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Le 29 septembre 1918, à l’annonce de l’armistice
bulgare, Ludendorff déclare au gouvernement qu’il faut demander un armistice
mais aux Etats-Unis seulement. On espère qu’ils autoriseront d’abord le retour
de l’armée allemande intacte et, en fondant le processus de paix sur les
Quatorze Points proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918, que la
paix sera plus clémente pour l’Allemagne que dans les projets du Royaume-Uni et
surtout de la France. Wilson ayant déclaré qu’il ne s’adresserait qu’à un réel
régime démocratique, l’initiation de ce processus doit être précédée de
changements institutionnels. Il faut nommer un nouveau chancelier et rendre
celui-ci uniquement dépendant de la confiance du Reichstag. C’est ce nouveau
gouvernement qui gérera le processus de paix, déchargeant ainsi le commandement
militaire de la responsabilité de la défaite.
Le 3 octobre, le prince Max de Bade, connu pour son
libéralisme, devient chancelier et forme un gouvernement de majorité.
Ludendorff lui décrit une situation stratégique catastrophique dont est exclue
toute responsabilité de l’armée. Par l’intermédiaire de la Suisse, le nouveau
chancelier envoie un message au Président Wilson dans la nuit du 4 au 5
octobre. L’accusé de réception arrive le 9, Wilson n’exige alors que
l’évacuation des territoires occupés comme préalable à un armistice. Ludendorff
fait alors un exposé beaucoup plus rassurant au gouvernement. L’ennemi n’a pas
réalisé de percée et piétine désormais, gêné par ses problèmes logistiques.
Même si la Roumanie rompait le traité de paix, ce qui couperait l’Allemagne de
sa principale ressource en hydrocarbures naturels, l’armée pourrait résister
encore deux ou trois mois. Le 12, le gouvernement allemand répond qu’il est
prêt à l’évacuation de France et de la Belgique mais demande au préalable la
cessation des hostilités.
…
Pendant toute cette période, les Alliés européens
se sont inclus dans le processus de négociation en cours entre les Etats-Unis
et l’Allemagne. Furieux de ne pas avoir été consultés, ni même informés par le
Président Wilson, ils lui adressent un message lui demandant de tenir compte de
l’avis technique des commandants en chef avant d’entamer toute négociation.
Wilson accepte. Dans le même temps, contre toute logique diplomatique, la
marine allemande poursuit sa campagne sous-marine. Le 4 octobre déjà, le navire
japonais Hirano Maru a été coulé au
sud de l’Irlande provoquant la mort de 292 personnes. Le 10, c’est au tour du Leinster, avec 771 personnes à bord,
d’être coulé par un sous-marin qui est accusé par ailleurs d’avoir tiré aussi
sur les canots de sauvetage. L’indignation est énorme et contribue à durcir la
nouvelle réponse de Wilson, le 14 octobre. Le Président des Etats-Unis condamne
la guerre sous-marine et les destructions dans les territoires occupés. Il
exige cette fois des garanties sur le maintien de la suprématie militaire des
Alliés et la suppression de tout « pouvoir arbitraire ».
La note de Wilson provoque l’indignation allemande
mais les militaires sont à nouveau optimistes lorsque le ministre de la guerre,
von Scheuch, déclare, hors de toute réalité, qu’il est possible de mobiliser
encore 600 000 hommes. Ludendorff déclare ne plus craindre de percée et
espère tenir jusqu’à l’hiver. Malgré les évènements récents et la perte des bases
des Flandres, l’amiral Von Scheer se refuse de son côté à interrompre la guerre
sous-marine. Le 20 octobre, le gouvernement allemand, à qui la réalité
stratégique aura toujours été cachée, répond à Wilson qu’il ne saurait être
question de négocier autre chose que l’évacuation des territoires envahis et
tout au plus consent il à limiter la guerre sous-marine. Cela suffit à mettre
en colère l’Amirauté contre ce gouvernement bourgeois et démocrate qu’elle
déteste.
Le 23, la réponse est cinglante. Wilson laisse aux
conseillers militaires le soin de proposer des conditions d’armistice « rendant impossible la reprise des
hostilités par l’Allemagne » et suggère que le kaiser doit abdiquer. La
proposition soulève un tel tollé que le haut commandement allemand lance le 24
octobre un ordre de jour appelant « à
combattre jusqu’au bout » et songe à une dictature militaire imposant
la guerre totale. Max de Bade exige alors le départ d’Hindenburg et de
Ludendorff. Le 26, Guillaume II accepte que ce dernier soit remplacé par le
général Wilhelm Grœner. Le 27, le gouvernement
allemand déclare à Wilson qu’il accepte ses conditions de négociation.
Le 26 octobre, après
avoir consulté les commandants en chef, Foch a terminé de rédiger le projet de
conditions d’armistice. Toute la difficulté était de définir ce qui pourrait
être acceptable par l’Allemagne tout en interdisant à celle-ci de reprendre
éventuellement les opérations en cas de désaccord sur les négociations de paix.
Le texte prévoit l’évacuation, sans destruction, des zones occupées et de
l’Alsace-Lorraine dans les 15 jours qui suivront la signature. Il prévoit
également deux garanties : la livraison d’une grande partie de l’arsenal
(150 sous-marins, 5 000 canons, 30 000 mitrailleuses, 3 000
mortiers de tranchées, 1 700 avions) et des moyens de transport (500
locomotives, 15 000 wagons et 5 000 camions) ; la
démilitarisation de toute la rive gauche et d’une bande de 40 km sur la rive
droite du Rhin. Les Alliés doivent également occuper militairement la région
ainsi que trois têtes de pont d’un rayon de 30 km doivent être occupées par les
Alliés à Mayence, Coblence et Cologne.
Le projet est ensuite
discuté par les différents gouvernements. Il est durci par les Britanniques qui
exigent de plus de livrer des navires de surface. Le texte définitif est établi
le 4 novembre et envoyé à Wilson. A aucun moment, il n’est demandé de
capitulation militaire et la crainte est plutôt que face à des demandes aussi
dures, les Allemands ne refusent. Les jours
qui suivent agissent comme un grand révélateur de la faiblesse de l’Allemagne, mais on ne modifie par le projet.
Le 5 novembre, le
général Grœner ordonne le repli général sur la position Anvers-Meuse mais son
armée n’en peut plus. L’infanterie allemande a perdu un quart de son effectif
en un seul mois. Le
général Hély d’Oissel note alors dans son carnet, qu’il n’y a plus en face de
lui de résistance organisée : « nous
n’avons plus devant nous qu’un troupeau de fuyards privés de cadres et
incapable de la moindre résistance ».
Les estimations du nombre de réfractaires et
déserteurs allemands varient de 750 000 à 1,5 million, déserteurs que
l’administration militaire renonce à traquer et même à comptabiliser. Il existe
des poches entières de « manquants », y compris en Allemagne comme à
Cologne ou à Brême où une « division volante » pille la région.
Lorsque les Britanniques arrivent à Maubeuge le 9 novembre, ils ont la surprise
d’y trouver 40 000 déserteurs. Cinq jours plus tard, plusieurs camps de
soldats allemands en Belgique se mutinent et plus d’une centaine d’officiers
sont tués.
L’effondrement est aussi matériel. Du 15 juillet au
15 novembre, les Alliés ont pris plus de 6 000 canons et 40 000
mitrailleuses, le nombre d’avions en ligne a été divisé par deux et le
carburant manque désespérément pour les mettre en œuvre. La production de
guerre s’est effondrée. Plus 3 000 canons avaient été produits en mars
1918, moins de 750 en octobre.
La progression des Alliés n’a plus de limites sinon
celle des destructions des territoires évacués, qui freinent l’avancée de la
logistique et de tous les moyens lourds, et de la grippe espagnole qui fait
alors des ravages, en particulier chez les Américains et à la 4e
armée française. Depuis le 11 octobre, le 8e corps d’armée français
perdait plus de 1 000 tués et blessés chaque semaine mais il n’en perd que
sept dans la dernière semaine de guerre alors qu’il avance de dix kilomètres
par jour. Le 8 novembre, le corps apprend le début des négociations d’armistice
et reçoit l’ordre de contourner et de simplement bombarder les résistances
rencontrées. Le 9 novembre, la ville de Hirson est prise sans combat. Le 11
novembre, la 1e armée française est à 20 km à l’intérieur de la
Belgique après avoir parcouru 150 km depuis le 8 août. Parallèlement, la 5e
armée atteint Charleville le 9 novembre, alors que la 4e est enfin à
Mézières et à Sedan. Le dernier combat intervient lors du franchissement de la
rivière à Vrigne-Meuse qui coûte 96 morts et 198 blessés en trois jours au 163e
RI dans la plus parfaite inutilité des deux côtés.
La décomposition
intérieure allemande est accélérée par les décisions de l’Amirauté, toujours
aussi peu inspirée en cette fin de guerre. Le 28 octobre, sans même prévenir le
gouvernement, l’amiral von Scheer donne l’ordre à la flotte de Wilhelmshaven de
partir au combat. Il espère attirer la flotte britannique dans un traquenard de
mines et de sous-marins pour l’attaquer ensuite avec ses navires de ligne et
obtenir au mieux une victoire, au pire un baroud d’honneur. Le 29 octobre, les
équipages n’acceptent de n’aller qu’à Kiel. Les drapeaux rouges sont hissés sur
les navires. La mutinerie se rend maîtresse de la ville, puis des détachements
de marins parcourent le pays. Des bandes de pillards s’attaquent aux dépôts de
l’armée. Les émeutiers occupent les gares.
Le 28 octobre, les
socialistes demandent l’abdication du Kaiser pour faciliter la paix. Guillaume
II se rend à Spa où il envisage un temps avec Hindenburg la possibilité de
rétablir l’ordre par la force de l’armée. Guillaume II abdique finalement et se
réfugie le 10 novembre aux Pays-Bas.
Le 5 novembre, Groener
explique au gouvernement que la résistance de l’armée ne peut plus être que de
très courte durée et il invoque les mauvaises influences de l’intérieur propres
à « précipiter l’armée dans l’abîme ». Le 6, Max de Bade envoie la
délégation de négociation des conditions de l’armistice. Le
7, les plénipotentiaires allemands pour signer l’armistice se présentent à la
Capelle devant la 1ère armée française.
La délégation allemande
est présidée par le ministre d’Etat Matthias Erzberger. Il est accompagné par
le comte Oberndorff représentant le ministère des affaires étrangères, le
général von Winterfledt ancien attaché militaire à Paris et le capitaine de
vaisseau Vanselow, mais c’est bien le civil Erzberger qui porte la
responsabilité de la convention d’armistice. Il le paiera de sa vie en 1921.
Les conditions
d’armistice sont présentées le 8. Le 10, le Kaiser abdique et se rend aux
Pays-Bas. Le 11 à 5h du matin, le texte de la convention d’armistice est signé.
La seule modification concerne la réduction de 5 000 du nombre de
mitrailleuses à fournir, afin d’armer les forces de l’ordre en Allemagne. A
11h, le soldat Delaluque du 415e RI sonne le cessez-le-feu.
L’armistice est conclu pour 30 jours. Le 7 décembre, ce seront les mêmes mais
avec quelques officiers supplémentaires qui iront à Trèves pour le
renouvellement de l’armistice. Mais Foch ne veut recevoir que les quatre
plénipotentiaires du 8 novembre. Le haut commandement allemand n’apparait donc toujours
pas. La débâcle militaire allemande est réelle mais le commandement parvient à
la cacher en faisant rentrer les unités en apparent bon ordre, oubliant des
poches entières de déserteurs en Belgique. Ces troupes sont saluées par le
chancelier Ebert comme n’ayant « jamais
été surpassées par quiconque ». L’idée du « coup de poignard dans
le dos » de l’armée allemande comme responsable de la défaite est déjà là
et fera plus tard la fortune de la propagande nationaliste et nazie. Dans
l’immédiat ce n’est pas la préoccupation première des Alliés qui sont déjà
satisfaits que l’armée allemande, dont ils surestimaient eux aussi la force, ne
puisse pas reprendre le combat.
Les discussions préalables au traité de paix avec l’Allemagne sont beaucoup plus difficiles et longues que prévu, les Alliés ayant des visions divergentes. Elles n’aboutissent qu’en mai 1919. Il faut encore plus d’un mois pour faire accepter le traité à l’Allemagne, traité qui n’entre en vigueur que 10 janvier 1920. En droit, la guerre avec l’Allemagne ne s’arrête qu’à ce moment-là.
À la tombée de la nuit, les survivants se replient, en subissant encore de nombreuses pertes, la plupart par pannes. Au total, un quart des membres d’équipage ont été tués ou blessés et 76 chars ont été perdus, dont 56 par l’artillerie allemande et parmi eux 35 ont pris feu. Le groupement du commandant Bossut, lui-même tué dans son char, a été détruit pour un effet nul. L’enthousiasme qu’avait suscité cette « Artillerie spéciale » (AS) retombe d’un coup et se transforme en hostilité devant ce « gâchis de ressources ».
Comment expliquer cet échec d’une innovation pourtant si prometteuse ?
Revenons un peu plus d’un an en arrière. L’idée d’un engin à chenilles à vocation militaire apparaît dès le début XXe siècle dans le cadre du bouillonnement d’expérimentations autour du moteur à explosion. Plusieurs projets industriels apparaissent qui ne trouvent aucune application, car nulle part on ne parvient à connecter ces lourds, lents et peu fiables engins à un besoin. Ce besoin apparaît finalement avec la fixation du front à partir de l’automne 1914 lorsqu’il s’agit de neutraliser des nids de mitrailleuses ennemies, solidement retranchés et protégés par des réseaux de fils de fer barbelés. Stimulée par l’urgence, l’offre technique est très importante en France. Les projets présentés souffrent cependant de méconnaître les réalités du front et, jusqu’aux travaux de la société Schneider, de ne pas utiliser la chenille. Du côté de la « demande », le Grand quartier général (GQG) attend d’avoir exploité toutes les solutions conformes au paradigme en vigueur avant de regarder des solutions nouvelles, ce qui survient après le désastre de l’« offensive décisive » de septembre 1915.
C’est dans ce contexte que le colonel Estienne écrit le 6 décembre 1915 au général en chef : « je regarde comme possible la réalisation de véhicules àtraction mécanique permettant de transporter àtravers tous les obstacles et sous le feu, à une vitesse supérieure à 6 kilomètres à l’heure, de l’infanterie avec armes et bagages, et du canon ».
Estienne possède alors toutes les qualités pour défendre un projet innovant. Polytechnicien, il a reçu une solide formation scientifique qu’il met au service d’un esprit créatif. Dans sa carrière d’artilleur, de multiples inventions lui ont donné une notoriété qui lui vaut de recevoir, en 1909, la mission d’organiser à Vincennes un centre d’aviation où il développe ses idées sur le réglage aérien de l’artillerie, idées qu’il concrétise le 6 septembre 1914, à Montceaux-les-provins, avec les deux aéroplanes qu’il a fait réaliser. Point particulier, il sert alors à la 6e Division d’Infanterie (DI) sous les ordres du général Pétain, avec qui il continue à entretenir par la suite des relations. Grâce à son réseau, Estienne connaît le projet d’engin de la société Schneider qui correspond le moins mal à son idée et lorsqu’il parle, il est plus facilement écouté que les centaines d’autres colonels de l’armée française. Estienne réussit ainsi à persuader Joffre de demander, dès le 31 janvier 1916, la fabrication rapide de 400 cuirassés Schneider.
Le problème est que la Direction du Service Automobile (DSA), au sein du ministère de la Guerre prend ombrage. Ce n’est pas aux opérationnels de décider du choix de moyens, mais au ministère de la Guerre en liaison avec celui de l’Armement ! La DSA ne peut contrecarrer le projet de la coalition Joffre-Estienne-Pétain-député Breton-société Schneider, déjà approuvé et financé, mais elle peut essayer de le neutraliser. La nouvelle coalition qui réunit Albert Thomas, ministre de l’Armement, et le général Mourret, de la DSA, parvient à obtenir que le projet de chars Schneider soit confié une commission excluant Estienne, et commande également à 400 exemplaires son propre char à la société Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt dite « Saint-Chamond », rivale de Schneider et où officie un autre artilleur célèbre : le colonel Rimailho. Après une bataille de périmètres, Estienne obtient cependant en septembre le commandement de l’Artillerie d’assaut (ou spéciale, AS). L’AS est rattachée au GQG pour emploi, mais dépend organiquement jusqu’en janvier 1918 du ministère de l’Armement, à
Le premier groupe de chars, des Schneider, est créé le 7 octobre 1916, soit seulement dix mois après le lancement du projet, une performance remarquable due en grande partie au pragmatisme d’Estienne qui n’attend pas, contrairement à ce que fera systématiquement la DSA, le char de ses rêves, mais adapte l’existant en l’occurrence le projet de l’ingénieur Brillié, extrapolation des idées du député Breton et du tracteur d’agriculture « Baby Holt ». La DSA par sa bureaucratie, exigeant de refaire les essais de Schneider pour aboutir aux mêmes conclusions, n’aura retardé le projet que de six semaines. Quant au projet Saint-Chamond beaucoup plus sophistiqué, il ne sera pas prêt à temps pour les combats du printemps. Et quand il sera prêt, on s’apercevra que son châssis a été mal conçu et qu’il est peu utilisable. On notera aussi que le ministère de l’Armement, tout au respect de sa commande d’engins, néglige tout son environnement de pièces détachées, ce qui provoquera au bout du compte autant de chars immobilisés que l’action de l’ennemi.
Alors que la première génération d’engins est lancée. Estienne et la DSA imaginent déjà la suivante. Le premier veut un engin léger et transportable par camions, ce sera le FT-17 un des instruments de la victoire. La seconde, significativement, préfère un engin très lourd et très puissant, ce sera le char 2C un monstre d’ingénierie qui n’apparaîtra qu’après la guerre et ne servira jamais à rien. Entre temps, de toute façon, le haut-commandement a changé et Nivelle, nouveau général en chef, a placé en priorité absolue un programme de 850 tracteurs d’artillerie qui à partir du début 1917 freine considérablement la production de chars moyens et stoppe les débuts du char léger. Ce projet de tracteurs sera un échec.
Tactiquement tout est à inventer. Le laboratoire de l’AS est à Champlieu près de Compiègne. Les hommes arrivent à partir d’août 1916. Volontaires venus de toutes les armes, ce sont d’abord des « émigrés » internes. Dans le corps des officiers, deux catégories dominent. Les premiers sont officiers de « complément » (réservistes) ou issus du rang. Victimes d’un ostracisme de la part des officiers de carrière, ils sont attirés par les armes nouvelles, là où personne ne peut revendiquer une supériorité sur eux. Pour le député Abel Ferry, « les chars d’assaut sont une invention d’officiers combattants, de réservistes, de gens de l’arrière. Ils ne sont pas nés spontanément de la méditation du haut-commandement ». On rappellera d’ailleurs que le premier emploi militaire d’engins chenillés en France semble d’ailleurs être l’initiative du réserviste Cailloux, dans les Vosges au printemps 1915.
Le deuxième groupe important est formé par les cavaliers. Disponibles, car inemployés dans la guerre de tranchées, les cavaliers, essaiment dans les autres armes, où ils arrivent avec leur culture d’origine, mais aussi leurs frustrations. Dans l’Aéronautique, comme dans l’AS, ils reproduisent des schémas très offensifs faits de charges ou de duels et rechignent à la coopération avec les autres armes. Au-dessus des portes du manège de l’École militaire à Paris on trouve deux noms : Du Peuty et Bossut. En fait, il s’agit de deux cavaliers qui ont quitté les chevaux pour les avions dans le premier cas, et les chars dans le second. Déjàcélèbre avant-guerre pour ses qualités hippiques, véritable héros plusieurs fois cité en 1914, Bossut commandera donc le principal groupement de chars à Berry-au-Bac, mais il aura eu auparavant une grande influence sur les orientations de l’AS.
C’est avec tous ces hommes que l’on s’efforce de déterminer une doctrine d’emploi. On tire des enseignements des multiples exercices menés sur les polygones du camp de Champlieu, avec cette particularité qu’ils manquent un peu de réalisme. Après coup, le lieutenant Chenu, un des premiers officiers de chars, évoquera l’illusion des tranchées ennemies, « réseau idéal et géométrique, facile àfranchir par les chars ». On s’intéresse aussi beaucoup à l’expérience des Britanniques qui ont été les premiers à utiliser des chars, sans grand succès, sur le champ de bataille de la Somme. La coopération entre les Alliés sera toujours excellente en la matière. En août 1918, on finira par créer un Centre interalliés à Recloses, regroupant plusieurs bataillons de chars et d’infanterie des différentes nations afin de mettre en commun connaissances et expérimentations.
On fixe rapidement les structures. Les cellules tactiques de base sont les batteries à 4 chars, réunies par 4 dans des groupes. Le 31 mars 1917, l’A.S. dispose de 13 groupes Schneider et de 2 groupes Saint-Chamond incomplets. Ces groupes forment des groupements de taille variable. Pour faciliter la progression des chars, le commandant Bossut suggère la formation d’une infanterie d’accompagnement : ce sera le 17e Bataillon de chasseurs à pied (BCP) dont chaque compagnie d’infanterie est affectée à chaque groupe d’attaque. Elle se fractionne ensuite en « groupes d’élite » de trois hommes chargés d’accompagner chaque engin et en sections d’accompagnement pour l’aménagement des passages sur les tranchées. Pour une raison mystérieuse, le 17e BCP ne sera finalement pas engagé avec les chars dans l’offensive d’avril et remplacé au dernier moment par une unité sommairement formée.
Reste encore à déterminer comment utiliser ces chars qui peuvent tirer efficacement qu’à 200 mètres pour les Schneider et ne peuvent parcourir que 30 kilomètres, retour compris. Il n’y alors que deux possibilités. La première est l’accompagnement. Dans ce cas, les engins avancent au rythme des fantassins pour les aider à détruire les résistances. Dans ce cas, ils peuvent être dispersés dans les unités d’infanterie. La deuxième est la charge. Les chars profitent alors de leur blindage pour foncer le plus loin possible à l’intérieur des positions adverses. Il vaut mieux alors les employer en masse pour accentuer l’effet moral et pouvoir s’appuyer mutuellement. En revanche, il est inconcevable d’imaginer les Schneider et Saint-Chamond exploiter en profondeur une rupture du front ou effectuer des missions de reconnaissance. Pour Bossut, les choses sont claires lorsqu’il est affecté à la 5e armée avec sept groupes : « le char c’est un cheval avec lequel on charge »,écrit-il à son frère. On ira aussi vite que possible et l’infanterie fera aussi vite qu’elle pourra, et lui-même « sabrera » avec ses hommes alors que son rôle était plutôt de rester au poste de commandement de l’armée pour essayer de coordonner l’action des chars avec celle des autres armes. Sa citation posthume exprime l’esprit de beaucoup d’officiers de l’AS de cette époque : « Après avoir donné tout son grand cœur de soldat, de cavalier intrépide, est glorieusement tombé en entraînant ses chars dans une chevauchée héroïque aux dernières lignes ennemies ».
On connaît donc la suite. La première bataille est un révélateur de forces et faiblesses. Là les faiblesses cachées, vulnérabilités techniques et absence de coordination avec les autres armes, étaient les plus nombreuses. Cet échec initial montre la difficulté à appréhender à priori toute la complexité de l’emploi d’un nouveau système tactique. L’échec semble donc être la norme dans l’emploi initial d’une arme de création trop récente. Ces problèmes de jeunesse peuvent être fatals pour l’organisation. C’est presque le cas pour l’AS qui est finalement sauvée par sa réactivité et un retour d’expérience rapide, propres aux petites structures. L’AS est engagée une deuxième fois le 5 mai aux alentours du moulin de Laffaux, non plus en « cavalier seul », mais en appuyant étroitement l’infanterie. Chaque batterie de chars est affectée à une unité d’infanterie nommément désignée pour neutralise des objectifs précis. Les tirs d’artillerie (aveuglement des observatoires, contrebatterie) sont préparés avec soin ; un avion d’observation est chargéde renseigner le commandement sur la progression des engins et de signaler à l’artillerie les pièces antichars. Le 17eBCP est réemployé dans son rôle d’accompagnement. Dans la soirée du 5 mai, les résultats de la VIe armée sont limités, mais dus, pour une large part, à l’action des chars. Les interventions multiples de 12 Schneider jusqu’à plus de 3 kilomètres de la ligne de départ ont permis d’ouvrir des brèches dans les réseaux, de neutraliser de nombreuses mitrailleuses et de repousser plusieurs contre-attaques allemandes. En revanche le premier engagement d’un groupe de chars Saint-Chamond a obéi au principe de l’échec initial. Pour aligner seize engins, il a fallu en « cannibaliser » autant à Champlieu. Sur ce nombre, douze ont pu arriver en position d’attente, neuf prendre le départ et un seul franchir la première tranchée allemande. Au total, les pertes définitives en chars des deux types se limitent à trois engins. L’action redonne confiance dans l’AS.
Ce petit succès tactique et le soutien de Pétain nouveau général en chef permettent de sauver l’AS alors très menacée, mais les dégâts organisationnels vont être importants. La production est presque arrêtée pendant plusieurs mois et la DSA profite de l’occasion pour obtenir la suspension du programme de chars légers, dont les premiers engins ne pourront être engagés qu’en mai 1918. Mais les effets de la « première impression » vont avoir des effets à long terme. En 1935, au terme d’un récit consacré à l’attaque de Berry au Bac, dans
La présidence Mitterrand a été la période de la Ve République la plus riche en désastres militaires après la fin de la guerre d’Algérie, au Liban et en ex-Yougoslavie en particulier, mais aussi au Rwanda. Contrairement aux deux engagements précédemment cités, aucun soldat français n’y est tombé au combat, mais la bataille a été perdue sur un autre champ, celui de l’image, des médias et des communications par clairement quelqu’un de plus fort que nous dans ce domaine. Quand plus de vingt-cinq ans après les faits, des généraux français sont encore obligés de s’expliquer sur ce qu’ils ont fait et les décisions qu’ils ont prises, c’est que quelque chose n’a pas fonctionné auparavant au-dessus d’eux, ne serait-ce que le courage d’assumer clairement tout ce qui a été fait.
L’engagement français au Rwanda a ainsi suscité de très loin le rapport nombre d’étoiles sur un livre/nombre de soldats engagés le plus important de la Ve République. Le général Dominique Delort vient apporter les siennes et une contribution très intéressante au débat. Le général Delort a été le conseiller Afrique du chef d’état-major des armées (CEMA), alors l’amiral Lanxade, de 1991 à 1994. Autrement dit, il était le colonel qui suivait les dossiers, rédigeait des analyses pour le CEMA, mais surtout participait avec les diplomates aux négociations politiques et parfois devenait commandant des forces sur le terrain le temps d’une crise.
C’est donc un acteur et un témoin de première main sur ce dossier, avec cette première limite, louable, de ne parler que ce qu’il connaît depuis l’état-major des armées (EMA), dans un engagement qui était surtout géré à l’Élysée par le président et un petit cercle de conseillers. Il agit donc et parle en soldat discipliné qui ne questionne jamais le politique et s’applique à exécuter au mieux les missions qu’on lui donne. La deuxième limite est que son rôle se termine avec la fin de l’opération Noroit en décembre 1993 et qu’il est un témoin beaucoup plus indirect des évènements de 1994, qu’il ne peut évidemment pas ignorer.
Avant même de parler du Rwanda, le témoignage du général Delort est intéressant déjà dans sa description de l’infrastructure organisationnelle et intellectuelle qui gère les opérations militaires françaises. En le lisant et avec un peu de recul, ce qui frappe d’abord est l’extrême centralisation des décisions. Tout remonte au président de la République jusqu’au moindre détail. C’est un effet des institutions de Défense de la Ve République. Cela a d’énormes avantages opérationnels, en particulier lorsqu’il faut s’engager très vite. Cela a aussi un certain nombre d’inconvénients et le premier d’entre eux est la dépendance à la personnalité d’un seul homme. Un autre élément qui frappe et qui vient croiser le premier est la grande diversité des sujets souvent complexes à traiter. La France est la vice-championne du monde du nombre d’opérations extérieures depuis 1945. En même temps que le dossier rwandais, il faut traiter la guerre du Golfe, l’engagement en ex-Yougoslavie, au Cambodge, en Somalie, au Tchad, etc. cela fait beaucoup pour peu de temps de cerveau disponible, surtout quand ce cerveau est celui du président de la République bien occupé par ailleurs.
Il y a bien sûr autour de lui tout un écosystème de cellules de conseillers qui gère l’information montante, avec ses qualités, qui tiennent à celles des individus, et ses défauts bien connus de la sociologie des organisations. On y trouve ainsi et bien sûr tous les modes habituels de rivalité-collaboration entre chapelles, ici entre EMA, Mission de coopération, État-major particulier du président, secrétariat général ou cellule Afrique de l’Élysée, sans parler des ministères, mais aussi les filtrages de l’information en fonction de la réaction possible du décideur ultime. En juin 1992, le général Delort décrit ainsi sa surprise de voir disparaitre de son rapport le propos du chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR) sur sa crainte de grands massacres interethniques, lorsque celui-ci est synthétisé au cabinet du Ministère de la Défense.
Il y a ce qui remonte vers le cerveau du chef des armées, que l’on peut donc interroger, et puis il y a ce qui en sort, et là on est souvent déçu si on attend une profondeur d’analyse, peut-être simplement parce que ce n’est pas possible dans le contexte de rationalité très limitée et de coq à l’âne évoqué plus haut. En fait de grande stratégie, on a surtout de grandes idées générales et des éléments qui relèvent plus de l’inconscient que du rationnel. Le général Bentégeat raconte ainsi dans Chefs d’État en guerre comment lors d’un conseil restreint où il était question de l’aide militaire à apporter au Cameroun Mitterrand interdit tout usage de l’arme aérienne, car il ne veut pas « que l’on voie des avions français frappant des noirs ». Voilà à quoi tient parfois la forme d’un engagement militaire.
Plus précisément, dans le cadre de l’engagement au Rwanda, il y a ainsi deux éléments majeurs qui sont sortis du chapeau de François Mitterrand : le principe même de l’engagement militaire dans la durée au Rwanda et le fait que cet engagement ne serait jamais direct. Ce qui est frappant dans le livre du général Delort, c’est combien, encore une fois discipline oblige, cela est intégré comme évident, alors qu’en réalité ni l’un, ni l’autre ne vont de soi.
Dominique Delort commence donc son propos par la décision de répondre favorablement à l’appel au secours de Juvénal Habyarimana en octobre 1990 menacé par la première offensive du Front patriotique rwandais (FPR) basé en Ouganda. C’est le déclenchement de l’opération Noroit, à la double mission : protéger les ressortissants français et dissuader le FPR de s’emparer de la capitale. La France n’est pas la seule à intervenir, il y a aussi un bataillon belge et une brigade zaïroise qui elle est engagée au combat, et en fait surtout au pillage, avec les FAR. Le FPR est stoppé. Paul Kagame, revenu des États-Unis, en prend le commandement de fait après la mort mystérieuse de son prédécesseur. Belges et Zaïrois partent, mais Mitterrand décide finalement de maintenir la force française.
C’est là le vrai tournant. Pourquoi fait-on cela ? Ce n’est jamais clairement expliqué. Une stratégie s’appuie normalement sur une vision claire d’intérêts à défendre. Là on ne voit pas très bien quels intérêts la France défend dans cette région, hormis que selon l’amiral Lanxade cité dans le livre, Mitterrand, alors conseillé par son fils Jean-Christophe, à « presque un faible pour Habyarimana » (rappelons-le dictateur du Rwanda depuis son coup d’Etat de 1973 et adepte d’une politique de séparation ethnique). Mitterrand aime visiblement bien la région considérée comme faisant partie de la zone d’influence de la France, car francophone. N’est-ce pas au Burundi voisin que François Mitterrand a imposé la tenue du « carrefour du développement franco-africain » en 1984, à l’origine d’un des scandales politico-financiers de l’époque ?
Bref, on ne sait pas trop clairement pourquoi, mais on y va. Quelques mois plus tôt à La Baule, François Mitterrand a expliqué aux dirigeants africains francophones, dont Habyarimana, que l’aide française serait désormais conditionnée à des réformes démocratiques. Le Rwanda est le premier endroit où mettre en œuvre cette doctrine. La politique française consistera à aider militairement le gouvernement rwandais de deux manières : avec le bouclier dissuasif du détachement Noroit et un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) de quelques dizaines de conseillers qui aidera à la montée en puissance des FAR. En échange, Habyarimana doit accepter le multipartisme et partager le pouvoir, avec son opposition interne d’abord, avec le FPR ensuite. Telle sera désormais la ligne française qui se félicitera fin 1993 d’avoir aidé à la paix et à la mise en place de la démocratie au Rwanda.
C’est tout ce processus que décrit le général Delort, en tant qu’acteur privilégié tant dans le champ diplomatique avec les négociations d’Arusha qui se déroulent en Tanzanie sur un an de l’été 1992 à l’été 1993 que le champ militaire lorsque le FPR lance des offensives pour appuyer ces mêmes négociations, à l’été 1992 d’abord puis en février 1993. Les Français ont sauvé la situation à chaque fois d’abord en renforçant Noroit et en le déployant hors de Kigali, la première fois au nord du pays en deuxième échelon des FAR (ce qui n’est pas décrit dans le livre) et la seconde fois, après l’évacuation de ressortissants vivants hors de la capitale, au nord de Kigali. À chaque fois également, le DAMI, qui n’a jamais dépassé une soixantaine d’hommes, a pris un rôle plus actif en appui des FAR au plus près de l’ennemi, en commandant notamment une batterie d’artillerie. Il n’y a jamais eu de combat direct entre Français et FPR parce qu’aucun des deux camps ne le voulait. Ces chapitres sont l’occasion pour l’auteur de répondre à l’accusation faite aux soldats français aux abords de Kigali d’avoir procédé à des vérifications d’identité, en clair d’avoir cherché à repérer les Tutsis (l’ethnie est inscrite sur la carte d’identité), car ceux-ci étaient considérés comme ennemis a priori. Pour le général Delort, il n’y a jamais eu que des contrôles de présence d’armes, et jamais aucun civil n’a été transféré par des militaires français aux forces de sécurité.
Pour avoir servi sur place à l’été 1992 et au sein d’un régiment, le 21e Régiment d’infanterie de marine, qui était aussi l’élément principal dans la crise de 1993, je peux corroborer à mon modeste niveau du moment, tout ce qui est dit dans le livre. Si dans une note l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier, ne parlait pas du FPR mais des Tutsis, le caractère ethnique était totalement absent des termes de nos missions. En clair, si on savait évidemment que le FPR (soit au passage moins de 3 000 combattants) recrutait très majoritairement parmi les Tutsis exilés en Ouganda, il n’a jamais été question de considérer les Tutsis comme suspects, ni même de considérer d’autres gens que ceux qui pouvaient nous menacer directement les armes à la main ou indirectement en nous espionnant. Un de mes amis m’a raconté avoir capturé un espion du FPR qui observait sa position en février 1993. Après l’avoir capturé, il a reçu l’ordre de le remettre à la gendarmerie locale, ce qui est la consigne habituelle quel que soit le théâtre d’opération. Il n’était pas sorti du camp de la gendarmerie qu’il a entendu le coup de feu de l’exécution. Nous étions clairement entourés, face à nous et derrière nous, de salauds. Nous avions hélas un peu l’habitude. Il est par ailleurs débile d’imaginer que c’était de notre faute ou que nous avons contribué à ce qu’ils le deviennent plus encore. Les Français ne sont pas responsables de tout le mal qu’il y a dans le monde. Il est en revanche délicat de nous laisser trop longtemps à son contact, sous peine de laisser croire que nous avons des liens avec lui.
Le général Delort peut légitimement se féliciter d’avoir rempli les missions délicates qu’il a reçues. D’une manière générale les militaires français n’ont à avoir honte de rien quand le dispositif militaire français est démonté en décembre 1993. Les accords d’Arusha ont été signés, le président Habyarimana a accepté de partager le pouvoir avec l’opposition modérée avec Agathe Uwilingiyimana comme Premier ministre, et donc même aussi avec le FPR avec qui la paix est signée. Les Nations-Unies veillent à la bonne exécution du processus de paix. Tout semble aller pour le mieux, et on se congratule à Paris d’avoir atteint tous les objectifs avec une mise minimale, puisqu’il n’y a jamais eu plus de 800 soldats français au Rwanda et qu’aucun n’y a perdu la vie, hormis un sous-officier par accident cardiaque.
Tout cela était un leurre. À Beyrouth ou à Sarajevo, tout le monde se félicitait aussi de réussir les missions sans jamais considérer que c’était les missions elles-mêmes et la stratégie qui posaient problème. François Mauriac parlait de la « maladresse des habiles » qui s’emmêlent dans la complexité de leurs plans. L’engagement français au Rwanda en est un parfait exemple.
On se félicite d’avoir réussi la mission militaire en dissuadant le FPR. En réalité, rétrospectivement, il aurait sans doute mieux valu pour le Rwanda que le FPR l’emporte tout de suite en 1990, ou alors quitte à s’opposer à lui, il aurait mieux valu le faire réellement et de briser ses attaques par des raids d’avions Jaguar et/ou avec des groupements tactiques au sol comme on l’avait fait en 1978 en Mauritanie, à Kolwezi et surtout au Tchad, à une époque où on avait moins peur d’utiliser la force.
Là dans les années 1980-1990, on adore employer les forces armées, c’est tellement facile, mais on est complètement inhibé à l’idée de la faire combattre (sauf contre l’Irak en 1991 et encore), ce qui ne peut manquer de placer parfois les soldats français dans des situations compliquées. En réalité, au Rwanda comme partout où on a fait de l’interposition, on a simplement gelé un rapport de force qui n’a pas manqué de s’exprimer dès que nous sommes partis, car il ne faut pas imaginer non plus que les quelques dizaines de conseillers que l’on a pu déployer ont réellement transformé une armée intrinsèquement nulle. Et derrière ce gel, au lieu d’un apaisement, on a surtout assisté à une radicalisation des positions.
On s’est cru habiles, on n’était que naïfs. L’imposition du multipartisme au Rwanda a abouti plus qu’ailleurs à l’augmentation des violences internes, du fait notamment de la création de milices partisanes. On a vu ainsi apparaître les Inkuba du Mouvement démocratique républicain (MDR), les Abakombozi du Parti social-démocrate (PSD) et surtout les Interahamwe (« personnes de la même génération ») du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), l’ancien parti unique du Président et les Impuzamugambi (« Ceux qui ont le même objectif ») de la Coalition pour la défense de la République (CDR), encore plus radicaux, racistes et hostiles à toute négociation avec le FPR. A partir de 1992 et surtout de la fin 1993, l’assassinat politique et les affrontements entre milices sont devenus monnaie courante.
Au lieu de la démocratie, on a eu un imbroglio violent au sein duquel Habyarimana, par conviction mais aussi par pression d’une coalition instable, a louvoyé pour freiner tout partage avec le FPR pour qui on savait bien que ce ne serait qu’une étape avant la prise totale du pouvoir. Dans cet ensemble lent, le mouvement « Hutu Power » transcendant plusieurs partis, est montée en paranoïa alimentée par le spectacle des massacres ethniques, de Tutsis d’abord puis de Hutus, par représailles au Burundi voisin, 50 000 morts qui n’interpellaient alors pas grand monde. Rappelons au passage que l’ennemi d’un salaud n’est pas forcément quelqu’un de bien et que la peur d’une prise du pouvoir par le FPR n’était pas dénuée de fondement. Paul Kagame s’est empressé de rétablir dès que possible une dictature à l’ancienne, et à caractère ethnique même si c’est moins avoué, et il ne reculera pas non plus devant la mort de masse des réfugiés au Congo.
Quelle naïveté aussi de croire que les Nations-Unies allaient faire quelque chose de plus efficace au Rwanda qu’à la même époque en ex-Yougoslavie ou en Somalie. La Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR) n’a à peu près rien fait en grande partie parce qu’elle ne savait pas comment et avait peu de moyens, pour assurer la sécurité, secourir les centaines de milliers de réfugiés ou simplement aider à la démobilisation de milliers de soldats des FAR, deux terreaux de recrutement pour les milices.
On est parti en croyant à la paix alors que la mèche qui allait faire exploser le Rwanda était allumée.
Pour les militaires français donc le soutien aux FAR est terminé en décembre 1993, hormis la présence de quelques coopérants dont plusieurs le paieront de leur vie. Cela ne veut pas dire que le soutien est terminé tout court, puisque celui-ci peut continuer à s’effectuer par des voies plus occultes. On rappellera que l’on se trouve alors depuis le printemps 1993 en situation de cohabitation politique, avec un Premier ministre, Édouard Balladur, qui n’éprouve lui aucun faible pour Habyarimana, mais dirige un gouvernement lui-même divisé. Le ministre de la Défense, François Léotard pense qu'il faut en finir avec tout engagement au Rwanda alors qu'Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères est plutôt favorable à faire quelque chose. Le soutien à Habyarimana, considéré comme la « clé de voute » du Rwanda, est de plus en circonscrit à un cercle étroit élyséen. Le livre, qui ne se fonde que sur des faits observés depuis l'EMA, n’en parle pas.
Le dernier chapitre est consacré aux évènements de 1994. À la destruction de l’avion du président Habyarimana le 6 avril, bien sûr. La tendance fortement dominante dans les armées, que partage l’auteur, est alors de l’attribuer au FPR. C’est après tout une hypothèse sur laquelle on travaillait depuis longtemps. J’ai moi-même presque deux ans auparavant gardé la colline de Masaka à l’est de Kigali après que l’on ait reçu des renseignements sur une possible attaque de la part d’un commando FPR infiltré (c’était relativement facile) contre des avions par missiles anti-aériens. On estimait d’ailleurs à l’époque que c’étaient les seuls à pouvoir et à avoir envie de le faire. C’était toujours le cas en 1994, mais ils n’étaient plus les seuls, et l’hypothèse FPR est contrebattue depuis par l’hypothèse du coup d’État extrémiste hutu, sans doute plus probable sans que l’on puisse vraiment trancher (sauf quand on est déjà partisan).
Notons que cela ne change pas grand-chose à la suite des évènements, oui le génocide était planifié et oui aussi son déclenchement a pu avoir lieu en réaction à une attaque du FPR contre l’avion présidentiel. Quant aux motifs, autant ils pourraient avoir eu une cohérence cynique du côté FPR, autant l’absurdité ne pouvait que disputer à l’horreur du côté des extrémistes du Hutu Power. On ne voit pas en effet en quoi massacrer les Tutsis les auraient rendus plus forts face au FPR, bien au contraire. Peut-être comptaient-ils sur un nouveau Noroit. Si c’était le cas, ils ont été déçus. Toutes les demandes d’aide des FAR, notamment justement au colonel Delort via l’attaché de Défense à Paris, ont été rejetées sans suite par l’EMA. Ce qui ne veut pas dire encore une fois qu’il n’y a pas eu aide par des voies parallèles, privées notamment.
On ne sait pas en fait ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu cohabitation. Serait-on intervenus pour sauver le régime intérimaire en plein génocide ? Cela paraît difficile à imaginer, même si dans la cellule élyséenne on persiste alors à ne voir que des massacres à grande échelle et de tout bord. Et puis, comment et pourquoi faire ? Combattre, c’est interdit. Dissuader à nouveau le FPR par un dispositif au nord de la capitale, difficile à imaginer sans rien faire en même temps contre les génocidaires. Mais là, cela supposerait une tout autre implication et d’autres moyens puisqu’il faudrait neutraliser des dizaines de milliers de gens. Comment ? En les combattant ? Voir plus haut, Mitterrand a horreur de ça. En les désarmant et en les capturant ? Pour en faire quoi et les remettre à qui ? Aux autorités locales ? Elle sont très largement compromises. À la MINUAR ? Ce n’est pas son mandat et de toute façon elle s’est enfuie.
On se contente donc dans l’immédiat, avec d’autres pays, de lancer une opération d’évacuations des ressortissants. Cela permet en quatre jours de sauver 1 500 personnes, dont 600 Français et 400 Rwandais, mais suscite déjà des critiques. On en fait trop pour certains, pas assez pour d’autres, et surtout on évacue Agathe Habyarimana, veuve du président assassinée à qui François Mitterrand fait accorder un pécule de 200 000 francs alors qu’il s’agit d’une des inspiratrices du génocide.
Suit un grand « bal des hypocrites » comme dit Dominique Delort, pendant lequel pendant trois mois tout le monde observe les massacres en larmoyant, mais surtout sans rien faire. Le bataillon FPR à Kigali n’a pas bougé et la progression du reste des forces est très lente depuis le nord. Soit le FPR est plus mauvais que l’année précédente, soit les FAR qui le combattent se débrouillent mieux sans l’aide des Français. L’Ouganda ne bouge pas non plus alors que finalement c’est l’acteur militaire le plus proche de la zone et le plus capable de faire basculer rapidement les évènements. Son soutien américain ne bouge pas non plus le petit doigt, mais en plus freine même toute action internationale, de peur peut-être d’y être entrainé. Le général Delort fait remarquer à juste titre que les Américains, avec qui il a eu des contacts fréquents, étaient au moins aussi bien renseignés que les Français sur la situation au Rwanda depuis des années et disposaient de bien plus de moyens pour agir, mais n’ont rien fait sans être jamais mis en question. Ce qui tend à prouver qu’il aurait probablement et cyniquement mieux valu pour la France les imiter. Des dizaines de milliers de Rwandais supplémentaires auraient été tués, mais on serait sans doute moins critiqués.
Devant la lenteur de la mise en place d’une MUNUAR II, mais aussi celle de la progression du FPR, Édouard Balladur accepte finalement le principe d’une opération humanitaire armée sous mandat du Conseil de sécurité, limitée dans le temps et ses pouvoirs, mais susceptible de créer des « zones sûres », comme en Somalie ou en Bosnie (avec un succès mitigé dans ce dernier cas) où la population pourrait se réfugier. On connaît la suite, ce n’est pas le propos du livre, mais on est déjà depuis longtemps dans une situation où quoique fasse ou dise la France, elle sera accusée de duplicité, non sans raisons car on menait effectivement plusieurs politiques différentes (voir ici).
De la même façon, on se trouve vingt-six ans après le génocide depuis longtemps au stade des opinions acquises, celle où les nouvelles informations ne sont acceptées que si elles les corroborent son opinion et considérées comme nulles et non avenues, voire taxées de négationnisme, si ce n’est pas le cas. Il en sera certainement ainsi des résultats de la commission Duclert. Il en sera de même pour le livre du général Delort, qui ne manquera évidemment pas de susciter des critiques avant même tout début de lecture. Il mérite pourtant d’être lu, c’est un témoignage de première main qui éclaire sur un dossier sensible, c’est même la seule raison de son existence, mais aussi sur le fonctionnement, conscient ou inconscient donc, de nos institutions opérationnelles depuis l’écosystème décisionnel jusqu’aux sections de combat sur le terrain.
Général Dominique Delort, Guerre au Rwanda. L'espoir brisé 1991-1994,
Perrin-Pierre de Taillac, mars 2021.
Et nous avons des caporaux doux comme des agneaux Merci à Michael Bourlet |