Lateo.net - Flux RSS en pagaille (pour en ajouter : @ moi)

🔒
❌ À propos de FreshRSS
Il y a de nouveaux articles disponibles, cliquez pour rafraîchir la page.
À partir d’avant-hierContrepoints

Mort de Navalny, colère agricole, guerre en Ukraine : ce qu’on retiendra de février 2024

Ukraine : inquiétude sur le front et à l’arrière

Le mois de février aura vu s’accumuler les mauvaises nouvelles pour l’Ukraine. Son armée est confrontée à une pénurie grave de munitions qui amène désormais en maints endroits de ce front de 1000 km le « rapport de feu » (nombre d’obus tirés par l’ennemi vs nombre d’obus qu’on tire soi-même) à près de dix contre un. Ce qui a contribué, après deux mois d’intenses combats et de pertes élevées, jusqu’à 240 chars russes, selon Kyiv, à la chute d’Adviivka, vendredi dernier. La conquête de cette ville que les Ukrainiens avaient repris aux forces soutenues par Moscou il y a dix ans constitue un gain politique pour le Kremlin à un mois d’une présidentielle au demeurant jouée d’avance ; aucun candidat vraiment d’opposition n’a été validé et tous les trouble-fêtes peuvent avoir en tête le sort d’Alexeï Navalny, décédé dans des circonstances qui restent à élucider dans un pénitencier de l’Arctique russe, le genre d’endroit où le régime enferme ceux qu’il ne souhaite pas voir vivre trop longtemps. La reprise d’Adviivka constitue aussi un gain tactique pour le Kremlin, puisqu’il rapproche le front de nœuds logistiques de l’armée ukrainienne.

Si Moscou, qui a perdu beaucoup d’hommes (vraisemblablement 300 000 à 500 000 hors de combats depuis le début de la guerre il y a deux ans), ne semble pas en position de percer la ligne de défense ukrainienne, il pourrait faire perdre du terrain à Kyiv en d’autres endroits, même si les opérations offensives sont désormais très compliquées, puisque le champ de bataille est devenu très transparent à cause de l’utilisation de simples drones d’observations capables de repérer le moindre char d’assaut ou groupe de fantassins. Seul lot de consolation pour l’Ukraine : elle a gagné, loin des projecteurs médiatiques, la « bataille de la mer Noire » en repoussant ces derniers mois les navires russes loin des corridors indispensables à l’exportation de ses céréales, et en coulant plusieurs navires, dont encore un il y a dix jours.

Autre revers pour Kyiv, l’aide cruciale de 60 milliards de dollars sur laquelle la Maison Blanche et les Républicains travaillent depuis des mois, est encalminée au Congrès. Certes, 22 sénateurs républicains sur 48, animés traditionnellement par une solide culture géopolitique héritée de la Guerre froide, et peu sensibles aux intimidations de Donald Trump, ont voté récemment pour ce paquet. Mais la majorité républicaine à la Chambre des représentants bloque toujours le texte sur instruction de Trump. Ce dernier ne veut en aucun cas faire cadeau d’un victoire politique à Joe Biden, à moins de neuf mois de la présidentielle qui verra certainement s’affronter les deux hommes. La Maison Blanche avait, erreur tactique, cru pouvoir obtenir un feu vert sur l’aide à l’Ukraine en la liant à celle à Israël et Taïwan, deux chevaux de bataille des Républicains, en sus de mesures sur l’immigration illégale en provenance du Mexique, sujet prioritaire des électeurs. Mais c’était prendre le risque de voir l’aide à Kyiv devenir otage d’autres sujets, ce qui n’a pas manqué d’arriver. L’administration Biden a, enfin, compris le danger et accepté il y a dix jours de dissocier un peu ces sujets ; mais trop tard, les trumpistes ont compris qu’ils tenaient là de quoi faire mordre la poussière à Biden, au risque de faire un cadeau au Kremlin, sous réserve que le deep state sécuritaire républicain ne se réveille pas.

Vague lueur d’espoir pour Kyiv toutefois, Donald Trump a laissé entendre récemment qu’il n’objecterait pas à une aide militaire à l’Ukraine si elle se faisait uniquement sous forme de prêts (ce qui est déjà le cas, en fait, pour un quart à un tiers de l’aide militaire occidentale). L’Europe va aussi s’efforcer de passer à la vitesse supérieure, malgré ses goulets d’étranglement dans la production, notamment d’obus, comme l’illustre la décision spectaculaire du Danemark, samedi, d’offrir l’intégralité de son artillerie à l’Ukraine, convaincue qu’en fait Kyiv défend le continent face aux ambitions du Kremlin.

Devant ces revers, comme régulièrement depuis le début de la guerre déclenchée il y a deux ans, samedi prochain, de beaux esprits évoquent une « fatigue » dans l’opinion publique occidentale, où pourtant les sondages indiquent toujours un soutien à l’Ukraine oscillant entre 60 et 75 % suivant les pays, ainsi que la nécessité d’une négociation. Certes, mais avec qui et sur quoi ?

En effet, un accord signé avec Poutine vaut-il plus que le papier sur lequel il est écrit ? Il a déchiré la quasi-totalité des traités signés par son pays depuis 1999. Et a assumé, c’est passé inaperçu, lors de son récent entretien avec le journaliste américain Tucker Carlson, qu’il n’avait « pas encore atteint ses buts de guerre en Ukraine ». En clair, l’annexion de quatre régions ukrainiennes ne lui suffit pas. Voilà pour les naïfs, voire pas si naïfs, qui prétendent que le Kremlin serait prêt à signer la paix en échange de quelques gains territoriaux. Ce que veut Poutine est clairement vassaliser l’ensemble de l’Ukraine et ridiculiser l’OTAN.

Dernier sujet préoccupant pour Kyiv, le président Volodymyr Zelensky, a limogé récemment son chef d’état-major, Valery Zaloujny, très populaire dans l’opinion, mais aussi et surtout parmi les soldats, pour le remplacer par Oleksandr Syrsky, unanimement détesté des hommes sur le front. Inquiétant, même si les dissensions sont au demeurant normales par temps de guerre. On oublie par exemple que, malgré l’union sacrée, le cabinet de guerre français a sauté trois fois suite à des désaccords sur la conduite des opérations et les buts de guerre en 14-18… Le défi pour l’Ukraine sera de changer de doctrine de combat, suite à l’échec de sa contre-offensive de juin-août, pour intégrer les nouvelles technologies : drones tueurs, brouillage des fréquences ennemies, ébauche d’utilisation d’intelligence artificielle (des pays occidentaux travaillent à fournir des essaims de drones bon marché opérant de manière synchronisée par utilisation de programmes d’AI simples).

 

Gaza : l’impasse

À court terme aucune issue, ni même une pause dans le conflit entre Israël et le Hamas ne semble être envisageable. Les négociations, qui avaient repris le 6 février au Caire sous médiation qatari, égyptienne et américaine en vue d’une pause de six semaines (à ne pas confondre avec un cessez-le-feu, qui suppose un arrêt indéfini des combats) en échange de la libération de tout ou partie des 100 otages que le Hamas détient encore, ont été interrompues il y a quelques jours. Le Hamas exige aussi la libération de centaines de ses militants détenus en Israël, dont des meurtriers, ce qui est une ligne rouge pour Jérusalem dont la majorité de l’opinion, selon les sondages, juge prioritaire d’éliminer le Hamas plutôt que de libérer les otages.

Le Premier ministre israélien se dit d’ailleurs plus que jamais déterminé à liquider intégralement le Hamas, avec notamment une offensive prochaine sur la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza où se seraient réfugiés les chefs militaires de l’organisation terroriste. Or, des dissensions commencent à se faire discrètement jour au sein de la hiérarchie militaire, et même parmi des ministres sur la possibilité d’éliminer entièrement le Hamas. Trois mois après le début de l’invasion de la bande de Gaza, selon les renseignements américains, Israël n’aurait mis hors de combat qu’un cinquième des quelques 40 000 combattants du Hamas. Certes, Tsahal a évité le piège de type Stalingrad que beaucoup lui promettait, avec des pertes relativement limitées pour trois mois d’opérations en milieu urbain, environ 200 soldats, et a détruit des dizaines de kilomètres de tunnels du Hamas.

Mais les victimes collatérales (le chiffre de 27 000 victimes, en grande majorité femmes et enfants, avancé par le Hamas semble plausible, pour une fois, par recoupement avec diverses données indépendantes) posent de plus en plus problème aux partenaires internationaux d’Israël, surtout les États-Unis, seul allié que Jérusalem écoute traditionnellement. Joe Biden s’est engagé fortement auprès d’Israël après les attentats du 7 octobre, avec déploiement de navires de guerre pour dissuader Téhéran ou le Hezbollah au Liban, approvisionnement en munitions, renseignements satellites. Ce dont l’aile gauche des Démocrates lui en fait grief… au risque de faire élire Donald Trump, soutien absolument inconditionnel de Jérusalem.

Reste le risque d’embrasement régional, évoqué à l’envi depuis quasiment le début de la guerre, le 7 octobre. Heureusement sans concrétisation, pour l’instant. En mode chien qui aboie ne mord pas, le Hezbollah, milice chiite libanaise soutenue par Téhéran, avait promis des représailles terribles « en temps et en heure » à différents raids israéliens, notamment l’élimination du numéro deux de la branche politique du Hamas à Beyrouth. De même, les ripostes des États-Unis et du Royaume-Uni contre les Houthis, missile yéménite soutenue aussi par Téhéran, qui menace de frapper les cargos transitant par le golfe d’Aden. Les frappes américaines sur le sol yéménite lui-même ont suscité des menaces de l’Iran. Sans rien pour l’instant.

 

Présidentielle américaine : Biden en pleine confusion et Trump dans ses trumperies 

Ce ne sera plus tenable longtemps. Si la Maison Blanche a joué les tauliers de l’Occident par une aide décisive (même si on peut aussi lui reprocher d’être « trop tard trop peu ») en Ukraine et un soutien vigilant d’Israël face au Hamas, force est de constater qu’une défaite de Joe Biden le 5 novembre face à Trump parait désormais probable.

Malgré le dynamisme économique, le président américain est terriblement impopulaire en raison de l’inflation. Les sondages le créditent de cinq points de retard sur son rival qui a le vent en poupe, puisqu’il devrait pousser à l’abandon sa dernière rivale, Nikki Haley après la primaire du 24 février en Caroline du Sud. Une victoire à peine six semaines après le début de la campagne des primaires serait sans précédent historique, et explique que si peu de ténors républicains osent tenir le moindre propos susceptible de déplaire aux trumpistes. Les sondages donnent aussi Trump gagnant dans les 5-7 swing states, ceux susceptibles de basculer dans un camp ou un autre, et qui feront l’élection : Arizona, Géorgie, Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, voire Caroline du Nord et Nevada.

Surtout, est apparu un fait nouveau et qui pourrait bientôt devenir intenable. Joe Biden multiplie les confusions qui ne sont plus seulement embarrassantes, à l’image des gaffes et trous de mémoire qu’il multiplie depuis longtemps. Cela touche désormais à sa capacité de gouverner. Comment croire que cet octogénaire pourrait prendre les bonnes décisions en cas de crise, en quelques minutes dans la war room par exemple, s’il prétend, comme il l’a fait dernièrement, avoir rencontré Mitterrand, décédé en 1995, en lieu et place d’Emmanuel Macron, ou le chancelier Kohl à la place d’Angela Merkel, et déclaré que le président égyptien Al Sissi était en fait celui du Mexique (Donald Trump a fait diffuser une carte du Proche-Orient où était calqué la carte du Mexique avec mention « source : Joe Biden »).

Enfin, une campagne américaine est une épreuve physique redoutable. Joe Biden a tenu le choc lors de la dernière uniquement parce qu’elle n’a pas eu lieu pour cause de covid. Problème, les Démocrates, divisés, indécis, et en panne d’idées et, il faut bien le dire, de lucidité, n’ont pas de plan B. Aucune personnalité connue, dotée d’un minimum de charisme et susceptible de faire consensus parmi les Démocrates n’a émergé en quatre ans, ce qui est une faute. La vice-présidente, Kamala Harris, n’a pas pris la lumière, elle est réputée ne pas avoir la carrure, comme l’illustre son parcours peu convaincant. Surtout, juridiquement, il semble très difficile d’annuler les primaires démocrates, pour lesquelles un certain nombre de délégués pro Biden ont été désignés. Seule issue, un avis médical sollicité par les ministres du président, terrible responsabilité et trahison, pour déclarer qu’il n’est plus en capacité d’exercer ses fonctions, selon la Constitution. Jamais un candidat bénéficiant du désistement au dernier moment du président en exercice n’a gagné la présidentielle…

L’affaire est d’autant plus cruciale que, bien évidemment, l’élection du président du pays le plus puissant du monde, militairement et économiquement, ne concerne pas que les Américains et que Donald Trump a raconté publiquement, il y a dix jours, avoir déclaré à un chef de gouvernement européen (allemand ?) qu’il ne viendrait pas à son secours si la Russie l’attaquait. On peut essayer de se rassurer à bon compte en se persuadant qu’il s’agissait d’un procédé rhétorique, ou d’une technique de négociation un peu rude pour obtenir, légitimement, que les Européens prennent plus au sérieux leur sécurité. Mais force est de constater, et ce discours de Trump représente de ce point de vue un évènement géopolitiquement majeur, malheureusement, tranchant avec une jurisprudence constante à Washington depuis 1949. La sécurité collective de l’Alliance atlantique repose en effet sur le fait que si un quelconque de ses 31 membres est attaqué, chacun des autres volera à son secours de manière inconditionnelle, sans émettre des si et des mais. Tout l’inverse de ce qu’a déclaré Trump qui assume que dans ce cas là il pourrait dire « désolé, je ne suis pas très motivé, regardons d’abord si vous avez réglé vos factures ». De la musique aux oreilles du Kremlin, de nature à le convaincre qu’une aventure en Pologne, ou en pays Balte serait opportune pour discréditer définitivement son ennemi juré, l’Alliance atlantique…

 

Menaces sur l’économie chinoise

Les nuages s’accumulent sur la Chine, deuxième économie mondiale et qui a réalisé depuis 1979 une performance sans équivalent historique, une croissance de 6 à 10 % par an pour un pays à l’époque d’environ un milliard d’habitants.

Sa croissance ralentit et n’aurait même pas dépassé 0,8 % au dernier trimestre. En cause : le vieillissement de la population, conséquence de la politique de l’enfant unique en vigueur jusqu’à récemment en sus de la chute de désir d’enfant, comme en Occident ; le chômage des jeunes au plus haut depuis des temps immémoriaux ; la moindre dynamique des exportations liées à la conjoncture mondiale ainsi qu’à une certaine défiance post covid envers Pékin ; sans doute les imites rencontrées par un système totalitaire à l’ère de l’innovation technologique ; et les menaces sur le système bancaire en raison de l’accumulation de créances douteuses sur le secteur immobilier après des années de spéculation, illustrées par ces images vertigineuses de tours fantômes construites pour être condamnées à la destruction.

La mise en liquidation, le 29 janvier dernier par un tribunal de Hong Kong, du groupe Evergrande, principal promoteur immobilier du pays, après deux années d’agonie est venue rappeler le danger, même s’il n’a pas, pour l’heure, provoqué d’effets dominos comme aux États-Unis la faillite de Lehman Brothers en 2008. Le secteur immobilier pèse pour un tiers du PIB chinois, contre un dixième en France. Les prix des logements ont chuté en deux ans de 30 %, du jamais vu. Les bourses chinoises sont par ailleurs atones et le président Xi Jinping a dû convoquer récemment les régulateurs des marchés financiers pour leur demander de doper un peu la conjoncture, notamment par un allègement des règles de réserves obligatoires des banques. Sans résultat spectaculaire. Un défi politique pour les autorités, puisque les Chinois sont habitués depuis trente ans à des perspectives de progression de leur revenu…

 

Union européenne : les agriculteurs se rebiffent

C’est un événement important dans l’histoire de l’Union européenne qui s’est déroulé ces dernières semaines, à coups de cortèges de tracteurs klaxonnant dans les principales villes d’Europe.

Les agriculteurs, pourtant en majorité très pro-européens, notamment parce qu’ils bénéficient, pour la majorité d’entre eux, du système d’administration des marchés avec prix garantis peu ou prou dans les céréales, certaines viandes, produits laitiers, ont manifesté massivement. À rebours de l’adage « on ne mord pas la main qui vous nourrit », et peut-être parce que ladite main ne nourrit plus tant que ça ceux qui nous nourrissent, comme le résumait un cortège espagnol ; « laissez-nous bosser, carajo ! ». Pas un hasard si le mouvement est parti, il y a presque un an, des Pays-Bas où un plan d’écologie punitive avait prévu, au nom de la désormais omniprésente lutte en Occident contre le réchauffement climatique (une vertu qui permet de massacrer agriculture et industrie sous le regard goguenard ou stupéfait du reste du monde, et qui ne les incite en tout cas pas à nous emboiter le pas), la disparition de la moitié du cheptel.

Les Allemands ont pris le relais début janvier, suivis par leurs confrères français, puis italiens, belges, espagnols, polonais, roumains. Ce mouvement spectaculaire, avec des blocages inédits de centres- villes en Allemagne, et la panoplie habituelle en France de lisier déversé, mais des blocages d’autoroutes sur 400 km (sans précédent) ont pu avoir des motifs divers, prix de vente trop bas (donc, appel, comme d’habitude, à subventions), la concurrence ukrainienne, avaient pour revendication centrale la réduction drastique de la réglementation d’origine, le plus souvent écologique (les associations écologistes ont beau prétendre être les alliées des agriculteurs, ce discours ne convainc pas ces derniers qui savent sous la pression de qui on les bride depuis des années), ou sanitaire au nom d’un principe de précaution devenu absolu. En clair, les agriculteurs ne supportent plus les exigences des plans écolos européens Green Deal et Farm to Fork, même si leurs représentants n’osent pas trop le dire.

Si le gouvernement Attal a su apaiser les grands syndicats agricoles par des chèques et promesses, notamment d’une pause (mais pas annulation) du plan de réduction impératif de 50 % des traitements phytosanitaires d’ici 2030, avec chute des rendements, donc à la clé des revenus, martingale française inépuisable, et si Bruxelles a accordé une dérogation pour les jachères, les agriculteurs se rendent compte que cela ne résout pas du tout le problème « bureaucratie/punitions ». La FNSEA, qui ne se résout pas à s’attaquer aux programmes européens Green Deal et Farm to Fork, menace de reprendre les manifestations à la veille du Salon de l’agriculture, dans quelques jours.

Que le soufflé de cette contestation inédite par le nombre de pays concernés, quoique sans synchronisation, retombe ou pas, il aura déjà eu un mérite : le grand public a découvert le poids dément des règlementations en milieu rural, qui punissent tout et son contraire, la nécessité d’obtenir x autorisations pour tailler une haie, curer un fossé, le calendrier des semis, traitements… comme l’illustre ce slogan d’agriculteurs espagnols « mais laissez-nous bosser, carajo ! ».

 

En France, l’horizon indépassable des règlements partout, tout le temps

Une bataille clé dans la guerre culturelle entre la réglementation tous azimuts, qui ne se confine pas à l’agriculture, comme prétend d’ailleurs l’admettre depuis peu le gouvernement et qu’illustre cette savoureuse révélation, parmi mille autres : un employé de mairie ne peut pas changer une ampoule sans suivre trois jours de formation. Eh oui, nos vies sont régies par une dizaine de codes de 4000 pages, qui s’enrichissent de plusieurs pages chaque jour.

De quoi rappeler le fameux texte de Tocqueville sur « le réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes » édictée par un pouvoir « immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer la jouissance des citoyens et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ».

Tout cela a poussé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire (qui a dû se résoudre, dimanche soir, à annoncer une révision à la baisse, de 1,4 à 1 % de la prévision de la croissance française en 2024, évoquant la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient, le ralentissement économique très marqué en Chine et la récession technique de 0,3 % du principal partenaire commercial de la France, l’Allemagne), à dénoncer « un suicide européen » par les entraves règlementaires, et à promettre il y a quelques semaines, à plusieurs reprises, un vaste effort de simplification… avant d’annoncer aussitôt des contrôles sévères sur la grande distribution, bouc émissaire, pour vérifier qu’elle pratique des marges raisonnables sur les produits alimentaires.

De même, le gouvernement a découvert récemment, sans promptitude excessive, que les normes DPE constituaient une véritable bombe sociale puisqu’elle imposait des dépenses insupportables aux ménages modestes voulant louer un bien pour le mettre en conformité (en attendant d’interdire aussi leur vente, voire, tant qu’on y est dans le fanatisme vert, leur occupation par les propriétaires). Ce qui contribue au blocage spectaculaire du marché de la location depuis deux ans.

Miracle, une étude technique vient démontrer que les DPE ne sont pas fiables pour les logements de moins de 40 m2 ouvrant droit à dérogation. Un peu tartuffe, mais c’est déjà ça… Il faudra surveiller la suite, du fait de la nomination d’un nouveau ministre du Logement, Guillaume Kasbarian, qui assume vouloir provoquer un « choc de l’offre », en clair stimuler la construction de logements et leur mise à disposition sur le marché locatif. Un discours bienvenu, pour ne pas dire déconcertant, tant il est à rebours de ce à quoi nous habituent les ministres d’Emmanuel Macron.

Selon ses déclarations à l’issue, jeudi, d’une rencontre avec des représentants du secteur, il s’agit de rénover un processus de rénovation énergétique « comportant trop de lourdeurs administratives ». Sur la table, notamment la limitation des obligations de recourir à un accompagnateur agréé aux subventions de rénovation les plus élevées. Il s’agit aussi de permettre aux propriétaires de logements à étiquette énergétique G, a priori aux revenus les plus modestes, qui ne pourront plus être mis en location à partir du 1er janvier 2025, de les aider à commencer à améliorer la performance de leur bien.

 

France-sur-mer : le sujet empoisonné de l’immigration fait son grand retour

Le sujet de l’immigration, en mode sparadrap du capitaine Haddock, hante plus que jamais la politique française, avec un exécutif au sommet du « Enmêmptentisme », chèvre-chou, qui cherche à séduire des électeurs de droite (comme si ceux de gauche classique ne pouvaient pas objecter aux changements fondamentaux à l’œuvre dans notre pays depuis quatre ou cinq décennies, illustrés par une comparaison, au hasard, entre deux photos de classe 2024-1974 ?) sans perdre ceux de gauche. Dilemme d’autant plus sensible que le parti Renaissance est crédité de 18,5 % des suffrages aux européennes de juin, très loin des 29 % attribués, selon un sondage, au Rassemblement national.

L’Élysée a remporté une première manche tactique en demandant aux députés Renaissance de voter pour la loi immigration avec Les Républicains et le Rassemblement nationale… pour aussitôt en déférer les amendements Les Républicains au Conseil constitutionnel. Voter pour un texte qu’on espère anticonstitutionnel, c’est nouveau… Lequel Conseil constitutionnel a eu l’obligeance d’invalider 32 des amendements « droitiers » pour vice de procédure, qui ne se rattachaient pas à un élément précis, un article, du texte proposé. Il avait pourtant validé un amendement sur Mayotte en 2018 dans une loi qui ne traitait pourtant ni de Mayotte ni d’immigration…

Deuxième manche, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est rendu récemment à Mayotte, plus grande maternité d’Europe (25 naissances par jour, cinq fois plus que la seule Corrèze) pour annoncer ce que les élus de tous bords y attendent depuis longtemps : la fin du droit du sol. Au prix, puisqu’une loi ne peut pas être en vigueur dans un département, et pas sur l’ensemble du territoire national selon la Constitution, d’une révision de cette dernière. Ouvrant ainsi une boîte de Pandore, car ce principe d’une territorialisation d’une loi pourrait s’appliquer plus tard sur bien d’autres sujets. Il semble bien qu’il n’ait pas échappé à l’exécutif que la question devenue incandescente, voire civilisationnelle de l’immigration risque de rapporter gros aux élections européennes de juin prochain.

Une réforme du droit du sol sur l’ensemble du territoire n’aurait au demeurant rien de choquant et ne ferait pas basculer la France, contrairement à ce que prétendent les beaux esprits immigrationnistes, dans « les heures les plus sombres de notre histoire », pour la bonne raison que le droit du sang prioritaire est pratiqué par de nombreux pays pas franchement gouvernés à l’extrême droite.

Au demeurant, et cela illustre au passage combien le dossier de l’immigration à Mayotte est instrumentalisé, le droit du sol dit sec, c’est-à-dire l’obtention automatique de la nationalité du pays où l’on naît quelle que soit celle de ses parents et leur propre lieu de résidence et/ou de naissance, n’existe presque plus nulle part au monde. Et notamment pas en Europe, où les pays les plus souples là-dessus, la France, l’Espagne et la Belgique, pratiquent plutôt le « double droit du sol » : on obtient automatiquement, ou sur demande la nationalité française à l’adolescence si un des deux parents étrangers, même en situation irrégulière, est lui-même né en France, même en situation irrégulière, sous réserve qu’il ait séjourné en France un nombre suffisant d’années.

Le problème étant que les habitants des Comores, manipulés en outre par un régime dictatorial voyant dans cette émigration un moyen commode de déstabiliser une « puissance coloniale » à qui ils réclament la restitution de Mayotte, ignorent ces subtilités juridiques et que, motivées par la chimère d’une nationalité française automatique, avec ses droits et avantages pour l’enfant qu’elles portent, des Comoriennes enceintes se ruent à Mayotte pour y accoucher. Face à la désinformation aux Comores (en sus des autres facteurs d’immigration clandestine massive d’hommes jeunes cherchant une terre promise où les salaires sont huit fois supérieurs à ceux en vigueur chez eux à quelques heures de navigation) des ajustements constitutionnels sur le droit du sol, à la majorité, difficile, des trois cinquièmes au Congrès, risquent de ne pas changer grand-chose.

« Le risque d’un conflit direct entre la Russie et l’OTAN est à prendre au sérieux » grand entretien avec Aurélien Duchêne

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d’études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aurélien Duchêne Les pays baltes représentent aux yeux du régime russe, comme d’une large partie de la population, d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.

Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe. 

La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.

Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS. 

Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. À travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.

L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25 % de la population en Lettonie et en Estonie, et environ 5 % en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80 % de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55 % de la région capitale de Riga en Lettonie.

Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux, d’une extrême importance aux yeux de Moscou.

L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les divers conflits contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toutes pièces, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.

Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.

Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes, de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de se révéler perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant désormais d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN.

 

Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?

Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays, qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’Empire soviétique. À l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russe encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).

Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.

Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance, dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les États-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.

Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les États-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des États-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.

Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît aujourd’hui d’autant plus indispensable à leur sécurité, mais s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.

 

Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?

Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.

Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les États baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.

Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.

Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8 % du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2 % en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2 % auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2 % l’an dernier avec un objectif de 2,5 % en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75 % du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les États-Unis, les pays baltes sont désormais les États membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.

La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… Et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.

La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.

L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.

 

Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?

Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.

Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.

Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.

Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés baltes comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.

Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des districts militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.

 

Le corridor de Suwalki est-il le talon d’Achille des frontières européennes ?

Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. À l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des états-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.

La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court, en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.

 

Quel est l’état de la coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous, Européens de l’Ouest, prêts à défendre leur intégrité territoriale ?

La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.

Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3700 Belges, Tchèques, Français, Islandais, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et Américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.

La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.

Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte ainsi en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2000 militaires engagés sur le flanc est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale. Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.

Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe. 

Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les États baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).

Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses, et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.

Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55 %), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41 %, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie. S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.

Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Écrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

Crise agricole : la France victime de son zèle écologique

Les Gilets verts ont bloqué le pays avec leurs tracteurs en demandant notamment que l’on n’importe pas ce que l’on interdit en France. Leurs revendications ont également porté sur l’accès à l’eau et sur la rigueur des normes environnementales françaises, qui seraient plus exigeantes que celles de leurs concurrents.

C’est la hausse du prix du gazole agricole qui a mis le feu aux poudres, en reproduisant les mêmes effets que la taxe carbone sur tous les carburants, qui avait initié le mouvement des Gilets jaunes cinq ans plus tôt.

Cette colère paysanne qui embrase l’Europe n’est pas une spécificité nationale, elle est révélatrice d’un mal bien français, lequel a exacerbé des tensions déjà existantes, tout en illustrant la difficulté de conjuguer les aspirations écologistes aux réalités économiques.

 

La stratégie du gouvernement pour maîtriser la grogne agricole : maîtriser l’incendie

Alors que Bruxelles vient de proposer un assouplissement sur les jachères et un système de frein d’urgence aux importations d’Ukraine, le gouvernement a entendu la colère des agriculteurs et réagi rapidement.

Par-delà le soutien financier de 400 millions d’euros promis par Gabriel Attal, dont un décret immédiat sur le prix du gazole agricole, et un autre portant sur l’indemnisation d’éleveurs concernés par la maladie hémorragique épizootique, la mise en pause du plan Écophyto 2030, qui était notamment destiné à transcrire les objectifs contraignants du programme européen « Farm to Fork », a participé à rassurer, du moins provisoirement, de nombreux agriculteurs, qui ont aussitôt levé les barrages. 

La colère des agriculteurs avait éclaté en Allemagne en décembre 2023 en raison de la suppression d’avantages fiscaux sur le gazole qui permettaient au gouvernement de récupérer un petit milliard sur les 60 milliards d’euros de trou, résultant de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale sur l’inconstitutionnalité de l’affectation de la dette contractée lors de la crise du covid, et non utilisée.

Comme en France, cette mesure de trop a révélé le mal-être des agriculteurs et leur exaspération liée à l’accumulation de réglementations trop contraignantes. Mais outre-Rhin, comme en Suisse ou en Italie, la mobilisation ne faiblit pas.

En France, le recul du gouvernement sur les pesticides a provoqué la colère de nombreux défenseurs de l’environnement.

 

L’excédent agricole français à la loupe

Une étude Insee de 2019 a montré qu’au cours de ces 40 dernières années, le nombre d’agriculteurs français a été divisé par quatre.

Selon les chiffres Insee du commerce extérieur de 1949 à 2022, c’est pourtant sur cette période que la France a commencé à dégager progressivement un solde exportateur de son agriculture et industrie agroalimentaire, avec son premier excédent commercial respectivement de 0,3 milliard d’euros et 0,8 milliard d’euros en 1980. Après une montée en puissance progressive, ce solde exportateur net a peu varié depuis 2000, où il était de 9,4 milliards d’euros  jusqu’aux 10,6 milliards de 2022. Les importations ont cependant plus que doublé, sur cette même période, parallèlement aux exportations.

C’est ainsi que l’agriculture française a battu son record d’exportations en 2022 avec 85,3 milliards d’euros, en même temps que celui des importations, qui était de 74,7 milliards.  

Ces records de 2022 doivent être compris à la lumière de deux paramètres majeurs.

Premièrement, la flambée des cours liée à la crise ukrainienne a gonflé les chiffres en faussant la perception des volumes exportés. De nombreuses filières ont ainsi vu leur solde exportateur progresser malgré une baisse du volume exporté, notamment la filière « viande et abats comestibles » dont les exportations ont progressé de 12 % en valeur malgré un recul de 6 % de leur volume, ainsi que le détaille l’établissement national FranceAgrimer.

Deuxièmement, son analyse montre que sans les vins et spiritueux, dont le solde est exportateur de 14,9 milliards, la rubrique produits transformés serait déficitaire de 9,4 milliards.

La France maintient ainsi son sixième rang mondial d’exportateur de produits agricoles et agroalimentaires malgré un solde déficitaire de la plupart des secteurs qui nourrissent les Français et représentent l’agriculture dans l’inconscient collectif, avec :

  • – 7 milliards pour les fruits et légumes,
  • – 5,5 milliards pour la pêche et l’aquaculture,
  • – 3 milliards pour la viande,
  • – 1 milliard pour les oléagineux.

 

Outre les vins et spiritueux, ce sont les céréales et les produits laitiers qui portent l’essentiel du solde exportateur.

 

Les effets néfastes de l’exemplarité

« N’importons pas ce que l’on interdit en France ».

Ce slogan, placardé sur un tracteur d’agriculteur en colère, illustre le manque de recul qui consiste à condamner sans concession toute empreinte de l’activité humaine sur notre environnement sans prendre en compte les conséquences que cet intégrisme implique sur l’économie du pays, ainsi d’ailleurs que sur ce qu’on aura, in fine, dans l’assiette. Car en pénalisant nos agriculteurs qui respectent des normes strictes, on favorise l’importation de produits qui ne les respectent pas. Le bilan de cette volonté de donner un exemple irréprochable au sein de notre microcosme devient contreproductif au niveau de la planète.

La colère qui avait fait descendre les Gilets jaunes dans la rue en novembre 2018 avait été déclenchée par la même raison que celle de nos Gilets verts : la hausse du prix de leur carburant.  

Car l’ambition de sa taxe carbone l’écartait de plusieurs principes clairement établis par la plupart des économistes, notamment la nécessité de la redistribution de ses recettes. Et surtout, cette taxe faisait l’impasse d’une taxe aux frontières concernant toute importation qui y aurait échappé dans son pays d’origine. L’Organisation mondiale du commerce ouvre pourtant la porte à l’instauration d’une telle taxe en raison de son motif environnemental. 

Sans cette taxe aux frontières, la taxation du carbone a logiquement incité la délocalisation d’industries vers des pays qui ne l’imposent pas, et dont les conditions de production sont plus polluantes que les nôtres. Ce qui entraîne des effets doublement négatifs, à la fois pour le climat et pour l’économie du pays, en dégradant sa balance commerciale.

Depuis que la tribune L’Europe et le carbone exposait sa nécessité en 2019, cette taxe carbone aux frontières vient enfin d’entrer timidement en vigueur dans une phase transitoire au 1er octobre 2023. Dans son annonce, le gouvernement constate que « la mise en œuvre de mesures climatiques contraignantes, visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), dans une seule région du monde (ex : le marché carbone dans l’Union européenne) entraîne une augmentation des émissions de GES dans le reste du monde ».

On ne saurait que se réjouir de cette prise de conscience, quelque tardive qu’elle soit. Il convient de ne pas reproduire la même erreur avec l’agriculture. 

 

Le mal-être agricole français

Mais nos agriculteurs ont été victimes d’un mal bien français, qui consiste non seulement à vouloir laver plus blanc que blanc dans son microcosme sans se soucier des effets pervers d’un tel intégrisme à plus large échelle, mais aussi à dénigrer le plus ce qui fonctionne le mieux. Un mal qui se complait, dans sa version conspirationniste, à voir la main des lobbies aussi bien quand l’autorisation d’un principe actif est prolongée, que lorsque les données de la pharmacovigilance amènent à en restreindre l’usage. 

Le dénigrement des pratiques d’aujourd’hui est récemment monté en puissance dans les médias, sur fond de néonicotinoïdes, glyphosate et autres mégabassines, qui ont exposé les agriculteurs à la vindicte populaire, aux menaces, violences et dégradations de leur outil de travail. 

Assurément, la profession a souffert de l’image ainsi véhiculée, alors que la réglementation française transpose les Directives européennes avec un zèle propre à favoriser l’essor des produits importés. L’arrêt de cette surtransposition française, qui fausse la concurrence, est aujourd’hui au cœur des revendications des agriculteurs.

En septembre 2023, le Parlement européen rappelait en effet que la directive 2009/128/CE avait imposé aux États membres d’adopter des plans d’action nationaux visant à fixer des objectifs quantitatifs, en vue de réduire les risques et les effets de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine et l’environnement. Sa communication évoque un rapport qui révèle que plus des deux tiers des États membres n’avaient pas procédé au réexamen demandé de leur plan d’action et que seuls huit États membres, dont la France, l’avaient mené à bien dans les délais impartis. 

Seuls trois États membres, dont la France, ayant clairement défini des objectifs de haut niveau fondés sur les résultats, ainsi qu’il leur était demandé. 

 

Réglementation des substances préoccupantes dans l’UE : la sévérité française, une exception

Ce rapport de 2020 précise que « La France est le seul État membre dont le plan d’action national prévoit une surveillance de l’utilisation des substances actives particulièrement préoccupantes ».

Conformément à ce plan d’action national (PAN), présenté en avril 2018, ce suivi des « substances les plus préoccupantes », c’est-à-dire cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, avérés (CMR1A) ou supposés (CMR1B), fait état de leur réduction drastique, passée de 5426 tonnes en 2018 à 781 tonnes en 2021. Le statut des quelques 2000 insecticides, herbicides ou fongicides concernés par leur classement de 2017 permet de suivre également les retraits en masse des autorisations de mise sur le marché (AMM) des CMR2, c’est-à-dire tous ceux dont le risque n’est que suspecté. Ces retraits ont continué à se succéder jusqu’en août 2023, dans l’édition d’octobre 2023.

Dans son plan d’action, la France demandait à la Commission européenne de « mettre fin dans les meilleurs délais à l’approbation des substances soumises à exclusion au titre du règlement européen : substances cancérogènes de catégorie 1, mutagènes de catégorie 1 ou toxiques pour la reproduction de catégorie 1 ». 

Quant à l’usage du glyphosate qui a défrayé la chronique, malgré les conclusions favorables de la plupart des agences de santé, et dont le destin était scellé en France dans son plan de sortie anticipée du plan Ecophyto II+, son autorisation vient d’être prolongée par l’Europe jusqu’en 2033.

De même, la filière du sucre, confrontée à la jaunisse de la betterave qui l’a durement impactée en 2020, ne peut recourir aux néonicotinoïdes, contrairement à tous ses concurrents, même européens qui bénéficient de dérogations, l’usage de l’acetamipride étant approuvé en Europe jusqu’en 2033, mais interdit en France malgré les efforts des parlementaires. Le Conseil d’État a d’ailleurs considéré en juillet 2022 que si certaines dérogations à la règle demeurent possibles, « le fait que d’autres États membres de l’UE n’aient pas adopté de législation comparable ne justifie pas de remettre en cause l’interdiction française. »

Rappelons que la France avait été pionnière dans l’interdiction des néoticotinoïdes sur son sol, par la loi du 8 août 2016, malgré les modifications et dérogations qui l’ont suivie. 

Depuis 2015, c’est l’Anses qui est chargée de délivrer, retirer ou modifier les AMM et permis des produits phytopharmaceutiques et des matières fertilisantes. Elle tient à jour les autorisations de mise sur le marché en France sur sa page E-phy.

L’utilisation de produits à base de phosmet en pulvérisation des cerises fraiches a été interdite par l’Union européenne le 1er février 2022 et son retrait en France acté par l’Anses, quatre mois plus tard. L’Anses procède également au retrait d’AMM sur saisine ministérielle relative à l’avis de l’Anses ou de l’EFSA.

Le phosmet reste autorisé dans d’autres pays comme le Canada, le Chili ou les États-Unis, et leur importation est parfaitement légale. Ce qui participe à la détresse de la filière, déjà affectée par la météo en 2023.

 

Le Mercosur : quel impact sur l’agriculture française ?

On comprend la crainte des agriculteurs envers les accords du Mercosur qui accélèreraient les importations déjà croissantes des pays de l’Amérique du Sud.

Le rapport de la Commission présidée par M. Stefan Ambec et remis au Premier ministre en avril 2020 indiquait qu’en matière de pesticides, sur un total de 190 principes actifs enregistrés et en voie de l’être au Brésil, 52, soit 27 %, ne sont pas autorisés dans l’Union.

Dans une proposition de résolution européenne, des sénateurs précisaient en 2016 :

« L’importation de denrées traitées par des substances actives interdites dans l’Union européenne est expressément permise par le système de tolérances à l’importation dont les instances communautaires peuvent faire bénéficier les pays tiers ».

Par delà les cas de fraudes avérés depuis, on comprend que les lenteurs administratives ne sont pas en mesure de permettre à l’agriculture française de bénéficier de règles équitables, pourtant indispensables dans le cadre d’une libre concurrence. La mise en place de chaque « mesure miroir » destinée à ne pas importer ce qu’on interdit de produire en Europe étant extrêmement complexe et toujours controversée.

À ces difficultés il convient d’ajouter la concurrence d’une main-d’œuvre à moindre coût, même au sein de l’Union, qui amène notamment les grossistes à acheter leurs pommes en Pologne alors que des récoltes cherchent preneurs en France.

 

Pourquoi les agriculteurs français redoutent l’entrée de l’Ukraine dans l’Union

L’Ukraine, dont le bleu du drapeau symbolise le ciel, et le jaune, le blé, est souvent nommée le grenier à blé de l’Europe pour ses terres noires, ou chernozem, considérées les plus riches du monde, et pour son climat propice à leur exploitation.

Selon le ministère de l’Agriculture, les terres arables ukrainiennes représentent quasiment le double de la surface de celles de la France. Les exportations de produits agroalimentaires de l’Ukraine vers la France s’élevaient à 322 millions d’euros en 2017 et ses importations depuis l’Hexagone à moins de la moitié, avec 145 millions d’euros. Selon cette même source, le pays développerait des réformes « pour rapprocher ses normes des règles et standards européens ». Ce qui signifie bien, en creux, qu’il ne les respecte pas. On peut craindre que son entrée dans l’Union européenne soit de nature à l’inciter à orienter ses exportations vers un marché potentiellement plus lucratif et mieux subventionné, en rebattant les cartes de la politique agricole commune. 

Selon le JDN, journal du net spécialisé dans les informations économiques, le revenu mensuel brut par habitant serait en 2022 de 356 dollars en Ukraine contre 2777 dollars pour la moyenne européenne. Le coût de la main-d’œuvre représente un paramètre significatif de la compétitivité des nombreuses filières agricoles amenées à devoir embaucher des salariés. Les conditions de cette embauche en France peuvent difficilement rivaliser.

 

Les déboires de la filière bio

Une large part des revenus agricoles provient des subventions qui irriguent massivement l’agriculture française, grâce à la politique agricole commune au sein de l’UE (PAC). Les aides couplées sont proportionnelles à la surface cultivée ou à la taille du cheptel pour l’élevage. Elles peuvent aller de 44 euros/ha pour la production de semences graminées à 1588 euros/ha pour le maraîchage, si la surface est inférieure à trois hectares. Elles peuvent être augmentées d’une indemnité compensatoire liée aux difficultés de la topographie. 

Les aides découplées apportent notamment un soutien aux petites et moyennes exploitations, et un écorégime versé aux agriculteurs qui s’engagent à observer des pratiques favorables à l’environnement. Dans ce cadre, l’agriculture biologique bénéficie d’un montant supplémentaire de l’ordre de 110 euros/ha. Enfin, la PAC propose une aide spécifique à la conversion en agriculture biologique destinée à compenser le manque à gagner d’un moindre rendement sans possibilité d’augmenter les prix dans la période qui précède la certification.

En 2020, la Commission européenne avait présenté son plan d’action pour le développement de l’agriculture biologique. Son objectif général était de stimuler la production et la consommation de produits biologiques en portant à 25 % la surface agricole consacrée à l’agriculture biologique d’ici à 2030, contre 10 % en France en 2021.

L’observatoire national France Agrimer a publié en mai 2023 une étude sur l’évolution des achats de produits issus de l’agriculture biologique. Cette étude fait état d’une dynamique de conversion des exploitations en bio avec + 12 % en un an, parvenant ainsi à plus de 2,2 millions d’hectares en 2021. Elle note que, par-delà les disparités relatives aux produits concernés, parmi les acheteurs « un profil de ménage « surconsommateur » bien précis se dessine. Il s’agit d’un public aux revenus aisés, senior et habitant majoritairement en région parisienne et dans une moindre mesure dans le Sud de la France ». 

Après que l’attrait pour la certification bio (AB) a permis à la filière des progressions annuelles à deux chiffres, l’année 2020 a marqué le début d’un recul des achats au bénéfice des circuits courts, que l’étude explique par l’objectif de réduire l’impact environnemental par moins de gaspillages, moins d’emballages, et moins de produits importés. L’intérêt pour l’« origine France » semblant se renforcer avec le temps, tandis que celui pour le bio faiblit. L’étude suggère également que le contexte inflationniste actuel incite le consommateur à des stratégies de descente de gamme pour limiter la hausse des prix.

Si ces deux marchés de niche diversifient l’offre des produits agricoles en diminuant leur exposition aux pesticides, il reste légitime de s’interroger sur la réalité de leur plus-value, en raison des effets induits par leur moindre rendement, mais aussi des alertes sur la nocivité du cuivre.

Les déboires de la filière bio confirment que l’effort doit désormais porter sur la création des conditions de fonctionnement d’un marché susceptible de garantir aux agriculteurs une rémunération à la hauteur de la qualité de leur travail.

 

Un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait incompatible avec le contexte géopolitique actuel

Le 19 octobre 2021, le Parlement européen passait un nouveau cap en votant le plan « Farm to fork » ou « De la ferme à la fourchette ». Celui-ci prévoit notamment d’ici 2030 : 50 % de réduction de l’utilisation de pesticides chimiques, 20 % de réduction des fertilisants et confirme l’objectif de 25 % de la superficie cultivée en agriculture biologique. 

En moins de deux siècles, le rendement moyen du blé est passé en France de 8-10 q/ha (quintal par hectare) en 1815, à 70 q/ha en 1995. L’essentiel de cette amélioration date de moins d’un siècle, depuis 14-15 q/ha en 1945. Elle a été permise par la génétique, le perfectionnement des méthodes agricoles et l’emploi cohérent de fertilisants et produits phytosanitaires. 

Le 24 janvier 2024, la Commission environnement du Parlement européen a voté une proposition visant à ouvrir la porte aux nouvelles techniques de génomique (NGT).

Le 31 janvier, les scientifiques de l’Université de Cambridge identifiaient deux facteurs génétiques cruciaux nécessaires à la « production d’organes racinaires spécialisés capables d’héberger des bactéries fixatrices d’azote dans les légumineuses telles que les pois et les haricots. »

Cette découverte ouvre la voie à une réduction drastique de la dépendance agricole aux engrais azotés industriels.

On connait malheureusement l’opposition frontale de nombreux écologistes à toute manipulation génétique, même celle permettant aux plants d’affronter la sécheresse

Depuis l’emploi débridé du DDT de l’agriculture de nos anciens, chaque progrès technologique a fait l’objet de précautions sanitaires considérables. Mais dans sa recherche du risque zéro, le principe de précaution devrait s’interdire lui-même, tant il est dangereux de ne plus oser avancer, sachant qu’un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait suicidaire dans le contexte géopolitique actuel. La guerre en Ukraine a rappelé aux pays européens l’importance de la souveraineté alimentaire, et explique le soutien populaire au slogan des agriculteurs en colère : « Notre fin sera votre faim ».

Les progrès technologiques répondront un à un à l’expression de leurs besoins par la société. Mais au risque d’être contre-productif, chaque objectif environnemental devra être conditionné à l’élaboration préalable d’une alternative.

Will the EU AI Act benefit the UK first ?

Par : Jason Reed

It has been four years since the UK formally left the European Union. Since Brexit, Britain has been through three prime ministers and countless government crises. Nonetheless, despite the chaos of Westminster, it is already becoming clear how differently regulators in the UK and EU view the technology industry. The UK is a mixed bag, with some encouraging signs emerging for fans of freedom and innovation. The EU, meanwhile, is pursuing a path of aggressive antitrust regulation on various fronts.

 

AI ‘Bletchley Declaration’

Nowhere is this trend clearer than in artificial intelligence, perhaps the most inviting area of innovation in tech for a regulator to get their teeth into. Rishi Sunak, Britain’s prime minister, is tech-savvy and would not look out of place in Silicon Valley. He is even found holidaying regularly in California. This worldview filters through into the British government’s approach to AI.

Sunak hosted the world’s first AI Safety Summit in November 2023. Representatives from all over the world – including from the US, EU, and France – signed a document he created called the “Bletchley Declaration” on behalf of their governments.

In describing the Bletchley Declaration, the British government strikes a tone of moderation. “We recognise that countries should consider the importance of a pro-innovation and proportionate governance and regulatory approach that maximises the benefits and takes into account the risks associated with AI,” says the official statement.

In other words, Britain has no intention of allowing AI to run wild in an unregulated marketplace, but it also does not see innovation as a threat. It recognises that failing to harness the opportunities of AI would mean letting down current and future generations who might benefit from it. The Bletchley Declaration represents a thoughtful approach to regulating AI which promises to monitor innovations closely for signs of threats to safety but avoids placing government at the centre of the narrative and being prescriptive about what AI should or should not do.

 

Rishi Sunak, Elon Musk, and Britain’s Future

The British position, therefore, strikes a very different tone to activist regulators elsewhere in the world who appear to view any and all new technological breakthroughs as an opportunity to flex their muscles. In the EU, for example, or in Biden’s USA, regulators leap at the opportunity to boast about “holding tech companies to account”, which generally means making economic growth and innovation more difficult.

Britain is on a different path which could, if it stays true to its current direction, mark it out as a future hub of technological and economic activity. Sunak even took the opportunity during the summit to interview Elon Musk. “We are seeing the most disruptive force in history here,” said Musk to Sunak in their discussion about AI. “ »There will come a point where no job is needed – you can have a job if you want one for personal satisfaction, but AI will do everything.”

From SpaceX to Tesla to Twitter, Musk has become a harbinger of the power of technological innovation and the free market. Although he is often controversial, embracing him in this way by having a smiling prime minister speak to him on stage was surely intended to send a signal to the world that Britain is ready to do business with the tech industry.

 

Brussels does things differently

This moderate British approach to AI stands in contrast with the EU’s strategy. Brussels boasts enthusiastically that its AI Act is the world’s first comprehensive regulation on artificial intelligence, focussed on ‘protecting’ citizens from AI and forming part of the EU’s broader interventionist strategy on antitrust. The contrast is clear: Britain is willing to work with tech companies, whereas the EU believes it must suppress them.

While Britain, outside the EU, was able to calmly get world leaders in a room together to agree on sensible common principles for regulating AI, the European bloc was instead determined to ‘win the race’ and become the first regulator to break ground on passing an AI law.

 

The results of EU overregulation

Post-Brexit Britain is far from perfect, but these two contrasting approaches to dealing with AI show how quickly things can go wrong when an institution like the EU gets into its head that it has a duty to regulate more and more with each passing year. There are encouraging signs elsewhere, too. The British government ministers behind the ‘online safety bill’ finally dropped their unworkable promise to ‘spy’ on all end-to-end encryption.

The results of the EU’s overregulation are already becoming clear. OpenAI, the company behind ChatGPT which is backed by Microsoft, chose London as the location for its first international base. Meanwhile, Google, another tech giant which is also a market leader in the AI pioneering race via its DeepMind subsidiary, announced plans to build a new $1bn data centre in the UK. Would these investments have gone to the EU instead if Brussels had not sent the message to tech companies that Europe would be a harsh regulatory environment for them?

 

Cozying up to Washington?

Despite claiming to want to empower a generation of tech entrepreneurs, European bureaucrats seem determined to regulate everything in sight. No antitrust measure is off limits. As well as their insistence on the need to ‘protect’ Europeans from technological innovation, they also seem to enjoy winning attention from across the Atlantic Ocean with their regulatory endeavours.

The EU’s mammoth Digital Markets Act and Digital Services Act seemed to enjoy approval from some appointees of President Biden. European Commission executive vice president Margrethe Vestager was photographed smiling with officials in the department of justice after travelling to the US to discuss her antitrust efforts.

 

A shared scepticism of tech

Around the time of Vestager’s trans-Atlantic trip, it became apparent that the EU and the US were taking a similar approach to attacking Google’s advertising technology out of fears of a monopoly. Were they working together? “The [European] commission may feel emboldened by the fact that the [US] DOJ is pursuing virtually the same lawsuit”, observed Dirk Auer, director of competition policy at the International Center for Law and Economics.

Lina Khan, the activist chairwoman of the US Federal Trade Commission who fills her days by taking tech companies to court for spurious reasons, has also made clear that she shares the EU’s view that antitrust must be active and aggressive in its battles against the tech industry. “One of the great promises of antitrust is that we have these age-old statutes that are supposed to keep pace with market developments, new technologies and new business practices,” she said at a university event recently. “In order to be faithful to that [promise], we need to make sure that doctrine is updated.”

 

What happens next?

Whether the EU’s true motivations are genuine or political, the fact remains that Brussels’ apparent willingness to exponentially increase the regulatory burden for tech investors and entrepreneurs in Europe will only hurt Europeans, and perhaps indirectly benefit the UK by directing innovation there instead.

Despite its immense bureaucracy, the EU lacks checks and balances on its regulatory power. Key members of its executive – such as the leaders of the European Commission, like Ursula von der Leyen – are unelected. They feel empowered to launch regulatory crusades against industries of their choosing, often technological. Perhaps, though, they will be shocked into changing their ways after the results of the European parliamentary elections in a few months’ time.

[Ukraine] Reportage exclusif sur l’affaire Ihor Hrynkevich, emblématique de la lutte anti-corruption de la présidence Zelensky

Alors que les campagnes de désinformation russes au sujet de l’Ukraine se multiplient, le gouvernement Zelensky intensifie sa lutte contre la corruption.

C’est l’un des points de propagande principaux du Kremlin pour démoraliser l’Occident d’envoyer de l’aide en Ukraine : le pays serait corrompu jusqu’à la moelle, et cette aide ne servirait qu’à engraisser certains dirigeants hauts-placés.

Ne faisons pas d’angélisme : la corruption (legs de l’URSS à tous les pays de la région) est présente en Ukraine, comme dans tout l’ex-bloc soviétique.

Cependant, le gouvernement de Volodymyr Zelensky a récemment prouvé qu’il faisait tout pour assainir son entourage. 

Dernier coup d’éclat en date : l’arrestation de l’homme d’affaires de Lviv Ihor Hrynkevych. Ce dernier a été pris dans un scandale de corruption incluant rien de moins que le ministère de la Défense, sur lequel les agents du SBU enquêtent discrètement, voire trop au goût de certains journalistes.

 

Du matériel défectueux

Le businessman est accusé d’avoir obtenu des contrats (au nombre de vingt-trois) avec le ministère de la Défense dont il n’a honoré qu’une partie, tout en étant payé pour la totalité. Pire encore, il aurait fourni pour ces commandes (des vêtements chauds destinés aux troupes cet hiver) des produits de mauvaise qualité, avant d’émarger encore plus, et de partager le gâteau avec ses commanditaires. Le préjudice pour l’armée se situe à plus d’un milliard et demi de hryvnias, soit près de 37 millions d’euros, auquel s’ajoute des retards dans la production et l’acheminement du matériel vers le front.

Apprenant qu’il était sous le coup d’une enquête, Ihor Hrynkevych aurait proposé un pot-de-vin de 500 000 dollars (près de vingt millions de hryvnias) pour étouffer l’affaire.

Une enquête, débutée après la saisie par les douanes ukrainiennes de vêtements destinés aux soldats et Trade Lines Retail LLC, Construction Company Citygrad LLC, et Construction Alliance Montazhproekt LLC, a déterminé qu’aucune de ces entreprises n’avaient les capacités de production, d’entrepôt pour répondre aux contrats du ministère. Sur les 23,6 n’ont pas été remplis, et 7 autres ne l’ont été qu’en partie. Huit autres ont été réglés sur des délais d’entre trois et cinq mois. Rien n’était aux normes.

D’après divers médias ukrainiens, Ihor Hrynkevych se serait ensuite procuré le numéro de téléphone personnel d’un chef-adjoint du SBU et l’aurait contacté sur Signal, expliquant avoir eu son numéro par « des amis communs », demandant une entrevue.

Rendez-vous est pris dans une station service de Kyiv, où Ihor Hrynkevych lui aurait demandé de l’aide pour récupérer les biens saisis par les douanes.

Pas fou, l’enquêteur aurait alors fait un rapport sur leur entrevue. Cependant, n’étant pas du genre à abandonner, le jour de Noël, l’homme d’affaires lui enverra « Le Christ est né, quand nous verrons-nous à nouveau ? », avant d’appeler. Ces tentatives resteront lettre morte. Finalement, un nouveau rendez-vous sera pris, toujours à cette station service, où Ihor Hrynkevych proposera cette fois-ci les 500 000 dollars de pot-de-vin, qu’il lui donnera le 29 décembre, provoquant son arrestation immédiate.

Jugé en pré-comparution, il sera envoyé en détention par le tribunal du district de Pechersk, à Kyiv, en attendant son procès.

Son fils, Roman Hrynkevych (titulaire d’une médaille présidentielle), était alors recherché, avant d’être arrêté à Odessa. Il a été placé en détention jusqu’au 17 mars dernier, suspecté avec cinq autres personnes d’avoir participé au complot de son père. Il nie avoir tenté de traverser la frontière avec la Moldavie, mais s’être trouvé à Odessa « pour affaires », selon des vidéos de son interrogatoire publiées sur des canaux Telegram. Le chef de l’un des départements du commandement des forces de soutien des forces armées ukrainiennes et le directeur d’un fournisseur ont été arrêtés en flagrant délit et placés en détention provisoire.

L’ancien vice-ministre de la Défense est notamment accusé d’avoir fait pression pour la conclusion de contrats pour la fourniture de biens matériels à prix gonflés, des commandes d’équipement de protections individuelles de qualité insuffisante avec un paiement anticipé de 100 %.

Pour l’heure, les actuels responsables des signatures d’appels d’offres effectués avec la famille Hrynkevych ne sont pas encore connus.

Services de sécurité de l’Ukraine SBU

Une famille d’oligarques

Intéressante famille que les Hrynkevych. La femme d’Ihor, Svitlana Hrynkevych, est la co-fondatrice de l’organisation caritative Hope.UA. Ancienne professeure à l’université polytechnique de Lviv, elle participe aussi aux affaires du clan. Elle et sa fille sont les co-fondatrices de Trade Lines Retail LLC, une des entreprises accusées de n’avoir pas rempli les contrats passés avec le ministère de la Défense. Elle est aussi propriétaire terrien : rien qu’en 2023, elle a fait l’acquisition de deux appartements dans le quartier de Pechersk, à Kyiv, pour une valeur totale de 35 millions de hryvnias, soit près de un million d’euros, ainsi que du motel Kateryna, situé près du stade Arena-Lviv, et d’un hectare et demi de terrain dans l’Oblast de Lviv.

Son fils Roman est l’autre fondateur de Hope.UA, et récipiendaire du prix du Cœur d’Or, remis par le président Zelensky. Il a aussi été mouillé dans plusieurs affaires louches, son entreprise, Construction Alliance Montazhproekt LLC, ayant elle aussi été accusée de s’être procurée des contrats de défense de façon malhonnête. 

Elle a en effet commencé à recevoir des contrats de construction dans l’Oblast de Jytomyr, où il se présentera aux élections locales en 2020. 

Cette entreprise est aussi accusée d’avoir détourné des fonds publics dans la construction d’un « centre pour la sécurité citoyenne », pour un contrat de 35 millions de hryvnias, soit une fois et demi les coûts estimés, selon les journalistes de Nashi Groshi. 

Lui aussi propriétaire terrien, Roman Hrynkevych s’est offert en 2023 une maison dans le cossu village de Kozyn, dans l’Oblast de Kyiv, pour la coquette somme de 50 millions de hryvnias (plus d’un million deux cent mille euros), ainsi que, le même jour, de quatre terrains dans ledit village.

D’après l’enquête du SBU, la famille Hrynkevych posséderait en tout dix-sept appartements et maisons, sept propriétés non-résidentielles, et dix-huit terrains.

« J’ai demandé de présenter les développements nécessaires pour que toutes les difficultés entre les représentants du gouvernement, les entreprises et les forces de l’ordre soient éliminées », a pour sa part déclaré le président, Volodymyr Zelensky.

De son côté, le directeur du SBU affirme que « l’enquête n’est pas terminée ». 

Ihor Hrynkevych risque entre 4 et 8 années d’emprisonnement au titre de l’article 369, partie 3, du Code pénal ukrainien. Les biens de sa famille ont été saisis, et tous les contrats d’entreprises qui lui sont affiliés ont été résiliés par le gouvernement, excepté un, pour l’acheminement de nourriture aux militaires des Oblasts de Kherson et Mykolaiv. 

 

La lutte continue

Mais cette affaire, aussi emblématique soit-elle, n’est pas la seule ! Rien que cette semaine, le SBU a opéré une fouille auprès des responsables du ministère de la Défense et des dirigeants de l’arsenal de Lviv, soupçonnés d’avoir détourné près de un milliard et demi de hryvnias destinés à l’achat d’obus. Parmi les personnes impliquées Olekansdr Liev, on retrouve notamment l’ancien chef du département de politique militaro-technique de développement d’armes et d’équipements militaires du ministère de la Défense, mais aussi l’actuel chef de ce département, Toomas Nakhur, ainsi que Yuriy Zbitnev, chef de l’arsenal de Lviv.

Toujours cette semaine, la NAKC (la brigade anti-corruption), a découvert que le chef du département anti-drogue de Kyiv disposait d’actifs non-prouvés d’une valeur de près de 3,9 millions de hryvnias (près de 100 000 euros).

Cependant, chez les journalistes ukrainiens, la même question revient toujours : par qui seront-ils remplacés ?

Si Kyiv envoie des signaux forts, il ne reste plus qu’à espérer que cette lutte soit suivie d’effets.

Source : Державне бюро розслідувань (Services de renseignements ukrainiens)

« Nous devons mettre en place une diplomatie de guerre » grand entretien avec Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes occidentales en Ukraine, à l’occasion d’une conférence internationale, lundi 26 février dernier.

 

Hypothèse d’une victoire russe : à quelles répercussions s’attendre ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Dans Notre Guerre, vous écrivez : « Les aiguilles de l’horloge tournent sans relâche, associant toujours plus de morts à leur fuite en avant. Mais il arrive aussi un moment où le temps presse. L’Ukraine pourrait mourir. Ce sera de notre faute, et alors le glas de la mort sonnera pour nous. » Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine ?

Nicolas Tenzer Elles seraient catastrophiques sur tous les plans et marqueraient un tournant à certains égards analogue mutatis mutandis à ce qu’aurait été une victoire de l’Allemagne nazie en 1945. Outre que cela entraînerait des centaines de milliers de victimes ukrainiennes supplémentaires, elle signifierait que les démocraties n’ont pas eu la volonté – je ne parle pas de capacité, car elle est réelle – de rétablir le droit international et de faire cesser un massacre d’une ampleur inédite en Europe, nettement supérieure à celui auquel nous avons assisté lors de la guerre en ex-Yougoslavie, depuis la Seconde Guerre mondiale.

La crédibilité de l’OTAN et des garanties de sécurité offertes par les États-Unis et l’Union européenne en serait à jamais atteinte, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient. Toutes les puissances révisionnistes s’en réjouiraient, en premier lieu la République populaire de Chine. La Russie poursuivrait son agression au sein du territoire des pays de l’OTAN et renforcerait son emprise sur la Géorgie, le Bélarus, la Syrie, certains pays d’Afrique ou même d’Asie, comme en Birmanie, et en Amérique du Sud (Venezuela, Cuba, Nicaragua).

Cela signifierait la mort définitive des organisations internationales, en particulier l’ONU et l’OSCE, et l’Union européenne, déjà minée par des chevaux de Troie russes, notamment la Hongrie et la Slovaquie, pourrait connaître un délitement. Le droit international serait perçu comme un torchon de papier et c’est l’ordre international, certes fort imparfait, mis en place après Nuremberg, la Charte des Nations unies et la Déclaration de Paris de 1990, qui se trouverait atteint. En Europe même, la menace s’accentuerait, portée notamment par les partis d’extrême droite. Nos principes de liberté, d’État de droit et de dignité, feraient l’objet d’un assaut encore plus favorisé par la propagande russe. Notre monde tout entier serait plongé dans un état accru d’insécurité et de chaos. Cela correspond parfaitement aux objectifs de l’idéologie portée par le régime russe que je décris dans Notre Guerre, qu’on ne peut réduire uniquement à un néo-impérialisme, mais qui relève d’une intention de destruction. C’est la catégorie même du futur qui serait anéantie.

C’est pourquoi il convient de définir clairement nos buts de guerre : faire que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit radicalement défaite, d’abord en Ukraine, car telle est l’urgence, mais aussi en Géorgie, au Bélarus et ailleurs. Un monde où la Russie serait défaite serait un monde plus sûr, mais aussi moins sombre, et plus lumineux pour les peuples, quand bien même tous les problèmes ne seraient pas réglés. Les pays du sud ont aussi à y gagner, sur le plan de la sécurité énergétique et alimentaire, mais aussi de la lutte anti-corruption et des règles de bon gouvernement – songeons à l’Afrique notamment.

 

Peut-on négocier avec Poutine ?

Pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas concevable de négocier avec la Russie de Poutine ? Que répondez-vous à l’ancien ambassadeur Gérard Araud qui plaide pour cette stratégie ? C’est aussi le point de vue de la géopolitologue Caroline Galacteros, qui écrit : « Arrêtons le massacre, celui sanglant des Ukrainiens et celui économique et énergétique des Européens . Négociations !! pendant qu’il y a encore de quoi négocier… ». Comment comprenez-vous cette position ? 

Je ne confondrai pas les positions de madame Galacteros, dont l’indulgence envers la Russie est bien connue, et celle de Gérard Araud qui n’est certainement pas pro-Kremlin. Ses positions me paraissent plutôt relever d’une forme de diplomatie classique, je n’oserais dire archaïques, dont je montre de manière détaillée dans Notre Guerre les impensés et les limites. Celles-ci m’importent plus que les premières qui sont quand même très sommaires et caricaturales. Je suis frappé par le fait que ceux, hors relais de Moscou, qui parlent de négociations avec la Russie ne précisent jamais ce sur quoi elles devraient porter ni leurs conséquences à court, moyen et long termes.

Estiment-ils que l’Ukraine devrait céder une partie de son territoire à la Russie ? Cela signifierait donner une prime à l’agresseur et entériner la première révision par la force des frontières au sein de l’Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion et l’invasion des Sudètes par Hitler. Ce serait déclarer à la face du monde que le droit international n’existe pas. De plus, laisser la moindre parcelle du territoire ukrainien aux mains des Russes équivaudrait à détourner le regard sur les tortures, exécutions, disparitions forcées et déportations qui sont une pratique constante, depuis 2014 en réalité, de la Russie dans les zones qu’elle contrôle. Je ne vois pas comment la « communauté internationale » pourrait avaliser un tel permis de torturer et de tuer.

Enfin, cela contreviendrait aux déclarations de tous les dirigeants politiques démocratiques depuis le début qui ne cessent de proclamer leur attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Se déjuger ainsi serait renoncer à toute crédibilité et à toute dignité. Je trouve aussi le discours, explicitement ou implicitement pro-Kremlin, qui consiste à affirmer qu’il faut arrêter la guerre pour sauver les Ukrainiens, pour le moins infamant, sinon abject, quand on sait que, après un accord de paix, ceux-ci continueraient, voire s’amplifieraient encore.

Suggèrent-ils qu’il faudrait renoncer à poursuivre les dirigeants russes et les exécutants pour les quatre catégories de crimes imprescriptibles commis en Ukraine, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression ? Il faut leur rappeler que le droit international ne peut faire l’objet de médiation, de transaction et de négociation. Il s’applique erga omnes. Le droit international me semble suffisamment affaibli et mis à mal pour qu’on n’en rajoute pas. Cela fait longtemps que je désigne Poutine et ses complices comme des criminels de guerre et contre l’humanité et je me réjouis que, le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale l’ait inculpé pour crimes de guerre. Il est légalement un fugitif recherché par 124 polices du monde. On peut gloser sur les chances qu’il soit un jour jugé, mais je rappellerai que ce fut le cas pour Milosevic. En tout état de cause, l’inculpation de la Cour s’impose à nous.

Veulent-ils signifier qu’on pourrait fermer les yeux sur la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens en Russie, ce qui constitue un génocide, en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ? On ose à peine imaginer qu’ils aient cette pensée. Là aussi, il est dans notre intérêt à donner des signaux cohérents et forts.

Entendent-ils enfin qu’il serait acceptable que la Russie soit dispensée de payer les réparations indispensables pour les dommages de guerre subis par l’Ukraine, qui sont aujourd’hui estimer à environ deux trillions d’euros ? Veulent-ils que cette charge incombe aux assujettis fiscaux des pays de l’Alliance ? Tout ceci n’a aucun sens, ni stratégique, ni politique.

Sur ces quatre dimensions, nous devons être fermes, non seulement aujourd’hui, mais dans la durée. Dans mon long chapitre sur notre stratégie à long terme envers la Russie, j’explique pourquoi nous devons maintenir les sanctions tant que tout ceci n’aura pas été fait. C’est aussi la meilleure chance pour qu’un jour, sans doute dans quelques décennies, la Russie puisse évoluer vers un régime démocratique, en tout cas non dangereux.

En somme, ceux qui souhaitent négocier avec la Russie tiennent une position abstraite qui n’a rien de réaliste et de stratégiquement conséquent en termes de sécurité. Si la Russie n’est pas défaite totalement, elle profitera d’un prétendu accord de paix pour se réarmer et continuer ses agressions en Europe et ailleurs. C’est la raison pour laquelle je consacre des développements approfondis dans la première partie de Notre Guerre à réexaminer à fond certains concepts qui obscurcissent la pensée stratégique que je tente de remettre d’aplomb. Je reviens notamment sur le concept de réalisme qui doit être articulé aux menaces, et non devenir l’autre nom de l’acceptation du fait accompli. Je m’y inspire de Raymond Aron qui, à juste titre, vitupérait les « pseudo-réalistes ».

Je porte aussi un regard critique sur la notion d’intérêt, et notamment d’intérêt national, tel qu’il est souvent entendu. Lié à la sécurité, il doit intégrer principes et valeurs. Je montre également que beaucoup d’analystes de politique étrangère ont, à tort, considéré États et nations dans une sorte de permanence plutôt que de se pencher sur les spécificités de chaque régime – là aussi, la relecture d’Aron est précieuse. Enfin, je démontre que traiter de politique étrangère sérieusement suppose d’y intégrer le droit international et les droits de l’Homme, alors qu’ils sont trop souvent sortis de l’analyse de sécurité. Pourtant, leur violation est le plus généralement indicatrice d’une menace à venir.

 

Sanctions : comment les rendre efficaces ?

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Il semble que la Russie ait mis en place une stratégie de contournement plutôt efficace : depuis 2022, les importations (notamment depuis l’Allemagne) de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi… Sans parler de l’accélération des échanges entre la Russie et la Chine. Que faudrait-il vraiment faire pour isoler économiquement la Russie ?

C’est un point déterminant. Même si les différents paquets de sanctions décidés tant par l’Union européenne que par les États-Unis et quelques autres pays comme le Japon et la Corée du Sud, sont les plus forts jamais mis en place, ils restent encore incomplets, ce qui ne signifie pas qu’ils soient sans effets réels – ne les minimisons pas. Je reprends volontiers la proposition émise par la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, qui proposait un embargo total sur le commerce avec la Russie. Je constate aussi que certains pays de l’UE continuent d’importer du gaz naturel liquéfié russe (LNG) et qu’une banque autrichienne comme Raiffaisen a réalisé l’année dernière la moitié de ses profits en Russie. Certaines entreprises européennes et américaines, y compris d’ailleurs françaises, restent encore présentes en Russie, ce qui me paraît inacceptable et, par ailleurs, stupide dans leur intérêt même.

Ensuite, nous sommes beaucoup trop faibles en Europe sur les sanctions extraterritoriales. Il existe une réticence permanente de certains États à s’y engager, sans doute parce que les États-Unis les appliquent depuis longtemps, parfois au détriment des entreprises européennes. C’est aujourd’hui pourtant le seul moyen pour éviter les contournements. Nous devons mettre en place ce que j’appelle dans Notre Guerre une diplomatie de guerre : sachons dénoncer et agir contre les pratiques d’États prétendument amis, au Moyen-Orient comme en Asie, qui continuent de fournir la machine de guerre russe.

Enfin, nous devons décider rapidement de saisir les avoirs gelés de la Banque centrale russe (300 milliards d’euros) pour les transférer à l’Ukraine, d’abord pour renforcer ses capacités d’achats d’armements, ensuite pour la reconstruction. Les arguties juridiques et financières pour refuser de s’y employer ne tiennent pas la route devant cette urgence politique et stratégique.

 

La nécessité d’une intervention directe

Les alliés de l’Ukraine soutiennent l’effort de guerre de l’Ukraine en aidant financièrement son gouvernement et en lui livrant des armes. Qu’est-ce qui les empêche d’intervenir directement dans le conflit ?

La réponse est rien.

Dès le 24 février 2022 j’avais insisté pour que nous intervenions directement en suggérant qu’on cible les troupes russes entrées illégalement en Ukraine et sans troupes au sol. J’avais même, à vrai dire, plaidé pour une telle intervention dès 2014, date du début de l’agression russe contre le Donbass et la Crimée ukrainiens. C’eût été et cela demeure parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies qui dispose que non seulement un État agressé peut répliquer en frappant les infrastructures militaires et logistiques sur le territoire de l’ennemi, mais que tout autre État se portant à son secours peut également légalement le faire. Cela aurait mis fin rapidement à la guerre et aussi épargné la mort de plus d’une centaine de milliers d’Ukrainiens, civils et militaires. Cela aurait renforcé notre sécurité et la crédibilité de notre dissuasion.

Si nous, Alliés, ne l’avons pas fait et si nous sommes encore réticents, c’est parce que nous continuons de prendre au sérieux les récits du Kremlin qui visent à nous auto-dissuader. Je consacre toute une partie de Notre Guerre à explorer comment s’est construit le discours sur la menace nucléaire russe, bien avant le 24 février 2022.

Certes, nous devons la considérer avec attention et sans légèreté, mais nous devons aussi mesurer son caractère largement fantasmé. Poutine sait d’ailleurs très bien que l’utilisation de l’arme nucléaire aurait pour conséquence immédiate sa propre disparition personnelle qui lui importe infiniment plus que celle de son propre peuple qu’il est prêt à sacrifier comme il l’a suffisamment montré. On s’aperçoit d’ailleurs que même l’administration Biden qui, au début de cette nouvelle guerre, avait tendance à l’amplifier, ce qui faisait involontairement le jeu de la propagande russe, a aujourd’hui des propos beaucoup plus rassurants. Mais cette peur demeure : je me souviens encore avoir entendu, le 12 juillet 2023, alors que j’étais à Vilnius pour le sommet de l’OTAN, Jake Sullivan, conseiller national pour la sécurité du président américain, évoquer le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Ce n’est pas parce que les Alliés seraient intervenus, ou interviendraient aujourd’hui, que cette guerre serait déclenchée. Je crois au contraire que la Russie serait obligée de plier.

Là aussi, il convient de remettre en question le discours de la propagande russe selon lequel une puissance nucléaire n’a jamais perdu la guerre : ce fut le cas des États-Unis au Vietnam et, de manière plus consentie, en Afghanistan, et bien sûr celui de l’ancienne URSS dans ce dernier pays. Songeons aussi au signal que, en refusant d’intervenir, nous donnerions à la Chine : cela signifierait-il que, parce qu’elle est une puissance nucléaire, elle pourrait mettre la main sur Taïwan sans que nous réagissions ? Il faut songer au signal que nous envoyons.

Enfin, et j’examine cela dans mon livre de manière plus détaillée, se trouve posée directement la question de la dissuasion au sein de l’OTAN. Celle-ci repose fondamentalement, du moins en Europe, sur la dissuasion nucléaire et la perspective de l’activation de l’article 5 du Traité de Washington sur la défense collective. Elle concerne aussi, par définition, les pays de l’Alliance, ce qui d’ailleurs montre la faute majeure qui a été celle de la France et de l’Allemagne en avril 2008 de refuser un plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN lors du sommet de Bucarest. Emmanuel Macron l’a implicitement reconnu lors de son discours du 31 mai 2023 lors de son discours au Globsec à Bratislava.

Une double question se pose donc. La première est celle de notre dissuasion conventionnelle, qui a été en partie le point aveugle de l’OTAN. Je propose ainsi qu’on s’oriente vers une défense territoriale de l’Europe. La seconde est liée au cas de figure actuel : que faisons-nous lorsqu’un pays non encore membre de l’Alliance, en l’occurrence l’Ukraine, est attaqué dès lors que cette agression comporte un risque direct sur les pays qui en sont membres ?

 

Hypothèse d’un retour de Donald Trump

Donald Trump est bien parti pour remporter l’investiture des Républicains en juin prochain. Quelles seraient les conséquences d’une potentielle réélection de l’ancien président américain sur la guerre en Ukraine ? 

À en juger par les déclarations de Donald Trump, elles seraient funestes. On ne peut savoir s’il déciderait de quitter l’OTAN qu’il avait considérée comme « obsolète », mais il est fort probable qu’il diminuerait de manière drastique les financements américains à l’OTAN et l’effort de guerre en faveur de l’Ukraine. Les Européens se trouveraient devant un vide vertigineux. S’il fallait compenser l’abandon américain, y compris sur le volet nucléaire – au-delà des multiples débats doctrinaux sur le rôle des dissuasions nucléaires française et britannique –, les pays de l’UE devraient porter leurs dépenses militaires à 6 ou 7 % du PIB, ce qui pourrait difficilement être accepté par les opinions publiques par-delà les questions sur la faisabilité. Ensuite, cela ne pourrait pas se réaliser en quelques mois, ni même en quelques années sur un plan industriel en termes d’armements conventionnels.

En somme, nous devons poursuivre nos efforts au sein de l’UE pour transformer de manière effective nos économies en économies de guerre et porter à une autre échelle nos coopérations industrielles en matière d’armement au sein de l’Europe. Mais dans l’immédiat, les perspectives sont sombres. Cela sonnera l’heure de vérité sur la volonté des dirigeants européens de prendre les décisions radicales qui s’imposent. J’espère que nous ferons en tout cas tout dans les mois qui viennent pour apporter une aide déterminante à l’Ukraine – nous avons encore de la marge pour aller plus vite et plus fort.

Les États-Unis et l’Europe restent encore à mi-chemin et n’ont pas livré à l’Ukraine toutes les armes, en quantité et en catégorie, qu’ils pouvaient lui transférer, notamment des avions de chasse et un nombre très insuffisant de missiles à longue portée permettant de frapper  le dispositif ennemi dans sa profondeur. Quant au président Biden, il devrait comprendre qu’il lui faut aussi, dans le temps qui lui reste avant les élections de novembre, donner à Kyiv toutes les armes possibles. Il serait quand bien mieux placé dans la course à sa réélection s’il apparaissait aux yeux de se concitoyens comme le « père la victoire ».

 

« La puissance va à la puissance »

La guerre d’agression de la Russie en Ukraine n’est pas un événement isolé. Il semble que l’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. À l’Est, via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée contre l’Ukraine. Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible, elle n’en est pas moins nuisible. Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017, mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023. Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et soutien l’Alliance des États du Sahel (composée des régimes putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger). Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?

Votre question comporte deux dimensions qui sont à la fois sensiblement différentes et liées. La première est celle de la guerre de l’information et de ses manipulations. Celle-ci se déploie sur quasiment tous les continents, en Europe occidentale autant que centrale et orientale, dans les Amériques, du Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Pendant deux décennies, nous ne l’avons pas prise au sérieux, ni chez nous ni dans certains pays où elle visait aussi à saper nos positions.

Malgré certains progrès, nous ne sommes pas à la hauteur, y compris en France, comme je l’avais expliqué lors de mon audition devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences extérieures l’année dernière, et comme je le développe à nouveau dans Notre Guerre. Nous n’avons pas, dans de nombreux pays, une attitude suffisamment ferme à l’encontre des relais nationaux de cette propagande et n’avons pas mise à jour notre système législatif. En Afrique, la France n’a pas pendant longtemps mesuré, malgré une série d’études documentées sur le sujet, ni riposté avec la force nécessaire aux actions de déstabilisation en amont. Moscou a consacré des moyens considérables, et même disproportionnés eu égard à l’état de son économie, à ces actions et ses responsables russes n’ont d’ailleurs jamais caché que c’était des armes de guerre. Nous avons détourné le regard et ne nous sommes pas réarmés en proportion.

La seconde dimension est celle de l’attitude favorable de plusieurs pays envers Moscou, avec une série de gradations, depuis une forme de coopération étendue, comme dans le cas de l’Algérie, du Nicaragua, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, de l’Érythrée et de la Corée du Nord – sans même parler de groupes terroristes comme le Hamas –, une action commune dans le crime de masse – Syrie –, une complicité bienveillante – Égypte, Émirats arabes unis, Inde, Afrique du Sud, mais aussi Israël avec Netanyahou – et parfois active – République populaire de Chine – ou une soumission plus ou moins totale – Bélarus et certains des pays africains que vous mentionnez. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, l’attitude des démocraties, qui doit aussi être mieux coordonnée et conjointe, ne peut être identique. Dans des cas comme celui de la Syrie, où nous avons péché par notre absence d’intervention, notre action doit être certainement militaire. Envers d’autres, nous devons envisager un système de sanctions renforcées comme je l’évoquais. Dans plusieurs cas, notamment en direction des pays ayant envers Moscou une attitude de neutralité bienveillante et souvent active, un front uni des démocraties doit pouvoir agir sur le registre de la carotte et du bâton. Nous payons, et cela vaut pour les États-Unis comme pour les grands pays européens, dont la France, une attitude négligente et une absence de définition de notre politique. Rappelons-nous, par exemple, notre absence de pression en amont envers les pays du Golfe lorsqu’ils préparaient le rétablissement des relations diplomatiques avec Damas, puis sa réintégration dans la Ligue arabe. Nous n’avons pas plus dissuadé l’Égypte de rétablir des relations fortes avec Moscou et cela n’a eu aucun impact sur nos relations avec Le Caire. Avec l’Inde, nous fermons largement les yeux sur la manière dont Delhi continue, par ses achats de pétrole à la Russie, à alimenter l’effort de guerre. Quant aux pays africains désormais sous l’emprise de Moscou, le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons rien fait pour prévenir cette évolution en amont.

Nous sommes donc devant deux choix politiques nécessaires. Le premier, dont je développe les tenants et aboutissants dans Notre Guerre, est celui de la défaite radicale de la Russie en Ukraine, et celle-ci devra suivre au Bélarus, en Géorgie et en Syrie notamment. Je suis convaincu que si nous agissons en ce sens, des pays faussement neutres ou sur un point de bascule, dont plusieurs que j’ai mentionnés ici, verraient aussi les démocraties d’un autre œil. Elles auraient moins intérêt à se tourner vers une Russie affaiblie. Ce sont les effets par ricochet vertueux de cette action que nous devons mesurer, notamment dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. C’est notre politique d’abstention et de faiblesse qui les a finalement conduits à se tourner vers la Russie. Si nous changeons, ces pays évolueront aussi. La puissance va à la puissance.

Le second choix, que je développe dans Notre Guerre, consistera à repenser de manière assez radicale nos relations avec les pays du Sud – un sud, d’ailleurs, que je ne crois pas « global », mais profondément différent, et avec lequel nous ne saurions penser nos relations sans différenciation. Ce sont les questions d’investissement, de sécurité énergétique et alimentaire, et de lutte contre la corruption qu’il faudra repenser. La guerre russe contre l’Ukraine est un avertissement et le pire serait, une fois que l’Ukraine aurait gagné et nous par la même occasion, de repartir avec les autres pays dans une sorte de business as usual sans aucun changement.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Ecrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

Démographie de la Russie : une jeunesse décimée ou en fuite

L’agression russe contre l’Ukraine a déjà des conséquences démographiques dramatiques. La stratégie militaire archaïque de l’armée russe consiste à envoyer au front une masse de soldats mal formés et mal équipés. La jeunesse russe est décimée. Mais les jeunes les mieux formés, pouvant travailler à l’étranger, ont quitté le pays pour ne pas être mobilisés. Pour les Russes, il en résulte une vision sombre de l’avenir, peu propice à un sursaut nataliste.

 

Le déclin démographique russe ne date pas d’hier

Le graphique suivant fourni par la Banque mondiale représente l’évolution de la population de la Russie depuis 1960.

Évolution de la population de la Fédération de Russie (1960-2020)

Le pic est atteint en 1992 avec une population de 148,5 millions d’habitants. Le déclin est ensuite constant (143,4 millions en 2020). La petite reprise de croissance entre 2010 et 2020 est principalement liée à l’annexion par la violence de la Crimée en 2014 (2,4 millions d’habitants). Sans la Crimée, la population actuelle est d’environ 141 millions. La Russie a donc perdu 7,5 millions d’habitants depuis 1992. Mais si on retire la population immigrée, c’est-à-dire si on calcule le solde naturel (naissances et décès), selon les spécialistes la population russe a diminué de 12 millions depuis 1992.

Le taux de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer) était de 1,5 en 2021. Il faut un taux de 2,1 pour assurer la stabilité de la population, hors immigration. Le vieillissement de la population est déjà ancien puisque les plus de 65 ans représentaient 6 % de la population en 1960 et 14,5 % en 2017.

 

Démographie : la Russie est en décroissance, l’Asie en croissance

La démographie de l’énorme Fédération de Russie (17,2 millions de km2) n’est absolument pas uniforme.

Dans l’Asie centrale, la croissance démographique reste élevée. Alors que la population russe de l’ouest du territoire diminue fortement, la population asiatique de l’est augmente. Bruno Tertrais, dans un article publié par l’Institut Montaigne, cite les chiffres suivants pour l’Asie centrale au sens large, comprenant les territoires devenus indépendants à la chute de l’URSS :

« Pendant ce temps, la démographie de l’Asie centrale a continué d’évoluer dans la direction opposée. Selon les Nations unies, la région (75,5 millions d’habitants aujourd’hui) pourrait compter 88 millions d’habitants en 2035 et 100 millions en 2050. La population en âge de travailler de l’Ouzbékistan devrait augmenter de plus de 6 millions d’ici 2050, celle du Tadjikistan de près de 3 millions. »

 

La guerre, nouvelle catastrophe démographique

Dans un tel contexte démographique, avec ses 52 millions d’habitants russophones à l’époque, l’indépendance de l’Ukraine en 1991 a été considérée par beaucoup de dirigeants russes comme une catastrophe démographique.

Depuis, ils sont obnubilés par la reconquête. Ils n’ont pas compris le sens de l’histoire. L’Ukraine ne sera plus jamais russe car les Ukrainiens ne veulent plus être soumis aux diktats de Moscou. La guerre est en réalité une nouvelle catastrophe démographique pour la Russie. Un document déclassifié, transmis au Congrès par les services de renseignements américains, indique qu’environ 315 000 Russes ont été blessés ou tués depuis le début de la guerre en février 2022.

Selon le directeur général de l’état-major de l’Union européenne, de février à novembre 2022 les pertes russes en Ukraine s’élèvent à 60 000 tués et entre 180 000 et 190 000 blessés.

Les sources américaines et norvégiennes corroborent approximativement ces chiffres qui ne sont que des estimations. Les chiffres réels ne seront connus qu’après la fin de la guerre. La guerre n’étant pas terminée et la tactique ukrainienne consistant à tuer le maximum de Russes (puisque la hiérarchie militaire russe envoie ses soldats à la boucherie), c’est la jeunesse russe qui va être totalement décimée après le conflit.

Il faut également tenir compte de l’émigration de jeunes Russes cherchant à échapper à la mobilisation. Les estimations proviennent des pays d’accueil, la Russie ne communiquant pas sur le sujet. Selon les différentes sources, on peut estimer que 700 000 à 1 000 000 de Russes ont quitté leur pays depuis le début du conflit en Ukraine. Ils se sont installés en Géorgie, en Serbie, dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan et Ouzbékistan), en Turquie, en Israël. Il s’agit d’une population jeune et disposant d’une formation professionnelle. Seule une évolution de la Russie vers la démocratie, peu vraisemblable à court terme, leur permettrait de revenir dans leur pays.

Enfin, le pouvoir fasciste russe ne recule devant aucun crime pour atténuer la chute démographique : des enfants sont déportés en masse des territoires ukrainiens occupés vers la Russie. Ces enfants sont proposés à l’adoption à des familles russes et leur identité est modifiée de façon à empêcher toute recherche ultérieure. Ces déportations sont impossibles à chiffrer et les estimations vont de quelques dizaines à quelques centaines de milliers.

 

Un avenir sombre pour la Russie

La guerre en Ukraine produit une énorme surmortalité de la jeunesse, une fuite des cerveaux et des personnes qualifiées, une approche pessimiste de l’avenir incompatible avec une augmentation de la natalité.

Tout cela vient s’ajouter à l’alcoolisme massif parmi la population masculine, aux inégalités considérables de niveau de vie selon les régions, à la corruption généralisée liée à la dictature mafieuse exerçant le pouvoir. Si elle n’éclate pas à la suite d’une défaite militaire, il faudra des décennies à la Russie pour se remettre de l’erreur historique majeure que constitue « l’opération spéciale » de Vladimir Poutine en Ukraine.

Le déclin de l’aide à l’Ukraine est un danger pour les démocraties

Il y a un coup de mou dans l’aide à l’Ukraine : des armes promises ne sont pas livrées. La France fait un jeu comptable pour surévaluer artificiellement l’aide apportée. Le Comité olympique accepte que les athlètes russes participent aux jeux. L’élan citoyen, si fort dans nos démocraties occidentales au printemps 2022, semble retombé. Et si les Ukrainiens ont réussi à reprendre une partie des terres volées par les armées de Vladimir Poutine, la contre-offensive patine désormais, faute d’obtenir toutes les armes promises. L’Ukraine est loin d’avoir reçu le million d’obus promis par les Européens. Et la Russie est en mode économie de guerre. Le président ukrainien met en garde : tout retard dans l’aide militaire à Kyiv est un rêve devenu réalité pour Poutine. Et pendant ce temps, les diplomates de Moscou espèrent une victoire de Donald Trump aux USA, qui pourrait mettre un coup d’arrêt au financement de la résistance ukrainienne…
En Afrique, les régimes pro-russes pullulent au Mali comme en Centrafrique. Et plus discrètement au Cameroun, où le président Paul Biya, traditionnel allié de la France, a incité son équipe nationale à affronter la Russie en match amical à Moscou (dans des conditions de voyage rocambolesques). Ou plus significativement en Afrique du Sud, où le gouvernement a autorisé des manœuvres conjointes des soldats russes et de son armée nationale.Et cela n’est rien comparé à l’accueil spectaculairement amical sur la péninsule arabique qui a été réservé à la visite de Vladimir Poutine. Et partout en Europe pointent des forces soutenant par le Kremlin, soutenues par le Kremlin. Parfois repoussées comme Éric Zemmour ou Marine Le Pen en France, elles sont parfois victorieuses comme le SMER en Slovaquie. Paradoxe, nombre de ces forces s’opposent à l’immigration, alors que Moscou est souvent soupçonné d’utiliser les migrations comme une arme contre l’Europe afin, c’est sa vision, de faire monter le mécontentement.Dans le monde, du Nicaragua au Niger, des putschistes, nombre de régimes non démocratiques, sous le couvert certes louable au départ de ne pas être victimes d’ingérences (on sait à quel point Ortega fut attaqué par les réseaux de Reagan), portent aujourd’hui atteinte aux droits humains avec la protection politique, économique et militaire de la Russie. Au nom de l’anti-occidentalisme.Un comble quand on sait les liens de la Russie avec des partis se réclamant de la défense de l’Occident avec Zemmour et Le Pen, ou en Allemagne avec l’AfD.
Si l’Ukraine tombe, les armes que nous avons fournies iront à une puissance, la Russie, qui fait tout pour affaiblir l’Europe. Si l’Ukraine tombe, l’influence du modèle démocratique dans le monde sera mise à mal. Taïwan sera plus que jamais sous la menace de Pékin. Et de plus en plus de dictateurs pourront continuer ou commencer leur œuvre en se sachant impunis.Au-delà de l’aide morale à une démocratie agressée par un voisin plus puissant, des enfants enlevés, des femmes violées, des villes ravagées, aider l’Ukraine n’est pas seulement un acte altruiste. C’est une nécessité pour qu’un ordre mondial plus injuste, plus violent ne surgisse pas des cendres martyrisées de Kyiv…

Droits de l’Homme : le double discours de Juan Branco

Les questions des droits de l’Homme et de la morale en matière de politique internationale ont été particulièrement instrumentalisées ces dernières années. Les commentateurs et acteurs de la vie politico-médiatique ne sont pas rares à s’être contredits sur ces questions, invoquant alternativement la morale universelle et la rhétorique réaliste des intérêts, fonction des belligérants d’un conflit.

Cas particulièrement exemplaire de cette disposition d’esprit fallacieuse, l’avocat Juan Branco s’est ainsi illustré par de constants et fréquents discours humanitaires concernant diverses situations de politique internationale, tout en s’affranchissant des principes qu’il professait pour d’autres cas.

 

Ukraine : l’angle mort de l’hypocrisie tiers-mondiste

Ainsi, en août 2022, dans un entretien accordé à VA+, il affirmait dans son style toujours grandiloquent que le soutien français à l’Ukraine allait contre nos intérêts nationaux, demandant aux spectateurs de s’interroger sur les raisons qui poussaient notre pays à aider Kiev à défendre sa souveraineté nationale face à l’invasion russe.

Sur son propre site, on peut aussi retrouver un texte de mars 2022 où il affirme la même chose :

« … La question qui se pose aujourd’hui, ce sont les intérêts de la France, la défense des intérêts de la population française et le rôle que l’État français doit jouer afin de protéger ses concitoyens, et que la zone dont nous parlons n’est pas une zone d’intérêt stratégique primordiale pour la France, contrairement à ce qui a été beaucoup affirmé et ne justifie pas du tout le dispositif qui a été mis en place face aux participants au conflit, avec une posture moralisante. »

Si l’objet de cet article n’est pas de démontrer que la France a intérêt à défendre les frontières légales d’un pays limitrophe de l’Union européenne ainsi que de divers États-membres de la zone OTAN, le problème du propos de Juan Branco est qu’il entre en contradiction totale avec la plupart de ses points de vue.

Aujourd’hui célèbre pour ses gesticulations sénégalaises, en tenue traditionnelle locale s’il-vous-plait, l’avocat germanopratin ne manque pas de fustiger l’État français quand il défend ses intérêts en Afrique, au Levant ou partout ailleurs.

Désormais avocat de l’opposant Ousmane Sonko, panafricaniste qui défendait d’ailleurs la junte malienne sous emprise russe en août 2022, au moment même où Juan Branco ne trouvait rien à redire aux bombardements visant des civils à Marioupol ou Bakhmut, il ne manque jamais une occasion de fustiger le Sénégal et la CEDEAO.

 

Les gesticulations sénégalaises de l’avocat Juan Branco

Serait-il dans notre intérêt que le pays le plus stable de la région, qui affiche selon le rapport 2022 de l’Economic Intelligence Institute un des meilleurs indices de démocratie des institutions parmi les pays francophones d’Afrique, tombe entre les mains d’un révolutionnaire ami des régimes sahéliens qui ont chassé l’armée française pour y installer la milice Wagner dont les exactions nombreuses sont parfaitement documentées, le tout pour satisfaire l’appétit d’une puissance prédatrice ?

Ou alors, faudrait-il considérer que la question des droits humains ne concerne que les pays occidentaux ?

De la même manière, on constate qu’Israël subit une attention toute particulière. Israël peut commettre des crimes de guerre et doit, comme tous les États du monde, se soumettre au droit international. Il est néanmoins permis de s’interroger sur le fait que ses actions suscitent bien plus de protestations que celles, par exemple, d’un Bachar Al Assad qui a employé des armes chimiques et même assiégé le camp palestinien de Yarmouk avec une brutalité sans pareille.

 

L’Ordre international est l’intérêt de la France

De tels crimes n’ont alors dérangé personne, et surtout par nos belles âmes plus promptes à salir la France, dont les intérêts semblent selon eux se limiter à s’aligner sur la Russie et ses alliés.

Disons-le donc tout net : ils ne s’intéressent pas plus aux intérêts de la France bien pensés qu’aux droits de l’Homme, mais ont un agenda qui colle étrangement aux obsessions anti-occidentales du « sud global » dont l’objectif final tient dans l’instauration d’une prétendue « multipolarité » qui mettra à bas un Ordre International patiemment construit, au service exclusif des Empires revanchistes et des irrédentismes.

Notre ordre est certes imparfait, mais il vaut mieux que l’anarchie et la multi-conflictualité. Les Juan Branco et autres agités sont donc des agents du désordre et des propagateurs de la guerre du tous contre tous, bien plus que des humanistes. Ce n’est pas être idéaliste que de vouloir défendre l’Ordre international contre ceux qui entendent le saccager. Ce n’est pas non plus contraire au devoir d’humanité qui est le nôtre.

Le soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine

Un article de Vera Grantseva,

« Les Russes veulent-ils la guerre ? » Depuis le 24 février 2022, le monde entier se pose souvent cette question, tentant de comprendre – au vu de sondages effectués dans un contexte de contrôle et de suspicion qui rend très complexe l’analyse de leurs résultats – si la société russe soutient réellement Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine.

Vera Grantseva, politologue russe installée en France depuis 2021, a donné ce titre, emprunté à un célèbre poème d’Evguéni Evtouchenko, à l’ouvrage qu’elle vient de publier aux Éditions du Cerf. Il peut sembler, à première vue, que, aujourd’hui, les Russes n’ont rien contre la guerre qui ravage l’Ukraine. Pourtant, l’analyse fine que propose Vera Grantseva, sur la base de l’examen de nombreuses enquêtes quantitatives et qualitatives et de divers autres éléments (émigration, résistance passive, repli sur des communautés Internet sécurisées) remet en cause cette idée reçue. Nous vous proposons ici un extrait du chapitre « Un soutien de façade au conflit ».

 

Il est important de comprendre combien l’attitude de la société vis-à-vis des opérations militaires en Ukraine a changé tout au long de la première année du conflit. Au cours de la période allant de mars 2022 à février 2023, plusieurs phases correspondant aux chocs externes et aux problèmes internes accumulés peuvent être identifiées.

On en retiendra quatre :

  1. Le choc, du 24 février 2022 à fin mars 2022
  2. La polarisation, d’avril à septembre 2022
  3. La mobilisation, de septembre à novembre 2022
  4. La normalisation, de décembre 2022 à l’été 2023

 

Le choc

Commençons par le choc qu’a constitué, pour l’ensemble des Russes, la déclaration de guerre du 24 février 2022. La plupart des gens ne pouvaient pas croire que Vladimir Poutine, malgré la montée des tensions au cours des mois précédents, oserait envoyer des troupes dans un pays voisin. Dans les premiers jours, beaucoup ont refusé de croire à la réalité des combats, que des chars avaient traversé la frontière et attaquaient des villes et des villages en Ukraine, qu’il s’agissait d’une véritable guerre. D’ailleurs, Poutine a présenté tout ce qui se passait comme une « opération militaire spéciale », qui devrait être achevée à la vitesse de l’éclair et presque sans effusion de sang. C’est le discours qu’ont tenu les médias russes, dont la plupart sont contrôlés par le gouvernement, sur la base de rapports militaires.

Le choc initial a paralysé la plupart des Russes, mais il a aussi incité certains à s’exprimer ouvertement. Ce sont ces personnes qui ont commencé à descendre dans les rues des grandes villes pour exprimer leur désaccord. Certes, ils étaient une minorité, quelques milliers seulement. Mais compte tenu de la répression à laquelle ils s’exposaient, leur démarche prend une importance tout autre. Ces quelques milliers de citoyens qui se sont rassemblés les premiers jours ont montré que malgré tous les efforts des autorités et de la propagande, il y avait dans le pays des gens capables, non seulement de critiquer les autorités, mais d’aller jusqu’à risquer leur vie pour le dire lorsque le pouvoir franchit une ligne rouge.

La polarisation

Assez rapidement, le choc a laissé place à une polarisation renforcée. Fin mars, la législation criminalisant l’opposition à la guerre sous toutes ses formes était venue à bout des voix discordantes dans l’espace public. Les dissidents se sont montrés plus prudents, et les discussions politiques se sont déplacées dans les cuisines, comme c’était le cas à l’époque soviétique. Il est rapidement devenu clair que toute position médiane, que toute nuance, que tout compromis était intenable s’agissant d’un sujet comme la guerre en Ukraine.

Nombreuses furent les familles à se déchirer, la fracture générationnelle entre les jeunes et leurs parents ou leurs grands-parents étant la situation la plus fréquente. Pour les uns, la Russie commettait un crime de guerre, pour les autres, la SVO [sigle russe signifiant « Opération militaire russe »] était la condition de son salut. L’option consistant à quitter le pays s’invitant parfois dans les conversations. Une étude de Chronicles a montré que 26 % des personnes interrogées ont cessé de communiquer avec des amis proches et des parents pour des raisons telles que des opinions divergentes sur la politique et la guerre, et la perte de contact avec ceux qui ont quitté le pays ou sont partis pour le front.

Dès lors, deux ordres de réalité se faisaient face, recoupant eux-mêmes un accès différencié à l’information. De nombreux partisans de la guerre ont sciemment choisi des sources d’information unilatérales, principalement gouvernementales, qui leur ont montré une image éloignée de la réalité, mais leur permettaient de maintenir leur propre confort psychologique. Il leur était relativement facile de rester patriotes, de ne pas critiquer les autorités et de ne pas résister à la guerre : après tout, dans leur monde, il n’y avait pas de bombardements de zones résidentielles, il n’y avait pas de tortures ou de violences perpétrées sur les habitants des territoires occupés, aucune ville ni aucun village n’a été rasé et, après tout, aucun crime de guerre n’a été découvert à Bucha et Irpin après le retrait de l’armée russe des faubourgs de Kiev : « Nos soldats n’ont pas pu faire cela, cela ne peut pas être vrai. » Cette barrière psychologique n’a pas été imposée à ces gens ; il faut reconnaître la part du choix personnel leur permettant de vivre comme avant sans avoir à se confronter à la réalité des combats.

À l’inverse, une partie de la population a refusé de fermer les yeux et de se renseigner sur les horreurs du conflit. Ces personnes se trouvent le plus souvent isolées.

[…]

À l’été 2022, l’intensité de la polarisation dans la société russe a commencé à diminuer : l’enthousiasme des partisans du conflit s’estompait tandis que la non – résistance de la majorité de la population se faisait plus pessimiste. Les premiers ont été déçus que la Russie ne remporte pas une victoire rapide sur une nation dont ils niaient la capacité à résister et jusqu’à l’existence même. Quant aux autres, la perspective d’une paix retrouvée et avec elle du retour à la vie normale semble de plus en plus lointaine. De plus, les conséquences économiques de l’aventure militaire se font sentir : l’inflation des biens de consommation courante bat tous les records (atteignant 40 à 50 % pour certains produits), la qualité de vie décline rapidement avec le départ des entreprises occidentales du pays.

[…]

La mobilisation

Le 21 septembre, malgré sa promesse de ne pas utiliser de réservistes civils, le président Poutine a décrété la mobilisation partielle, provoquant un séisme dans le pays. À ce moment-là, les Russes ont enfin compris qu’il serait impossible de se soustraire à la guerre, et que tout le monde finirait par y prendre part. C’était le coup d’envoi de la deuxième plus grande vague d’émigration après celle ayant suivi le 24 février 2022. Cette fois, ce sont les jeunes hommes qui sont partis. Beaucoup d’entre eux ont pris une décision à la hâte, ont fait leurs valises et, dès le lendemain, ont gagné la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan.

La plupart n’avaient pas de plan, pas de scénario préparé, de connexions, de moyens. Cette vague de départs, contrairement à la première, n’a pas touché que la classe moyenne : les représentants des classes les plus pauvres, même des régions reculées, ont également fui la mobilisation forcée. Ainsi, fin septembre, environ 7000 personnes ont quitté la Russie pour la Mongolie, principalement depuis les régions voisines de Bouriatie et Touva.

À ce moment-là, le reste de la population russe a commencé à recevoir massivement des citations à comparaître : des jeunes hommes ont été mobilisés directement dans le métro, à l’entrée du travail, et même surveillés jusqu’à l’entrée des immeubles résidentiels le soir. Beaucoup d’hommes sont passés à la clandestinité : ils ont arrêté d’utiliser les transports en commun, ont déménagé temporairement pour vivre à une autre adresse et n’ont pas répondu aux appels. Fin septembre 2022, le niveau d’anxiété avait presque doublé par rapport à début mars, passant de 43 % à 70 %.

De nombreux experts s’attendaient à ce que la mobilisation marque un tournant en matière de politique intérieure, poussant la société russe à résister activement à la guerre. Il n’en a rien été.

Malgré le choc initial provoqué par le décret de mobilisation, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir se sont adaptés aux nouvelles réalités, choisissant entre deux stratégies : se cacher ou laisser le hasard agir. Grâce à des lois répressives et à une propagande écrasante, certains Russes, ne ressentant aucun enthousiasme pour la guerre déclenchée par Poutine dans un pays voisin, ont progressivement accepté la mobilisation comme une chose normale. Le gouvernement russe a su jouer sur la peur autant que sur la honte pesant sur celui qui refuse d’être un « défenseur de la patrie » et de se battre « comme nos grands-pères ont combattu » – les parallèles avec la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ont largement été mobilisés. Et nombreux furent les jeunes Russes à se rendre finalement, avec fatalisme, au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire pour partir au front.

 

La normalisation

En septembre-octobre 2022, tandis que Kiev multipliait les discours triomphalistes, le soutien à la guerre s’est durci sur fond de recul de l’armée russe dans la région de Kherson et d’augmentation du nombre de victimes militaires. À l’origine de ce nouvel état d’esprit ? La peur.

52 % des personnes interrogées à l’automne pensaient que l’Ukraine envahirait la Russie si les troupes du Kremlin se retiraient aux « frontières de février ». Ainsi se révélaient non seulement la peur de la défaite, mais aussi la peur croissante des représailles pour les crimes de guerre commis. De là un double mouvement : d’une part, la diffusion croissante d’une peur réelle que l’armée russe soit défaite, et de l’autre, une acceptation grandissante au sein de la majorité de la population de la nécessité de la mobilisation, perçue comme une « nouvelle normalité » et reconfigurée sous l’angle de la responsabilité civique et de la solidarité sociale. L’anxiété produite par la perspective de l’enrôlement massif des jeunes hommes s’est finalement estompée fin octobre : l’ampleur de la mobilisation s’est avérée moins importante que prévu.

Ainsi, depuis décembre 2022, la société russe est entrée dans une phase de « normalisation » de la guerre ou, comme le suggèrent les chercheurs du projet Chronicles, d’« immersion dans la guerre ». Pour eux, la dimension la plus frappante des changements de l’hiver et du printemps 2023 a été l’adaptation des attentes du public à la réalité d’une guerre longue. En dépit du risque d’être appelé, la plupart des Russes pouvaient continuer à vivre leur vie normalement malgré la mobilisation partielle. Des études sociologiques ont montré que la proportion de Russes anticipant une guerre prolongée est passée de 34 % en mars 2022 à 50 % en février 2023. Les experts de Chronicles décrivent ainsi une société « immergée » dans la guerre, devenue pour beaucoup le cadre d’une nouvelle existence.

L’historien britannique Nicholas Stargardt distingue quatre phases par lesquelles est passée la société allemande pendant la Seconde Guerre mondiale au cours des quatre années de conflit sur le front de l’Est : « Nous avons gagné ; nous allons gagner ! ; nous devons gagner ! ; nous ne pouvons pas perdre. »

On peut supposer qu’à partir du printemps 2023, la société russe a atteint le troisième stade : « Nous devons gagner ! » Entre autres différences significatives, quoiqu’immergée dans la guerre, la population russe n’en présente pas moins un potentiel de démobilisation non négligeable – et nombreux sont ceux qui aspirent à une paix rapide. En dépit des efforts de la propagande, le soutien idéologique à la guerre demeure faible et, pour un soldat, les objectifs fixés peinent à justifier l’idée de sacrifier sa vie.

Sur le web.

Le poulet ukrainien s’invite dans nos assiettes : une menace pour les éleveurs français ?

La part de poulets consommés en France en provenance d’autres pays ne cesse d’augmenter : 41 % en 2020, 45 % en 2021, et désormais 50,5 % en 2022.

L’ANVOL, interprofession de la volaille de chair, note une progression de 5,3 % des importations de viande de poulet sur le premier semestre 2023.

Cette situation, actuellement exacerbée par des importations massives en provenance d’Ukraine présage de l’avenir de l’agriculture française.

Bien que le règlement (UE) n°1169/2011 impose que les denrées alimentaires présentées à la vente, qu’elles soient préemballées ou non, respectent un étiquetage clair et précis afin d’informer au mieux le consommateur, cette viande de volaille d’importation vendue deux à quatre fois moins cher, selon les catégories auxquelles on la compare, ne protègera pas les éleveurs français dans un contexte économique où les consommateurs sont confrontés à une inflation ruineuse.

 

Une clause de sauvegarde

Afin de se prémunir contre une concurrence aux effets délétères, dès 1985, la Communauté européenne a prévu dans ses règlements la possibilité de mettre en œuvre une clause de sauvegarde :

« En cas de difficultés graves et susceptibles de persister dans un secteur de l’activité économique ainsi que de difficultés pouvant se traduire par l’altération grave d’une situation économique régionale, un nouvel État membre peut demander à être autorisé à adopter des mesures de sauvegarde permettant de rééquilibrer la situation et d’adapter le secteur intéressé à l’économie du marché commun. Un État membre actuel peut demander à être autorisé à adopter des mesures de sauvegarde à l’égard de l’un ou des deux nouveaux États membres ».

La Commission européenne a usé de cette possibilité en 2020 pour autoriser les pays européens à laisser filer leurs déficits. La France s’est vu refuser cette clause en 2006 visant à se préserver de l’importation massive de pommes de l’hémisphère sud.

Contre cette concurrence des poulets ukrainiens, l’ANVOL sollicite la mise en œuvre de la clause de sauvegarde, mais le ministre de l’Agriculture n’a pas souscrit à la demande, « pour ne pas envoyer de signal hostile à l’Ukraine ».

Ces importations, qui sont exonérées de droits de douane en soutien à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, créent une distorsion de concurrence remettant en cause l’avenir de nombreuses entreprises françaises.

 

Une disproportion de taille et de moyens

Déjà contraintes au niveau de la taille des entreprises qui comptent en moyenne 40 000 poulets en France, les élevages en Ukraine pouvant atteindre un million de têtes, les entreprises françaises doivent se conformer à des mises aux normes drastiques et ruineuses.

La directive européenne 2007/43/CE établit des critères de densité, de durée d’élevage, de conditions de parcours selon les différentes dénominations qualitatives qui ont obligé les entreprises à réaliser des investissements onéreux quand ces normes ont diminué la rentabilité en réduisant le nombre d’animaux par m² utile.

On peut aussi épiloguer sur le bien-fondé de ces normes :

Quand l’arrêté du 1er février 2002 (art 5 à 7) fait passer au 1er janvier 2003 la dimension des cages de poules pondeuses de 450 à 550 cm², soit une augmentation de 22,22 %, cela peut paraître un succès pour les défenseurs du bien-être animal, mais ne représente qu’environ deux fois la surface d’une carte bancaire ! Pas sûr que les poules aient remarqué la différence. Par contre, de nombreux éleveurs, obligés de remplacer toutes leurs installations ont préféré jeter l’éponge avant l’interdiction de ces cages en 2012 !

L’exigence des associations en matière de bien-être animal conduit à durcir toutes ces normes qui ne sont pas appliquées aux denrées importées. Pour être objectives, ces associations devraient aussi militer pour contraindre les producteurs étrangers à respecter les mêmes règles, ne serait-ce qu’en promouvant le boycott de l’achat de leurs produits.

 

Le choix des consommateurs

Les consommateurs, influencés par les associations précitées, le soutien des pouvoirs publics et des médias peuvent choisir d’acheter des produits répondant aux normes de production nationales : acheter bio, local et écologique.

Mais depuis longtemps le geste d’achat est motivé par avoir plus pour moins cher. On ne peut en vouloir à un consommateur qui a lui aussi de plus en plus de contraintes obligatoires onéreuses à supporter, souvent incompressibles, qui se traduisent par un geste d’achat à l’économie.

C’est ainsi qu’a été délocalisée la quasi-totalité de nos productions nationales : charbon, acier, textiles, médicaments, industrie automobile. La disparité des salaires, la rigidité des normes sociales et environnementales ont placé les entreprises françaises dans des situations d’infériorité concurrentielle dont on commence à mesurer les impacts. La pénurie de masques pour le covid, la pénurie de médicaments, et maintenant le risque alimentaire qui se fait jour sont des dangers majeurs de déstabilisation sociale.

En 2021, la balance commerciale des produits agricoles bruts affichait un déficit de 96 millions d’euros, mauvais présage pour les agriculteurs français.

 

Une volonté écologique

À ces impératifs économiques, s’ajoutent des normes environnementales qui pèsent sur la compétitivité des producteurs français.

La pression médiatique et de lobbying des associations écologiques aboutit à interdire aux agriculteurs l’utilisation de produits qui leur apportent des solutions efficaces contre les maladies ou les ravageurs de leurs cultures. L’obligation de remplacer les herbicides par des opérations mécaniques implique une augmentation du coût à l’hectare du désherbage, une consommation de carburant accrue, et un coût de main-d’œuvre exponentiel par une multiplication du temps nécessaire.

Pour les écologistes, il est très positif de ne pas produire des poulets en France, car ainsi on n’est pas incommodés par l’odeur des fientes. Peu importent les conditions dans lesquelles sont produites ces volailles, peu importe ce qu’elles mangent, du moment que ce n’est pas chez nous, et qu’on les ait pour pas cher !

Cette idéologie a quand même des inconvénients : les producteurs français disparaissent progressivement, notre balance commerciale se dégrade, et nous devenons de plus en plus dépendants alimentairement de l’étranger. Nos idéologues, nos dirigeants, ont-ils conscience que lorsque le déficit de notre balance commerciale entraînera l’effondrement de notre monnaie, les exportateurs étrangers ne nous feront pas cadeau d’une nourriture vitale que nous ne serons plus en mesure de leur payer. Souvenons-nous des émeutes de la faim de 2008 dans de nombreux pays.

La disparition des agriculteurs s’accompagnera de l’ensauvagement des espaces ruraux. Si la forêt est considérée comme le poumon de la planète, elle ne produit que des châtaignes, des glands et des champignons. Pas sûr que cela suffise pour nourrir la population ! Ah, j’oubliais, la forêt produit aussi du bois… pour nos cercueils ! Ça fait rêver…

La Pologne veut jouer sa partition en Europe de l’Est. Entretien avec Marcin Rzegocki

Un article de la Revue Conflits

 

L’invasion de l’Ukraine a remis la Pologne au centre des débats européens. Entre volonté de moderniser son armée et méfiance à l’égard du centralisme de Bruxelles, Varsovie se pose en défenseur des pays d’Europe centrale.

Marcin M. Rzegocki est manager, professeur d’université et rédacteur. Il est directeur général de la Fondation Auxilium, une ONG polonaise qui se concentre sur des projets d’éducation et de conseil. Marcin M. Rzegocki est titulaire d’un doctorat en sciences sociales et en gestion de la Warsaw School of Economics et d’une maîtrise en études interdisciplinaires individuelles en sciences humaines et sociales de l’université de Varsovie.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

 

On connait l’antagonisme séculaire entre la Pologne et la Russie. Qu’est-ce que l’invasion de l’Ukraine a changé dans la vision géopolitique de la Pologne ?

Il ne faut pas oublier que les racines des antagonismes entre la Pologne et la Russie ne sont pas du tout un phénomène récent, elles remontent à l’époque tsariste. Pour bien des Polonais, la Russie symbolise l’agression et le manque de respect pour les valeurs comme la liberté et la paix. L’invasion russe de l’Ukraine a renforcé ces sentiments des Polonais en leur donnant une preuve tangible de la plausibilité de leurs pires cauchemars.

 

Le gouvernement polonais a annoncé de nombreux investissements pour l’armée. Quelle est la finalité de l’armée polonaise ? S’agit-il uniquement de se protéger d’une attaque russe ou bien envisage-t-elle aussi de se déployer sur d’autres théâtres d’opérations ?

Le motif primordial des investissements pour l’armée est d’augmenter les capacités de défense du pays. Néanmoins, en tant que membre de l’OTAN, la Pologne s’engage à des missions militaires d’outre-mer comme en Afghanistan entre 2002 et 2021, et en Irak depuis 2003. Il n’est pas exclu que l’armée polonaise s’engage dans de nouvelles missions de caractère militaire, même si aucun nouveau plan du déploiement des troupes polonaises à l’étranger n’a été annoncé récemment.

 

La Pologne a une position très atlantiste. Elle achète son matériel militaire aux États-Unis et se veut un bon élève de l’OTAN. Est-ce que cet atlantisme fait consensus en Pologne, ou bien y a-t-il des débats politiques parmi les partis de gouvernement sur ce positionnement ?

Le consensus général en Pologne sur la question atlantiste a toujours semblé être un dogme depuis la chute du communisme. Du point de vue culturel, les États-Unis sont l’incarnation de la valeur fondamentale de la République des Deux Nations ou bien de la Première République polonaise (1569-1795), notamment la liberté.

À présent, il n’y a pas de sérieuses discussions sur les rapports entre la Pologne et les États-Unis et l’OTAN qui – à leur tour – sont perçus comme les garants de la stabilité géopolitique dans la région de l’Europe centrale. Cela ne veut pas dire que tous les Polonais sont contents du profond engagement politique de la Pologne dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Il se peut que les coûts économiques et sociaux de cet engagement puissent provoquer un léger changement d’attitude des Polonais sur ce propos.

 

Au moment de son intégration dans l’UE (2004), l’euphorie était grande en Pologne et en Europe. Vingt ans plus tard, les occasions de frictions entre Varsovie et Bruxelles sont nombreux, notamment sur les sujets de fonctionnement juridique et d’application des textes européens. La population polonaise reste-t-elle malgré cela favorable à une présence dans l’UE ?

Il faut d’abord souligner que les Polonais se sont toujours sentis membres de l’Europe, et que l’adhésion à l’UE était perçue comme une conséquence tout à fait naturelle des changements politiques et économiques des années 1990. Il est cependant vrai que l’UE d’aujourd’hui n’est pas ce dont beaucoup de Polonais pouvaient rêver.

D’après ce que l’on peut observer, les Polonais ne mettent pas en question la nécessité d’appartenance de leur pays à cette organisation, mais en même temps ils auraient préféré qu’elle soit une sorte de club des pays souverains, avec la liberté de mouvement et un marché commun. Ils ne sont pas, en grande partie, favorables à des démarches vers une Europe fédérale, ni aux tentatives d’imposer des solutions culturelles, politiques ou économiques extérieures.

 

On voit le développement de l’initiative des Trois mers ainsi que du groupe de Visegrad. Comment la Pologne perçoit-elle son rôle en Europe centrale, et comment se positionne-t-elle par rapport à l’Allemagne ?

Il n’est un secret pour personne que les pays d’Europe centrale et orientale présentent un certain nombre de différences par rapport aux pays de ce que l’on appelle « la vieille Europe ». Les plus importantes sont, bien sûr, les différences économiques, mais les différences sociales et culturelles ne doivent pas être négligées. De même, l’orientation politique des pays de l’Europe centrale, y compris les points de vue sur les relations avec la Russie, diffère de celle de la « Vieille Europe », notamment l’Allemagne et la France.

En même temps, il devient de plus en plus évident que les pays des Trois Mers deviennent une force politique et économique que le reste de l’Europe ne peut plus ignorer. La Pologne, en tant que pays le plus grand et le plus peuplé d’Europe centrale et de l’initiative des Trois Mers, qui a connu au cours des dernières décennies un essor économique extraordinaire, qui n’est pas dû – comme on le laisse parfois entendre à l’Ouest – aux subventions de l’UE, mais plutôt à l’accès au marché commun européen et à l’esprit d’entreprise des Polonais, se considère comme le leader naturel de cette partie du continent, ce qui, à bien des égards, peut la rendre antagoniste de l’Allemagne au sein de l’Union européenne et de l’OTAN.

De plus, depuis quelques années, on entend de plus en plus souvent que la Pologne ne veut plus être un « État vassal » ni de l’Allemagne ni de n’importe quel autre pays de l’Europe. La Pologne du parti Loi et Justice souligne donc sa subjectivité et son désir d’être traitée comme un partenaire équitable, surtout au sein de l’UE. À cet égard, elle est en quelque sorte l’avocate des autres pays de Visegrad et des Trois Mers.

Sur le web

La Russie franchit-elle un nouveau cap dans sa dérive totalitaire ?

Le Runet est un projet russe s’inscrivant dans ce qui est nommé le Splinternet, à savoir la fragmentation de l’Internet, certains États optant pour un Internet national aux allures d’« Intranet ».

À l’instar de la Chine, de pays comme l’Iran, depuis 2022, la Russie de Vladimir Poutine a encore accéléré ses travaux vers un Internet cloisonné et censuré. Le Kremlin considérant que la guerre en Ukraine menace le pouvoir, son pouvoir, il vise un contrôle absolu de l’information sur le sujet, et il n’est pas question pour lui d’être contesté dans son action.

Si la censure est à son apogée en Russie, et que certains en doutent, c’est un fait qui a été éclairé à la suite du piratage de l’agence de supervision de l’Internet russe, Roskomnadzor, en novembre 2022.

À cette date, le groupe biélorusse de hackers « Cyber-partisans » avait alors déclaré avoir piraté une filiale de Roskomnadzor – le Centre principal des fréquences radio (GRC), puis avoir passé plusieurs mois à l’intérieur du système et en avoir extrait deux téraoctets d’informations. Les données avaient alors été transmises aux journalistes du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, et à certains médias russes.

Süddeutsche Zeitung – ainsi que des médias russes en exil – publiait le 8 février 2023 un article intitulé « La fuite de données au cœur de la censure russe » montrant l’ampleur de la censure.

Les deux millions de documents internes dérobés à l’autorité de surveillance des médias Roskomnadzor donnent « un aperçu unique d’un appareil de censure numérique moderne, y compris ses forces et ses faiblesses », et révèle comment la « structure surveille des pans entiers du réseau et développe des outils ciblant les « offenses » à Vladimir Poutine. Notons que déjà en 2021 Moscou disposait d’une « technologie permettant de surveiller les réseaux sociaux et de repérer les comportements « destructeurs » au sein de la jeunesse. »

 

La guerre : un accélérateur sécuritaire…

Dans cette dynamique de contrôle, dans le contexte de la Guerre en Ukraine, l’étau sécuritaire se referme progressivement sur les Russes.

Outre une information sous contrôle, outre la propagande, il n’aura pas échappé que les voix dissidentes sont condamnées à se taire.

La crise en Ukraine a encore accéléré la surveillance de masse.

Selon le service russe de The Moscow Times, un journal indépendant :

« Plus d’un demi-million de caméras de surveillance à reconnaissance faciale sont installées dans toute la Russie. Avec plus de 200 000 caméras, Moscou représente 40 % du parc ».

Des experts en surveillance ont par ailleurs rapporté au journal que, bien qu’officiellement conçu pour lutter contre la criminalité, « le système russe de reconnaissance faciale s’était révélé plus efficace pour identifier les militants anti-guerre et les réfractaires, ajoutant que les autorités maintenaient l’imprévisibilité dans la conduite des arrestations liées à la surveillance afin de semer la peur et l’incertitude dans le pays. »

L’ancien responsable du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, a défié Vladimir Poutine. Sa mort, que toute l’opinion publique « pressentait » – au regard de son offense – a redonné – quelle que soit la vérité – (ce dernier a été enterré en secret le 29 août dans un cimetière de Saint-Pétersbourg, sa société ayant confirmé une cérémonie d’adieu qui s’est tenue en privé) une crédibilité à Vladimir Poutine qui, bien que se défaussant de toute responsabilité, apparait comme encore plus intraitable.

 

D’un régime autoritaire à un régime totalitaire ?

Dans ce cadre, la Russie qui est définie comme un régime fédéral, est de plus en plus souvent considérée par certains observateurs comme non plus autoritaire, mais totalitaire.

Si nous nous en tenons à la définition : un régime politique autoritaire est un régime politique qui, par divers moyens (propagande, encadrement de la population, répression) cherche la soumission et l’obéissance de la société, tandis que le totalitarisme est un régime et système politique dans lequel existe un parti unique, n’admettant aucune opposition organisée, et où l’État tend à exercer une mainmise sur la totalité des activités de la société.

À l’aune de cette définition, en 2022, dans un entretien accordé à L’Express, Peter Pomerantsev, journaliste, auteur d’essais de référence sur la propagande russe et la désinformation d’origine soviétique, analysait l’évolution du régime russe, qu’il qualifiait « d’État totalitaire postmoderne »… une analyse partagée, entre autres, par le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki. Une dérive dans la surveillance outrancière des citoyens que les États se qualifiant de démocratie gagneraient à analyser dans leur course à la surveillance des citoyens. Le basculement de situations démocratiques ne relève pas du fantasme quand certaines conditions sont réunies, comme le souligne Alain Chouraqui dans son dernier livre Le Vertige identitaire – Tirer les leçons de l’expérience collective : comment peut basculer une démocratie ? paru aux Ed Actes Sud en mars 2022   

« Arx Tarpeia Capitoli proxima. »
(il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne)

 

Alain Chouraqui est titulaire de la Chaire UNESCO « Éducation citoyenne, sciences de l’homme et convergence des mémoires » directeur de recherche émérite au CNRS, et président de la Fondation du Camp des Milles

Les récoltes de blé ne sont pas si bonnes que prévues

Début juillet 2023, certains médias comme Le Monde se sont sans doute réjouis trop vite de la récolte de céréales à paille, en oubliant les aléas météorologiques et le contexte international. S’il n’y a pas de raison de paniquer, il y en a pour mettre certaines choses à plat.

Le marronnier du début de l’été

Est-ce un marronnier qui fleurit quand la torpeur estivale réduit le volume d’informations, ou un vieil atavisme hérité du temps – qui nous paraît maintenant lointain – où on scrutait le champ estival pour y deviner la teneur de l’assiette hivernale ?

L’année dernière, le 2 juillet 2022, La Tribune titrait « Blé : une récolte correcte en vue en France, malgré des rendements en baisse ». Cette année, pour Le Figaro du 6 juillet 2023 (avec AFP), ce fut « Blé : prévisions « rassurantes » pour la récolte 2023, avec des rendements en hausse ».

L’interprofession Intercéréales et Arvalis (Institut Technique du Végétal) pronostiquaient que le rendement national du blé tendre « atteindrait 75 quintaux à l’hectare en 2023, soit une hausse de 4,5% par rapport à 2022, et 5 % par rapport à la moyenne des dix dernières années ».

Le Monde s’est distingué avec un titre tapageur, « Les moissons céréalières s’annoncent plantureuses en France », qui ne fait pas honneur à un article tout en nuances de Mme Laurence Girard. Elle écrivait en particulier, avant d’aborder les questions de prix, de coûts de production (qui ne sont pas couverts par les prix actuels), de compétitivité sur le marché international et de géopolitique :

« Les moissons céréalières s’annoncent donc de belle facture en France cette année. Même si les agriculteurs retiennent encore leur souffle et attendent toujours la fin de l’exercice pour se réjouir. Un aléa météorologique est si vite arrivé et peut briser sur pied les espoirs d’une année. « Pour l’heure, l’ambiance est sereine », constate Benoît Piétrement, président du conseil spécialisé dans les grandes cultures de FranceAgriMer et céréalier dans la Marne. »

 

« On peut avoir des surprises »…

C’était un intertitre, prémonitoire, du journal Le Monde.

Trois semaines plus tard, le ton a changé, même si les prévisions n’ont que peu baissé (de 35,25 à 34,82 millions de tonnes, avec un rendement légèrement supérieur à la moyenne quinquennale). La France Agricole titre en effet, le 26 juillet 2023 : « Moisson en 2023 : le blé ne tient pas ses promesses », sur la base d’une enquête de terrain réalisée par Agritel entre le 20 et le 25 juillet 2023.

C’est que l’état des cultures en sortie d’hiver laissait espérer des résultats exceptionnels.

« Puis les épisodes de gel tardif qu’a connu l’est de la France en avril, et plus encore l’absence totale de pluie de la mi-mai à la mi-juin, ont « nettement réduit » le potentiel de production dans les deux tiers du nord du pays. « Nous avons perdu 2 à 3 millions de tonnes de potentiel sur mai-juin » évalue Gautier Le Molgat [directeur général d’Agritel]. »

Et il y eut un épisode météorologique quasi-automnal que beaucoup, matraqués par les discours apocalyptiques sur le dérèglement climatique, ont trouvé invraisemblable ou ont instrumentalisé pour des déclarations que l’orthodoxie climatique a qualifiées de climatosceptiques…

Le 7 août 2023, La France agricole rapportait qu’il restait 13 % du blé tendre à récolter le 31 juillet 2023, et que la qualité des blés encore sur pied se dégradait.

Et dans un article du 16 août 2023, « Les chantiers de moisson ont repris dans le Nord-Ouest », La France Agricole décrit des situations compliquées avec, souvent des pertes de qualité reléguant les blés à la production animale.

5 mm sur les colzas me restant à battre, des blés encore trop humides, on se regroupe pour l'opération "sauverlaMoisson" 2023 . @coopce pic.twitter.com/nUA09f20di

— GUYOT Vincent (@GuyotVincent02) August 9, 2023

 

Dans un article du 16 août 2023, « Moisson de blé 2023 : un volume préservé malgré des retards et des exportations embouteillées », Pleinchamp (avec AFP) livre la dernière estimation du ministère de l’Agriculture : 35,6 millions de tonnes, en hausse de 3,5 % par rapport à la moyenne quinquennale.

Mais selon une autre estimation, entre 50 et 70 % des blés récoltés après les pluies seront déclassés en qualité fourragère. Et on peut craindre une saturation du marché de l’alimentation animale du fait des intempéries.

 

Les intempéries en Europe

Selon le bulletin du Monitoring Agricultural Resources (suivi des ressources agricoles – MARS) du Centre commun de recherche de la Commission européenne publié le 24 juillet 2023, la prévision de rendement toutes céréales confondues s’établissait à 5,46 tonnes/hectare (54,6 quintaux/hectare), légèrement au-dessus de la moyenne quinquennale de 5,44 t/ha, et en baisse par rapport à la prévision de juin (5,52 t/ha).

Ce bulletin contient aussi une mine d’informations sur les différents facteurs qui ont influé sur le rendement en Europe. C’est résumé par une carte, arrêtée au 16 juillet 2023. Chaleurs extrêmes dans le sud de l’Espagne et le nord de l’Italie avec de maigres récoltes à la clé, déficit de pluies dans le nord-ouest de l’Europe, excès de pluies en Europe méditerranéenne…

Mais entretemps, il y a eu les intempéries… Dans un article du 2 août 2023, M. Willi Kremer-Schillings – Willi l’agriculteur, tenancier d’un blog très visité – estimait qu’en Allemagne, les deux tiers de la surface de blé d’hiver, de seigle et de triticale, soit 2,3 millions d’hectares sur les 3,5 millions d’hectares totaux étaient encore sur pied. Pour le colza, il pourrait s’agir d’environ 500 000 hectares.

Le Deutscher Bauernverband (Union des Agriculteurs Allemands) était encore plus pessimiste au 3 août 2023 : 80 % des céréales et 50 % du colza étaient sous les pluies.

La qualité du blé se dégrade, et une bonne partie ira à l’alimentation animale, avec une perte de revenus pour les agriculteurs. Pour le colza, selon Willi, la perte pourrait être de 400 000 tonnes du fait de l’égrenage causé par le vent et la pluie.

 

Le monde suspendu à la guerre en Ukraine

C’est quand le grain est au silo qu’on compte les quintaux.

C’est évidemment difficile, pour une campagne donnée (de juillet à juin de l’année suivante) quand les céréales à paille de l’hémisphère Sud sont encore en croissance. Il faut se contenter de prévisions.

Fin juillet 2023, le Conseil International des Céréales (CIC) prévoyait une récolte (un disponible) record en céréales pour la campagne 2023-2024 : 2,3 milliards de tonnes, avec des hausses en maïs et en riz, mais une baisse en blé (784 millions de tonnes, en repli de 2,4 % par rapport à la campagne précédente où les récoltes russe et australienne avaient été exceptionnelles).

Dans un rapport publié le 11 août 2023, le Département Américain de l’Agriculture (une autre référence en la matière) estimait la production de blé à 793,37 millions de tonnes – soit plus que le CIC, mais 3 millions de tonnes de moins que dans son estimation précédente.

Rapportant les éléments essentiels de ce rapport, Le Figaro (avec AFP), par exemple, a titré le même jour : « Vers un recul des productions mondiales de blé, de maïs et de soja en 2023-2024 ». C’est faux pour le blé : ce qui baisse, c’est la prévision – de 796,67 à 793,37 millions de tonnes, un disponible qui reste toujours supérieur au précédent (789,97 millions de tonnes). Le scénario est identique pour le maïs et pour le soja.

Parmi les variations significatives, il y a une baisse de 3 millions de tonnes pour l’Union européenne, pour un volume total de 135 millions de tonnes, et une hausse de 3,5 millions de tonnes pour l’Ukraine, qui récolterait 21 millions de tonnes.

La Russie récolterait 85 millions de tonnes (92 millions de tonnes l’année dernière).

Mais le monde est suspendu à l’évolution de la situation s’agissant de la guerre en Ukraine et des manœuvres géopolitiques de la Russie.

Les questions qui se posent sont plutôt simples sur le papier : les silos à grains et les installations portuaires de l’Ukraine, ainsi que les transports terrestres, vont-ils devenir des cibles d’attaques ? L’Ukraine arrivera-t-elle à exporter, d’une manière ou d’une autre, maintenant que l’accord qui permettait la circulation des cargos en mer Noire n’a pas été renouvelé ? Comment la Russie utilisera-t-elle son disponible (48 millions de tonnes) ? On sait déjà que Vladimir Poutine a promis des livraisons gratuites à six pays d’Afrique…

Du reste, les blés russes sont très présents sur les marchés internationaux à des prix très compétitifs, y compris au Maghreb dont la France est habituellement le principal fournisseur. Quand pourra-t-on vendre et dégorger des silos saturés est une question que l’on se pose aujourd’hui.

 

Et pendant ce temps, dans l’Union européenne…

Pendant ce temps, l’Union européenne vaque à ses petites occupations – sachant que c’est la morte saison en août…

Sur la question des exportations des produits agricoles ukrainiens par les voies terrestres et maritimes de l’Union européenne, le dernier conseil européen « Agriculture et Pêches » du 25 juillet 2023 est au mieux décevant :

« Les ministres ont appelé à renforcer davantage les corridors de solidarité et à envisager de mettre en place de nouveaux itinéraires, tout en continuant d’assurer la protection du marché intérieur, et ils ont condamné le blocage de la mer Noire par la Russie. »

Ouf ! Les choses avancent (ironie)…

L’obligation faite aux agriculteurs de mettre 4 % de leurs terres en jachère comme condition pour l’obtention des aides PAC est un autre sujet de procrastination. Plusieurs États – dont la France, mais pas l’Allemagne de la coalition « feux tricolores » incluant les Verts – ont demandé que les dérogations soient reconduites en 2024, pour une troisième année.

Lors du Conseil précité, le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, a fait savoir que la Commission européenne était très attentive à cette demande – ça, c’est le volet diplomatique qui ne mange pas de pain. Mais elle souhaitait évaluer les risques pour la sécurité alimentaire de l’Europe au regard de la situation après récolte. La procédure législative pour mettre en œuvre une troisième année de dérogation serait aussi « plus compliquée » car cela demanderait un amendement au règlement européen…

On ne s’y prendrait sans doute pas autrement pour tergiverser jusqu’à ce qu’il soit trop tard. C’est du reste déjà le cas pour la plupart des agriculteurs, qui ont déjà établi leurs plans de culture pour la campagne à venir.

Notons le remarquable « en même temps » hexagonal : selon M. Marc Fesneau, il faut pouvoir « s’adapter aux événements », sans pour autant « en rabattre sur les questions environnementales par ailleurs ».

Pour M. Janusz Wojciechowski, il faut aussi « maintenir la crédibilité de la Pac sur le long terme ».

Bref, sur le plan géostratégique, l’Europe se distingue par sa nullité.

Et, s’agissant du long terme, les extravagantes folies du Green Deal, du Pacte Vert sont toujours sur la table.

Notons encore que les cours du blé sont actuellement très bas (autour de 220 euros/tonne, mais les variations peuvent être rapides) et qu’il règne de grandes incertitudes sur les marchés des engrais… qui conditionnent en partie les volumes de récoltes de l’année prochaine.

La justice russe, parodie d’une caricature

La justice russe défie l’entendement d’un esprit occidental. Une méticulosité procédurière sert d’écran de fumée à un arbitraire hors de contrôle quand il s’agit de brimer des opposants, ou simplement des citoyens en conflit avec des puissants. C’est aussi un système sans pitié : 99 % des inculpés sont condamnés.

La justice russe ressemble généralement au résultat d’une union entre Orwell et Kafka sous l’emprise de substances hallucinogènes. Abandonnez toute prétention à la rationalité, au Droit, ou à l’humanisme, si vous embarquez pour un voyage dans l’appareil judiciaire russe.

Vendredi dernier, la nouvelle condamnation à 19 ans de camp à régime sévère du célèbre blogueur anti-corruption Alexeï Navalny pour « extrémisme », concept par essence subjectif, ou à 25 ans de prison pour « haute trahison » du militant Vladimir Kara-Mourza, en avril, illustrent la nature réelle de ce système judiciaire à la fois arbitraire et implacable.

 

Arbitraire, mode d’emploi

Arbitraire, car il sert beaucoup moins le Droit que le Pouvoir.

Certes, la justice russe peut fonctionner à peu près normalement pour nombre de litiges, familiaux, commerciaux et civils entre particuliers ordinaires. Et les criminels et délinquants peuvent être arrêtés et condamnés à des peines sévères mais fondées.

Toutefois, à côté de cette justice ordinaire rode l’ombre d’un système dément dès que l’affaire se révèle politique, c’est-à-dire si elle concerne la liberté d’expression et l’action politique, notamment au nom de l’écologie, ou des droits de l’Homme, d’un successeur des dissidents de l’ère soviétique, ou si, à l’inverse, elle touche à l’intérêt d’un puissant pour le foncier, le logement, ou le business d’un particulier. « Vous avez là une jolie PME, ce serait dommage qu’il lui arrive quelque chose… ».

Malheur à vous si le beau-frère du patron local du FSB, ou du parti Russie Unie qui soutient Vladimir Poutine s’avise que votre entreprise, ou votre terrain, sont alléchants. Les exemples abondent depuis des années dans les 89 régions fédérées, relatés dans les journaux indépendants courageux… avant qu’ils ne soient fermés, ou fassent l’objet d’une enquête fiscale.

 

Quand le fisc remplace les accusations psychiatriques de l’URSS

Précisément, les accusations de fraude fiscale, de détournement de fonds, ou de non-respect de quelque obscur paragraphe des très touffus règlements fonciers, fiscaux ou commerciaux fournissent le prétexte classique de cette justice instrumentalisée. Les accusations de pédophilie et inceste, comme celles à l’encontre de Youri Dmitriev, un historien qui a eu l’idée audacieuse de travailler sur les crimes de l’époque soviétique, ou contre un Français, Yoan Barbereau, directeur d’une agence culturelle à Irkoutsk, peuvent aussi faire l’affaire.

Se pratique aussi la découverte opportune de fortes sommes en liquide, ou de drogue au logement de la cible, aimablement placés là par quelques agents. Cela peut d’ailleurs arriver aux plus puissants ayant importuné encore plus puissant qu’eux, comme l’a découvert à ses dépens le ministre des Finances, Alexeï Oulouiakaïev, en 2017. On se souvient aussi de l’arrestation en 2003 de Mikhael Khodorkovski, alors l’homme le plus riche du pays, coupable d’avoir accusé publiquement Vladimir Poutine d’être le « parrain » d’un système de corruption. À l’issue d’un procès rocambolesque, il a été condamné à neuf ans de prison pour avoir notamment volé physiquement des millions de tonnes de pétrole !

 

Un formalisme pointilleux pour masquer un verdict acquis d’avance

Une fois l’accusé happé par la machine, il a peu de chances de s’en sortir. Les juges ne s’embarrassent pas vraiment de preuves, ni même d’éléments probants, une dénonciation peut suffire. Un formalisme pointilleux, avec la lecture lors d’audience parfois à huis clos de centaines de pages de protocoles durant des heures (!), précède un verdict cousu de fil blanc.

Le dernier procès contre Navalny a viré au surréalisme, avec une audience d’un quart d’heure à l’issue de laquelle un juge hors champ de la caméra a marmonné un verdict qu’aucun des journalistes russes ou étrangers présents dans une salle attenante n’a pu entendre. Une des charges retenues contre Navalny : un de ses partisans avait tenu des propos outranciers contre la corruption du régime. Et il était accusé de réhabilitation du nazisme parce qu’un de ses lieutenants avait évoqué le putsch contre Hitler en 1944 en parallèle avec la mutinerie des mercenaires de Wagner en juillet.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’arbitraire est renforcé par l’adoption ou le durcissement de lois assez subjectives : atteinte au moral de l’armée, diffusion de fausses nouvelles qui ont souvent l’inconvénient d’être exactes, mais de déplaire au Kremlin (tendance dont la Russie n’a pas le monopole, cf la tentative de loi dite fake news en France), nouvelle loi sur le blasphème, loi punissant de cinq ans de prison pour atteinte à l’intégrité territoriale du pays quiconque juge illégitime l’annexion de régions ukrainiennes, etc.

Sans oublier la loi qui permet de classer comme agent de l’étranger, donc traître ou espion probable, toute personne ou ONG recevant le moindre financement non russe.

L’ONG Mémorial, dissoute en décembre dernier pour avoir notamment « déformé la vérité historique sur l’URSS », estime que 15 000 personnes ont été arrêtées pour avoir protesté contre la guerre depuis février 2002. Brandir une feuille blanche en faisant un piquet solitaire dans la rue suffit. De même source, le pays compte actuellement 1300 prisonniers politiques.

 

Présumé coupable

Deuxième caractéristique, glaçante, du système : il est d’une sévérité vertigineuse.

Les peines de prison (la visite d’un pénitencier en Sibérie m’a permis de bien saisir l’ironie de la formule selon laquelle « la peine de mort a été abolie en Russie pour être remplacée par pire encore, l’emprisonnement en camp à régime sévère ») sont en moyenne quatre fois plus longues que celles infligées en Occident pour des crimes ou délits équivalents. Surtout, à la question clé, obsédante, de la psyché russe, que l’on dirait tirée de l’œuvre sans doute la plus torturée de la grande littérature mondiale, celle de Dostoïuveski, « kto vinavat » (qui est coupable ?), la justice a tendance à répondre « tous ceux que j’accuse ».

À rebours du principe libéral de présomption d’innocence. Une pratique relativement acceptée par une société soumise où quiconque sort du lot, par sa fortune, ou son action militante, est soupçonné d’être corrompu ou séditieux.

La preuve : la proportion hallucinante des quelques 900 000 personnes poursuivies chaque année qui sont finalement condamnées, soit 99 %, sans équivalent au monde. Il est vrai qu’un juge trop indulgent peut être limogé car soupçonné, pas forcément à tort d’ailleurs, d’être corrompu. Les jurys populaires instaurés en 2003 se révèlent moins sévères, mais ne traitent qu’une petite minorité des affaires. Pour ne pas être inquiété, il vaut donc mieux miser sur sa loyauté envers des puissants, ou une protection en haut lieu, ce qu’on appelle un toit, « kricha ».

Les procès menacent en revanche ceux qui s’opposent au récit historique officiel d’un Kremlin doutant de la « solidité historique » de l’existence, ou des contours territoriaux de ses voisins baltes, géorgien, moldave, ou polonais. « Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. Celui qui a le contrôle du passé contrôle l’avenir ». Orwell encore.

Guerre en Ukraine : Moscou menace la sécurité alimentaire mondiale

Le conflit entre les deux belligérants se décline sur de multiples terrains.

Celui qui fait rage sur le plan économique s’est déclenché bien avant que ne débute « l’opération spéciale » le 24 février 2022. Il prend une nouvelle tournure depuis que Moscou a décidé de suspendre l’accord qui permettait à l’Ukraine de poursuivre ses exportations par la voie maritime.

 

La Russie déterminée à éradiquer la concurrence ukrainienne

En quelques années, alors même que la Crimée était passée sous le contrôle de la Russie, l’Ukraine est parvenue à se hisser au rang d’une grande puissance agricole faisant de l’ombre à son encombrant voisin de l’Est. Exportatrice d’engrais azotés, de blé, de céréales et d’oléagineux indispensables à l’alimentation humaine et animale, son poids sur les marchés internationaux de ces produits n’a cessé de s’accroître de 2010 à 2021.

À la veille du conflit, les deux frères ennemis représentaient ensemble près d’un tiers des échanges mondiaux de blé, avec pour clients de nombreux pays africains et du Moyen-Orient. L’Ukraine était alors le premier exportateur pour l’huile de tournesol, le quatrième pour le blé et le maïs. Avec la Russie, elle occupait une place déterminante dans la fourniture des engrais indispensables à l’obtention de rendements agricoles élevés.

En moins de deux ans, le conflit a ruiné tous ces efforts avec pour résultat de diminuer par près de deux ses capacités d’exportation.

 

Un accord providentiel mais très fragile 

Dans un premier temps, la Russie n’en a pas moins accepté le 22 juillet 2022 que soit ouvert en mer Noire un corridor maritime sécurisé permettant à l’Ukraine d’exporter au total 33 millions de tonnes de céréales depuis ses ports d’Odessa, de Tchernomorsk et de Yuzni. En échange, elle avait obtenu un relatif desserrement de l’étau des sanctions, avec des garanties pour que ses propres exportations de céréales et d’engrais ne subissent pas de blocages d’ordre logistique ou financier.

Jugeant toutefois insuffisants les progrès sur ce volet, à chaque échéance (de 120 puis 60 jours) les Russes ont menacé de ne pas accepter le renouvellement de l’accord.

En outre, en juin dernier, la donne a changé : le même jour, un pipeline essentiel à l’exportation d’ammoniac russe a été saboté, et le barrage de Kahkovka a été détruit. Son explosion le 6 juin a provoqué une gigantesque inondation affectant 10 000 hectares de terres agricoles dans la région de Kherson.

C’est dans ce contexte que le 17 juillet dernier le Kremlin a décidé de mettre unilatéralement un terme à « l’initiative de la mer Noire » négociée un an plus tôt. Dans la foulée, le ministère russe de la Défense a annoncé que tout bateau se rendant dans les ports ukrainiens serait considéré comme une cible militaire potentielle.

Cette décision fait entrer dans une nouvelle phase la lutte à mort que se livrent les deux pays, avec de multiples conséquences pour les marchés internationaux, pour l’Ukraine et ses clients, ainsi que pour l’Union européenne.

 

Une rupture qui intensifie le conflit

L’accord permettait aux deux parties d’échanger à minima. Cet unique espace de discussion a disparu. Odessa est depuis lors systématiquement bombardée, alors que jusqu’ à récemment, la ville et sa région étaient relativement épargnées. La Russie s’acharne à détruire les infrastructures portuaires ukrainiennes permettant de stocker et d’exporter des denrées alimentaires, et mène des exercices visant à saisir des navires en mer Noire.

Moscou a expliqué que ces attaques portuaires étaient une riposte à l’attaque ukrainienne du pont de Crimée, une voie essentielle d’approvisionnement pour les forces russes dans le Donbass.

Du fait des combats qui stérilisent à l’Est de son territoire des dizaines de milliers d’hectares de terres agricoles, l’Ukraine, qui jouait encore récemment un rôle clé dans l’alimentation des pays les plus pauvres et la stabilité du marché mondial des céréales, devrait en outre voir sa production de blé reculer d’environ 35 % cette année.

 

Une incidence encore limitée sur les cours

Immédiatement après la suspension de l’accord, les cours des céréales ont connu un coup de chaud, mais cette flambée n’a pas duré.  Plusieurs éléments tempèrent en effet la remontée des prix à court terme, soit dans les semaines à venir.

Depuis le 16 mai, date de la dernière reconduction de l’accord, le corridor maritime était de fait beaucoup moins emprunté. Le jour de sa fermeture, un seul navire restait dans le couloir – le TQ Samsun – qui avait quitté le port d’Odessa pour gagner Istanbul.

Cela tient à des raisons liées au calendrier des campagnes céréalières et au développement d’alternatives terrestres et fluviales du fait de la mise en place de security lanes permettant à l’Ukraine d’écouler une partie de sa production via l’Union européenne. Avec le soutien logistique de cette dernière, elle peut désormais exporter un peu moins de 4 millions de tonnes de grains tous les mois par le rail, par le Danube et même par camion, ce qui est presque suffisant pour couvrir une production en baisse en raison de la guerre.

Les marchés ont donc faiblement réagi à la nouvelle, d’autant plus que les moissons s’annoncent favorables en Europe et en Russie. En France, la production de blé est estimée à plus de 35 millions de tonnes, un niveau supérieur à la moyenne décennale. Quant à la Russie, elle devrait engranger 85 millions de tonnes de blé qui vont s’ajouter à son stock, considérable, de 17 millions de tonnes.

 

À terme, le risque d’une surchauffe des prix  

Mais les perspectives pourraient fortement se dégrader à la fin de l’été.

Les États Unis et le Canada ont en effet été affectés par des épisodes de sécheresse, alors que l’hémisphère sud subit l’impact d’El Nino.

Ce n’est qu’à la fin des moissons qu’on pourra précisément évaluer les disponibilités et les confronter aux besoins à venir. En outre, les exportations russes sont toujours entravées par les sanctions occidentales.

Ces incertitudes alimentent une probable reprise des tensions inflationnistes sur les prix alimentaires, avec même un risque d’emballement si la spéculation s’en mêle.

 

Une menace sur la sécurité alimentaire mondiale

C’est le point de vue de l’ONU. Selon son secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires, la hausse des prix « fait planer le risque de voir des millions de personnes touchées par la faim, voire pire ».

Tirant la sonnette d’alarme, il rappelle que 362 millions de personnes dans 69 pays ont besoin d’une aide humanitaire : « certaines personnes souffriront de la faim, d’autres subiront la famine et beaucoup risquent de mourir à cause de ces décisions ».

Or, l’Ukraine est un important fournisseur du programme alimentaire mondial (PAM) dont les subsides sont indispensables à des pays au bord du chaos comme l’Afghanistan, le Yemen ou la Somalie.

D’autre pays, tels Madagascar ou la République démocratique du Congo déjà fortement déstabilisée sont totalement tributaires de leurs importations de céréales pour nourrir leur population. La dépendance de pays comme l’Égypte, le Maroc, la Mauritanie ou la Tunisie grosse consommatrice de blé est également forte. En Afrique subsaharienne, si le blé est moins présent dans la base alimentaire des habitants des campagnes, ceux des grandes métropoles sont concernés.

Autre source de préoccupation pour le continent africain, l’agriculture y est déjà soumise au triplement des prix des engrais en l’espace de deux ans.

Dans un tel contexte, la suspension de l’accord sur les céréales ukrainiennes ravive les craintes qui entourent la sécurité alimentaire mondiale, alors que la Russie dispose d’atouts non négligeables pour renforcer et fidéliser sa clientèle.

 

L’alimentation, une arme devenue redoutable aux mains des Russes

L’essentiel du blé exportable est désormais en Russie qui a mis l’Ukraine hors-jeu en fermant le corridor. Elle bénéficie d’une récolte abondante, dispose de stocks très élevés et garantit les prix les plus bas du marché. Cela met entre les mains de Moscou une formidable arme alimentaire qui lui permet d’accroître son influence sur le continent africain.

Il se confirme que depuis le début du conflit la place de la Russie sur les marchés agricoles – dont les engrais – a continué à progresser. De ce fait, sa capacité d’influence sur les prix augmente, ce qui sur le moyen et long terme ne peut manquer de jouer.

Dans un contexte de tensions sur la sécurité alimentaire, de hausse de la vulnérabilité des plus faibles, de dégradation de la situation de pays déjà déstabilisés (Égypte, Madagascar, RDC), la Russie a accueilli à Saint-Pétersbourg les représentants de 49 pays d’Afrique, dont 17 chefs d’État, jeudi 27 et vendredi 28 juillet. Ce sommet lui a permis de renforcer sa relation avec ses alliés africains, alors que le pays est isolé face au reste du monde. L’arme alimentaire a joué un rôle clef dans ce rapprochement, la Russie se posant en garant de l’approvisionnement de ses amis sur le continent. Moscou s’est même engagé à livrer gratuitement jusqu’à 50 000 tonnes de céréales à la Somalie, à l’Erythrée, à la Centrafrique, au Mali, au Zimbabwe et au Burkina Faso.

Commentant les résultats obtenus, le président égyptien al-Sissi, dont le pays est en proie à une importante crise économique et alimentaire, a exprimé son souhait de « parvenir à une solution consensuelle sur l’accord d’exportation de céréales, en tenant compte des demandes et intérêts de toutes les parties, pour mettre fin à la flambée des prix ».

On peut n’y voir qu’une manière de ménager la chèvre et le chou, tellement la reprise de l’accord paraît improbable.

 

L’Europe toujours face à ses contradictions

Depuis près d’un an, les voisins européens de l’Ukraine – la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie notamment – voient affluer des millions de tonnes de blé et de maïs.

Selon une publication réalisée par la Fondation FARM, 50 % du blé ukrainien a été exporté vers l’Union européenne depuis 2022, dont plus de la moitié à destination de la Pologne, de la Hongrie et de la Roumanie. Le problème est que les silos finissent par déborder. Et la Pologne, elle-même importante productrice, fait face à un surplus de plus de huit millions de tonnes de céréales. Les agriculteurs constatent de fait un effondrement des prix, celui de la tonne de blé au niveau national ayant été divisé par plus de deux.

Pour apaiser les tensions, le gouvernement polonais a donc fermé ses frontières aux céréales ukrainiennes le 15 avril dernier. Confrontées aux mêmes difficultés, la Slovaquie, la Hongrie et la Bulgarie lui ont emboité le pas. Ces mesures ont été jugées inacceptables par la Commission européenne.

Mais dans le même temps, elle a procédé au déblocage d’un paquet d’aides supplémentaires de 100 millions pour les agriculteurs des pays concernés. La Pologne a alors accepté d’autoriser le transit de cargaisons de céréales ukrainiennes sur son territoire, des cargaisons « scellées et surveillées », et elle a obtenu à cet effet l’octroi d’une dérogation temporaire prolongée jusqu’au 15 septembre prochain.

De cela découle une grande interrogation : si ces pays d’Europe de l’Est ne réussissent pas à réexporter tous ces volumes, ceux de l’Europe de l’Ouest peuvent-ils prendre la relève ? Mais quel pays va s’en charger, compte tenu des enjeux économiques et logistiques que cela représente ?

 

Le creusement des lignes de fracture internes à l’UE

Cette question est devenue encore plus aiguë depuis que la Russie a fermé le corridor maritime et que l’Union européenne met tout en œuvre pour accroître les capacités des voies terrestres et fluviales de sorties des céréales ukrainiennes qui circulent désormais sans quota au sein du marché européen.

Bruxelles a en effet promis que la quasi-totalité des exportations ukrainiennes pourrait être acheminée par les corridors de solidarité (ou « solidarity lanes »), alternatives à la mer Noire. Lorsque les pays riverains de l’Ukraine ont récemment fait part de leur intention de maintenir les restrictions d’importation pour protéger leurs marchés, ils se sont heurtés à l’opposition résolue de leurs partenaires.

Selon le ministre allemand de l’Agriculture :

« La Commission doit maintenant dire clairement que ce n’est pas possible. Ces mesures sont limitées dans le temps, il est inacceptable que certains États membres passent outre les traités en vigueur ».

Trois jours après la fermeture du corridor maritime, le président Zelensky a aussi fait part de sa réprobation :

« Toute extension des restrictions est absolument inacceptable et franchement antieuropéenne. »

Or, les élections de novembre s’annoncent très serrées pour le pouvoir en place à Varsovie qui a besoin du soutien de l’électorat rural et agricole, mécontenté par la baisse des cours des denrées agricoles. Les cinq pays voisins de l’Ukraine qui ont touché des aides se montant désormais à 156 millions d’euros ne sont d’ailleurs pas les seuls à en subir les conséquences.

En France, la concurrence des œufs et poulets ukrainiens crée aussi des difficultés et, comme dans d’autres États membres, la pression monte pour obtenir de la commission un soutien financier du secteur agricole.

 

Un nouveau palier dans la stratégie de la tension

De ce rapide survol il résulte que la décision de suspendre l’accord du 22 juillet 2022 s’inscrit dans la stratégie de la tension que déploient les autorités russes avec pour but d’affaiblir méthodiquement toujours plus le potentiel productif ukrainien, de mettre à genoux son économie et de détruire ses avantages comparatifs. Le but explicite du Kremlin est ici d’anéantir ce qu’il ne peut contrôler.

En même temps, cela permet à Moscou de renforcer son emprise sur l’Afrique et de semer la zizanie au sein de l’Union européenne.

Les dernières orientations impulsées par Mme Von der Layen proposant que l’Union européenne comble 45 % des besoins de financement non couverts de l’Ukraine jusqu’en 2027 (soit une dépense de 50 milliards d’euros) pourraient encore accroître les lignes de fracture au sein de l’Union.

Plus globalement, les menées du Kremlin ont aussi pour effet de désorganiser et de fragmenter encore un peu plus les échanges internationaux de produits agricoles. Replacée dans son contexte, la rupture de l’accord de la mer Noire agit bien comme une sorte de bombe à fragmentation lente.

L’OTAN et l’Ukraine : où va-t-on après le sommet de Vilnius ?

Par Maxime Lefebvre.

L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, réclamée par Kiev depuis des années et plus encore depuis l’attaque russe du 22 février 2022, n’avait pas été en débat lors des deux premiers sommets de l’OTAN qui se sont tenus après le déclenchement de la guerre (celui de Bruxelles, convoqué en urgence en mars 2022, et celui de Madrid, en juin).

À l’époque, c’était le soutien immédiat à l’Ukraine qui était en jeu, plutôt que la réflexion sur des garanties de sécurité à plus long terme. Le sommet de Madrid avait toutefois permis d’enclencher l’adhésion de la Finlande, devenue effective en avril 2023, et celle de la Suède, qui a obtenu lors du sommet de Vilnius (11-12 juillet dernier) la promesse par la Turquie de ratifier son traité d’adhésion.

Dans la capitale lituanienne, l’Ukraine espérait se voir fixer un horizon d’adhésion concret ; mais cela n’a pas été le cas.

 

Les résultats du sommet de Vilnius

L’adhésion de l’Ukraine – et aussi de la Géorgie – à l’OTAN est sortie du principe ambigu de la « porte ouverte » pour devenir une perspective réelle au sommet de Bucarest en avril 2008. Malgré l’opposition de la France et de l’Allemagne, à l’époque, à l’octroi d’un « plan d’action pour l’adhésion » souhaité par l’administration Bush, le sommet de Bucarest avait clairement affirmé :

L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN.

Quelques mois plus tard, la guerre russo-géorgienne donnait à la Russie l’occasion de faire la démonstration de sa domination stratégique dans la région.

Le dossier de l’adhésion de ces candidats à l’OTAN n’a pas substantiellement évolué après 2008. La coopération de l’Alliance avec eux s’est renforcée. La promesse d’adhésion a été renouvelée. Mais aucune étape concrète vers l’adhésion n’a été franchie.

La Géorgie s’est montrée moins pressante après le départ du président Saakachvili en 2013. L’Ukraine, de son côté, confrontée depuis 2014 à la politique de force de Moscou (annexion de la Crimée, perte d’une partie du Donbass), a fait inscrire dans sa Constitution en 2019 (juste avant l’élection de Volodymyr Zelensky) l’objectif de rejoindre l’UE et l’OTAN – et cela, alors que l’adhésion à l’OTAN était auparavant un objectif controversé en Ukraine, contrairement à l’adhésion à l’UE, souhaitée par près des deux tiers des citoyens.

La guerre déclenchée par la Russie en février 2022 n’a fait que renforcer le souhait de l’Ukraine d’être protégée à l’avenir par l’Alliance atlantique. Cependant, malgré le soutien traditionnel à sa candidature d’une partie des Alliés (spécialement le Royaume-Uni et les pays d’Europe orientale), les États-Unis ont donné le « la » en adoptant en amont du sommet de Vilnius une position très retenue, Joe Biden déclarant d’emblée que l’Ukraine « n’est pas prête ».

Le couple franco-allemand n’a pas existé dans ce débat : l’Allemagne a suivi la position américaine de prudence, tandis que la France, dans la lignée du discours du président de la République à Bratislava (31 mai), a poursuivi son offensive de charme auprès des pays d’Europe orientale en adoptant une position favorable à l’adhésion. Sans doute la prudence de nombreux pays s’explique-t-elle aussi par le fait qu’un traité d’adhésion devra être ratifié par chaque État membre, ce qui – comme l’a montré le cas de la Turquie avec la Suède – n’a rien d’automatique.

Le résultat du sommet, qui a déçu les Ukrainiens, reflète avant tout la position américaine. Si la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est bien réaffirmée (« l’avenir de l’Ukraine est dans l’OTAN »), aucun processus d’adhésion concret n’est lancé. Il est seulement précisé que l’Ukraine sera dispensée, contrairement à la Géorgie, de « plan d’action pour l’adhésion ».

À la demande de Kiev, l’OTAN répond sèchement que l’Ukraine sera invitée « lorsque les Alliés l’auront décidé et quand les conditions seront réunies » (sans préciser davantage les conditions). Autrement dit, le choix et le moment de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN seront décidés par l’Alliance seule. En compensation, il a été décidé de renforcer davantage les relations entre l’OTAN et l’Ukraine, notamment en créant un Conseil OTAN-Ukraine.

 

La peur d’un affrontement nucléaire

Cette rebuffade doit être interprétée à deux niveaux : du point de vue de l’implication de l’OTAN dans le conflit et du point de vue de la solution qu’elle peut apporter à son règlement.

Rappelons d’abord cette évidence : l’OTAN n’est pas partie à la guerre. Celle-ci oppose la Russie à l’Ukraine, et pas la Russie aux Occidentaux. Si certains pays, telle la Biélorussie qui a laissé passer des troupes russes par son territoire, peuvent être regardés comme cobelligérants, les livraisons d’armes à l’Ukraine ne relèvent pas de la cobelligérance. Et les Occidentaux font preuve d’une grande prudence s’agissant des armements offensifs (chars, missiles, avions) susceptibles de frapper directement la Russie.

Malgré une coordination légère dans le cadre de l’OTAN (groupe de Ramstein), les livraisons d’armes contournent plutôt l’OTAN en empruntant soit la voie bilatérale, soit la voie de l’UE (avec le financement par la « Facilité européenne pour la paix »), soit la coordination dans le G7 (l’engagement à soutenir l’Ukraine dans la durée et contre une future nouvelle attaque russe a été pris à Vilnius dans un format G7 et non dans le format OTAN).

La raison de cet effacement relatif de l’OTAN est simple : tout affrontement direct entre les Occidentaux et la Russie, entre l’OTAN et la Russie, entre les États-Unis et la Russie, serait susceptible de dégénérer en un conflit nucléaire. Les Russes ont passé plusieurs fois le message public qu’ils ne craignaient pas l’escalade nucléaire et on peut penser qu’ils envoient des messages similaires dans leur dialogue avec leurs interlocuteurs américains. La mission principale de l’OTAN est une mission de défense collective de ses membres, ce qui fut d’ailleurs un aspect majeur de la rencontre de Vilnius.

L’Ukraine pourrait-elle bénéficier un jour de cette garantie de sécurité ultime octroyée par l’OTAN à ses membres ? La question a suscité un vrai débat en amont du sommet de Vilnius.

La difficulté est d’appliquer la garantie de l’article 5 (la clause de défense collective) à un État qui ne contrôle pas l’intégralité de son territoire. Aucun État membre de l’OTAN n’est dans cette situation (Chypre étant dans l’UE mais pas dans l’OTAN). Il faudrait au minimum adopter une interprétation selon laquelle la garantie de l’article 5 s’appliquerait seulement au territoire contrôlé par l’Ukraine, dans une optique défensive, et non au territoire ukrainien contrôlé par la Russie, pour éviter que l’OTAN soit entraînée contre son gré dans une opération de reconquête.

 

Les « modèles » israélien et sud-coréen

D’autres options ont été avancées.

Par exemple, le modèle de la Corée du Sud, qui est liée depuis 1953 par un traité de défense mutuelle aux États-Unis, lesquels y stationnent des troupes, alors même que la péninsule de Corée est restée divisée et sans accord de paix. Ou bien celui d’Israël, dont la sécurité est soutenue par les États-Unis à travers de multiples accords de coopération de défense.

Aujourd’hui, les « garanties de sécurité » proposées à Kiev par les Occidentaux (comme dans la déclaration du G7 à Vilnius) restent en deçà de ces exemples. Elles ne prévoient pas le déploiement de troupes alliées sur le territoire ukrainien. Elles ne prévoient pas, non plus, de clause d’assistance militaire contre une agression. Et si elles prévoient un engagement à soutenir la sécurité de l’Ukraine massivement et sur la durée, comme les États-Unis le font avec Israël, l’Ukraine est dans une position très différente : elle ne dispose pas de l’arme nucléaire et ne jouit pas avec sa seule armée, même équipée par les Occidentaux, d’une supériorité stratégique sur son voisin russe.

Un dernier élément doit entrer en considération. La Russie a toujours été opposée à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Envisager cette adhésion comme issue de la guerre n’est pas forcément de nature à la raccourcir ; cela pourrait au contraire inciter Moscou à la poursuivre pour empêcher cette issue.

Une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN supposerait que de nombreuses conditions soient réunies : que l’Ukraine reconquiert une partie suffisante de son territoire pour estimer qu’elle peut accepter de geler les fronts par un cessez-le-feu ; que la clause d’assistance de l’article 5 soit limitée au territoire contrôlé par l’Ukraine (ce qui équivaudrait à une renonciation au moins temporaire de la part de l’Ukraine à la partie de son territoire internationalement reconnu qu’elle ne contrôle pas, par exemple la Crimée ou une partie du Donbass) ; et que la Russie se considère suffisamment vaincue pour accepter un cessez-le-feu à des conditions très défavorables (une réduction de son emprise en territoire ukrainien, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN avec logiquement un déploiement de troupes alliées à la clé), ce qui passerait sans doute par un changement de pouvoir à Moscou.

Mais, parce que la Russie est une puissance nucléaire, c’est une donnée stratégique fondamentale de ce conflit que l’OTAN ne peut se laisser entraîner dans une guerre avec la Russie et qu’il y a des limites à la défaite que l’Ukraine peut infliger à la Russie.

On comprend mieux pourquoi les stratèges à Washington ont préféré se laisser toutes les portes ouvertes sur l’issue du conflit, ce que permet la formule de Vilnius.The Conversation

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Un dialogue de sourds entre les grandes puissances en Asie-Pacifique ?

Par Paco Milhiet.

 

Événement incontournable du milieu stratégique et sécuritaire de la région Indo-Pacifique, la 20ᵉ édition du Shangri-La dialogue (SLD) s’est déroulée du 2 au 4 juin 2023 à l’hôtel éponyme de Singapour. Organisée par l’International Institute of Strategic Studies (IISS), un think tank britannique, cette conférence annuelle est devenue au fil des ans le forum de prédilection pour échanger sur les questions de défense et sécurité régionales.

Près de 600 membres de gouvernements, militaires et experts régionaux d’une cinquantaine de pays étaient réunis cette année dans la cité-État. Ils ont pu constater l’étendue des divergences sino-occidentales sur les problématiques de géopolitiques régionales, tant les délégations chinoises et américaines n’ont pas hésité à confronter leurs points de vue.

Les ramifications asiatiques du conflit en Ukraine et la place géopolitique des pays de l’Asie du Sud-Est étaient également à la carte des débats. Une délégation française était présente et y a fait des interventions remarquées en tant que puissance riveraine de l’Indo-Pacifique.

 

Un dialogue de sourds sino-américain

Dans un contexte de tensions sino-américaines exacerbées, marqué pour ce seul début d’année 2023 par des accusations d’espionnage réciproques, une intensification des manœuvres militaires chinoises autour de l’île de Taïwan et une rivalité économique croissante, les interactions entre les délégations chinoise et américaine étaient particulièrement attendues à Singapour.

Menées respectivement par le secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin, et le ministre de la Défense nationale chinois, le général Li Shangfu, (toujours visé par des sanctions américaines), les deux délégations ne se sont pas officiellement rencontrées.

Cela n’a pas empêché les passes d’armes lors des discours officiels. Côté américain, l’accent était mis sur la défense du statu quo à Taïwan, le respect du droit international et de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, ainsi que sur l’action positive de la diplomatie de Washington pour stabiliser l’environnement régional.

Pour la délégation chinoise, particulièrement active dans les séances de questions-réponses, des inquiétudes furent exprimées sur la multiplication des partenariats sécuritaires exclusifs de la Chine comme l’AUKUS, le QUAD, ainsi que sur une potentielle expansion de l’OTAN dans la région (une antenne de l’Alliance doit ouvrir à Tokyo en 2024).

Le ministre chinois a également rappelé que les États-Unis n’avaient pas ratifié la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, et surtout qu’ils n’étaient pas un acteur riverain de l’Asie du Sud-Est – en d’autres termes, qu’ils étaient non légitimes pour s’exprimer sur les questions de sécurité régionale.

Enfin, les actions des forces américaines en mer de Chine ont été qualifiées par le ministre chinois de « provocations dangereuses ». La veille, un navire chinois avait dangereusement barré la route à un destroyer américain dans le détroit de Formose.

Ambiance…

 

Le spectre de la guerre en Ukraine

Si la rivalité sino-américaine et les tensions en mer de Chine ont occupé une large portion des débats, le conflit en Ukraine et ses conséquences géopolitiques en Asie ont également été évoqués.

La Chine a récemment proposé un plan de paix en 12 points, sans succès. Cela n’a pas empêché l’Indonésie, principale puissance économique et démographique de l’Asean, de proposer son propre plan de paix par la voix du ministre de la Défense, le général Prabowo Subianto, lors de son intervention au SLD – un projet proposant de geler le conflit sur la ligne de front actuelle et ne condamnant pas explicitement l’agression russe, et qui fut immédiatement rejeté par le ministre de la Défense ukrainien Oleksiy Reznikov, également présent à Singapour : « Cela ressemble à un plan de paix russe, pas indonésien. »

De manière globale, beaucoup d’interlocuteurs ont exprimé leur inquiétude de voir le scénario ukrainien préfigurer un conflit de haute intensité en Asie – comprendre à Taïwan.

Citons le ministre singapourien de la Défense, Ng Eng Hen :

« Des conflits simultanés en Europe et en Asie seraient une catastrophe globale. […] Ce qui se passe en Ukraine, ne doit pas arriver en Asie ».

 

La centralité de l’Asean en question

Si les sujets de politiques internationales ont donc été abordés par le menu lors de ce forum, l’importance géopolitique de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean), a été vainement promue, mais reste encore un suspens. L’Asean, qui compte aujourd’hui dix États membres, a été créé en 1967 avec comme objectif initial de favoriser l’intégration régionale et de promouvoir la paix et la stabilité. Mais l’organisation peine à peser sur le cours des relations régionales. Courtisés par Washington et Pékin, les pays d’Asie du Sud-Est évitent généralement de s’engager sur des sujets de politique internationale, de peur de froisser l’un des deux grands partenaires.

Déchirée par des conflits internes, l’Asean est souvent incapable d’y apporter des solutions durables pour ramener la stabilité. Dernier exemple en date : le Myanmar, en proie à une situation de guerre civile depuis un coup d’État mené par la junte militaire en février 2021.

Le SLD est également une plateforme d’expression pour les plus petits États insulaires de la région qui n’ont souvent pas voix au chapitre. Le ministre de l’Intérieur fidjien, Pio Tikoduadua, et le président du Timor-Leste, José Ramos Horta ont profité de l’occasion pour regretter de concert que les intérêts géopolitiques des grandes puissances éclipsent souvent des enjeux transnationaux et non conventionnels comme le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité et les situations d’extrême précarité sociale.

Ces problématiques concernent pourtant l’ensemble des acteurs régionaux, au premier chef les petits États insulaires, mais aussi certaines collectivités d’outre-mer sous souveraineté française.

 

Une présence française remarquée

Invitée régulière et interlocutrice attendue des Dialogues Shangri-La depuis 2002, la France est le dernier pays membre de l’Union européenne encore souverain de la région Indo-Pacifique.

Dans la lignée des interventions remarquées des ministres de la Défense Florence Parly (2018) et Sébastien Lecornu (2022), c’est l’amiral Vandier, chef d’état-major de la Marine, qui était invité à participer à un panel en présence notamment de l’amiral Aquilino, commandant en Chef du commandement indo-pacifique américain, l’INDOPACOM.

Occasion unique pour l’amiral français de rappeler les grands axes de la stratégie indo-pacifique française et de mettre en exergue les actions concrètes menées par la France et ces forces armées dans la région, comme l’opération Sagittaire menée en avril 2023, quand les forces aériennes et maritimes françaises ont évacué près de 900 personnes du Soudan, alors en proie à des conflits meurtriers.

 

De maigres résultats…

À l’heure où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région Indo-Pacifique, cette séquence singapourienne n’aura pas permis d’atténuer les tensions régionales.

Après trois jours de « dialogue », le ministre singapourien de la Défense synthétisait avec ironie : « Des pilotes de Formule 1 conduisant les yeux bandés sur le même circuit. Ils devraient faire attention, et les spectateurs aussi ».

 

Paco Milhiet, Docteur en géopolitique de l’institut catholique de Paris et de l’université de la Polynésie française, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

Symboles nazis : les Ukrainiens ne doivent pas scier la branche sur laquelle ils sont assis

On le sait, Vladimir Poutine a tenté de justifier l’invasion de l’Ukraine en février 2022 en disant vouloir « dénazifier » le pays.

Le New York Times vient à cet égard de faire paraître un article sur l’existence, gênante pour l’OTAN et les responsables politiques occidentaux ayant apporté leur soutien à Kiev, de symboles nazis visibles au sein d’une partie de l’armée ukrainienne depuis le début du conflit. Certaines photos montrant des soldats ukrainiens s’affichant ainsi ont même été postées sur le compte Twitter du ministère ukrainien de la Défense (où l’on pouvait voir le Totenkopf ou « tête de mort », insigne porté par les gardes des camps de concentration) ou encore celui de l’OTAN. (des images retirées par la suite)

 

Les origines historiques du nationalisme ukrainien

Comme nous l’apprend un épisode de la série « Factu » du Figaro Live, le recours à cette symbolique nazie à l’intérieur d’une partie de l’armée ukrainienne remonte au moins à l’année 2014. Le régiment Azov (qui comprend un certain nombre de sympathisants nazis à partir desquels se serait ravivé un mouvement nationaliste) avait alors repris la ville séparatiste prorusse de Marioupol (le 13 juin), à la suite de la révolution de Maïdan, en février de la même année, et s’était ensuite retrouvé dans la Garde nationale ukrainienne.

Mais l’on peut même remonter plus loin dans l’histoire, à la Deuxième Guerre mondiale.

L’Ukraine, qui avait subi la dékoulakisation et connu la grande famine de 1932-1933, provoquée par Staline qui causa ainsi la mort d’au moins 4 millions d’habitants, a initialement vu les nazis – qui avaient envahi le pays dans le cadre de l’opération Barbarossa – comme des « libérateurs » du stalinisme. De plus, Stepan Bandera (1909-1959), nationaliste militant, qui deviendra l’un des dirigeants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) créée en 1942, prit la décision (évidemment controversée) de collaborer avec l’Allemagne nazie afin de repousser les Soviétiques, non seulement hostiles à l’indépendance de l’Ukraine, mais qui avaient même décimé son peuple quelques années plus tôt.

En fait, ni l’Allemagne nazie ni l’Union soviétique ne voulaient d’une Ukraine indépendante.

Stepan Bandera, qui avait proclamé la déclaration d’indépendance de l’Ukraine le 30 juin 1941, fut arrêté cinq jours plus tard et envoyé en 1942 dans un camp de concentration, à Sachsenhausen, non loin de Berlin. Ses deux frères, eux aussi fervents partisans de l’indépendance ukrainienne, mourront à Auschwitz en 1942. Des faits évidemment passés sous silence par la propagande russe, laquelle entend ne donner de Bandera que l’image d’un dirigeant qui personnifierait à lui seul une Ukraine prétendument nazie. (soulignons toutefois que Bandera fut antisémite : « Il a été influencé par la propagande allemande et le mythe du judéo-bolchévisme selon lequel les Juifs sont les suppôts du communisme », rappelait ainsi l’historienne Galia Ackermann.)

 

Ne pas donner de l’eau au moulin de la propagande

Si intolérable que soit le fait de porter ostensiblement de tels symboles aux indéniables relents nazis, il ne faut pas faire pour autant des Ukrainiens dans leur ensemble des apologistes de l’extrême droite fascisante, qu’il faudrait « dénazifier », comme dit Poutine.

Rappelons ici quelques chiffres : le parti nationaliste (Zvoboda) était certes passé de 1,43 % des suffrages aux présidentielles de 2010 à 10 % lors des législatives de 2012, mais son score n’a été que de 1,16 % et 1,62 % aux présidentielles de 2014 et de 2019. Et aujourd’hui, Zvoboda ne dispose que d’un seul siège au Parlement européen, la Rada. Le « danger fasciste » ne s’est donc manifestement guère traduit dans les urnes depuis une dizaine d’années…

Certains ont dit à propos de ces symboles qu’il fallait moins y voir le signe d’une adhésion d’une partie des Ukrainiens au néonazisme qu’une manifestation de leur fierté nationale et de leur aspiration à défendre l’indépendance du pays.

Mais si tel est bien le cas, comment les Ukrainiens qui portent fièrement de tels symboles ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils ne font ainsi qu’alimenter la propagande anti-ukrainienne de la Russie ? – en même temps qu’ils donnent une mauvaise image de l’OTAN et des dirigeants occidentaux qui les soutiennent. Comment ne voient-ils pas qu’ils scient la branche sur laquelle ils sont assis ? Il vaudrait mieux qu’ils cessent de porter tout insigne pouvant évoquer de près ou de loin le nazisme, ainsi que l’a d’ailleurs fait le parti nationaliste Zvoboda, qui a renoncé en 2003 à son logo inspiré par le Wolfsangel, un symbole utilisé par la deuxième division SS dans les années 1930.

Insistons enfin sur le fait qu’il n’est jamais bon de fonder l’indépendance (ou l’aspiration à l’indépendance) d’un pays sur des valeurs collectivistes, quelles qu’elles soient.

L’indépendance des États-Unis et sa reconnaissance, aboutissement de la Révolution américaine – la seule révolution qui ait jamais réussi – a ceci de particulier qu’elle fut assise sur les valeurs de l’individualisme libéral (universalisme des droits de l’Homme, protection de la liberté individuelle contre les intrusions illicites d’un État omnipotent, droit à la vie, droit à la poursuite du bonheur individuel, etc.). Condorcet recommandait en son temps de méditer les leçons de la Révolution américaine, modèle philosophico-politique dont l’Europe serait bien avisée de s’inspirer. Et si les Ukrainiens redécouvraient pour eux-mêmes les vertus de ce modèle ?

Sur le web

Wagner contre Poutine : les mercenaires se rebellent

Nouveau rebondissement dans le conflit Russie-Ukraine : le régiment Wagner, une société militaire privée censée être proche du Kremlin, vient de se mutiner contre le pouvoir russe. L’oligarque Evgueni Prigojine, dirigeant du groupe Wagner, a lancé ses forces (qu’il estime à 25 000 soldats) en Russie. Dans la nuit du vendredi au samedi 24 juin 2023, ils ont pris le contrôle du centre de commandement militaire à Rostov, au sud de la Russie et à l’est de l’Ukraine.

Comme dans tout conflit et crise, il est difficile d’avoir une vision exacte des évènements et de faire des prédictions. Toutefois, plusieurs points se concrétisent sur la situation interne de la Russie. De plus, compte tenu du poids de Wagner dans la stratégie internationale russe, cette rébellion aura des conséquences.

 

Wagner : d’alliés à ennemis du Kremlin

Evgueni Prigojine, chef et financier du groupe Wagner, est à la base un oligarque qui a fait fortune dans la restauration et qui s’est rapproché de Vladimir Poutine après les années 2000. Il est aussi suspecté de posséder plus de 400 sociétés dans des domaines divers : des médias en ligne, des mines d’or ou de diamants, des entreprises d’extraction d’hydrocarbures, des sociétés de consultants ou d’ingénierie politique. En 2014, avec Dmitri Outkine, il cofonde le groupe paramilitaire Wagner qui va peu à peu servir de force de l’ombre pour Moscou dans les interventions extérieures de la Russie.

Il a ainsi été présent en Syrie (en soutien au régime de Bashar Al Assad) et en Afrique. Ces dernières années, Wagner mène sur ce continent une campagne active d’influence contre l’Europe et la France. Le but est d’amener l’Afrique à se tourner vers la Russie.

C’est surtout dans le conflit ukrainien que le groupe va faire parler de lui. Son fort activisme sur le terrain, avec des troupes composées à la fois de vétérans, mais aussi des bataillons pénaux (des prisonniers recrutés en promesse d’une amnistie) va en faire un atout pour le Kremlin.

Néanmoins, l’usure du conflit a amené des tensions de plus en plus fortes entre Wagner et le gouvernement russe. Et ce tout particulièrement avec le ministère de la Défense. Si officiellement, Wagner est indépendant du pouvoir russe, dans les faits, il est de plus en plus lié au ministère de la Défense russe sur des questions de logistique et d’armement. Des tensions apparentes étaient déjà présentes depuis plusieurs mois : Prigojine accusait en février 2023 le ministère de la Défense de trahison du fait des pertes russes en Ukraine.

Elles sont encore montées d’un cran quand le ministère de la Défense a demandé à ce que, d’ici le premier juillet, tous les membres de Wagner aient signé un contrat avec lui, ce qui aurait abouti à une prise de contrôle totale du régiment par le gouvernement. Le vendredi 23 juin, Prigojine a accusé des forces russes d’avoir bombardé les troupes de Wagner. Cela a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.

 

Des affrontements claniques qui ne sont pas nouveaux en Russie

Cette situation actuelle n’est pas une anomalie en Russie, qui est un pays qui a eu, dans toute son histoire, une politique clanique. Différentes factions se sont toujours affrontées pour contrôler le pouvoir.

Poutine lui-même n’y échappe pas : le cœur de son pouvoir reposant sur les Siloviks, services de sécurité dont il est issu (FSB) et sur les politiciens de Saint-Pétersbourg, sa ville natale.

De même, la violence armée entre forces politiques a été utilisée jusqu’à une période récente. La crise constitutionnelle russe de 1993 en est un exemple avec le président Eltsine qui envoie l’armée contre le Parlement qui souhaitait le démettre de ses fonctions.

Toutefois, la crise actuelle avec Wagner s’inscrit dans un contexte où la Russie est engagée dans un conflit de forte intensité.

 

Un tournant pour Poutine

En l’état actuel des choses, il est difficile de prévoir le résultat de la tentative du coup d’État par Wagner. Le facteur déterminant dépendra principalement des forces armées russes régulières. On notera que le président tchétchène Kadyrov, qui s’était auparavant rangé du côté de Wagner quand il s’agissait de critiquer le gouvernement sur l’Ukraine, vient d’affirmer son soutien à Poutine et appelle à écraser la rébellion.

De son côté, dans son discours donné samedi matin, Vladimir Poutine a comparé les évènements actuels à ceux de 1917 avec la révolution bolchevique qui renverse le régime du tsar pendant une guerre avec l’étranger.

Plusieurs scénarios peuvent avoir lieu :

Le premier est une reprise en main rapide par le Kremlin. La rébellion de Wagner est maîtrisée. On peut imaginer que Poutine en profite pour organiser de « grandes purges » contre les oligarques et les nationalistes critiques envers le Kremlin.

L’autre scénario est un pourrissement de la situation qui peut se transformer en guerre clanique entre différentes factions armées. Avec comme conséquence une situation peu tenable pour Poutine, qui avait mis au centre de sa politique le retour de l’ordre en Russie.

 

Quelles conséquences à l’international

Une telle situation est évidemment une aubaine pour l’armée ukrainienne qui peut profiter du conflit interne en Russie pour continuer sa contre-offensive. On peut toutefois se demander si la tentative de coup d’État de Wagner ne pourrait pas être utilisée comme porte de sortie par Poutine si la situation devient de plus en plus désavantageuse pour lui en Ukraine.

Toutefois, sur les autres domaines d’opération de Wagner, il s’agira de suivre le déroulement des événements en Russie. Dans l’immédiat, cela paralyse la stratégie russe liée à Wagner.

Si seule la direction du groupe Wagner est éliminée et que le reste du groupe est mis sous contrôle du gouvernement, alors il faut s’attendre à une continuité de l’influence russe à moyen terme.

Si Wagner est décimé dans son ensemble ou si la situation pourrit en Russie, cela imposerait à Moscou de revoir sa stratégie dans ces régions. Laissant la place à d’autres pays et acteurs.

 

 

Pour se reconstruire après la guerre, l’Ukraine devra lutter contre la corruption

L’Ukraine mène une deuxième guerre, intérieure celle-ci, contre la corruption.

En janvier 2023, le gouvernement ukrainien a été éclaboussé par des scandales de corruption impliquant le vice-ministre de la Défense et le vice-ministre des Infrastructures. Il se trouve que juste avant la guerre, le président Zelensky avait poussé à un tournant anti-corruption. L’Ukraine elle-même était déjà l’un des pays les plus corrompus du continent. Selon Transparency International, son indice de perception de la corruption pour 2022 était encore de 33 /100, ce qui la plaçait au 116e rang sur 180 pays. Il s’agit bien sûr d’une mauvaise nouvelle pour l’environnement des affaires et une concurrence saine dans le pays.

 

La corruption contre la reconstruction

De tels niveaux de corruption n’augurent rien de bon pour les perspectives de reconstruction après la guerre. L’agression russe a rasé de nombreuses localités, gravement endommagé les infrastructures, perturbé l’activité économique et réduit le nombre d’hommes disponibles. L’Ukraine repartira avec un niveau de richesse bien inférieur à celui qu’elle avait avant la guerre.

En outre, des millions d’euros et de dollars affluent dans le pays pour soutenir ses efforts de guerre contre l’invasion russe. Quelle que soit la justification morale évidente du soutien aux efforts de guerre, depuis des décennies, l’aide internationale a peu fait ses preuves en favorisant l’inefficacité et la corruption dans les pays dotés d’institutions fragiles. De plus, il est fort probable que le pays recevra également une aide à la reconstruction.

Le risque, c’est que la corruption freine les efforts de reconstruction, qui ont besoin d’un environnement des affaires sain pour se déployer avec succès. Le moment est donc bien choisi pour s’attaquer à ce problème. En mars, une conférence organisée par l’Institut pour le leadership économique, basé à Kiev, en coopération avec le bureau du président, a abordé certaines des racines du problème. Soutenue par les efforts de Tom Palmer, d’Atlas Network, pour réunir des experts internationaux en pleine guerre, la conférence a proposé des solutions sous un angle inhabituel : en examinant le système fiscal complexe du pays, qui encourage la corruption.

 

La liberté au service du redressement

Cette tâche est essentielle si le pays veut réduire sa dépendance à l’égard de l’aide et des subventions étrangères – ce qu’une partie de sa classe politique est prête à faire – et s’appuyer sur sa propre croissance économique fondée sur l’investissement intérieur et la capacité à attirer les investissements étrangers. À l’instar du Wirtschaftswunder en Allemagne dans les années 1950, lorsque le pays avait décidé de mettre fin au contrôle des prix et aux autres conseils de politiques publiques émanant de l’administration étrangère américaine inspirés par la planification centralisée, l’Ukraine doit libérer son économie.

La résilience des Ukrainiens est aussi étonnante que leur bravoure face à l’agression : les entreprises continuent de fonctionner et le président Zelensky a demandé aux gens d’aller travailler, d’aller au restaurant et de « gagner de l’argent ». Il ne fait aucun doute que le choc de la guerre a créé une « volonté de vivre », ainsi qu’une fraternité qui se prolonge dans un désir d’égalité devant la loi et une intolérance à l’égard de la corruption et des « complications » injustifiées sur la voie de la prospérité personnelle provenant d’une bureaucratie et d’un corps politique corrompus.

Ce dont le pays a besoin, c’est donc d’une plus grande liberté économique. Comme l’énonce l’Institut Fraser, un important think tank qui défend ce concept :

« Les individus jouissent de la liberté économique lorsque les biens qu’ils acquièrent sans recourir à la force, à la fraude ou au vol sont protégés contre les invasions physiques d’autrui et qu’ils sont libres d’utiliser, d’échanger ou de donner leurs biens tant que leurs actions ne violent pas les droits identiques d’autrui. Les individus sont libres de choisir, de commercer et de coopérer avec les autres, et de rivaliser comme ils l’entendent ».

La liberté économique est une étape cruciale pour la prospérité. Et une fiscalité moins lourde et plus transparente y contribue largement.

 

L’effet Laffer

La « révolution Reagan » de 1980 aux États-Unis était en partie basée sur la célèbre courbe en cloche de l’économiste Arthur Laffer sur l’effet économique de la fiscalité.

Son message était simple : au-delà d’un certain niveau de taux d’imposition dans l’économie, la fiscalité devient contre-productive, car des taux plus élevés génèrent moins de recettes fiscales pour l’État. La raison ? Les incitations au travail et à l’investissement sont importantes, surtout lorsque les taux marginaux d’imposition sont élevés. Les travailleurs préfèrent donc substituer les loisirs au travail. Des taux d’imposition trop élevés sur les bénéfices ont un effet dissuasif sur les entreprises. En effet, de nombreux pays ont pris conscience de l’importance de l’effet Laffer et ont modifié leur système fiscal en conséquence dans les années 1980 (Royaume-Uni ou États-Unis) à 2000 (Irlande).

Toutefois, dans les pays les plus pauvres, les gens ne peuvent pas se permettre de ne pas travailler. Ils réduisent leur activité officielle et font des affaires « clandestines » pour échapper à l’impôt. Et c’est précisément la situation en Ukraine : les entreprises évitent de payer des impôts.

Selon un sondage réalisé par les organisateurs de la conférence, en juin 2022 (c’est-à-dire après le début de la guerre), selon 68 % des personnes interrogées, le système d’évasion fiscale le plus populaire dans leur secteur respectif consistait à payer les salaires en espèces. Ainsi, 30 % ont déclaré ne payer officiellement que la moitié des salaires, et 21 % ne payer que la moitié de l’impôt dû sur les sociétés. Les « fausses dépenses » représentent près de 40 % des réponses.

Certains pays ont mis en place une fiscalité allégée, avec des résultats probants en termes de recettes fiscales. La Bulgarie a abaissé ses taux à 10 % pour l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu des personnes physiques, tandis que l’Irlande a augmenté ses recettes fiscales de 50 % après avoir réduit de moitié son taux d’imposition sur les sociétés en 2000-2003.

En Ukraine aussi, la leçon de l’effet Laffer pourrait être mise en œuvre. Plus de la moitié des personnes interrogées déclarent qu’elles seraient prêtes à payer des impôts officiellement s’ils étaient moins élevés, et 28 % qu’elles augmenteraient leur part des salaires officiels. Moins de 2 % des personnes interrogées déclarent qu’elles éviteraient de toute façon de payer des impôts. Comme dans d’autres pays ayant mis en œuvre des réformes fiscales radicales, les recettes fiscales pourraient augmenter.

 

Simplicité fiscale

La baisse de la fiscalité n’est cependant pas la seule pièce du puzzle.

La simplicité et la transparence fiscales sont également importantes. La fiscalité est une question de confiance en l’État. Dans le contexte d’une société de défiance et d’une faible capacité de l’administration fiscale, les régimes fiscaux sont souvent sous-optimaux. Ils s’appuient sur des taxes et impôts moins efficaces du point de vue économique, tels que les taxes sur le chiffre d’affaires, le commerce ou les intrants. Ceux-ci sont précisément choisis pour éviter l’évasion fiscale, que des impôts moins inefficaces, tels que l’impôt sur les bénéfices, peuvent plus facilement permettre. Comme le rappellent l’économiste Simeon Djankov et le député ukrainien Maryan Zablotskyy, c’est précisément le cas de l’Ukraine.

Ils ajoutent que le régime fiscal ukrainien crée des distorsions car le Code des impôts n’est pas respecté dans la pratique. Bien sûr, il y a l’économie souterraine : on estime que 42 % des entreprises ukrainiennes opèrent de manière non officielle. Mais la situation est encore plus délicate : les pratiques non officielles de perception de l’impôt équivalent à des négociations directes entre les entreprises et les autorités fiscales, ce qui donne à ces dernières une grande marge de manœuvre. Non seulement cela conduit à des taux d’imposition effectifs « négociés » plus bas, mais cela ouvre également la porte à la corruption. Djankov et Zablotskyy préconisent donc une simplification du système avec un taux uniforme.

En matière de transparence fiscale, un autre pays post-soviétique, l’Estonie, est probablement le meilleur exemple.

Depuis neuf ans, elle est classée comme le meilleur système fiscal par la Tax Foundation, basée aux États-Unis. Le pays balte, qui a introduit un impôt à taux unique en 1994 (et qui a été légèrement « progressivisé » depuis 2018 avec l’introduction de nouvelles tranches), dispose d’un système fiscal très transparent, prévisible et facile à utiliser. Il n’est pas étonnant qu’il réduise le coût du paiement des impôts ainsi que les inefficacités économiques, mais qu’il génère également davantage de confiance civique – une condition préalable au bon fonctionnement d’une démocratie qui gérera ensuite ses dépenses publiques de manière avisée.

 

Quel futur ? 

Les scénarios futurs dépendent de forces d’inertie à la fois internes et externes.

Premièrement, la guerre peut cristalliser un sentiment national d’égalité et de responsabilité, et donc réduire la tolérance à l’égard de la corruption et faciliter l’acceptation des réformes, mais elle peut aussi déclencher davantage de corruption, et les récents scandales semblent confirmer cette dernière crainte.

Deuxièmement, l’immobilisme de l’administration fiscale elle-même pourrait être un obstacle, car les vieilles habitudes ont la vie dure, malgré les nouvelles incitations offertes par la réforme. Mais les intérêts particuliers pourraient précisément ralentir le processus de réforme.

Troisièmement, compte tenu du niveau de l’aide internationale, les entités étrangères auraient probablement leur mot à dire ou disposeraient d’un certain pouvoir de lobbying. Des organisations telles que l’OCDE ne sont pas de grandes adeptes de la flat tax ou de la concurrence fiscale. Toute théorie du complot mise à part, les organismes internationaux de prêt ont également intérêt à maintenir une certaine dépendance à l’égard de la dette publique. Or, si des impôts plus bas et plus transparents en Ukraine sont compensés par une dette publique croissante après la guerre (comme on l’a vu dans plusieurs pays), il manquerait alors une partie de l’équation de la redevabilité et de la bonne gestion démocratique.

 

Cet article a été originellement publié en anglais par gisreportsonline.com, republié pour Contrepoints en français avec l’autorisation de l’auteur.

Guerre en Ukraine, c’est par où la sortie ?

La fin de la guerre en Ukraine est la question géopolitique clé de l’année. Le gel du conflit, comme entre les deux Corée, ne paraît souhaitable pour personne. Une issue négociée semble impensable tant les positions de départ de Kiev et Moscou sont antagonistes, d’autant plus qu’il serait imprudent de faire confiance à Poutine. Ne reste donc qu’une option sérieuse, une victoire militaire. Celle de l’Ukraine grâce aux armes occidentales.

 

Quelle fin envisageable pour la guerre en Ukraine ?

C’est la question, cruciale, que tout le monde se pose depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a quinze mois : c’est par où la sortie ? Comment la guerre prendra-t-elle fin ?

Par définition, une guerre s’arrête seulement suivant trois scénarios ; un gel des hostilités sans règlement politique pour autant, la victoire d’un protagoniste, ou une issue négociée. Le premier et le troisième semblent impossibles.

 

Pas de scénario coréen

Évacuons le scénario dit « coréen » d’un gel de facto des opérations militaires.

Cela ouvrirait la « riante » perspective d’une balafre en Europe, source de tensions, avec risque de reprise de la guerre dès que l’un des deux protagonistes aurait reconstitué ses forces. D’ailleurs, si les combats n’ont pas repris depuis 1953 entre Pyongyang et Séoul, c’est parce que les États-Unis ont conservé 40 000 soldats en Corée du Sud. Des milliers de soldats américains déployés à quelques kilomètres d’une armée russe revancharde seraient dangereux pour tout le monde.

En outre, par définition, un conflit gelé n’est pas réglé et ne peut donc déboucher sur une normalisation des relations. Les sanctions occidentales contre Moscou resteraient donc en place durant des décennies. Pénible pour les Occidentaux et catastrophique pour la Russie : elle vendait les deux tiers de ses hydrocarbures aux Occidentaux qui fournissaient l’essentiel des produits industriels et technologiques dont elle a besoin. Elle ne pourrait vraisemblablement pas trouver de partenaires alternatifs, sauf au prix de rabais gigantesques et d’une vassalisation par Pékin.

 

Les négociations impossibles

Quant à l’option des négociations, évoquées obsessionnellement à Paris, elle semble tout autant impossible. D’abord parce que qui, à Kiev ou dans les capitales occidentales, peut accorder le moindre crédit à la parole de Vladimir Poutine ? Un président décorant un bataillon coupable de crimes de guerre à Boucha, qui ment comme il respire, ou semble enfermé dans une réalité alternative. Et qui a déchiré sans hésiter le mémorandum de Budapest de 1996 par lequel les frontières de l’Ukraine étaient garanties en échange de sa restitution des armes nucléaires héritées de l’URSS.

Ensuite, les positions de Kiev et de Moscou sont plus qu’antagonistes. Toutes les prises de position publiques et les sondages le montrent, l’Ukraine ne renoncera jamais à la reconquête des quatre régions, Lougansk, Donetsk, Kherson, Zaporijjia, annexées en octobre par Moscou, voire de la Crimée, ni à l’abandon de poursuites pour crimes de guerre contre des militaires et responsables russes. Il faudra aussi régler la question de la reconstruction des villes bombardées, pour un coût estimé entre 470 et 700 milliards d’euros : on voit mal les contribuables occidentaux sollicités massivement mais pas les Russes à l’origine de ce désastre.

Or, le Kremlin ne signera jamais un accord lui imposant des réparations, ou de renoncer à l’annexion des régions ukrainiennes : celle-ci est désormais inscrite dans la Constitution et évoquer ne serait-ce qu’une ébauche de début d’abandon de territoire, comme devraient forcément le faire les négociateurs du Kremlin, est désormais un crime puni par cinq ans de prison à Moscou.

 

Une victoire de l’Ukraine difficile mais crédible

Ne reste donc plus que le scénario d’une victoire militaire.

Celle de la Russie semble désormais impossible. Elle a perdu la moitié de ses chars modernes, consommé la grande majorité de ses missiles, perdu quatre fois plus d’hommes que durant dix ans de guerre en Afghanistan et, malgré la mobilisation de 300 000 recrues en octobre censée fournir un rouleau compresseur, n’a depuis lors conquis que Bakhmout, l’équivalent de Charlevilles-Mézières. L’incompétence de ses officiers, la corruption de sa chaîne d’approvisionnement, l’obsolescence de la majorité de ses armes et le manque de motivation de ses soldats soumis traditionnellement à des brimades et engagés dans un conflit absurde n’est plus à démontrer.

La victoire de l’Ukraine, c’est-à-dire la reconquête des territoires perdus depuis le 24 février, avec la Crimée en option, serait, certes, difficile. Normal, la guerre est rarement facile. Mais elle est tout à fait possible au vu de la détermination de soldats défendant leur pays menacé sinon d’annihilation, de l’agilité tactique de ses officiers et des armes fournies par les Occidentaux. Ces dernières comptent désormais des missiles, GLSDB américaines et Storm shadow britanniques, capables de détruire en profondeur les sites de carburant et munitions russes, de chars Challenger et Leopard ultra modernes. Quant à la triple ligne de défense russe à base de mines, tranchées et « dents de dragons » (plots de ciments empêchant la progression de chars mais qui seraient simplement posés au sol) elle est sans doute moins formidable qu’on ne le croit sur 900 km.

Dernier point : il se disait, surtout à Paris et Berlin où longtemps régnait une certaine candeur envers le Kremlin, que s’il fallait empêcher l’armée russe de gagner, il importait aussi d’éviter qu’elle ne perde vraiment. Les éléments de langage en ce sens évoquaient généralement « trouver à Moscou une porte de sortie », ou « aider Kiev à instaurer un rapport de force pour mieux s’asseoir à la table des négociations ».

Discours obsolète désormais, les dirigeants occidentaux parlant désormais sans ambages d’une défaite russe. S’il ne faudrait évidemment pas que cette dernière conduise à l’éclatement du pays, il faut se rappeler que la Russie a survécu à dix fois pire en mille ans d’Histoire et que toutes les grandes puissances se sont remises d’aventures extérieures ayant mal tourné. Quant à une éventuelle lassitude des Occidentaux dans leur soutien à l’armée ukrainienne, elle ne saute pas aux yeux dans les sondages ni dans l’establishment diplomatico-militaire. Ce qui peut se comprendre à la fois en raison du syndrome du « passager attendant l’autobus » (dommage de renoncer après avoir investi tant de temps alors que le bus va peut-être arriver) et parce que l’aide militaire à l’Ukraine représente moins de 0,1 % du PIB d’une coalition pesant pas loin de 60 % du PIB mondial.

Le « deep state » sécuritaire a aussi fait ses comptes à Washington : son aide militaire à Kiev, équivalente à moins d’un vingtième du budget annuel du Pentagone, a déjà permis, sans risquer la vie d’un seul « boy », d’éliminer la réputation et la moitié des armes lourdes de son grand rival géopolitique durant quarante ans de guerre froide et dont le régime se révèle aujourd’hui dangereux. Sans oublier un message de fermeté et d’efficacité adressé à Pékin. Plus rentable que cela sur le plan géopolitique, je n’ai pas en magasin.

L’offensive ukrainienne, lancée très vraisemblablement d’ici début juillet, permettra vite d’évaluer les perspectives d’une issue, mettons, d’ici un an. Certains font toutefois valoir que le Kremlin n’acceptera jamais cette défaite. En oubliant que, l’Histoire le montre, quand vous perdez une guerre, on vous demande rarement votre avis.

❌