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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Un ours et un renard sont dans un livre

Après quelque temps préoccupé par d’autres affaires me voici de retour sur La voie de l’épée.  Avant de revenir très vite sur la situation guerrière quelque part dans le monde, et plus particulièrement en Ukraine, commençons par un peu d’auto-promotion.

L’ours et le renard est née d’une idée de Jean Lopez, qui après le succès de La conduite de la guerre écrit avec Benoist Bihan, m’a proposé en septembre dernier d’utiliser la formule du dialogue pour parler du conflit ukrainien. Comment refuser ? J’étais un fan du « Rendez-vous avec X » de France Inter et je trouvais que cette manière de procéder était finalement à la fois la plus didactique qui soit et la plus agréable à lire alors que l’on parle de choses somme toutes complexes. Après avoir songé à compiler les articles de ce blog consacré à la guerre en Ukraine, à la manière d’Olivier Kempf et de ses chroniques hebdomadaires, c’était sans doute aussi la seule manière possible d’écrire un essai un peu complet sur un sujet aussi vaste en aussi peu de temps.  

Nous avons donc commencé aussitôt un jeu de questions-réponses quasi quotidien pour accoucher d’une histoire, car les historiens, comme leur nom l’indique, sont d’abord des gens qui racontent des histoires. Et en bons historiens, nous avons commencé par le début et finit par la fin selon le bon conseil que l’on trouve dans Alice au pays des merveilles. Bien entendu, comme l’écriture du manuscrit a commencé en septembre, il a fallu faire un premier bond dans le temps pour expliquer les racines politiques longues du conflit jusqu’à la guerre de 2014-2015, que l’on peut considérer aussi comme la première phase de la guerre russo-ukrainienne. Cela a été alors l’occasion d’entrer en peu dans la machinerie militaire tactique (la manière de mener les combats) et opérationnelle (la manière de combiner une série de combats pour approcher de l’objectif stratégique). Il a fallu décrire ensuite les évolutions militaires entre 2015 et 2022, jusqu’à la position et la forme des « pièces au départ du coup » en février 2022. Je mesurais une nouvelle fois à cette occasion qu’à condition d’avoir un peu plus travaillé cette période au préalable, il aurait été possible de moins se tromper sur les débuts du conflit.  

L’Histoire immédiate ne commence en fait qu’à la page 125 et au passage « Histoire immédiate » n’est pas un oxymore. Il s’est bien agi à ce moment-là d’analyser des faits récents avec suffisamment de sources et d’informations disponibles (le militaire parlera plutôt de « renseignements ») pour faire une analyse approfondie en cours d’action. Il aurait été impossible pour un historien de faire un tel travail il y a quelques dizaines d’années par manque justement d’informations disponibles. Maintenant c'est possible et il faut comprendre « Histoire immédiate » comme Histoire comme pouvant se faire avec des sources immédiatement disponibles. Comme avec Le Logrus du cycle des Princes d’Ambre chacun peut faire venir à soi de l’information en masse pour simplement se renseigner sur quelque chose, sélectionner ce qui corrobore nos opinions pour les militants et enfin faire un travail scientifique pour ceux qui ont le temps, l’envie et la méthode, 

Pour ma part, j’ai commencé à faire de l’analyse de conflits - de la guerre du feu à la guerre en Ukraine - en 2004 en étant doctorant en Histoire et après été breveté de l’Ecole de guerre, car au passage le militaire n’est pas seulement un spécialiste du combat comme j’ai pu le lire, mais aussi un spécialiste des opérations, et doit être capable aussi de réflexion stratégique, même s’il n’en a pas le monopole évidemment. Ce n’est pas une certitude d’infaillibilité, mais simplement une assurance pour que - si possible – les prévisions tombent juste à 70 %. Les vatniks (ceux qui gobent la propagande du Kremlin depuis l’Union soviétique) s’acharneront évidemment comme des piranhas sur les 30 % restants. Si l’un d’entre eux fait l’effort de lire L’ours et le renard, ce qui est peu probable, il pourra collecter des éléments (quitte à les déformer un peu ou simplement les décontextualiser) susceptibles de nourrir les autres.

Avoir pris le temps d’analyser les choses par écrit régulièrement sur ce blog m’a permis de répondre aux questions et aux commentaires de Jean à temps. Cela m’a permis aussi de m’auto-analyser rétrospectivement, un exercice toujours salutaire, et de voir si je m’approchais de la norme de 70 %. Quand ce n’était pas le cas, je me suis efforcé de rester dans l’esprit du moment pour comprendre il y avait eu erreur. A cet égard, l’intérêt d’un blog réside aussi dans les commentaires et que s’il ne m’est pas possible de les lire tous et encore moins d’y répondre, constitue quand même une source inestimable d’informations brutes ou simplement de ressentis, ce qui constitue aussi des informations. Il appartiendra aux historiens du futur, peut-être Jean et moi d’ailleurs, de compléter et de corriger cette histoire immédiate grâce à l’accès à d’autres sources, ou simplement en allant sur le terrain des combats.

Entre temps, la forme de cette guerre scandée en périodes assez différenciées de quelques semaines à quelques mois a permis de chapitrer assez facilement le livre : blitzkrieg, première offensive du Donbass, contre-offensive ukrainienne, seconde offensive du Donbass. La seule (petite) difficulté comme souvent aura été de concilier la description d’opérations séquentielles au sol et celle des opérations pointillistes et quasi permanentes dans les espaces dits « communs ». On a résolu le problème comme d’habitude en insérant un chapitre spécifique entre deux chapitres d’opérations terrestres.

Si le point de départ était à peu près clair, il a fallu déterminer ensuite où s’arrête ce qui suffit selon un vieux précepte bouddhiste. Cette fin nous l’avons finalement fixé au 6 avril 2023, avec évidemment le risque d’un décalage avec les évènements au moment de la publication le 25 mai. Le hasard des guerres a fait que finalement le livre ne se trouve pas dépassé dès sa sortie. Si le livre rencontre un public, et il semble que ce soit le cas, il y aura forcément un numéro deux. Nous sommes donc preneurs de remarques et corrections qui permettront de faire mieux la prochaine fois.

Dernier point : en voyant le titre proposé, je me suis immédiatement demandé qui était l’ours et qui était le renard entre Jean Lopez et moi. J’endosse volontiers le rôle de l’ours.

Michel Goya, Jean Lopez, L'ours et le renard

Perrin, 2023, 346 p.

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée - dont des combats - qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité - forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police - c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXesiècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shieldet Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la VeRépublique est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.  

Pour une nouvelle Force d'action rapide

Après vingt-cinq ans de crise et malgré le hiatus de 2017-2018 les forces armées françaises ont repris des couleurs après avoir été à deux doigts de l’effondrement. Il faut quand même rappeler que nos dirigeants avaient sérieusement envisagé en 2013 de ramener le budget annuel de la Défense à environ 31 milliards d’euros jusqu’en 2019 et moins encore si affinités avec Bercy. Les attentats terroristes de 2015 ont finalement inversé la tendance et en 2019 le budget était en réalité de 35,9 milliards, pour atteindre 44 milliards en 2023.

Cet effort louable se poursuit puisque 413 milliards d’euros sont annoncés dans la nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030, soit 50 milliards de plus de ce que souhaitait Bercy. On rappellera que les LPM respectées sont l’exception, mais comme celle qui se termine en est déjà une, faisons confiance pour la suivante. Faisons aussi confiance à l’inflation, désormais plus élevée, pour ronger au moins 20 % de la somme mais cela reste quand même un effort important. Est-ce le plus important depuis les années 1960 et la création de la force nucléaire, comme on l’entend parfois ? Nullement. Si on faisait le même effort qu’à la fin des années 1980 en termes de % de PIB, cette LPM 2024-2030 représenterait plus de 480 milliards d’euros.

Est-ce une LPM de « transformation » comme cela est annoncé ? Pas vraiment non plus puisqu’elle est assez largement dans la continuité de la précédente, comme si la guerre en Ukraine n’avait pas lieu. Cela peut se comprendre, on ne sort pas de 25 ans de crise en quelques années et on se trouve toujours dans la réparation des dégâts, et puis les programmes d’équipements sont des grands paquebots budgétaires que l’on a toujours du mal à lancer, à dévier une fois lancés et encore plus à stopper lorsqu’ils s’avèrent mauvais.

Il faut bien comprendre dans quelle situation on se trouvait en 2015 après 25 ans de crise. Faisons simple. La force de frappe nucléaire a été réduite (4 SNLE au lieu de 6, moins de 300 têtes nucléaires au lieu de 600), mais les sous-marins et missiles sont modernes et l’ensemble remplit toujours parfaitement sa mission. Il faudra juste y consacrer une part croissante du budget pour, en particulier, financer le remplacement des SNLE.

Au total, en 25 ans la Marine nationale s’est contractée de 40 % de ses effectifs, a perdu un peu de tonnage avec un seul porte-avions au lieu de deux, six sous-marins nucléaires d’attaque au lieu de 12, a conservé sensiblement le même nombre de frégates de premier rang (15) et trois porte-hélicoptères d’attaque au lieu de quatre grands navires amphibies. Le déficit le plus important réside plutôt dans les navires de second rang. Cette réduction de volume a été compensée par des moyens plus modernes qui autorisent au bout du compte une puissance de feu (une « projection de puissance » en termes plus technocratiques) plus importante. La Marine nationale peut toujours assurer toutes ses missions mais a perdu une certaine capacité de présence.

L’Armée de l’Air et de l’Espace a perdu la moitié de ses effectifs et la moitié de ses avions de combat. L’excellence et la polyvalence de l’avion Rafale a compensé en grande partie cette perte de volume mais si les Rafale peuvent faire beaucoup de choses et même à longue distance, ils ne peuvent être partout. La capacité de renseignement aérien s’est accrue. Celle de transport et de ravitaillement en vol s’est amoindrie jusqu’à devenir critique (lire : on est obligé de faire appel aux Américains lorsque cela dépasse un certain seuil). Les choses s’améliorent mais restent insuffisantes.

Le véritable effondrement a touché l’armée de Terre. Plus exactement, on a détruit son corps de bataille. Revenons encore en arrière. Lorsqu’on décide de disposer d’une force de frappe nucléaire au début des années 1960, on admet aussi très vite que c’est insuffisant en soi pour assurer réellement une dissuasion complète. Le nucléaire, c’est très bien pour dissuader du nucléaire. Si le « bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » décrit par le général de Gaulle lance des missiles thermonucléaires sur nos villes, nous faisons la même chose sur les siennes. Et c’est parce que nous avons toujours la possibilité de riposter – et cela quelles que soient les tentatives de l’ennemi de détruire notre force nucléaire – que cette attaque n’aura pas lieu.

Mais si l’ennemi ne dispose pas d’armes de destruction massive susceptibles de nous frapper, que faisons-nous ? Nous utilisons nos armes nucléaires en premier ? Si cet ennemi menace nos intérêts vitaux – par une invasion par exemple - et qu’il n’est pas doté de l’arme nucléaire, cela se justifie pleinement. S’il ne menace pas nos intérêts vitaux et qui plus est si la guerre se déroule hors du territoire français, c’est plus compliqué voire impossible tant la réprobation internationale, et peut-être même intérieure, serait forte. Des pays « dotés » ont ainsi subi des échecs parfois lourds face à des pays non dotés sans oser utiliser l’arme nucléaire. Les États unis en 1950 en Corée ou plus gravement au Vietnam, la Chine contre le Vietnam en 1979.

Si les enjeux vitaux sont menacés par une puissance nucléaire, frapper en premier en étant certain d’une riposte de même nature est également très délicat. Valéry Giscard d'Estaing admettra dans ses mémoires qu’il aurait encore préféré une France occupée par les Soviétiques, dans l’espoir que cela soit provisoire comme en 1940-1944, plutôt que détruite par des échanges nucléaires.

C’est essentiellement pour éviter autant que possible d’être placé devant le dilemme de l’emploi en premier ou du renoncement que l’on a formé aussi à côté de la force nucléaire un corps de bataille constitué de la 1ère armée française et de la Force aérienne tactique. En 1984, on regroupera également toutes les grandes unités terrestres sur le territoire métropolitain n’appartenant pas à la 1ère armée dans la Force d’action rapide (FAR). La FAR, formée de divisions légères est alors destinée à venir renforcer très vite le corps de bataille en Allemagne en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. En 1989, la 1ère Armée et la FAR regroupent ensemble 82 régiments de mêlée (infanterie/cavalerie) ou d’hélicoptères d’attaque, prêts à entrer en action en quelques jours au complet à nos frontières. En arrière, la Défense opérationnelle du territoire dispose en plus de 55 régiments de mêlée, pour l’immense majorité composé de réservistes. C’est un ensemble cohérent et solide, même si financement du nucléaire oblige, il n’est pas aussi costaud que celui de la République fédérale allemande. Il a un gros défaut : puisqu’on refuse d’engager les soldats appelés et les réservistes dans des opérations extérieures, on est obligé de puiser dans les seuls régiments professionnels pour assurer ces missions. On forme parfois des unités de volontaires service long (VSL), en clair des appelés qui acceptent de servir quelques mois au-delà de la durée légale de service, pour les compléter dans les missions « autres que la guerre », mais tout cela ne représente pas un volume important. Jusqu’au 1990, on ne déploie jamais plus de 3 000 hommes dans une opération de guerre ou de confrontation à l’extérieur.

Tout semble cependant aller pour le mieux jusqu’à ce que survienne l’imprévu, ce changement complet des règles du jeu international qui intervient fatalement toutes les quinze à trente ans depuis deux cent ans. À l’extrême fin des années 1980, la présence soviétique que l’on pensait immuable en Europe orientale disparaît devant la volonté des peuples et l’Union soviétique elle-même se décompose rapidement. La guerre froide se termine. Le Conseil de sécurité peut à nouveau prendre des décisions, comme par exemple condamner l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990. Les États-Unis peuvent désormais prendre la tête d’une grande coalition et déplacer en Arabie saoudite le corps de bataille qui était déployé en Allemagne face au Pacte de Varsovie, plus de nombreux autres renforts. Les Britanniques qui ont également une armée professionnelle font de même et déploient plus de 50 000 hommes. Pour nous, c’est plus compliqué. La participation à la coalition paraît obligatoire, mais malgré le précédent de la confrontation avec la Libye et même de l’Iran dans les années 1980 ou encore le spectacle de la guerre des Malouines en 1982 nous avons abandonné l’idée d’avoir à mener une guerre de haute-intensité contre un État hors d’Europe. Comme François Mitterrand s’oppose absolument à envoyer des appelés (un interdit qui date la fin du XIXe siècle rappelons-le) et comme personne n’a songé à pouvoir faire monter en puissance notre corps professionnel avec une forte réserve opérationnelle d’hommes et d’équipements, on réussit à regrouper péniblement 16 000 hommes pour constituer la division Daguet associée à une petite force aérienne de 42 avions de combat. Petit aparté : tout le monde est alors persuadé que l’affrontement contre l’armée irakienne, inconcevable quelques mois plus tôt, sera meurtrier pour nos soldats et on s’attend à des centaines de morts. La chose est pourtant acceptée par l’opinion publique, ce qui paraissait tout aussi inconcevable.  

Au bout du compte, nos soldats au sol et en l’air font le travail mais relégués à une mission secondaire avec des moyens très inférieurs à ceux de nos alliés, l’expérience est un peu humiliante. Qu’à cela ne tienne, après Mitterrand qui refusait tout changement, Jacques Chirac conclut que pour redonner une capacité de haute intensité lointaine, il faut professionnaliser complètement les forces et les regrouper dans une nouvelle FAR. On envisage de pouvoir déployer en 2015 plus de 60 000 hommes et un peu plus d’une centaine d’avions de combat n’importe où dans les trois cercles stratégiques, France, Europe, Monde.

Et c’est là qu’interviennent les « dividendes de la paix ». Si on avait simplement maintenu l’effort de Défense de 1989, une époque pas forcément florissante par ailleurs, on aurait pu réaliser ce « plan 2015 ». On peut imaginer rétrospectivement ce que l’on aurait pu faire, les morts que l’on aurait évités, les résultats supérieurs que l’on aurait obtenus et quel aurait été le poids de la France, jusqu’à aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, si on avait eu cette nouvelle force d’action rapide. On ne l’a pas eu. On a préféré faire des économies.

Ces économies, on l’a vu, ont surtout porté sur l’armée de Terre qui a perdu presque 70 % de ses effectifs et à peu près autant de tous ses équipements majeurs, en conservant des échantillons : une petite artillerie sol-sol, une toute petite artillerie sol-air, une petite force de chars de bataille, etc. A titre de comparaison, on représente entre 10 et 20 % de la capacité de déploiement de l'armée ukrainienne au début de 2022 alors que le budget de cette armée ukrainienne représentait 10 % du notre. Si au moins, on avait prévu une remontée en puissance avec des régiments de réserve, des équipements en stock avec du rétrofit, mais même pas. C’est même ce que l’on a supprimé en premier, au nom du juste suffisant en flux tendus et de la même réticence à engager des réservistes en opérations qu’auparavant des appelés.

Au bout de ce processus de fonte, la capacité de projection de forces diminuait de moitié à chaque livre blanc de la Défense, 30 000 en 2008, 15 000 en 2013 avec 45 avions de combat, dont ceux de l’aéronavale. Autrement-dit on est revenu à la situation de Daguet, après s’être lamenté à l’époque sur la position secondaire de nos forces et la dépendance aux Américains (qui eux ont continué à faire un effort sérieux de Défense). Tout ça pour ça. Le pire est qu’à l’époque, derrière Daguet il y avait le reste de la FAR et tout le corps de bataille. Désormais, il n’y a plus qu’un équivalent Daguet. Au lieu des 82 régiments d’active et des 55 régiments de réserve de 1990, on est maintenant sûr d’équiper complètement six structures équivalentes, peut-être le double en s’arrachant les cheveux comme on l’avait fait pour Daguet, en cherchant surtout cette fois les équipements réellement disponibles derrière les chiffres de dotation, car oui, non seulement on a moins d’équipements qu’à l’époque mais leur disponibilité réelle est également très inférieure : trop vieux pour certains, trop sophistiqués pour d’autres et de toute façon pas assez de sous-systèmes pour les équiper tous en même temps, sans même parler de les alimenter en munitions sur une durée supérieure à quelques semaines.

Soyons clairs, il n’y a pas eu beaucoup de réflexions approfondies derrière cette destruction transformée en « transformation ». On considère rapidement dans les années 1990 qu’il n’y a plus de menace sur nos intérêts vitaux hors la menace nucléaire, et qu’on ne saura donc plus jamais placés devant le dilemme du « tout au rien ».

C’est évidemment une insulte à l’histoire. Petit florilège d’avant-guerres mondiales : en 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra jamais de gloire militaire, car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910, Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En 1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre la l’Allemagne et ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de « confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu. Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’« Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une dictature nationaliste.

En réalité, même si c’est la « fin de l’histoire » et même si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, on peut être amené à mener une guerre contre un autre État ou une organisation armée de la puissance d’un État. En fait c’est ce qu’on a fait une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011 en affrontant successivement l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’État taliban et la Libye. Avec un autre président que Jacques Chirac on y aurait même ajouté l’Irak une deuxième fois. On peut ajouter aussi et cette fois à coup sûr la guerre contre Daech qui même s’il n’était pas un État en droit en présentait toutes les caractéristiques lorsque l’organisation s’est territorialisée et a formé une solide petite armée.

Donc oui, la guerre contre des armées puissantes est toujours possible puisqu’en réalité on n’a jamais cessé de la faire. Pour autant, on n’a jamais cessé aussi pendant tout ce temps de réduire nos forces. Pour justifier ce paradoxe, on a sorti la carte magique « projection de puissance », accompagné peut-être de quelques petits raids de Forces spéciales pour faire moderne. En se contentant de lancer à distance des projectiles sur des gens, on peut obtenir la victoire sans grand risque à une époque de suprématie aérienne occidentale et sans utilité d’employer des forces terrestres.

Le premier problème est que pour avoir un effet stratégique sur un ennemi comme tout ceux de la liste évoquée plus haut, il a fallu non seulement des frappes précises mais aussi beaucoup de frappes. Or, ce n’est pas avec les 45 avions de combat déployables, en comptant l’aéronavale, et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, comme au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, que nous allons seuls faire plier un État ou même un proto-Etat. Les thuriféraires de la projection de puissance oublient que dans ce cadre, ce sont les Etats-Unis qui ont seuls la masse critique pour faire quelque chose de très important en la matière. Dans les combats cités plus haut, nous n’avons été que des seconds, peut-être brillants mais surtout lointains. Que l'on doive augmenter notre capacité d'action dans le ciel est une évidence, mais dans tous les cas ce ne sera jamais suffisant. 

On oubliait enfin aussi que le ciel seul, même massif, obtient rarement d’effets décisifs sans des combattants au sol, qui prennent des villes, plantent des drapeaux, percent des dispositifs ennemis, occupent le terrain. Dans la guerre contre l’Irak en 1990-1991, le mois de campagne aérienne a fait des ravages dans l’armée irakienne mais ce n’est pas ça qui l’a chassé du Koweït. Mais au moins à l’époque, on a eu le courage d’engager une division. Par la suite, nous n’avons plus eu ce courage, et à une échelle bien moindre, qu’en Afghanistan puis au Mali contre des organisations armés. Pour les gros ennemis, on a laissé faire les locaux, armée bosno-croate, UCK, Alliance du nord, rebelles libyens, armée irakienne, Kurdes, à la fortune de leurs capacités militaires très aléatoires, ce qui avait souvent pour effet de prolonger les guerres. Pour le reste, les forces terrestres ont fait des missions sans ennemis - interpositions, opérations humanitaires armées – ou du « service après-guerre » - stabilisation – sans forcément beaucoup de réussites mais quand même des morts.

Tout cela est à la fois lâche et contre-productif. L’État islamique a cessé d’être une base d’attaques terroristes de grande ampleur et au loin, comme par exemple en France, quand il a cessé d’être un territoire. On aurait engagé les quelques brigades que nous avons encore en Irak et en Syrie contre Daech avant 2015 on aurait peut-être évité les attentats de novembre, et si on les avait engagés après cela aurait au moins servi à les venger et empêcher qu’il y en ait d’autres.

Un pays voisin aurait envoyé un commando en France pour tuer 131 personnes dans une grande ville, on aurait – on peut espérer en tout cas - envoyé notre FAR et notre corps de bataille à l’attaque, à condition qu’il y en ait eu encore. On ne l’a pas fait contre l’État islamique. Michel Debré disait qu’on n’est pas crédible dans notre capacité à défendre nos intérêts vitaux en utilisant l’arme nucléaire si on ne l’est pas dans la défense de nos intérêts secondaires. Être crédible, c’est être fort, or nous ne sommes ni l’un, ni l’autre, si on ne peut rien faire d’important sans les Américains et si on n’a pas des divisions à jeter sur l’ennemi sur très court préavis et sans faiblir. L’opération Serval au Mali était remarquable en tout point, de la volonté politique à la mise en œuvre tactique des forces aéroterrestres. Le problème est qu’on le veuille ou non, on n’aura pas éternellement à n’affronter que des petites organisations armées regroupant au total 3 000 combattants légers. Il faut donc au moins dans un premier temps reconstituer complètement nos brigades existantes avec tous leurs équipements, reformer des régiments de commandement et de soutien, remettre le soutien dans les régiments, créer des montagnes de fer de munitions et de toutes les choses nécessaires pour combattre à grande échelle. Il faut reformer au plus vite des corps de réserve, qui pourront éventuellement être engagés en opérations. Pour faire du vite, fort et loin, il faut aussi repenser nos équipements de transport, des hélicoptères lourds au avions de transport stratégique, un énorme chantier négligé. 

Et puis, il y a la révolution à faire dans nos équipements. Sans doute serait-il plus souple et plus économique que chaque armée s’occupe des équipements qui lui sont propres, avec un budget d’investissement spécifique, en laissant à la DGA la gestion de programmes communs. Il faut faire exploser les normes et contraintes, les soldats réguliers meurent autant que ceux du Commandement des opérations spéciales qui bénéficient de dérogations. On n’est pas obligé d’attendre neuf ans, entre la décision et l’achat sur étagère, pour remplacer un fusil d’assaut. Il faut sortir de l’artisanat de luxe pour retrouver un centre de gravité coût-efficacité, c’est-à-dire sophistication-masse, plus rationnel que l’achat de missiles antichars 17 fois plus chers que ceux qu’ils remplacent. Sur notre incapacité à produire des drones armés qui ne soient pas aussi chers et complexes que des avions de chasse. On n’a visiblement fait aucun retour d’expérience de la guerre en Ukraine pour cette LPM, sinon on aurait découvert que c’est le rétrofit qui a permis aux deux adversaires de combattre à cette échelle et à cette durée. Peut-être qu’un jour à apprendra aussi à en faire. Il parait qu’on se penche enfin sérieusement sur toutes ces questions, c’est la meilleure nouvelle du moment.

En résumé, une armée n’est pas qu’une accumulation de programmes d’équipements, mais un ensemble de forces destinées à faire face aux scénarios d’emploi les plus probables et/ou les plus graves pour la France. Le plus probable, c’est la confrontation sous le seuil de la guerre ouverte et nous n’y sommes pas préparés correctement, oubliant les leçons du passé et ne constituant même pas les stocks et réserves pour remonter en puissance très vite ou aider militairement à grande échelle un pays allié. Le plus grave, c’est la guerre à haute intensité contre un État, et là nous sommes encore moins prêts.

La terreur venue du ciel - naissance d'une illusion meurtrière

Extrait de Les vainqueurs, Tallandier, 2018

La plus grande évolution de la Première Guerre mondiale réside dans l’emploi militaire à grande échelle de la troisième dimension. Ballons, avions et obus lourds se déploient principalement dans la zone du champ de bataille mais très rapidement et alors que la fixation du front donne un caractère d’immense guerre de siège au conflit, on imagine aussi de frapper « au-delà de la muraille », hors de la zone des armées.

Deux types d’objectifs se dégagent. Le premier est constitué par les cibles d’« intérêt militaire » c’est-à-dire qui contribuent au renforcement ou au fonctionnement des armées, le second est formé par les villes, dont on se persuade que les populations paniqueront et feront pression sur les gouvernements pour demander la paix. Si les premières cibles ne suscitent pas beaucoup de réticences, les secondes - parfois difficiles à distinguer des premières - sont moralement et même juridiquement plus problématiques. Toutefois, comme le souligne l’amiral von Tirpitz dans une lettre à un ami en novembre 1914, « si l’on pouvait mettre le feu à Londres en trente points, alors ce qui est odieux à petite échelle deviendrait quelque chose de beau et fort (1) ».

Gotha et Bertha

De fait, les Allemands saisissent très tôt toutes les occasions de frapper directement la population avec tous les moyens possibles. Dès le 4 août, lendemain de la déclaration de guerre, les croiseurs Goeben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville et tuent une trentaine de personnes. Le 30 août 1914, un avion jette quatre bombes de deux kilos sur Paris. Quelques jours plus tard, Reims commence par être frappée par l’artillerie lourde et elle le sera de manière presque continue pendant un an. En novembre, un premier bombardier frappe le sol anglais. Il n’y a dans tout cela aucun objectif précis sinon celui de terroriser. Paris et Londres sont proches des lignes et bases allemandes et il est donc très tentant de les frapper. 

La marine allemande est impuissante avec sa flotte de surface. Pour gagner la guerre à elle seule, il lui reste les sous-marins et les Zeppelins, dont elle a récupéré l’emploi. Avec ces moyens, elle ne peut cependant attaquer que des civils – navires marchands ou villes – pour espérer obtenir des effets stratégiques. Les dirigeables peuvent voler à très haute altitude, plus de 6 000 mètres, ils ont un grand rayon d’action et peuvent porter plusieurs tonnes de bombes, soit plus que les bombardiers B-17 de la Seconde Guerre mondiale. C’est eux que H.G. Wells décrit en 1908 The War in The Air en train de semer la terreur dans les villes. Les Zeppelins sont cependant également peu fiables mécaniquement, vulnérables surtout gonflés au très inflammable hydrogène, et très sensibles aux vents de haute-altitude. Ils sont également trop peu nombreux, 115 au total. Le premier raid sur l’Angleterre est néanmoins lancé le 19 janvier 1915 et d’autres suivront au rythme d’un toutes les deux semaines environ. Paris est frappé également, le bombardement du 29 janvier 1916 fait 26 morts et qui horrifie la population qui s’insurge contre les « pirates des airs ».

L’armée allemande lance également sa propre campagne contre les populations, indépendante comme toujours de celle de la marine. Elle utilise pour cela ses avions Gotha IV puis, plus rarement, des Staaken R-VI qui peuvent emporter respectivement 600 kg et 2 t de bombes. En arrière de la bataille de Verdun, la ville de Bar-le-Duc est sans la première en 1916 à faire l’objet de bombardements aériens visant directement la population, notamment celui du 1er juin qui tue 64 personnes, mais le premier raid de bombardiers sur Londres a lieu en mai 1917 et sur Paris en janvier 1918. Les derniers ont lieu en septembre 1918.

Comme l'avait prédit Jules Vernes en 1879 dans Les cinq cents millions de la Bégum l’armée allemande s’enorgueillit également d’avoir mis au point des canons capables de frapper les villes à grande distance. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg en parle comme des « merveilles de la technique (2) » en expliquant même que le but de chasser les Britanniques des Flandres en 1918 était de pouvoir placer ces canons géants sur la côte afin de tirer sur l’Angleterre. Les premiers tirs sur Paris, seule cible possible pour une arme aussi imprécise, surviennent le 23 mars 1918.

Ce nouveau système de tir a reçu plusieurs noms, « Max le long » « Frédéric le long », « canons de Paris » ou « la Parisienne » par les Allemands, et par confusion avec une autre pièce « Grosse Bertha » par les Alliés. Il s’agit en fait d’une batterie de trois canons géants de 210 mm (au premier tir et 235 mm au 65e lorsqu’il faut changer le tube) installée dans plusieurs bois successifs à moins de 120 km au nord de Paris (3). Les Allemands sont informés, en quelques heures, des résultats des tirs par les comptes rendus des espions puis la lecture des journaux français.

Les effets matériels de tous ces instruments de terreur sont finalement minuscules à l’échelle de l’ensemble des destructions de la guerre. L’ensemble des bombes larguées sur Londres équivalent à peu près à 25 000 obus de 155, alors que des millions d’obus de ce calibre ont été tirés sur les champs de bataille. La ville de Paris reçoit 266 obus de gros calibres qui tuent 226 personnes dont 92 dans l’Eglise Saint-Gervais frappée le 29 mars 1918. L’ensemble de toutes ces campagnes aériennes de terreur en France et en Grande-Bretagne tue environ 2 300 personnes sur quatre ans, soit l’équivalent d’une seule journée de pertes de soldats. L’effet stratégique le plus important a sans aucun doute été le détournement de grandes ressources pour mettre en place de systèmes de défense nouveaux.

Les deux capitales ont été entourées de cordons éloignés d’observateurs, les lumières ont été interdites la nuit, des escadrilles de chasse retirées du front ainsi que de l’artillerie anti-aérienne, des ballons, des projecteurs. A lui seul le dispositif britannique représente 17 000 personnes au début de 1918. Des abris et des systèmes d’alerte ont été installés. On a même commencé à mettre en place un faux Paris en bois et toiles peintes au sol pour tromper les bombardiers au nord de la capitale. Face à la « Grosse Bertha », il a fallu également monter une opération d’artillerie spécifique. La conjonction d’observations aériennes, d’agents locaux puis les calculs du service de repérage au son ont permis de repérer très vite l’origine des tirs. Une force de contre-batterie de huit pièces d’artillerie lourde, voire très lourde (jusqu’à 340 mm) à grande portée a été mise en place qui a permis dès le 27 mars d’endommager une des pièces. Finalement une autre des trois pièces a été détruite par explosion prématurée d’un obus et la dernière a cessé de tirer le 9 août avant d’être rapatriée en Allemagne avant d’être rejointe par l’avancée des troupes françaises.

Cette défense anti-aérienne a effectivement absorbé de grandes ressources mais les forces de frappe, 230 bombardiers lourds, 110 zeppelins, les canons géants, ont également coûté très cher en ressources encore plus rares pour l’économie de guerre allemande. La construction des seuls Zeppelins a représenté plusieurs fois le coût des destructions qu’ils ont opérées et si le but avait été de détourner des ressources pour la défense aérienne, une seule des deux campagnes, Zeppelins ou avions Gotha, aurait suffi. Cette force de terreur est elle-même largement étrillée à la fin de la guerre. A la fin de la guerre, il ne reste plus de disponibles que quelques bombardiers géants et neuf Zeppelins.

L’objectif était surtout de frapper les esprits et cet objectif a été atteint, si des batailles ont été oubliés on se souvient toujours aujourd’hui de la « Grosse Bertha ». Plus de 300 000 parisiens ont fui mais finalement ce n’est pas la demande de paix mais surtout celle de représailles qui émerge en 1918. Sur la réponse à cette demande, Français et Britanniques divergent.

Air Powerless

Les Français sont sans doute les premiers à avoir créé un groupe de bombardement dès septembre 1914 à Nancy, suivi de trois autres au printemps 1915. Cette première force a ensuite conduit une série de raids à partir de mai 1915 sur des objectifs industriels sur la Ruhr. Cette première campagne de bombardement a été un échec complet. Les effets sur la production industrielle ont été nuls et les Allemands ont rapidement mis en place un système de défense antiaérien dévastateur pour les appareils utilisés par les Français à l’époque. En attendant un engin performant, on a donc renoncé du côté français au bombardement en profondeur, sauf de nuit ce qui s’avérait encore moins précis. La force de bombardement française est cependant utilisée pour frapper directement Karlsruhe le 22 juin 1916, en représailles directe du bombardement allemand sur Bar-le-Duc quelques jours plus tôt. L’attaque fait 150 morts et plusieurs centaines de blessés. Peut-être saisis par l’horreur de ce qu’ils ont fait, les Français n’organiseront plus jamais de raids aériens de terreur sur une ville.  

Le Breguet XIV, excellent bombardier, est mis en service au deuxième semestre 1917 mais à ce moment-là, le commandement français n’envisage plus de campagnes anti-industrielles. Les bombardiers français sont intégrés dans les opérations aéroterrestres comme artillerie à très longue portée, essentiellement pour des missions d’interdiction sur les axes logistiques et les nœuds de communication. Ils ne sont que très exceptionnellement utilisés pour frapper des objectifs économiques proches, à Briey, en Sarre ou au Luxembourg. De son côté, répondant aux parlementaires qui réclament une force de bombardement de représailles, Clemenceau se souvient de Karlsruhe s’y oppose fermement en répondant : « Je ne veux pas être un assassin ».

Le gouvernement britannique résiste plus difficilement à la pression de l’opinion et des parlementaires. En août 1917, après les premiers bombardements de Londres, le général sud-africain Jan Smuts, membre du Cabinet de guerre, écrit un rapport où il recommande la création d’un ministère de l’air, d’une armée de l’air indépendante et d’une force de bombardement en profondeur autonome. La Royal Air Force est effectivement créée le 1er avril 1918 de la fusion Royal Flying Corps de l’armée et du Royal Naval Air Service de la marine.

La force de bombardement indépendante, (Independant Air Force, IAF) est formée de son côté le 6 juin 1918 près de Nancy sous le commandement du général Hugh Trenchard et ne dépend que du ministre de l’Air. Elle dispose initialement de neuf escadrilles de bombardiers, DH 4, DH9 et quelques Handley Page o/400, le plus gros appareil allié jamais construit avec une capacité d’emport de 900 kg de bombes et un rayon d’action de plus de 1 000 km. L’IAF représente au total environ 120 bombardiers.

Les Britanniques poussent à en faire une force interalliée. Les Français s’y opposent longtemps. Le 26 octobre 1918 cependant, à quelques jours de la fin des combats, les Britanniques obtiennent gain de cause et des escadrilles françaises, américaines et italiennes rejoignent l’IAF qui passe sous le commandement de Foch. Le bilan de l’IAF est finalement très mitigé. En 650 missions, elle a perdu 109 appareils pour larguer 585 tonnes de bombes. Ces 585 tonnes de bombes, une nouvelle fois une puissance de feu infime par rapport aux frappes d’artillerie, ont finalement tué plus de 700 personnes, ce qui est comparable aux campagnes de terreur allemandes. Les études d’après-guerre montrent que l’impact économique a été insignifiant. Le coût des destructions a représenté au maximum une demi-journée du coût total de la guerre pour l’Allemagne et la diminution de la production a été minime (4). Devant ce constat et a contrario de ce qu’ils ont pu observer sur leur propre population, les promoteurs du bombardement en profondeur ont alors invoqué les effets psychologiques qui auraient été dévastateurs sur les civils.

Au printemps de 1918, la supériorité des Alliés dans les espaces vides – air et eaux - est écrasante mais si elle permet d’exploiter au maximum les flux de ressources disponibles et de réduire drastiquement ceux des Puissances centrales, elle ne permet pas d’agir directement avec efficacité dans la profondeur de leur espace terrestre. Les systèmes de défense de zones, antinaval ou antiaérien, sont alors beaucoup plus efficaces que les systèmes d’attaque. Les opérations amphibies dans des zones défendues sont difficiles et les raids de bombardement ont peu d’effets matériels et des effets psychologiques incertains. Il en est de même pour les Allemands qui poursuivent des campagnes sous-marines et de bombardement qui n’apportent plus d’effets, sinon celui de satisfaire le désir de vengeance ou simplement celui d’agir malgré les contraintes. Par l’indignation qu’elles soulèvent ponctuellement en cas de massacres massifs de civils, elles ont même tendance à entraver le processus diplomatique. Du côté allemand non plus, ce n’est pas par cette voie que la victoire aurait pu être obtenue.


(1) Williamson Murray, Les guerres aériennes 1914-1945, Autrement, 1999, p. 72.
(2) Mémoires du maréchal Hindenburg cité par David T. Zabecki, The German 1918 Offensives: A Case Study in the Operational Level of WarRoutledge, 2006, p. 206.
(3) Alain Huyon, « La Grosse Bertha des Parisiens », Revue historique des armées, n°253, 2008.
(4) W.Raleigh et H.A. Jones, The War in the Air, Oxford, Clarendon, 1922, vol. 4, p. 154.

Le futur ne revient jamais-Anticipation militaire et fantaisie

Intervention prévue au Forum innovation Défense, le 25/11/2021

Il n’est guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat. Les soldats ont été inventés fondamentalement pour faire la guerre, or, et c’est heureux, ils ne la font pas souvent. Pour autant, ils sont quand même obligés de s’y préparer sous peine de graves déconvenues. Le problème est que comme disait le mathématicien Henri Poincaré : « la guerre est une expérience dont l’expérience ne peut pas se faire ». Autrement-dit, ce qui se passe dans la guerre, qu’il s’agisse au niveau le plus bas de concevoir la réalité concrète du combat et de la proximité de la mort, comme au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper la complexité des interactions avec l’ennemi, tout cela ne peut être appréhendé complètement en temps de paix. Or, ce qui ne peut être appréhendé par les sens doit être imaginé. Pour préparer la guerre future, les militaires vivent au présent dans un temps de guerre imaginaire.

Au niveau dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.

Au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.

L’invention du futur

Anticiper la guerre future n’est pas un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et jugé modèle idéal.

Et puis le futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation » ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se tournent donc du passé vers le futur.

Les états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre, sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les 12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette guerre.

Anticiper le futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain, dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs », avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche dans l’espace mais aussi dans le temps.

Et puis, faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes industriels et la voyance, que nous sommes toujours  fondamentalement équipés pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.

Ce n’est pas tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel. Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds, les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations, mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.

Une innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.

Sans intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre 1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines le 25 octobre 1944.

Pas facile donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple américain.

Le futur en fuite

En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté, également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira outre-océans pour détruire le Mal.

Au passage, quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées. Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence : les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.

Revenons aux Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme, et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis la tradition de mobilisation in extremis persiste.

Manque de chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très mitigé.

Qu’à cela ne tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères, sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le futur par les Punaises.

Manque de chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler dans les années 2020 pour juger du décalage.

La guerre menée n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift: Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986) qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement se passer.

Les armes nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement puissante.

Manque de chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.

Imaginer ou mourir

Pour résumer. Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ; elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements ») souvent les plus dangereux.

Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé. 

Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.

La pitrerie en danger

Les deux mon général !
Je tiens à ne pas remercier par la présente un petit groupe de vieux généraux d’avoir contribué à nourrir l’image de militaires forcément réactionnaires, limite fascistes, commandés par des badernes manifestement nostalgiques, par ordre d’apparition à l’écran, de l’opposition à la Gueuse, de la Cagoule, du régime de Vichy, de l’Algérie française et du petit putsch de généraux du 21 avril 1961. Le 21 avril? Comme le hasard fait bien les choses, c’est pile-poil le jour de la publication de leur tribune dans Valeurs actuelles. Seule différence avec leurs prédécesseurs, il est probable que leur vision de la Russie a changé lorsqu’elle est passée de communiste à poutinienne.

Ne tergiversons pas, la sémantique est toujours la même : «oligarchie apatride» dans une déclaration précédente, «valeurs civilisationnelles», «hordes», «délitement», «péril mortel», «laxisme», etc. Les cibles changent juste avec le temps, un peu moins de Juifs peut-être, beaucoup plus d’Arabes à coup sûr dans un gloubi-boulga où on trie les bons rebelles qui portent un gilet jaune en oubliant que certains d’entre eux ont saccagé l’Arc de triomphe et la tombe du soldat inconnu, et les malfaisants, comme les bobos trous du cul à cagoule noire. On y fait aussi des crétins indigénistes et autres décoloniaux voire toute la mouvance Woke un danger mortel, alors qu’ils sont surtout bêtes et souvent ridicules. 

On notera au passage la petite taille et le ciblage très précis de la liste des malfaisants. Cette liste est néanmoins beaucoup plus longue que celle des propositions, inexistante à part l'appel au sursaut. 

Rassurez-vous, la France, la république et ses institutions, survivront comme elles ont survécu à un parti communiste aussi puissant qu’obéissant à Moscou, au terrorisme d’extrême droite de l’OAS, avec ses 2700 assassinats ainsi qu’une tentative sur le chef de l’État, à Charles Martel, à la mode maoïste ou trotskyste dans les universités, aux hippies, à François Mitterrand au pouvoir, au terrorisme d’extrême gauche, etc. Autant de périls mortels selon les uns ou les autres, qui n'ont provoqué ni explosion du pays ni guerre civile, et surtout pas de besoin de faire appel à l’armée pour rétablir l'ordre.

D’ailleurs, cette armée il serait bien de la laisser là où elle est le mieux, dans l’espace apolitique, et pas de l’associer à un texte partisan au style digne d’un appel de Francis Lalanne. Mettre son nom comme monsieur X, ancien militaire, dans une tribune politique à côté de madame Y, chef d’entreprise, et de monsieur Z, boulanger est une chose, par ailleurs tout à fait légitime, mais ne s’associer qu’entre anciens militaires avec un flou sur le statut de beaucoup, et pour Valeurs actuelles d’illustrer le propos avec une photo de sous-officier d’active, c’est autre chose. C’est en particulier entretenir une confusion dans laquelle beaucoup sont venus s’engouffrer pour en réalité parler de l’armée qui «grogne», «râle», voire «menace», etc., et donner ainsi des frissons d’extase à certains ou permettre des postures de dégoût jouissif à d’autres.

On ne voit pas très bien par ailleurs par quelle qualité intrinsèque, des militaires, même en groupe, seraient plus aptes à analyser la société que les autres et à donner des leçons. Le patriotisme est une vertu, pas un diplôme; le sens du service n’est pas non plus un blanc-seing pour se proclamer gardien du temple et arbitre des élégances. Qu’un militaire ou ancien militaire ait des convictions, c’est très bien; qu’il croie qu’elles ont plus de force et plus de valeur parce qu’il est militaire, c’est un fantasme de prétentieux. Cela ne veut pas dire que des militaires n’aient rien à dire de pertinent, bien au contraire, mais il est possible de le faire sans se prétendre expert, hormis dans les domaines qui relevaient de son métier, avec mesure, modestie et sans faire bande.

Laissez donc notre armée où elle est pour y faire son travail, qui n’est pas ou plus de maintenir l’ordre. Nos soldats sont beaux, ils font de belles photos pour illustrer tous les articles sur le terrorisme, et on a une organisation qui fonctionne plutôt bien malgré la crise dans laquelle on l’a plongé pendant vingt-cinq ans, à l’époque où beaucoup des «rebelles» en bois de la tribune travaillaient en cabinet ministériel. Ce n’est pas une raison pour proposer de l’utiliser à tout, du ramassage des poubelles à l’éducation des jeunes en passant par l’appui à la police et comme anxiolytique avec Sentinelle, et surtout pas à la «protection des valeurs civilisationnelles» comme c’est envisagé, sinon proposé, à la fin du texte. Je serai très curieux de savoir comme ils envisagent concrètement cette protection et pour quelles valeurs, mais je ne le sens pas bien.

Tout cela était assez ridicule en fait, et n’aurait pas mérité plus d’attention que les élucubrations du général (cr, au sens de croisé) Tauzin annonçant il y a quelques années en faisant les gros yeux, comment lui et quelques camarades pouvaient apprendre la politique aux politiques. Il a fallu que les Midas, le roi pas le garage, politiques viennent toucher du doigt ce papier pour en faire un buzz immérité, le seul effet concret que les auteurs pouvaient espérer, un effet qui flatte leur ego, mais embarrasse bien plus qu’il n’aide leurs camarades de l’active. Joli résultat.

En un mot et pour conclure, qui que vous êtes : lâchez l’armée, surtout s’il s’agit de politique. L’armée est par principe un instrument politique, mais au service de la politique de la nation tout entière, pas de ses partis, ni parties.

Quand les petits affrontent les gros-Non State Warfare de Stephen Biddle

En 2010, avec Military Power, l’historien américain Stephen Biddle avait apporté une contribution majeure à l’étude de l’art opérationnel et de la tactique. Il y développait l’idée que la révolution militaire qui avait débuté au milieu du XIXe siècle en Europe avait produit un «système moderne» qui se caractérisait par la capacité à manœuvrer et obtenir des résultats tactiques malgré un environnement particulièrement létal. En 1815 à Waterloo un fantassin devait en moyenne faire face à deux projectiles avant de parvenir au contact physique avec l’ennemi; en 1915, ce nombre était passé à 200. Et encore ne s’agissait-il là que de projectiles d’infanterie, auxquels il fallait ajouter désormais tous les projectiles venant de la 3e dimension et frappant sur une vaste zone. Ce qui était visible devenait très vulnérable mais dans le même temps il n’était pas possible de vaincre sans attaquer et donc d’être visible.

Relever ce défi a nécessité un effort considérable d’organisation. Il a fallu des méthodes et des moyens nouveaux pour pouvoir évoluer sous le feu et neutraliser l’ennemi tout en se déplaçant : engins blindés, mitrailleuses légères et portables, barrages d’artillerie, groupes de combat, etc. Il a fallu surtout les coordonner. Il s’en est suivi une masse considérable d’informations à gérer en temps contraint : plans, ordres d’opération et de conduite, comptes rendus, mesures de coordination, ciblage, etc. C’est finalement cette capacité à gérer cette quantité nouvelle d’informations explicites ou tacites (compétences) du haut en base de la hiérarchie, qui caractérise le «système moderne». Il y a ceux qui le maitrisent et qui peuvent conduire des manœuvres complexes, et ceux qui, y compris avec les mêmes moyens matériels, n’y parviennent pas ou moins bien et qui sont écrasés forcément par les premiers lorsqu’ils bougent. Les résultats des combats modernes ne sont ainsi pas proportionnels au rapport de forces sur les points de contact, qui ne dépasse que très rarement deux contre un, ni même à la sophistication des équipements, mais bien à la différence entre la qualité des systèmes de commandement opérationnels et tactiques. Une idée qui est explorée ici par exemple.

Dans Military Power, Stephen Biddle ne s’intéressait cependant qu’à l’affrontement entre armées conventionnelles étatiques. Dans Nonstate Warfare: The Military Methods of Guerillas, Warlords, and Militias, il s’efforce de déterminer cette fois comment les organisations non-étatiques armées combattent, et parfois parviennent, à vaincre les États. Ce n’est évidemment pas nouveau, les conflits en Afghanistan et en Irak en particulier ont (re)stimulé toute une «littérature de contre-insurrection» et il apparaît donc difficile d’apporter quelque chose d’un peu inédit.

Stephen Biddle y parvient cependant en effaçant les catégories habituelles de guérilla (ou guerre irrégulière ou guerre asymétrique), associée aux organisations armées non-étatiques, et de guerre conventionnelle (ou classique), associée aux États, ainsi que le fourre-tout «hybride» censé réunir tout ce qui ne colle pas à ces deux archétypes. À la place, reprenant l’idée que le combat moderne est un duel de chasseurs où on arbitre toujours entre traque et dissimulation, il établit un continuum entre idéaux-types : l’approche Fabienne (du consul et dictateur romain Fabius Maximus qui a affronté Hannibal sans batailles) toute de prudence et d’évitement et l’approche napoléonienne de l’autre, son opposée très agressive et amatrice de concentrations de forces et de batailles si possible décisives. Ces approches ne sont pas spécifiquement associées à des types d’acteurs, mais sont adoptées selon des dosages différents par tous, étatiques ou non.

De fait, parce que le rapport de forces est généralement en faveur des États, de l’ordre de 4 contre 1 en moyenne en volume global, mais aussi en termes de puissance de feu, les organisations armées adoptent le plus souvent face à eux une stratégie très «fabienne» mettant l’accent sur la protection par dissimulation, enterrement, mixité avec les civils, mobilité, etc. au détriment de capacités offensives limitées au harcèlement et à de petites et brèves attaques. Mais parfois certaines organisations non-étatiques organisent des opérations plus ouvertes, larges et complexes, défensives ou non. Pour Biddle, fidèle à ses théories, ces modes opératoires qualifiés de «médians » ne sont réalisables que si l’organisation est suffisamment structurée pour pouvoir capitaliser les nombreuses compétences nécessaires à cette montée en gamme. Il y a, pour simplifier, les organisations qui disposent d’une infrastructure administrative solide, faite de normes communes et de procédures de suivi et contrôle et les autres où les choses se passent de manière plus interpersonnelle, opaque, désordonnée et souvent plus corrompue. On notera qu’il ne s’agit pas là de phénomènes propres à toutes les organisations, étatiques ou non. C’est bien par exemple la faiblesse de leur infrastructure qui freine certaines armées de pays du Sahel dans leur évolution face à des organisations armées locales à l’armature finalement plus solide.

Pour monter en puissance, il faut aussi bien sûr pouvoir accéder à des ressources. On peut être très organisé, mais si on ne dispose pas de recrues régulières, d’armes ou de financement, cela ne mène pas très loin. Or, un des apports du livre de Biddle est de montrer comment la mondialisation a apporté de ressources aux organisations armées alors que bien souvent elle en privait les États. Dans ses tableaux statistiques, cela se traduit par un saut de gamme moyen des organisations armées entre 1980 et 1995 rendue possible par cette conjonction. Depuis, la montée en gamme moyenne des organisations armées s’est ralentie, mais n’a jamais cessé.

La montée en gamme demande aussi un effort. Stephen Biddle insiste sur l’importance des enjeux, existentiels ou non, comme moteur de cet effort. Il cite notamment le cas de l’Alliance nationale somalienne (SNA) du général Aïdid qui change de comportement en 1993 lorsqu’elle est désignée comme ennemi à détruire par les États-Unis, et retombe dans ses divisions antérieures une fois obtenu le départ des Américains. Cela rejoint l’idée d’eustress des organisations (voir ici), avec cette précision cependant qu’au-delà un certain niveau de pression, la stimulation devient paralysie de l’infrastructure.

Pour autant, monter en gamme vers le «napoléonien» n’est pas forcément une bonne idée et peut-être refusé sciemment. Le mouvement Viêt-Cong était très structuré et motivé, mais il s’est pourtant longtemps abstenu de mener des opérations importantes face aux Américains car les moyens dont il pouvait disposer ne pouvaient l’empêcher d’être écrasé par la puissance de feu ennemie. Lorsqu’il s’y est résolu, lors de l’offensive du Têt en 1968, il a été très sévèrement battu et même brisé. Il a obtenu certes une victoire psychologique auprès de l’opinion publique américaine, mais ce n’était pas le but premier recherché. De la même façon, le mouvement serbe SVK dans les Krajina de Croatie aurait sans doute résisté plus longtemps face à l’armée croate en 1995 s’il avait adopté une posture plus fabienne. Peut-être en aurait-il été incapable, et c’est là un autre aspect, décrit par Clayton Christensen ou Philippe Silberzahn, qui n’est pas abordé par Stephen Biddle. Ce n’est pas parce qu’on a les moyens, la structure et même une menace de mort que l’on évolue. On peut aussi, à l’instar de la société Kodak, voir venir la mort, avoir les moyens de l’éviter et ne rien faire, parce que l’effort demandé est trop grand car il demande de trop changer. Dans une forme d’inertie consciente, une entreprise ou une force armée, peut voir venir le désastre et rester paralysée.

Un autre problème qui n’est pas abordé est celui de l’asymétrie des enjeux. La motivation des soldats professionnels français engagés au Sahel est réelle, celle de la nation qui les a envoyés au loin l’est beaucoup moins. Si l’État islamique dans la Grand Sahara mène une guerre absolue, la France mène contre lui une guerre limitée. L’EIGS risque son existence dans ce combat, pas la France. Forcément, l’incitation à faire prendre des risques, mais aussi à innover n’est pas la même. Les moyens du «petit» seront probablement mieux et plus utilisés que ceux du «grand» (Andrew J.R. Mack, "Why Big Nations Lose Small Wars", World Politics, janvier 1975).

La motivation nationale peut même être tellement faible et la sensibilité aux pertes tellement forte que cela peut conduire aussi le plus fort sur le papier à adopter aussi une stratégie fabienne. C’est typiquement ce que fait la France avec l’opération Barkhane au Sahel. La guérilla française, faite de raids et de frappes aériennes, s’oppose à la guérilla djihadiste à son égard. Notons qu’il s’agit aussi d’une approche par défaut, les forces armées françaises n’ayant finalement plus les moyens d’occuper le terrain en permanence.

Stephen Biddle a voulu remplacer les catégories par un continuum mais dans les faits, il a établi une nouvelle catégorisation, les approches fabienne, napoléonienne mais aussi désormais «médiane» entre les deux ressemblent quand même beaucoup à la trilogie guérilla-hybride-conventionnel, avec un médian-hybride qui ressemble aussi beaucoup à un «système moderne» appliqué au conflit entre États contre organisations armées. Il en conclut finalement que dans la grande majorité des cas, l’entité étatique ou non qui maitrise le mieux ce champ médian l’emporte sur l’autre. C’est ce qu’expliquait déjà David Johnson dans Hard Fighting, Israel In Lebanon And Gaza(RAND Corporation, 2011) en décrivant, avant Stephen Biddle, la confrontation d’une armée israélienne qui avait perdu en partie la maitrise du Système moderne et du Hezbollah qui au contraire se l’était approprié. Il en concluait comme Biddle aujourd’hui, mais aussi Ivan Arreguin-Toft dans son analyse de 202 conflits asymétriques depuis 1800 (How the Weak Win Wars: A Theory of Asymmetric Conflict, Cambridge University Press, 2005), la nécessité pour une armée faisant face à une organisation armée moderne d’aller vers une forme médiane combinant puissance de feu, mais aussi capacité de conquête et d’occupation permanente de l’espace.

En résumé, les thèses de Stephen Biddle ne sont pas aussi nouvelles qu’il l’affirme, mais cette approche opérationnelle et tactique est particulièrement intéressante. Elle confirme qu’effectivement, selon le mot d’ordre en honneur dans les armées il faut bien se préparer à des combats de «haute-intensité», ce qu’il faut traduire par retrouver des savoir-faire perdus de gestion d’opérations complexes de grande ampleur. Il est cependant probable que ces combats continueront à avoir lieu surtout contre des organisations armées qui persisteront à être les acteurs dominants de la conflictualité moderne. À cet égard, on peut se demander, comme le fait Stephen Biddle avec l’armée américaine, si les forces armées occidentales des armées 1980, et même avec les équipements d’époque, n’étaient pas mieux adaptées à ce défi que les forces actuelles, de haute technologie mais de faible capacité de présence.

La guerre du Haut-Karabakh (2020)-Enseignements opérationnels

La nouvelle étude porte la guerre dans le Haut-Karabakh de septembre à novembre 2020.

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01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire
23-Barkhane-Une analyse de l'engagement militaire français au Sahel
24-La guerre du Haut-Karabakh-Enseignements opérationnels

La Guerre : la penser et la faire, un livre de Benoist Bihan


Préface

Il y a quelques années lors d’un colloque à Paris quelqu’un avait demandé à un officier général de l’État-major des Armées si «les militaires étaient capables de répondre aux demandes du politique». Le général avait répondu «oui, bien sûr». Une question et une réponse qui n’avaient en réalité guère de sens, en l’absence de tout contexte et de tout ennemi, actuel ou potentiel, désigné, bref tout ce qui permet de réfléchir à une véritable stratégie.


Ce dialogue ressemblait d’une certaine façon à celui des deux Livres blancs de la Défense et de la Sécurité nationale» de 2008 et 2013 se contentant de demander aux armées des contrats de déploiements, avec des volumes de soldats et équipements majeurs à déplacer à telle distance et dans tels délais, volumes par ailleurs toujours plus petits et délais toujours plus longs, mais sans jamais préciser pourquoi y faire et surtout face à qui. Si la force armée, la «force publique extérieure» selon le comte de Guibert, peut être employée à de nombreuses missions, elle est fondamentalement conçue pour faire la guerre, c’est-à-dire l’affrontement violent d’une entité politique contre une autre. Le terme «stratégie» est employé à tort et à travers, pour désigner la simple mise en cohérence entre des fins et des moyens mis en œuvre, en oubliant, et ce qui la différencie de la programmation, une intelligence et une volonté antagonistes. 


Ces deux Livre blancs n’exposaient donc pas une vision stratégique pour la France, mais effectuaient un panorama des relations internationales, établissaient une liste de risques et de menaces contre la France, toujours la même, et définissaient ensuite le volume des forces à atteindre à un horizon défini ainsi qu’un échelonnement du financement des grands programmes d’armement. Par un paradoxe dont l’étrangeté n’était qu’apparente, la première partie de ces documents se terminaient toujours par le constat que «le monde est plus dangereux» et la seconde commençaient par «voici comment on va réduire les budgets et les moyens», tant il est vrai que les économies à réaliser dans le budget de défense ont été la seule vraie vision à long terme jusqu’en 2015, lorsque ce qui était écrit dans les textes est devenu une réalité dans les rues de Paris.


Nul objectif de puissance à atteindre et nul plan d’emploi des forces pour y parvenir face à des adversaires possibles. La dernière vision de ce genre date des débuts de la Ve République sous l’impulsion du général de Gaulle, pour qui l’absence de grande politique alors que nous n’étions plus une grande puissance aurait abouti à n’être plus rien. Depuis la fin de la guerre froide et même depuis les années 1980, cette grande politique n’est plus, remplacée par un emploi «à la demande» des forces armées et rarement pour affronter directement des ennemis. C’est ainsi que l’on empile les opérations militaires, parce que c’est facile bien plus que parce que c’est efficace, et c’est ainsi aussi que l’on se trouve avec un outil militaire managé à court terme plutôt que conduit vers des objectifs clairs et ambitieux.


Alors que «nous sommes en guerre», selon les termes du Premier ministre Manuel Valls en 2015 (omettant toutefois de nommer l’ennemi), la France n’engage que moins de 3 % de ses soldats directement face à l’ennemi. C’est moins que ce qui est déployé sur le territoire métropolitain, en permanence depuis vingt-cinq ans maintenant, en concurrence avec le ministère de la «force publique intérieure» pour reprendre Guibert, dont la sécurité est la mission hors de tout contexte politique et même vraiment dialectique. Les forces de police ne sont pas là pour imposer sa volonté à un interlocuteur politique, mais pour maintenir l’ordre et réprimer les contrevenants à la loi, une mission qui ne se termine ni par un traité de paix ni par la destruction de l’autre, et risque donc d’être éternelle.


La confusion entre les deux missions est devenue courante depuis la fin de la guerre froide. Comme l’explique parfaitement Benoist Bihan, lorsqu’il y a un «nouvel ordre mondial», il y a un ordre à maintenir et tous les perturbateurs sont considérés comme des contrevenants à la loi qui doivent être réprimés, depuis les États «voyous» jusqu’au «terrorisme».


Il est temps, et même urgent, de sortir de la confusion maintenant que des organisations armées puissantes ennemies et des États concurrents ont, eux, une réflexion stratégique. C’est ce à quoi nous invite Benoist Bihan à travers ce recueil de chroniques publiées pendant six ans dans les pages du magazine Défense & Sécurité internationale.


La stratégie est une praxéologie, une discipline à l’instar de la médecine par exemple qui s’appuie sur une étude longue d’invariants ou au moins de «peu variants» et la confronte à des contextes toujours changeants. Cette étude est d’abord inductive, et nécessite l’analyse de faits issus de l’observation des conflits en cours, avec le risque du manque de recul, et de l’Histoire, avec le risque de l’inadéquation aux contextes du moment, de fait surtout lorsqu’on descend de l’échelle de la stratégie vers la tactique. Elle s’appuie aussi sur la lecture des classiques, dont on rappellera que si leur capacité interprétative a résisté au temps, il est fort probable qu’elle le fera encore longtemps, au contraire de beaucoup de concepts actuels, pour la plupart venu des États-Unis.


Les 58 courts textes de cet ouvrage sont comme des pions de Go qui finissent par accumulation par former des trames, et embrasser l’ensemble du champ des opérations, ces endroits vastes où on s’efforce d’obtenir des effets stratégiques à partir d’actions tactiques, de combats, batailles, démonstrations de forces, etc. On parvient ainsi à articuler les principes de toujours avec les formes guerrières d’aujourd’hui, le long d’une séquence qui part de la Grande stratégie jusqu’aux différents modes opératoires des stratégies organique, la gestion des moyens, et opérationnelle, leur mise en œuvre.


Ce sont les nations et non pas les armées qui font les guerres, et il est important de fournir au public intéressé les éclairages dont il a besoin pour comprendre les conflits en cours et particulièrement la manière dont ses soldats y sont employés. On peut même espérer aussi qu’il soit lu également par les responsables politiques, ceux-là mêmes qui vont justement employer la force armée, alors leur compétence stratégique est de plus en plus faible. Mais il sera également avec le plus grand intérêt par ceux qui sont employés.


La France a plus que jamais besoin d’un renouveau de sa pensée stratégique, La guerre, la penser et la faire de Benoist Bihan y contribue pleinement.


Comment devenir un Mentat


Publié le 06/05/13

Dans l’univers de Dune, les Mentats sont des maîtres dans l’emploi de tous les moyens, généralement violents, pour atteindre un but stratégique face à des adversaires souvent très ressemblants. Ce sont les équivalents imaginaires des plus grands capitaines des siècles passés comme des actuels Grands maîtres internationaux (GMI) d’échecs ou des 9e dan de go. Par extension, on baptisera Mentat les super-tacticiens de classe internationale. En devenir un n’est pas chose aisée.



Un super-tacticien est-t-il intelligent ?



En première hypothèse, on pourrait imaginer que les Mentats bénéficient d’un quotient d’intelligence très supérieur à la moyenne, en entendant le QI comme la mesure de la capacité à utiliser la mémoire de travail [MT] pour résoudre des problèmes combinatoires. Cette hypothèse n’est en fait que très imparfaitement confirmée. Les différentes études réalisées sur les joueurs d’échecs n’établissent pas de corrélation nette entre le QI et le niveau d’expertise aux échecs. Certaines tendant même à démontrer une corrélation négative chez les débutants, les plus intelligents ayant tendance à moins s’entraîner que les autres. Ce n’est qu’au niveau Elo (du nom d’Apard Elo) le plus élevé qu’un lien semble être établi, mais sans que l’on sache trop si les capacités combinatoires sont indispensables pour atteindre ce niveau… ou si c’est la pratique assidue des échecs qui a développé ces capacités. En réalité, les deux facteurs, intelligence et niveau d’expertise, ne sont tout simplement pas indépendants l’un de l’autre.


Toujours d’un point de vue cognitif, on sait  depuis les années 1960 que les experts aux jeux d’échecs ou de go ne se distinguent pas des novices par une capacité à calculer de nombreux coups à l’avance, mais à organiser leurs connaissances pour analyser une configuration donnée et orienter la réflexion vers les meilleurs coups à jouer. En 1973, Wester Chase et Herbert Simon ont demandé à des joueurs d’échecs de niveau différents de regarder pendant 5 secondes des photos de configurations échiquéennes et de les restituer ensuite. Les configurations présentées étaient soit parfaitement aléatoires, les pièces étant placées au hasard, soit tirées de parties réelles. Dans le premier cas, on ne constata pas de différences notables dans les restitutions des différents joueurs. Novices, joueur de club et maîtres disposaient en moyenne correctement 4 pièces de l’échiquier, ce qui correspond sensiblement à la capacité de la mémoire de travail (manipulation maximum de sept objets). Dans le second cas en revanche, les novices placèrent toujours en moyenne 4 pièces, les joueurs de club 8 et le maître 16. L’apparition de «sens» dans ces configurations réelles transformait la vision des maîtres qui ne considéraient plus des pièces, mais des groupes de 2 à 5 pièces liées entre elles par des relations nécessaires, et baptisés chunks. C’est toute la différence entre mémoriser et restituer 32 chiffres aléatoires et 4 numéros de téléphone connus et étiquetés.


Reconnaître des chunks implique donc évidemment de les avoir parfaitement mémorisés auparavant. Le problème est que ceux-ci peuvent être incroyablement nombreux. Selon une autre étude de Simon, on ne peut prétendre à être grand maître d’échecs sans en connaître au moins 50000. Ces chunks assimilés presque toujours grâce à de parties vécues ou apprises sont également le plus souvent organisés en réseaux statiques ou en enchaînements. L’art du maître d’échecs consiste donc surtout dans l’appel judicieux à des enchaînements qui ressemblent à la situation à laquelle on fait face et à leur adaptation intelligente. Sous contrainte de temps, cette heuristique tactique combine un processus inconscient de recherche dans la mémoire profonde et un processus conscient d’analyse. Le processus inconscient lui-même s’accélère avec l’habitude et, de manière plus subtile, le succès. On sait, en effet depuis les travaux d’Antonio Damasio, que tous les souvenirs ont un marquant émotionnel (en fait chimique). Les souvenirs avec reçu un marquant de plaisir viennent plus facilement à la surface que les négatifs, qui, eux, ont tendance à être refoulés. Le succès est un soutien à la mémoire et donc au succès.


Au bilan, sur une partie d’échecs moyenne où chaque joueur joue environ 40 coups, il prend au maximum une dizaine de vraies décisions. Cela correspond sensiblement aux décisions d’un général dans une journée de bataille, en fonction de la souplesse de son armée, du chef antique qui prenait rarement plus de deux décisions (jusqu’à quatre pour Alexandre le Grand, un des premiers grands Mentats) jusqu’aux commandants de grandes unités blindées modernes qui ont pu aller jusqu’à 6 ou 7. Un processus de décision similaire a d’ailleurs été observé dans un très grand nombre de domaines tels que le sport, la musique, l’expertise médicale.


En soutien de la mémoire de travail, il faut donc aussi faire intervenir la mémoire et le travail, beaucoup de travail.


La gloire se donne au bout de 10000 heures de travail



Dans une étude d’Anders Ericsson sur les élèves de la prestigieuse Académie de musique Hanns Eisler de Berlin, trois groupes de musiciens ont été distingués en fonction de leur niveau. Ericsson calcula que les membres du groupe d’élite avaient une moyenne de 10000 heures de pratique, le second groupe 8000 et la 3e, 4000, avec pour chaque groupe des écarts-types assez réduits. Selon Ericsson qui appliqua ces résultats à plusieurs autres disciplines, il faut dix ans de travail quotidien pour devenir un expert. Pour être un expert international, il en faut certainement plus. En analysant, la carrière de 40 grands maîtres internationaux d’échecs, Nikolai Grotius a montré en 1976 qu’il leur avait fallu en moyenne 14 années pour atteindre ce niveau, avec un écart de 4 ans. Quand on demande à Gary Kasparov, un des six hommes ayant (depuis 1970) atteint ou dépassé le seuil des 2800 points Elo, comment il était devenu champion du monde, il répond habituellement qu’il lui a fallu apprendre 8000 parties par cœur. Il lui aura fallu dix ans depuis sa première inscription dans un club pour devenir GMI et quinze pour être champion du monde.


L’énorme investissement nécessaire pour parvenir d’expert de classe internationale pose évidemment un certain nombre de problèmes. Bien souvent, il impose de commencer dès l’enfance, ce qui implique un environnement favorable. Si Mozart était né dans une famille de paysans, il n’y aurait jamais eu de Don Giovanni. Comme Jean-Sébastien Bach, il est né dans une famille de musiciens et a largement bénéficié de l’aide de son père. Léopold Mozart a rapidement décelé les dons de son fils, l’a mis en présence de plusieurs instruments et l’a aidé à composer dès l’âge de six ans. Pour autant, la première œuvre personnelle qui soit considérée comme un chef-d’œuvre (numéro 9, K.271) n’a été réalisée qu’à 21 ans, dix ans après son premier concerto.


Jusqu’à l’ère des révolutions, la grande majorité des Mentats est issue d’un processus de formation familiale aristocratique. Outre son éducation intellectuelle  et physique très militarisée, le jeune Alexandre suit son père dans ses campagnes en Grèce et, à 17 ans, commande sa cavalerie à Chéronée. Il obtient son chef-d’œuvre contre Darius III à Gaugamèles en -331, à seulement 25 ans, mais aussi après un long apprentissage.


Les Mentats de l’époque classique apprennent très tôt la chose militaire et avec, pour la seule armée française, 174 batailles livrées pendant la période, trouvent toujours une occasion de s’illustrer. Turenne est envoyé à 14 ans et sur sa demande aux Pays-Bas pour y voir ce qui se fait de mieux alors en matière d’art militaire. Il reçoit un premier commandement à l’âge de 15 ans, mais ne dirige vraiment seul sa première bataille que dix ans plus tard. Il reçoit la distinction de Maréchal de France à 33 ans avec encore trente ans de service devant lui. À 13 ans, Maurice de Saxe a déjà un précepteur militaire particulier et arpente son premier champ de bataille. Il reçoit le commandement d’un régiment à l’âge de 15 ans et se bat pour la première fois l’année suivante. Il va connaître la guerre pendant encore pendant 36 années.


Ce mélange de talents, de chance, d’investissement personnel, d’environnement favorable et de multiples combats permet, malgré la faiblesse numérique de la population de recrutement, de former de nombreux Mentats au service, parfois changeant, des Princes. Dans un contexte très proche de celui de l’univers de Dune, l’époque classique sécrète aussi de grands diplomates qui peuvent être classés comme Mentats. Certains même cumulent les rôles comme le Maréchal de Villars. Il existe aussi des souverains Mentats comme Gustave-Adolphe Ier ou Frédéric II.


Le contrepoint de ce processus familial et monopolistique d’apprentissage est qu’il n’incite pas à mettre en place un système institutionnel de formation qui serait concurrent et pourrait s’ouvrir à d’autres classes. Les écoles militaires sont de fait plutôt réservées à la petite noblesse avec normalement peu de perspectives d’atteindre les plus hautes fonctions. Napoléon et beaucoup de ses maréchaux en sont issus.


Vainqueur de 32 batailles, capable de dicter simultanément à 4 secrétaires sur 4 sujets différents et dont l’abbé Sieyes disait : «il sait tout, il fait tout, il peut tout», Napoléon a dix ans lorsqu’il entre à l’école militaire de Brienne et seize à l’École des cadets de l’École militaire. Il ne s’y distingue pas par ses résultats  scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait pas réussi le concours de Saint-Cyr. En revanche, c’est un énorme lecteur qui dévore tout ce qui a trait à la guerre dans la bibliothèque de l’école. Lorsqu’il connaît sa première gloire au siège de Toulon, en 1793 à l’âge de 24 ans, Napoléon connaît par cœur presque toutes les batailles de son temps. Celui qui disait que «l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence», continue par la suite à accumuler les «chunks» en lisant et en pratiquant, le plus souvent, seul, la simulation tactique à l’aide d’armées de plomb. Toutes choses égales par ailleurs, la bibliothèque de Brienne a changé le monde.


Il est vrai aussi que cette même bibliothèque était ouverte à tous les autres élèves de l’école et que Napoléon est sans doute le seul qui y courait à chaque récréation. Comme le dira de Gaulle «la gloire se donne seulement à ceux qui l’on rêvé» et acceptent d’y consacrer au moins 10000 heures.


Peut-on être toujours habile face au changement permanent?



Avec ses 225 batailles françaises, la période de la révolution et l’Empire marque la fin d’un âge d’or des Mentats. La période qui suit est en effet moins favorable aux super-tacticiens.


Contrairement au jeu d’échecs dont les règles et le matériel ne changent pas, l’art de la guerre est, comme la médecine, une discipline dont les paramètres évoluent. Jusqu’aux révolutions politiques et économiques des XVIIIe et XIXe, ces paramètres évoluaient peu. On pouvait faire une carrière militaire complète avec les mêmes hommes, les mêmes armes et sensiblement les mêmes méthodes. À partir de cette époque, les sociétés, et donc les armées, se transforment à une vitesse inédite et perceptible. À partir de 1861, l’armée française change de règlement de manœuvre tous les douze ans en moyenne afin de tenter de rester adaptée aux évolutions multiples du temps. Désormais, les soldats ne font plus la guerre qu’ils jouaient lorsqu’ils étaient enfants et désormais ils devront se remettre en cause régulièrement, source de troubles et de tensions. Dans une époque qui détourne son regard du passé pour considérer le progrès et l’avenir, la lente maturation d’un apprentissage fondée dès l’enfance sur l’étude des classiques se trouve prise en défaut.


Partant de la nécessité politique et sociale de l’ouverture des carrières selon des principes d’égalité, mais aussi du postulat que les capacités à commander ne sont pas innées, mais acquises, les futurs Mentats sont progressivement presque tous recrutés sur concours. Le problème, en France particulièrement, est que ces épreuves ne servent qu’à juger de connaissances scolaires, comme si on sélectionnait les futurs champions d’échecs, voire des sportifs de haut niveau, à l’âge de 20 ans sur des épreuves de français ou de mathématiques. Cela importe peu dans l’esprit scientiste de l’époque.  La maîtrise des «lois» de la guerre, en fait des principes tactiques relativement évidents, et de méthodes de raisonnement tactique rigoureuses, doit permettre de résoudre tous les problèmes tactiques.

Il est vrai qu’avec des armées de plus en plus importantes en volume, avec une puissance de feu qui s’accroît sans cesse pour une mobilité tactique inchangée, les batailles ont tendance à se dilater dans l’espace et le temps. Les fronts évoluent sur des centaines de kilomètres, mais se rigidifient à chaque point de contact. La violence des combats impose une dispersion des forces et donc une décentralisation croissante. La capacité à raisonner une manœuvre descend progressivement du chef de bataillon en 1871 au sergent-chef de groupe en 1917. À l’autre bout de l’échelle, l’analyse rigoureuse des événements et la gestion de ces forces énormes imposent au sommet la création de machines pensantes appelées États-majors et d’une technocratie militaire.

Le processus institutionnel s’efforce de s’adapter à cette complexité croissante. Dans l’entre deux guerres 1871 -1914, à l’imitation des Prussiens, la France ajoute des étages (École supérieure de guerre puis Centre des hautes militaires) aux écoles initiales à son système de sélection et de formation. Un officier peut passer sept ou huit ans en école de formation. Cela n’empêche par le colonel de Grandmaison dans ses fameuses conférences de 1911 d’oublier complètement des choses comme les engins motorisés volants et terrestres ou les nouvelles technologies de l’information, éléments qui se sont développés dans les armées lorsqu’il était à l’École supérieure de guerre et à l’État-major de l’armée et qu’il ne connaît pas. Cela n’empêche pas non plus 40 % des généraux de 1914, dont les trois-quarts de commandants de corps d’armée, d’être limogés pour inaptitude manifeste. L’enseignement militaire de l’époque, même s’il hésite en permanence entre former des officiers d’état-major et des décideurs, a pourtant bien pris en compte la nécessité d’un apprentissage tactique en profondeur. Jamais les officiers ne autant fait d’exercices sur cartes ou sur le terrain que pendant cette période, mais cette spécialisation s’avère finalement néfaste à partir d’un certain seuil, car elle empêche de voir tout ce qui bouge autour de sa discipline et qui va avoir une influence sur elle. C’est ainsi qu’à force d’accumuler les connaissances sur un sujet donné nous devenons ignares (texte mentat, Dune) ou au moins peu adaptatifs.


Il suffit alors de quelques mois de la Grande Guerre pour rendre obsolètes toutes ces années d’enseignement tactique. On découvre alors que l’on a besoin d’officiers supérieurs qui soient capables de comprendre les évolutions de leur temps. La manœuvre n’est plus simplement la manipulation de pions tactiques sur un champ de bataille, c’est aussi la capacité à adapter ces mêmes pions à des contextes changeants, qu’il s’agisse des innovations autour de soi ou de la projection dans des milieux étrangers. Gallieni et Lyautey auraient pu montrer la voie avec leurs campagnes coloniales très éloignées de la manière «métropolitaine», mais celles-ci sont méprisées par les puristes. Le général Bonnal se moque des «opérations du fameux Balmaceda ou la retraite de Bang-Bo», tout en enseignant à l’École de guerre des «principes» qui vont s’avérer inefficaces et meurtriers. Pétain avait également une vue assez juste des évolutions de la guerre en Europe avant 1914  et c’est incontestablement celui qui s’y est le mieux adapté après. Il ne commande pourtant qu’une modeste brigade (et par intérim) et s’apprête à partir la retraite au moment où débute le conflit. La suite du XXe siècle consacre la revanche des hommes cultivés et imaginatifs sur les technocrates militaires.


Mentats et technocratie 



Le blocage de la Première Guerre mondiale est dépassé de deux manières qui constituent autant d’axes pour le renouveau de la manœuvre et donc de la tactique. Le premier axe concerne l’infanterie qui retrouve de la souplesse avec des méthodes de commandement décentralisées et de la puissance de feu portative. Cette voie est celle des Allemands, dont les divisions d’assaut de 1918 vont dix fois plus vite que les unités de 1916. Le deuxième est l’art opératif, qui est essentiellement français et s’appuie, entre autres, sur les premières unités motorisées. Celles-ci permettent de se déplacer plus rapidement d’un point à l’autre du front, et donc d’avoir une manœuvre à cette échelle, mais ne modifient guère le combat débarqué.


Les unités allemandes sont par la suite «dopées» par la généralisation d’engins de combat à moteur et de moyens de transmissions «légers». Les divisions d’assaut deviennent des panzerdivisions commandées par les héros de 1918 alors que l’art opératif français étouffe plutôt la recherche d’une excellence tactique. De Rommel à Sharon en passant par O’Connor et Leclerc pour les plus connus, on voit donc ainsi apparaître pendant un peu plus d’une trentaine d’années une nouvelle génération de super-tacticiens capables d’obtenir à nouveau des victoires spectaculaires, voire décisives. Le développement de parades antichars et l’intégration des unités motorisées redonnent aussi du lustre aux opératifs comme Patton, Slim, Mac Arthur ou, à une autre échelle, Joukov.


En parallèle de ces nouveaux hussards, la voie de la manœuvre de l’infanterie légère perdure avec les armées communistes asiatiques de Chu Teh, Lin Piao ou Giap. En terrain difficile, en Corée ou au Tonkin, ces fantassins l’emportent même à plusieurs reprises sur les «hussards» motorisés. En réponse, le Royaume-Uni et surtout la France développent à leur tour une manœuvre de l’infanterie légère, avec des maîtres comme Bigeard. On notera que beaucoup de ces nouveaux Mentats ne sont pas issus du processus institutionnel, mais sont des amateurs mobilisés ou volontaires qui se révèlent et apprennent autant au combat qu’au-dehors.


L’apparition des «atomiques» perturbe ce renouveau des Mentats. Malgré les réflexions sur le «champ de bataille atomique», il faut se rendre à l’évidence que cette arme est trop écrasante pour permettre une manœuvre cohérente. Elle est même confisquée par la politique aux militaires et paralyse pour un temps l’idée d’un affrontement en Europe semblable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Cette transformation est particulièrement flagrante en France où le corps blindé-mécanisé est adossé dans une position sacrificielle et où notion de victoire tactique s’efface au profit de celle de dissuasion. Même lorsque Soviétiques et Américains renouvellent brillamment leurs doctrines tactiques dans les années 1970-80 pour envisager à nouveau le combat conventionnel, l’armée française refuse de s’y intéresser, tout en menant il est vrai de nombreuses, mais petites interventions  en Afrique.


La fin de la guerre froide laisse les armées occidentales dans une position de force relative qu’elle n’avait plus depuis le début de la Première Guerre mondiale. Si les États-Unis en profitent pour asseoir leur puissance, l’Union européenne saisit l’occasion pour désarmer à grande vitesse et satisfaire son désir d’impuissance. Entre les deux, l’armée française balance. Lorsque l’anesthésie domine, elle est engagée dans des opérations de maintien de la paix où il n’est nul besoin de tacticiens puisqu’il n’y a pas d’ennemi, avec les résultats que l’on sait. Lorsqu’il faut suivre les Américains, on revient à une conception plus classique de la force, mais soit dans un cadre dissymétrique, comme face à l’Irak, la Serbie ou la Libye de Kadhafi, où il s’agit plus de gérer sa supériorité de moyens que de conduire des manœuvres habiles, soit dans un cadre symétrique, comme en Afghanistan où on retrouve la nécessité d’une vision élargie des situations. Si certains officiers se distinguent à cette occasion, la structure fragmentée des opérations leur interdit pratiquement de renouveler les expériences victorieuses. Le chef actuel doit réussir du premier coup et au moindre coût. Il est difficile dans ces conditions de former des Mentats audacieux et riches d’expérience (ce qui revient un peu au même) et la tentation est très forte de les remplacer par un pilotage très étroit depuis Paris, comme si des membres de plus en plus petits impliquaient un cerveau de plus en plus gros. Il est à craindre que le dernier Mentat français s’appelle Centre de planification et de conduite opérationnelle (CPCO).

Peur sur la ville


The Structure of Morale du psychiatre canadien John Thompson MacCurdy est un ouvrage fascinant. MacCurdy était à Londres pendant le blitz de Londres, cette longue série de bombardements de septembre 1940 à mai 1941 qui a tué 43 000 personnes et détruit un million de logements. Comme tout le monde avant-guerre, il était persuadé que les grands bombardements aériens provoqueraient des désastres immenses et de grandes peurs. En 1937, le haut-commandement britannique estimait qu’une grande campagne de bombardement sur le Grand Londres provoquerait 600 000 morts, plus d’un million de blessés et une immense panique. En prévision, 37 000 soldats étaient mobilisés au début de la guerre pour gérer tous les mouvements de foule et maintenir l’ordre. De grands hôpitaux psychiatriques avaient également été construits en périphérie de la ville. Or, rien ne se passa comme prévu. Il n’y eu réalité aucun mouvement de panique, sinon très ponctuellement, et les psychiatres n’eurent qu’un peu plus de patients qu’avant la guerre, très en deçà en tout cas de ce qui était anticipé. Les hôpitaux psychiatriques restèrent sous-occupés et certains furent fermés faute d’activité.  


C’était en partie pour résoudre cette énigme que MacCurdy a observé les Londoniens et sa conclusion fut étonnante : en réalité, la majorité des gens se sentaient plutôt mieux pendant la guerre qu’avant. MacCurdy remarqua qu’il pouvait partager la population en trois catégories : ceux qui mouraient, ceux qui étaient de près touchés dans leur chair ou celle des proches, les « survivants », et ceux qui n’étaient pas touchés directement, les « épargnés » ou « remote-miss ». C’était un peu toute la différence philosophique entre la mort à la première, deuxième ou troisième personne.

L’impact psychologique était alors très différent selon les catégories, évidemment très fort et dur pour les « survivants », mais, et c’était cela le plus étonnant, plutôt positif pour les autres, c’est-à-dire la très grande majorité des 5 millions d’habitants alors dans le Grand Londres. Beaucoup déclarèrent en effet à MacCurdy leur sentiment de soulagement et d’excitation d’avoir échappé au danger et surmonté leur peur. Avec la répétition des événements, ils avaient développé un sentiment d’invulnérabilité et avaient plutôt l’impression de vivre une expérience exaltante. Beaucoup qui avaient la possibilité d’être évacués refusèrent de le faire en déclarant qu’ils n’auraient jamais l’occasion de vivre ça. Les problèmes parmi les « épargnés » survinrent plutôt après la guerre sous forme de blues.


A ce stade, je comprenais moi-même pourquoi je regrettais les moments où on m’avait tiré dessus. Je fais partie de cette grande majorité de soldats qui ont connu le feu « de loin » même quand ça passait près, et qui au bout du compte ont trouvé ça plutôt excitant d’avoir été confronté au danger et d’y avoir échappé à chaque fois. Contrairement à l’image souvent véhiculée, notamment au cinéma, du soldat forcément traumatisé au retour des opérations, l’immense majorité revient en très bonne santé avec surtout comme problème celui de l’ennui après une période forte. J’ai entendu dire « J’en ai marre de dire que je vais bien, très bien même. J’y retournerai tout de suite, mais on me donne l’impression que je ne suis pas normal et que je devrais avoir honte ». On a trop longtemps sous-évalué le problème de nos blessés invisibles, et ils méritent encore plus d’attention qu’ils n’en reçoivent, mais il ne faut pas inverser le problème et s’imaginer comme à Londres que les compagnies revenant d’opérations difficiles vont remplir les hôpitaux.


Mais MacCurdy allait plus loin que cette simple typologie et ses observations ont été confirmées par de nombreuses autres études : la résilience globale d’une population ne dépend pas seulement de la proportion des « épargnés », mais aussi du contexte dans lequel ils évoluent.


Il se trouve que j’ai eu l’occasion de vivre pendant six mois dans une ville assiégée. Je n’ai vécu qu’une fraction de ce qu’ont vécu les gens sur place pendant quatre ans, mais il n’y a pas une journée où je n’ai entendu des obus (il en tombait en moyenne 300 par jour) ou des balles, où je n’ai éprouvé le sentiment d’être peut-être dans le viseur d’un sniper. Au total, en quatre ans de siège 5 000 habitants ont été tués et peut-être 20 000 ont été touchés « de près », sur une population totale de 250 000, autrement dit comme à Londres la grande majorité des habitants était constituée d’« épargnés ».


J’ai vu des morts, des blessés graves, des gens s’effondrer en larmes, des gens vivants comme des zombies dans des abris obscurs et cloaques, mais j’ai vu aussi plein de gens vivre forts près de la mort. Ils s’étaient adaptés au pire. Ils avaient trouvé comment réduire la probabilité d’être tués en s’abritant là où il fallait et en adoptant les attitudes qu’il fallait à l’air libre. Leur travail principal dans la journée consistait à nourrir leur famille s’ils n’avaient pu l’évacuer à temps. Le reste du temps, ils aidaient les autres ou se reposaient, buvaient de la slibovic, s’amusaient et faisaient l’amour.


Notre politique était alors d’aller autant que possible au milieu des gens, se lier à eux et faire en sorte qu’ils pleurent en nous voyant partir six mois plus tard. Nous leur donnions une partie de notre nourriture et notre eau, des soins médicaux, et puis en liaison avec plein de gens formidables, nous sommes passés à des opérations plus sophistiquées : raid blindé avec des profs pour récupérer des livres scolaires entreposés sous la poussière dans un coin de la ville, nettoyage de notre secteur avec une société locale à qui nous fournissions carburant et protection, spectacles de marionnettes avec transport et escorte de la troupe et des enfants, protection de tous et distribution de rations. À la fin du mandat, on a organisé en commun la construction d’un gazoduc en bordure de notre zone de responsabilité, une œuvre titanesque qui nous valut quelques accrochages violents avec les Bosno-Serbes qui nous accusaient de creuser des tranchées pour leurs ennemis.


Nous avons rencontré à cette occasion plein de gens « impliqués », qui ne se subissaient pas, travaillaient, éduquaient, et continuaient à tout prix à organiser des spectacles, à écrire des journaux et des livres, à aider les blessés, réparer les dégâts, éteindre les incendies. Ils étaient forts parce qu’ils avaient un foyer, un chez-soi sécurisant, mais aussi parce qu’ils agissaient. Ils étaient ravis aussi quand nous tirions aussi contre ceux qui leur voulaient du mal. Lors du premier combat dans la ville, une heure à peine après notre arrivée, une femme était venue me voir tout sourire en me disant « Vous êtes venus tuer les snipers ? Merci ». En réalité, avec nos petits moyens on ne pouvait pas faire grand-chose, mais cela contribuait à l’idée de ne pas subir.


Ceux qui les faisaient souffrir étaient aussi à l’intérieur, la vieille ville en particulier était tenue par des bandes de mafieux impitoyables, qui n’hésitaient pas à racketter les gens et à détourner l’aide humanitaire, à les tuer parfois comme ce gamin égorgé par Tsatso, le pire de tous. Tsatso est le chef de la zone dans laquelle nous étions implantés. Nous nous battions en réalité surtout contre lui et ses hommes, jusqu’au jour où le gouvernement bosniaque a pris les choses en main et nettoyé la ville de ces bandits. Au cours de la bataille, Tsatso a été pris en compte par le père du gamin égorgé. Les obus tombaient toujours autant sur les gens, mais leur environnement était un peu moins oppressant.


Nous courrions statistiquement les mêmes risques que les gens assiégés, une probabilité quotidienne nettement plus élevée de se faire abattre mais sur un temps plus court. Je me suis aperçu que nous renforcions leur résilience, mais qu’ils faisaient de même pour nous, en nous avertissant des dangers mais aussi en nous donnant un sens, des choses à faire, l’impression de ne pas subir et même de faire reculer la souffrance. Il fut difficile de partir, j’ai même demandé à rester un peu plus longtemps pour accueillir ceux qui nous relevaient. Certains d’entre nous ont été meurtris, mais étrangement quand nous évoquons cette mission c’est avec des regrets.


Je suis retourné à Sarajevo juste à la fin de la guerre. J’y ai vu du soulagement, de la joie et de l’enthousiasme, les bars étaient pleins. Tout était à reconstruire, mais il y avait un espoir et de l’énergie. J’y suis retourné à nouveau il y a quelques années, certains m’ont avoué alors qu’ils ne souhaitaient pour rien au monde le retour de la guerre, mais qu’ils regrettaient eux aussi certaines choses.
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