la guerre s’achève, beaucoup de
combattants français se sont demandés pourquoi on n’avait pas mis en place des fortifications
de campagne dès 1914 ce qui aurait permis de stopper l’ennemi aux frontières, d’éviter
les dévastations et les exactions qu’ont subi les territoires occupés et sans
doute évité beaucoup de pertes. Peut-être que de nombreux Ukrainiens se disent
aussi qu’ils ne seraient pas là s’ils avaient fortifié leur frontière et organisé
le réseau de défense territoriale un an et non quelques jours avant l’invasion.
Seule la ligne de front du Donbass était fortifiée et on voit combien il a été
difficile de progresser dans le secteur depuis quinze mois. Si les Russes
avaient été stoppés sur leur ligne de départ, les Ukrainiens seraient dans une
bien meilleure position que de devoir reprendre le terrain perdu.
Si un Français
pense immédiatement avec horreur « ligne Maginot » en pensant aux grandes
positions fortifiées, il faut quand même rappeler que les différentes armées en
ont construit plusieurs par la suite, face à El Alamein par exemple on en Italie,
ou bien sûr sur le front de l’Est, preuve que cela avait sans doute une
certaine utilité. En Corée, Américains et Chinois s’y convertissent au printemps
1951 et les choses deviennent beaucoup plus compliquées et lentes. Dans tous
les cas, les positions fortifiées n’ont pu être surmontées d’abord que par l’emploi
d’une puissante force de frappe, avec de l’artillerie, des avions ou des hélicoptères
d’attaque, des missiles, des obus, des drones, des bombes volantes, peu importe
pourvu qu’il y en ait des dizaines de milliers pour étouffer par la masse et la
précision la force de frappe ennemie et les forces de défense au contact, le
temps que les forces de choc, aussi blindées que possible, puissent s’exprimer.
Quand on parle de la fameuse « guerre de haute intensité », on pense en fait guerre de mouvement, alors qu’en réalité c’est la guerre de position que l’on a oublié parce que c’est moins prestigieux, si tant est qu’une activité où on fait des trous dans des gens puisse être prestigieuses, parce que les mots « défense », « barrière » ou « fortifications » sont blasphématoires dans une France protégée par l’arme nucléaire ou simplement parce qu’on a tellement pas les moyens de la pratiquer qu’on considère qu’elle n’est pas possible.
Pour commenter il faut désormais aller sur la version ici
...
Le 29 septembre 1918, à l’annonce de l’armistice
bulgare, Ludendorff déclare au gouvernement qu’il faut demander un armistice
mais aux Etats-Unis seulement. On espère qu’ils autoriseront d’abord le retour
de l’armée allemande intacte et, en fondant le processus de paix sur les
Quatorze Points proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918, que la
paix sera plus clémente pour l’Allemagne que dans les projets du Royaume-Uni et
surtout de la France. Wilson ayant déclaré qu’il ne s’adresserait qu’à un réel
régime démocratique, l’initiation de ce processus doit être précédée de
changements institutionnels. Il faut nommer un nouveau chancelier et rendre
celui-ci uniquement dépendant de la confiance du Reichstag. C’est ce nouveau
gouvernement qui gérera le processus de paix, déchargeant ainsi le commandement
militaire de la responsabilité de la défaite.
Le 3 octobre, le prince Max de Bade, connu pour son
libéralisme, devient chancelier et forme un gouvernement de majorité.
Ludendorff lui décrit une situation stratégique catastrophique dont est exclue
toute responsabilité de l’armée. Par l’intermédiaire de la Suisse, le nouveau
chancelier envoie un message au Président Wilson dans la nuit du 4 au 5
octobre. L’accusé de réception arrive le 9, Wilson n’exige alors que
l’évacuation des territoires occupés comme préalable à un armistice. Ludendorff
fait alors un exposé beaucoup plus rassurant au gouvernement. L’ennemi n’a pas
réalisé de percée et piétine désormais, gêné par ses problèmes logistiques.
Même si la Roumanie rompait le traité de paix, ce qui couperait l’Allemagne de
sa principale ressource en hydrocarbures naturels, l’armée pourrait résister
encore deux ou trois mois. Le 12, le gouvernement allemand répond qu’il est
prêt à l’évacuation de France et de la Belgique mais demande au préalable la
cessation des hostilités.
…
Pendant toute cette période, les Alliés européens
se sont inclus dans le processus de négociation en cours entre les Etats-Unis
et l’Allemagne. Furieux de ne pas avoir été consultés, ni même informés par le
Président Wilson, ils lui adressent un message lui demandant de tenir compte de
l’avis technique des commandants en chef avant d’entamer toute négociation.
Wilson accepte. Dans le même temps, contre toute logique diplomatique, la
marine allemande poursuit sa campagne sous-marine. Le 4 octobre déjà, le navire
japonais Hirano Maru a été coulé au
sud de l’Irlande provoquant la mort de 292 personnes. Le 10, c’est au tour du Leinster, avec 771 personnes à bord,
d’être coulé par un sous-marin qui est accusé par ailleurs d’avoir tiré aussi
sur les canots de sauvetage. L’indignation est énorme et contribue à durcir la
nouvelle réponse de Wilson, le 14 octobre. Le Président des Etats-Unis condamne
la guerre sous-marine et les destructions dans les territoires occupés. Il
exige cette fois des garanties sur le maintien de la suprématie militaire des
Alliés et la suppression de tout « pouvoir arbitraire ».
La note de Wilson provoque l’indignation allemande
mais les militaires sont à nouveau optimistes lorsque le ministre de la guerre,
von Scheuch, déclare, hors de toute réalité, qu’il est possible de mobiliser
encore 600 000 hommes. Ludendorff déclare ne plus craindre de percée et
espère tenir jusqu’à l’hiver. Malgré les évènements récents et la perte des bases
des Flandres, l’amiral Von Scheer se refuse de son côté à interrompre la guerre
sous-marine. Le 20 octobre, le gouvernement allemand, à qui la réalité
stratégique aura toujours été cachée, répond à Wilson qu’il ne saurait être
question de négocier autre chose que l’évacuation des territoires envahis et
tout au plus consent il à limiter la guerre sous-marine. Cela suffit à mettre
en colère l’Amirauté contre ce gouvernement bourgeois et démocrate qu’elle
déteste.
Le 23, la réponse est cinglante. Wilson laisse aux
conseillers militaires le soin de proposer des conditions d’armistice « rendant impossible la reprise des
hostilités par l’Allemagne » et suggère que le kaiser doit abdiquer. La
proposition soulève un tel tollé que le haut commandement allemand lance le 24
octobre un ordre de jour appelant « à
combattre jusqu’au bout » et songe à une dictature militaire imposant
la guerre totale. Max de Bade exige alors le départ d’Hindenburg et de
Ludendorff. Le 26, Guillaume II accepte que ce dernier soit remplacé par le
général Wilhelm Grœner. Le 27, le gouvernement
allemand déclare à Wilson qu’il accepte ses conditions de négociation.
Le 26 octobre, après
avoir consulté les commandants en chef, Foch a terminé de rédiger le projet de
conditions d’armistice. Toute la difficulté était de définir ce qui pourrait
être acceptable par l’Allemagne tout en interdisant à celle-ci de reprendre
éventuellement les opérations en cas de désaccord sur les négociations de paix.
Le texte prévoit l’évacuation, sans destruction, des zones occupées et de
l’Alsace-Lorraine dans les 15 jours qui suivront la signature. Il prévoit
également deux garanties : la livraison d’une grande partie de l’arsenal
(150 sous-marins, 5 000 canons, 30 000 mitrailleuses, 3 000
mortiers de tranchées, 1 700 avions) et des moyens de transport (500
locomotives, 15 000 wagons et 5 000 camions) ; la
démilitarisation de toute la rive gauche et d’une bande de 40 km sur la rive
droite du Rhin. Les Alliés doivent également occuper militairement la région
ainsi que trois têtes de pont d’un rayon de 30 km doivent être occupées par les
Alliés à Mayence, Coblence et Cologne.
Le projet est ensuite
discuté par les différents gouvernements. Il est durci par les Britanniques qui
exigent de plus de livrer des navires de surface. Le texte définitif est établi
le 4 novembre et envoyé à Wilson. A aucun moment, il n’est demandé de
capitulation militaire et la crainte est plutôt que face à des demandes aussi
dures, les Allemands ne refusent. Les jours
qui suivent agissent comme un grand révélateur de la faiblesse de l’Allemagne, mais on ne modifie par le projet.
Le 5 novembre, le
général Grœner ordonne le repli général sur la position Anvers-Meuse mais son
armée n’en peut plus. L’infanterie allemande a perdu un quart de son effectif
en un seul mois. Le
général Hély d’Oissel note alors dans son carnet, qu’il n’y a plus en face de
lui de résistance organisée : « nous
n’avons plus devant nous qu’un troupeau de fuyards privés de cadres et
incapable de la moindre résistance ».
Les estimations du nombre de réfractaires et
déserteurs allemands varient de 750 000 à 1,5 million, déserteurs que
l’administration militaire renonce à traquer et même à comptabiliser. Il existe
des poches entières de « manquants », y compris en Allemagne comme à
Cologne ou à Brême où une « division volante » pille la région.
Lorsque les Britanniques arrivent à Maubeuge le 9 novembre, ils ont la surprise
d’y trouver 40 000 déserteurs. Cinq jours plus tard, plusieurs camps de
soldats allemands en Belgique se mutinent et plus d’une centaine d’officiers
sont tués.
L’effondrement est aussi matériel. Du 15 juillet au
15 novembre, les Alliés ont pris plus de 6 000 canons et 40 000
mitrailleuses, le nombre d’avions en ligne a été divisé par deux et le
carburant manque désespérément pour les mettre en œuvre. La production de
guerre s’est effondrée. Plus 3 000 canons avaient été produits en mars
1918, moins de 750 en octobre.
La progression des Alliés n’a plus de limites sinon
celle des destructions des territoires évacués, qui freinent l’avancée de la
logistique et de tous les moyens lourds, et de la grippe espagnole qui fait
alors des ravages, en particulier chez les Américains et à la 4e
armée française. Depuis le 11 octobre, le 8e corps d’armée français
perdait plus de 1 000 tués et blessés chaque semaine mais il n’en perd que
sept dans la dernière semaine de guerre alors qu’il avance de dix kilomètres
par jour. Le 8 novembre, le corps apprend le début des négociations d’armistice
et reçoit l’ordre de contourner et de simplement bombarder les résistances
rencontrées. Le 9 novembre, la ville de Hirson est prise sans combat. Le 11
novembre, la 1e armée française est à 20 km à l’intérieur de la
Belgique après avoir parcouru 150 km depuis le 8 août. Parallèlement, la 5e
armée atteint Charleville le 9 novembre, alors que la 4e est enfin à
Mézières et à Sedan. Le dernier combat intervient lors du franchissement de la
rivière à Vrigne-Meuse qui coûte 96 morts et 198 blessés en trois jours au 163e
RI dans la plus parfaite inutilité des deux côtés.
La décomposition
intérieure allemande est accélérée par les décisions de l’Amirauté, toujours
aussi peu inspirée en cette fin de guerre. Le 28 octobre, sans même prévenir le
gouvernement, l’amiral von Scheer donne l’ordre à la flotte de Wilhelmshaven de
partir au combat. Il espère attirer la flotte britannique dans un traquenard de
mines et de sous-marins pour l’attaquer ensuite avec ses navires de ligne et
obtenir au mieux une victoire, au pire un baroud d’honneur. Le 29 octobre, les
équipages n’acceptent de n’aller qu’à Kiel. Les drapeaux rouges sont hissés sur
les navires. La mutinerie se rend maîtresse de la ville, puis des détachements
de marins parcourent le pays. Des bandes de pillards s’attaquent aux dépôts de
l’armée. Les émeutiers occupent les gares.
Le 28 octobre, les
socialistes demandent l’abdication du Kaiser pour faciliter la paix. Guillaume
II se rend à Spa où il envisage un temps avec Hindenburg la possibilité de
rétablir l’ordre par la force de l’armée. Guillaume II abdique finalement et se
réfugie le 10 novembre aux Pays-Bas.
Le 5 novembre, Groener
explique au gouvernement que la résistance de l’armée ne peut plus être que de
très courte durée et il invoque les mauvaises influences de l’intérieur propres
à « précipiter l’armée dans l’abîme ». Le 6, Max de Bade envoie la
délégation de négociation des conditions de l’armistice. Le
7, les plénipotentiaires allemands pour signer l’armistice se présentent à la
Capelle devant la 1ère armée française.
La délégation allemande
est présidée par le ministre d’Etat Matthias Erzberger. Il est accompagné par
le comte Oberndorff représentant le ministère des affaires étrangères, le
général von Winterfledt ancien attaché militaire à Paris et le capitaine de
vaisseau Vanselow, mais c’est bien le civil Erzberger qui porte la
responsabilité de la convention d’armistice. Il le paiera de sa vie en 1921.
Les conditions
d’armistice sont présentées le 8. Le 10, le Kaiser abdique et se rend aux
Pays-Bas. Le 11 à 5h du matin, le texte de la convention d’armistice est signé.
La seule modification concerne la réduction de 5 000 du nombre de
mitrailleuses à fournir, afin d’armer les forces de l’ordre en Allemagne. A
11h, le soldat Delaluque du 415e RI sonne le cessez-le-feu.
L’armistice est conclu pour 30 jours. Le 7 décembre, ce seront les mêmes mais
avec quelques officiers supplémentaires qui iront à Trèves pour le
renouvellement de l’armistice. Mais Foch ne veut recevoir que les quatre
plénipotentiaires du 8 novembre. Le haut commandement allemand n’apparait donc toujours
pas. La débâcle militaire allemande est réelle mais le commandement parvient à
la cacher en faisant rentrer les unités en apparent bon ordre, oubliant des
poches entières de déserteurs en Belgique. Ces troupes sont saluées par le
chancelier Ebert comme n’ayant « jamais
été surpassées par quiconque ». L’idée du « coup de poignard dans
le dos » de l’armée allemande comme responsable de la défaite est déjà là
et fera plus tard la fortune de la propagande nationaliste et nazie. Dans
l’immédiat ce n’est pas la préoccupation première des Alliés qui sont déjà
satisfaits que l’armée allemande, dont ils surestimaient eux aussi la force, ne
puisse pas reprendre le combat.
Les discussions préalables au traité de paix avec l’Allemagne sont beaucoup plus difficiles et longues que prévu, les Alliés ayant des visions divergentes. Elles n’aboutissent qu’en mai 1919. Il faut encore plus d’un mois pour faire accepter le traité à l’Allemagne, traité qui n’entre en vigueur que 10 janvier 1920. En droit, la guerre avec l’Allemagne ne s’arrête qu’à ce moment-là.
Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine
Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.
Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.
Duellistes dans un espace mouvant
L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.
On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.
À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.
La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire). Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.
Blackout et Corsaire
Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique - le réseau électrique - et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.
Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.
Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.
À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.
De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.
Donbass 2 et l’Opération X
Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.
Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.
Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.
En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.
Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.
Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.
Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.
Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.
Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable
En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.
Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.
Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.
Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.
En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu'un évènement extraordinaire - mort d'un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. - survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.
Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.
Je reviens sur quelques points essentiels.
La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.
La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.
On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée - dont des combats - qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.
Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité - forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police - c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.
On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.
C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.
Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.
Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.
En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXesiècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.
Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.
Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.
On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shieldet Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.
On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la VeRépublique est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.
En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.
Après vingt-cinq ans de crise et malgré le hiatus de 2017-2018 les forces armées françaises ont repris des couleurs après avoir été à deux doigts de l’effondrement. Il faut quand même rappeler que nos dirigeants avaient sérieusement envisagé en 2013 de ramener le budget annuel de la Défense à environ 31 milliards d’euros jusqu’en 2019 et moins encore si affinités avec Bercy. Les attentats terroristes de 2015 ont finalement inversé la tendance et en 2019 le budget était en réalité de 35,9 milliards, pour atteindre 44 milliards en 2023.
Cet effort louable se poursuit puisque 413 milliards d’euros sont annoncés dans la nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030, soit 50 milliards de plus de ce que souhaitait Bercy. On rappellera que les LPM respectées sont l’exception, mais comme celle qui se termine en est déjà une, faisons confiance pour la suivante. Faisons aussi confiance à l’inflation, désormais plus élevée, pour ronger au moins 20 % de la somme mais cela reste quand même un effort important. Est-ce le plus important depuis les années 1960 et la création de la force nucléaire, comme on l’entend parfois ? Nullement. Si on faisait le même effort qu’à la fin des années 1980 en termes de % de PIB, cette LPM 2024-2030 représenterait plus de 480 milliards d’euros.
Est-ce une LPM de « transformation » comme cela est annoncé ? Pas vraiment non plus puisqu’elle est assez largement dans la continuité de la précédente, comme si la guerre en Ukraine n’avait pas lieu. Cela peut se comprendre, on ne sort pas de 25 ans de crise en quelques années et on se trouve toujours dans la réparation des dégâts, et puis les programmes d’équipements sont des grands paquebots budgétaires que l’on a toujours du mal à lancer, à dévier une fois lancés et encore plus à stopper lorsqu’ils s’avèrent mauvais.
Il faut bien comprendre dans quelle situation on se trouvait en 2015 après 25 ans de crise. Faisons simple. La force de frappe nucléaire a été réduite (4 SNLE au lieu de 6, moins de 300 têtes nucléaires au lieu de 600), mais les sous-marins et missiles sont modernes et l’ensemble remplit toujours parfaitement sa mission. Il faudra juste y consacrer une part croissante du budget pour, en particulier, financer le remplacement des SNLE.
Au total, en 25 ans la Marine nationale s’est contractée de 40 % de ses effectifs, a perdu un peu de tonnage avec un seul porte-avions au lieu de deux, six sous-marins nucléaires d’attaque au lieu de 12, a conservé sensiblement le même nombre de frégates de premier rang (15) et trois porte-hélicoptères d’attaque au lieu de quatre grands navires amphibies. Le déficit le plus important réside plutôt dans les navires de second rang. Cette réduction de volume a été compensée par des moyens plus modernes qui autorisent au bout du compte une puissance de feu (une « projection de puissance » en termes plus technocratiques) plus importante. La Marine nationale peut toujours assurer toutes ses missions mais a perdu une certaine capacité de présence.
L’Armée de l’Air et de l’Espace a perdu la moitié de ses effectifs et la moitié de ses avions de combat. L’excellence et la polyvalence de l’avion Rafale a compensé en grande partie cette perte de volume mais si les Rafale peuvent faire beaucoup de choses et même à longue distance, ils ne peuvent être partout. La capacité de renseignement aérien s’est accrue. Celle de transport et de ravitaillement en vol s’est amoindrie jusqu’à devenir critique (lire : on est obligé de faire appel aux Américains lorsque cela dépasse un certain seuil). Les choses s’améliorent mais restent insuffisantes.
Le véritable effondrement a touché l’armée de Terre. Plus exactement, on a détruit son corps de bataille. Revenons encore en arrière. Lorsqu’on décide de disposer d’une force de frappe nucléaire au début des années 1960, on admet aussi très vite que c’est insuffisant en soi pour assurer réellement une dissuasion complète. Le nucléaire, c’est très bien pour dissuader du nucléaire. Si le « bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » décrit par le général de Gaulle lance des missiles thermonucléaires sur nos villes, nous faisons la même chose sur les siennes. Et c’est parce que nous avons toujours la possibilité de riposter – et cela quelles que soient les tentatives de l’ennemi de détruire notre force nucléaire – que cette attaque n’aura pas lieu.
Mais si l’ennemi ne dispose pas d’armes de destruction massive susceptibles de nous frapper, que faisons-nous ? Nous utilisons nos armes nucléaires en premier ? Si cet ennemi menace nos intérêts vitaux – par une invasion par exemple - et qu’il n’est pas doté de l’arme nucléaire, cela se justifie pleinement. S’il ne menace pas nos intérêts vitaux et qui plus est si la guerre se déroule hors du territoire français, c’est plus compliqué voire impossible tant la réprobation internationale, et peut-être même intérieure, serait forte. Des pays « dotés » ont ainsi subi des échecs parfois lourds face à des pays non dotés sans oser utiliser l’arme nucléaire. Les États unis en 1950 en Corée ou plus gravement au Vietnam, la Chine contre le Vietnam en 1979.
Si les enjeux vitaux sont menacés par une puissance nucléaire, frapper en premier en étant certain d’une riposte de même nature est également très délicat. Valéry Giscard d'Estaing admettra dans ses mémoires qu’il aurait encore préféré une France occupée par les Soviétiques, dans l’espoir que cela soit provisoire comme en 1940-1944, plutôt que détruite par des échanges nucléaires.
C’est essentiellement pour éviter autant que possible d’être placé devant le dilemme de l’emploi en premier ou du renoncement que l’on a formé aussi à côté de la force nucléaire un corps de bataille constitué de la 1ère armée française et de la Force aérienne tactique. En 1984, on regroupera également toutes les grandes unités terrestres sur le territoire métropolitain n’appartenant pas à la 1ère armée dans la Force d’action rapide (FAR). La FAR, formée de divisions légères est alors destinée à venir renforcer très vite le corps de bataille en Allemagne en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. En 1989, la 1ère Armée et la FAR regroupent ensemble 82 régiments de mêlée (infanterie/cavalerie) ou d’hélicoptères d’attaque, prêts à entrer en action en quelques jours au complet à nos frontières. En arrière, la Défense opérationnelle du territoire dispose en plus de 55 régiments de mêlée, pour l’immense majorité composé de réservistes. C’est un ensemble cohérent et solide, même si financement du nucléaire oblige, il n’est pas aussi costaud que celui de la République fédérale allemande. Il a un gros défaut : puisqu’on refuse d’engager les soldats appelés et les réservistes dans des opérations extérieures, on est obligé de puiser dans les seuls régiments professionnels pour assurer ces missions. On forme parfois des unités de volontaires service long (VSL), en clair des appelés qui acceptent de servir quelques mois au-delà de la durée légale de service, pour les compléter dans les missions « autres que la guerre », mais tout cela ne représente pas un volume important. Jusqu’au 1990, on ne déploie jamais plus de 3 000 hommes dans une opération de guerre ou de confrontation à l’extérieur.
Tout semble cependant aller pour le mieux jusqu’à ce que survienne l’imprévu, ce changement complet des règles du jeu international qui intervient fatalement toutes les quinze à trente ans depuis deux cent ans. À l’extrême fin des années 1980, la présence soviétique que l’on pensait immuable en Europe orientale disparaît devant la volonté des peuples et l’Union soviétique elle-même se décompose rapidement. La guerre froide se termine. Le Conseil de sécurité peut à nouveau prendre des décisions, comme par exemple condamner l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990. Les États-Unis peuvent désormais prendre la tête d’une grande coalition et déplacer en Arabie saoudite le corps de bataille qui était déployé en Allemagne face au Pacte de Varsovie, plus de nombreux autres renforts. Les Britanniques qui ont également une armée professionnelle font de même et déploient plus de 50 000 hommes. Pour nous, c’est plus compliqué. La participation à la coalition paraît obligatoire, mais malgré le précédent de la confrontation avec la Libye et même de l’Iran dans les années 1980 ou encore le spectacle de la guerre des Malouines en 1982 nous avons abandonné l’idée d’avoir à mener une guerre de haute-intensité contre un État hors d’Europe. Comme François Mitterrand s’oppose absolument à envoyer des appelés (un interdit qui date la fin du XIXe siècle rappelons-le) et comme personne n’a songé à pouvoir faire monter en puissance notre corps professionnel avec une forte réserve opérationnelle d’hommes et d’équipements, on réussit à regrouper péniblement 16 000 hommes pour constituer la division Daguet associée à une petite force aérienne de 42 avions de combat. Petit aparté : tout le monde est alors persuadé que l’affrontement contre l’armée irakienne, inconcevable quelques mois plus tôt, sera meurtrier pour nos soldats et on s’attend à des centaines de morts. La chose est pourtant acceptée par l’opinion publique, ce qui paraissait tout aussi inconcevable.
Au bout du compte, nos soldats au sol et en l’air font le travail mais relégués à une mission secondaire avec des moyens très inférieurs à ceux de nos alliés, l’expérience est un peu humiliante. Qu’à cela ne tienne, après Mitterrand qui refusait tout changement, Jacques Chirac conclut que pour redonner une capacité de haute intensité lointaine, il faut professionnaliser complètement les forces et les regrouper dans une nouvelle FAR. On envisage de pouvoir déployer en 2015 plus de 60 000 hommes et un peu plus d’une centaine d’avions de combat n’importe où dans les trois cercles stratégiques, France, Europe, Monde.
Et c’est là qu’interviennent les « dividendes de la paix ». Si on avait simplement maintenu l’effort de Défense de 1989, une époque pas forcément florissante par ailleurs, on aurait pu réaliser ce « plan 2015 ». On peut imaginer rétrospectivement ce que l’on aurait pu faire, les morts que l’on aurait évités, les résultats supérieurs que l’on aurait obtenus et quel aurait été le poids de la France, jusqu’à aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, si on avait eu cette nouvelle force d’action rapide. On ne l’a pas eu. On a préféré faire des économies.
Ces économies, on l’a vu, ont surtout porté sur l’armée de Terre qui a perdu presque 70 % de ses effectifs et à peu près autant de tous ses équipements majeurs, en conservant des échantillons : une petite artillerie sol-sol, une toute petite artillerie sol-air, une petite force de chars de bataille, etc. A titre de comparaison, on représente entre 10 et 20 % de la capacité de déploiement de l'armée ukrainienne au début de 2022 alors que le budget de cette armée ukrainienne représentait 10 % du notre. Si au moins, on avait prévu une remontée en puissance avec des régiments de réserve, des équipements en stock avec du rétrofit, mais même pas. C’est même ce que l’on a supprimé en premier, au nom du juste suffisant en flux tendus et de la même réticence à engager des réservistes en opérations qu’auparavant des appelés.
Au bout de ce processus de fonte, la capacité de projection de forces diminuait de moitié à chaque livre blanc de la Défense, 30 000 en 2008, 15 000 en 2013 avec 45 avions de combat, dont ceux de l’aéronavale. Autrement-dit on est revenu à la situation de Daguet, après s’être lamenté à l’époque sur la position secondaire de nos forces et la dépendance aux Américains (qui eux ont continué à faire un effort sérieux de Défense). Tout ça pour ça. Le pire est qu’à l’époque, derrière Daguet il y avait le reste de la FAR et tout le corps de bataille. Désormais, il n’y a plus qu’un équivalent Daguet. Au lieu des 82 régiments d’active et des 55 régiments de réserve de 1990, on est maintenant sûr d’équiper complètement six structures équivalentes, peut-être le double en s’arrachant les cheveux comme on l’avait fait pour Daguet, en cherchant surtout cette fois les équipements réellement disponibles derrière les chiffres de dotation, car oui, non seulement on a moins d’équipements qu’à l’époque mais leur disponibilité réelle est également très inférieure : trop vieux pour certains, trop sophistiqués pour d’autres et de toute façon pas assez de sous-systèmes pour les équiper tous en même temps, sans même parler de les alimenter en munitions sur une durée supérieure à quelques semaines.
Soyons clairs, il n’y a pas eu beaucoup de réflexions approfondies derrière cette destruction transformée en « transformation ». On considère rapidement dans les années 1990 qu’il n’y a plus de menace sur nos intérêts vitaux hors la menace nucléaire, et qu’on ne saura donc plus jamais placés devant le dilemme du « tout au rien ».
C’est évidemment une insulte à l’histoire. Petit florilège d’avant-guerres mondiales : en 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra jamais de gloire militaire, car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910, Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En 1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre la l’Allemagne et ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de « confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu. Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’« Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une dictature nationaliste.
En réalité, même si c’est la « fin de l’histoire » et même si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, on peut être amené à mener une guerre contre un autre État ou une organisation armée de la puissance d’un État. En fait c’est ce qu’on a fait une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011 en affrontant successivement l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’État taliban et la Libye. Avec un autre président que Jacques Chirac on y aurait même ajouté l’Irak une deuxième fois. On peut ajouter aussi et cette fois à coup sûr la guerre contre Daech qui même s’il n’était pas un État en droit en présentait toutes les caractéristiques lorsque l’organisation s’est territorialisée et a formé une solide petite armée.
Donc oui, la guerre contre des armées puissantes est toujours possible puisqu’en réalité on n’a jamais cessé de la faire. Pour autant, on n’a jamais cessé aussi pendant tout ce temps de réduire nos forces. Pour justifier ce paradoxe, on a sorti la carte magique « projection de puissance », accompagné peut-être de quelques petits raids de Forces spéciales pour faire moderne. En se contentant de lancer à distance des projectiles sur des gens, on peut obtenir la victoire sans grand risque à une époque de suprématie aérienne occidentale et sans utilité d’employer des forces terrestres.
Le premier problème est que pour avoir un effet stratégique sur un ennemi comme tout ceux de la liste évoquée plus haut, il a fallu non seulement des frappes précises mais aussi beaucoup de frappes. Or, ce n’est pas avec les 45 avions de combat déployables, en comptant l’aéronavale, et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, comme au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, que nous allons seuls faire plier un État ou même un proto-Etat. Les thuriféraires de la projection de puissance oublient que dans ce cadre, ce sont les Etats-Unis qui ont seuls la masse critique pour faire quelque chose de très important en la matière. Dans les combats cités plus haut, nous n’avons été que des seconds, peut-être brillants mais surtout lointains. Que l'on doive augmenter notre capacité d'action dans le ciel est une évidence, mais dans tous les cas ce ne sera jamais suffisant.
On oubliait enfin aussi que le ciel seul, même massif, obtient rarement d’effets décisifs sans des combattants au sol, qui prennent des villes, plantent des drapeaux, percent des dispositifs ennemis, occupent le terrain. Dans la guerre contre l’Irak en 1990-1991, le mois de campagne aérienne a fait des ravages dans l’armée irakienne mais ce n’est pas ça qui l’a chassé du Koweït. Mais au moins à l’époque, on a eu le courage d’engager une division. Par la suite, nous n’avons plus eu ce courage, et à une échelle bien moindre, qu’en Afghanistan puis au Mali contre des organisations armés. Pour les gros ennemis, on a laissé faire les locaux, armée bosno-croate, UCK, Alliance du nord, rebelles libyens, armée irakienne, Kurdes, à la fortune de leurs capacités militaires très aléatoires, ce qui avait souvent pour effet de prolonger les guerres. Pour le reste, les forces terrestres ont fait des missions sans ennemis - interpositions, opérations humanitaires armées – ou du « service après-guerre » - stabilisation – sans forcément beaucoup de réussites mais quand même des morts.
Tout cela est à la fois lâche et contre-productif. L’État islamique a cessé d’être une base d’attaques terroristes de grande ampleur et au loin, comme par exemple en France, quand il a cessé d’être un territoire. On aurait engagé les quelques brigades que nous avons encore en Irak et en Syrie contre Daech avant 2015 on aurait peut-être évité les attentats de novembre, et si on les avait engagés après cela aurait au moins servi à les venger et empêcher qu’il y en ait d’autres.
Un pays voisin aurait envoyé un commando en France pour tuer 131 personnes dans une grande ville, on aurait – on peut espérer en tout cas - envoyé notre FAR et notre corps de bataille à l’attaque, à condition qu’il y en ait eu encore. On ne l’a pas fait contre l’État islamique. Michel Debré disait qu’on n’est pas crédible dans notre capacité à défendre nos intérêts vitaux en utilisant l’arme nucléaire si on ne l’est pas dans la défense de nos intérêts secondaires. Être crédible, c’est être fort, or nous ne sommes ni l’un, ni l’autre, si on ne peut rien faire d’important sans les Américains et si on n’a pas des divisions à jeter sur l’ennemi sur très court préavis et sans faiblir. L’opération Serval au Mali était remarquable en tout point, de la volonté politique à la mise en œuvre tactique des forces aéroterrestres. Le problème est qu’on le veuille ou non, on n’aura pas éternellement à n’affronter que des petites organisations armées regroupant au total 3 000 combattants légers. Il faut donc au moins dans un premier temps reconstituer complètement nos brigades existantes avec tous leurs équipements, reformer des régiments de commandement et de soutien, remettre le soutien dans les régiments, créer des montagnes de fer de munitions et de toutes les choses nécessaires pour combattre à grande échelle. Il faut reformer au plus vite des corps de réserve, qui pourront éventuellement être engagés en opérations. Pour faire du vite, fort et loin, il faut aussi repenser nos équipements de transport, des hélicoptères lourds au avions de transport stratégique, un énorme chantier négligé.
Et puis, il y a la révolution à faire dans nos équipements. Sans doute serait-il plus souple et plus économique que chaque armée s’occupe des équipements qui lui sont propres, avec un budget d’investissement spécifique, en laissant à la DGA la gestion de programmes communs. Il faut faire exploser les normes et contraintes, les soldats réguliers meurent autant que ceux du Commandement des opérations spéciales qui bénéficient de dérogations. On n’est pas obligé d’attendre neuf ans, entre la décision et l’achat sur étagère, pour remplacer un fusil d’assaut. Il faut sortir de l’artisanat de luxe pour retrouver un centre de gravité coût-efficacité, c’est-à-dire sophistication-masse, plus rationnel que l’achat de missiles antichars 17 fois plus chers que ceux qu’ils remplacent. Sur notre incapacité à produire des drones armés qui ne soient pas aussi chers et complexes que des avions de chasse. On n’a visiblement fait aucun retour d’expérience de la guerre en Ukraine pour cette LPM, sinon on aurait découvert que c’est le rétrofit qui a permis aux deux adversaires de combattre à cette échelle et à cette durée. Peut-être qu’un jour à apprendra aussi à en faire. Il parait qu’on se penche enfin sérieusement sur toutes ces questions, c’est la meilleure nouvelle du moment.
En résumé, une armée n’est pas qu’une accumulation de programmes d’équipements, mais un ensemble de forces destinées à faire face aux scénarios d’emploi les plus probables et/ou les plus graves pour la France. Le plus probable, c’est la confrontation sous le seuil de la guerre ouverte et nous n’y sommes pas préparés correctement, oubliant les leçons du passé et ne constituant même pas les stocks et réserves pour remonter en puissance très vite ou aider militairement à grande échelle un pays allié. Le plus grave, c’est la guerre à haute intensité contre un État, et là nous sommes encore moins prêts.
Un bon officier d’état-major s’efforce toujours de regrouper les possibilités décrites dans le champ de manipulation cognitive de son chef, pas plus de cinq objets et parfois moins pour certains chefs. On va se contenter de trois scénarios pour la suite des évènements qui, comme les mousquetaires, sont en fait quatre.
1 Reconquista
La campagne de frappes s’enraye face à la montée en puissance de la défense anti-aérienne et faute de munitions russes. Grâce à l’aide occidentale, qui ne faiblit pas, la mobilisation intérieure et un bon processus d’innovations, les forces aéroterrestres ukrainiennes restent supérieures aux forces russes. Elles le sont suffisamment pour infliger des coups décisifs et des dislocations de dispositifs, a priori d’abord dans les provinces de Louhansk et de Zaporijjia. L’armée russe ne parvient pas à arrêter l’armée ukrainienne qui enveloppe les républiques du Donbass et s’approche de la Crimée. Ces défaites et cette approche de zones très sensibles provoquent forcément un grand stress du côté russe.
Écartons l’hypothèse du stress paralysant. On pouvait imaginer lors des succès ukrainiens de septembre-octobre que le Kremlin reste en situation d’inertie consciente, paralysée par la peur des conséquences intérieures de l’implication de la société russe dans la guerre, seule issue possible pour contrer l’armée ukrainienne. Il n’en a rien été, Vladimir Poutine ordonnant une mobilisation partielle des hommes et de l’industrie, le raidissement de la discipline et procédant même à l’annexion des conquêtes. Ce saut a provoqué quelques troubles, en particulier une fuite massive intérieure et extérieure des mobilisables, mais le test a finalement été réussi. Il n’y a eu aucune révolte sinon très ponctuelle en « Russie périphérique » lors de l’annonce de la mobilisation et la stratégie « Hindenburg 1917 » - rigidification du front + frappes sur la profondeur stratégique de l’ennemi – a permis de stopper, au moins provisoirement, les Ukrainiens. Le surcroît de pertes provoqué par l’engagement massif de mobilisés mal formés, pourtant d’un coefficient de sensibilité politique plus grand que celui des contractuels, n’a pas non plus engendré de troubles sérieux. Dans ces conditions, pourquoi s’arrêter là ?
Dans le champ extérieur, la Russie peut essayer d’accentuer la pression sur les pays occidentaux afin qu’ils cessent enfin leur aide, condition sine qua non de la victoire de l’Ukraine. La menace directe de rétorsion s’avérant inefficace, la Russie peut être tentée par des opérations clandestines en Europe occidentale (cyberattaques, sabotages), « niées mais pas trop » afin de délivrer quand même un message. L’inconvénient de ce mode d’action qui vise à provoquer un stress paralysant peut au contraire produire un stress stimulant, mais contre la Russie. Notons qu’il peut en être de même à l’inverse pour les actions occidentales clandestines ou non menées contre la Russie. La Russie peut jouer sur une mobilisation accrue de ses sympathisants. Mais là encore on semble loin de foules scandant « plutôt Poutiniens que mort », comme les « rouges » en puissance des années 1980, qui quoique plus nombreux n’avaient pas non plus modifié les politiques du moment. Dans tous les cas de figure, les effets stratégiques à attendre dans cette voie seraient sans doute trop lents à survenir pour enrayer la « reconquista » ukrainienne, qui elle-même a plutôt tendance à renforcer le soutien occidental, car on voit que l’aide fournie est utile et efficace, ce qui est plus stimulant que lorsqu’on imagine que c’est à fond perdu.
À défaut de démobiliser les pays occidentaux et bien sûr l’Ukraine, le Kremlin jouera donc la carte de la mobilisation accrue de la société russe. Après la première tranche de 150 000 hommes déjà engagée en Ukraine fin 2022 puis la deuxième bientôt, rien n’interdit désormais d’envoyer de nouvelles classes dans le brasier au fur et à mesure de l’avancée ukrainienne, pour au moins la freiner et au mieux la stopper. Si cela réussit, on basculera dans les scénarios 2 ou 3.
Cela peut aussi échouer parce que les problèmes de l’armée russe sont trop structurels pour que l’envoi de mobilisés ou de conscrits y change vraiment les choses. Dans ce cas, Les défaites continueront, l’armée russe reculera et le doute augmentera dans la société russe par l’accroissement des sacrifices qui apparaissent en plus comme inutiles ainsi qu’au Kremlin où on s’inquiètera aussi de la perte possible du Donbass mais surtout de la Crimée. Dans un pays où on ne pardonne pas les désastres extérieurs, la politique de Vladimir Poutine sera forcément remise en cause. La guerre en Ukraine se doublera alors de troubles en Russie, peut-être dans les rues de Saint-Pétersbourg comme en 1917 et/ou plus sûrement entre les tours du Kremlin. Vladimir Poutine peut alors se retirer en douceur, à la manière de Khrouchtchev en 1964, mais c’est peu probable. Il tentera plus probablement de se maintenir au pouvoir à tout prix.
1 bis, Crimée châtiment
Cette tentative peut passer par une « stalinisation » accrue à l’intérieur, purges et dictature, à condition de pouvoir s’appuyer sur un appareil sécuritaire de confiance, le FSB ou la Rosgvardia, et une escalade vis-à-vis de l’extérieur avec l’emploi de l’arme nucléaire, très probablement d’abord par une frappe d’avertissement en mer Noire ou en haute altitude. Il est certain que ce recours au nucléaire accentuera considérablement le stress en Russie et contribuera probablement aux troubles au sommet de la part de groupes ou d’individus puissants qui ne souhaitent pas être entraînés dans un processus qui apparait désastreux pour la Russie et donc in fine et peut-être surtout pour eux-mêmes.
Si le processus d’engagement des forces nucléaires en riposte d’une attaque de même type peut se faire en très en petit comité du fait de l’urgence de la situation, et dans ce cas-là il n’y a guère de doutes sur la décision, on peut supposer qu’il n’en serait pas de même en cas d’emploi en premier. Dans le seul cas à ce jour, la décision d’Harry Truman d’utiliser l’arme atomique contre le Japon en 1945 a été précédée de longues discussions. Alors que toutes les conditions étaient réunies pour une décision favorable – pas de riposte japonaise possible, niveau de violence déjà inouï à ce moment-là de la guerre, possibilité d’accélérer la fin de la guerre et d’impressionner l’Union soviétique, etc. – Truman a pourtant hésité. On peut imaginer qu’une décision similaire dans une Russie beaucoup plus menacée et vulnérable susciterait quelques débats et quelques doutes au sein de l’appareil d’État. Il est probable qu’un tel « aventurisme », pour reprendre l’accusation portée à Khrouchtchev au moment de son éviction, susciterait, sans doute même avant la fin du processus de décision, quelques réactions parmi les tours et pas forcément dans le sens d’un suicide collectif. Mais nous sommes là dans une zone extrême où les prévisions comportementales sont difficiles. Si Poutine est empêché, il parait difficile cependant de l’imaginer toujours au pouvoir le lendemain.
Admettons qu’il ne soit pas empêché et lance un avertissement nucléaire. Le recours en premier au nucléaire, même sous forme d’avertissement, entraînera immanquablement une condamnation internationale et la perte des quelques alliés, en particulier la Chine. Dans une hypothèse optimiste pour Poutine, on peut cependant imaginer que Joe Biden fasse comme Barack Obama face à Bachar al Assad en 2013 et se dégonfle finalement devant l’emploi d’armes de destruction massive. L’Occident ne bouge pas et l’Ukraine prend peur et accepte de négocier ou du moins d’aller plus loin. Nous voilà plongés dans le scénario 3.
Dans un second cas, le plus probable, la Russie frappe mais n’empêche rien. Les pays de l’OTAN entrent en guerre. Profitons en au passage pour tuer cette idée de cobelligérance instillée par le discours russe et qui n’a en aucun sens dans le cas de la guerre en Ukraine. On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des armements fournis n’y change rien.
En revanche, l’emploi de l’arme nucléaire par la Russie entraîne des frappes conventionnelles de grande ampleur contre les forces russes en Ukraine. L’armée russe se trouve encore plus en difficulté et il n’y a pas d’autre choix pour Vladimir Poutine dans ce poker que de « monter » pour essayer d’obtenir quand même cette paralysie ou de « se coucher » ou d’« être couché ». Alors que son entourage ne peut plus ignorer dans quel engrenage il se trouve impliqué, il est probable qu’il intervienne à un moment donné pour imposer le plus tôt possible la deuxième solution, ce qui, on y revient, implique sans aucun doute le retrait de Poutine. Le nouveau pouvoir –qu’il soit radical ou non et changeant avec le temps, peu importe du moment qu’il renonce à l’emploi de l’arme nucléaire - devra bon gré mal gré admettre la défaite et le retrait forcé de l’Ukraine. Comme il est exclu que l’Ukraine poursuive son avantage sur le sol russe, les choses peuvent en rester là sous une forme de guerre froide prolongée, scénario 3, ou déboucher sur un vrai traité de paix et une normalisation progressive des rapports avec l’Ukraine et les pays occidentaux.
Comme en politique les courbes se croisent rarement deux fois dans les guerres. On y assiste généralement à des flux qui se terminent par une victoire rapide ou par un inéluctable reflux si l’ennemi attaqué prend le dessus. Mais un croisement peut arriver. La guerre de Corée est ainsi pleine de flux et reflux en 1950 et 1951 et Séoul y change quatre fois de main.
Renverser le rapport de forces en Ukraine suppose d’abord un épuisement ukrainien par les pertes militaires trop lourdes, la ruine du pays et l’essoufflement de l’aide occidentale par manque de volonté ou simplement de moyens une fois les stocks disponibles épuisés. De l’autre côté, il faut imaginer au contraire une mobilisation des ressources humaines et industrielles russe qui réussit ainsi qu’une bonne réorganisation des forces et des innovations. En résumé, le processus que l’on a connu dans les six premiers mois de la guerre mais au profit des Russes cette fois. Le rapport de forces redevient favorable aux Russes. Qu’en faire ? Trois hypothèses sont possibles.
La Russie peut décider de verrouiller le statu quo, en considérant que ce serait déjà une victoire même si largement en deçà de ce qui était espéré au départ. Vladimir Poutine sauve son pouvoir. Il peut espérer obtenir une paix négociée mais il est infiniment plus probable que l’on se tourne vers le scénario 3 de longue guerre.
La Russie peut renouveler sa tentative avortée de s’emparer de tout le Donbass, la « libération » du Donbass de la « menace ukronazie » étant après tout le prétexte de la guerre. On sera donc reparti pour une nouvelle offensive jusqu’à la prise de Kramatorsk, Sloviansk et Pokrovsk. Soit la nouvelle supériorité russe est importante et les choses se feront rapidement, soit et c’est le plus probable, elle n’est pas suffisante pour éviter à nouveau de très longs mois de minuscules combats et de progressions qui se mesurent en mètres. Ce serait la prolongation des tensions et des incertitudes intérieures sur une durée indéterminée, avec la perspective d’un éventuel nouveau croisement des courbes.
Si la supériorité est vraiment écrasante, Vladimir Poutine peut peut-être renouer avec les objectifs initiaux de destruction de l’armée ukrainienne, de conquête de Kiev puis d’occupation du pays. En admettant que cela soit possible, on voit mal comment, alors que la société ukrainienne est militarisée, déterminée et simplement qu’il y ait des armes partout, cette situation ne déboucherait pas sur une Tchétchénie puissance 10 qui serait au bout du compte forcément désastreuse pour la Russie. Que ce soit clandestinement, à partir d’un réduit à l’ouest ou depuis la Pologne, le pouvoir ukrainien actuel pourrait continuer à conduire une résistance centralisée, mais celle-ci peut s’effectuer aussi « à l’afghane » de manière dispersée mais toujours soutenue par les Occidentaux. Ce serait à nouveau le scénario 3 de longue guerre mais sous sa forme sans doute la plus terrible pour tous. A ce stade, c’est quand même la moins probable.
3 Ni victoire, ni paix
Dans ce scénario, l’effort ukrainien de reconquête se trouve contrebalancé par l’effort russe de mobilisation. Les deux adversaires sont en position d’équilibre sans jamais parvenir à modifier significativement le rapport de forces à leur avantage. La consommation de soldats et de matériels, qu’ils soient produits ou importés, dépasse très largement leur production et les combats diminuent en intensité entre adversaires épuisés. Comme cela a été évoqué plus haut et même si la probabilité en est faible, on peut imaginer aussi que le sentiment d’être au seuil d’un basculement nucléaire, peut aussi contribuer au calme des ardeurs.
Le conflit gelé devient alors comme celui du Donbass de 2015 à 2022 mais à plus grande échelle. Notons que, comme cela a été dit plus haut, l’éviction des troupes russes de tous les territoires ukrainiens, peut aussi déboucher sur un conflit gelé. Les Russes se satisferaient plutôt de la première solution, moins de la seconde, mais dans les deux camps on ne pourra sans doute pas échapper à un état de guerre permanent des sociétés pendant de longues années. À l’instar d’Israël, cela n’empêche pas la démocratie et le dynamisme économique. Sur la longue durée, la victoire de l’Ukraine sur la Russie ou au moins sa sécurité passe en premier lieu par ce dynamisme économique nécessairement supérieur à celui de la Russie. En attendant, tout est à reconstruire.
Avant même toute alliance militaire, il y a toute une architecture de soutien à l’Ukraine, humanitaire d’abord et économique ensuite, à organiser sur la longue durée. L’Union européenne peut être cette structure. L’institution européenne a de gros défauts, mais c’est une machine à développement. Le niveau de vie des Ukrainiens était équivalent à celui des Polonais en 1991, il était devenu quatre fois inférieur avant le début de la guerre. Or, l’Ukraine quatre fois plus riche qu’au début de 2022 serait quatre fois plus puissante face à la Russie. L’Ukraine en paix ou du moins sans combats, c’est aussi un marché où ceux qui ont le plus aidé le pays précédemment et qui ont su en profiter pour se placer en toucheront les dividendes, pour leur bien et celui des Ukrainiens qu’ils aident. À ce jeu-là, les entreprises allemandes sont souvent les premières et les françaises, par manque d’audace et par manque de coopération diplomatico-économique, les dernières.
Il faut penser aussi à une architecture de sécurité où la priorité ne sera pas de ménager une Russie hostile, mais au contraire de s’en préserver. Qu’on le veuille ou non et quel que soit en fait le scénario, la rupture avec la Russie est consommée et elle le restera tant qu’un régime démocratique et amical ne sera pas en place à Moscou. En attendant, et cela peut être long, la confrontation avec la Russie sera un état permanent. Les sanctions et les embargos continueront, les actions clandestines également ainsi que les jeux d’influence.
Cela implique aussi une remise en ordre de bataille de nos forces armées, de notre industrie de Défense et de nos divers instruments de puissance (c’est-à-dire tout ce qui peut nuire à la Russie ou à toute autre puissance qui nous ennuierait) et arrêter d’affirmer que le dialogue est la solution à tous les problèmes, ou alors on dialogue avec un gros bâton à la main. Cette nouvelle puissance doit en premier lieu aider l’Ukraine qui se retrouve en première ligne face à l’adversaire principal comme l’était la République fédérale allemande pendant la guerre froide. Cette politique de puissance européenne doit, comme pour la reconstruction, nous aider aussi à nous placer et engranger des gains politiques. Pour l’instant, dans ce contexte-là, ce sont les Américains qui raflent la mise, mais ils se sont dotés, eux, des moyens de le faire.
En conclusion, aucun des scénarios exposés n’est satisfaisant pour qui que ce soit, mais c’est ainsi. Faire des choix en temps de guerre, c’est toujours gérer du difficile.
La plus grande évolution de la Première Guerre mondiale réside dans l’emploi militaire à grande échelle de la troisième dimension. Ballons, avions et obus lourds se déploient principalement dans la zone du champ de bataille mais très rapidement et alors que la fixation du front donne un caractère d’immense guerre de siège au conflit, on imagine aussi de frapper « au-delà de la muraille », hors de la zone des armées.
Deux types d’objectifs se dégagent. Le premier est constitué par les cibles d’« intérêt militaire » c’est-à-dire qui contribuent au renforcement ou au fonctionnement des armées, le second est formé par les villes, dont on se persuade que les populations paniqueront et feront pression sur les gouvernements pour demander la paix. Si les premières cibles ne suscitent pas beaucoup de réticences, les secondes - parfois difficiles à distinguer des premières - sont moralement et même juridiquement plus problématiques. Toutefois, comme le souligne l’amiral von Tirpitz dans une lettre à un ami en novembre 1914, « si l’on pouvait mettre le feu à Londres en trente points, alors ce qui est odieux à petite échelle deviendrait quelque chose de beau et fort (1) ».
Gotha et Bertha
De fait, les Allemands saisissent très tôt toutes les occasions de frapper directement la population avec tous les moyens possibles. Dès le 4 août, lendemain de la déclaration de guerre, les croiseurs Goeben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville et tuent une trentaine de personnes. Le 30 août 1914, un avion jette quatre bombes de deux kilos sur Paris. Quelques jours plus tard, Reims commence par être frappée par l’artillerie lourde et elle le sera de manière presque continue pendant un an. En novembre, un premier bombardier frappe le sol anglais. Il n’y a dans tout cela aucun objectif précis sinon celui de terroriser. Paris et Londres sont proches des lignes et bases allemandes et il est donc très tentant de les frapper.
La marine allemande est impuissante avec sa flotte de surface. Pour gagner la guerre à elle seule, il lui reste les sous-marins et les Zeppelins, dont elle a récupéré l’emploi. Avec ces moyens, elle ne peut cependant attaquer que des civils – navires marchands ou villes – pour espérer obtenir des effets stratégiques. Les dirigeables peuvent voler à très haute altitude, plus de 6 000 mètres, ils ont un grand rayon d’action et peuvent porter plusieurs tonnes de bombes, soit plus que les bombardiers B-17 de la Seconde Guerre mondiale. C’est eux que H.G. Wells décrit en 1908 The War in The Air en train de semer la terreur dans les villes. Les Zeppelins sont cependant également peu fiables mécaniquement, vulnérables surtout gonflés au très inflammable hydrogène, et très sensibles aux vents de haute-altitude. Ils sont également trop peu nombreux, 115 au total. Le premier raid sur l’Angleterre est néanmoins lancé le 19 janvier 1915 et d’autres suivront au rythme d’un toutes les deux semaines environ. Paris est frappé également, le bombardement du 29 janvier 1916 fait 26 morts et qui horrifie la population qui s’insurge contre les « pirates des airs ».
L’armée allemande lance également sa propre campagne contre les populations, indépendante comme toujours de celle de la marine. Elle utilise pour cela ses avions Gotha IV puis, plus rarement, des Staaken R-VI qui peuvent emporter respectivement 600 kg et 2 t de bombes. En arrière de la bataille de Verdun, la ville de Bar-le-Duc est sans la première en 1916 à faire l’objet de bombardements aériens visant directement la population, notamment celui du 1er juin qui tue 64 personnes, mais le premier raid de bombardiers sur Londres a lieu en mai 1917 et sur Paris en janvier 1918. Les derniers ont lieu en septembre 1918.
Comme l'avait prédit Jules Vernes en 1879 dans Les cinq cents millions de la Bégum l’armée allemande s’enorgueillit également d’avoir mis au point des canons capables de frapper les villes à grande distance. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg en parle comme des « merveilles de la technique (2) » en expliquant même que le but de chasser les Britanniques des Flandres en 1918 était de pouvoir placer ces canons géants sur la côte afin de tirer sur l’Angleterre. Les premiers tirs sur Paris, seule cible possible pour une arme aussi imprécise, surviennent le 23 mars 1918.
Ce nouveau système de tir a reçu plusieurs noms, « Max le long » « Frédéric le long », « canons de Paris » ou « la Parisienne » par les Allemands, et par confusion avec une autre pièce « Grosse Bertha » par les Alliés. Il s’agit en fait d’une batterie de trois canons géants de 210 mm (au premier tir et 235 mm au 65e lorsqu’il faut changer le tube) installée dans plusieurs bois successifs à moins de 120 km au nord de Paris (3). Les Allemands sont informés, en quelques heures, des résultats des tirs par les comptes rendus des espions puis la lecture des journaux français.
Les effets matériels de tous ces instruments de terreur sont finalement minuscules à l’échelle de l’ensemble des destructions de la guerre. L’ensemble des bombes larguées sur Londres équivalent à peu près à 25 000 obus de 155, alors que des millions d’obus de ce calibre ont été tirés sur les champs de bataille. La ville de Paris reçoit 266 obus de gros calibres qui tuent 226 personnes dont 92 dans l’Eglise Saint-Gervais frappée le 29 mars 1918. L’ensemble de toutes ces campagnes aériennes de terreur en France et en Grande-Bretagne tue environ 2 300 personnes sur quatre ans, soit l’équivalent d’une seule journée de pertes de soldats. L’effet stratégique le plus important a sans aucun doute été le détournement de grandes ressources pour mettre en place de systèmes de défense nouveaux.
Les deux capitales ont été entourées de cordons éloignés d’observateurs, les lumières ont été interdites la nuit, des escadrilles de chasse retirées du front ainsi que de l’artillerie anti-aérienne, des ballons, des projecteurs. A lui seul le dispositif britannique représente 17 000 personnes au début de 1918. Des abris et des systèmes d’alerte ont été installés. On a même commencé à mettre en place un faux Paris en bois et toiles peintes au sol pour tromper les bombardiers au nord de la capitale. Face à la « Grosse Bertha », il a fallu également monter une opération d’artillerie spécifique. La conjonction d’observations aériennes, d’agents locaux puis les calculs du service de repérage au son ont permis de repérer très vite l’origine des tirs. Une force de contre-batterie de huit pièces d’artillerie lourde, voire très lourde (jusqu’à 340 mm) à grande portée a été mise en place qui a permis dès le 27 mars d’endommager une des pièces. Finalement une autre des trois pièces a été détruite par explosion prématurée d’un obus et la dernière a cessé de tirer le 9 août avant d’être rapatriée en Allemagne avant d’être rejointe par l’avancée des troupes françaises.
Cette défense anti-aérienne a effectivement absorbé de grandes ressources mais les forces de frappe, 230 bombardiers lourds, 110 zeppelins, les canons géants, ont également coûté très cher en ressources encore plus rares pour l’économie de guerre allemande. La construction des seuls Zeppelins a représenté plusieurs fois le coût des destructions qu’ils ont opérées et si le but avait été de détourner des ressources pour la défense aérienne, une seule des deux campagnes, Zeppelins ou avions Gotha, aurait suffi. Cette force de terreur est elle-même largement étrillée à la fin de la guerre. A la fin de la guerre, il ne reste plus de disponibles que quelques bombardiers géants et neuf Zeppelins.
L’objectif était surtout de frapper les esprits et cet objectif a été atteint, si des batailles ont été oubliés on se souvient toujours aujourd’hui de la « Grosse Bertha ». Plus de 300 000 parisiens ont fui mais finalement ce n’est pas la demande de paix mais surtout celle de représailles qui émerge en 1918. Sur la réponse à cette demande, Français et Britanniques divergent.
Air Powerless
Les Français sont sans doute les premiers à avoir créé un groupe de bombardement dès septembre 1914 à Nancy, suivi de trois autres au printemps 1915. Cette première force a ensuite conduit une série de raids à partir de mai 1915 sur des objectifs industriels sur la Ruhr. Cette première campagne de bombardement a été un échec complet. Les effets sur la production industrielle ont été nuls et les Allemands ont rapidement mis en place un système de défense antiaérien dévastateur pour les appareils utilisés par les Français à l’époque. En attendant un engin performant, on a donc renoncé du côté français au bombardement en profondeur, sauf de nuit ce qui s’avérait encore moins précis. La force de bombardement française est cependant utilisée pour frapper directement Karlsruhe le 22 juin 1916, en représailles directe du bombardement allemand sur Bar-le-Duc quelques jours plus tôt. L’attaque fait 150 morts et plusieurs centaines de blessés. Peut-être saisis par l’horreur de ce qu’ils ont fait, les Français n’organiseront plus jamais de raids aériens de terreur sur une ville.
Le Breguet XIV, excellent bombardier, est mis en service au deuxième semestre 1917 mais à ce moment-là, le commandement français n’envisage plus de campagnes anti-industrielles. Les bombardiers français sont intégrés dans les opérations aéroterrestres comme artillerie à très longue portée, essentiellement pour des missions d’interdiction sur les axes logistiques et les nœuds de communication. Ils ne sont que très exceptionnellement utilisés pour frapper des objectifs économiques proches, à Briey, en Sarre ou au Luxembourg. De son côté, répondant aux parlementaires qui réclament une force de bombardement de représailles, Clemenceau se souvient de Karlsruhe s’y oppose fermement en répondant : « Je ne veux pas être un assassin ».
Le gouvernement britannique résiste plus difficilement à la pression de l’opinion et des parlementaires. En août 1917, après les premiers bombardements de Londres, le général sud-africain Jan Smuts, membre du Cabinet de guerre, écrit un rapport où il recommande la création d’un ministère de l’air, d’une armée de l’air indépendante et d’une force de bombardement en profondeur autonome. La Royal Air Force est effectivement créée le 1er avril 1918 de la fusion Royal Flying Corps de l’armée et du Royal Naval Air Service de la marine.
La force de bombardement indépendante, (Independant Air Force, IAF) est formée de son côté le 6 juin 1918 près de Nancy sous le commandement du général Hugh Trenchard et ne dépend que du ministre de l’Air. Elle dispose initialement de neuf escadrilles de bombardiers, DH 4, DH9 et quelques Handley Page o/400, le plus gros appareil allié jamais construit avec une capacité d’emport de 900 kg de bombes et un rayon d’action de plus de 1 000 km. L’IAF représente au total environ 120 bombardiers.
Les Britanniques poussent à en faire une force interalliée. Les Français s’y opposent longtemps. Le 26 octobre 1918 cependant, à quelques jours de la fin des combats, les Britanniques obtiennent gain de cause et des escadrilles françaises, américaines et italiennes rejoignent l’IAF qui passe sous le commandement de Foch. Le bilan de l’IAF est finalement très mitigé. En 650 missions, elle a perdu 109 appareils pour larguer 585 tonnes de bombes. Ces 585 tonnes de bombes, une nouvelle fois une puissance de feu infime par rapport aux frappes d’artillerie, ont finalement tué plus de 700 personnes, ce qui est comparable aux campagnes de terreur allemandes. Les études d’après-guerre montrent que l’impact économique a été insignifiant. Le coût des destructions a représenté au maximum une demi-journée du coût total de la guerre pour l’Allemagne et la diminution de la production a été minime (4). Devant ce constat et a contrario de ce qu’ils ont pu observer sur leur propre population, les promoteurs du bombardement en profondeur ont alors invoqué les effets psychologiques qui auraient été dévastateurs sur les civils.
Au printemps de 1918, la supériorité des Alliés dans les espaces vides – air et eaux - est écrasante mais si elle permet d’exploiter au maximum les flux de ressources disponibles et de réduire drastiquement ceux des Puissances centrales, elle ne permet pas d’agir directement avec efficacité dans la profondeur de leur espace terrestre. Les systèmes de défense de zones, antinaval ou antiaérien, sont alors beaucoup plus efficaces que les systèmes d’attaque. Les opérations amphibies dans des zones défendues sont difficiles et les raids de bombardement ont peu d’effets matériels et des effets psychologiques incertains. Il en est de même pour les Allemands qui poursuivent des campagnes sous-marines et de bombardement qui n’apportent plus d’effets, sinon celui de satisfaire le désir de vengeance ou simplement celui d’agir malgré les contraintes. Par l’indignation qu’elles soulèvent ponctuellement en cas de massacres massifs de civils, elles ont même tendance à entraver le processus diplomatique. Du côté allemand non plus, ce n’est pas par cette voie que la victoire aurait pu être obtenue.
D’abord quelques nouvelles du front. Après la prise de Lyman et le nouveau coup porté aux forces russes, les forces ukrainiennes du Commandement Est continuent leur progression dans la bande de 25-30 km entre les rivières Oskil et Krasna toutes deux axées nord-sud. Le 2 octobre, la brigade ukrainienne a franchi l’Oskil à Koupiansk et progressé rapidement vers l’est et le sud-est en direction de Svatove. En conjonction avec la poussée venant du sud et notamment de Lyman sur les trois axes entre les deux rivières, cette nouvelle percée a obligé les forces russes à se replier de la position de Borova, sur l’Oskil, avant d’être encerclées. Les unités russes tentent de se rétablir le long de la Krasna, en espérant en faire une ligne de défense solide à partir de la chaîne urbaine qui la longe. Il n’est pas évident qu’ils y parviennent, les unités ukrainiennes s’efforçant de progresser plus vite que ne s’organise la défense. Elles ont déjà pris pied, semble-t-il, dans les petites villes de Chervonopopivka et Pishchane sur l’autoroute P66 qui relie Svatove à Kreminna, à 30 km à l’est de Lyman. La ville de Kreminna (20 000 habitants avant-guerre) est tenue par les forces de la 20earmée russe qui se sont repliées de la poche de Lyman.
Malgré l’usure des unités engagées depuis un mois et l’élongation logistique, dont on notera qu’elle se nourrit aussi des nombreuses prises à l’ennemi, les forces ukrainiennes ont forcément intérêt à maintenir une pression par la manœuvre sur les forces russes qui peinent à se rétablir. L’effort ukrainien sera probablement porté sur la prise de Kreminna et surtout de Rubizhne (56 000 habitants), qui avaient déjà fait l’objet de combats intenses de mars à mai. La prise de Rubizhne ouvrirait la porte, d’une part à la reconquête de Lysychansk et Severodonetsk qui pourraient être abordées par le nord et d’autre part à la saisie 60 km au nord-est de la petite ville Starobilsk, nœud de communication de tout le nord de la province de Louhansk. Les forces ukrainiennes seront alors en plein cœur des provinces annexées par la Russie et dont elle avertissait qu’elles seraient défendues par tous les moyens.
Après des semaines de pression, les forces ukrainiennes du Commandement Sud ont réalisé à leur tour une avancée très importante dans la partie nord de la tête de pont russe de Kherson le long du fleuve Dniepr. Les Russes ont reconnu la prise de Zolota Balka par les Ukrainiens, comme toujours soi-disant au prix de « pertes terribles » qui en ferait une victoire à la Pyrrhus. Mais les Ukrainiens ont poursuivi plus au sud sur la route T0403 et même atteint Dudchany, ce qui représente la première vraie percée dans cette zone solidement défendue. Parvenus sur le même parallèle que la petite tête de pont de Davydiv Brid à l’ouest du dispositif, les Ukrainiens ont semble-t-il obligé les forces russes du secteur nord à se replier. Ils menacent désormais le secteur centre et peut-être même le point de passage sur le Dniepr de Nova Kakhovka. Pour le reste, la zone sud de la tête de pont ne bouge guère, les Ukrainiens pratiquant peut—être la balance des forces d’un point à l’autre du front, ce qui serait rationnel, tandis que la campagne d’artillerie d’interdiction et de harcèlement continue pour isoler les Russes.
En résumé, forts de leur nombre et de leur supériorité tactique, les Ukrainiens avancent un peu partout où ils attaquent, en conservant l’initiative face à un commandement russe dont on ne comprend pas bien le fonctionnement. On se trouve clairement dans un décalage de vitesse de décision, selon la fameuse boucle OODA (Observation-orientation-décision-action) de John Boyd mais déjà parfaitement décrite par Marc Bloch dans L’étrange défaite. Les choses semblent aller trop vite pour les Russes dont on sent la centralisation jusqu’au plus haut niveau ou au moins le souci de ne pas fâcher ce plus haut niveau. Une rumeur insistante prétend que les forces de Lyman n’auraient pas été repliées le 30 septembre pour ne pas gâcher la « fête de l’annexion », ce qui a eu des conséquences graves et souvent mortelles pour de nombreux soldats russes. Mais on ne comprend pas non plus l’obstination à multiplier les attaques contre Bakhmut comme une mouche contre une vitre. Si la prise de cette ville avait un intérêt au mois de juillet en ouvrant un passage vers Kramatorsk, elle n’en a plus aucun désormais hormis peut-être celui d’offrir une victoire.
En attendant, les Russes concentrent sur cet objectif quelques forces encore combatives qui seraient sans doute plus utiles ailleurs. La tenue à tout prix de la tête de pont de Kherson ne s’explique pas non plus militairement. Alors que les forces russes sont globalement inférieures en nombre et sont en difficulté dans de nombreux secteurs, le choix de placer un sixième des forces totales (certains évoquent une proportion plus grande encore) et parmi les meilleures dans une petite tête de pont susceptible d’être isolée est extrêmement dangereux. La position est paradoxalement solide mais aussi fragile, car elle peut exploser sous la pression. Ce serait un désastre peut-être décisif pour le destin du corps expéditionnaire russe en Ukraine, tout cela pour conserver la ville de Kherson et la possibilité d’attaquer un jour Odessa.
La situation ne pouvait s’améliorer pour les Russes que par une transformation profonde de leur outil militaire. Celle-ci n’est pas venue d’un mouvement général d’en bas à la manière de l’armée française avant la bataille de la Marne d’août à septembre 1914 ou d’en haut par l’énergie d’un général de Lattre arrivant en Indochine. La première possibilité n’est pas dans l’ADN militaire russe, la seconde n’est pas possible dès lors que l’on ne veut pas voir émerger un imperator et rival potentiel. La transformation est donc venue de Vladimir Poutine qui, avec réticence, a décidé de mobiliser les ressources de la nation dans l’effort de guerre et donc de faire entrer cette guerre dans toute la société.
Rappelons cette anomalie qui voulait qu’une guerre majeure, de haute intensité pour employer le vocable actuel, c’est-à-dire un conflit essentiel dans ses enjeux – ici la vie ou la mort de nations – et important dans l’ampleur des moyens déployés et de la violence déployés, soit engagée sans même la déclarer et sans procéder à une mobilisation de la nation. La Russie de Vladimir Poutine est devenue comme les empires décrits par Ibn khaldun. Une population générale pacifiée au sens de démilitarisée et passive sinon pour travailler et fournir des richesses à une asabiyaissue des « structures de forces », les Siloviki, et une armée recrutée dans la Russie périphérique, géographique et sociale.
Ce modèle de société, par ailleurs suffisamment corrompue pour ne pas en assurer le bon fonctionnement, a échoué à vaincre une société ukrainienne tout aussi corrompue, mais qui s’est mobilisée toute entière et a bénéficié de l’aide des démocraties occidentales. L’Ukraine a réussi une levée en masse patriotique là où le pouvoir russe s’y refusait.
Combattre, c’est-à-dire tuer et éventuellement se faire tuer, n’est pas du tout naturel. Pour prendre ces risques, il faut trois ingrédients : de bonnes raisons de le faire comme la défense de la nation, de la confiance dans sa capacité à pouvoir le faire et enfin le sentiment que cela a une utilité sur le terrain. Malgré les pertes, l’Ukraine a réussi après plusieurs mois de mobilisation, de formation et de victoires, à réunir ces ingrédients chez plusieurs centaines de milliers d’hommes et de femmes. Face à cela, le corps expéditionnaire russe en Ukraine n’a plus beaucoup de chances, limité dans sa simple capacité à remplacer les pertes énormes, à la motivation souvent surtout liée à l’« esprit de corps » de régiments et brigades en décomposition croissante et accumulant désormais plutôt les échecs.
Vladimir Poutine a donc essayé de conjurer le sort en soulevant une première boîte de Pandore, l’appel à la nation, tout en menaçant d’en soulever une deuxième, l’emploi du nucléaire. C’est la raison première de cette précipitation à annexer les territoires conquis, un projet de longue date mais qui était envisagé en position de force et non pas sur le reculoir. L’extension de la frontière et de la terre russes est ainsi espérée donner une bonne raison de combattre à tous ceux qui y seront désormais envoyés autoritairement. Accompagné d’une offre de discussion sur le mode « ce qui est à moi est à moi, le reste est négociable », et de menaces terribles, elle est censée aussi donner de bonnes raisons de ne plus combattre pour les Ukrainiens et surtout pour les Occidentaux de ne plus aider. Cette annexion n’avait aucune chance d’être reconnue par quiconque, et surtout pas par les Ukrainiens, mais l’essentiel était qu’elle le fut par les Russes et que les sympathisants occidentaux s’en saisissent au nom de la paix et de la peur pour pousser l’Ukraine à accepter la défaite.
Voilà donc comment on espère à son tour renverser la situation avec une « levée en masse » dont on se méfie, et à juste titre au regard de la fuite massive et là encore inédite qu’elle provoque. Qu’importe. Personne n’a osé planifier l’organisation d’une mobilisation dans le dos du Tsar dès lors que celui-ci avait dit qu’elle n’aurait jamais lieu. Voici donc dans le bardakle plus complet des centaines de milliers d’hommes envoyés en vrac dans les centres de triage par les gouverneurs de région pour respecter les chiffres demandés, comme lorsque Staline donnait des quotas de déportés. Arrivés en centre de tri, on voit ceux qui peuvent réellement servir ou qui n’ont pas les moyens de payer discrètement une exemption. Ceux qui ne peuvent passer au travers vont ensuite découvrir que les dépôts d’équipements sont largement vides, par défaut d’organisation ou manque d’anticipation sauf celle de l’augmentation du compte en banque de certains. On cherche ainsi toujours, parmi d’autres, des centaines de milliers de tenues d’hiver qui ont sans doute été payées, mais jamais fabriquées.
On trouve une autre touche stalinienne dans la loi sur le durcissement des sanctions pour les réfractaires et même désormais pour les prisonniers, qui viennent d’apprendre qu’ils iront en prison russe dès qu’ils seront libérés par les Ukrainiens, qui s’ajoute à un élément plus moderne comme le « stop-loss » qui transforme les CDD des soldats qui s’étaient portés volontaires pour servir un temps en Ukraine en CDI non dénonçables.
Par grand-chose là-dedans hormis le devoir de défendre la « Patrie étendue » qui donne de bonnes raisons de combattre, et encore moins de confiance dans ses capacités, faibles, ses moyens, inexistants, et ses amis, inconnus. Quant aux victoires, elles ne risquent pas de survenir avec des soldats de vrac face à une armée ukrainienne devenue la meilleure d’Europe avec l’aide occidentale (plusieurs exemples récents montrent que ce n’est pas suffisant en soi) et son énergie intérieure. Si les 200 000 mobilisés annoncés par le ministre Choïgu sont envoyés tout de suite et par petits paquets directement dans les unités de combat sur la ligne de front, et les unités ne sont pas assez nombreuses pour être beaucoup ailleurs, ils ne les renforceront pas mais au contraire les plomberont. Des bleus fragiles et sans compétences y sont des poids morts, au figuré d’abord avant de l’être vraiment ensuite et beaucoup plus souvent que les autres.
Pas de révolte et de mutinerie à attendre pourtant dans l’immédiat. En Russie, au mieux on se révolte d’abord à genoux en allant voir le Tsar pour qu’il corrige les erreurs des boyards, ou on se réfugie dans une extrême passivité. Il faut vraiment beaucoup de souffrance accumulée pour voir un cuirassé Potemkine, les ouvrières qui ont faim à Pétrograd en février 1917 ou encore les mères qui demandent où sont leurs fils envoyés à la fournaise des guerres horribles d’Afghanistan ou de Tchétchénie. Souvent d'ailleurs les souffrances seules ne suffisent pas, il faut qu’elles soient aussi accompagnées de désastres. Ces colères ne suscitent par ailleurs que des ébranlements et non des prises directes du pouvoir. Ces secousses finissent par faire remplacer le régime défaillant par un autre, plus libéral comme en février 1917 ou en 1991 ou plus durs comme les bolcheviks prenant le pouvoir en novembre 1917 ou Poutine succédant à Eltsine au tournant de l’an 2000.
On risque donc de voir encore du désastre et des horreurs en Ukraine avant de mettre la main sur la deuxième boîte de Pandore, celle qu’on n’ouvre qu'en dernier recours. Tous les mois, un dirigeant russe rappelle qu’elle existe et un autre rappelle le lendemain que l’on n’y posera la main qu’en cas de menace existentielle pour la Russie. C’est un jeu, dangereux, auquel on jouait pratiquement tous les quatre ou cinq ans durant la guerre froide et que l’on avait oublié depuis 1989 sauf dans le sous-continent indien. Jamais personne n’a osé y jouer jusqu’au bout. Personne n’a voulu attacher son nom à l’emploi en premier de l’arme nucléaire après que celle-ci soit devenue taboue après sa seule utilisation au Japon. Jusqu’à présent, la Russie a respecté la règle du jeu : l’arme nucléaire sert à faire peur et on prend soin d’éviter toute agression militaire qui provoquerait une escalade et augmenterait la probabilité d’emploi réciproque. Dans le cadre d’une confrontation, tout le reste est envisageable, y compris le sabotage de gazoducs, mais on ne se combat pas les armes à la main l’un en face de l’autre, au moins à grande échelle.
Deux éléments ont changé cependant depuis le 30 septembre. Le premier est le passage le plus inquiétant du discours surréaliste de Vladimir Poutine le 30 septembre pour rappeler justement l’exemple des frappes atomiques américaines sur le Japon mais pas pour souligner que cela marquait une fin avec la création d’un tabou, mais au contraire pour expliquer que cela constituait un précédent qui pouvait justifier tous les autres. C’est un subtil changement de ton par rapport à un discours finalement très orthodoxe. Le second, plus évident et trop sans doute, est le déplacement de la frontière russe, qui permet de déclarer que tout est possible dès lors qu’il s’agît de la Patrie. C’est un peu comme si la France avait envahi la Belgique, annexé la Wallonie sous prétexte qu’on y parle français, et déclaré que l’on n’exclurait pas l’emploi de l’arme nucléaire pour défendre cette nouvelle France.
Ces deux éléments et l’effet de nombre des déclarations diverses, de Medvedev à Kadyrov, rendent l’affaire plus sérieuse sinon plus probable. Il y a encore loin avant que la carte nucléaire soit la seule à jouer. La mobilisation partielle, qui sera sans aucun doute suivie par d’autres, doit être considérée comme un tirage au pot de nouvelles cartes, et il y a encore beaucoup d’espoirs du côté russe d’obtenir l’affaiblissement de l’aide à l’Ukraine par l’Occident décadent. Il y a également de forts doutes sur la crédibilité d’un châtiment terrible en cas de franchissement d’une frontière que l’on ne connaît même pas.
On a fait plus clair comme ligne rouge. On ne voit pas non plus à quel stade de ce qui est un bout du compte un grignotage de la nouvelle mère-patrie on commencera à utiliser une arme nucléaire, peu importe sa puissance puisque ce qui compte est le label « nucléaire ». Les Russes vont-ils accepter de devenir un État paria de toute la communauté internationale, y compris la Chine parce que Mélitopol a été reconquise par les Ukrainiens ? Vont-ils accepter de subir des frappes conventionnelles dévastatrices sur les forces russes, la base de Sébastopol, le pont de Kerch ou autre, parce qu’il est inconcevable d’accepter la banalisation de l’emploi nucléaire ? On ne peut éternellement multiplier les erreurs stratégiques.
En 1983, le général britannique John Hackett décrivait la troisième guerre mondiale dans une livre du même nom. Pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait leur attaque de la République fédérale allemande, les Soviétiques détruisaient la ville de Birmingham avec une frappe nucléaire. Minsk était détruite immédiatement en riposte. La peur de l’apocalypse ébranlait alors suffisamment l’Union soviétique pour provoquer son éclatement et son effondrement. La révolte commençait d'ailleurs en Ukraine.
Cela ne plaît guère, notamment en France, mais la « défense non-offensive » (ou toutes les méthodes de « non-bataille » pour reprendre l’expression du commandant Guy Brossolet), qui consiste à défendre un territoire par une guérilla adossée à des pôles de défense solides est efficace. Elle l’est d’autant plus que les défenseurs sont nombreux (ce qui suppose souvent l’emploi de réservistes) très bien formés, bien équipés d’armes et véhicules légers et qu’ils font face à de grosses mais peu nombreuses colonnes de véhicules-cibles.
L’Ukraine n’a pas eu le temps, ni l’aide étrangère suffisante — qui aurait été moins coûteuse à fournir à ce moment-là que dans l’urgence de la guerre — de réaliser complètement ce modèle nouveau avant l’invasion. À la place d’une « super armée finlandaise », il y a eu un ensemble disparate qui n’a pu empêcher la saisie de larges pans du territoire par les forces russes et même pu leur infliger des pertes décisives.
Le modèle ukrainien a permis de freiner et corroder, imposant le repli à cinq armées russes complètes, mais il s’avère beaucoup moins efficace dès lors qu’il s’agit d’attaquer. Les brigades ukrainiennes ont en effet beaucoup de mal également à franchir les écrans de feux russes, des frappes aériennes aux nombreux canons-mitrailleurs, l’arme principale de l’infanterie moderne, en passant par toute la gamme de l’artillerie et les canons de chars. On aboutit ainsi à une forme de neutralisation tactique où il s’avère presque impossible de détruire les grandes unités de l’autre, hors encerclement suivi d’une longue réduction. Sur les pions de wargames, on donnerait une forte valeur de défense et une faible valeur d'attaque aux unités russes comme aux unités ukrainiennes, ce qui conduit généralement à un blocage et une fixation du front.
Les tranchées du Donbass
Après la bataille de Kiev et le repli russe, la forme des combats change en effet radicalement, à la manière des forces engagées dans la guerre de Corée passant brutalement du combat de mouvement en 1950 à un combat de position de plus en plus rigide en 1951.
La dernière grande manœuvre d’attaque russe porte sur la petite ville d’Izium à 100 km au sud-est de Kharkiv. Izium n’est déjà plus un objectif politique, mais la base de départ nécessaire pour envelopper par l’ouest le Donbass encore ukrainien, objectif stratégique désormais affiché par la Russie à la fin du mois de mars. Sa conquête est difficile, comme tous les assauts urbains conduits par des unités mal adaptées, mais les Russes démontrent qu’ils peuvent prendre un objectif limité — une ville de 45 000 habitants tenue par deux brigades ukrainiennes, manœuvre et territoriale — en trois semaines à condition d’y engager une division d’infanterie motorisée fortement renforcée (brigade de génie et brigade(s) d’artillerie). C’est déjà une bataille d’un nouveau style.
De Kharkiv à Kherson, il y a désormais un front continu de 900 km, soit plus que le front figé de la Manche à la Suisse à l’hiver 1914-1915. La ligne part d’une tête de pont russe au-delà de la frontière au nord de Kharkiv, passe par la rivière Donets et la bande forestière qui court plein est jusqu’à la ville de Severodonetsk. Elle suit ensuite la zone fortifiée nord-sud qui sépare les LNR-DNR du reste de l’Ukraine, puis une longue ligne qui va plein ouest de Novotroitske (au sud de Donetsk) vers le Dniepr et le Dniepr lui-même jusqu’à Kherson et sa tête de pont au-delà du fleuve.
Dans une situation statique, une unité qui ne combat pas creuse. Autrement dit, cette longue bande de front aura mécaniquement tendance, pour peu que les deux armées puissent imposer cet effort à leurs hommes, à se perfectionner sans cesse, prendre plus de profondeur tant vers le bas que vers l’arrière et augmenter encore la capacité de défense des unités qui l’occupent.
Derrière ces fortifications de campagne, les armées russes et les corps LNR-DNR disposent de 2 400 pièces d’artillerie, soit une capacité de plusieurs de milliers d’obus et roquettes quotidiens au minimum, et d’un potentiel de 200 à 400 sorties d’avions et d’hélicoptères d’attaque ainsi que quelques drones armés. Associés à de nombreux capteurs, les Russes peuvent frapper tout ce qui est un peu important et visible sur plusieurs dizaines de kilomètres dans la profondeur du dispositif ukrainien et préparer les assauts.
La réciproque est moins vraie dans la mesure où les moyens ukrainiens de frappe en profondeur sont très inférieurs à ceux des Russes, ne serait-ce que par le manque d’obus et de roquettes qui limitent, selon un officiel ukrainien, les tirs à 6 à 8000 projectiles quotidiens, sans parler des rares aéronefs et des drones armés. Avec parfois l’aide du renseignement américain, les moyens y sont peut-être utilisés plus efficacement, comme en témoignent les frappes régulières sur les postes de commandement et les morts de généraux russes ou encore la destruction complète du bataillon russe voulant franchir la rivière Donets Bilohorivka à l’ouest de Sevordonetsk le 9 mai.
Entre retranchements et feu du ciel, la forme des combats change évidemment. On constate par exemple que les pertes quotidiennes documentées (Oryx) en chars-véhicules d’infanterie sont deux fois moins élevées de part et d’autre que durant la guerre de mouvement. C’est encore plus vrai dès lors que l’on s’éloigne de la ligne de front, avec seulement quelques pièces d’artillerie détruites chaque jour, ce qui témoigne des deux côtés de la faiblesse de la contre-batterie. Les camions sont également beaucoup moins touchés que durant la guerre de mouvement. Cela peut paraître paradoxal surtout du côté ukrainien puisque la logistique doit évoluer sous le feu de l’artillerie et des aéronefs. Il y a dans cette faiblesse des pertes une part d’adaptation — déplacement de nuit, camouflage, dispersion — mais aussi sans doute une simple réduction du débit. On notera que le rapport des pertes matérielles reste toujours nettement en faveur des Ukrainiens, en grande partie parce que les Russes sont le plus souvent à l’attaque.
Il y a moins de pertes matérielles mais tout autant de pertes humaines, sinon plus. Pour la première fois, des officiels ukrainiens évoquent cette question, le président Zelenski, en premier pour évoquer des chiffres de 50 à 100 morts dans le Donbass, et jusqu’à 150 à 200 pour l’ensemble du front, avec par ailleurs cinq fois plus de blessés. C’est vraisemblable et c’est évidemment beaucoup, sans doute plus que pendant la première phase de la guerre. Comme en même temps les pertes en véhicules de combat diminuent, on en conclut que ceux-ci sont moins impliqués dans des combats où l’artillerie russe doit faire 2/3 des pertes ukrainiennes. Cette proportion doit être un peu moindre du côté russe où on tombe aussi beaucoup fauchés par les projectiles directs des canons mitrailleurs et mitrailleuses, des armes antichars, des snipers — très importants dans les combats statiques — et parfois des fusils d’assaut lorsqu’il y a parfois des combats rapprochés.
Bien entendu quand on passe d’une macro-perspective (l’art opératif) au micro (la tactique et les combats) et que tous ces moyens ne sont dispersés sur l’ensemble du front mais concentrés dans seulement certains secteurs, ces secteurs s’appellent l’enfer.
Ce nouveau contexte opératif trouble plus les deux adversaires qui ont conservé des volontés de conquête ou de reconquête.
Au regard des moyens disponibles, la Russie décide de se concentrer sur la « libération » complète du Donbass, au moins dans un premier temps. Du côté ukrainien, les choses sont plus délicates. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ du 24 février, il aurait peut-être été possible de proposer un accord de paix, mais maintenant l’Ukraine se trouve dans la position de la France à la fin de 1914 alors qu’une partie de son territoire a été envahi. Le statu quo paraît difficilement envisageable alors qu’il y a peut-être encore la possibilité d’une libération, mais dans le même temps, on ne sait comment faire pour repousser l’armée russe avec le modèle de forces actuel.
Il n’y a pas d’autre solution pour sortir de cette crise schumpetérienne (de moins en moins de résultats avec toujours autant de morts) que de changer de modèle en quantité et en qualité mais cela prendra du temps.
Pour l’instant, les Russes ont à nouveau l’initiative des opérations. S’appuyant sur un front continu et non sur des flèches, et proches de leurs bases ferroviaires, ils peuvent organiser des flux logistiques routiers plus courts et mieux protégés que durant la guerre de mouvement. Dans la mesure où il faut une grande concentration de moyens pour obtenir des résultats, les forces sont redistribuées en fonction des postures offensives ou défensives des secteurs de combat. D’Izium à Horlivka, le pourtour nord du Donbass encore tenu par les Ukrainiens est entouré d’une cinquantaine de groupements tactiques russes ou LNR, plus au moins sept brigades d’artillerie sur une centaine de kilomètres, les autres secteurs ne disposent de leurs côtés que d’un groupement tactique tous les 10 à 20 km. Ces secteurs défensifs n’ont pour d’autres missions que de tenir le terrain et de fixer l’ennemi, éventuellement par des contre-attaques limitées.
Dans le secteur principal qui va Izium à Horlivka (15 km nord de Donetsk), il s’agit de s’emparer des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (S-K) et Severodonetsk-Lysytchansk (S-L) distants l’un de l’autre de 80 km. Une fois ces villes prises, il ne restera plus que la prise de la petite ville et nœud routier de Pokrovsk quelques dizaines de kilomètres plus au sud pour considérer que le Donbass est conquis.
Cette zone clé est défendue initialement par 12 brigades ukrainiennes de manœuvre, territoriales ou de garde nationale ainsi que plusieurs bataillons de milices. On peut estimer alors le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et plus encore pour les appuis aériens.
Les groupements tactiques engagés sont rattachés aux trois grandes zones d’action : au nord de S-K, autour de S-L et entre Popasna et Horlivka sur la frontière avec les LNR-DNR, sous divers commandements peu clairs. Les groupements tactiques y sont en fait le plus souvent des bataillons de manœuvre alors que les batteries sous regroupées plus en arrière en masse de feux. Le commandement russe a également formé une « réserve générale » avec 15-20 bataillons de ses meilleures unités, troupes d’assaut par air, troupes de marine, mercenaires Wagner ou gardes nationaux tchétchènes, au passage rien qui ne fasse partie de l’armée de Terre russe qui n’avait pas compris qu’elle aurait besoin d’une puissante infanterie d’assaut. C’est cette réserve générale qui va faire la différence.
La méthode utilisée est celle du martelage à base d’attaques de bataillons. Une attaque type voit ce bataillon tenter de pénétrer dans l’enveloppe de feu de la défense, en espérant que celle-ci a été neutralisée au maximum par l’artillerie et en projetant lui-même autant que possible de la puissance de feu par ses véhicules et ses armes portatives. De cette confrontation se dégage de part et d’autre une impression très subjective sur la possibilité de l’abordage. Tant que celui-ci apparaît comme possible, l’attaquant continue à avancer. Dès que cet espoir disparaît, la tentation devient très forte de se replier. Le raisonnement est évidemment inverse pour le défenseur qui se replie souvent avant que le contact ait eu lieu dès lors que celui-ci est certain. Ce n’est pas forcément très meurtrier au regard de la puissance de feu déployée, il faut plusieurs centaines d’obus et des milliers de cartouches et d’obus légers pour tuer un seul homme, mais très éprouvant. La solidité des bataillons d’infanterie, proportionnelle à leur qualité tactique, mais pouvant fluctuer en fonction de l’usure et des résultats, est évidemment essentielle.
Tout le secteur est ainsi martelé à partir du début d’avril. Il s’agit d’abord de partir d’Izium pour essayer de déborder toute la zone cible S-K et S-L par l’ouest. Les trois brigades et les milices ukrainiennes du secteur échangent de l’espace peu stratégique contre du temps — un kilomètre par semaine, comme sur la Somme en 1916 — et de l’usure. Ne parvenant pas à obtenir d’avantage décisif dans ce secteur, l’effort est reporté sur la zone au nord-est de Sloviansk dans la zone forestière autour de la rivière Donets. À force d’attaques, la position clé de Lyman est abordée de plusieurs côtés par les Russes puis évacuée par les Ukrainiens le 27 mai. La pression s’exerce maintenant sur toute la poche ukrainienne formée au nord de Sloviansk après les progrès russes à son est et à son ouest. Encore plusieurs semaines de combats en perspective avant même d’aborder Sloviansk. Les Russes progressent beaucoup moins vite en Ukraine que les Alliés en France en 1918.
La progression est aussi lente dans la périphérie de Severodonetsk, la seule grande ville ukrainienne sur la ligne de front. Au nord, la petite ville de Rubizhne (56 000 habitants) est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. Au début du mois de juin, Severodonetsk elle-même est abordée, alors que la ville ne peut être ravitaillée que par les ponts qui la relient à Lysychansk.
La seule grande victoire russe de la guerre de position le 7 mai à Popasna (22 000 habitants), 50 km au sud de Severodonetsk, après six semaines de combat et grâce à l’engagement de la Réserve générale. La prise du point haut de Popasna s’accompagne d’une percée de quelques kilomètres, la seule réalisée dans cette phase de la guerre, dans toutes les directions menaçant en particulier la route principale qui alimente S-L.
Les forces ukrainiennes sont placées dans un dilemme. Les petites attaques qu’elles ont menées dans les zones russes en posture défensive ont obtenu quelques succès, en particulier du côté de Kharkiv, mais sans obtenir rien de décisif qui puisse au moins soulager le Donbass. Il leur faut choisir entre le repli de la poche de S-L pour éviter de voir plusieurs brigades se faire encercler ou la résistance ferme voire la contre-attaque. Elles choisissent la seconde option. Avec les renforts, il y a désormais 13 brigades de manœuvre et même 3 brigades de territoriaux, parfois engagées dans des attaques, ainsi que plusieurs bataillons de milices dans le combat pour la poche de Severodonetsk-Lysytchansk, soit presque un tiers du total de l’armée ukrainienne. C’est un pari très risqué.
L’ordinaire et l’extraordinaire
Parmi les mystères de cette guerre, il y a celui du combat sur les arrières, du combat de partisans pour employer la terminologie locale ou encore du combat extraordinaire chinois par complémentarité avec le combat régulier ordinaire. On trouve peu de choses sur l’emploi des spetsnaz russes, peut-être 8 000 à 10 000 engagés en Ukraine, sinon pour décrire une mission de protection sur les arrières…russes contre l’action possible des Forces spéciales ukrainiennes, qui elles-mêmes ont conduit quelques raids de destruction en Russie. Sans doute ces unités sont-elles surtout employées pour renseigner en profondeur.
On sait qu’il y a de nombreux actes de résistance civile dans la zone sud occupée, autrement dit non violents, beaucoup de renseignements donnés par la population aux forces centrales et quelques actes de sabotage, mais on se trouve loin d’une guérilla organisée qui tant d’un point de vue politique, pour signifier l’hostilité à l’occupant, que militaire serait un grand renfort pour l’Ukraine alors que la guerre a tourné au bras de fer. Les super-régiments territoriaux évoqués plus haut, les mêmes qui auraient fait beaucoup plus mal aux groupements tactiques russes auraient pu une fois dépassés constituer la base de cette résistance, régulière et/ou clandestine. Le terrain plutôt ouvert ne se prête pas forcément à une guérilla, mais la densité des forces russes y est aussi très faible. Cela n’a clairement pas été anticipé, mais cela peut toujours monter en puissance malgré ou à cause d’une répression qui risque d’être féroce.
Pour conclure, on se trouve loin en Ukraine du combat mobile blindé-mécanisé comme pendant les guerres israélo-arabes ou la guerre du Golfe (1990) ou même l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. C’est de la guerre de haute intensité évidemment, mais d’une forme inédite qui emprunte aussi beaucoup au passé. Innover c’est parfois se souvenir et il est probable que les unités de combat à venir ne ressembleront plus à celle de 1945.
Rappelons surtout les règles du jeu de l’emploi l’instrument militaire. En fond de tableau, il y a de part et d’autre l’arme nucléaire, qui, comme la reine sur un échiquier, influence tout le jeu par sa puissance même si elle ne bouge pas. Or, personne ne veut qu’elle bouge. Des puissances nucléaires qui se confrontent évitent donc tout ce qui pourrait la faire trembler et en premier lieu de s’affronter directement par les armes. Il y a pu y avoir quelques frottements dans différents endroits, mais on s’est toujours efforcé de contrôler très vite ces accrochages.
Notons quelques conséquences opérationnelles de cette règle. Si on ne s’affronte pas militairement directement, on peut toujours attaquer ceux qui ne bénéficient pas de ce parapluie nucléaire. L’ennemi de mon ennemi pouvant éventuellement être considéré comme mon ami, le camp d’en face peut aussi choisir d’aider militairement l’État menacé.
Si l’attaque n’a pas encore eu lieu, la première manière de l’aider est de placer le plus vite possible l’État cible sous sa protection, sous peine de déclencher préventivement cette attaque ennemie que l’on veut éviter. La seule manière est de jouer le « piéton imprudent » qui traverse d’un coup la route et oblige tous les automobilistes à freiner. En 1983, le Tchad menacé par la Libye appelle la France à l’aide. Quelques jours plus tard, trois bataillons français occupent les points clés au centre du Tchad et on indique clairement au colonel Kadhafi que le franchissement du 15e parallèle provoquera une guerre avec la France.
Si l’attaque a lieu, il n’est plus question d’envoyer des troupes, à l’exception au mieux de « soldats fantômes », volontaires, permissionnaires perdus, soldats privés, etc., et encore à petite dose pour éviter la règle du non-affrontement. Dans les faits, il s’agira surtout d’espérer que l’État attaqué résistera suffisamment longtemps pour qu’on puisse l’aider en faire en sorte que la guerre devienne un coûteux enlisement.
Cela nous ramène à l’Ukraine. Lorsque la crise éclate au tournant de 2014, la Russie réagit immédiatement par une mobilisation des forces à la frontière et l’annexion de la Crimée. L’Alliance atlantique, à la demande du nouveau gouvernement ukrainien, aurait pu à ce moment-là jouer un « piéton imprudent ». Personne n’a osé. Dans la phase suivante, tout en restant masquée, la Russie a soutenu le mouvement autonomiste du Donbass et lorsque celui-ci s’est trouvé menacé d’étouffement, a lancé de nouveaux coups militaires : déploiement d’une force anti-aérienne qui a chassé du ciel les avions et hélicoptères ukrainiens, puis matraquage des bataillons ukrainiens le long de la frontière à coups de lance-roquettes multiples guidés par drones -un bataillon a été détruit en trois minutes- et enfin engagement fin août de groupements tactiques interarmes (GTIA) — des bataillons regroupant chars, infanterie mécanisée et surtout artillerie — sur tous les axes allant de la Russie jusqu’à Donetsk et Louhansk. Agrégés de miliciens locaux afin de fournir de l’infanterie et un masque politique, et suivis de groupes de guerre électronique et d’artillerie très lourde, ces groupements ont écrasé les brigades ukrainiennes rencontrées sur leur passage. Cela a donné les accords de Minsk I. En janvier 2015, les Russes ont refait la même chose, avec encore plus de groupements et cela a donné les accords de Minsk II.
Aujourd’hui, une nouvelle attaque russe, quel que soit son objectif de conquête prendrait la même forme. Dans les années 1980, en reprenant les principes opératifs russes depuis les années 1930, la doctrine soviétique appelait cela une « l’offensive à grande vitesse ». Le principe en est simple : agir sur tout un terrain choisi en un minimum de temps. Au plus loin, des troupes infiltrées à pied, avions, hélicoptères, ou navires ; au milieu des frappes, avions, hélicoptères, lance-roquettes multiples ou autres, et derrière les obus des GTIA passant par tous les axes. Les Russes disposent autour de l’Ukraine et dans les républiques autoproclamées du Donbass d’environ 120 GTIA (à titre de comparaison l’armée de Terre française est sûre de pouvoir en constituer six complets, après ce n’est pas certain), mais aussi de 500 avions de combat, qui contrairement à 2014 seraient utilisés cette fois. Avec ces moyens, ils peuvent lancer simultanément jusqu’à huit attaques à grande vitesse, chacune sur un grand axe routier le long d’un rectangle de 100 km sur 200 de profondeur à conquérir en une semaine.
Il n’y a que deux choses qui pourraient s’y opposer.
La première est un « piéton imprudent ». Malgré la désorganisation progressive des armées européennes depuis 1990, on aurait pu trouver quelques forces à déployer rapidement, mais uniquement chez les très rares nations qui acceptent de faire prendre des risques à leurs soldats bien sûr. Dans un ensemble assez unanime, on s’est empressé d’avouer aux Russes qu’on ne le ferait jamais. Oublions donc cette option, à moins de considérer étrangement que le faire en Roumanie dissuadera la Russie d’attaquer l’Ukraine.
La seconde est bien sûr la défense ukrainienne. Militairement, l’Ukraine se trouve un peu dans la position de l’OTAN devant défendre la République fédérale allemande (RFA) face au Groupe des forces soviétiques en Allemagne. Le scénario de travail était celui d’une offensive à grande vitesse sur cinq axes d’attaque cherchant à s’emparer de la RFA avant que les dirigeants occidentaux n’aient même le temps d’envisager l’emploi de l’arme nucléaire. Il n’y avait alors que deux modes de défense : le premier était un miroir de la méthode russe depuis les unités blindées en première jusqu’aux frappes en profondeur, la seconde était une défense de surface — une techno-guérilla pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin — faite de petites unités d’infanterie bien formées et équipées défendant chacune un terrain donné, à la manière de la défense finlandaise face aux Russes durant l’hiver 1940.
L’Ukraine n’est actuellement capable de faire ni l’un, ni l’autre. En l’air ou, un peu mieux, au sol, il n’y a rien qui empêcherait les Russes d’avoir la maîtrise du ciel avec tout cela peut impliquer. Au sol, la quarantaine de GTIA disponibles sont équipés de vieux matériels soviétiques, inférieurs à ceux d’en face, et sans stocks (on notera au passage, les mystérieux accidents survenus depuis quelque temps dans les dépôts de munitions en Ukraine et même chez les rares fournisseurs extérieurs). Quant à la techno-guérilla, elle est aussi peu techno que guérilla. Il y a bien 25 brigades de territoriaux formées de réservistes, mais on est loin des bataillons de chasseurs-skieurs finlandais de 1940 ou du Hezbollah libanais en 2006 face à Israël. Pas de lignes fortifiées, de souterrains, de dépôts cachés, en profondeur tout le long de la frontière, et surtout pas de compagnies de combattants d’élite non plus malgré le courage indéniable des soldats ukrainiens. On peut recevoir au dernier moment des missiles antichars ou acheter d’excellents drones armés turcs, mais encore faut-il savoir s’en servir.
Tout cela est bien peu et bien tardif, et cette remarque est valable tant pour l’État ukrainien que pour les pays de l’Alliance atlantique qui se réveillent comme souvent qu’en recevant des claques. On ne voit pas donc ce qui pourrait arrêter les attaques à grande vitesse russes, peut-être simultanées visant à conquérir d’un coup toute l’Ukraine, ou successives cherchant à la démembrer progressivement le pays. Tout au plus pouvons nous attaquer dans le champ civil et se préparer un peu mieux militairement au coup d’après, en Ukraine si la victoire russe initiale débouche sur une situation instable, ou ailleurs.
Cela parle de l’emploi de la force armée par la France depuis, presque, la fin de la guerre d’Algérie. On assiste en effet depuis cette époque à une période stratégique qui conserve une unité sur 60 ans malgré de fortes inflexions et que se trouve très différente des périodes équivalentes précédentes, il suffit de comparer rapidement ce qui s’est passé en la matière de 1962 à 2022 et les évènements de 1902 à 1962 pour s’en convaincre.
Pour caractériser cette nouvelle période, je dirai que c’est un temps de multiples engagements militaires de petite ampleur et souvent de faible niveau de violence, sur un espace recouvrant une bonne partie du monde, toujours sur l’initiative du président de la République doté par les institutions de la Ve République du « pouvoir de la foudre » et avec comme critère premier de défendre la « place de la France ». C’est ce que j’appelais d’abord en sous-titre « la guerre mondiale en miettes de la France », mais c’était un peu long.
Pour situer le début de cette période, il aurait été logique de parler de 1963 pour marquer la rupture avec la période des guerres de décolonisation. Je préférais commencer avec l’intervention de juillet 1961 pour dégager la base de Bizerte en Tunisie, car même si on était toujours engagé en Algérie et même ailleurs, au Cameroun par exemple, cette opération présentait toutes les caractéristiques de la nouvelle époque, avec une décision unilatérale du président de la République et un engagement rapide et limité dans l’espace et le temps, sinon dans la violence.
1961 était aussi l’année où le général de Gaulle présentait aussi, en particulier dans son discours de Strasbourg en novembre, sa vision du monde et de l’organisation/emploi des forces armées françaises qui devait en découler, une véritable remise à plat. Pour le premier président de la République, il y a alors deux missions principales pour les forces armées. Avant tout il s’agit de faire face en Europe à la menace de l’Union soviétique, dotée depuis peu de missiles intercontinentaux thermonucléaires, et donc capable de détruire complètement la France en quelques heures, une donnée inédite dans notre histoire. Il s’agit ensuite d’assurer la défense des intérêts de la France, de tout type, dans le reste du monde, avec cette particularité que le pays a maintenu des liens militaires importants avec plusieurs de ses anciennes colonies africaines. On structure donc le modèle de forces en fonction de ces deux hypothèses d’emploi : l’affrontement si possible froid, mais éventuellement chaud avec le Pacte de Varsovie et les interventions ponctuelles à l’extérieur, principalement en Afrique.
Dans un premier temps, je décidais de décrire ces deux axes. La construction de la frappe nucléaire et son association avec une force conventionnelle destinée à combattre en République fédérale allemande et aux frontières nord-est de la France, me paraissaient constituer de grandes opérations en soi. Dissuader, c’est agir. Après avoir rédigé plusieurs chapitres sur ces « opérations froides », mon éditeur me persuadait de ne parler que du second axe, celui de la stratégie « chaude ». Je cédais, je ne parlerai donc que des opérations extérieures, au moins dans un premier temps.
Mais là s’est posé un autre problème bien connu. À force d’employer les termes « opération » et « opérationnel » à tort et à travers dans plusieurs sens différents, on ne sait plus très bien de quoi on parle. L’appellation « opération extérieure », avec un nom de baptême, s’applique de fait chaque fois que l’on engage des militaires français dans une action à l’étranger, mais cela peut désigner des choses aussi différentes que le largage de matériel au profit d’une mission polaire de Paul Émile Victor en 1967, le transport de deux étalons comme cadeau au roi Fayçal en 1973, l’intervention humanitaire au Bangladesh en 1970 ou encore la guerre contre l’Irak en 1990-1991. Quand on fait le total de toutes ces opérations diverses baptisées, on dépasse le nombre de 400.
Comme il n’était pas question de décrire 400 opérations, je décidais de me concentrer sur les opérations les plus importantes en volume, plus de 1 000 soldats engagés, et/ou ayant engagé des combats et des morts. Cela conduisait de fait à en réduire le nombre à 32 grandes opérations réparties dans les deux cadres d’emploi du monopole de la force légitime : la guerre et la police. La distinction entre les deux réside en la désignation ou non d’un ennemi.
Dans le premier cas, normalement on fait la guerre à une entité politique clairement désignée. Dans les faits, c’est rarement aussi clair. Pendant longtemps, l’emploi du mot « guerre » a fait peur, et quand il a fait moins peur, on a hésité sur le « à qui », jusqu’à employer des expressions aussi absurdes que « faire la guerre au terrorisme ». Deuxième subtilité, il y a différents niveaux dans l’opposition entre entités politiques. On semble redécouvrir la chose aujourd’hui, mais sous le seuil de la guerre ouverte, il peut y avoir aussi ce que l’on appelle aujourd’hui officiellement des « contestations » (je reste fidèle au vieux terme introduit par les Britanniques de « confrontation ») où on s’affronte quand même et parfois un peu violemment. J’en décris quelques-unes que je classe parmi les guerres.
Dans le second cas, la police internationale, on s’engage quelque part, mais sans vouloir imposer sa volonté par la force à des groupes politiques. Cela a pris plusieurs formes : opérations humanitaires armées, interposition ou sécurisation de zones. J’aurais pu parler aussi dans ce cadre des opérations d’évacuation de ressortissants, mais de faible volume et souvent sans combat, je préférais ne pas les évoquer, sauf une. Point particulier dans ce cadre : ce n’est pas parce qu’on ne désigne pas d’ennemi que l’on n’a en pas et ce n’est pas parce qu’on ne veut pas se battre que l’on n’est pas attaqué. La plupart des pertes françaises au combat depuis soixante ans, et en réalité la plupart des échecs, sont survenues dans le cadre de ces opérations que l’on regroupe désormais sous le terme global de « stabilisation » (un moyen élégant pour ne pas dire « police » et évoquer notamment le « gendarme de l’Afrique »). Pour compliquer les choses, à partir du milieu des années 1980, ces opérations de stabilisation peuvent également se dérouler sur le territoire français, quelque chose qui aurait probablement fait horreur au général de Gaulle.
J’ai donc entrepris de décrire ces grands engagements depuis 1961, en insistant sur le niveau dit « opérationnel », c’est-à-dire dont elles ont été pensées et conduites au niveau militaire, en prenant en compte la direction stratégique et sans entrer dans le détail des actions tactiques. C’est évidemment frustrant par certains aspects. Mes amis militaires auraient aimé que je cite en détail l’action de leur armée, de leur corps ou de leur régiment plus en détail, mon éditeur aurait préféré que je parle le plus possible de politique française, jugée plus attractive que les concepts de contre-insurrection, d’opérations cumulatives contre opérations de conquête, de la gradation soutien-appui-engagement direct, etc. Étrangement, il aurait aimé aussi plus de Forces spéciales, de cyber, d’espace, pour être à la mode.
De fait, au début, il y avait beaucoup de sigles et de noms d’équipements, et j’ai été obligé d’épurer largement de ce côté. Je serai donc sans doute critiqué pour cela (« vous n’avez pas assez parlé du rôle glorieux de tel corps, accessoirement le mien »). De l’autre côté, je suis resté assez simple du côté de l’échelon politique. En réalité parce que c’est aussi souvent assez simple de ce côté, ce qui ne veut pas dire clair et efficace et c’est bien là souvent le problème. En France, une opération, c’est un engagement militaire décidé par le président de la République, normalement en conseil de Défense. Or, à la grande frustration des militaires, ce président pense souvent à plusieurs « publics » à toucher avec cet engagement et l’ennemi, en admettant qu’il y en ait un de désigné, n’est pas forcément le public prioritaire. Le président peut penser en effet à « se montrer à tel allié », « rassurer l’opinion publique ou lui montrer qu’il fait quelque chose » ou simplement « en être, parce que la France ne peut faire autrement que d’en être ». Ne nous leurrons pas, la définition des objectifs stratégiques ne va pas souvent plus loin, aux militaires ensuite à traduire cela en effets à obtenir sur le terrain et on revient au niveau opérationnel (ou opératif, oui je sais c’est compliqué).
32 opérations donc, à décrire sur un long cours de 60 ans qui n’est pas lui-même un long fleuve tranquille. En réalité, on s’apercevra très vite qu’une vision et un modèle de force associé, comme avec de Gaulle en novembre 1961, est comme un paradigme scientifique qui doit résister à la réfutation. Il est valide tant qu’il résiste aux faits et s’adapte aux anomalies qui se présentent. Il ne l’est plus lorsqu’il ne peut s’adapter.
On verra donc dans ce livre, notre modèle de forces initial de 1961 rencontrer très vite des anomalies, et le phénomène est en soi intéressant : pourquoi n’a-t-on pas imaginé que l’on aurait un jour à mener une guerre de plusieurs années contre une organisation armée (au Tchad en l’occurrence de 1969 à 1972) alors que c’était assez prévisible ? Tout simplement parce qu’on ne le voulait pas. Les choses stratégiques ne sont donc pas aussi rationnelles qu’il pourrait paraître, et on rencontrera ainsi à plusieurs reprises plein de choses imprévues alors qu’on aurait pu facilement les prévoir. Ce qui nous contraint à chaque fois à nous adapter dans l’urgence.
On se trouve alors dans une voie stratégique que l’on qualifiera de normale, c’est-à-dire évoluant dans un cadre international à peu près connu, même si le résultat des actions est incertain. On ne sait pas quel sera le résultat d’un lancer de dé (l’évolution d’une crise par exemple) mais on connaît « normalement » tous les résultats possibles. Le problème est que bien souvent, le président, comme de Gaulle avec la contre-insurrection, on refuse d’envisager qu’il tombera sur 6, et parfois même, comme avec Mitterrand, très interventionniste mais aussi très inhibé dans le niveau d’engagement, on lance plein de dés, en refusant de considérer qu’ils puissent tomber sur 4, 5 ou 6. Forcément, cela peut poser des problèmes pour ceux qui sont dans le dé qui est lancé.
Et puis parfois c’est la table sur laquelle on lance le dé qui s’effondre et là, le modèle n’est définitivement plus valable. L’effondrement de l’URSS en constitue évidemment l’exemple le plus impressionnant. Dès 1990, les rapports internationaux ne sont plus les mêmes qu’au moment de la parution de Tempête rouge de Tom Clancy (1986 !) et notre modèle conçu pour évoluer tant bien que mal dans un cadre prévisible se retrouve fort dépourvu… sauf si le fait que le contexte international change forcément en profondeur tous les 20 ans (c’est évidemment une moyenne) a été pris en compte. Spoiler : ce n’est jamais le cas, car il s’agit là de choses lointaines et peu visibles. Or, ce sont ces bouleversements sur quelques années qui font le gros l’histoire.
S’il décrit une période unique pour la France- les opérations militaires de la France de la Ve République après la décolonisation- ce livre est donc scandé en trois grandes périodes « normales » interrompues brutalement par des changements de contexte : la période de la guerre froide, la période de la mondialisation et du nouvel ordre mondial et la période de la guerre ouverte contre les organisations salafo-djihadistes à partir de 2008. Cela fait 13 ans maintenant que la France est en guerre permanente, et il faut donc envisager que cela prendra bientôt fin alors que par ailleurs on voit de nouveaux défis apparaître depuis quelques années.
À l’intérieur de ces trois grandes périodes, j’ai tenté de définir plusieurs blocs de cohérence, un exercice pas évident quand on fait plein de choses en même temps sur plein d’endroit différents.
Dans la première partie, il est ainsi question des dernières guerres du général de Gaulle de Bizerte au Tchad, de celles de Giscard d’Estaing sur une période très brève mais intense, des ambiguïtés du président Mitterrand qui ne veut jamais faire la guerre, mais s’y trouve confrontée en permanence.
Dans la seconde, celle de la mondialisation, il faut bien commencer par parler du changement de contexte et de la nouvelle orientation (désastreuse) de notre stratégie organique (celle qui définit et organise les moyens) qui l’accompagne, pour évoquer ensuite le temps piteux des soldats de la paix, celui plus glorieux mais aussi difficile des « stabilisateurs », dans les Balkans d’abord puis en Afrique, pour terminer par le début de l’affrontement contre les organisations islamistes, qui commence pour nous en 1995. On n’avait pas remarqué alors que les acteurs militaires qui avaient le plus bénéficié de la mondialisation étaient les organisations armées, alors que de leur côté les États réduisaient plutôt leurs instruments régaliens. Si on constatait la réduction des guerres entre États, sauf contre les États-voyous, la conjonction des deux phénomènes ne pouvait que provoquer le développement des conflits internes, dans lesquels nous avons été obligés (ou nous sommes crus obligés) d’intervenir jusqu’à ce que les mêmes organisations, dopées par un nouveau contenu idéologique, viennent nous frapper directement.
La troisième partie, la plus développée, est donc celle de la guerre ouverte en cours, dont après à nouveau évoqué le nouveau contexte général et les évolutions de notre politique de Défense, je situe le début véritable dans l’engagement en Kapisa-Surobi en 2008. Après le récit de cet engagement en Afghanistan, je me suis attaché à décrire les derniers fronts de l’époque ancienne, contre les États-voyous d’abord puis la dernière opération de stabilisation en Afrique, avant de parler des trois théâtres actuels de la guerre contre l’État islamique et Al-Qaïda au Sahel, au Levant et en France.
Je conclus en forme de bilan et en insistant sur la vulnérabilité actuelle de notre outil militaire, de bonne qualité mais tellement réduit et surtout incapable de monter vraiment en puissance.
Au désespoir de mon éditeur, ce n’est donc pas un nième récit sur les exploits des Forces spéciales, même si je cite toutes leurs opérations. Ce n’est pas non plus une compilation officielle des opérations extérieures accompagnées de l’explication de leur succès. C’est un récit analytique qui se veut à peu près complet sur tout ce que l’on a fait, bien ou mal, avec l’avantage et les biais de quelqu’un qui en a vécu quelques-unes et qui tient aussi par cet ouvrage en fait inédit, de rendre hommage à ceux qui y sont tombés.
C’est évidemment aussi un travail imparfait et incomplet, les choses vont tellement vite, et je compte sur vos critiques pour l’améliorer.
Michel Goya, Le temps des guépards-la guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, 365 pages, Tallandier, 2022, 21,90 euros.
L’ère des opérations extérieures commence peut-être le 23 novembre 1961 lorsque le général décrit sa vision du monde et des nouvelles missions des forces armées dans ce nouveau contexte. Cet homme, né à une époque où la France se lance à la conquête d’un empire colonial et où l’armée française prépare la revanche contre l’Allemagne en pantalon rouge et fusil Chassepot modifié, est désormais à la tête d’une nation en pleine croissance des Trente glorieuses, mais qui n’a presque plus de colonies et se trouve menacée de destruction en quelques heures à coups de missiles intercontinentaux thermonucléaires soviétiques.
Afin de préserver l’indépendance de la France et la défense de ses intérêts, vitaux comme secondaires, le général de Gaulle fixe deux grandes missions aux forces armées. La première consiste à faire face à la menace soviétique sans dépendre complètement des Etats-Unis, ce qui signifie qu’il faut disposer soi-même d’un arsenal atomique adossé à une force conventionnelle à nos frontières. D'autre part, je cite : « comme l'éloignement relatif des continents ne cesse pas de se réduire et que tout danger, tout conflit, où que ce soit, intéresse une puissance mondiale, et par conséquent la France. Et puis au surplus, comme dans les conditions adaptées à notre siècle, la France est comme toujours présente et active outre-mer, il résulte de tout cela que sa sécurité, l'aide qu'elle doit à ses alliés, le concours qu'elle s'est engagée à fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en n'importe quelle région du globe. Une force d'intervention terrestre, navale, aérienne, faite pour agir à tout moment et n'importe où, lui est donc nécessaire ».
Le modèle gaullien à l’épreuve
Deux armées séparées donc, correspondant comme dans toute bonne politique de Défense à faire face aux hypothèses d’emploi les plus importantes et/ou les plus probables, mais un chef unique. Les institutions de la nouvelle république et surtout la pratique qui en est faite par le général de Gaulle face aux derniers évènements de la guerre d’Algérie et aux nécessités d’un éventuel conflit nucléaire aboutissent à une grande centralisation dans l’emploi de la force armée. Une opération militaire, c’est désormais une action décidée en conseil de Défense par le président de la République avec pour seul contrepoids la nécessaire cosignature du Premier ministre, ce qui normalement ne pose pas de problème, sauf en cas de cohabitation politique.
Résumons : un grand besoin d’exister dans le monde + de nombreuses obligations + une force d’intervention immédiatement disponible + une grande facilité d’engagement = une très forte incitation à lancer des opérations à laquelle seul le président Pompidou résistera. Petit problème, comme il n’est plus question d’envoyer des soldats appelés au loin depuis 1895, cette force d’intervention sera réduite à quelques unités professionnelles complétées éventuellement par le subterfuge des « volontaires service long ». Cela importe alors peu puisqu’on n’imagine pas au début avoir à faire autre chose que des interventions très limitées en volume et dans l’espace-temps, un peu comme celle que nous venons de faire alors pour dégager les bases de Bizerte en juillet 1961.
Une politique de Défense, ce que l’on appelait avant une grande stratégie militaire, est comme un paradigme scientifique. Une fois établie elle doit s’adapter aux anomalies qui ne manqueront pas de survenir jusqu’à celle qu’il ne sera plus possible de gérer avec le modèle en cours et qui imposera d’en changer. Des anomalies, on en rencontre très vite dans la stratégie des moyens, mais l’emploi des forces correspond bien au modèle jusqu’en 1969 lorsqu’il faut mener au Tchad une guerre de « contre-insurrection » pendant des années contre une organisation armée. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que ce n’était pas prévu parce que ce n’était improbable mais parce qu’on ne voulait « refaire l’Algérie ». On le refait pendant trois ans et plutôt bien en adaptant à la marge le modèle, concrètement en initiant un processus croissant de recrutement de soldats professionnels.
La deuxième anomalie vient de la confrontation, ou pour employer le terme officiel actuel de la « contestation » sous le seuil de la guerre ouverte avec d’autres Etats. On avait connu cela lors de la « guerre de la langouste » avec le Brésil entre 1961 et 1963, une affaire de zones de pêches où la France avait envoyé un groupe aéronaval au large des eaux brésiliennes pour protéger ses pêcheurs et faire céder Brasilia. On fait des choses plus sérieuses au Tchad contre la Libye de 1983 à 1987, en déployant un bouclier dissuasif de forces au centre du pays et une force de frappe aérienne. Derrière la ligne rouge imposée au colonel Kadhafi, on arme, conseille et appui les forces armées tchadiennes qui chassent les Libyens du nord du pays. Kadhafi est impuissant, même s’il tente quelques coups contre nous, comme des raids aériens et plus tard un attentat terroriste qui fera 170 morts dont 54 Français.
On s’est trouvés beaucoup moins à l’aise lorsque la confrontation nécessitait de mettre en œuvre d’autres moyens que militaires. L’Iran et la Syrie nous ont frappés ainsi clandestinement au Liban et en France avec une relative impunité dans les années 1980 et on n’a su que répondre par des opérations de gesticulation destinés au public français mais n’ont fait aucun mal aux Iraniens. En 1987, après un peu plus d’une centaine de morts français, civils et militaires, on a cédé à toutes les exigences iraniennes. C’est encore à ce jour le plus grand désastre de la Ve République. Cela n’a pas changé grand-chose à notre politique.
Et puis est survenue la « grosse anomalie », celle à laquelle on ne peut s’adapter qu’en changeant en profondeur les choses. En l’espace de quelques années, l’Union soviétique disparaît et avec elle les principaux antagonismes et blocages, de la guerre froide. On se trouve ainsi d’un seul coup à avoir à mener une guerre contre un Etat lointain et puissant : l’Irak. Entre grande guerre aux frontières et petite guerre au loin, la grande guerre au loin était un cas non prévu, en grande partie parce que très peu probable dans le contexte de la guerre froide.
En fait, ce que l’on n’avait pas prévu, c’était que la guerre froide pouvait se terminer un jour et que le contexte politique international pouvait se modifier. Il suffisait pourtant de regarder un peu le passé pour constater que depuis au moins deux siècles, le contexte international autour de la France, et donc les hypothèses d’emploi de ses forces armées, changeait fortement selon des cycles de douze à trente ans. Le général de Gaulle évoqué plus haut en avait connu quatre dans sa vie. Il est toujours étonnant de voir que l’on n’anticipe pas ou si peu, non pas les grands évènements qui vont se produire, beaucoup ne sont pas prévisibles, mais le fait qu’il y en aura. Nous sommes comme les dindes que décrivait Bertrand Russell qui analysent la vie quotidienne de la basse-cour mais ignorent ou veulent ignorer que Noël va arriver et que cela risque de provoquer de gros changements dans leur vie.
Le Noël 1990 se passe dans le désert saoudien, avec les forces françaises de l’opération Daguet sont deux fois inférieure en volume aux forces britanniques et trente fois inférieures à celles des Américains. Quand on est obsédé par sa place dans les affaires du monde, c’est humiliant. Depuis l’ambition secrète sera de faire mieux qu’à cette époque, mais, attention spoiler, on n’y parviendra pas.
Dans le nouvel ordre mondial
Toujours est-il qu’après ces grands bouleversements, toutes les hypothèses sont à revoir dans ce nouveau cadre unipolaire et mondialisé, que l’on baptise « nouvel ordre mondial ». Mais qui dit « ordre » dit « maintien de l’ordre ». On décide donc de se lancer dans la police du monde. Le mot fait horreur, on parlera d’opérations humanitaires armées, de gestion de crise, de maintien ou de restauration de la paix, d’interposition puis de stabilisation, sans parler bien sûr des opérations de secours ou d’évacuation de ressortissants. C’est pourtant simple : quand un Etat ou une organisation non-étatique est désigné comme ennemi c’est la guerre, ouverte ou non, mais quant il n’y a pas d’ennemi désigné, c’est de la police.
Dans les faits, on fera aussi la guerre, et même une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais on prendre soin de qualifier ces ennemis - l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’Etat taliban et l’Afghanistan (on sautera la case Irak 2003) - de « voyous » ou de contrevenants d’une manière ou d’une autre à l’ordre et la morale internationaux. Concrètement, on attend à chaque fois que les Etats-Unis le décident, forment une coalition et fournissent 70 % des moyens, essentiellement aériens, permettant aux Occidentaux, à l’exception de la guerre de 1990-1991, de transférer aux alliés locaux et à la population de prendre la charge des risques.
Bien entendu, il aurait fallu adapter le modèle de forces à cette nouvelle vision. Cette adaptation a consisté seulement à professionnaliser l’ensemble des forces, mais pour le reste, on s’est empressé de réduire les budgets, ce qui a plongé les forces armées dans une longue crise. Au bout du compte, la capacité d’intervention n’augmente guère au cours de cette période alors que les besoins explosent.
Dans ces conditions, cela ne fonctionne pas beaucoup. Les anomalies surviennent très vite dans les opérations de police. L’opération humanitaire au Kurdistan réussit parce qu’il n’y aucune opposition irakienne, mais il n’y a aucune opposition car nous (les Américains en fait) sommes forts et faisons peur. C’est beaucoup moins efficace quand c’est géré par les Nations-Unies. Au Cambodge, cela fonctionne presque, en Somalie pas du tout malgré la présence américaine, beaucoup moins à l’aise face à la milice du général Aïdid que face à un Etat, mais ce n’est encore rien par rapport au désastre en Croatie et surtout en Bosnie. Depuis 1983 Mitterrand a ainsi sacrifié environ 150 soldats français morts pour bien peu de résultats concrets, mais l’honneur était sauf, il n’a pas fait la guerre, sauf et bien malgré lui, contre l’Irak.
On a mis beaucoup de temps à comprendre que le maintien de la paix, cela ne fonctionne que lorsqu’il y a déjà la paix, c’est-à-dire le plus souvent lorsqu’il y a un vainqueur et un vaincu. Le meilleur moyen de soulager les souffrances des populations, c’est de donc faire en sorte qu’il y ait un vainqueur, si possible honorable, et un vaincu, si possible le méchant de l’histoire, pas de donner de l’aide alimentaire aux gens en espérant que la paix vienne par magie.
On commence à s’en rendre compte justement lorsqu’on se redécide à faire la guerre. Les souffrances contre la population bosniaques n’ont cessé qu’avec la défaite des Bosno-Serbes en 1995 avec l’aide des canons et avions de l’OTAN. C’est à ce moment-là seulement que la stabilisation a pu s’effectuer, non plus par une interposition stérile mais par la présence forte de 40 000 soldats avec des moyens importants dans tout le pays. Idem, pour le Kosovo et la Serbie en 1999. On croit avoir trouvé enfin le bon modèle dans les Balkans : soit il y a un vrai accord de paix entre les acteurs, soit on l’impose par la force et dans tous les cas, on stabilise (je n’ose dire « pacifie » pour ne pas faire colonial) avec une forte densité de forces de « police ». La situation qui en découle, en ex-Yougoslavie et en Albanie, n’est pas parfaite mais c’est une vraie paix.
La plus étonnant est qu’on persiste dans l’inhibition en Afrique sub-saharienne, essentiellement par peur de l’accusation de néo-colonialisme. Pas de guerre donc, mais du soutien « par l’arrière » à de multiples opérations de soutien à des forces régionales, onusiennes ou européennes qui ne réussissent que lorsqu’il n’y a aucun risque que cela échoue. On rétablit l’ordre à plusieurs reprises pendant deux ans à Bangui avant de se lasser de cette mission de Sisyphe et quitter la Centrafrique en 1998. On réussit temporairement à sécuriser la région de Bunia en République démocratique du Congo en 2003, parce qu’on concentre, dans cette opération européenne assez de soldats français sur une petite zone pour avoir une densité de « police » suffisante.
L’opération la plus mystérieuse est alors sans doute Licorne en Côte d’Ivoire où on coupe le pays en deux pendant huit ans à partir de 2002, en se faisant attaquer de tous les côtés et avec toute la panoplie de l’hybridité, jusqu’à ce qu’on se décide en 2010 à soutenir militairement un camp, et donc de désigner l’autre comme ennemi. Etrangement, alors bien sûr que l’on se félicite officiellement du succès de cette opération, personne n’a plus envisagé de la rééditer, notamment au Mali en 2013, alors que la situation militaire était sensiblement la même qu’en Côte d’Ivoire en 2002. Bref, l’interposition c’est enfin bien fini. On a quand même réédité l’expérience de la sécurisation par « étouffement » en Centrafrique en 2013, un peu comme en Bosnie ou au Kosovo. A cette différence près qu’au lieu de 50 000 soldats de l’OTAN pour une population de 2 millions d’habitants, personne dans l’OTAN ne vient aider nos 2 000 soldats français pour une population de volume similaire sur un espace beaucoup plus grand. Les opérations Licorne et Sangaris étaient des anomalies dans un contexte géopolitique qui avait changé depuis plusieurs années.
La fin de la fin de l’histoire
Alors qu’on parlait de la « fin de l’histoire » au début des années 1990 avec la survenue du meilleur des mondes possibles libéral économiquement et démocratique, on n’a bien perçu que la mondialisation affaiblissait en réalité beaucoup d’Etats tout en favorisant, grâce à des multiples flux d’armes, d’individus, d’argent, d’informations, les organisations non étatiques armées. Les organisations armées ont proliféré dans tous les Etats faibles et elles sont devenues beaucoup plus fortes dans les années 1990-2000, un doublement de puissance, alors que dans de nombreux pays. Le vrai choc n’a pas forcément été la capacité de certaines de ces organisations, en particulier les salafo-djihadistes, à organiser des attentats mais à résister aux plus grandes puissances militaires du moment. L’année 2006 est une année témoin où simultanément l’ISAF la coalition internationale en Afghanistan découvrait avec stupeur et douleur que le sud de l’Afghanistan était tenu par les Taliban et leurs alliés, les Etats-Unis ne parvenaient pas à vaincre l’Etat islamique en Irak ou l’armée du Mahdi qui se disputaient Bagdad et le Hezbollah résistait à Israël au Liban. On était loin de l’écrasante victoire de 1991 face à l’Irak.
Après avoir longtemps pratiqué une politique d’évitement, on est véritablement entré dans la nouvelle ère en 2008 en occupant le secteur de la Kapisa-Surobi que l’on savait tenu par l’ennemi. Depuis nous sommes en guerre continuelle contre les organisations armées salafo-djihadistes et leurs alliés, en Afghanistan pendant quatre ans puis depuis 2013 au Sahel, en Irak-Syrie depuis 2014 et même sur le territoire national, tout en achevant, on l’a vu, les derniers feux de la dernière période.
Comme jusqu’en 2015 on réduisait quand même toujours les moyens militaires, on s’est retrouvé en surextension stratégique alors qu’ont assiste au retour des puissances non-occidentales, globales comme la Russie et la Chine, ou régionales comme la Turquie, qui menait logiquement des politiques de puissance. C’était la fin définitive du Nouvel ordre mondial à la vie bien brève et le retour aux blocages, contraintes et pratiques de la guerre froide.
Nous voilà avec ces deux missions sur les bras. La guerre contre les organisations armées continue et il faut s’attendre non plus à faire la guerre contre des Etats, la dernière à eu lieu il y a dix ans déjà, mais à se confronter à eux, ce qui suppose aussi d’être fort. On s’adapte plus ou moins bien à ce nouveau contexte, mais le plus inquiétant est que personne ne réfléchit au fait que ce nouveau contexte lui-même changera probablement radicalement dans une dizaine d’années.
De même que toutes les autres études, cette note de 32 pages est disponible en version Kindle sur Amazon (clic ici ou encore mieux sur la photo à droite du texte >).
Publié le 10 juin 2021
Le scénario consistant à venir au secours d’un État défaillant mis en danger par une organisation armée importante avait pourtant été joué plusieurs fois, du Tchad au Mali en passant par le Rwanda, pour ne parler que des engagements où la France avait le premier rôle. Cela n’a fonctionné qu’une fois, au Tchad avec les opérations Mantaet Epervier, de 1983 à 1987, car la faiblesse de l’État qui nous appelait à l’aide était conjoncturelle. De fait, l’armée nationale tchadienne, qui ressemblait plus à une assabiya qu’à une armée régulière, était une bonne armée, mais elle se trouvait en position d’infériorité face au « gouvernement national de transition » (GUNT), en fait un groupe rebelle tchadien doté d’une assabiya similaire, soutenu par l’armée libyenne. L’intervention française, plus dissuasive qu’active, a permis d’équilibrer le rapport des forces jusqu’à ce que le GUNT se rallie au gouvernement en octobre 1986. Avec un peu d’aide française, les deux armées tchadiennes conjuguées ont alors détruit les forces libyennes dans le nord du pays et le sud de la Libye.
Pour le reste, on nous a appelé à l’aide parce que l’on se trouvait structurellement faible et l’intervention française n’a jamais rien changé fondamentalement à cela. Quand on s’est engagé au Tchad en 1969, nous sommes parvenus au bout de trois ans à neutraliser le Front de libération nationale (Frolinat) au centre du pays, mais pas dans le nord. On a eu alors l’intelligence de considérer que cela suffisait. L’État a été sauvé, la majeure partie de la population sécurisée, et avec un bataillon en alerte à N’Djamena et une armée de l’air mixte franco-tchadienne on a pu contenir l’ennemi dans le nord. Point particulier, ce succès, relatif, mais succès quand même, n’a pu être obtenu que parce que l’armée tchadienne a été placée provisoirement sous commandement français. En réalité, le corps expéditionnaire était hybride et ce n’est ainsi que l’on pouvait vraiment être efficace.
Bien sûr, quand dans une poussée nationaliste le nouveau gouvernement tchadien a exigé le départ des dernières troupes françaises en 1975, les choses n’ont pas tardé pas à se dégrader, car l’État tchadien était intrinsèquement plus faible que les rebelles du nord. Il ne va pas tarder d’ailleurs à refaire appel à nous. On est donc revenu au Tchad en 1978, avec l’opération Tacaud, mais on l’a fait dans la demi-mesure en choisissant au bout du compte de s’interposer. Bien entendu, cela a été un échec, mais là encore on ne s’est pas obstiné et les forces ont été repliées en 1980. Notons au passage que cet échec n’a pas provoqué pas de grande déstabilisation dans la région. Les factions tchadiennes se sont combattues entre elles, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux dont une au pouvoir et l’autre en opposition. C’est la faction au pouvoir qui a fait appel à nous en 1983. Cela a fonctionné on l’a vu et la situation s’est stabilisée à peu près lorsqu’Idriss Déby a pris à son tour le pouvoir en 1990, avec notre bénédiction. Quitte à intervenir autant le faire du côté du plus fort, cela augmentera notre taux de victoire.
C’est un peu la réflexion que se faisaient tous les soldats de l’opération Noroit au Rwanda de 1990 à 1993. Pendant qu’en haut lieu on spéculait sur la présence de Britanniques ou d’Américains en face de nous et qu’on se félicitait d’avoir imposé la démocratie au dictateur Habyarimana, on comprenait sur la ligne de front que tout cela était factice. On voyait bien que le Front patriotique rwandais (FPR) était militairement très supérieur aux Forces armées rwandaises (FAR) que nous soutenions et que tous les conseils et stages de formation que nous pouvions prodiguer n’y changeraient rien. Tout au plus parvenait-on par notre présence et quelques coups de canon à contenir le FPR à la frontière avec l’Ouganda, mais on savait très bien que quand nous partirions le rapport de forces sera toujours à l’avantage du FPR. Il fallait être bien naïf de penser que l’imposition d’un accord de paix à des gens qui veulent en découdre équivalait alors à la paix. Bien entendu cela s’est terminé dans la violence, mais plus encore que nous l’imaginions. Rétrospectivement, il aurait mieux valu choisir l’Ouganda et le FPR comme alliés, Paul Kagamé aurait quand même instauré sa dictature, mais cela aurait été plus rapide et le génocide aurait sans doute été évité. On se serait aussi économisé près de trente ans d’accusations, sinon celle d’aider un dictateur, ce dont on avait l’habitude. A défaut, il fallait combattre vraiment le FPR, même discrètement, le long de la frontière pour essayer de le neutraliser pendant plusieurs années. Car, deuxième problème de l’époque, non seulement on choisissait des alliés faibles et corrompus, mais on ne les appuyait qu’avec des demi-mesures. Il ne faut pas s’étonner de n’avoir eu que des résultats médiocres, voire désastreux comme à Beyrouth en 1983-1984 lorsqu’on a appuyé le gouvernement libanais et son armée avec une force multinationale qui n’avait pas le droit de combattre. On connait le résultat : un retrait piteux après 356 soldats tués pour rien en 18 mois dont 89 français.
Toutes ces leçons n’ont visiblement pas porté. Lorsque la Côte d’Ivoire est elle-même déchirée en 2002, on aurait pu choisir de ne rien faire ou de combattre avec un camp, qui en droit aurait dû être le gouvernement légitime, et en potentiel, peut-être les Forces du nord. Encore une fois, on décidait de s’interposer et de couper le pays en deux pour essayer d’imposer la paix par des négociations. Bien entendu, cela n’a plus fonctionné qu’avant ou ailleurs. La paix c’est quelque chose qui imposée par un vainqueur. De « guerre lasse », on a enfin choisi en avril 2011 un camp, alors le plus légitime et le plus fort, et la crise a pris fin.
Évidemment, on s’est félicité officiellement de l’opération, dans les faits quand le gouvernement malien a, à son tour, été menacé en janvier 2013 par d’autres forces du nord, personne ne proposait cependant de « refaire Licorne ». On notera aussi que le gouvernement malien appelait au secours la France, car il ne pouvait appeler personne d’autre. L’armée française reste par défaut la seule force de réaction rapide de l’Afrique subsaharienne. Grande surprise, on décidait alors de combattre, avec un discours clair et des objectifs limités. Ce fut donc un succès.
Et nous voilà au point de départ. Après le succès de Serval, imaginer qu’en restant militairement au Mali, et qu’avec quelques stages de formation de type tonneau des Danaïdes prodigués par des instructeurs européens ou des centaines de millions d’euros d’aides en tout genre, on allait être relevés rapidement par une armée structurellement parmi les plus faibles et corrompues au monde, relevait de la magie. Or, la magie ne fonctionne que pour ceux qui y croient naïvement. Au bout de sept ans de Barkhane, il est peut-être temps d’ouvrir les yeux et de transformer cette opération, en commençant par se dégager du Mali.
Petit résumé. Nous avons mené 32 opérations importantes de guerre ou de stabilisation depuis 1962, les seules qui ont réussi alignaient correctement les planètes de la stratégie : un objectif clair et réaliste, des moyens adaptés et l’acceptation du risque. On y a su à chaque fois ce qui suffisait et on n’est pas allé trop loin, le trop loin se mesurant essentiellement à la solidité de la planche sur laquelle on s’appuie. Il serait temps aussi de comprendre que les planches pourries ne se transforment pas en plaques d’acier simplement parce qu’on le souhaite ou qu’on y injecte de l’argent.
Il y a juste cinquante ans, l’armée de terre était engagée aux côtés des forces de police pour éradiquer le terrorisme dans une grande ville française. On connaît le résultat : une victoire acquise en quelques semaines, mais un désastre stratégique et psychologique dont l’armée s’est difficilement remise. À l’heure où la menace du terrorisme est présentée à nouveau comme menace majeure, voire unique, et où la tentation est forte d’employer tous les moyens pour s’en préserver, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette expérience.
En 1957, le gouvernement fait appel à l’armée parce qu’il est désemparé face au phénomène du terrorisme urbain qui frappe Alger, menace nouvelle et d’une grande ampleur non pas par le nombre de victimes qu’occasionne chaque attentat, très inférieur par exemple aux attaques de Madrid en 2004 ou à New York en 2001, mais par leur multiplication. A partir de septembre 1956 et pendant plus d’un an, cette ville de 900 000 habitants est en effet frappée en moyenne chaque jour par deux attaques qui font, toujours en moyenne, un mort et deux blessés.
Les forces de police ne parviennent pas à faire face au problème, car elles sont paralysées par trois facteurs : la multiplicité et la rivalité des services (RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie), la méconnaissance du phénomène et la compromission avec la population européenne dont elle est majoritairement issue. Elle se retrouve donc à la fois décrédibilisée pour son inefficacité du côté « européen », selon les appellations de l’époque, et pour sa partialité du côté « musulman », 400 000 habitants dont 80 000 dans le labyrinthe de la Casbah. Le 10 août 1956, les Musulmans ont été victimes rue de Thèbes dans la Casbah du pire attentat de toute la période avec officiellement 16 morts mais sans aucun doute beaucoup plus, une attaque dont les auteurs, des « ultras » partisans de l’Algérie française, ont été mollement poursuivis. Les Musulmans sont exaspérés aussi de l’inaction policière face aux « ratonnades » qui suivent souvent les attentats et qui occasionnent au moins autant de victimes innocentes que ces mêmes attentats. De ce fait et autant que par sympathie idéologique ou par peur, cette population musulmane accepte bon gré mal gré la mainmise du FLN.
Dans ces conditions et alors que le FLN lance la menace d’une grève générale, le ministre-résidant Robert Lacoste, estime n’avoir pas d’autre solutions que de faire appel à l’armée et notamment à la 10e division parachutiste du général Massu, dont on a pu constater l’efficacité dans le « djebel ». Dans son esprit, c’est la suite logique du glissement opérée depuis 1954 lorsque les militaires ont été engagées dans des opérations ipso facto de sécurité intérieure puisqu’on leur refusait le titre de « guerre ». Cette décision ne suscite que peu d’opposition politique.
Le 7 janvier 1957, le préfet du département d’Alger signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi : « Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile ».Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit pour se lancer immédiatement dans une énorme perquisition au sein de la Casbah. A la fin du mois de janvier, ils brisent par la force la grève générale, au mépris de la loi et à la satisfaction de tous.
Logique militaire contre logique policière
Dès son arrivée à Alger, le général Massu donne la méthode à suivre : « Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire !
Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger. »
Toute l’ambiguïté de l’action policière effectuée par des militaires est dans ce texte. Pour les parachutistes, qui reviennent amers de l’expédition ratée à Suez, Alger est un champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en employant tous les moyens possibles.
En réalité, cette opération mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La logique policière agit alors de manière linéaire ne cherchant pas à surmonter une dialectique adverse qui n’existe pas ou peu, mais à déceler et appréhender tous ceux qui ont transgressé la loi. Cette logique est soumise à la tendance bureaucratique à rechercher le 100 % d’efficacité et donc à réclamer toujours plus de moyens pour y parvenir et plus de liberté dans l’emploi de la force, avec cet inconvénient qu’à partir d’un certain seuil, les dépenses s’accroissent plus que proportionnellement aux résultats. La tentation est alors forte de les justifier en élargissant la notion de menace. Cette tendance reste cependant étroitement contrôlée de manière explicite par la loi, mais aussi normalement par une culture policière d’emploi minimal de la force.
Dans la logique militaire, selon l’expression de Clausewitz, c’est chaque adversaire qui fait la loi de l’autre et c’est cette dialectique qui freine la montée en puissance. En Algérie, après quelques succès, les grandes opérations motorisées de bouclage menées en 1955 ont rapidement perdu toute efficacité dès que les combattants ennemis ont appris à les déjouer. Sans cet échec, on aurait probablement éternellement continué dans cette voie jusqu’aux fameux et finalement inatteignables 100 % de succès.
A Alger, la dialectique est très réduite et la force militaire tend donc à monter très vite aux extrêmes d’autant plus que les freins qui existent pour la police sont beaucoup moins efficaces avec des militaires qui n’ont pas du tout le même rapport au droit. Dès les premières opérations de contre-guérilla en 1954, les unités de combat étaient stupéfaites de voir des gendarmes devoir les accompagner, dresser des procès-verbaux et compter les étuis après les combats. Dans le combat, elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires respectables, mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles ont vu par la suite que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », la plupart des unités ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en les tuant. Ce faisant, elles ont franchi une « ligne jaune » bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la logique d’efficacité militaire.
Avec les attentats d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique de duel pour frapper de manière atroce des innocents. Ajoutons enfin l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux soldats tués et cinq blessés) mais son âme.
La continuation de l’action policière par d’autres moyens
Le cadre légal de l’action de la division parachutiste est très large. Les quatre régiments parachutistes engagés peuvent appréhender en flagrant délit ou contrôler des groupes et agir sur renseignement avec des OPJ affectés à chacun d’eux.
Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Normalement, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures, mais le préfet délègue à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée pendant au maximum un mois. Cette assignation à résidence permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.
Forte de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. Le premier système, dit « de surface », consiste à protéger les sites sensibles et à quadriller la ville par des points de contrôle et plus de 200 patrouilles quotidiennes. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement et la Casbah est complètement bouclée. Ce contrôle constant en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN, mais il ne permet pas d’effectuer beaucoup d’arrestations.
Le démantèlement des réseaux est le fait de l’organisation « souterraine », c’est-à-dire d’abord de la structure de renseignement. Les renseignements proviennent de trois sources : la documentation, c’est-à-dire les fichiers (mais les services compétents sont réticents à coopérer) ou les documents du FLN ; la population, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre, et surtout les interrogatoires de suspects. Dans l’ambiance qui règne alors d’urgence, de lutte implacable contre un ennemi invisible et détesté et il faut bien le dire, de mépris vis-à-vis d’une population musulmane « moins française que les autres », les notions de suspects et d’interrogatoire se brouillent très vite. Tout musulman tend à être suspect et tout interrogatoire tend à devenir torture. Au sein de cette structure de renseignement, le commandant Aussaresses, est chargé des exécutions extrajudiciaires maquillées le plus souvent en suicide, comme celles du leader FLN Mohamed Larbi Ben M’hidi ou de l’avocat Ali Boumendjel.
Comme le souligne le général Massu dans son ordre d’opération, la traque des terroristes selon des méthodes inspirées de celle de la police n’est qu’un aspect du problème. Il faut aller beaucoup plus loin. Dans la trinité clausewitzienne, la force armée, le gouvernement et le peuple se renforcent et se contrôlent mutuellement. Lorsqu’une guerre est déclarée, les deux armées ennemies s’affrontent dans un duel gigantesque, et lorsqu’un vainqueur se dessine, le gouvernement vaincu et le peuple à sa suite se soumettent. Dans la « guerre contre-terroriste », on détruit les cellules tactiques ennemies mais aussi les chefs, avec qui il est hors de question de négocier. Si l’on veut mener une guerre, le seul pôle sur lequel on peut agir est donc la population. Combinant la recherche policière du 0 terroriste et la vision militaire de lutte collective, l’armée se lance dans le contrôle étroit du « peuple de l’ennemi » pour éviter qu’il sécrète à nouveau des « malfaisants ».
On s’engage donc dans une voie dont on ne cerne pas la fin et les contradictions. Outre que l’on n’hésite pas à brutaliser la population musulmane (plusieurs dizaines de milliers de suspects, innocents pour la très grande majorité, passeront par les centres de triage), on lui impose, sur l’initiative du colonel Trinquier, un dispositif d’autosurveillance inspiré des régimes totalitaires communistes qui ont tant marqué les vétérans d’Indochine. Dans le cadre de ce dispositif de protection urbaine (DPU), aussitôt surnommé Guépéou. Chaque maison de la Casbah ou des bidonvilles est numérotée et chacun de ses habitants est fiché. Des chefs d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons sont désignés (7 500 au total) avec l’obligation de tenir à jour des fiches de présence et de signaler tout mouvement, sous peine de sanctions. La mise en place du DPU permet ainsi de découvrir Ben M’Hidi.
Le DPU sert aussi de relais pour l’encadrement psychologique et administratif de la population. En s’immisçant dans tous les aspects de la vie, avec la création de sections administratives urbaines (SAU), d’organisations d’anciens combattants, de « cercles féminins » (où les femmes reçoivent un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales) et en inondant la ville de photos, affiches, tracts, messages par radio, journaux ou cinémas itinérants, on espère gagner « la bataille des cœurs et des esprits ». Cette mainmise permet aux parachutistes de devenir à leur tour des « poissons dans l’eau » même s’il s’agit surtout de poissons prédateurs.
Cela n’empêche pas Yacef Saadi, le chef du réseau « bombes » à Alger d’organiser à nouveau une série d’attentats atroces. Les 4 et 9 juin, Saadi et ses poseurs de bombes, souvent des porteuses pour moins attirer la méfiance, tuent 18 personnes et en blessent près de 200. Cette fois le général Massu fait appel au colonel Godard pour organiser les opérations. Godard, futur membre de l’OAS, est très hostile aux méthodes employées précédemment et notamment l’usage de la torture. Trinquier et Aussaresses sont écartés au profit du capitaine Léger qui parvient à organiser de spectaculaires opérations d’infiltration et d’intoxication des réseaux du FLN, la fameuse « bleuite ». Même s’il y aura quelques attaques l’année suivante, la bataille d’Alger se termine en octobre 1957, avec l’arrestation de Yacef Saadi et la mort du tueur Ali-la-pointe.
La méthode, souvent brutale, a été tactiquement efficace. Le réseau « bombes » est démantelé une première fois en février 1957 puis à nouveau en octobre. Le comité exécutif du FLN, privé de Ben M’Hidi s’est enfui pour la Tunisie. Officiellement, jusqu’à la fin mars, la 10e DP a tué 200 membres du FLN et arrêté 1 827 autres, mais beaucoup plus selon d’autres sources comme Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui font aussi l’objet de controverses.
Mais si la victoire immédiate sur le terrorisme est flagrante, il est probable que les méthodes employées, quoique souvent moins dures que celles du camp d’en face y compris contre les siens, ont contribué encore à pousser la population musulmane dans le camp ennemi. La polémique qui naît sur les méthodes employées va également empoisonner l’action militaire jusqu’à la délégitimer gravement.
En interne, le malaise est aussi très sensible du fait du mélange des genres. D’un côté, certains ne se remettront pas de leur engagement dans l’action policière poussée à fond alors que d’autres souffriront au contraire de ce non-combat si contraire à l’éthique militaire et si frustrant. Cela se traduit parfois par des bouffées de violence comme en juin 1957, lorsque trois parachutistes agressés depuis une voiture se ruent dans un hammam et tuent plusieurs dizaines d'innocents. Bien qu’infiniment moins meurtrière pour eux que les batailles de 1944-1945 par exemple, les soldats français gardent un souvenir détestable de cette période jusqu’à l’incruster profondément dans l’inconscient collectif.
En guise de conclusion, voici ce que disait le colonel Bigeard à ses hommes en juillet 1957 avant de reprendre un « tour » à Alger. Cela résume assez bien la problématique des unités de combat engagées contre les organisations armées pratiquant le terrorisme : « Nous avons deux éventualités possibles pour « tuer » notre période d’Alger : la première peut consister à se contenter du travail en surface, en évitant de se compromettre, en jouant intelligemment sans prendre de risques, comme beaucoup hélas ! savent trop bien le faire ; la seconde, jouer le jeu à fond, proprement, sans tricher, en ayant pour seul but : détruire, casser les cellules FLN, mettre à jour la résistance rebelle d’une façon intelligente, en frappant juste et fort. Nous adopterons immédiatement la seconde. Pourquoi ? parce que c’est une lâcheté de ne pas le faire. […] Il y a ces articles de presse qui nous calomnient. Il y a ceux qui ne prennent aucune position et qui attendent. Si nous gagnons, ils seront nos défenseurs ; si nous perdons, ils nous enfonceront. Les directives concernant cette guerre, les ordres écrits n’existent pas et pour cause ! Je ne peux vous donner des ordres se référant à telle ou telle note de base…Peu importe ! Vous agirez, avec cœur et conscience, proprement. Vous interrogerez durement les vrais coupables avec les moyens bien connus qui nous répugnent. Dans l’action du régiment, je serai le seul responsable. »
À la tombée de la nuit, les survivants se replient, en subissant encore de nombreuses pertes, la plupart par pannes. Au total, un quart des membres d’équipage ont été tués ou blessés et 76 chars ont été perdus, dont 56 par l’artillerie allemande et parmi eux 35 ont pris feu. Le groupement du commandant Bossut, lui-même tué dans son char, a été détruit pour un effet nul. L’enthousiasme qu’avait suscité cette « Artillerie spéciale » (AS) retombe d’un coup et se transforme en hostilité devant ce « gâchis de ressources ».
Comment expliquer cet échec d’une innovation pourtant si prometteuse ?
Revenons un peu plus d’un an en arrière. L’idée d’un engin à chenilles à vocation militaire apparaît dès le début XXe siècle dans le cadre du bouillonnement d’expérimentations autour du moteur à explosion. Plusieurs projets industriels apparaissent qui ne trouvent aucune application, car nulle part on ne parvient à connecter ces lourds, lents et peu fiables engins à un besoin. Ce besoin apparaît finalement avec la fixation du front à partir de l’automne 1914 lorsqu’il s’agit de neutraliser des nids de mitrailleuses ennemies, solidement retranchés et protégés par des réseaux de fils de fer barbelés. Stimulée par l’urgence, l’offre technique est très importante en France. Les projets présentés souffrent cependant de méconnaître les réalités du front et, jusqu’aux travaux de la société Schneider, de ne pas utiliser la chenille. Du côté de la « demande », le Grand quartier général (GQG) attend d’avoir exploité toutes les solutions conformes au paradigme en vigueur avant de regarder des solutions nouvelles, ce qui survient après le désastre de l’« offensive décisive » de septembre 1915.
C’est dans ce contexte que le colonel Estienne écrit le 6 décembre 1915 au général en chef : « je regarde comme possible la réalisation de véhicules àtraction mécanique permettant de transporter àtravers tous les obstacles et sous le feu, à une vitesse supérieure à 6 kilomètres à l’heure, de l’infanterie avec armes et bagages, et du canon ».
Estienne possède alors toutes les qualités pour défendre un projet innovant. Polytechnicien, il a reçu une solide formation scientifique qu’il met au service d’un esprit créatif. Dans sa carrière d’artilleur, de multiples inventions lui ont donné une notoriété qui lui vaut de recevoir, en 1909, la mission d’organiser à Vincennes un centre d’aviation où il développe ses idées sur le réglage aérien de l’artillerie, idées qu’il concrétise le 6 septembre 1914, à Montceaux-les-provins, avec les deux aéroplanes qu’il a fait réaliser. Point particulier, il sert alors à la 6e Division d’Infanterie (DI) sous les ordres du général Pétain, avec qui il continue à entretenir par la suite des relations. Grâce à son réseau, Estienne connaît le projet d’engin de la société Schneider qui correspond le moins mal à son idée et lorsqu’il parle, il est plus facilement écouté que les centaines d’autres colonels de l’armée française. Estienne réussit ainsi à persuader Joffre de demander, dès le 31 janvier 1916, la fabrication rapide de 400 cuirassés Schneider.
Le problème est que la Direction du Service Automobile (DSA), au sein du ministère de la Guerre prend ombrage. Ce n’est pas aux opérationnels de décider du choix de moyens, mais au ministère de la Guerre en liaison avec celui de l’Armement ! La DSA ne peut contrecarrer le projet de la coalition Joffre-Estienne-Pétain-député Breton-société Schneider, déjà approuvé et financé, mais elle peut essayer de le neutraliser. La nouvelle coalition qui réunit Albert Thomas, ministre de l’Armement, et le général Mourret, de la DSA, parvient à obtenir que le projet de chars Schneider soit confié une commission excluant Estienne, et commande également à 400 exemplaires son propre char à la société Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt dite « Saint-Chamond », rivale de Schneider et où officie un autre artilleur célèbre : le colonel Rimailho. Après une bataille de périmètres, Estienne obtient cependant en septembre le commandement de l’Artillerie d’assaut (ou spéciale, AS). L’AS est rattachée au GQG pour emploi, mais dépend organiquement jusqu’en janvier 1918 du ministère de l’Armement, à
Le premier groupe de chars, des Schneider, est créé le 7 octobre 1916, soit seulement dix mois après le lancement du projet, une performance remarquable due en grande partie au pragmatisme d’Estienne qui n’attend pas, contrairement à ce que fera systématiquement la DSA, le char de ses rêves, mais adapte l’existant en l’occurrence le projet de l’ingénieur Brillié, extrapolation des idées du député Breton et du tracteur d’agriculture « Baby Holt ». La DSA par sa bureaucratie, exigeant de refaire les essais de Schneider pour aboutir aux mêmes conclusions, n’aura retardé le projet que de six semaines. Quant au projet Saint-Chamond beaucoup plus sophistiqué, il ne sera pas prêt à temps pour les combats du printemps. Et quand il sera prêt, on s’apercevra que son châssis a été mal conçu et qu’il est peu utilisable. On notera aussi que le ministère de l’Armement, tout au respect de sa commande d’engins, néglige tout son environnement de pièces détachées, ce qui provoquera au bout du compte autant de chars immobilisés que l’action de l’ennemi.
Alors que la première génération d’engins est lancée. Estienne et la DSA imaginent déjà la suivante. Le premier veut un engin léger et transportable par camions, ce sera le FT-17 un des instruments de la victoire. La seconde, significativement, préfère un engin très lourd et très puissant, ce sera le char 2C un monstre d’ingénierie qui n’apparaîtra qu’après la guerre et ne servira jamais à rien. Entre temps, de toute façon, le haut-commandement a changé et Nivelle, nouveau général en chef, a placé en priorité absolue un programme de 850 tracteurs d’artillerie qui à partir du début 1917 freine considérablement la production de chars moyens et stoppe les débuts du char léger. Ce projet de tracteurs sera un échec.
Tactiquement tout est à inventer. Le laboratoire de l’AS est à Champlieu près de Compiègne. Les hommes arrivent à partir d’août 1916. Volontaires venus de toutes les armes, ce sont d’abord des « émigrés » internes. Dans le corps des officiers, deux catégories dominent. Les premiers sont officiers de « complément » (réservistes) ou issus du rang. Victimes d’un ostracisme de la part des officiers de carrière, ils sont attirés par les armes nouvelles, là où personne ne peut revendiquer une supériorité sur eux. Pour le député Abel Ferry, « les chars d’assaut sont une invention d’officiers combattants, de réservistes, de gens de l’arrière. Ils ne sont pas nés spontanément de la méditation du haut-commandement ». On rappellera d’ailleurs que le premier emploi militaire d’engins chenillés en France semble d’ailleurs être l’initiative du réserviste Cailloux, dans les Vosges au printemps 1915.
Le deuxième groupe important est formé par les cavaliers. Disponibles, car inemployés dans la guerre de tranchées, les cavaliers, essaiment dans les autres armes, où ils arrivent avec leur culture d’origine, mais aussi leurs frustrations. Dans l’Aéronautique, comme dans l’AS, ils reproduisent des schémas très offensifs faits de charges ou de duels et rechignent à la coopération avec les autres armes. Au-dessus des portes du manège de l’École militaire à Paris on trouve deux noms : Du Peuty et Bossut. En fait, il s’agit de deux cavaliers qui ont quitté les chevaux pour les avions dans le premier cas, et les chars dans le second. Déjàcélèbre avant-guerre pour ses qualités hippiques, véritable héros plusieurs fois cité en 1914, Bossut commandera donc le principal groupement de chars à Berry-au-Bac, mais il aura eu auparavant une grande influence sur les orientations de l’AS.
C’est avec tous ces hommes que l’on s’efforce de déterminer une doctrine d’emploi. On tire des enseignements des multiples exercices menés sur les polygones du camp de Champlieu, avec cette particularité qu’ils manquent un peu de réalisme. Après coup, le lieutenant Chenu, un des premiers officiers de chars, évoquera l’illusion des tranchées ennemies, « réseau idéal et géométrique, facile àfranchir par les chars ». On s’intéresse aussi beaucoup à l’expérience des Britanniques qui ont été les premiers à utiliser des chars, sans grand succès, sur le champ de bataille de la Somme. La coopération entre les Alliés sera toujours excellente en la matière. En août 1918, on finira par créer un Centre interalliés à Recloses, regroupant plusieurs bataillons de chars et d’infanterie des différentes nations afin de mettre en commun connaissances et expérimentations.
On fixe rapidement les structures. Les cellules tactiques de base sont les batteries à 4 chars, réunies par 4 dans des groupes. Le 31 mars 1917, l’A.S. dispose de 13 groupes Schneider et de 2 groupes Saint-Chamond incomplets. Ces groupes forment des groupements de taille variable. Pour faciliter la progression des chars, le commandant Bossut suggère la formation d’une infanterie d’accompagnement : ce sera le 17e Bataillon de chasseurs à pied (BCP) dont chaque compagnie d’infanterie est affectée à chaque groupe d’attaque. Elle se fractionne ensuite en « groupes d’élite » de trois hommes chargés d’accompagner chaque engin et en sections d’accompagnement pour l’aménagement des passages sur les tranchées. Pour une raison mystérieuse, le 17e BCP ne sera finalement pas engagé avec les chars dans l’offensive d’avril et remplacé au dernier moment par une unité sommairement formée.
Reste encore à déterminer comment utiliser ces chars qui peuvent tirer efficacement qu’à 200 mètres pour les Schneider et ne peuvent parcourir que 30 kilomètres, retour compris. Il n’y alors que deux possibilités. La première est l’accompagnement. Dans ce cas, les engins avancent au rythme des fantassins pour les aider à détruire les résistances. Dans ce cas, ils peuvent être dispersés dans les unités d’infanterie. La deuxième est la charge. Les chars profitent alors de leur blindage pour foncer le plus loin possible à l’intérieur des positions adverses. Il vaut mieux alors les employer en masse pour accentuer l’effet moral et pouvoir s’appuyer mutuellement. En revanche, il est inconcevable d’imaginer les Schneider et Saint-Chamond exploiter en profondeur une rupture du front ou effectuer des missions de reconnaissance. Pour Bossut, les choses sont claires lorsqu’il est affecté à la 5e armée avec sept groupes : « le char c’est un cheval avec lequel on charge »,écrit-il à son frère. On ira aussi vite que possible et l’infanterie fera aussi vite qu’elle pourra, et lui-même « sabrera » avec ses hommes alors que son rôle était plutôt de rester au poste de commandement de l’armée pour essayer de coordonner l’action des chars avec celle des autres armes. Sa citation posthume exprime l’esprit de beaucoup d’officiers de l’AS de cette époque : « Après avoir donné tout son grand cœur de soldat, de cavalier intrépide, est glorieusement tombé en entraînant ses chars dans une chevauchée héroïque aux dernières lignes ennemies ».
On connaît donc la suite. La première bataille est un révélateur de forces et faiblesses. Là les faiblesses cachées, vulnérabilités techniques et absence de coordination avec les autres armes, étaient les plus nombreuses. Cet échec initial montre la difficulté à appréhender à priori toute la complexité de l’emploi d’un nouveau système tactique. L’échec semble donc être la norme dans l’emploi initial d’une arme de création trop récente. Ces problèmes de jeunesse peuvent être fatals pour l’organisation. C’est presque le cas pour l’AS qui est finalement sauvée par sa réactivité et un retour d’expérience rapide, propres aux petites structures. L’AS est engagée une deuxième fois le 5 mai aux alentours du moulin de Laffaux, non plus en « cavalier seul », mais en appuyant étroitement l’infanterie. Chaque batterie de chars est affectée à une unité d’infanterie nommément désignée pour neutralise des objectifs précis. Les tirs d’artillerie (aveuglement des observatoires, contrebatterie) sont préparés avec soin ; un avion d’observation est chargéde renseigner le commandement sur la progression des engins et de signaler à l’artillerie les pièces antichars. Le 17eBCP est réemployé dans son rôle d’accompagnement. Dans la soirée du 5 mai, les résultats de la VIe armée sont limités, mais dus, pour une large part, à l’action des chars. Les interventions multiples de 12 Schneider jusqu’à plus de 3 kilomètres de la ligne de départ ont permis d’ouvrir des brèches dans les réseaux, de neutraliser de nombreuses mitrailleuses et de repousser plusieurs contre-attaques allemandes. En revanche le premier engagement d’un groupe de chars Saint-Chamond a obéi au principe de l’échec initial. Pour aligner seize engins, il a fallu en « cannibaliser » autant à Champlieu. Sur ce nombre, douze ont pu arriver en position d’attente, neuf prendre le départ et un seul franchir la première tranchée allemande. Au total, les pertes définitives en chars des deux types se limitent à trois engins. L’action redonne confiance dans l’AS.
Ce petit succès tactique et le soutien de Pétain nouveau général en chef permettent de sauver l’AS alors très menacée, mais les dégâts organisationnels vont être importants. La production est presque arrêtée pendant plusieurs mois et la DSA profite de l’occasion pour obtenir la suspension du programme de chars légers, dont les premiers engins ne pourront être engagés qu’en mai 1918. Mais les effets de la « première impression » vont avoir des effets à long terme. En 1935, au terme d’un récit consacré à l’attaque de Berry au Bac, dans
Les missions données dépendent souvent de l’endroit où l’on perçoit les plus fortes menaces ou éventuellement les plus grands intérêts à conquérir ou préserver. Pour un pays comme la France, ces endroits stratégiques sont au nombre de trois : la nation elle-même, l’« arène » où s’affrontent les États du « système-monde » décrit par Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein, comme le groupe de puissances qui domine et structure le reste du monde, et enfin la périphérie de ce même système-monde. Cela correspond sensiblement aux trois cercles d’intérêt stratégique décrit par Lucien Poirier.
Ce qu’est capable de faire réellement une armée dépend de son capital de compétences et d’équipements ainsi que des ressources allouées pour qu’il puisse fonctionner. Ce capital doit normalement correspondre à l’emploi prévu, mais pour peu que les ressources diminuent et/ou que cet emploi change brutalement et une armée se trouve en décalage avec les besoins stratégiques. Or, les emplois changent souvent, au rythme des variations du contexte politico-économique du système-monde.
Un changement de priorité tous les vingt ans
De la fin des guerres de Premier Empire à celle de la Première Guerre mondiale, l’emploi des forces armées françaises est manifestement corrélé avec l’activité économique générale selon les cycles mis en évidence par Nikolaï Kondratieff en 1926, avec leur phases de croissance (phase A) et de dépression (phase B) d’une vingtaine d’années chacune, car cette activité économique influe beaucoup sur les relations entre les puissances européennes.
Après la période belliqueuse de la Révolution et de l’Empire, qui correspond à une phase de croissance économique (phase A de Kondratieff), les grands États européens, et particulièrement la France, sortent épuisés et crise économique (phase B). Ils ne se font plus la guerre et tentent de réguler leurs relations dans le système de sécurité collective de la Sainte-Alliance. Dans ce cadre général, les préoccupations politiques du régime de la Restauration puis de la Monarchie de juillet sont essentiellement intérieures. L’armée y est d’abord une force de maintien de l’ordre, mission principale qui se double parfois de petites expéditions à l’étranger, dont certaines, en Grèce ou Belgique, relèvent déjà d’opérations de police internationale puisqu’il n’y a pas d’ennemi désigné et que les combats y sont rares. La grande guerre de l’époque est périphérique et se déroule en Algérie.
À partir de la fin des années 1840, la tendance économique s’inverse (phase A). Les États européens se raffermissent et commencent à disposer de ressources importantes qui leur permettent d’en consacrer une part importante à poursuivre des ambitions extérieures. La France du Second Empire multiplie les expéditions lointaines de guerre du Sénégal à la Corée en passant par le Mexique, ou « à but humanitaire » comme en Syrie. Elle intervient surtout dans l’arène des puissances qui réapparaît. De 1853 à 1871, France affronte successivement la Russie, l’empire d’Autriche et les États allemands.
La « grande dépression » qui débute en 1873 s’accompagne d’une décroissance guerrière dans une Europe qui retrouve des règles collectives de gestion de crises. Les ressources des États diminuent. La France réorganise son armée et prépare la « revanche », mais la posture est défensive en Europe et offensive dans le reste du monde. L’empire colonial est conquis à 80 % de 1880 à 1900. Alors que la phase de dépression est au plus bas au tournant du siècle, les problèmes sociaux sont aussi à leur maximum et l’armée est engagée dans des missions de maintien de l’ordre pendant quelques années critiques.
Dans les années qui suivent, le retour de la prospérité en Europe avec une nouvelle phase A voit aussi le retour du nationalisme et la réapparition des conflits jusqu’à
Toutes les puissances européennes évoluant dans le même contexte, les politiques militaires ont tendu à se ressembler et même à former des « courses » (aux armements, aux colonies) dangereuses dans l’arène lors des phases de croissance ou dans la périphérie lors des phases de dépression.
Des anomalies dans les cycles
La période qui suit la Première Guerre mondiale semble d’abord obéir aux tendances précédentes. C’est une phase B. La tendance dans les démocraties est à la réduction drastique des armées et à la « mise hors la loi de la guerre ». On croit à nouveau à la régulation internationale des conflits. Les accords de Locarno en 1925 normalisent apparemment les relations avec l’Allemagne.
Pour les armées françaises si la menace allemande est écartée, il faut s’engager activement dans des opérations de stabilisation (Hongrie, Silésie, Ruhr) ou de guerre périphérique (Odessa, Rif, Syrie) jusqu’en 1927. Une grande partie des ressources comptées est ensuite consacrée à la construction d’une grande ligne défensive. À ce moment-là, personne ne songe à une nouvelle guerre entre puissances.
Dans la logique des cycles précédents, la guerre entre les puissances aurait dû réapparaître dans les années 1950. Elle réapparaît plus tôt, car certains États ne « jouent pas le jeu ». L’Union soviétique n’est pas soumise aux mêmes fluctuations que les économies capitalistes et en Occident la crise contribue à l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’un autre régime totalitaire qui, de manière apparemment contracyclique, investit dans l’outil militaire. On constate alors que dans certaines circonstances « beurre et canon » ne sont pas forcément incompatibles. Forcées par la nouvelle menace, les démocraties investissent aussi dans leurs forces armées, mais plus tardivement et avec réticences. Leur politique d’« apaisement » ne fait que stimuler l’agressivité d’Hitler jusqu’à la guerre et le désastre.
La Seconde Guerre mondiale est donc une anomalie puisqu’elle se déroule en plein bas d’une phase B. À son issue, la croissance économique repart à la hausse avec une phase A longue et très soutenue jusqu’au début des années 1970. Dans la logique des cycles précédents, ce sont les conflits périphériques que l’on aurait dû voir dans les années 1940. Ils apparaissent avec quelques années de décalage. L’armée française combat en Indochine puis en Algérie. Ce dernier conflit peut même apparaître comme une autre anomalie puisqu’il intervient au moment où la puissance coloniale bénéficie à plein de la croissance économique et peut soutenir un effort de guerre important. Le « sens de l’histoire » n’est pas forcément celui de l’économie.
L’arène des puissances est rouverte depuis la fin des années 1940, mais elle s’effectue en « ambiance nucléaire ». Par un effet gravitationnel inverse qui tend à écarter le risque d’agression majeure de toute nation qui la possède, l’arme nucléaire maintient les deux blocs en une longue apesanteur guerrière, mais pas les tensions et les confrontations « sous le seuil ».
Dans les années 1960, la France redéploie son effort militaire de manière typique du contexte politico-économique en se consacrant sur la défense du territoire et de ses approches face à la puissance soviétique, mais de façon originale par une opération des moyens. La création d’un arsenal nucléaire et des forces conventionnelles associées constituent en effet alors une fin en soi stratégique, puisque l’objectif premier est de dissuader. On conserve une capacité d’intervention au loin, mais cette fonction est alors marginale.
La phase B du cycle Kondratieff commence en 1973 pour se terminer à la fin du siècle. Les ressources diminuent et le modèle de forces français est de plus en plus difficile à soutenir financièrement. Dans le même temps, le nombre de missions périphériques s’accroit, qu’il s’agisse de lutter contre des organisations armées, de se confronter à certains États comme la Libye ou l’Iran ou, de plus en plus, d’effectuer des missions de police internationale (maintien de la paix, ingérence humanitaire, stabilisation). Plus de vingt ans après la guerre d’Algérie, on engage même les forces armées sur le territoire national par intermittence d’abord puis de manière permanente à partir de 1995. Ce sont des tendances finalement assez typiques des phases B. Elles s’accentuent encore plus après l’effondrement de l’Union soviétique.
En 1991, l’arène des puissances disparaît d’un coup au profit d’une hégémonie américaine. Le « nouvel ordre mondial » régule les relations d’un monde de plus en plus unifié selon le modèle libéral démocratique. En France, la mission première de défense des frontières par la dissuasion se réduit d’autant plus vite que les ressources manquent. La 1re armée française est dissoute et la force nucléaire réduite de moitié. Seules les opérations périphériques sont envisagées que ce soit dans le cadre de coalitions contre des États-voyous ou, préférentiellement, pour mener des opérations de gestion de crise. Après plus de 15 ans de guerres de décolonisation, et presque 30 ans de dissuasion, on se lance pour un long cycle d’intervention.
Dans le nouveau siècle
Le tournant du XXIe siècle est aussi un retournement de cycle. Le nombre de conflits entre États atteint un niveau historiquement bas, mais le nombre de conflits internes opposant des États affaiblis à des organisations armées renforcées par la mondialisation s’est accru. Ce nouveau cycle A favorise le développement ou le retour des puissances comme la Chine ou la Russie, mais aussi, et c’est nouveau, celui d’organisations armées non étatiques. L’année 2011, avec le désengagement des grands conflits périphériques en Irak et en Afghanistan contre des organisations armées, et la dernière guerre contre un État-voyou, le régime du colonel Kadhafi, clôt une époque. Assez logiquement, on assiste donc à une nouvelle compétition des puissances, toujours sous contrainte nucléaire. Après une longue crise, la France réinvestit dans ses forces armées, pour continuer le combat contre les organisations armées et se confronter à d’autres États.
Il ressort de ce panorama que les contextes politico-économiques internationaux changent assez fortement selon des cycles de 20 à 30 ans. Chacun de ces cycles correspond à une mission prioritaire donnée aux forces armées accompagnée souvent d’une ou deux missions secondaires. Il existe donc deux problèmes. Le premier est celui de la conjonction de plusieurs emplois simultanés différents et souvent concurrents. On a pu concevoir un modèle de forces spécialisées, armée coloniale ou gendarmerie mobile par exemple, mais c’était une solution riche, une solution de phase A. Dans les phases B, on a souvent préféré un modèle polyvalent capable de passer rapidement d’une mission à l’autre, mais au risque, deuxième problème, d’avoir à gérer des crises d’adaptation. Quand on a par exemple des systèmes d’armes qui durent 60 ans de la conception au retrait, il faut s’attendre à ce qu’ils traversent plusieurs cycles stratégiques.
Les années 2020 semblent à cet égard particulièrement délicates. Au tournant d’un cycle haut, il faudra vraisemblablement faire face à de fortes tensions entre grands États avant de parvenir dans les années 2030 à de nouvelles formes de coopération face à une situation économique et écologique difficile. Cette situation sera probablement porteuse de nouvelles crises périphériques dans lesquelles il faudra intervenir. Ce sont des défis difficiles à relever, avec des budgets qui ne peuvent manquer de stagner. Il faudra donc, plus que jamais, faire preuve d’intelligence.
Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, Editions La Découverte, 2006.
Luigi Scandella, Le Kondratieff-Essai de théorie des cycles longs économiques et politiques, Economica, 1998.
Bernard Wicht, Guerre et hégémonie-L’éclairage de la longue durée, Georg Editeur, 2002.
Joshua Goldstein, Long Cycles: Prosperity and War in the Modern Age, Yale University Press, 1988.
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Date de fin : 30 novembre 2020
Et nous avons des caporaux doux comme des agneaux Merci à Michael Bourlet |