Des chiffres et des êtres
Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire - une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.
Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.
La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables - qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France - le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.
Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.
Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.
Une nouvelle armée russe
Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.
La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.
Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.
Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.
En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.
Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.
La fonte de l’acier
Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.
Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.
Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.
Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.
La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.
Que faire avec cet instrument ?
Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.
Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.
Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d'habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs.
Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d'une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.
Sources
Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.
Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.
Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.
Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.
Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.
Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.
Voile sur le Nil
Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.
Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.
Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.
Une Manta dans le désert
Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.
Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.
La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.
Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.
Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.
Et rien en Ukraine
Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.
Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.
Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.
En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l'Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.
En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.
Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi - en temps de guerre - ou l’adversaire - en temps de confrontation - mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.
Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.
Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».
Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.
Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.
Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.
Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».
Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance - déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».
On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.
Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n'est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.
Bras de fer
On peut donc se féliciter
de la prise par les Ukrainiens du village d’Urozhaine dans le secteur de Velika
Novosilka ainsi que sans doute de celle prochaine de Robotyne dans le secteur d’Orikhiv,
mais ce ne sont toujours pas des victoires stratégiques. Les forces
ukrainiennes sont toujours dans la zone de couverture d’un dispositif de
défense russe qui reste solide. On reste donc toujours très en dessous de la
norme de 50 km2/jour qui, assez grossièrement, indique si on est en
train de réussir ou non l’opération offensive selon le critère terrain. Ajoutons
que dans les opérations ukrainiennes périphériques : l’encerclement de Bakhmut,
la guérilla dans la région de Belgorod ou les coups de main sur la rive est du
Dniepr dans la région de Kherson, les choses évoluent également peu. La
progression autour de Bakhmut semble même arrêtée par la défense russe sur place,
mais aussi peut-être par la nécessité ukrainienne de renforcer la zone de Koupiansk
à Kerminna où les 6e, 20e et 41e armées russes,
renforcées du 2e corps d’armée LNR, exercent une forte pression avec
même une petite progression en direction de Koupiansk. Dans les faits, le
transfert de forces du secteur de Bakhmut vers les secteurs menacés plus au
nord semble être le seul vrai résultat obtenu par l’opération de revers russe. Comme
on ne voit pas comment l’armée russe serait montée en gamme d’un coup, on ne
voit pas non plus comment elle obtiendrait maintenant ce grand succès offensif
qui lui échappe depuis juillet 2022.
On reste donc sur un bras
de fer où les mains des deux adversaires bougent peu, mais ce qui importe dans
un bras de fer n’est pas visible. À ce stade, l’hypothèse optimiste pour les
Ukrainiens est que les muscles russes perdent leur force plus vite que les
leurs et les choses basculent d’un coup. Or, les chiffres de pertes matérielles
constatées de manière neutre (Oryx et War Spotter) ne donnent toujours pas une
image claire d’un camp qui l’importerait nettement selon le critère des pertes.
Premier combat, celui des
unités de mêlée : du 7 juin au 15 août, on constate que les Russes ont eu
10 véhicules de combat majeurs (tanks + AFC + IFV + ACP) russes perdus ou
endommagés chaque jour, contre 4 à 5 pour les Ukrainiens. Ce qu’il faut retenir
c’est que les Ukrainiens perdent chaque jour l’équivalent d’un bataillon de
mêlée (chars de bataille-infanterie) sur les 400 dont ils disposent pour conquérir
7 km2. Les Russes perdent sans doute également un bataillon chaque
jour mais plus gros que celui des Ukrainiens. La tendance depuis deux semaines
est plus favorable aux Ukrainiens, mais sans que cela puisse être considéré
comme un écart décisif.
Deuxième combat, celui de
la puissance de feu : avec 231 pièces russes détruites ou endommagées, on
est dans un rapport de 2,3 pièces par jour depuis le 8 mai, en baisse donc depuis
le pointage il y a deux semaines (2,6), pour 0,7 pièce ukrainienne. La bataille
de la contre-batterie semble nettement à l’avantage des Ukrainiens et plutôt plus
qu’il y a deux semaines, mais l’intensité des feux russes semble finalement peu
affectée selon le site Lookerstudio, très favorable aux Ukrainiens, puisque le
nombre moyen de tirs quotidiens ne diminue pas, au moins dans la catégorie des
lance-roquettes multiples. Il en est de même pour les frappes aériennes russes
et les attaques d’hélicoptères, toujours aussi redoutables.
En dehors des quelques
images spectaculaires de frappes dans la profondeur, qui perturbent incontestablement
les réseaux logistiques (carburant et obus) et les réseaux de commandement, il
n’y a pas d’indice flagrant d’une diminution rapide de la puissance de feu
russe. L’introduction d’obus à sous-munitions américains, déjà utilisés semble-t-il,
pour
la prise d’Urozhaine par les
brigades d’infanterie de marine ukrainiennes, peut peut-être changer un peu la
donne s’ils arrivent en masse, mais il en est de même si les Russes parviennent
à compenser la « famine d’obus » par des aides extérieures.
Depuis février 2022, les
opérations offensives d’un camp ou de l’autre n’ont jamais duré plus de quatre
mois, et en étant larges, du fait de l’usure des hommes, des machines et des ressources
logistiques, mais aussi de la météo et surtout de la réaction de l’ennemi en
défense. On peut grossièrement estimer qu’il reste un mois et demi pour que l’hypothèse
du bras de fer gagnant, ou de la « percée de la digue » selon l’expression
de Guillaume Ancel, se réalise. Plus le temps passe et plus sa probabilité d’occurrence
au profit de l’hypothèse du bras de fer diminue.
Ajoutons que plus le
temps passe et plus l’ampleur de la victoire éventuelle après une percée ou une
pression forte sera également faible. Avant l’opération offensive ukrainienne,
on évoquait Mélitopol ou Berdiansk comme objectifs dont l’atteinte pourrait
être considérée comme des victoires stratégiques. Plus le temps passe, et plus
on a tendance à considérer la prise de Tokmak sur l’axe d’Orikhiv ou celle de
Bilmak sur l’axe de Veliky Novosilky comme des victoires de substitution, avant
l’épuisement de l’opération. Mais même ainsi, et en considérant la possibilité
éventuelle de relancer une nouvelle opération à l’automne-hiver, on serait
encore très loin de l’objectif de libération totale du territoire ukrainien.
Et après
Si l’hypothèse du bras de
fer permanent se confirme, c’est-à-dire qu’il s’avère impossible avec les
moyens disponibles de bouger significativement le front, alors il faudra admettre
que perdre un bataillon pour libérer 7 km2 n’est pas viable. On n’est
pas obligé d’attaquer partout et tout le temps, si cela ne sert pas à grand-chose
pour très cher. Le général Pétain a pris le commandement des forces françaises
en mai 1917 après l’échec de la grande offensive organisée par Nivelle contre
la ligne Hindenburg. Son premier réflexe a été de tout arrêter et d’édicter une
série de directives non plus pour organiser une nième grande percée décisive,
mais pour transformer l’armée française afin qu’elle puisse enfin gagner la
guerre, non pas dans l’année comme tout le monde pressait les chefs militaires
jusque-là, mais un an voire deux plus tard. Sa Directive n°1, qui exprimait sa
vision générale, a été résumée par la formule « J’attends les Américains et
les chars ». Ce n’était pas évident
tant la perspective d’avoir à mener une guerre longue pouvait effrayer une
nation en souffrance depuis des années et une armée dont la moitié des
divisions venait de se mettre en grève, mais il n’y avait pas d’autre solution
et cela s’est avéré gagnant.
On suppose que le comité
de guerre ukrainien a déjà sa Directive n°1 en cas d’échec de l’offensive
actuelle. Il s’agirait de remplacer un temps les opérations offensives par une posture
défensive générale et des « coups » afin de continuer à avoir des
victoires afin de maintenir le moral des troupes, de la nation et des soutiens
extérieurs tout en affaiblissant celui des Russes, avec toujours le secret
espoir que ces coups peuvent par cumul faire chuter le régime russe. En 1917,
Pétain a organisé ainsi des victoires « à coup sûr » en réunissant
des moyens de feux écrasants sur des objectifs limités à Verdun en août et à la
Malmaison en octobre et pour le reste a organisé une grande guerre de « commandos »
le long du front.
La France y a peu participé
mais Britanniques et Allemands se sont aussi engagés à l’époque dans la
bataille des espaces communs afin de frapper directement les forces économiques
et morales de la nation, avec les raids de bombardiers, de zeppelins ou de
pièces d’artillerie géante sur les capitales ou les centres industriels, ou
encore par les blocus maritimes. Dans la guerre actuelle, les raids aériens de
machines inhabitées, missiles, roquettes et drones, ont encore de beaux jours devant
eux. On y constate même un équilibre croissant qui se forme, les Russes ne
tirant plus que ce qu’ils produisent en missiles de 1ère catégorie
et complétant avec du tout-venant, et les Ukrainiens développant leur propre
force de frappe à longue portée. Tout cela n’a pas la masse critique pour obtenir
des effets stratégiques par les dégâts causés – il faudrait que les avions de
combat puissent être engagés pour cela – mais maintient les esprits, y compris
les nôtres, dans la guerre. Il en est sensiblement de même sur les eaux où
missiles et drones navals dominent pour l’instant. Il s’y trouve encore beaucoup
de coups à donner et de raids amphibies à réaliser. Peut-être verra-t-on aussi les
cyberbatailles qui sont plutôt absentes depuis les premiers jours du conflit et
à coup sûr, les trolls s’efforceront de convaincre les opinions occidentales qu’il
faut cesser d’aider l’Ukraine pour X raisons, la plus hypocrite étant celle de
la « paix à tout prix ».
Et derrière cette agitation, il faudra travailler et innover plus que l’ennemi. Dans les six derniers mois de 1917 l’industrie française enfin organisée en « économie de guerre » a produit autant d’équipement militaire que depuis le début de la guerre. L’armée française, qui subit le moins de pertes de toute la guerre en 1917, en profite pour se transformer en armée motorisée, la première du monde. C’est cette mobilité qui a permis ensuite de faire face aux offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre l’initiative à partir de l’été. Je ne sais pas trop en quoi l’armée ukrainienne se transformera, mais il faudra qu’elle le fasse, pour multiplier par trois ou quatre sa puissance de feu opérationnelle et tactique et ses techniques d’assaut. À l’instar de l’opération Tempête en Croatie en août 1995, il sera alors possible, et seulement à ce moment-là, de reprendre soudainement l’offensive et de libérer tout le territoire ukrainien. Vladimir Poutine et ses fidèles tentent de faire croire que le temps joue pour eux, rien n’est plus faux. L’Ukraine et ses alliés Est européens forment la zone du monde qui s’arme et se transforme militairement le plus vite. Quand on se croit une puissance et que l’on veut participer aux affaires du monde comme la France, c’est sans doute là qu’il faut être.
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Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine
Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.
Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.
Duellistes dans un espace mouvant
L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.
On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.
À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.
La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire). Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.
Blackout et Corsaire
Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique - le réseau électrique - et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.
Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.
Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.
À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.
De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.
Donbass 2 et l’Opération X
Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.
Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.
Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.
En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.
Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.
Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.
Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.
Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.
Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable
En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.
Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.
Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.
Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.
En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu'un évènement extraordinaire - mort d'un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. - survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.
Pour se faire peur, on a quand même trouvé un scénario d’emploi possible en expliquant que les Russes utiliseraient peut-être une arme nucléaire « tactique » en Ukraine afin d’« escalader pour désescalader », autrement dit ils frapperaient atomiquement afin d’intimider tout le monde et d’imposer la paix à l’Ukraine façon Japon 1945. Cela mérite une anecdote de boomer, non pas en référence au baby-boom mais au boum atomique qui était alors dans tous les esprits à une certain époque.
Nous sommes en 1983. Cette année-là les Soviétiques, persuadés que les États-Unis sont à deux doigts de déclencher une guerre contre eux, abattent l’avion de ligne Korean Air Flight 007 au large du Japon, confondu avec un avion de surveillance. Quelques semaines plus tard, ils mettent en alerte toutes leurs forces à l’occasion de l’exercice de l’OTAN Able Archer perçu comme le prélude à une offensive. C’est l’année où, malgré les protestations des partisans conscients ou non de Moscou, les Américains commencent aussi à déployer en Europe des missiles Pershing II afin de contrer la menace des SS-20 soviétiques. L’« horloge de la fin du monde » de l’université de Chicago qui mesure depuis 1947 l’avancée vers le minuit d’une guerre nucléaire indique alors 23 h 56.
Cette année est aussi celle où à la fin du mois de mai les Américains organisent un grand exercice de simulation stratégique baptisé Proud Prophet. Ce jeu de guerre est sans doute le plus important jamais réalisé car il implique les plus hautes autorités politiques et militaires américaines face à une Red Team composée des meilleurs connaisseurs civils et militaires de l’Union soviétique. Son but est de déterminer la meilleure stratégie possible face à tous les scénarios possibles d’affrontements. L’existence de cet exercice ne sera révélée qu’en 2012 et une bonne partie de son déroulement est encore classifié.
Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’on y a testé plusieurs emplois possibles de l’arme nucléaire. En 1983, on ne parle déjà plus d’arme nucléaire tactique. On y a cru pendant vingt ans à partir du milieu des années 1950 avant de comprendre que l’emploi de milliers de têtes nucléaires sur le sol et le ciel d’un théâtre d’opérations pouvaient poser quelques problèmes pratiques et surtout stratégiques. On a cessé d’en fabriquer et on les a mis un peu en retrait. En France, on a rebaptisé « préstratégiques » des missiles Pluton qui la veille encore étaient « tactiques ». De toute façon, à partir du moment où c’est le chef politique des armées qui décide de l’emploi d’une arme – et c’est le cas partout – celle-ci est forcément stratégique et seulement stratégique. Les Soviétiques suivent alors la même logique et même si les textes disent longtemps le contraire, ils font comme tout le monde : ils n’emploieront l’arme nucléaire, quelle que soit la puissance de l’arme, que dans les « grandes occasions ». Même lors des affrontements avec la Chine à la fin des années 1960, ils sont très tentés (et la Chine s’en souvient) mais n’emploient pas finalement d’armes nucléaires. C’est encore le cas, alors qu’ils sont en difficulté en Afghanistan ou même en Afrique dans les années 1980. L’étiquette atomique a pour effet Midas de transformer celui qui l’utilise en premier en paria et personne ne veut subir cette opprobre internationale, d’autant plus que l’on peut obtenir les mêmes effets sur le terrain avec des armes conventionnelles modernes qu’avec des munitions atomiques de faible puissance.
Plus de champ de bataille atomique donc, mais un emploi purement stratégique de l’arme nucléaire. Mais comment faire alors pour arrêter les Soviétiques que l’on croit alors très supérieurs dans le domaine militaire conventionnel, dans une attaque contre l’Europe occidentale.
Et c’est là que l’on teste dans Proud Prophetle concept d’escalade nucléaire afin de désescalader. Alors que l’on recule sur le terrain et que l’on s’approche du Rhin, une frappe nucléaire limitée montrera la détermination de son camp à aller plus loin et figera probablement les Soviétiques. Ce n’est pas très éloigné de l’idée française de frappe « préstratégique « évoquée plus haut, consistant à provoquer une vingtaine d’explosions type Hiroshima en Allemagne pour montrer que l’on est badass et prêt à aller jusqu’au suicide mutuel. On notera que les Allemands étaient modérément enthousiastes devant tous ces concepts. Mais le problème majeur révélé par Proud Prophet est que cela ne calmait pas du tout les joueurs soviétiques mais au contraire leur faisait peur et les incitait à escalader tout de suite. Absolument toutes les simulations où on a testé ce concept ont abouti à un échange généralisé de coups et une apocalypse nucléaire, un peu comme dans le film WarGames sorti la même année. Cet exercice a donc tué le concept et n’a pas été pour rien, semble-t-il, dans l’acceptation de Ronald Reagan de négocier le retrait mutuel des armes nucléaires à faible portée (ex-tactiques) ou à portée intermédiaire d’Europe, première étape de la fin de la guerre froide.
Tout cela pour dire, vous l’aurez compris, que je ne crois pas une seule seconde à l’emploi autrement que déclaratoire de l’arme nucléaire dans le cadre de ce conflit russo-ukrainien et dans cette confrontation russo-occidentale. À l’exception de l’exemple du Japon en 1945, dont il faut d’ailleurs sans doute relativiser l’impact stratégique, l’arme nucléaire n’a servi que comme arme de communication explicite ou implicite et il est bon que cela continue ainsi.
Rappelons surtout les règles du jeu de l’emploi l’instrument militaire. En fond de tableau, il y a de part et d’autre l’arme nucléaire, qui, comme la reine sur un échiquier, influence tout le jeu par sa puissance même si elle ne bouge pas. Or, personne ne veut qu’elle bouge. Des puissances nucléaires qui se confrontent évitent donc tout ce qui pourrait la faire trembler et en premier lieu de s’affronter directement par les armes. Il y a pu y avoir quelques frottements dans différents endroits, mais on s’est toujours efforcé de contrôler très vite ces accrochages.
Notons quelques conséquences opérationnelles de cette règle. Si on ne s’affronte pas militairement directement, on peut toujours attaquer ceux qui ne bénéficient pas de ce parapluie nucléaire. L’ennemi de mon ennemi pouvant éventuellement être considéré comme mon ami, le camp d’en face peut aussi choisir d’aider militairement l’État menacé.
Si l’attaque n’a pas encore eu lieu, la première manière de l’aider est de placer le plus vite possible l’État cible sous sa protection, sous peine de déclencher préventivement cette attaque ennemie que l’on veut éviter. La seule manière est de jouer le « piéton imprudent » qui traverse d’un coup la route et oblige tous les automobilistes à freiner. En 1983, le Tchad menacé par la Libye appelle la France à l’aide. Quelques jours plus tard, trois bataillons français occupent les points clés au centre du Tchad et on indique clairement au colonel Kadhafi que le franchissement du 15e parallèle provoquera une guerre avec la France.
Si l’attaque a lieu, il n’est plus question d’envoyer des troupes, à l’exception au mieux de « soldats fantômes », volontaires, permissionnaires perdus, soldats privés, etc., et encore à petite dose pour éviter la règle du non-affrontement. Dans les faits, il s’agira surtout d’espérer que l’État attaqué résistera suffisamment longtemps pour qu’on puisse l’aider en faire en sorte que la guerre devienne un coûteux enlisement.
Cela nous ramène à l’Ukraine. Lorsque la crise éclate au tournant de 2014, la Russie réagit immédiatement par une mobilisation des forces à la frontière et l’annexion de la Crimée. L’Alliance atlantique, à la demande du nouveau gouvernement ukrainien, aurait pu à ce moment-là jouer un « piéton imprudent ». Personne n’a osé. Dans la phase suivante, tout en restant masquée, la Russie a soutenu le mouvement autonomiste du Donbass et lorsque celui-ci s’est trouvé menacé d’étouffement, a lancé de nouveaux coups militaires : déploiement d’une force anti-aérienne qui a chassé du ciel les avions et hélicoptères ukrainiens, puis matraquage des bataillons ukrainiens le long de la frontière à coups de lance-roquettes multiples guidés par drones -un bataillon a été détruit en trois minutes- et enfin engagement fin août de groupements tactiques interarmes (GTIA) — des bataillons regroupant chars, infanterie mécanisée et surtout artillerie — sur tous les axes allant de la Russie jusqu’à Donetsk et Louhansk. Agrégés de miliciens locaux afin de fournir de l’infanterie et un masque politique, et suivis de groupes de guerre électronique et d’artillerie très lourde, ces groupements ont écrasé les brigades ukrainiennes rencontrées sur leur passage. Cela a donné les accords de Minsk I. En janvier 2015, les Russes ont refait la même chose, avec encore plus de groupements et cela a donné les accords de Minsk II.
Aujourd’hui, une nouvelle attaque russe, quel que soit son objectif de conquête prendrait la même forme. Dans les années 1980, en reprenant les principes opératifs russes depuis les années 1930, la doctrine soviétique appelait cela une « l’offensive à grande vitesse ». Le principe en est simple : agir sur tout un terrain choisi en un minimum de temps. Au plus loin, des troupes infiltrées à pied, avions, hélicoptères, ou navires ; au milieu des frappes, avions, hélicoptères, lance-roquettes multiples ou autres, et derrière les obus des GTIA passant par tous les axes. Les Russes disposent autour de l’Ukraine et dans les républiques autoproclamées du Donbass d’environ 120 GTIA (à titre de comparaison l’armée de Terre française est sûre de pouvoir en constituer six complets, après ce n’est pas certain), mais aussi de 500 avions de combat, qui contrairement à 2014 seraient utilisés cette fois. Avec ces moyens, ils peuvent lancer simultanément jusqu’à huit attaques à grande vitesse, chacune sur un grand axe routier le long d’un rectangle de 100 km sur 200 de profondeur à conquérir en une semaine.
Il n’y a que deux choses qui pourraient s’y opposer.
La première est un « piéton imprudent ». Malgré la désorganisation progressive des armées européennes depuis 1990, on aurait pu trouver quelques forces à déployer rapidement, mais uniquement chez les très rares nations qui acceptent de faire prendre des risques à leurs soldats bien sûr. Dans un ensemble assez unanime, on s’est empressé d’avouer aux Russes qu’on ne le ferait jamais. Oublions donc cette option, à moins de considérer étrangement que le faire en Roumanie dissuadera la Russie d’attaquer l’Ukraine.
La seconde est bien sûr la défense ukrainienne. Militairement, l’Ukraine se trouve un peu dans la position de l’OTAN devant défendre la République fédérale allemande (RFA) face au Groupe des forces soviétiques en Allemagne. Le scénario de travail était celui d’une offensive à grande vitesse sur cinq axes d’attaque cherchant à s’emparer de la RFA avant que les dirigeants occidentaux n’aient même le temps d’envisager l’emploi de l’arme nucléaire. Il n’y avait alors que deux modes de défense : le premier était un miroir de la méthode russe depuis les unités blindées en première jusqu’aux frappes en profondeur, la seconde était une défense de surface — une techno-guérilla pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin — faite de petites unités d’infanterie bien formées et équipées défendant chacune un terrain donné, à la manière de la défense finlandaise face aux Russes durant l’hiver 1940.
L’Ukraine n’est actuellement capable de faire ni l’un, ni l’autre. En l’air ou, un peu mieux, au sol, il n’y a rien qui empêcherait les Russes d’avoir la maîtrise du ciel avec tout cela peut impliquer. Au sol, la quarantaine de GTIA disponibles sont équipés de vieux matériels soviétiques, inférieurs à ceux d’en face, et sans stocks (on notera au passage, les mystérieux accidents survenus depuis quelque temps dans les dépôts de munitions en Ukraine et même chez les rares fournisseurs extérieurs). Quant à la techno-guérilla, elle est aussi peu techno que guérilla. Il y a bien 25 brigades de territoriaux formées de réservistes, mais on est loin des bataillons de chasseurs-skieurs finlandais de 1940 ou du Hezbollah libanais en 2006 face à Israël. Pas de lignes fortifiées, de souterrains, de dépôts cachés, en profondeur tout le long de la frontière, et surtout pas de compagnies de combattants d’élite non plus malgré le courage indéniable des soldats ukrainiens. On peut recevoir au dernier moment des missiles antichars ou acheter d’excellents drones armés turcs, mais encore faut-il savoir s’en servir.
Tout cela est bien peu et bien tardif, et cette remarque est valable tant pour l’État ukrainien que pour les pays de l’Alliance atlantique qui se réveillent comme souvent qu’en recevant des claques. On ne voit pas donc ce qui pourrait arrêter les attaques à grande vitesse russes, peut-être simultanées visant à conquérir d’un coup toute l’Ukraine, ou successives cherchant à la démembrer progressivement le pays. Tout au plus pouvons nous attaquer dans le champ civil et se préparer un peu mieux militairement au coup d’après, en Ukraine si la victoire russe initiale débouche sur une situation instable, ou ailleurs.
Comme en Crimée, l’offensive russe prend complètement le gouvernement ukrainien et les pays occidentaux par surprise. Dans la nuit du 23 au 24 août, le front ukrainien sur la frontière est percé, en particulier au centre dans la zone du 5e bataillon territorial qui se débande et laisse un trou de 40 km. Une centaine de véhicules blindés russes y passe en quelques heures, alors que l’état-major ukrainien refuse d’abord de croire à une opération d’une telle ampleur, un retard fatal à ses forces les plus avancées.
L’objectif opérationnel est de dégager les bastions séparatistes de la pression des forces ukrainiennes, un objectif minimal pour une escalade que l’on veut également minimale dans l’espace et le temps. Il y a quatre axes d’effort portés chacun par une force hybride autour d’un groupement tactique interarmes (GTIA), c'est-à-dire un bataillon mixant chars-infanterie blindée et artillerie.
L’introduction des GTIA russes ne peut que changer la donne opérationnelle. Les différences de niveau tactique entre les unités loyalistes ukrainiennes et les unités rebelles étaient plutôt à l’avantage des premières, mais l’écart était faible, ce qui expliquait la longueur et l’indécision des combats. Avec les GTIA russes on se trouve avec des unités de valeur humaine sans doute comparable, mais qui ont sur les points de contact plusieurs avantages techniques sur leurs adversaires.
Les T-72B3 et T-90 russes ont des blindages réactifs qui résistent pratiquement à tout l’arsenal antichar ukrainien, lance-roquettes RPG-7 ou 26 et même missiles guidés, car ils ne disposent que peu de charges tandem. Pour les contrer, les Ukrainiens sont obligés d’engager leurs propres chars, en position d’infériorité technique, ou leurs obusiers 2S1 en mode canon d’assaut. Les obus des 2S1 ne sont pas pénétrants, mais possèdent une grande puissance cinétique. Le 2S1 est en revanche peu blindé et vulnérable.
Le deuxième avantage russe est, une nouvelle fois, la supériorité de leur artillerie, non plus cette fois sur les positions statiques de la frontière, mais en combat mobile. Le rapport de forces en nombre de pièces d’artillerie sur les points de contact est de l’ordre de 5 à 7 contre 1 en faveur des Russes et avec un environnement technique très supérieur.
Avec plusieurs niveaux qualitatifs d’écart entre les adversaires, les combats conduisent mécaniquement à des résultats décisifs, car il devient possible de disloquer le dispositif de l’adversaire.
Si le commandement ukrainien et les puissances occidentales avaient anticipé cette offensive, il aurait été possible de se préparer et de compenser ces niveaux d’écart par la livraison et la maitrise de missiles antichars modernes de type Javelin ou TOW II par exemple. Rien n’a été fait dans ce sens. Pour résister un peu plus, il aurait fallu également que les forces ukrainiennes se fortifient autant que possible non seulement sur la frontière, mais aussi à l’intérieur sur les lignes de contact de manière à résister à la fois à l’artillerie et aux blindés lourds par des obstacles, mines et tirs d’artillerie à vue. Cela demandait un effort considérable et du temps, mais ce n’était pas inconcevable. Encore une fois, cela n’a jamais été sérieusement envisagé, car jugé peu nécessaire.
Il aurait peut-être été possible aussi de se préparer à mener un combat de harcèlement sur les forces mobiles adverses. C’était difficile avec des troupes aussi médiocres et en un temps aussi court, qui plus dans un terrain plutôt défavorable, mais peut-être pas impossible la densité des forces étant relativement faible et autorisant alors des infiltrations d’unités légères et des combats imbriqués.
Huit ans plus tôt, le Hezbollah libanais était parvenu à tenir tête à l’offensive aéroterrestre israélienne en combinant tous ces éléments. L’armée ukrainienne en a été incapable, en grande partie parce qu’elle ne concevait même pas qu’un tel effort puisse être nécessaire. Fin août, la (nouvelle) surprise russe n’est pas seulement opérationnelle, elle l’est aussi dans la stratégie des moyens. À quelques heures de l’affrontement, il n’était plus possible de modifier le système de forces ukrainien, l’issue était donc fatale.
Au nord, l’effort porte sur le dégagement de l’aéroport de Louhansk. Le GTIA russe est doté de mortiers 2S4 Tyulpan de 240 mm, les plus puissants au monde avec des munitions de 230 kg, éventuellement guidées par laser, pouvant être envoyées de 9 à 20 km. Les défenses sont écrasées. La 1ère brigade blindée ukrainienne tente une opération de dégagement qui donne lieu à des affrontements entre ses T-64 et les T-72B et T-90 russes, sans doute les premiers combats de chars un peu importants en Europe depuis 1945. Les Ukrainiens sont repoussés et les parachutistes sur l’aéroport obligés de se replier en catastrophe. Le 1er septembre, l’aéroport est pris.
L’axe d’effort principal est au centre et plein-est en direction d’Ilovaïsk. Laissés sans ordres clairs, plus de 2 500 combattants ukrainiens sont encerclés dès le 24 août sans avoir bougé. Après plusieurs jours de combat autour de la ville et la défection d’un bataillon de volontaires qui ouvre leur dispositif, les forces ukrainiennes tentent un repli négocié et tombent dans une embuscade. À la fin des combats, le 29 août, entre 450 à 1 000 soldats ukrainiens ont été tués avec autant de blessés et prisonniers. C’est alors le plus grand désastre de l’armée ukrainienne. L’état-major est mis en cause pour son absence de réaction.
Plus au sud, un autre groupement de forces reprend une grande partie du terrain, mais échoue à s’emparer de Volnovakhe et de Donskoye, point clé de communications.
Le dernier groupement de forces se déplace le long de la côte de la mer Noire et ouvre un nouveau front en direction de Marioupol. Le 27 août, il s’oppose violemment à l’armée ukrainienne à Novoazovsk et la refoule. Encerclée, Marioupol est fortifiée et en partie évacuée. Les premiers combats dans les faubourgs débutent le 4 septembre, à l’avantage des Russes, mais ils sont arrêtés par la signature du protocole de Minsk sous les auspices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Le protocole, complété le 19 septembre par des mesures techniques, consacre d’abord la victoire militaire de l’opération russe, puisqu’il établit la « ligne de contact » à celle de l’avancée de ses forces, à l’exception du saillant de Sebaltseve. Les forces ukrainiennes encerclées se retirent de la zone d’opération tandis que Marioupol est dégagée après encore plusieurs semaines d’accrochages. Une grande partie des résultats d’ATO, au moins ceux du mois d’août, est annulée.
Le gouvernement ukrainien accorde l’« autonomie locale » dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk. En échange les combattants étrangers de toutes origines doivent quitter le territoire ukrainien avec leur équipement. Une zone privée de toute arme lourde est également créée sur 15 km de part et d’autre de la ligne de contact. Dans les faits la ligne de contact devient une ligne retranchée et si les GTIA quittent l’Ukraine, les Russes continuent d’équiper et d’encadrer les forces séparatistes afin de consolider leur position et de dissuader le gouvernement ukrainien de tenter à nouveau une offensive.
La guerre devient larvée avec des violations fréquentes du cessez-le-feu. La situation politique se dégrade à la fin de l’année, avec l’organisation d’élections législatives le 2 novembre dans les deux républiques séparatistes, entrainant le 2 décembre l’annulation du « statut spécial » accordé lors du protocole de Minsk aux deux provinces russophones. Le 26 décembre, les pourparlers sont suspendus. Les accrochages se multiplient et font place à la mi-janvier à de violents combats autour de l’aéroport de Donetsk.
Le 14 janvier 2015, une nouvelle offensive russe est lancée. La pression est exercée sur l’ensemble du front qui est désormais continu depuis le nord de Louhansk jusqu’à Marioupol, mais avec un effort particulier au centre sur deux objectifs : l’aéroport de Donetsk et la poche de Debaltseve.
Les procédés tactiques n’ont guère changé depuis septembre, hormis que les forces ukrainiennes sont beaucoup plus retranchées ce qui rend les combats plus difficiles et plus longs. L’aéroport de Donetsk est assailli selon les mêmes procédés que pour celui de Louhansk en septembre. La position est alors tenue depuis fin mai par les forces ukrainiennes qui maintiennent un cordon logistique depuis leurs positions principales au nord. Les combats sont incessants autour de l’aéroport malgré les accords de Minsk, mais les forces rebelles sont aussi impuissantes à s’en emparer que l’armée ukrainienne à la dégager.
Le déblocage intervient avec l’arrivée d’au moins un GTIA russe. Comme à Louhansk en septembre, la position est d’abord soumise à l’« artillerie d’écrasement » des mortiers d’écrasement de 240 mm, suivie d’une série de petites attaques où les sections de chars de bataille russes servent de fer de lance. Les forces ukrainiennes sur place, surnommées « cyborgs » du fait de leur résistance acharnée lancent plusieurs contre-attaques qui permettent le 17 et le 18 de reprendre une partie des positions perdues dans les infrastructures aéroportuaires. L’attaque de dégagement par une brigade blindée depuis le sud de la zone échoue en revanche complètement, entravée dans son propre champ de mines. Dès lors, devant le rapport de forces, l’issue ne fait plus de doute et le 21 janvier 2015 l’aéroport est pris après 242 jours de siège. Cette victoire est essentiellement symbolique, l’aéroport, ravagé et toujours sous la portée de tir de l’artillerie ukrainienne étant inutilisable.
Dès le lendemain, les combats commencent autour de la poche de Debaltseve au centre du Donbass. Ce sera le combat le plus important de la guerre. Debaltseve est un nœud routier et ferroviaire stratégique pris par les rebelles en avril 2014 et repris par les parachutistes ukrainiens en juillet. La poche forme une enclave entre les deux républiques séparatistes. Elle est tenue par l’équivalent d’une petite division comprenant environ 6 000 hommes solidement retranchés. Comme désormais toujours, il s’agit cependant d’un ensemble hétéroclite avec une brigade d’assaut par air, une brigade mécanisée, un bataillon de défense territoriale et plusieurs bataillons de volontaires, dont un, le Djokhar Dudayev, composé de Tchétchènes.
Preuve du nouveau ralentissement des opérations par le renforcement des défenses, les forces russes et rebelles sont obligées de déployer jusqu’à 19 000 hommes, c’est-à-dire la presque totalité de leur capacité de manœuvre. On trouve donc là aussi une longue liste d’unités irrégulières, dont la brigade Prizark et ses volontaires internationaux ou la Garde nationale cosaque qui en forme la plus grande part, avec peut-être 7 000 hommes. Il y a aussi plusieurs unités russes avec au moins deux GTIA, un groupement de forces spéciales et pour accroître encore la puissance de feu face aux nouvelles défenses, trois groupements d’artillerie autonomes.
La position est investie sur ses trois côtés le 22 janvier et deux groupements d’attaque sont formés au nord et au sud chacun autour d’un GTIA pendant que la poche est frappée par l’artillerie. Commence alors une nouvelle bataille d’usure, avec le bombardement permanent des positions ukrainiennes et des assauts périphériques centrés sur les deux points d’appui placés de part et d’autre de l’entrée du saillant. Les combats sont très violents, mais cette fois les points d’appui résistent bien. On assiste à plusieurs combats limités entre chars. L’emploi d’au moins un avion d’attaque Su-25 russe sur les positions ukrainiennes est signalé.
Le 2 février, les forces rebelles et russes marquent une pause opérationnelle, tandis que la Russie engage des renforts pour essayer d’emporter la décision avant la fin des nouvelles négociations de Minsk. Il y a alors plus de 10 000 soldats russes en Ukraine, hors Crimée.
Les forces hybrides ne parviennent pas à réduire la poche avant l’entrée en vigueur des nouveaux accords de Minsk le 15 février à minuit, mais le combat continue quand même. L’assaut final est donné le 16. Détail qui témoigne de la supériorité russe également dans le champ électronique, l’attaque est précédée d’envoi de SMS sur les téléphones portables des soldats ukrainiens leur conseillant de se constituer prisonniers. Dans le même temps, la station russe R-330Zh Zhitel présente dans la zone brouille le réseau de commandement ukrainien. Les Russes concentrent sur la poche la majeure partie des moyens de feux les plus lourds dont ils disposent, guidés par drones. Tout le front est de la poche s’effondre et la ville de Debaltseve est investie.
Devant le désastre imminent, l’état-major ukrainien planifie une opération de repli du saillant pour la nuit du 17 au 18 février, mais les ordres passent difficilement et la retraite bascule dans un grand désordre. Les unités ukrainiennes éclatées en petites colonnes sont harcelées dans leur repli et leurs pertes sont considérables, comme souvent lorsque les dispositifs sont disloqués. Ce désastre suscite une vive polémique, notamment entre milices de volontaires et l’état-major. Semen Semenchenko, créateur du bataillon Donbass, propose même de former une armée autonome.
Le 18 février, la plus grande bataille de la guerre est terminée.
La Russie organise-t-elle une opération militaire contre l’Ukraine ? Oui, c’est évident. Se prépare-t-elle à envahir ce pays ? Pas forcément, car ce serait à l’encontre de sa pratique habituelle. Non pas que la vieille Russie n’ait pas l’habitude d’envahir, mais elle le fait simplement rarement de cette façon. Petit retour en arrière.
Depuis la destitution de Viktor Ianoukovytch en février 2014, la Russie a mené six opérations militaires contre l’Ukraine. Une de ces opérations était froide, c’est-à-dire sans combat, et consistait sous couvert initial de grand exercice à rassembler très vite une puissante force conventionnelle à la frontière ukrainienne. Avec la 41e armée combinée complète au nord susceptible de foncer sur Kiev et les 20e et 8e armées prêtes à pénétrer facilement dans l’Est ukrainien depuis Voronej et Rostov, tout le monde a été pris de court, en Ukraine comme en Occident.
L’armée ukrainienne n’était qu’une armée Potemkine et les pays occidentaux n’ont pas osé faire la seule chose possible pour contrer la menace : lancer, à la demande du nouveau gouvernement de Kiev, une opération de déploiement-dissuasion rapide sur le territoire, à la manière de la brigade française et de l’escadre aérienne déployés en quelques jours au Tchad en août 1983. Les pays occidentaux, du moins ceux qui combattent parfois, n’ont pas osé pour deux bonnes raisons : la peur et l’incapacité. Il y a bien longtemps qu’on ne sait plus faire ce que l’on faisait dans les années 1980.
Cette inhibition était le premier objectif de l’opération de déploiement russe. Le second était de servir de base arrière à des opérations limitées mais chaudes. La première a été la saisie-éclair de la Crimée, la seconde fut l’appui masqué aux mouvements séparatistes du Donbass. D’un côté la vitesse, de l’autre la dissimulation, mais dans les deux cas, une même volonté de limiter l’empreinte politique et de rester sous le seuil de la guerre ouverte, bon exemple de « guerre avant la guerre » pour reprendre l’expression du chef d’état-major des armées, le général Burkhard.
Cela n’a pas empêché l’État ukrainien de, logiquement et légitimement, tenter de rétablir son autorité sur l’ensemble de son territoire, y compris par l’engagement de son armée. Le succès, difficile mais réel, de cette « offensive anti-terroriste » a provoqué à son tour trois nouvelles opérations russes, qui marquaient incontestablement une escalade. Il y eu ainsi l’offensive d’artillerie de juillet 2014 où les lance-roquettes multiples russes ont méthodiquement écrasé les bataillons ukrainiens sur la frontière entre la Russie et le Donbass, puis deux raids massifs de plusieurs groupements interarmes (GTIA) russes enrobés de miliciens séparatistes et de mercenaires. Un GTIA russe, c’est un groupement de 600 à 800 soldats, avec une force lourde blindée-mécanisée à l’avant et une force de frappe d’artillerie derrière. La première de ces attaques en août 2014, engageait l’équivalent de tout ce que la France possède en chars, véhicules blindés de combat d’infanterie et artillerie. La seconde, en janvier 2015, était encore plus puissante, mais comme là encore il n’y avait pas de drapeaux russes, tous les sympathisants pouvaient relayer les négations du Kremlin. À chaque fois, les forces ukrainiennes ont subi des défaites cinglantes.
Ce n’était pas l’application d’un grand plan, mais une succession de coups au risque politique très calculé et qui a finalement atteint l’objectif premier de la Russie qui était la neutralisation stratégique de l’Ukraine. La Crimée est annexée et les deux républiques autoproclamées du Donetsk et de Louhansk sont indépendantes de fait sous protectorat russe et quasi annexées par la naturalisation massive de ses habitants. Chacune de ces trois zones prises à l’Ukraine est occupée par un corps d’armée russe. Surtout, plus personne dans les pays occidentaux n'a osé apporter une aide militaire sérieuse à l’Ukraine, on ne parle pas ici de livraisons de petits matériels et de quelques dizaines de conseillers, ni bien sûr évoqué une alliance militaire. La Russie aurait préféré une Ukraine sous influence, mais elle se contente d’une Ukraine « finlandisée ».
C’est probablement pour maintenir ces acquis que sept ans plus tard, on assiste à une nouvelle montée en puissance russe le long de la frontière. Montée en puissance, pas véritable mobilisation, puisqu’on réalité les forces mises en place en 2014 n’avaient jamais été retirées complètement. Concrètement, il y a le long de la frontière une trentaine de GTIA complets présents en permanence, le double de ce que la France serait capable de déployer au maximum. Il y a aussi de nombreux dépôts permettant d’équiper également une trentaine d’autres GTIA à partir des forces venues de l’intérieur, ce qui est fait régulièrement lors des grands exercices. Ces renforts sont arrivés ces derniers mois, à un rythme relativement lent et on notera cet indice clé, à observer de très près, qu’il manque encore les éléments logistiques permettant de mener de grandes opérations sur la longue durée.
Avec environ 110 000 combattants, on se retrouve donc à peu près au volume du printemps 2014, mais avec des forces qualitativement plus modernes, un peu techniquement, mais surtout humainement. L’armée russe de 2022, dont la majorité des cadres a été engagée en Syrie, est capable de monter des opérations aéroterrestres plus complexes qu’en 2014. Dans le même temps, l’Ukraine, peu aidée et toujours structurellement faible n’a pas fait le même effort. Autrement dit, le rapport de forces de 2022 est encore plus favorable pour les Russes qu’en 2014 et dans tous les domaines, en particulier dans le ciel où la supériorité russe est écrasante. Cela fait à nouveau très peur et pousse à un intense dialogue diplomatique, au moins entre la Russie et les Etats-Unis.
Rappelons, si cela n’était pas clair, que la culture stratégique russe est active mais prudente, ce qui ne veut pas dire que les Russes reculent devant le risque en soi mais qu’ils reculent presque toujours devant le risque qu’ils ne peuvent réduire à un niveau jugé acceptable. Il y a fondamentalement deux moyens pour réduire ce risque : la surprise et la masse. Les deux ne sont pas forcément compatibles. Surprendre suppose de se dissimuler et d’agir vite, généralement à partir des moyens immédiatement disponibles à proximité de l’objectif. Agir avec une grande supériorité de moyens suppose au contraire une montée en puissance préalable souvent peu discrète.
Les Russes ont ainsi mené de nombreuses opérations rapides chaudes ou froides de déploiement, saisie ou raid, depuis le blocus de Berlin en 1948 jusqu’au déploiement eu Syrie en 2015 en passant par l’envoi de missiles nucléaires à Cuba en 1962, d’une division aérienne en Egypte en 1970, de l’attaque de la présidence à Kaboul en 1979, de l’assaut sur Grozny en 1994 ou encore de la guerre contre la Géorgie en 2008. On notera au passage que risque calculé et surprise n’empêchent pas toujours l’erreur sur les réactions de l’autre et l’échec.
Les opérations du deuxième type, celle où néglige les réactions possibles pour privilégier un rapport de forces écrasant sont plus rares. Même lors des grandes opérations de reprise de contrôle des pays protestataires du Pacte de Varsovie, en 1953, 1956 et 1968, les Russes ont privilégié la surprise tout en profitant de la puissance des forces proches disponibles. On peut citer comme opération puissante et non surprenante l’entrée de la 40e armée soviétique en Afghanistan au début de 1980, et encore, ou la seconde guerre de Tchétchénie à partir de l’été 1996.
Tout cela nous ramène à la situation actuelle. Avec les forces immédiatement disponibles le long de la frontière, les Russes seraient capables de mener des opérations rapides et limitées. Ils ont choisi de procéder à une mobilisation visible des forces. Ce qui amène deux hypothèses.
Il peut effectivement s’agir aussi d’une opération de grande ampleur où on se moque de la réaction internationale et destinée à « punir » l’Ukraine, détruire une partie conséquente de son potentiel militaire et peut-être occuper les provinces russophones, voire chercher à remettre en place à Kiev un régime plus favorable. Pour atteindre les deux premiers objectifs, ils peuvent lancer une campagne aérienne sous un prétexte quelconque, mais ce serait une vraie nouveauté pour la Russie, et dans ce cas là pas besoin de renforcement des forces terrestres à la frontière sauf pour ajouter de la pression. Plus classiquement, ils peuvent lancer des raids aéroterrestres à partir du Donbass, des raids aéromobiles ou amphibies le long de la côte à partir de la Crimée ou de la région de Rostov. Ils peuvent surtout faire pénétrer les colonnes de la 3e division motorisée et de la 4e division blindée vers Kharkov ou Poltava, deux hauts lieux de l’histoire militaire russe, ou encore celles de la 144e division motorisée depuis Koursk et la Biélorussie en direction de Kiev. Soyons clairs, rien ne pourrait les arrêter sur le terrain. La seule crainte, mais elle est de taille, serait de pousser l’escalade trop loin, de susciter une réprobation et des sanctions internationales de grande ampleur, et surtout un raidissement de l’Europe de l’Est avec à la clé un renforcement paradoxal de l’OTAN et de la présence militaire américaine dans la région.
Il peut s’agir aussi, accompagné d'un blocus du port d'Odessa, et à nouveau d’une opération froide destinée à court terme à faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle renonce à toute velléité de nouvelle « offensive anti-terroriste » contre les républiques séparatistes et à dissuader les Occidentaux d’accroître leur présence en Ukraine. À long terme, de neutraliser définitivement l’Ukraine, en attendant mieux. Si on reste dans la pratique russe, c’est l’hypothèse de loin la plus probable. Quand les Russes veulent réellement combattre, ils ne s’agitent pas auparavant pour convaincre Congrès et opinion publique comme aux Etats-Unis. Quand ils s’agitent, c’est qu’ils veulent obtenir des gains diplomatiques. Mais il peut arriver que l’on finisse par rompre avec les habitudes. Le déploiement dans les semaines à venir de nombreux hôpitaux de campagne, une ressource rare que l’on ne peut maintenir très longtemps sans être utilisée, sera le vrai indicateur que Vladimir Poutine envisage de verser beaucoup de sang.
Extrait de Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail
Avec le temps et l’expérience, la peur ne disparaît jamais complètement, mais elle est atténuée et devient largement inconsciente. Elle devient la peur utile qui tient sa sensibilité toujours en éveil et déclenche les actes automatiques salvateurs tout en conservant le libre usage de ses facultés intellectuelles. L’appréciation du risque est devenue une science. Paul Lintier, artilleur en 1914 décrit ainsi ce processus d’accoutumance et d’adaptation :
D’abord le danger est un inconnu… on sue, on tremble… l’imagination l’amplifie. On ne raisonne pas… par la suite on discerne. La fumée est inoffensive. Le sifflement de l’obus sert à prévoir sa direction. On ne tend plus le dos vainement ; on ne s’abrite qu’à bon escient. Le danger ne nous domine plus, on le domine. Tout est là. […] Chaque jour nous entraîne au courage. À connaître les mêmes dangers, la bête humaine se cabre moins. Les nerfs ne trépident plus. L’effort conscient et continu pour atteindre à la maîtrise de soi agit à la longue. C’est toute la bravoure militaire. On ne naît pas brave : on le devient.
Cette accoutumance est relativement rapide. Il suffit, pour ceux qui survivent, d’une vingtaine de jours de combat d’intensité moyenne. Une analyse statistique réalisée par Herbert Weiss avait montré en 1966 que la probabilité d’être abattu en combat aérien était divisée par deux après chaque engagement.
Pour autant, l’apprentissage du combat sous le feu est aussi une accumulation de stress, car ce n’est parce que vous avez à nouveau peur que les peurs anciennes disparaissent. Durant la campagne de France en 1944, les unités américaines mettaient en moyenne une vingtaine de jours pour s’adapter au combat. Les hommes étaient ensuite pleinement efficaces pendant encore une vingtaine de jours, même si la presque totalité d’entre eux commençait à présenter des troubles. On assistait même à une période de confiance excessive pendant quelques jours, le temps de croire que si on a survécu jusque-là on survivra toujours, et puis sauf pour une petite poignée, peut-être un homme sur vingt, tout déclinait ensuite rapidement.
Après plusieurs dizaines de jours de pression continue, le commandement se dégrade. Le capitaine Laffargue avoue ainsi qu’après plusieurs semaines de combat en 1914, il en était venu à ne plus commander que par des « suivez-moi». Les acteurs sont moins actifs et les figurants de plus en plus nombreux et passifs. Les évacuations pour trouble psychologique ou épuisement augmentent rapidement. En 1944, après 44 jours d’opérations continues en Italie, 54 % des évacués de la 2e division blindée américaine l’étaient pour des causes psychologiques. Après un mois d’affrontement à Diên Biên Phu en 1954, un cinquième de la garnison avait « déserté sur place » en attendant la fin des combats le long de la rivière Nam Youn.
Le point de rupture est généralement atteint au bout de 200 à 240 jours de combat continu. C’est le temps qu’il a fallu à la 14e division indienne pour être considérée comme entièrement détruite psychologiquement pendant la campagne birmane de l’Arakan en 1942. Ce fut aussi sensiblement le sort de beaucoup d’unités françaises en 1915 jusqu’à l’échec de l’offensive de Champagne en septembre, et l’épuisement général qui s’ensuivit. Cela a conduit le commandement français a organiser l’équivalent des 3 x 8 en faisant tourner les hommes selon un cycle combat-repos et instruction-secteur calme. La capacité à résister s’en est trouvée d'un seul coup nettement accrue.
L’épuisement peut aller beaucoup plus vite lorsque vous savez que vous avez moins d’une chance sur vingt de revenir de missions de combat qui vont s’enchainer les unes après les autres. Après la bataille d’Angleterre, les pilotes de chasse britanniques, qui ont perdu un tiers des leurs en deux mois, étaient clairement épuisés, ainsi que d’ailleurs beaucoup de pilotes allemands. En octobre 1942, lors de la bataille de Santa Cruz, les pilotes de l’aéronavale japonaise ont refusé de partir au combat après une série de pertes terribles. Dans l’été et l’automne 1943, les pertes de bombardiers de la 8e armée dépassèrent les 10 % à chaque raid sur Ratisbonne et Schweinfurt (jusqu’à presque un quart des membres d’équipage dans la seule journée du 14 octobre). Les refus et les comportements de « contrebandiers » (largage des bombes en Mer du Nord et retour) se multiplièrent. Deux tiers des équipages qui rentrèrent aux États-Unis l’année suivante présentaient des symptômes graves de troubles psychologiques.
Dans les sous-marins U-boote allemands, à partir de de l’été 1943 un sur trois ne revient pas de patrouille. Au total, 606 seront perdus au combat sur 780 U-boote avec un seul cas de reddition, l’U-570, d’ailleurs désemparé et sans liberté de manœuvre. Pour autant, les volontaires ne manquèrent jamais. Un soin extrême était apporté à la vie des équipages entre les missions, mis à l’écart des dangers et placés dans d’excellentes conditions de vie. Ils avaient conscience par ailleurs de faire partie d’une élite et de bénéficier d’un bon équipement qui s’améliorait en permanence (type XXI et XXIII). Il est vrai aussi qu’ils faisaient partie d’une armée où, de toute façon, les pertes étaient terribles quelle que soit l’unité et qui n’a pas hésité à fusiller au moins 13 000 des siens, ce qui reste un puissant facteur de motivation.
Sur le long temps, avec la croissance de l’expérience collective, les pertes diminuent alors que paradoxalement les machines à découper et trouer les hommes ont tendance à augmenter en nombre et en puissance au fur et à mesure de l’avancée des guerres. C’est typiquement le cas de la Grande Guerre où les pertes françaises sont survenues pour moitié dans les 13 premiers mois. Puis, avec le temps, les vétérans sont devenus de plus en plus difficiles à tuer. Ils se sont adaptés à ce monde d’une hostilité extrême, comme les Inuits aux conditions du Grand Nord.
Cette accoutumance sur la longue durée n’est pas forcément synonyme de renforcement psychologique, car elle se conjugue aussi avec un phénomène d’usure. L’approche d’un nouveau combat fait resurgir des souvenirs refoulés et accroît la tension. Pour Jünger, « c’est une erreur de croire qu’au cours d’une guerre le soldat s’endurcit et devient plus brave. Ce qu’on gagne dans le domaine de la technique, dans l’art d’aborder l’adversaire, on le perd de l’autre côté en force nerveuse. » En 1918, lui-même se sent « entièrement saturé d’expériences et de sang. Et j’ai alors l’impression qu’on nous en a vraiment trop demandé. » Dans l’autre camp, pour Charles Delvert
Cette guerre effroyable, où le feu ne cesse pas un seul instant, tend à tel point les nerfs que, loin de diminuer, l’appréhension ne fait qu’augmenter chez les combattants. Et tous sont ainsi. Sans doute, on arrive à ne plus faire attention à un obus qui passe ou une balle qui siffle. Mais à chaque nouveau départ pour les tranchées, je vois les visages un peu plus contractés».
Lord Moran compare l’usure des équipages de bombardiers soumis à un état permanent de peur lors des missions au cycle des saisons. « Le pilote passe par une période d’été, période de confiance et de succès. Mais les mois d’été passent et quand l’automne survient, l’image de la détresse du pilote est peu différente de celle du soldat». À la question : « si vous aviez le choix, retourneriez-vous en Afghanistan ? » posée en 2010 à des soldats revenant de six mois d’opérations en Kapisa-Surobi, 75 % répondirent oui. Les (relativement) moins volontaires étaient apparemment paradoxalement ceux qui avaient occupé des postes de soutien, a priori les moins risqués, mais aussi ceux qui avaient participé à plus de 11 actions de combat (soit 18 % des hommes engagés en Kapisa).
Lors des événements de novembre 2004 en Côte d’Ivoire, outre les témoins de l’attaque aérienne ivoirienne qui a tué neuf de leurs camarades, les soldats français qui ont présenté des troubles psychologiques pouvaient être classés en deux catégories. Il y avait les « bleus » qui se rendaient compte que, contrairement aux campagnes de recrutement qui n’évoquaient jamais cet aspect, la vie militaire pouvait être dangereuse et les « anciens » qui revivaient d'un seul coup des expériences similaires vécues sur d’autres théâtres d’opérations. Au même moment, lors des combats pour la reconquête de Falloujah, la cellule de soutien psychologique des Marines recevait deux flots distincts : celui des jeunes d’abord et, quelques jours plus tard, celui des plus anciens.
En bons managers, les Américains ont été les premiers pendant la Seconde Guerre mondiale à gérer le « compte en banque du courage » en proposant aux combattants un horizon visible de fin de guerre en fonction du nombre de missions aériennes ou de présences au front. Cette gestion individuelle est alors entrée en conflit avec l’efficacité collective de l’ensemble des unités en les privant de leurs meilleurs éléments, dont beaucoup d’acteurs, et en réduisant encore leur cohésion en augmentant leur turn over. Au bilan, ce système a peut-être tué plus de soldats américains qu’il n’en a sauvés. Il aurait sans doute mieux valu avoir plus d’unités de combat pour pouvoir effectuer des rotations et des mises au repos afin d'éviter de maintenir les rares qui existaient sous une pression permanente.
Et puis il y a ceux qui ne connaissent pas ce point de rupture et qui continuent, piégés par l’ivresse de l’adrénaline. Sur les quarante meilleurs As de la chasse française de la Grande Guerre, dix ont été tués avant la fin des hostilités et trois très grièvement blessés. Sur les vingt-sept autres, dix moururent encore dans un avion dans les neuf ans qui suivirent, dans des exhibitions diverses ou des tentatives de record. Des Icare qui avaient survécu, mais qui ne pouvaient plus s’empêcher d’aller vers le Soleil.