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« Le risque d’un conflit direct entre la Russie et l’OTAN est à prendre au sérieux » grand entretien avec Aurélien Duchêne

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d’études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aurélien Duchêne Les pays baltes représentent aux yeux du régime russe, comme d’une large partie de la population, d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.

Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe. 

La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.

Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS. 

Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. À travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.

L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25 % de la population en Lettonie et en Estonie, et environ 5 % en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80 % de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55 % de la région capitale de Riga en Lettonie.

Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux, d’une extrême importance aux yeux de Moscou.

L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les divers conflits contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toutes pièces, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.

Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.

Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes, de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de se révéler perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant désormais d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN.

 

Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?

Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays, qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’Empire soviétique. À l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russe encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).

Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.

Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance, dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les États-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.

Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les États-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des États-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.

Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît aujourd’hui d’autant plus indispensable à leur sécurité, mais s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.

 

Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?

Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.

Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les États baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.

Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.

Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8 % du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2 % en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2 % auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2 % l’an dernier avec un objectif de 2,5 % en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75 % du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les États-Unis, les pays baltes sont désormais les États membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.

La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… Et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.

La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.

L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.

 

Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?

Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.

Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.

Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.

Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés baltes comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.

Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des districts militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.

 

Le corridor de Suwalki est-il le talon d’Achille des frontières européennes ?

Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. À l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des états-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.

La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court, en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.

 

Quel est l’état de la coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous, Européens de l’Ouest, prêts à défendre leur intégrité territoriale ?

La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.

Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3700 Belges, Tchèques, Français, Islandais, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et Américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.

La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.

Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte ainsi en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2000 militaires engagés sur le flanc est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale. Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.

Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe. 

Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les États baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).

Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses, et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.

Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55 %), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41 %, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie. S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.

Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Écrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

« Leur but est de saper notre État de droit » grand entretien avec Nicolas Quénel

Nicolas Quénel est journaliste indépendant. Il travaille principalement sur le développement des organisations terroristes en Asie du Sud-Est, les questions liées au renseignement et les opérations d’influence. Membre du collectif de journalistes Longshot, il collabore régulièrement avec Les Jours, le magazine Marianne, Libération. Son dernier livre, Allô, Paris ? Ici Moscou: Plongée au cœur de la guerre de l’information, est paru aux éditions Denoël en novembre 2023. Grand entretien pour Contrepoints.

 

Quand le PCC met en scène sa propre légende dans les rues de Paris

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Pouvez-vous décrire les failles les plus alarmantes et les plus inattendues que vous avez mises au jour dans votre enquête ?

Nicolas Quénel – Il n’y a pas vraiment un exemple en particulier qui me revienne en tête. Le fait que la Chine ait pu tourner Fox Hunt, un film de propagande à la gloire du programme de disparition forcée (qui a fait des victimes en France) en plein dans les rues de Paris pendant des semaines sans que personne ne trouve rien à y redire me fascinera toujours par exemple.

On pourrait aussi citer les Indian Chronicles. Une opération d’influence indienne qui avait duré 15 années et durant laquelle les Indiens ont su exploiter les failles de l’ONU pour mener des opérations de dénigrement du Pakistan directement au Conseil des droits de l’Homme.

Plus inattendu encore, l’exemple d’Evguéni Prigojine, le défunt patron des mercenaires de Wagner, qui avait financé une fausse ONG de défense des droits de l’Homme pour faire monter le sujet des violences policières en France quelques mois avant l’élection présidentielle de 2022. Avec un collègue nous avions pu entrer en contact avec un homme qui avait l’audace de se présenter sous le nom de Ivan Karamazov. C’était assez cocasse.

 

Guerre froide 2.0

Samedi 3 février dernier, l’ancien président russe Dimitri Medvedev a publié un long texte sur Telegram appelant à s’ingérer dans les processus électoraux européen et américain en soutenant les partis « antisystème ». Il a notamment écrit : « Notre tâche est de soutenir de toutes les manières possibles ces hommes politiques et leurs partis en Occident, en les aidant apertum et secretum [ouvertement et secrètement], à obtenir des résultats corrects aux élections ». Comment prouver les traces de cette ingérence ? Quelles types d’actions recouvrent ce terme, « secretum » ? 

Il est toujours difficile de prouver l’ingérence d’une puissance étrangère dans un processus électoral. Évidemment, on ne parle pas ici du jeu d’influence classique entre États. Après tout, Vladimir Poutine, quand il invite au Kremlin une candidate à l’élection présidentielle française, et lui accorde un entretien immortalisé par quelques photos, est tout à fait en droit de le faire, et la candidate est libre d’accepter ou de décliner l’invitation en fonction de ce qu’elle juge être le mieux pour son intérêt personnel.

Quand nous parlons d’ingérence électorale, nous parlons communément de ce qu’il était convenu d’appeler les « mesures actives » pendant la Guerre froide, lesquelles désignent l’ensemble des moyens employés pour influencer une situation de politique intérieure d’un pays-cible, ou sa ligne de politique étrangère. Parmi ces moyens, on peut évoquer notamment la désinformation, la propagande, le recrutement d’agents d’influence, ou l’utilisation de faux ou d’idiots utiles.

Ces mesures actives, elles, sont par essence secrètes, et la Russie mène ce type d’opérations en France aujourd’hui comme au temps de la Guerre froide. Si on ne devait donner qu’un exemple pour illustrer l’ancienneté de ces ingérences électorales, ce serait l’élection de 1974 pendant laquelle la « résidence de Paris » (l’antenne du KGB dans la capitale française) s’était vantée d’avoir mené en une semaine seulement 56 de ces opérations en faveur de Mitterrand dans un rapport envoyé à Moscou. Fait amusant, les Soviétiques à Moscou avaient de leur côté mené des opérations pour favoriser Giscard.

Ces opérations ont évidemment évolué depuis la Guerre froide, notamment avec le numérique. Les objectifs, eux, restent inchangés. Ce qui n’a pas changé non plus, c’est le fait que ces opérations restent très difficilement attribuables formellement. On ne trouve presque jamais la preuve ultime de l’implication directe de l’appareil d’État russe. Remonter la piste de ces opérations pour découvrir qui est le commanditaire réel demande parfois des années de travail, et ce travail n’aboutit pas toujours.

 

Agents d’influences et idiots utiles

Quels sont les principaux canaux utilisés par Moscou pour véhiculer sa propagande en France ? Est-ce facile pour le régime de Poutine de recruter des « agents » ? Quels sont leurs profils ?

Il faut faire la distinction entre les agents d’influence et les simples idiots utiles. Quand on parle d’idiots utiles, nous faisons référence à ceux qui répercutent la propagande du Kremlin de manière consciente ou non. Eux ne tirent pas de bénéfices de cela de la part de la Russie, mais se reconnaissent dans cette propagande. Il y a un alignement idéologique entre le discours du Kremlin et leurs convictions profondes. Dans notre pays, des gens sont persuadés que les Arabes vont remplacer les Blancs, que l’homosexualité est un signe de la dégénérescence des sociétés occidentales etc. De fait, ils se retrouvent dans les narratifs du Kremlin, et peuvent sincèrement penser que Poutine est un rempart contre une prétendue décadence.

C’est grotesque, évidemment, mais jusqu’à preuve du contraire, être con n’est pas un délit dans ce pays.

Les agents d’influence, par contre, c’est autre chose. Il s’agit d’individus qui tirent bénéfice de la récitation de cette propagande. Les Russes vont essayer de recruter des politiciens, des journalistes, des avocats… Ceux dont la voix porte, et qui, en plus, ont l’avantage d’être un peu mieux protégés que le citoyen ordinaire, dans le sens où il est plus délicat pour un service de renseignement d’enquêter ouvertement sur ce type de profils. On se souvient de l’affaire Jean Clémentin, le journaliste du Canard enchaîné qui était en réalité un vrai agent d’influence payé par les Soviétiques.

 

La France est dans leur viseur

Outre la Russie, quelles sont les principales puissances qui mettent en œuvre des stratégies de désinformation en France ? Dans quels buts ? Ont-elles des manières communes de procéder ?

Les plus actifs en France en matière d’opérations d’influence sont les Russes et les Chinois. On pourrait ensuite citer l’Iran, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Inde… Tous ont un agenda, des objectifs stratégiques qui leur sont propres. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont globalement tous les mêmes méthodes et surtout apprennent des erreurs des uns et des autres. Et c’est bien parce qu’ils apprennent que nous devons adapter et muscler notre réponse.

 

Une prise de conscience (très) récente

Dans son rapport publié le 2 novembre dernier, la délégation parlementaire au renseignement a souligné la « naïveté » et les « fragilités » de la France, notamment face aux ingérences chinoises et russes. À quoi a servi concrètement la dernière commission d’enquête parlementaire relative aux ingérences de puissances étrangères clôturée en juin 2023, soit quatre mois avant la publication du rapport de la délégation au renseignement ?

Cette commission a été l’occasion d’entendre différents services de l’État s’exprimer en détails sur ce sujet des opérations d’influence étrangères. Je me souviens notamment de l’audition de Nicolas Lerner, à l’époque directeur de la DGSI, et aujourd’hui passé chef de la DGSE, qui avait été particulièrement offensif contre les élus qui se rendaient dans le Donbass pour observer des processus électoraux fantoches. Il n’a pas hésité à déclarer qu’« accepter de servir de caution à un processus prétendument démocratique et transparent revient à franchir un cap en termes d’allégeance ».

On peut, bien sûr, regretter les ambitions cachées des parlementaires qui ont participé à cette commission. De son côté, le Rassemblement national voulait se blanchir de ses liens avec la Russie de Poutine, et d’autres voulaient profiter de cette occasion pour les enfoncer sur le même sujet. Mais bon. On ne va pas reprocher aux politiques de faire de la politique quand même !

À mon sens, cette commission a surtout été l’occasion d’imposer le sujet des opérations d’influence étrangères dans le débat public. En cela, elle a été très utile, et ce même travail s’est poursuivi avec le rapport de la DPR qui avait aussi pour sujet central ces opérations.

 

Être ou ne plus être une démocratie libérale

Comment les démocraties libérales peuvent-elles s’adapter à cette nouvelle menace sans tomber dans l’autoritarisme ?

La lutte contre les opérations d’influence a un point en commun avec la lutte contre le terrorisme. Dans les deux cas nous sommes face à un conflit asymétrique dans lequel les démocraties libérales sont contraintes dans leur réponse par des limites éthiques, morales et juridiques. Des limites que n’ont évidemment pas les dictatures qui mènent ces opérations d’influence.

En menant ces mesures actives, leur but est de détruire le modèle des démocraties libérales et de saper notre État de droit. Partant de ce principe, on ne protège pas l’État de droit en le sabordant nous-mêmes, et il faut veiller à ce qu’aucune ligne rouge ne soit franchie.

En réalité, le meilleur moyen de lutter efficacement contre ces opérations d’influence est au contraire de renforcer notre modèle démocratique. Cela passera par de grandes politiques publiques d’investissement pour renforcer les moyens de la Justice, de l’Éducation Nationale… Il faut aussi s’atteler sérieusement à répondre à la crise de défiance des citoyens envers l’État, les politiques et les médias.

Ce sera long, coûteux et difficile, mais ce n’est pas comme si nous avions le choix.

 

Les canards de l’infox 

Mercredi 24 janvier 2024 un avion russe s’est écrasé dans l’oblast de Belgorod, près de la frontière ukrainienne. Une semaine après le crash, le président russe Vladimir Poutine affirmait publiquement que ce dernier avait été abattu « à l’aide d’un système Patriot américain ». Dans la foulée et sans vérifications, cette version a été reprise par de très nombreux journaux français. Quelle est la responsabilité de la presse dans la diffusion d’intox ?

Sauf erreur de ma part, nous ne sommes toujours pas au courant des raisons de ce crash. Je garderai alors une certaine prudence sur ce point. Un autre exemple, peut-être plus adapté car nous avons plus de recul à son sujet, est celui des étoiles de David dans les rues de Paris. Les médias, surtout télévisuels, se sont jetés dessus et ont spéculé pendant des jours en y voyant une preuve de la montée de l’antisémitisme en France après les attaques terroristes du 7 octobre en Israël. Seul problème, nous avons appris dans les jours qui suivirent qu’il s’agissait en réalité d’une opération d’influence perpétrée par un couple de Moldaves avec un commanditaire de la même nationalité, connu pour ses positions très proches de la Russie.

Cet événement a pointé très directement les failles de notre système médiatique. L’immédiateté de l’information couplée à la course à l’audience sont de vrais fléaux. Cela pousse des gens pourtant compétents à commettre des erreurs qui viennent décrédibiliser par la suite ces mêmes médias auprès de leur audience, et en bout de chaîne cela vient encore accroître la défiance envers notre profession.

Si cette opération d’influence a particulièrement bien fonctionné, ce n’est pas parce que les Russes ont essayé d’amplifier l’histoire sur les réseaux sociaux avec des faux comptes, c’est parce que les médias se sont jetés dessus sans prendre de précautions.

 

La désinformation au stade industriel

La guerre hybride menée par la Russie pour déstabiliser les démocraties libérales et diffuser un discours anti-Occidental n’a pas commencé le 24 février 2022. Avez-vous cependant constaté un changement d’échelle, d’intensité, dans les tentatives d’ingérences « discrètes » à partir de février 2022 ?

Il est difficile de donner un chiffre ou une tendance sur des opérations qui sont par nature secrètes. On peut supposer sans prendre trop de risques de se tromper qu’il y a une hausse de ces opérations depuis le début de l’invasion de l’Ukraine du 24 février 2022 car il y a un enjeu stratégique pour Moscou à faire cesser le soutien des Occidentaux à Kyiv.

À titre personnel, je pense que l’on va voir dans un avenir proche une multiplication des opérations d’influence qui se reposent sur les outils numériques, car il est aujourd’hui bien plus facile de créer des discours ou des faux sites web grâce à l’intelligence artificielle générative. Créer un deepfake il y a quelques années pouvait prendre des semaines et nécessitait de solides compétences. Aujourd’hui, les outils d’IA permettent d’industrialiser ce type de productions, cela ne prend pas plus que quelques minutes, et il n’y a pas besoin de compétences particulières pour y arriver.

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« Nous devons mettre en place une diplomatie de guerre » grand entretien avec Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes occidentales en Ukraine, à l’occasion d’une conférence internationale, lundi 26 février dernier.

 

Hypothèse d’une victoire russe : à quelles répercussions s’attendre ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Dans Notre Guerre, vous écrivez : « Les aiguilles de l’horloge tournent sans relâche, associant toujours plus de morts à leur fuite en avant. Mais il arrive aussi un moment où le temps presse. L’Ukraine pourrait mourir. Ce sera de notre faute, et alors le glas de la mort sonnera pour nous. » Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine ?

Nicolas Tenzer Elles seraient catastrophiques sur tous les plans et marqueraient un tournant à certains égards analogue mutatis mutandis à ce qu’aurait été une victoire de l’Allemagne nazie en 1945. Outre que cela entraînerait des centaines de milliers de victimes ukrainiennes supplémentaires, elle signifierait que les démocraties n’ont pas eu la volonté – je ne parle pas de capacité, car elle est réelle – de rétablir le droit international et de faire cesser un massacre d’une ampleur inédite en Europe, nettement supérieure à celui auquel nous avons assisté lors de la guerre en ex-Yougoslavie, depuis la Seconde Guerre mondiale.

La crédibilité de l’OTAN et des garanties de sécurité offertes par les États-Unis et l’Union européenne en serait à jamais atteinte, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient. Toutes les puissances révisionnistes s’en réjouiraient, en premier lieu la République populaire de Chine. La Russie poursuivrait son agression au sein du territoire des pays de l’OTAN et renforcerait son emprise sur la Géorgie, le Bélarus, la Syrie, certains pays d’Afrique ou même d’Asie, comme en Birmanie, et en Amérique du Sud (Venezuela, Cuba, Nicaragua).

Cela signifierait la mort définitive des organisations internationales, en particulier l’ONU et l’OSCE, et l’Union européenne, déjà minée par des chevaux de Troie russes, notamment la Hongrie et la Slovaquie, pourrait connaître un délitement. Le droit international serait perçu comme un torchon de papier et c’est l’ordre international, certes fort imparfait, mis en place après Nuremberg, la Charte des Nations unies et la Déclaration de Paris de 1990, qui se trouverait atteint. En Europe même, la menace s’accentuerait, portée notamment par les partis d’extrême droite. Nos principes de liberté, d’État de droit et de dignité, feraient l’objet d’un assaut encore plus favorisé par la propagande russe. Notre monde tout entier serait plongé dans un état accru d’insécurité et de chaos. Cela correspond parfaitement aux objectifs de l’idéologie portée par le régime russe que je décris dans Notre Guerre, qu’on ne peut réduire uniquement à un néo-impérialisme, mais qui relève d’une intention de destruction. C’est la catégorie même du futur qui serait anéantie.

C’est pourquoi il convient de définir clairement nos buts de guerre : faire que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit radicalement défaite, d’abord en Ukraine, car telle est l’urgence, mais aussi en Géorgie, au Bélarus et ailleurs. Un monde où la Russie serait défaite serait un monde plus sûr, mais aussi moins sombre, et plus lumineux pour les peuples, quand bien même tous les problèmes ne seraient pas réglés. Les pays du sud ont aussi à y gagner, sur le plan de la sécurité énergétique et alimentaire, mais aussi de la lutte anti-corruption et des règles de bon gouvernement – songeons à l’Afrique notamment.

 

Peut-on négocier avec Poutine ?

Pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas concevable de négocier avec la Russie de Poutine ? Que répondez-vous à l’ancien ambassadeur Gérard Araud qui plaide pour cette stratégie ? C’est aussi le point de vue de la géopolitologue Caroline Galacteros, qui écrit : « Arrêtons le massacre, celui sanglant des Ukrainiens et celui économique et énergétique des Européens . Négociations !! pendant qu’il y a encore de quoi négocier… ». Comment comprenez-vous cette position ? 

Je ne confondrai pas les positions de madame Galacteros, dont l’indulgence envers la Russie est bien connue, et celle de Gérard Araud qui n’est certainement pas pro-Kremlin. Ses positions me paraissent plutôt relever d’une forme de diplomatie classique, je n’oserais dire archaïques, dont je montre de manière détaillée dans Notre Guerre les impensés et les limites. Celles-ci m’importent plus que les premières qui sont quand même très sommaires et caricaturales. Je suis frappé par le fait que ceux, hors relais de Moscou, qui parlent de négociations avec la Russie ne précisent jamais ce sur quoi elles devraient porter ni leurs conséquences à court, moyen et long termes.

Estiment-ils que l’Ukraine devrait céder une partie de son territoire à la Russie ? Cela signifierait donner une prime à l’agresseur et entériner la première révision par la force des frontières au sein de l’Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion et l’invasion des Sudètes par Hitler. Ce serait déclarer à la face du monde que le droit international n’existe pas. De plus, laisser la moindre parcelle du territoire ukrainien aux mains des Russes équivaudrait à détourner le regard sur les tortures, exécutions, disparitions forcées et déportations qui sont une pratique constante, depuis 2014 en réalité, de la Russie dans les zones qu’elle contrôle. Je ne vois pas comment la « communauté internationale » pourrait avaliser un tel permis de torturer et de tuer.

Enfin, cela contreviendrait aux déclarations de tous les dirigeants politiques démocratiques depuis le début qui ne cessent de proclamer leur attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Se déjuger ainsi serait renoncer à toute crédibilité et à toute dignité. Je trouve aussi le discours, explicitement ou implicitement pro-Kremlin, qui consiste à affirmer qu’il faut arrêter la guerre pour sauver les Ukrainiens, pour le moins infamant, sinon abject, quand on sait que, après un accord de paix, ceux-ci continueraient, voire s’amplifieraient encore.

Suggèrent-ils qu’il faudrait renoncer à poursuivre les dirigeants russes et les exécutants pour les quatre catégories de crimes imprescriptibles commis en Ukraine, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression ? Il faut leur rappeler que le droit international ne peut faire l’objet de médiation, de transaction et de négociation. Il s’applique erga omnes. Le droit international me semble suffisamment affaibli et mis à mal pour qu’on n’en rajoute pas. Cela fait longtemps que je désigne Poutine et ses complices comme des criminels de guerre et contre l’humanité et je me réjouis que, le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale l’ait inculpé pour crimes de guerre. Il est légalement un fugitif recherché par 124 polices du monde. On peut gloser sur les chances qu’il soit un jour jugé, mais je rappellerai que ce fut le cas pour Milosevic. En tout état de cause, l’inculpation de la Cour s’impose à nous.

Veulent-ils signifier qu’on pourrait fermer les yeux sur la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens en Russie, ce qui constitue un génocide, en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ? On ose à peine imaginer qu’ils aient cette pensée. Là aussi, il est dans notre intérêt à donner des signaux cohérents et forts.

Entendent-ils enfin qu’il serait acceptable que la Russie soit dispensée de payer les réparations indispensables pour les dommages de guerre subis par l’Ukraine, qui sont aujourd’hui estimer à environ deux trillions d’euros ? Veulent-ils que cette charge incombe aux assujettis fiscaux des pays de l’Alliance ? Tout ceci n’a aucun sens, ni stratégique, ni politique.

Sur ces quatre dimensions, nous devons être fermes, non seulement aujourd’hui, mais dans la durée. Dans mon long chapitre sur notre stratégie à long terme envers la Russie, j’explique pourquoi nous devons maintenir les sanctions tant que tout ceci n’aura pas été fait. C’est aussi la meilleure chance pour qu’un jour, sans doute dans quelques décennies, la Russie puisse évoluer vers un régime démocratique, en tout cas non dangereux.

En somme, ceux qui souhaitent négocier avec la Russie tiennent une position abstraite qui n’a rien de réaliste et de stratégiquement conséquent en termes de sécurité. Si la Russie n’est pas défaite totalement, elle profitera d’un prétendu accord de paix pour se réarmer et continuer ses agressions en Europe et ailleurs. C’est la raison pour laquelle je consacre des développements approfondis dans la première partie de Notre Guerre à réexaminer à fond certains concepts qui obscurcissent la pensée stratégique que je tente de remettre d’aplomb. Je reviens notamment sur le concept de réalisme qui doit être articulé aux menaces, et non devenir l’autre nom de l’acceptation du fait accompli. Je m’y inspire de Raymond Aron qui, à juste titre, vitupérait les « pseudo-réalistes ».

Je porte aussi un regard critique sur la notion d’intérêt, et notamment d’intérêt national, tel qu’il est souvent entendu. Lié à la sécurité, il doit intégrer principes et valeurs. Je montre également que beaucoup d’analystes de politique étrangère ont, à tort, considéré États et nations dans une sorte de permanence plutôt que de se pencher sur les spécificités de chaque régime – là aussi, la relecture d’Aron est précieuse. Enfin, je démontre que traiter de politique étrangère sérieusement suppose d’y intégrer le droit international et les droits de l’Homme, alors qu’ils sont trop souvent sortis de l’analyse de sécurité. Pourtant, leur violation est le plus généralement indicatrice d’une menace à venir.

 

Sanctions : comment les rendre efficaces ?

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Il semble que la Russie ait mis en place une stratégie de contournement plutôt efficace : depuis 2022, les importations (notamment depuis l’Allemagne) de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi… Sans parler de l’accélération des échanges entre la Russie et la Chine. Que faudrait-il vraiment faire pour isoler économiquement la Russie ?

C’est un point déterminant. Même si les différents paquets de sanctions décidés tant par l’Union européenne que par les États-Unis et quelques autres pays comme le Japon et la Corée du Sud, sont les plus forts jamais mis en place, ils restent encore incomplets, ce qui ne signifie pas qu’ils soient sans effets réels – ne les minimisons pas. Je reprends volontiers la proposition émise par la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, qui proposait un embargo total sur le commerce avec la Russie. Je constate aussi que certains pays de l’UE continuent d’importer du gaz naturel liquéfié russe (LNG) et qu’une banque autrichienne comme Raiffaisen a réalisé l’année dernière la moitié de ses profits en Russie. Certaines entreprises européennes et américaines, y compris d’ailleurs françaises, restent encore présentes en Russie, ce qui me paraît inacceptable et, par ailleurs, stupide dans leur intérêt même.

Ensuite, nous sommes beaucoup trop faibles en Europe sur les sanctions extraterritoriales. Il existe une réticence permanente de certains États à s’y engager, sans doute parce que les États-Unis les appliquent depuis longtemps, parfois au détriment des entreprises européennes. C’est aujourd’hui pourtant le seul moyen pour éviter les contournements. Nous devons mettre en place ce que j’appelle dans Notre Guerre une diplomatie de guerre : sachons dénoncer et agir contre les pratiques d’États prétendument amis, au Moyen-Orient comme en Asie, qui continuent de fournir la machine de guerre russe.

Enfin, nous devons décider rapidement de saisir les avoirs gelés de la Banque centrale russe (300 milliards d’euros) pour les transférer à l’Ukraine, d’abord pour renforcer ses capacités d’achats d’armements, ensuite pour la reconstruction. Les arguties juridiques et financières pour refuser de s’y employer ne tiennent pas la route devant cette urgence politique et stratégique.

 

La nécessité d’une intervention directe

Les alliés de l’Ukraine soutiennent l’effort de guerre de l’Ukraine en aidant financièrement son gouvernement et en lui livrant des armes. Qu’est-ce qui les empêche d’intervenir directement dans le conflit ?

La réponse est rien.

Dès le 24 février 2022 j’avais insisté pour que nous intervenions directement en suggérant qu’on cible les troupes russes entrées illégalement en Ukraine et sans troupes au sol. J’avais même, à vrai dire, plaidé pour une telle intervention dès 2014, date du début de l’agression russe contre le Donbass et la Crimée ukrainiens. C’eût été et cela demeure parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies qui dispose que non seulement un État agressé peut répliquer en frappant les infrastructures militaires et logistiques sur le territoire de l’ennemi, mais que tout autre État se portant à son secours peut également légalement le faire. Cela aurait mis fin rapidement à la guerre et aussi épargné la mort de plus d’une centaine de milliers d’Ukrainiens, civils et militaires. Cela aurait renforcé notre sécurité et la crédibilité de notre dissuasion.

Si nous, Alliés, ne l’avons pas fait et si nous sommes encore réticents, c’est parce que nous continuons de prendre au sérieux les récits du Kremlin qui visent à nous auto-dissuader. Je consacre toute une partie de Notre Guerre à explorer comment s’est construit le discours sur la menace nucléaire russe, bien avant le 24 février 2022.

Certes, nous devons la considérer avec attention et sans légèreté, mais nous devons aussi mesurer son caractère largement fantasmé. Poutine sait d’ailleurs très bien que l’utilisation de l’arme nucléaire aurait pour conséquence immédiate sa propre disparition personnelle qui lui importe infiniment plus que celle de son propre peuple qu’il est prêt à sacrifier comme il l’a suffisamment montré. On s’aperçoit d’ailleurs que même l’administration Biden qui, au début de cette nouvelle guerre, avait tendance à l’amplifier, ce qui faisait involontairement le jeu de la propagande russe, a aujourd’hui des propos beaucoup plus rassurants. Mais cette peur demeure : je me souviens encore avoir entendu, le 12 juillet 2023, alors que j’étais à Vilnius pour le sommet de l’OTAN, Jake Sullivan, conseiller national pour la sécurité du président américain, évoquer le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Ce n’est pas parce que les Alliés seraient intervenus, ou interviendraient aujourd’hui, que cette guerre serait déclenchée. Je crois au contraire que la Russie serait obligée de plier.

Là aussi, il convient de remettre en question le discours de la propagande russe selon lequel une puissance nucléaire n’a jamais perdu la guerre : ce fut le cas des États-Unis au Vietnam et, de manière plus consentie, en Afghanistan, et bien sûr celui de l’ancienne URSS dans ce dernier pays. Songeons aussi au signal que, en refusant d’intervenir, nous donnerions à la Chine : cela signifierait-il que, parce qu’elle est une puissance nucléaire, elle pourrait mettre la main sur Taïwan sans que nous réagissions ? Il faut songer au signal que nous envoyons.

Enfin, et j’examine cela dans mon livre de manière plus détaillée, se trouve posée directement la question de la dissuasion au sein de l’OTAN. Celle-ci repose fondamentalement, du moins en Europe, sur la dissuasion nucléaire et la perspective de l’activation de l’article 5 du Traité de Washington sur la défense collective. Elle concerne aussi, par définition, les pays de l’Alliance, ce qui d’ailleurs montre la faute majeure qui a été celle de la France et de l’Allemagne en avril 2008 de refuser un plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN lors du sommet de Bucarest. Emmanuel Macron l’a implicitement reconnu lors de son discours du 31 mai 2023 lors de son discours au Globsec à Bratislava.

Une double question se pose donc. La première est celle de notre dissuasion conventionnelle, qui a été en partie le point aveugle de l’OTAN. Je propose ainsi qu’on s’oriente vers une défense territoriale de l’Europe. La seconde est liée au cas de figure actuel : que faisons-nous lorsqu’un pays non encore membre de l’Alliance, en l’occurrence l’Ukraine, est attaqué dès lors que cette agression comporte un risque direct sur les pays qui en sont membres ?

 

Hypothèse d’un retour de Donald Trump

Donald Trump est bien parti pour remporter l’investiture des Républicains en juin prochain. Quelles seraient les conséquences d’une potentielle réélection de l’ancien président américain sur la guerre en Ukraine ? 

À en juger par les déclarations de Donald Trump, elles seraient funestes. On ne peut savoir s’il déciderait de quitter l’OTAN qu’il avait considérée comme « obsolète », mais il est fort probable qu’il diminuerait de manière drastique les financements américains à l’OTAN et l’effort de guerre en faveur de l’Ukraine. Les Européens se trouveraient devant un vide vertigineux. S’il fallait compenser l’abandon américain, y compris sur le volet nucléaire – au-delà des multiples débats doctrinaux sur le rôle des dissuasions nucléaires française et britannique –, les pays de l’UE devraient porter leurs dépenses militaires à 6 ou 7 % du PIB, ce qui pourrait difficilement être accepté par les opinions publiques par-delà les questions sur la faisabilité. Ensuite, cela ne pourrait pas se réaliser en quelques mois, ni même en quelques années sur un plan industriel en termes d’armements conventionnels.

En somme, nous devons poursuivre nos efforts au sein de l’UE pour transformer de manière effective nos économies en économies de guerre et porter à une autre échelle nos coopérations industrielles en matière d’armement au sein de l’Europe. Mais dans l’immédiat, les perspectives sont sombres. Cela sonnera l’heure de vérité sur la volonté des dirigeants européens de prendre les décisions radicales qui s’imposent. J’espère que nous ferons en tout cas tout dans les mois qui viennent pour apporter une aide déterminante à l’Ukraine – nous avons encore de la marge pour aller plus vite et plus fort.

Les États-Unis et l’Europe restent encore à mi-chemin et n’ont pas livré à l’Ukraine toutes les armes, en quantité et en catégorie, qu’ils pouvaient lui transférer, notamment des avions de chasse et un nombre très insuffisant de missiles à longue portée permettant de frapper  le dispositif ennemi dans sa profondeur. Quant au président Biden, il devrait comprendre qu’il lui faut aussi, dans le temps qui lui reste avant les élections de novembre, donner à Kyiv toutes les armes possibles. Il serait quand bien mieux placé dans la course à sa réélection s’il apparaissait aux yeux de se concitoyens comme le « père la victoire ».

 

« La puissance va à la puissance »

La guerre d’agression de la Russie en Ukraine n’est pas un événement isolé. Il semble que l’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. À l’Est, via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée contre l’Ukraine. Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible, elle n’en est pas moins nuisible. Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017, mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023. Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et soutien l’Alliance des États du Sahel (composée des régimes putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger). Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?

Votre question comporte deux dimensions qui sont à la fois sensiblement différentes et liées. La première est celle de la guerre de l’information et de ses manipulations. Celle-ci se déploie sur quasiment tous les continents, en Europe occidentale autant que centrale et orientale, dans les Amériques, du Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Pendant deux décennies, nous ne l’avons pas prise au sérieux, ni chez nous ni dans certains pays où elle visait aussi à saper nos positions.

Malgré certains progrès, nous ne sommes pas à la hauteur, y compris en France, comme je l’avais expliqué lors de mon audition devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences extérieures l’année dernière, et comme je le développe à nouveau dans Notre Guerre. Nous n’avons pas, dans de nombreux pays, une attitude suffisamment ferme à l’encontre des relais nationaux de cette propagande et n’avons pas mise à jour notre système législatif. En Afrique, la France n’a pas pendant longtemps mesuré, malgré une série d’études documentées sur le sujet, ni riposté avec la force nécessaire aux actions de déstabilisation en amont. Moscou a consacré des moyens considérables, et même disproportionnés eu égard à l’état de son économie, à ces actions et ses responsables russes n’ont d’ailleurs jamais caché que c’était des armes de guerre. Nous avons détourné le regard et ne nous sommes pas réarmés en proportion.

La seconde dimension est celle de l’attitude favorable de plusieurs pays envers Moscou, avec une série de gradations, depuis une forme de coopération étendue, comme dans le cas de l’Algérie, du Nicaragua, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, de l’Érythrée et de la Corée du Nord – sans même parler de groupes terroristes comme le Hamas –, une action commune dans le crime de masse – Syrie –, une complicité bienveillante – Égypte, Émirats arabes unis, Inde, Afrique du Sud, mais aussi Israël avec Netanyahou – et parfois active – République populaire de Chine – ou une soumission plus ou moins totale – Bélarus et certains des pays africains que vous mentionnez. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, l’attitude des démocraties, qui doit aussi être mieux coordonnée et conjointe, ne peut être identique. Dans des cas comme celui de la Syrie, où nous avons péché par notre absence d’intervention, notre action doit être certainement militaire. Envers d’autres, nous devons envisager un système de sanctions renforcées comme je l’évoquais. Dans plusieurs cas, notamment en direction des pays ayant envers Moscou une attitude de neutralité bienveillante et souvent active, un front uni des démocraties doit pouvoir agir sur le registre de la carotte et du bâton. Nous payons, et cela vaut pour les États-Unis comme pour les grands pays européens, dont la France, une attitude négligente et une absence de définition de notre politique. Rappelons-nous, par exemple, notre absence de pression en amont envers les pays du Golfe lorsqu’ils préparaient le rétablissement des relations diplomatiques avec Damas, puis sa réintégration dans la Ligue arabe. Nous n’avons pas plus dissuadé l’Égypte de rétablir des relations fortes avec Moscou et cela n’a eu aucun impact sur nos relations avec Le Caire. Avec l’Inde, nous fermons largement les yeux sur la manière dont Delhi continue, par ses achats de pétrole à la Russie, à alimenter l’effort de guerre. Quant aux pays africains désormais sous l’emprise de Moscou, le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons rien fait pour prévenir cette évolution en amont.

Nous sommes donc devant deux choix politiques nécessaires. Le premier, dont je développe les tenants et aboutissants dans Notre Guerre, est celui de la défaite radicale de la Russie en Ukraine, et celle-ci devra suivre au Bélarus, en Géorgie et en Syrie notamment. Je suis convaincu que si nous agissons en ce sens, des pays faussement neutres ou sur un point de bascule, dont plusieurs que j’ai mentionnés ici, verraient aussi les démocraties d’un autre œil. Elles auraient moins intérêt à se tourner vers une Russie affaiblie. Ce sont les effets par ricochet vertueux de cette action que nous devons mesurer, notamment dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. C’est notre politique d’abstention et de faiblesse qui les a finalement conduits à se tourner vers la Russie. Si nous changeons, ces pays évolueront aussi. La puissance va à la puissance.

Le second choix, que je développe dans Notre Guerre, consistera à repenser de manière assez radicale nos relations avec les pays du Sud – un sud, d’ailleurs, que je ne crois pas « global », mais profondément différent, et avec lequel nous ne saurions penser nos relations sans différenciation. Ce sont les questions d’investissement, de sécurité énergétique et alimentaire, et de lutte contre la corruption qu’il faudra repenser. La guerre russe contre l’Ukraine est un avertissement et le pire serait, une fois que l’Ukraine aurait gagné et nous par la même occasion, de repartir avec les autres pays dans une sorte de business as usual sans aucun changement.

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Démographie de la Russie : une jeunesse décimée ou en fuite

L’agression russe contre l’Ukraine a déjà des conséquences démographiques dramatiques. La stratégie militaire archaïque de l’armée russe consiste à envoyer au front une masse de soldats mal formés et mal équipés. La jeunesse russe est décimée. Mais les jeunes les mieux formés, pouvant travailler à l’étranger, ont quitté le pays pour ne pas être mobilisés. Pour les Russes, il en résulte une vision sombre de l’avenir, peu propice à un sursaut nataliste.

 

Le déclin démographique russe ne date pas d’hier

Le graphique suivant fourni par la Banque mondiale représente l’évolution de la population de la Russie depuis 1960.

Évolution de la population de la Fédération de Russie (1960-2020)

Le pic est atteint en 1992 avec une population de 148,5 millions d’habitants. Le déclin est ensuite constant (143,4 millions en 2020). La petite reprise de croissance entre 2010 et 2020 est principalement liée à l’annexion par la violence de la Crimée en 2014 (2,4 millions d’habitants). Sans la Crimée, la population actuelle est d’environ 141 millions. La Russie a donc perdu 7,5 millions d’habitants depuis 1992. Mais si on retire la population immigrée, c’est-à-dire si on calcule le solde naturel (naissances et décès), selon les spécialistes la population russe a diminué de 12 millions depuis 1992.

Le taux de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme en âge de procréer) était de 1,5 en 2021. Il faut un taux de 2,1 pour assurer la stabilité de la population, hors immigration. Le vieillissement de la population est déjà ancien puisque les plus de 65 ans représentaient 6 % de la population en 1960 et 14,5 % en 2017.

 

Démographie : la Russie est en décroissance, l’Asie en croissance

La démographie de l’énorme Fédération de Russie (17,2 millions de km2) n’est absolument pas uniforme.

Dans l’Asie centrale, la croissance démographique reste élevée. Alors que la population russe de l’ouest du territoire diminue fortement, la population asiatique de l’est augmente. Bruno Tertrais, dans un article publié par l’Institut Montaigne, cite les chiffres suivants pour l’Asie centrale au sens large, comprenant les territoires devenus indépendants à la chute de l’URSS :

« Pendant ce temps, la démographie de l’Asie centrale a continué d’évoluer dans la direction opposée. Selon les Nations unies, la région (75,5 millions d’habitants aujourd’hui) pourrait compter 88 millions d’habitants en 2035 et 100 millions en 2050. La population en âge de travailler de l’Ouzbékistan devrait augmenter de plus de 6 millions d’ici 2050, celle du Tadjikistan de près de 3 millions. »

 

La guerre, nouvelle catastrophe démographique

Dans un tel contexte démographique, avec ses 52 millions d’habitants russophones à l’époque, l’indépendance de l’Ukraine en 1991 a été considérée par beaucoup de dirigeants russes comme une catastrophe démographique.

Depuis, ils sont obnubilés par la reconquête. Ils n’ont pas compris le sens de l’histoire. L’Ukraine ne sera plus jamais russe car les Ukrainiens ne veulent plus être soumis aux diktats de Moscou. La guerre est en réalité une nouvelle catastrophe démographique pour la Russie. Un document déclassifié, transmis au Congrès par les services de renseignements américains, indique qu’environ 315 000 Russes ont été blessés ou tués depuis le début de la guerre en février 2022.

Selon le directeur général de l’état-major de l’Union européenne, de février à novembre 2022 les pertes russes en Ukraine s’élèvent à 60 000 tués et entre 180 000 et 190 000 blessés.

Les sources américaines et norvégiennes corroborent approximativement ces chiffres qui ne sont que des estimations. Les chiffres réels ne seront connus qu’après la fin de la guerre. La guerre n’étant pas terminée et la tactique ukrainienne consistant à tuer le maximum de Russes (puisque la hiérarchie militaire russe envoie ses soldats à la boucherie), c’est la jeunesse russe qui va être totalement décimée après le conflit.

Il faut également tenir compte de l’émigration de jeunes Russes cherchant à échapper à la mobilisation. Les estimations proviennent des pays d’accueil, la Russie ne communiquant pas sur le sujet. Selon les différentes sources, on peut estimer que 700 000 à 1 000 000 de Russes ont quitté leur pays depuis le début du conflit en Ukraine. Ils se sont installés en Géorgie, en Serbie, dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan et Ouzbékistan), en Turquie, en Israël. Il s’agit d’une population jeune et disposant d’une formation professionnelle. Seule une évolution de la Russie vers la démocratie, peu vraisemblable à court terme, leur permettrait de revenir dans leur pays.

Enfin, le pouvoir fasciste russe ne recule devant aucun crime pour atténuer la chute démographique : des enfants sont déportés en masse des territoires ukrainiens occupés vers la Russie. Ces enfants sont proposés à l’adoption à des familles russes et leur identité est modifiée de façon à empêcher toute recherche ultérieure. Ces déportations sont impossibles à chiffrer et les estimations vont de quelques dizaines à quelques centaines de milliers.

 

Un avenir sombre pour la Russie

La guerre en Ukraine produit une énorme surmortalité de la jeunesse, une fuite des cerveaux et des personnes qualifiées, une approche pessimiste de l’avenir incompatible avec une augmentation de la natalité.

Tout cela vient s’ajouter à l’alcoolisme massif parmi la population masculine, aux inégalités considérables de niveau de vie selon les régions, à la corruption généralisée liée à la dictature mafieuse exerçant le pouvoir. Si elle n’éclate pas à la suite d’une défaite militaire, il faudra des décennies à la Russie pour se remettre de l’erreur historique majeure que constitue « l’opération spéciale » de Vladimir Poutine en Ukraine.

Le déclin de l’aide à l’Ukraine est un danger pour les démocraties

Il y a un coup de mou dans l’aide à l’Ukraine : des armes promises ne sont pas livrées. La France fait un jeu comptable pour surévaluer artificiellement l’aide apportée. Le Comité olympique accepte que les athlètes russes participent aux jeux. L’élan citoyen, si fort dans nos démocraties occidentales au printemps 2022, semble retombé. Et si les Ukrainiens ont réussi à reprendre une partie des terres volées par les armées de Vladimir Poutine, la contre-offensive patine désormais, faute d’obtenir toutes les armes promises. L’Ukraine est loin d’avoir reçu le million d’obus promis par les Européens. Et la Russie est en mode économie de guerre. Le président ukrainien met en garde : tout retard dans l’aide militaire à Kyiv est un rêve devenu réalité pour Poutine. Et pendant ce temps, les diplomates de Moscou espèrent une victoire de Donald Trump aux USA, qui pourrait mettre un coup d’arrêt au financement de la résistance ukrainienne…
En Afrique, les régimes pro-russes pullulent au Mali comme en Centrafrique. Et plus discrètement au Cameroun, où le président Paul Biya, traditionnel allié de la France, a incité son équipe nationale à affronter la Russie en match amical à Moscou (dans des conditions de voyage rocambolesques). Ou plus significativement en Afrique du Sud, où le gouvernement a autorisé des manœuvres conjointes des soldats russes et de son armée nationale.Et cela n’est rien comparé à l’accueil spectaculairement amical sur la péninsule arabique qui a été réservé à la visite de Vladimir Poutine. Et partout en Europe pointent des forces soutenant par le Kremlin, soutenues par le Kremlin. Parfois repoussées comme Éric Zemmour ou Marine Le Pen en France, elles sont parfois victorieuses comme le SMER en Slovaquie. Paradoxe, nombre de ces forces s’opposent à l’immigration, alors que Moscou est souvent soupçonné d’utiliser les migrations comme une arme contre l’Europe afin, c’est sa vision, de faire monter le mécontentement.Dans le monde, du Nicaragua au Niger, des putschistes, nombre de régimes non démocratiques, sous le couvert certes louable au départ de ne pas être victimes d’ingérences (on sait à quel point Ortega fut attaqué par les réseaux de Reagan), portent aujourd’hui atteinte aux droits humains avec la protection politique, économique et militaire de la Russie. Au nom de l’anti-occidentalisme.Un comble quand on sait les liens de la Russie avec des partis se réclamant de la défense de l’Occident avec Zemmour et Le Pen, ou en Allemagne avec l’AfD.
Si l’Ukraine tombe, les armes que nous avons fournies iront à une puissance, la Russie, qui fait tout pour affaiblir l’Europe. Si l’Ukraine tombe, l’influence du modèle démocratique dans le monde sera mise à mal. Taïwan sera plus que jamais sous la menace de Pékin. Et de plus en plus de dictateurs pourront continuer ou commencer leur œuvre en se sachant impunis.Au-delà de l’aide morale à une démocratie agressée par un voisin plus puissant, des enfants enlevés, des femmes violées, des villes ravagées, aider l’Ukraine n’est pas seulement un acte altruiste. C’est une nécessité pour qu’un ordre mondial plus injuste, plus violent ne surgisse pas des cendres martyrisées de Kyiv…

Inflation : un drame social et culturel

La réflexion critique sur le thème de l’inflation est aussi ancienne que l’économie elle-même, et elle va bien sûr au-delà de l’économie en tant que science. Le problème de l’inflation commence dès lors que l’on confond la rareté des moyens réels avec une rareté de l’argent, autrement dit lorsqu’on tente de masquer la rareté des moyens réels en créant de la monnaie.

 

Un expédient individuel qui pénalise le collectif

Le point de vue économique individuel (microéconomique) d’un groupe de personnes devient la référence pour un problème économique général (macroéconomique).

Les problèmes économiques individuels peuvent être résolus par la création monétaire, mais pas le problème économique général de la rareté des moyens et des ressources réels. Ces dernières ne peuvent pas être augmentées par la création monétaire, mais seulement redistribuées. La création monétaire se fait donc au détriment des autres. Elle entraîne une redistribution depuis la majorité des gens vers quelques profiteurs. Une grande partie des conséquences sociales et culturelles de l’inflation trouve son origine dans cet effet de redistribution.

Ce qui rend la création monétaire particulièrement insidieuse, c’est la facilité avec laquelle les citoyens se laissent duper. Dans un premier temps, l’économie semble florissante. Les dépenses et les revenus monétaires augmentent. Le papier-monnaie a une valeur d’échange qui commence seulement à s’éroder. À ce stade, la redistribution est déjà à l’œuvre, mais elle n’est pas encore remarquée par tous : les gagnants sont ceux qui acquièrent au bon moment des biens et actifs réels qui conservent leur valeur, même une fois le mirage dissipé.

Tout le monde ne peut jamais s’enrichir grâce au processus d’inflation. Pire, même pour ceux qui finissent par repartir bredouilles, l’illusion d’une plus grande prospérité est maintenue, au moins pendant un certain temps, grâce à une consommation accrue – jusqu’à ce que la dévaluation du papier-monnaie fasse voler en éclats l’illusion – le moment où l’effet réel de la redistribution se manifeste aux yeux de tous.

 

Un transfert de richesses qui ne dit pas son nom

Un canal important par lequel la redistribution opère est l’inflation disproportionnée des prix des actifs qui résulte de l’inflation générale des prix.

Elle est due à un changement de comportement en matière d’épargne. Dans une économie inflationniste, le coût d’opportunité de la détention de monnaie augmente et, par conséquent, les incitations à réorienter l’épargne vers des biens et actifs protégés contre l’inflation émergent. L’inflation disproportionnée des prix des actions et de l’immobilier est une manifestation de ce phénomène.

L’inflation disproportionnée du prix des actifs a tendance à avantager les classes déjà fortunées et à creuser le fossé entre les riches et les pauvres. Les actifs augmentent proportionnellement aux revenus, en particulier aux revenus du travail, et rendent ainsi l’ascension sociale plus difficile. Il devient par exemple beaucoup plus difficile d’acquérir un bien immobilier avec un revenu égal au salaire médian.

Nous pouvons ainsi identifier, entre autres, quatre tendances importantes de redistribution à l’heure actuelle :

  1. Du secteur privé vers l’État et le secteur public.
  2. Des personnes non fortunées vers les personnes fortunées.
  3. Des revenus du travail vers les revenus du capital et les gains en capital.
  4. Des jeunes vers les personnes âgées (car les jeunes générations ne possèdent souvent pas (encore) de patrimoine et dépendent davantage des revenus du travail).

 

Ces tendances à la redistribution entraînent une augmentation des inégalités économiques et constituent ainsi l’une des principales conséquences sociales de l’inflation. Cette redistribution a des effets multiples sur la culture et le mode de vie de différents groupes de la société.

 

Une injustice sociale pour les plus jeunes et les plus pauvres

De manière générale, l’augmentation des inégalités favorise le ressentiment vis-à-vis du système et de la politique.

Cela peut être la cause d’une baisse de la participation électorale et d’une dérive vers les marges politiques, à gauche et à droite. Cette tendance est particulièrement marquée chez les jeunes générations. L’angoisse existentielle et le sentiment d’être laissé pour compte se répandent et provoquent un stress accru. Dans le pire des cas, elles conduisent à l’abandon de soi et à la résignation.

On observe depuis des décennies, en particulier chez les jeunes, des indicateurs croissants de souffrance psychique. La consommation de drogues et les taux de suicide augmentent. Ces phénomènes ont de nombreuses causes potentielles. L’une d’entre elles est la redistribution au détriment des jeunes générations. Mais celle-ci peut également entraîner d’autres changements culturels. Si l’ascension sociale est rendue plus difficile par la constitution d’une épargne à partir des revenus du travail, cela peut conduire à une plus grande orientation vers le présent. Au lieu d’épargner et d’anticiper l’avenir, on s’adonne aux plaisirs de la consommation du présent. La culture YOLO (you only live once) peut être comprise comme une dérive de cette tendance.

Une corruption collective s’installe chez les générations plus âgées et la classe politique, qui a tendance à profiter davantage du processus de redistribution.  On ne reconnaît pas les problèmes systémiques, même si on en est parfaitement conscient, car ce n’est pas à son propre avantage que l’on peut changer quelque chose.

Cette forme d’hypocrisie, que l’on retrouve souvent dans le discours public, renforce à son tour, lorsqu’elle est perçue, le ressentiment des personnes défavorisées dans ce processus de redistribution.

 

Une méritocratie évincée par une kleptocratie

Une forme de mégalomanie s’installe en outre dans la classe politique. On sous-estime les coûts réels des grands projets politiques financés par l’inflation, comme la protection du climat ou les conflits militaires. L’inflation entraîne un affaiblissement des limites de la marge de manœuvre politique. Cela peut également augmenter le ressentiment envers la politique chez tous ceux qui reconnaissent ce découplage et le considèrent comme problématique, même quand il est entendu que ce processus d’inflation profite à un autre endroit.

Ainsi, l’inflation ne provoque pas seulement un sentiment d’injustice accru, elle favorise aussi une culture de la méfiance et du ressentiment. On se méfie des élites et de la politique. Mais on se méfie aussi des entrepreneurs qui réussissent, car leur succès économique ne repose pas nécessairement sur une création de valeur productive, mais peut être le résultat d’une redistribution inflationniste.

C’est souvent un mélange des deux. On ne leur fait donc pas confiance pour réussir. Et c’est ainsi que s’érode le fondement social sur lequel est construit un système d’économie de marché. L’économie de marché promet d’être une méritocratie, c’est-à-dire une réussite économique pour ceux qui offrent aux autres quelque chose pour lequel ils sont prêts à payer. La richesse que l’on génère est une richesse au profit des autres. La redistribution inflationniste met ce système à l’envers. La richesse issue de l’inflation signifie la richesse au détriment des autres.

Les libertariens et la guerre

Un article de Llewellyn H. Rockwell Jr.

Aujourd’hui, les guerres font rage en Ukraine et au Moyen-Orient. Quelle attitude les libertariens devraient-ils adopter face à ces guerres ? Est-il conforme aux principes libertariens de soutenir le camp qui, selon vous, a les meilleurs arguments ? Pouvez-vous inciter ce camp à tout mettre en œuvre pour remporter la victoire ?

Murray Rothbard, le plus grand de tous les théoriciens libertariens, ne le pensait pas. Et cela est vrai, même si vous avez correctement évalué le conflit. Regardons ce qu’il dit dans son grand livre L’Éthique de la Liberté.

 

La notion de guerre juste entre individus

Comme on pouvait s’y attendre, Murray Rothbard ne commence pas son analyse en prenant comme point de départ les conflits entre États. Il se demande ce que pourraient faire les individus impliqués dans un conflit dans une société anarcho-capitaliste.

Voici ce qu’il dit :

 

« Avant d’envisager les actions interétatiques, revenons un instant au pur monde apatride libertarien où les individus et les agences de protection privées qu’ils recrutent limitent strictement leur recours à la violence à la défense des personnes et des biens contre la violence. Supposons que, dans ce monde, Jones découvre que lui ou ses biens sont agressés par Smith. Il est légitime, comme nous l’avons vu, que Jones repousse cette invasion par le recours à la violence défensive. Mais nous devons maintenant nous demander : Jones a-t-il le droit de commettre des violences agressives contre des tiers innocents au cours de sa légitime défense contre Smith ? De toute évidence, la réponse doit être Non. Car la règle interdisant la violence contre les personnes ou les biens d’hommes innocents est absolue ; elle est valable quels que soient les motifs subjectifs de l’agression. Il est mal et criminel de violer la propriété ou la personne d’autrui, même si l’on est un Robin des Bois, ou s’il meurt de faim, ou se défend contre l’attaque d’un tiers. Nous pouvons comprendre et sympathiser avec les motivations de bon nombre de ces cas et situations extrêmes. Nous (ou plutôt la victime ou ses héritiers) pouvons ultérieurement atténuer la culpabilité si le criminel est jugé pour être puni, mais nous ne pouvons pas échapper au jugement selon lequel cette agression reste un acte criminel et que la victime a parfaitement le droit de commettre. repousser, par la violence s’il le faut. En bref, A agresse B parce que C menace ou agresse A. Nous pouvons comprendre la culpabilité « supérieure » de C dans toute cette procédure, mais nous qualifions toujours cette agression de A d’acte criminel que B a parfaitement le droit de repousser. par la violence.

 

Pour être plus concret, si Jones découvre que sa propriété est volée par Smith, Jones a le droit de le repousser et d’essayer de l’attraper, mais Jones n’a pas le droit de le repousser en bombardant un bâtiment et en assassinant des innocents, ou de l’attraper en tirant des mitrailleuses sur une foule innocente. S’il fait cela, il est autant (sinon plus) un agresseur criminel que Smith. Les mêmes critères s’appliquent si Smith et Jones ont chacun des hommes à leurs côtés, c’est-à-dire si une « guerre » éclate entre Smith et ses acolytes et Jones et ses gardes du corps.

Si Smith et un groupe de sbires attaquent Jones, et que Jones et ses gardes du corps poursuivent le gang Smith jusqu’à leur repaire, nous pourrons encourager Jones dans son effort ; et nous, ainsi que d’autres membres de la société intéressés à repousser l’agression, pouvons contribuer financièrement ou personnellement à la cause de Jones.

Mais Jones et ses hommes n’ont pas le droit, pas plus que Smith, d’agresser qui que ce soit au cours de leur « guerre juste » : voler la propriété d’autrui afin de financer leur poursuite, enrôler d’autres dans leur groupe en utilisant de violence, ou de tuer d’autres personnes au cours de leur lutte pour capturer les forces Smith.

Si Jones et ses hommes commettent l’une de ces choses, ils deviennent des criminels au même titre que Smith, et eux aussi sont soumis aux sanctions imposées contre la criminalité. En fait, si le crime de Smith était un vol, et Jones devrait recourir à la conscription pour l’attraper, ou devrait tuer des innocents dans sa poursuite, alors Jones devient plus un criminel que Smith, car des crimes contre autrui tels que l’esclavage et le meurtre sont sûrement bien pires que le vol.

Supposons que Jones, au cours de sa « juste guerre » contre les ravages de Smith, tue des innocents ; et supposons qu’il déclame, pour défendre ce meurtre, qu’il agissait simplement selon le slogan : « donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ». L’absurdité de cette « défense » devrait être évidente d’emblée, car la question n’est pas de savoir si Jones était prêt à risquer la mort personnellement dans sa lutte défensive contre Smith ; la question est de savoir s’il était prêt à tuer d’autres innocents pour poursuivre son objectif légitime. Car Jones agissait en réalité selon le slogan totalement indéfendable : « Donnez-moi la liberté ou donnez-leur la mort » – un cri de guerre sûrement bien moins noble.

 

Sur la guerre nucléaire

Murray Rothbard soutient ensuite que, parce qu’on ne peut jamais nuire à des innocents, la guerre nucléaire est toujours une mauvaise chose, car il n’existe aucun moyen de limiter les dégâts causés par ces armes à des cibles légitimes.

Il expose ce point sans équivoque :

 

« On a souvent soutenu, et en particulier par les conservateurs, que le développement des horribles armes modernes de meurtre de masse (armes nucléaires, roquettes, guerre bactériologique, etc.) n’est qu’une différence de degré plutôt que de nature par rapport aux armes plus simples d’un époque antérieure. Bien sûr, une réponse à cette question est que lorsque le degré est le nombre de vies humaines, la différence est très grande. Mais une réponse particulièrement libertarienne est que si l’arc et les flèches, et même le fusil, peuvent être localisés, si on le veut, contre de véritables criminels, les armes nucléaires modernes ne le peuvent pas. Voici une différence de nature cruciale. Bien sûr, l’arc et les flèches pourraient être utilisés à des fins agressives, mais ils pourraient également être utilisés uniquement contre les agresseurs. Les armes nucléaires, même les bombes aériennes « classiques », ne peuvent pas l’être. Ces armes sont ipso facto des moteurs de destruction massive aveugle. (la seule exception serait le cas extrêmement rare où une masse de personnes, toutes criminelles, habitaient une vaste zone géographique.) Nous devons donc conclure que l’utilisation d’armes nucléaires ou similaires, ou la menace de celle-ci, constitue un crime contre l’humanité pour laquelle il ne peut y avoir aucune justification. C’est pourquoi le vieux cliché selon lequel ce ne sont pas les armes mais la volonté de les utiliser qui est important pour juger des questions de guerre et de paix n’est plus utilisé. Car c’est précisément la caractéristique des armes modernes qu’elles ne peuvent pas être utilisées de manière sélective, ni de manière libertarienne. Leur existence même doit donc être condamnée, et le désarmement nucléaire devient un bien à poursuivre en soi. En effet, parmi tous les aspects de la liberté, ce désarmement devient le bien politique le plus élevé que l’on puisse poursuivre dans le monde moderne. Car tout comme le meurtre est un crime plus odieux contre un autre homme que le vol, le meurtre de masse – en fait le meurtre si répandu qu’il menace la civilisation humaine et la survie humaine elle-même – est le pire crime qu’un homme puisse commettre. Et ce crime n’est désormais que trop possible. Ou bien les libertariens vont-ils s’indigner à juste titre du contrôle des prix ou de l’impôt sur le revenu, tout en haussant les épaules, voire en défendant positivement le crime ultime de meurtre de masse ?

Vous pouvez retrouver cet article en anglais sur le site de Mises Institut

Le soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine

Un article de Vera Grantseva,

« Les Russes veulent-ils la guerre ? » Depuis le 24 février 2022, le monde entier se pose souvent cette question, tentant de comprendre – au vu de sondages effectués dans un contexte de contrôle et de suspicion qui rend très complexe l’analyse de leurs résultats – si la société russe soutient réellement Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine.

Vera Grantseva, politologue russe installée en France depuis 2021, a donné ce titre, emprunté à un célèbre poème d’Evguéni Evtouchenko, à l’ouvrage qu’elle vient de publier aux Éditions du Cerf. Il peut sembler, à première vue, que, aujourd’hui, les Russes n’ont rien contre la guerre qui ravage l’Ukraine. Pourtant, l’analyse fine que propose Vera Grantseva, sur la base de l’examen de nombreuses enquêtes quantitatives et qualitatives et de divers autres éléments (émigration, résistance passive, repli sur des communautés Internet sécurisées) remet en cause cette idée reçue. Nous vous proposons ici un extrait du chapitre « Un soutien de façade au conflit ».

 

Il est important de comprendre combien l’attitude de la société vis-à-vis des opérations militaires en Ukraine a changé tout au long de la première année du conflit. Au cours de la période allant de mars 2022 à février 2023, plusieurs phases correspondant aux chocs externes et aux problèmes internes accumulés peuvent être identifiées.

On en retiendra quatre :

  1. Le choc, du 24 février 2022 à fin mars 2022
  2. La polarisation, d’avril à septembre 2022
  3. La mobilisation, de septembre à novembre 2022
  4. La normalisation, de décembre 2022 à l’été 2023

 

Le choc

Commençons par le choc qu’a constitué, pour l’ensemble des Russes, la déclaration de guerre du 24 février 2022. La plupart des gens ne pouvaient pas croire que Vladimir Poutine, malgré la montée des tensions au cours des mois précédents, oserait envoyer des troupes dans un pays voisin. Dans les premiers jours, beaucoup ont refusé de croire à la réalité des combats, que des chars avaient traversé la frontière et attaquaient des villes et des villages en Ukraine, qu’il s’agissait d’une véritable guerre. D’ailleurs, Poutine a présenté tout ce qui se passait comme une « opération militaire spéciale », qui devrait être achevée à la vitesse de l’éclair et presque sans effusion de sang. C’est le discours qu’ont tenu les médias russes, dont la plupart sont contrôlés par le gouvernement, sur la base de rapports militaires.

Le choc initial a paralysé la plupart des Russes, mais il a aussi incité certains à s’exprimer ouvertement. Ce sont ces personnes qui ont commencé à descendre dans les rues des grandes villes pour exprimer leur désaccord. Certes, ils étaient une minorité, quelques milliers seulement. Mais compte tenu de la répression à laquelle ils s’exposaient, leur démarche prend une importance tout autre. Ces quelques milliers de citoyens qui se sont rassemblés les premiers jours ont montré que malgré tous les efforts des autorités et de la propagande, il y avait dans le pays des gens capables, non seulement de critiquer les autorités, mais d’aller jusqu’à risquer leur vie pour le dire lorsque le pouvoir franchit une ligne rouge.

La polarisation

Assez rapidement, le choc a laissé place à une polarisation renforcée. Fin mars, la législation criminalisant l’opposition à la guerre sous toutes ses formes était venue à bout des voix discordantes dans l’espace public. Les dissidents se sont montrés plus prudents, et les discussions politiques se sont déplacées dans les cuisines, comme c’était le cas à l’époque soviétique. Il est rapidement devenu clair que toute position médiane, que toute nuance, que tout compromis était intenable s’agissant d’un sujet comme la guerre en Ukraine.

Nombreuses furent les familles à se déchirer, la fracture générationnelle entre les jeunes et leurs parents ou leurs grands-parents étant la situation la plus fréquente. Pour les uns, la Russie commettait un crime de guerre, pour les autres, la SVO [sigle russe signifiant « Opération militaire russe »] était la condition de son salut. L’option consistant à quitter le pays s’invitant parfois dans les conversations. Une étude de Chronicles a montré que 26 % des personnes interrogées ont cessé de communiquer avec des amis proches et des parents pour des raisons telles que des opinions divergentes sur la politique et la guerre, et la perte de contact avec ceux qui ont quitté le pays ou sont partis pour le front.

Dès lors, deux ordres de réalité se faisaient face, recoupant eux-mêmes un accès différencié à l’information. De nombreux partisans de la guerre ont sciemment choisi des sources d’information unilatérales, principalement gouvernementales, qui leur ont montré une image éloignée de la réalité, mais leur permettaient de maintenir leur propre confort psychologique. Il leur était relativement facile de rester patriotes, de ne pas critiquer les autorités et de ne pas résister à la guerre : après tout, dans leur monde, il n’y avait pas de bombardements de zones résidentielles, il n’y avait pas de tortures ou de violences perpétrées sur les habitants des territoires occupés, aucune ville ni aucun village n’a été rasé et, après tout, aucun crime de guerre n’a été découvert à Bucha et Irpin après le retrait de l’armée russe des faubourgs de Kiev : « Nos soldats n’ont pas pu faire cela, cela ne peut pas être vrai. » Cette barrière psychologique n’a pas été imposée à ces gens ; il faut reconnaître la part du choix personnel leur permettant de vivre comme avant sans avoir à se confronter à la réalité des combats.

À l’inverse, une partie de la population a refusé de fermer les yeux et de se renseigner sur les horreurs du conflit. Ces personnes se trouvent le plus souvent isolées.

[…]

À l’été 2022, l’intensité de la polarisation dans la société russe a commencé à diminuer : l’enthousiasme des partisans du conflit s’estompait tandis que la non – résistance de la majorité de la population se faisait plus pessimiste. Les premiers ont été déçus que la Russie ne remporte pas une victoire rapide sur une nation dont ils niaient la capacité à résister et jusqu’à l’existence même. Quant aux autres, la perspective d’une paix retrouvée et avec elle du retour à la vie normale semble de plus en plus lointaine. De plus, les conséquences économiques de l’aventure militaire se font sentir : l’inflation des biens de consommation courante bat tous les records (atteignant 40 à 50 % pour certains produits), la qualité de vie décline rapidement avec le départ des entreprises occidentales du pays.

[…]

La mobilisation

Le 21 septembre, malgré sa promesse de ne pas utiliser de réservistes civils, le président Poutine a décrété la mobilisation partielle, provoquant un séisme dans le pays. À ce moment-là, les Russes ont enfin compris qu’il serait impossible de se soustraire à la guerre, et que tout le monde finirait par y prendre part. C’était le coup d’envoi de la deuxième plus grande vague d’émigration après celle ayant suivi le 24 février 2022. Cette fois, ce sont les jeunes hommes qui sont partis. Beaucoup d’entre eux ont pris une décision à la hâte, ont fait leurs valises et, dès le lendemain, ont gagné la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan.

La plupart n’avaient pas de plan, pas de scénario préparé, de connexions, de moyens. Cette vague de départs, contrairement à la première, n’a pas touché que la classe moyenne : les représentants des classes les plus pauvres, même des régions reculées, ont également fui la mobilisation forcée. Ainsi, fin septembre, environ 7000 personnes ont quitté la Russie pour la Mongolie, principalement depuis les régions voisines de Bouriatie et Touva.

À ce moment-là, le reste de la population russe a commencé à recevoir massivement des citations à comparaître : des jeunes hommes ont été mobilisés directement dans le métro, à l’entrée du travail, et même surveillés jusqu’à l’entrée des immeubles résidentiels le soir. Beaucoup d’hommes sont passés à la clandestinité : ils ont arrêté d’utiliser les transports en commun, ont déménagé temporairement pour vivre à une autre adresse et n’ont pas répondu aux appels. Fin septembre 2022, le niveau d’anxiété avait presque doublé par rapport à début mars, passant de 43 % à 70 %.

De nombreux experts s’attendaient à ce que la mobilisation marque un tournant en matière de politique intérieure, poussant la société russe à résister activement à la guerre. Il n’en a rien été.

Malgré le choc initial provoqué par le décret de mobilisation, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir se sont adaptés aux nouvelles réalités, choisissant entre deux stratégies : se cacher ou laisser le hasard agir. Grâce à des lois répressives et à une propagande écrasante, certains Russes, ne ressentant aucun enthousiasme pour la guerre déclenchée par Poutine dans un pays voisin, ont progressivement accepté la mobilisation comme une chose normale. Le gouvernement russe a su jouer sur la peur autant que sur la honte pesant sur celui qui refuse d’être un « défenseur de la patrie » et de se battre « comme nos grands-pères ont combattu » – les parallèles avec la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ont largement été mobilisés. Et nombreux furent les jeunes Russes à se rendre finalement, avec fatalisme, au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire pour partir au front.

 

La normalisation

En septembre-octobre 2022, tandis que Kiev multipliait les discours triomphalistes, le soutien à la guerre s’est durci sur fond de recul de l’armée russe dans la région de Kherson et d’augmentation du nombre de victimes militaires. À l’origine de ce nouvel état d’esprit ? La peur.

52 % des personnes interrogées à l’automne pensaient que l’Ukraine envahirait la Russie si les troupes du Kremlin se retiraient aux « frontières de février ». Ainsi se révélaient non seulement la peur de la défaite, mais aussi la peur croissante des représailles pour les crimes de guerre commis. De là un double mouvement : d’une part, la diffusion croissante d’une peur réelle que l’armée russe soit défaite, et de l’autre, une acceptation grandissante au sein de la majorité de la population de la nécessité de la mobilisation, perçue comme une « nouvelle normalité » et reconfigurée sous l’angle de la responsabilité civique et de la solidarité sociale. L’anxiété produite par la perspective de l’enrôlement massif des jeunes hommes s’est finalement estompée fin octobre : l’ampleur de la mobilisation s’est avérée moins importante que prévu.

Ainsi, depuis décembre 2022, la société russe est entrée dans une phase de « normalisation » de la guerre ou, comme le suggèrent les chercheurs du projet Chronicles, d’« immersion dans la guerre ». Pour eux, la dimension la plus frappante des changements de l’hiver et du printemps 2023 a été l’adaptation des attentes du public à la réalité d’une guerre longue. En dépit du risque d’être appelé, la plupart des Russes pouvaient continuer à vivre leur vie normalement malgré la mobilisation partielle. Des études sociologiques ont montré que la proportion de Russes anticipant une guerre prolongée est passée de 34 % en mars 2022 à 50 % en février 2023. Les experts de Chronicles décrivent ainsi une société « immergée » dans la guerre, devenue pour beaucoup le cadre d’une nouvelle existence.

L’historien britannique Nicholas Stargardt distingue quatre phases par lesquelles est passée la société allemande pendant la Seconde Guerre mondiale au cours des quatre années de conflit sur le front de l’Est : « Nous avons gagné ; nous allons gagner ! ; nous devons gagner ! ; nous ne pouvons pas perdre. »

On peut supposer qu’à partir du printemps 2023, la société russe a atteint le troisième stade : « Nous devons gagner ! » Entre autres différences significatives, quoiqu’immergée dans la guerre, la population russe n’en présente pas moins un potentiel de démobilisation non négligeable – et nombreux sont ceux qui aspirent à une paix rapide. En dépit des efforts de la propagande, le soutien idéologique à la guerre demeure faible et, pour un soldat, les objectifs fixés peinent à justifier l’idée de sacrifier sa vie.

Sur le web.

Les libéraux et la guerre

Paix et liberté (dans cet ordre), fut le slogan et le programme adopté par Frédéric Bastiat en 1849, et il résume l’aspiration commune d’un courant de pensée tout entier.

 

Pourquoi les libéraux sont contre la guerre

Au point de vue utilitaire, la guerre est ruineuse : c’est proprement « une industrie qui ne paie pas ses frais » (Yves Guyot, L’économie de l’effort, 1896, p. 49).

Elle implique des destructions, des crises commerciales, des dettes publiques, qui ruinent les existences, découragent les initiatives et ralentissent le progrès. Aussi peut-on dire de la guerre qu’elle est en contradiction avec l’état social des sociétés modernes, fondé sur le commerce et l’industrie (J.-B. Say, Traité d’économie politique, 1803, t. II, p. 426-427 ; B. Constant, De l’esprit de conquête, 1814, p. 8). À chaque progrès économique, cette contradiction, d’ailleurs, doit s’accentuer (B. Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1822, p. 22).

Le passif des guerres a été dressé avec beaucoup de soin par les libéraux français. À côté des hommes qui tombent raide mort, ou qu’une bombe fait voler en morceaux, il y a tous ceux qui gisent longtemps sur le champ de bataille ou au milieu des décombres de villes attaquées, attendant un secours qui ne vient pas, appelant une aide que personne ne peut leur donner. Il y a ces piliers d’hôpital, qui y consument leur existence, ou qu’on renverra peut-être un jour dans leurs familles, amputés, incapables, l’esprit égaré, la pensée flottante dans des envies de suicide ou de meurtre qu’ils assouvissent parfois.

Et si l’on espère résoudre des différends par la guerre, c’est une véritable chimère qu’on poursuit. Car l’emploi des moyens de la violence ne résout rien, et sur les ruines encore fumantes d’un conflit qu’on dit pacificateur, s’élèvent de nouvelles difficultés et de nouveaux conflits (Frédéric Passy, « L’avenir de l’Europe », Journal des économistes, février 1895, p. 163).

 

Pourquoi la guerre ne disparaît pas

Si la guerre et l’esprit de la guerre se maintiennent dans les sociétés modernes, intéressées au plus haut point à leur abolition, c’est qu’il est une sorte de gens dont elle flatte la vanité et dont elle sert discrètement les intérêts. Pour ceux qui rêvent d’accroître les attributions du gouvernement, d’en centraliser l’exercice entre leurs mains, de préparer même les esprits à un règne d’arbitraire et de compression, la guerre est le plus sûr et le plus court moyen (Abrégé de la Démocratie en Amérique de Tocqueville, p. 73).

Le peuple est, quant à lui, dans son extrême majorité, intéressé à la paix : mais deux groupements qui procèdent de lui, marchent pourtant de travers. D’un côté, les fonctionnaires dépendent matériellement de l’État, et ils en adoptent plus ou moins les préoccupations et la morale. D’un autre, les partis qui se présentent pour représenter politiquement ce peuple essentiellement pacifique, organisent en fait une domination politique et ne rêvent que des moyens de l’accroître (Gustave de Molinari, Grandeur et décadence de la guerre, 1898, p. 99).

Il faut encore compter, dit Frédéric Bastiat, avec le tempérament belliciste des journalistes, qui excitent les passions et poussent à la guerre, depuis le coin de leur feu (Œuvres complètes, t. II, p. 198.).

 

La guerre de légitime défense est seule juste

Une seule circonstance rend, dans l’optique du libéralisme, la guerre juste et même morale : c’est la défense du territoire national. Cette mission est l’une des rares que les libéraux entendent confier à l’État ; et ce n’est pas pour qu’il s’en acquitte moins bien, mais mieux.

Mais naturellement, une nation n’a pas davantage de droits qu’un individu. Frédéric Bastiat enseigne bien, dans La Loi, que « si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa personne, sa liberté, sa propriété, plusieurs hommes ont le droit de se concerter, de s’entendre, d’organiser une force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense. Le droit collectif a donc son principe, sa raison d’être, sa légitimité dans le droit individuel ; et la force commune ne peut avoir rationnellement d’autre but, d’autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue » (O. C., t. IV, p. 343).

Par conséquent, la légitime défense collective découle de la légitime défense individuelle. Pour une nation, se défendre, c’est donc parer l’attaque, la repousser, répondre au danger à mesure et d’après le degré avec lequel il se présente.

Les bornes de ce droit sont, de fait, très restreintes.

Se défendre, en particulier, ne signifie pas attaquer ; les deux notions sont antinomiques. Et Benjamin Constant a raison de critiquer ceux qui jouent sur les mots pour faire accepter leurs desseins coupables.

« Autre chose est défendre sa patrie ; autre chose attaquer des peuples qui ont aussi une patrie à défendre. L’esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées. Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions d’un pôle à l’autre, parlent encore de la défense de leurs foyers ; on dirait qu’ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu » (De l’esprit de conquête, 1814, p. 39).

Si l’on peut concevoir que ce soit encore « se défendre », pour une nation, que de pourchasser des criminels, de leur demander de répondre de leurs méfaits, c’est par extension, car ce sont des prérogatives de justice plus que de stricte police. On peut reconnaître ce droit, mais l’organiser par l’arbitrage et la discussion au sein du concert des nations, comme le proposaient Gustave de Molinari et Frédéric Passy.

Dans tous les cas, on doit le borner, sauf à croire que les communistes vietnamiens, par exemple, auraient eu le droit de renverser la républicaine américaine, qui avait envahi son sol, et de la forcer à inscrire dans sa nouvelle Constitution ce que Dupont ou Volney entendaient placer dans celle de France : « que la nation ne se permettra aucune guerre offensive ».

 

Comment construire le pacifisme

Parmi les libéraux, des divisions naissent quand il s’agit de déterminer la politique précise de leur pacifisme.

Il y a, naturellement, l’option de la non-intervention, que l’idéologue Volney résumait dans ces termes : « être indépendant et maître chez soi, et ne pas aller chez les autres, se mêler de leurs querelles ni même de leurs affaires » (Lettre à Th. Jefferson, 24 juin 1801).

Il y a encore la panacée peut-être insuffisante du libre-échange, défendue par Frédéric Bastiat, qui ne craignait pas d’affirmer que « certainement l’abolition de la guerre est impliquée dans la liberté du commerce » (O. C., t. II, p. 153).

D’autres ambitionnent de remplacer la guerre par le droit, et d’utiliser l’arbitrage, soit de puissances intéressées à la paix, soit d’une union des nations. Dans ce camp se rangent l’abbé de Saint-Pierre, Gustave de Molinari, Frédéric Passy, notamment. J’ai rappelé cette conception généreuse dans un article récent.

Quelle que soit la valeur de ces instruments, la question de la guerre ne peut cesser d’intéresser les libéraux. Ils doivent œuvrer en commun pour la vaincre, et substituer la civilisation fondée sur le contrat, à la civilisation fondée sur la force.

Comment un libéral peut penser la guerre israélo-palestinienne ?

Un libéral est toujours embarrassé pour penser la guerre, où se percutent le droit individuel de vivre (et donc de refuser éventuellement de se battre) et le droit collectif de défendre droits et libertés que menace un ennemi sanguinaire. En clair, la guerre est, par essence, une affaire d’État et les libéraux se méfient, à bon droit, de l’étatisme.

Alors, quand il s’agit de penser le conflit israélo-palestinien, le plus complexe, vicieux et interminable du monde contemporain, l’embarras va confiner à l’effarement.

Il existe toutefois quelques pistes prudentes de réflexion.

 

Un droit de propriété collective immatériel

Retour aux fondamentaux.

Le libéralisme s’appuyant, notamment, sur la propriété, juge tout à fait légitime qu’un peuple possède et défende si nécessaire des biens immatériels, institutions, coutumes, lois, territoires qui permettent à chacun de ses membres de profiter de ses droits et libertés fondamentales. Sauf à vivre en solitaire près d’un lac à la Henri David Thoreau… avant de retourner piteusement chez papa-maman, un libéral cohérent a besoin d’institutions minimales pour interférer loyalement avec ses semblables, contracter, louer, acheter, vendre, monter une entreprise, une association, ou un foyer, donc de lois en vigueur à l’intérieur de certaines frontières. Appelons cela un pays.

Lois et pays qui peuvent déplaire à quelque ennemi et qu’il faut donc être prêt à défendre les armes à la main, dans le respect des règles de la guerre élaborées au fil des siècles. D’ailleurs, en France, les grands auteurs libéraux, de Montaigne à Tocqueville en passant par Bastiat, Constant, ou Aron n’étaient pas les derniers des patriotes, et ne pratiquaient pas un pacifisme nunuche.

D’un point de vue libéral, les Israéliens sont donc parfaitement fondés à défendre leur pays, bien qu’il soit né dans des conditions… controversées il y a trois quarts de siècle.

Le problème étant que, précisément en raison de ces conditions controversées, les Palestiniens sont aussi fondés à réclamer leur propre pays (bien qu’ils n’aient jamais disposé d’un État souverain, la Palestine ayant été au cours des siècles sous contrôle égyptien, ottoman, et enfin britannique de 1922 à 1948) et à résister, sans faiblir depuis trois quarts de siècle, à l’oppression, troisième des quatre droits fondamentaux (avec la liberté et la recherche du bonheur) reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

 

La légitime cause palestinienne

Les Palestiniens, oui, mais lesquels, pour commencer ?

Pas ceux vivant en Jordanie, où ils représentent 40 % de la population. Ni les descendants de ceux d’entre eux, pour 30 % du total environ, qui n’avaient pas été expulsés lors de la guerre de 1948, citoyens aujourd’hui d’un Israël dont ils forment un quart de la population et où, quoique souvent marginalisés socialement, ils ne vivent nullement une situation d’apartheid, contrairement à un élément de langage tenace ; un Arabe israélien peut contracter librement, monter une entreprise, acheter un logement où il veut, et désigner des députés, dont certains font même partie de la coalition d’extrême droite au pouvoir !

Non, il s’agit des six millions de Palestiniens vivant en Cisjordanie et Gaza, sans oublier Jérusalem-Est, dans le cadre de cette solution à deux États vivant pacifiquement dans des frontières reconnues que tous les esprits raisonnables, à Jérusalem, Gaza, Ramallah ou ailleurs savent être la seule solution acceptable à long terme.

Le drame étant que cette solution a été méthodiquement sabotée par des dirigeants des deux bords depuis les accords d’Oslo de 1995, par un Yasser Arafat n’ayant « jamais laissé une occasion de laisser passer une occasion », comme par un Benyamin Netanyahou ayant organisé l’implantation illégale de colonies juives en Cisjordanie. Solution d’autant moins crédible à court voire moyen terme que l’attaque du Hamas le 7 octobre et la guerre qui s’ensuit auront remis une dose de haine mutuelle pour au moins une demi-génération.

 

Le Hamas ne défend PAS la cause palestinienne

D’ici là, eh bien, Israël est d’autant plus fondé à se défendre que son ennemi, le Hamas, ne défend PAS la cause palestinienne, contrairement à une légende tenace.

Le Hamas n’est pas seulement une organisation terroriste dans la même catégorie, par l’ignominie de ses meurtres et le nombre de victimes, de Daech et Al Qaïda, rien à voir avec l’OLP, l’IRA en Irlande, ou l’ETA en Espagne avec lesquels finalement un accord politique pouvait, quoique difficilement, être trouvé. Le Hamas est surtout une dictature islamiste totalitaire de type taliban, qui liquide les bibliothèques à Gaza, et dont la charte prévoit la destruction pure et simple d’Israël. La paix, la sécurité et la prospérité des Palestiniens est le cadet de ses soucis, et quand l’été dernier, certains d’entre eux ont protesté contre la corruption, le coût de la vie et l’absence de démocratie, puisqu’aucune élection n’a été organisée localement depuis 2007, ils ont été sévèrement réprimés. La cause palestinienne importe d’autant moins au Hamas qu’elle est un nationalisme, laïc au départ, alors que les djihadistes du Hamas ne reconnaissent qu’une seule nation sur terre ; celle de la Oumma, la communauté des croyants.

Pour autant, cela n’affranchit pas Israël du respect du droit humanitaire international et des lois de la guerre.

En clair, si Israël a le droit de s’abstenir de livrer des biens à un territoire ennemi, comme tout pays en guerre, il n’a pas celui d’empêcher l’acheminement d’aide humanitaire par des tierces parties. C’est d’ailleurs en train de se mettre en place. De même, il doit évaluer du mieux possible les risques de bavures et de victimes collatérales, concept très défini sur le plan juridique et moral, à chacun de ses tirs. Si toutes les vies se valent, toutes les morts ne sont pas équivalentes ; un enfant tué par une balle perdue, ce n’est pas la même chose qu’un enfant exécuté de sang froid.

 

Où faire passer la limite ?

Israël le fait-il suffisamment ? Sans doute pas, mais d’après les enquêtes et témoignages depuis des années, il n’agit pas avec plus de désinvolture que les autres armées occidentales, et en tout cas rien à voir avec ce que pratiquent les régimes arabes, ou la Russie qui a rasé Alep, Grozny, ou une partie de Marioupol.

Le soutien de tous les pays d’Europe, Amérique du Nord, en sus d’une dizaine d’Amérique latine et même d’Afrique (Cameroun, Kenya…) dépendra de la capacité d’Israël à reconquérir Gaza city, pour y mettre hors d’état de nuire les 30 à 40 000 combattants du Hamas, dans le « brouillard de la guerre » et des rues étroites truffées de mines, snipers et souterrains, sans faire « trop » de victimes civiles. La question à laquelle, libéral ou pas, il semble difficile de répondre ; vus les enjeux, à partir de combien est-ce « trop » ?

(V/VI) Raymond Aron : un libéral atypique

Première partie de cette série ici.

Seconde partie de cette série ici.  

Troisième partie de cette série ici.

Quatrième partie de cette série ici.

 

Un grand penseur et un grand passeur

Au total, les options politiques et les valeurs qu’il défend font de lui un libéral, mais un libéral d’une espèce un peu curieuse puisqu’on a pu dire de lui qu’il a passé sa vie à aller à gauche en tenant des propos de droite et à droite en tenant des propos de gauche.

Quand en 1980, on lui demande s’il est le dernier libéral, il revendique son libéralisme mais répond :

Non. Aujourd’hui il y en a beaucoup qui me rejoignent. À la limite, je pourrais être à la mode.

C’est aussi en libéral que toute sa vie il s’est confronté aux auteurs du passé et s’est frotté la cervelle aux apports des grands esprits que furent Alexis de Tocqueville, Auguste Comte, Max Weber ou encore Karl Marx. Les concepts forgés par ce dernier ne sont pas pour lui des dogmes mais de simples outils d’analyse dont l’usage peut à l’occasion être fécond. Ce n’est pas Marx qu’il a condamné mais le marxisme-léninisme.

À ce sujet il dit :

J’aime le dialogue avec les grands esprits et c’est un goût que j’aime répandre parmi les étudiants. Je trouve que les étudiants ont besoin d’admirer et comme ils ne peuvent pas normalement admirer les professeurs parce que les professeurs sont des examinateurs ou parce qu’ils ne sont pas admirables, il faut qu’ils admirent les grands esprits et il faut que les professeurs soient précisément les interprètes des grands esprits pour les étudiants.

Aron reste un modèle pour les professeurs et les étudiants ainsi que pour tous ceux qui ont le goût de la réflexion.

 

La prise en compte de la complexité des choses

Quand on lui pose la question de savoir ce qui fait l’unité de son œuvre, il répond qu’elle est une réflexion sur le XXe siècle essayant d’éclairer tous les secteurs de la société moderne, c’est-à-dire l’économie, les relations sociales, les régimes politiques, les relations entre les nations et les dimensions idéologiques. Il ajoute que tout ce qu’il a fait est imparfait, que tout est esquissé mais que peut-être il y a une place pour les amateurs dans son genre. À une époque d’hyper spécialisation du savoir il est dommage que les amateurs dans son genre soient aussi rares.

Dans l’optique aronienne, toute prise de décision exige de mettre son coût au regard de ses avantages, ce qui est typiquement la manière de raisonner des économistes mais plus rarement celle des philosophes. Ne pas dresser un tel bilan le plus fidèlement possible sur la base des informations dont on dispose conduit inévitablement dans une impasse. La difficulté majeure de l’exercice est qu’on doit s’y livrer dans un contexte d’incertitude qui est inhérent à toutes les formes d’action.

On peut donc se tromper, l’important étant de ne pas persister dans l’erreur et de corriger le tir au fur et à mesure qu’on en sait davantage, ce que les dictatures sont incapables de faire. Cette approche se fonde sur une éthique de la responsabilité qui se réfère aux conséquences des décisions prises, et pas seulement aux valeurs qui les sous-tendent. Elle s’oppose à une éthique facile de la bonne conscience ou de la stigmatisation.

La manière de voir d’Aron est de fait un antidote face à une pensée politique moralisante qui stérilise l’action, qui n’analyse pas mais voit des victimes partout et dénonce sans trêve des responsables sans voir que c’est un jeu sans fin, tout le monde étant de son point de vue victime de tout le monde.

 

Les ambiguïtés d’une pensée complexe

Admirer l’homme et son œuvre n’empêche pas d’avoir conscience des ambiguïtés et des zones d’ombre de cette grande figure intellectuelle. Il a été un homme d’influence conseillant et suggérant mais laissant aux responsables politiques le soin de se salir les mains.

Dans La République Impériale, il écrit :

Jamais je n’aurais pu être le conseiller d’un président des États Unis, ordonner les bombardements au Vietnam et aller ensuite dormir pacifiquement.

Dans Le Spectateur Engagé il ajoute :

Je suis capable intellectuellement d’accepter, de comprendre ces nécessités, mais mon tempérament n’est pas exactement en accord avec mes idées, si j’ai le droit d’en parler. Voyez, je ne suis pas assez glacé.

C’est une forme d’ironie qu’on peut ne pas apprécier. Elle révèle une sorte de dédoublement, de faille, en tout cas de limite d’une personnalité par ailleurs si remarquable.

À ce propos un texte d’hommage signé d’un de ses élèves les plus singuliers est tout à fait éclairant :

« Personne n’a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle que Raymond Aron. Il fut mon professeur lors de la dernière période de mes études universitaires. Il fut un critique bienveillant lorsque j’occupais des fonctions officielles. Son approbation m’encourageait, les critiques qu’il m’adressait parfois me freinaient. Et j’étais ému par la nature chaleureuse, affectueuse de ses sentiments, ainsi que par son inépuisable bonté ».

Il s’intitule « My Teacher ». Son auteur est Henry Kissinger, celui qui avec Nixon a ordonné les bombardements massifs de civils nord-vietnamiens. Dans le contexte de la guerre froide Aron a soutenu les positions américaines. Il les a expliquées à l’opinion sans les condamner. Là encore il a refusé les réprobations morales avec en arrière-plan la conviction qu’après tout, les Américains étaient moins coupables que les Français à l’époque de la guerre d’Indochine.

Cette position qui peut choquer est à resituer par rapport à sa conception de la politique dont tous les combats sont douteux, en particulier ceux de la politique étrangère qui est un exercice, dit-il, de « truand ou de gangster ».

Publié initialement le 14 aout 2022.

Quelle responsabilité du monde arabo-musulman dans le conflit israélo-palestinien ?

Face à l’horreur à laquelle les terroristes du Hamas nous ont confronté, il est tentant de commenter l’actualité en se plongeant dans des analyses ou des jugements par trop événementiels.

Que les terroristes du Hamas soient des monstres sanguinaires ne fait aucun doute, mais faut-il pour autant tomber dans le piège tendu aux commentateurs et analystes de la situation au Proche-Orient ?

Je veux parler de l’interprétation au jour le jour des épisodes du conflit, du commentaire des prises de position des uns et des autres, du jugement des actes militaires et des décisions politiques. Entrer dans cette arène, c’est obligatoirement ne pas prendre le recul nécessaire pour analyser ce conflit. Le danger de cette vision micro-politique (par analogie avec la micro-économie) réside dans la perte de vue du problème global, ce qu’on pourrait appeler le point de vue macro-politique.

 

L’antisémistisme européen à l’origine de la création d’Israël

Pour bien analyser la situation, il faut aller du général au particulier, et élargir son point de vue au-delà des seuls acteurs israéliens et palestiniens.

La création de l’État d’Israël résulte avant tout de l’antisémitisme européen.

On peut discuter à l’infini sur le bien-fondé de la création d’un État confessionnel, la gauche s’est longuement épanchée sur le sujet. Quelle que soit la conviction laïque que l’on puisse avoir, force est de constater que dans le monde il y a des religions, que la religion juive est l’une d’entre elles, et que c’est contraints et forcés par l’antisémitisme européen que des Juifs ont fondé l’État d’Israël.

La création de cet État a déplacé 400 000 Palestiniens en 1948. Ce nombre est peu contestable. Ces Palestiniens qui, pour la plupart, ne possédaient à l’époque ni passeport ni papiers, qui n’avaient pas de réelle « nationalité » au sens moderne du terme, étaient des Arabes qui parlaient la même langue, avaient les mêmes coutumes, et une culture proche de celle de leurs voisins, aujourd’hui séparés par des frontières artificielles.

Pourquoi les frères arabes de ces Palestiniens n’ont-ils jamais voulu accueillir cette population somme toute marginale par rapport à la taille de leurs États et de leurs populations ?

Après la guerre d’Algérie, les Français de métropole ont bien recueilli un million de réfugiés qui n’avaient bien souvent jamais mis les pieds en France. Leur culture était probablement plus éloignée de celle des Français de métropole que la culture et le mode de vie des Palestiniens ne l’étaient de celles de leur voisins égyptiens, syriens, libanais ou jordaniens.

Le fait est que les Palestiniens ont été parqués dans des camps au lieu d’être assimilés par leurs frères arabes. Si la France avait décidé de parquer ses réfugiés nord-africains dans des camps, la terre entière aurait, à juste raison, crié au scandale.

Si le rejet des Palestiniens par leurs voisins immédiats n’a pas été critiqué par les autres nations arabes, c’est que l’exode du peuple palestinien a provoqué la naissance d’un bouc émissaire, Israël, extrêmement pratique pour les dirigeants de ces pays.

Les pays arabes ont systématiquement joué la politique du pire. Ils n’ont jamais voulu solutionner le problème palestinien, car la diabolisation d’Israël leur a constamment servi à détourner leurs opinions publiques des vrais problèmes internes à leurs États : corruption, échec économique, socialisme rampant.

 

Israël, le bouc émissaire des ploutocraties arabes

L’ennemi extérieur, bien identifié, responsable de tous les maux des pays arabes, c’est Israël.

Que la misère et l’absence de libertés soient criantes dans ces pays, peu importe, puisque régulièrement, l’attention de la population est accaparée par le conflit israélo-palestinien.

De l’Arabie saoudite au Maroc, le peuple est focalisé sur les Juifs qui « colonisent la terre arabe ». Depuis 50 ans les ploutocraties arabes utilisent ainsi Israël comme bouc émissaire. Les Palestiniens sont maintenus artificiellement dans la misère. Les aides européennes ne parviennent pas à leurs destinataires, détournées par un pouvoir palestinien corrompu, mais inconditionnellement soutenu par les dictatures arabes. Les richissimes Saoudiens, les émirats, le Koweït, ne lèvent pas le petit doigt pour aider leurs frères, sauf pour les armer ou pour financer des écoles coraniques obscurantistes. La situation leur permet à merveille de focaliser la contestation en dehors de leurs frontières.

Si l’on se penche sur les dictatures arabes et musulmanes qui utilisent de façon récurrente Israël comme la cause directe ou indirecte des malheurs de leurs peuples, on trouve une vingtaine d’États : Iran, Irak, Afghanistan, Pakistan, Arabie Saoudite, Émirats, Koweït, Oman, Syrie, Jordanie, Liban, Égypte, Yémen, Soudan, Algérie, Tunisie, Libye et, dans une moindre mesure depuis quelque temps, le Maroc, qui totalisent 800 millions d’habitants sur une superficie de 15 millions de km2, trois fois la taille de l’Europe politique. Israël, ce sont environ 9 millions d’habitants et une superficie de 21 000 km2, soit environ trois départements français.

Ces chiffres donnent la mesure de la grotesque disproportion entre la vision subjective du problème vu par les peuples arabo-musulmans, et sa réalité démographique et territoriale.

Cette existence d’un État juif a également servi aux pays arabes à se débarrasser des Juifs sur leur territoire.

Sous le double couvert de la décolonisation et du sionisme naissant, après guerre, les pays arabes ont chassé 700 000 Juifs de chez eux ! Ainsi, les Juifs d’Algérie, du Maroc, de Tunisie et d’Égypte, dont les origines remontaient à l’Inquisition, ou parfois même bien avant, et qui n’avaient rien à voir avec les colons européens, ont émigré contraints et forcés vers l’Europe (en majorité), mais également vers les Amériques, en Australie ou en Israël.

Le Maroc a vu sa population juive passer de 250 000 à 4000 habitants en 40 ans. L’Égypte a vu sa population juive passer de 80 000 habitants en 1947 à moins de 10 habitants, aujourd’hui terrés dans le quartier Copte du Caire ; l’Algérie, de 140 000 à moins de 1000 ; le Liban de 7000 à moins de 1000 ; la Tunisie de 110 000 à moins de 5000 ; l’Irak de 120 000 à moins de 400, la Libye de 30 000 à néant.

Certaines sources font état d’un million de juifs chassés de chez eux après-guerre, uniquement dans les pays arabo-musulmans. Loin d’être volontaires, ces départs ont été provoqués par des brimades, des humiliations, l’interdiction de leurs commerces ou de leurs activités, quand il ne s’agissait pas de menaces physiques pures et simples. Du statut de dhimmi, citoyen de seconde zone, octroyé par les musulmans à tous les non musulmans, les Juifs ont profité de la colonisation européenne pour retrouver des droits. Puis, ils ont tout perdu lors de la décolonisation. Une grande partie de leurs biens a été vendue au rabais ou confisquée à leur départ. Relevons au passage que cette population, chassée de ses terres et de ses maisons, n’a pas commis d’actes terroristes en représailles, et que la notion de « droit au retour » violente et armée n’a jamais été à son ordre du jour. Notons enfin que les petits-enfants de ces Juifs expulsés de leurs pays ne s’auto-proclament pas « réfugiés » par hérédité.

 

Le défi de l’économie de marché dans le monde islamique

Les deux sources majeures de la détresse et de la misère palestinienne sont donc, d’une part, l’antisémitisme, d’autre part, l’utilisation cynique par les gouvernements du monde arabo-musulman de ce problème palestinien qu’ils ont largement contribué à entretenir.

Bien entendu, d’autres facteurs interviennent dans ce théâtre d’opération d’une immense complexité.

Il ne faut pas nier l’attitude d’Israël dans les territoires occupés et l’exaspération qui en résulte. Il faut aussi considérer, d’une façon encore plus générale, les bouleversements induits par la pénétration inexorable de l’économie de marché dans les vieilles structures claniques du monde islamique.

L’islamisme radical, forme de rejet violent de l’ordre spontané capitaliste et libéral, complique encore cet imbroglio moyen-oriental en trouvant des soutiens et des ramifications dans toute la sphère anticapitaliste.

Les jeunes Palestiniens se trompent d’adversaires, leurs voisins et coreligionnaires se moquent d’eux et les maintiennent dans la misère et le désespoir depuis des décennies.

Les vrais amis du peuple palestinien devraient être moins critiques à l’égard d’Israël, et nettement plus à l’égard des ploutocraties arabes qui maintiennent le statu quo pour conserver leur pouvoir et tenter de faire oublier leurs turpitudes.

(II/VI) Raymond Aron, un libéral face à la guerre

Première partie de cette série ici.

 

Survient la drôle de guerre, la bataille de France et le désastre.

Comme tant d’autres, Raymond Aron est emporté avec sa famille sur les routes par l’exode civil en éprouvant un sentiment de honte et d’indignité. Le 22 juin il se trouve du côté de Bordeaux ; l’armistice est signé. Il lui est presque impossible de ne pas partager le lâche soulagement général. En analyste rationnel, il mesure à quel point dans toutes les guerres il y a une donnée démographique : la Première Guerre mondiale a été presque mortelle pour la France, elle n’aurait pas supporté une deuxième saignée.

Et toujours il a le goût du paradoxe et un sens aigu des ironies de l’histoire.

 

Raymond Aron et la Seconde Guerre mondiale

Voilà ce qu’il dit sur la défaite :

« La rapidité même de la défaite a rendu possible le relèvement démographique, économique et politique de la France ; je le pense très profondément bien que ce ne soit pas très agréable de dire qu’on a été sauvé par un désastre ».

Il considère que l’armistice est une réplique au pacte germano-soviétique. Encore une ironie de l’histoire :

« Au bout du compte le pacte était une invitation de Staline aux Français de se battre jusqu’au dernier pour l’Union soviétique, et les Français ont répondu galamment pourquoi ne feriez-vous pas la même chose pour nous. Bien entendu ils ne l’ont pas pensé mais ils l’ont fait. »

Il part à Londres sans avoir entendu l’appel du 18 juin et s’engage dans une compagnie de chars. Contacté par l’état-major du Général de Gaulle, il participe à la création d’une revue qui a pour titre La France Libre. C’est un tournant de sa vie. Sa destinée en est transformée.

Dans le premier numéro, il publie un article analysant la défaite dont le manuscrit a été lu et approuvé par de Gaulle qui annote en marge plusieurs passages de très professoraux B au crayon rouge. À Londres il est gaulliste à sa manière et se défie de l’entourage du chef. Il pense que la propagande gaulliste culpabilise à tort les cadres de l’armée et de la fonction publique restés sur le territoire national. Il lui semble qu’en profondeur Pétain et de Gaulle ont les mêmes objectifs, que leurs querelles ne sont pas inexpiables et que dans leur majorité ses compatriotes pensent de même. Il est exaspéré par l’héroïsme facile des Français dans la tranquillité de Londres : « C’était trop facile d’être héroïque à Londres ».

Vient le temps de la libération et de la reconstruction de la France. Le pays sort de la phase de décadence pour entrer dans celle du redressement. Revenu à Paris, Aron est attiré par l’action politique. Il refuse un poste universitaire à Bordeaux, effectue un bref passage au cabinet d’André Malraux, ministre de l’Information, puis entre au journal Combat en 1946. En mai 1947 les ministres communistes quittent le gouvernement. On entre dans la guerre froide.

Au même moment Aron quitte Combat et à 42 ans entre au journal Le Figaro. Il dit n’avoir pas choisi la droite mais avoir choisi entre Le Monde et Le Figaro où pendant 30 ans il traite régulièrement des relations internationales et des questions économiques.

Chaque jour il s’engage dans le combat pour la liberté et la vérité avec pour sources d’information :

« Les mêmes que tout le monde : les journaux » ainsi qu’il le précise en ajoutant : « Je ne prétendais pas réaliser des scoops journalistiques, j’essayais d’analyser une situation. Mes analyses étaient une réflexion, une réflexion sur les évènements ».

 

La guerre froide

Ce sont les tensions Est-Ouest qui pendant des années vont focaliser sa réflexion. Pour analyser la nouvelle situation du monde créée par la guerre froide, qu’il préfère d’ailleurs qualifier de paix belliqueuse, outre ses chroniques il publie deux livres : Le Grand Schisme en 1948 et Les Guerres en Chaine en 1951.

Voici comment Michel Winock commente son engagement (Le siècle des intellectuels, Seuil, 1997) :

« Aron aurait pu comme tant d’autres jouer les Salomon, voir les choses de Sirius, évaluer les vertus et les vices des deux antagonistes, conclure en moraliste sur un choix balancé. Il est au contraire l’un des tout premiers en France à formuler sans équivoque les données de la guerre froide et l’obligation politique de choisir son camp. Le Grand Schisme, essai de synthèse sur la situation politique mondiale et sur les problèmes français, imprimé en juillet 1948, atteste la vigueur de l’engagement. La clarté de l’exposé, soutenue par des formules appelées à la postérité, mais surtout la détermination de l’auteur frappe encore le lecteur d’aujourd’hui. Alors que la lutte idéologique favorise de part et d’autre une littérature souvent délirante, l’auteur surprend aussi par un certain ton, qui n’est pas tellement d’époque – celui de la modération. Aron, cependant, démontre qu’un esprit modéré ne signifie pas un caractère faible, qu’il relève moins d’un tempérament que d’une expérience, d’une culture acquises, d’une passion dominée. »

À travers ses écrits, il s’engage résolument dans le combat des démocraties contre le totalitarisme soviétique. Il approuve et soutient sans faille la politique américaine, qu’il s’agisse du blocus de Berlin ou de la guerre de Corée, ce qui le classe dans le camp des anticommunistes à une époque « où tous les anticommunistes sont des chiens » selon Sartre. Le clivage politique sur l’URSS conduit à la rupture de leur amitié et en 1948 ils se brouillent définitivement.

Sans être communiste, Sartre considérait qu’il était moralement coupable d’être contre le parti de la classe ouvrière. Il n’ignorait pourtant pas la réalité des camps et de leurs millions de prisonniers comme en témoigne un de ses éditoriaux des Temps Modernes. Alors que Sartre s’affiche en compagnon de route du parti communiste, Aron est ouvertement anti-stalinien avant la plupart des autres intellectuels français. Au soir de sa vie il en fait son plus grand motif de fierté.

La guerre froide a en effet divisé les intellectuels français et opposé Aron qui a choisi son camp à Sartre mais aussi à Camus ou à Merleau-Ponty qui refusent de choisir.

En 1955 il publie à leur intention L’Opium des Intellectuels. L’attitude envers l’URSS est à ses yeux la question majeure. Il y pense l’Union soviétique avec ses camps de concentration, avec son régime despotique, sa volonté expansionniste. Il explique qu’elle n’est pas devenue ce qu’elle est par accident ou par la faute de Staline seul, mais parce qu’à l’origine, existe une conception du mouvement révolutionnaire qui devait nécessairement aboutir à ce qu’elle est devenue. Ce qui est en question, c’est le mouvement socialiste lui-même. On touche à l’essentiel et à une remise en cause globale du rôle des intellectuels.

Raymond Aron constate que fascinés par les grands mythes que sont le prolétariat, le socialisme, la révolution, la société sans classe, à gauche, toute une fraction des intellectuels français a refusé d’accepter les conséquences de la rupture entre l’est et l’ouest. Aron quant à lui les a tirées en choisissant le camp de la démocratie parlementaire, tout en reconnaissant que ce régime ne suscite pas l’enthousiasme.

Le seul argument est celui de Churchill :

La démocratie est le pire des régimes – à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé.

Mais il n’est guère en accord avec l’esprit du temps.

Article publié initialement le 09 août 2022.

Guerre et barbarie : Si vis pacem para bellum

Un article de l’IREF. 

 

Il existe des bibliothèques entières pour nous éclairer sur cette dramatique interrogation : une guerre peut-elle se dérouler sans quelque crime, sans quelque barbarie ?

À juste titre, des autorités qualifiées de « morales » ont demandé aux Israéliens de ne pas verser dans la barbarie : l’Organisation des Nations unies, le pape François. Porter atteinte à la santé et à la vie de la population civile qui vit dans la bande de Gaza en coupant eau et électricité est en effet contraire à toutes les règles mondialement acceptées, et au principe même du respect des droits de l’Homme.

Il a été fait remarquer, à juste titre aussi, que d’une part les crimes les plus odieux ont été le fait du Hamas, et que d’autre part la Seconde Guerre mondiale s’est terminée avec l’anéantissement de Dresde et les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki.

 

On peut trouver une issue au problème en définissant les principes d’une « guerre juste ».

Théologiens, philosophes, historiens, juristes et même économistes ont évoqué tous les critères possibles. Il est habituel de distinguer la guerre d’agression et la guerre de défense : les Israéliens ne peuvent rester sans réaction face à l’invasion du Hamas. Il ne s’agit pas de se venger avec haine, il s’agit de mettre fin à la barbarie. Il est également habituel de dire que si l’on veut garder la paix il faut préparer la guerre, cela ferait même partie du domaine régalien des États. Mais l’État d’Israël lui-même n’a pas rempli correctement sa mission ; peut-être les considérations politiques et économiques de court terme ont-elles occulté ou ralenti la défense nationale.

Je me permets de réduire le débat à un choix simple : se défendre, et pour ce faire dissuader les ennemis potentiels de passer à l’attaque, ou attendre les conflits pour réagir. Ce qui me semble à l’origine de la guerre actuelle c’est le désarmement militaire, mais aussi le désarmement moral qui caractérisent les pays libres depuis maintenant si longtemps, et sans aucun doute depuis le début de ce XXIe siècle.

Le désarmement militaire est d’autant plus incroyable que la course aux armements et l’apparition de nouvelles techniques ont été extrêmement rapides depuis vingt ans. Il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale pour observer des changements aussi profonds. Mais la course est ruineuse, et elle entre en conflit avec les autres dépenses publiques que l’État-providence veut assumer, « quoi qu’il en coûte » (il est bien plus cher de lutter contre le réchauffement climatique que contre les barbares français ou étrangers, le budget de l’armée française et de plusieurs autres nations dites libres est ridicule).

 

Quant au désarmement moral, il est total.

Les valeurs de liberté, responsabilité, propriété et dignité ne sont plus enseignées ni pratiquées. Paradoxalement, on accuse le système capitaliste de développer l’individualisme, alors que le marché est la base de la concorde et du service mutuel.

Mais on a éliminé les supports du marché que sont la concurrence et la stabilité monétaire pour pratiquer le protectionnisme et la fausse monnaie.

On devrait aussi penser à la façon dont la jeunesse est éduquée et instruite, et aux chances d’une vie honnête et épanouissante. Le matérialisme a vaincu le spiritualisme. En 1983 Reagan a mis en place une stratégie de dissuasion avec l’Initiative de Défense stratégique (appelée Star Wars par les médias), il a voulu assumer les responsabilités américaines dans la guerre froide contre l’URSS, mais parallèlement les « divisions du pape » jadis ridiculisées par Staline sont venues soulever les Polonais contre l’occupant soviétique. Dès 1981, Jean Paul II prépare la chute du mur de Berlin dix ans plus tard.

Dans la guerre actuelle, nous devons comprendre les leçons de nos erreurs, mais surtout travailler à « tressaillir », à sortir des pièges de l’indifférence, de la résignation, de l’égoïsme et du loisir. Comme les Israéliens, nous devons nous mobiliser, lever l’armée de réserve de la société civile, nous devons sonner le réveil de la liberté.

Voir sur le web.

(I/VI) – Raymond Aron, un libéral face à la meute

Né en 1905, disparu en 1983, Raymond Aron a méthodiquement analysé les mutations des sociétés modernes en leur consacrant plus de trente livres. Pendant plus de trente ans il est descendu presque quotidiennement dans l’arène pour participer aux grands combats qui dans le bruit et la fureur de l’histoire ont divisé le monde au temps de la guerre froide.

Éditorialiste commentant à chaud l’actualité (au Figaro puis à l’Express) en même temps qu’universitaire, il a toujours veillé à intégrer ses jugements ponctuels dans une vision du monde d’essence profondément libérale. En cela il est résolument à contrecourant d’une époque où selon Sartre le marxisme était pour l’intelligentsia française « l’horizon indépassable de notre temps ». Dans un environnement hostile il a eu le courage de ne céder à aucune mode intellectuelle et le culot d’avoir eu raison avant tous les autres sur la nature du stalinisme comme sur bien d’autres questions.

Près de quarante ans après sa mort, les raisons ne manquent donc pas de se tourner vers cet observateur lucide qui a mis ses capacités de réflexion au service de la vérité, de la liberté et de la lutte contre les systèmes de pensée qui les menacent, c’est-à-dire contre toutes les formes de totalitarisme. En retraçant les grandes étapes de sa vie, on effectuera par la même occasion une plongée riche d’enseignements dans l’histoire de ce siècle tragique que fut le XXe siècle.

Les trois premiers billets de cette courte série leur seront consacrés. Ils seront suivis de trois autres évoquant la richesse de l’héritage qu’il nous a légué pour déchiffrer le présent.

 

Les années de formation

En 1928, il passe l’agrégation de philosophie. La même année, Sartre, son petit camarade de l’école normale supérieure, « éprouve le besoin » de se faire recaler, ce qui est un commentaire typiquement aronien. Mais lui-même est reçu premier. Ce succès ne le comble pas, bien au contraire. Immédiatement après, il traverse une crise intérieure, presque de désespoir. Il est écrasé par la certitude d’avoir perdu des années à n’apprendre, selon ses propres dires, « presque rien ».

Il vit une sorte de révolte contre l’enseignement qu’il a reçu et qui ne l’a pas préparé à comprendre le monde et la réalité sociale. Il se demande sur quoi faire de la philosophie et se répond « sur rien ou bien faire une thèse de plus sur Kant », ce qui ne l’enthousiasme pas du tout. Cela le pousse à effectuer un séjour de trois ans en Allemagne en devenant assistant à l’université de Cologne, puis en occupant un poste à Berlin.

Il y suit l’actualité de toutes les façons possibles, il écoute ce que vitupère Goebbels, il assiste aux discours d’Hitler qui d’emblée lui inspire la peur et l’horreur ; il dit en avoir perçu presque tout de suite le satanisme, ce qui, ajoute-t-il, n’était au début pas évident pour tout le monde. Or face à Hitler, ses maîtres, que ce fussent Alain ou Brunschvicg ne faisaient pas le poids. Alain est un chantre du pacifisme ; Brunschvicg est à la Sorbonne le gardien du temple néo-kantien, une construction intellectuelle bien ordonnée mais sans prise sur la réalité.

En Allemagne, il approfondit sa connaissance de l’œuvre de Marx et plus encore s’immerge dans celle de Max Weber. Chez ce dernier il découvre ce qu’il cherchait, soit un homme qui « avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité et, en point d’arrivée, la décision et l’action ».

Si ce voyage en Allemagne l’enrichit sur le plan intellectuel, il change aussi sa compréhension de la politique. L’accession au pouvoir d’Hitler, soutenu par les masses, lui fait voir l’irrationalité de la politique et la nécessité pour faire de la politique de jouer des passions irrationnelles des hommes. La penser exige en revanche d’être aussi rationnel que possible.

Dès cette époque il trace l’itinéraire intellectuel qu’il suivra toute sa vie et décide d’être « un spectateur engagé » soucieux d’être aussi objectif que possible tout en défendant un point de vue. Sa thèse a pour sous-titre « Les limites de l’objectivité historique » ; il l’écrit précisément pour montrer à quelles conditions on peut être à la fois un spectateur qui analyse les faits, et un acteur qui prend position.

Dans le combat des démocraties contre le totalitarisme nazi, il se limite toutefois à n’être d’abord qu’un spectateur. L’engagement ne viendra qu’en 1940, après la défaite.

En effet, de retour à Paris en 1933, il ne cherche pas à témoigner politiquement et ne participe que de loin au mouvement antifasciste. En tant que juif, il pense qu’on peut le suspecter de ne pas être objectif. Il considère aussi que les quelques textes qu’il a écrits pendant son séjour en Allemagne sont détestables.

Voici ce qu’il dit à ce sujet :

« Ils sont détestables parce que d’abord je ne savais pas observer la réalité politique ; en plus, je ne savais pas distinguer de manière radicale le souhaitable et le possible. Je n’étais pas capable d’analyser la situation sans laisser paraître mes passions ou mes émotions, et mes émotions étaient partagées entre ma formation, ce que j’appelle « l’idéalisme universitaire », et la prise de conscience de la politique dans sa brutalité impitoyable ».

Si le commentateur à chaud n’est pas encore prêt, il apparaît aussi que l’intellectuel n’a rien produit. La priorité du moment est d’écrire et de publier.

En 1935 parait un livre intitulé La Sociologie allemande contemporaine, rapporté de son séjour en Allemagne. En 1938 il publie son premier grand livre qui a pour titre Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique.

Raymond Aron dit avoir vécu les années 1930 avec le désespoir de la décadence française, le sentiment que la France s’enfonçait dans le néant. À ses yeux, « La France des années Trente, c’était la France décadente par excellence. Au fond elle n’existait plus ; elle n’existait que par ses haines des Français les uns contre les autres ».

Il ne peut répondre à la question de savoir pourquoi les choses sont ainsi, mais il vit intensément cette décadence, avec une tristesse profonde, tout en étant heureux avec sa famille, avec ses amis et dans son travail.

À l’époque, ses amis les plus proches se nomment Éric Weill, Alexandre Koyré, Alexandre Kojève, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Robert Marjolin :

« Jamais je n’ai vécu dans un milieu aussi éclatant d’intelligence et aussi chaud d’amitié que dans les années 30 et jamais je n’ai connu le désespoir historique au même degré, car après 1945 la France était transformée. »

Il lit le livre de Boris Souvarine (Staline : Aperçu historique du bolchevisme, 1935) qui déjà dénonce les crimes de Staline, mais il ne met pas Hitler et Staline sur le même plan. Il n’est libéré dans son regard et son jugement sur l’URSS que par la signature du pacte germano-soviétique :

« La vérité c’est qu’il est difficile de penser qu’on a deux menaces sataniques simultanément avec la nécessité d’être allié avec l’une des deux. Ce n’était pas plaisant mais c’était la situation historique ».

Publié initialement le 08 août 2022.

La Chine s’émancipe : un tournant dans la guerre technologique

Selon le Wall Street Journal du 6 septembre, après la Russie, la Chine a décidé d’interdire les iPhone et autres smartphones de marques étrangères à l’ensemble de ses fonctionnaires, lorsqu’ils sont au travail.

Autant dire que pour Apple, la nouvelle n’est pas à ranger dans le dossier des bonnes nouvelles. Cette décision a fait l’effet d’une bombe à fragmentation dans la mesure où elle ne cible pas Apple spécifiquement, mais elle est un moyen pour mettre à mal la stratégie de l’administration américaine dans sa volonté d’hégémonie technologique.

 

Conséquences pour la firme

Cette décision n’est pas sans lourdes conséquences pour la firme.

Le marché chinois représente 19 % des revenus de l’entreprise, et la Chine est également son principal centre de production.

Après l’annonce du gouvernement chinois, depuis le mercredi 6 septembre, « la capitalisation boursière d’Apple a fondu de plus de 200 milliards de dollars, pour s’établir à 2776 milliards de dollars ».

Nonobstant ce coût financier, la firme cherche à trouver d’autres implantations pour sa production, notamment en Inde (dans une usine située dans l’État du Tamil Nadu) et au Vietnam… Cela ne consolera guère les dirigeants et les salariés de la firme Apple, qui ne sont ni responsables ni coupables – selon la formule – de leurs déboires commerciaux.

 

Les dessous politiques d’une telle décision

Le fait est que la firme Apple paye une politique agressive à l’encontre des entreprises chinoises menée depuis plusieurs années par l’administration américaine.

Cette attaque n’est que la partie – de mon point de vue – émergée de l’Iceberg.

Qui cible véritablement le gouvernement chinois en s’en prenant ainsi à Apple me semble être la bonne question. Et pourquoi ? Plus encore, pourquoi maintenant ? Si nous allons plus loin, il est évident que pour l’administration américaine, cette décision de la Chine constitue un très lourd revers. Elle remet profondément en cause sa stratégie en matière de technologies, et sa politique ostensiblement anti-Chine.

 

Le retour de flamme de la stratégie « mondiale » anti-Huawei

Ayant, depuis la période Trump, sans jamais le formuler explicitement, désigné la Chine comme ennemi technologique n° 1, l’administration de Joe Biden aurait dû s’attendre à une réplique extrêmement offensive de l’empire du Milieu.

Rappelons à toutes fins utiles qu’en novembre 2022, dans la continuité de la stratégie de l’administration Trump, l’administration Biden avait interdit « la vente sur le territoire américain de nouveaux équipements de télécommunication par les groupes chinois Huawei Technologies et ZTE en raison d’un « risque inacceptable » pour la sécurité nationale des États-Unis ».

L’administration américaine aurait bien fait de s’inspirer d’un adage tiré de L’art de la guerre de Sun Tzu :

« Celui qui excelle à vaincre ses ennemis triomphe avant que les menaces de ceux-ci ne se concrétisent ».

Les États-Unis et leurs alliés se sont, à mon sens, montrés très « agressifs » (depuis la période Trump) et très (trop) présomptueux, pour ne pas dire naïfs vis-à-vis de la Chine à propos de sa puissance et sa capacité à contre-attaquer.

 

La Chine : du suivisme au leadership technologique… voire hégémonique

Pour rappel, la guerre ouverte commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine a été lancée en 2018 par Donald Trump.

La stratégie de l’administration Trump visait, autant que faire se peut, à laisser la Chine derrière elle d’un point de vue technologique, qu’elle soit cantonnée, par isolationnisme, à un rôle de fabricant-exécutant.

Dans cette dynamique, les États-Unis avaient été suivis (appuyés) par de nombreux États alliés qui ont tout fait pour nuire au développement de nombreuses firmes chinoises, à l’instar de l’emblématique Huawei pour ce qui est – entre autres – de la technologie 5G.

Tous ont adopté le même narratif vis-à-vis de leurs concitoyens, évoquant sans relâche la sécurité nationale, la protection des données, la souveraineté numérique, etc.

Ainsi, en 2018 l’Australie avait banni Huawei et ZTE de son réseau 5G.

En 2020, c’était au tour du Royaume-Uni d’annoncer qu’il interdirait désormais l’achat de nouveaux équipements Huawei pour les réseaux 5G, et exigerait que les équipements Huawei existants soient retirés d’ici 2027…

En 2022, la Commission fédérale des communications des États-Unis avait prohibé « la vente de tout nouveau produit sur le sol américain à plusieurs firmes chinoises », et ajouté des restrictions importantes sur l’utilisation des produits et services d’une demi-douzaine d’entreprises chinoises, dont Huawei et ZTE.

Ces restrictions comprenaient des interdictions d’achat de matériel de télécommunications chinois par les agences gouvernementales américaines. Dans cette dynamique « anti-techno chinoise » en juin 2023, la Commission européenne estimait à son tour que les fournisseurs de télécoms chinois, Huawei et ZTE, représentaient un risque pour la sécurité de l’Union européenne. Bruxelles avait alors « appelé les 27 pays membres et les opérateurs télécoms à exclure ces équipements de leurs réseaux mobiles. »

 

Problème de sécurité nationale, ou d’hégémonie technologique ?

Tandis que l’ensemble des acteurs concernés évoque des problématiques de data, de protections de données, de protections de citoyens, etc., ce qui est certes audible, notons toutefois que tous autant qu’ils sont disposent des moyens pour pirater qui ils veulent, et lorsqu’ils le veulent !

Certes, sur certaines applications comme TikTok ou d’autres réseaux, des exigences peuvent être émises pour une modération adaptée et non pernicieuse (cf. dysmorphie).

Pour le reste, ce discours demeure l’arbre qui cache la forêt. L’enjeu de ce « technodrame » technologique qui fait aujourd’hui la Une des médias est à mon sens autre, et d’une tout autre dimension.

Il s’agit ni plus ni moins pour les États, ici la Chine, de prendre le leadership sur les technologies, toutes les technologies ! Celui qui aura le leadership dominera le monde.

N’est-ce pas ce qu’avait déclaré Poutine au sujet de l’IA :

« Celui qui réalisera une percée marquante en intelligence artificielle dominera le monde. »

Voilà l’enjeu et le combat des puissances mondiales : dans le domaine technologique au sens large, 5G, IA, il s’agit de poser le premier pas sur cette planète en perpétuelle mutation, d’en avoir le contrôle, ce qui passe par une autonomie technologique totale !

Le pied de nez de la Chine, face à ce qui peut être considéré objectivement comme des agressions commerciales, aura été, par-delà les coups portés, la poursuite du développement d’entreprises chinoises comme Huwaei, que les États-Unis comptaient bien mettre à genoux.

 

La Chine s’éveille et s’émancipe technologiquement

Si vous ne saviez pas comment la Chine s’éveillerait, maintenant, vous le savez.

Pékin vise l’autosuffisance technologique sur 70 % des composants et matériaux-clés à l’horizon 2025, comme l’énonce l’ambitieux programme Made in China 2025. Le lancement par la firme du Huawei Mate 60 Pro en est la preuve. S’agit-il de coïncidence de calendrier ? Nullement !

Comme le dit fort justement le journaliste Thomas Estimbre  (JDG), ce smartphone est ni plus ni moins « le nouveau cauchemar des États-Unis ».

D’une part, son lancement se fait dans un timing pour le moins opportun ; d’autre part, s’il a provoqué l’ire de Washington, c’est que le géant chinois a sorti un produit doté d’une puce qu’il n’était pas censé être capable de fabriquer, et ce « en raison des sanctions américaines pesant sur les exportations de certains composants vers la Chine ».

Il se trouve que la Chine peut se révéler taquine ! Outre la décision de boycott d’Apple, le dévoilement en grande pompe de l’Huawei Mate 60 Pro par la société Huawei est intervenu le 29 août 2023, damant ainsi le pion à Apple qui n’a présenté sa nouvelle gamme d’iPhone, l’iPhone 15 Pro et l’iPhone 15 Pro Max que le 12 septembre 2023 ! Hasard ? Peut-être… Notons que ce hasard est stratégiquement habile.

Quand la Chine s’éveille et s’émancipe, elle frappe, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle a frappé fort. Si elle a beaucoup subi, elle a patienté, et comme le disait Balzac, « la puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste ».

Par l’intermédiaire de la société Huawei, la Chine, qui n’a eu de cesse d’être ostracisée par les États-Unis depuis le mandat de Donald Trump, puis par l’Europe (une Europe dont l’entreprise espérait le soutien) a frappé un grand coup dans la course à l’hégémonie technologique.

Les États-Unis, leurs alliés – dont l’Europe – qui se sont tant mobilisés pour freiner son autonomie technologique seraient dès lors bien avisés de repenser en profondeur et en urgence leur stratégie vis-à-vis de l’empire du Milieu…

Une mise en échec, c’est une chose, mais ne faut-il pas en tirer les leçons, à moins de poursuivre la même stratégie pour finir échec et mat ? Si tant est qu’en matière d’hégémonie technologique les jeux ne soient déjà faits.

« La première fois, c’est une erreur, la seconde c’est qu’on le fait exprès. » Proverbe chinois.

La Russie franchit-elle un nouveau cap dans sa dérive totalitaire ?

Le Runet est un projet russe s’inscrivant dans ce qui est nommé le Splinternet, à savoir la fragmentation de l’Internet, certains États optant pour un Internet national aux allures d’« Intranet ».

À l’instar de la Chine, de pays comme l’Iran, depuis 2022, la Russie de Vladimir Poutine a encore accéléré ses travaux vers un Internet cloisonné et censuré. Le Kremlin considérant que la guerre en Ukraine menace le pouvoir, son pouvoir, il vise un contrôle absolu de l’information sur le sujet, et il n’est pas question pour lui d’être contesté dans son action.

Si la censure est à son apogée en Russie, et que certains en doutent, c’est un fait qui a été éclairé à la suite du piratage de l’agence de supervision de l’Internet russe, Roskomnadzor, en novembre 2022.

À cette date, le groupe biélorusse de hackers « Cyber-partisans » avait alors déclaré avoir piraté une filiale de Roskomnadzor – le Centre principal des fréquences radio (GRC), puis avoir passé plusieurs mois à l’intérieur du système et en avoir extrait deux téraoctets d’informations. Les données avaient alors été transmises aux journalistes du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, et à certains médias russes.

Süddeutsche Zeitung – ainsi que des médias russes en exil – publiait le 8 février 2023 un article intitulé « La fuite de données au cœur de la censure russe » montrant l’ampleur de la censure.

Les deux millions de documents internes dérobés à l’autorité de surveillance des médias Roskomnadzor donnent « un aperçu unique d’un appareil de censure numérique moderne, y compris ses forces et ses faiblesses », et révèle comment la « structure surveille des pans entiers du réseau et développe des outils ciblant les « offenses » à Vladimir Poutine. Notons que déjà en 2021 Moscou disposait d’une « technologie permettant de surveiller les réseaux sociaux et de repérer les comportements « destructeurs » au sein de la jeunesse. »

 

La guerre : un accélérateur sécuritaire…

Dans cette dynamique de contrôle, dans le contexte de la Guerre en Ukraine, l’étau sécuritaire se referme progressivement sur les Russes.

Outre une information sous contrôle, outre la propagande, il n’aura pas échappé que les voix dissidentes sont condamnées à se taire.

La crise en Ukraine a encore accéléré la surveillance de masse.

Selon le service russe de The Moscow Times, un journal indépendant :

« Plus d’un demi-million de caméras de surveillance à reconnaissance faciale sont installées dans toute la Russie. Avec plus de 200 000 caméras, Moscou représente 40 % du parc ».

Des experts en surveillance ont par ailleurs rapporté au journal que, bien qu’officiellement conçu pour lutter contre la criminalité, « le système russe de reconnaissance faciale s’était révélé plus efficace pour identifier les militants anti-guerre et les réfractaires, ajoutant que les autorités maintenaient l’imprévisibilité dans la conduite des arrestations liées à la surveillance afin de semer la peur et l’incertitude dans le pays. »

L’ancien responsable du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, a défié Vladimir Poutine. Sa mort, que toute l’opinion publique « pressentait » – au regard de son offense – a redonné – quelle que soit la vérité – (ce dernier a été enterré en secret le 29 août dans un cimetière de Saint-Pétersbourg, sa société ayant confirmé une cérémonie d’adieu qui s’est tenue en privé) une crédibilité à Vladimir Poutine qui, bien que se défaussant de toute responsabilité, apparait comme encore plus intraitable.

 

D’un régime autoritaire à un régime totalitaire ?

Dans ce cadre, la Russie qui est définie comme un régime fédéral, est de plus en plus souvent considérée par certains observateurs comme non plus autoritaire, mais totalitaire.

Si nous nous en tenons à la définition : un régime politique autoritaire est un régime politique qui, par divers moyens (propagande, encadrement de la population, répression) cherche la soumission et l’obéissance de la société, tandis que le totalitarisme est un régime et système politique dans lequel existe un parti unique, n’admettant aucune opposition organisée, et où l’État tend à exercer une mainmise sur la totalité des activités de la société.

À l’aune de cette définition, en 2022, dans un entretien accordé à L’Express, Peter Pomerantsev, journaliste, auteur d’essais de référence sur la propagande russe et la désinformation d’origine soviétique, analysait l’évolution du régime russe, qu’il qualifiait « d’État totalitaire postmoderne »… une analyse partagée, entre autres, par le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki. Une dérive dans la surveillance outrancière des citoyens que les États se qualifiant de démocratie gagneraient à analyser dans leur course à la surveillance des citoyens. Le basculement de situations démocratiques ne relève pas du fantasme quand certaines conditions sont réunies, comme le souligne Alain Chouraqui dans son dernier livre Le Vertige identitaire – Tirer les leçons de l’expérience collective : comment peut basculer une démocratie ? paru aux Ed Actes Sud en mars 2022   

« Arx Tarpeia Capitoli proxima. »
(il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne)

 

Alain Chouraqui est titulaire de la Chaire UNESCO « Éducation citoyenne, sciences de l’homme et convergence des mémoires » directeur de recherche émérite au CNRS, et président de la Fondation du Camp des Milles

11 septembre 2001, l’attentat terroriste qui a conduit à la guerre contre la liberté

Par Frédéric Mas.

Le 11 septembre 2001, deux avions s’abattaient sur les tours jumelles de New York, pratiquement en direct sur toutes les chaînes de télévision du monde.

À la stupéfaction de l’opinion internationale, la première puissance mondiale était touchée sur son sol même par une organisation terroriste islamiste, ce qui allait se traduire par des milliers de morts et une crise occidentale sans précédent sur le plan politique et moral.

Face à l’affront et au traumatisme causés, le président américain George W. Bush Jr ne pouvait pas ne pas réagir. Hélas, l’ensemble des décisions prises au nom de la guerre contre la terreur, devenue rapidement guerre contre le terrorisme, allait initier l’une des pires décennies du pays en matière de diplomatie, de guerres, de terrorisme et de libertés publiques à l’échelle internationale.

Le président américain s’est laissé convaincre par ses conseillers les plus radicaux, les néoconservateurs, de profiter de l’occasion pour déclencher des interventions militaires en Afghanistan et en Irak. Le 11 septembre sera le Pearl Harbour de la sécurité nationale.

La campagne irakienne en particulier fut un désastre à tout point de vue, du discours mensonger de Colin Powell en 2003 sur les « armes de destruction massive » jusqu’à l’occupation du pays par les troupes américaines, en passant par le scandale de Guantanamo et de la torture.

 

Après le 11 septembre, l’échec de la guerre en Irak

La guerre à 7000 milliards, qui fit des milliers de victimes, n’a pas éliminé le terrorisme islamique, et le renversement de Saddam Hussein n’a pas été perçu comme une libération.

Au contraire, le ressentiment contre « l’envahisseur » américain a transformé la région en foyer de radicalisation islamique et préparé son embrasement autour de l’État islamique, construit sur les ruines de l’ordre politique renversé par les États-Unis et ses alliés.

En planifiant la réorganisation de la région en « Grand Moyen Orient », Bush Jr et ses conseillers néoconservateurs ont durablement perdu leur influence sur la région, ce qui a profité à leurs ennemis de toujours.

La guerre contre le terrorisme a aussi justifié la mise en place d’un système de surveillance sans précédents des individus. Le Patriot act signé dès le 26 octobre 2001 aux États-Unis, normalise l’état d’urgence et pose les jalons des détentions d’« ennemis combattants » prisonniers à Guantanamo.

En 2010, les révélations de Wikileaks sur le nombre de victimes de la guerre et l’étendue de la torture a fini de condamner aux yeux du monde cette entreprise militaire tragique.

Sur le plan diplomatique, l’ère post-11 septembre est une ère de paranoïa aiguë, qui rend l’Amérique défiante, y compris à l’endroit de ses alliés jugés trop tièdes quant à leurs menées militaires et diplomatiques. Parce que ses diplomates ont eu raison trop tôt, la France en sera la première victime. Il faudra attendre l’élection de Nicolas Sarkozy pour voir un retour en grâce auprès du grand frère américain.

 

L’apogée du néoconservatisme

Le début des années 2000 et la mobilisation totale des États-Unis en faveur de la guerre contre le terrorisme marquent aussi l’apogée du néoconservatisme, cette frange du mouvement conservateur américain qui réclame la guerre pour asseoir la domination impériale du pays sur le monde comme garant de la démocratie.

Ces intellectuels autoritaires, en général venus de la gauche, s’opposent violemment aux démocrates, aux libertariens et aux conservateurs pacifistes qu’ils jugeaient anti-Américains parce qu’insuffisamment belliqueux.

Paul Wolfowitz, Richard Pearle, Elliott Abrams, etc. furent les architectes du « wilsonisme botté », pour reprendre l’expression de Pierre Hassner, d’une guerre mondiale pour la démocratie qui ne supportait pas les sceptiques.

L’un d’entre eux, John Bolton, a survécu à leur discrédit, d’abord en se mettant au service de Donald Trump, puis, depuis quelque temps, en se présentant comme l’un de ses adversaires de droite.

Le 11 septembre 2001 fut avant tout une catastrophe humaine, qui fit près de 3000 victimes civiles. Pendant des jours, des milliers de policiers, de pompiers et de citoyens américains anonymes donnèrent leur vie pour aider leurs proches et leurs concitoyens victimes de la barbarie des fanatiques islamistes. Ce sont aussi ces gestes exceptionnels qu’il faut célébrer aujourd’hui.

Article initialement publié le 11 septembre 2020.

L’OTAN et l’Ukraine : où va-t-on après le sommet de Vilnius ?

Par Maxime Lefebvre.

L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, réclamée par Kiev depuis des années et plus encore depuis l’attaque russe du 22 février 2022, n’avait pas été en débat lors des deux premiers sommets de l’OTAN qui se sont tenus après le déclenchement de la guerre (celui de Bruxelles, convoqué en urgence en mars 2022, et celui de Madrid, en juin).

À l’époque, c’était le soutien immédiat à l’Ukraine qui était en jeu, plutôt que la réflexion sur des garanties de sécurité à plus long terme. Le sommet de Madrid avait toutefois permis d’enclencher l’adhésion de la Finlande, devenue effective en avril 2023, et celle de la Suède, qui a obtenu lors du sommet de Vilnius (11-12 juillet dernier) la promesse par la Turquie de ratifier son traité d’adhésion.

Dans la capitale lituanienne, l’Ukraine espérait se voir fixer un horizon d’adhésion concret ; mais cela n’a pas été le cas.

 

Les résultats du sommet de Vilnius

L’adhésion de l’Ukraine – et aussi de la Géorgie – à l’OTAN est sortie du principe ambigu de la « porte ouverte » pour devenir une perspective réelle au sommet de Bucarest en avril 2008. Malgré l’opposition de la France et de l’Allemagne, à l’époque, à l’octroi d’un « plan d’action pour l’adhésion » souhaité par l’administration Bush, le sommet de Bucarest avait clairement affirmé :

L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l’Alliance. Aujourd’hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l’OTAN.

Quelques mois plus tard, la guerre russo-géorgienne donnait à la Russie l’occasion de faire la démonstration de sa domination stratégique dans la région.

Le dossier de l’adhésion de ces candidats à l’OTAN n’a pas substantiellement évolué après 2008. La coopération de l’Alliance avec eux s’est renforcée. La promesse d’adhésion a été renouvelée. Mais aucune étape concrète vers l’adhésion n’a été franchie.

La Géorgie s’est montrée moins pressante après le départ du président Saakachvili en 2013. L’Ukraine, de son côté, confrontée depuis 2014 à la politique de force de Moscou (annexion de la Crimée, perte d’une partie du Donbass), a fait inscrire dans sa Constitution en 2019 (juste avant l’élection de Volodymyr Zelensky) l’objectif de rejoindre l’UE et l’OTAN – et cela, alors que l’adhésion à l’OTAN était auparavant un objectif controversé en Ukraine, contrairement à l’adhésion à l’UE, souhaitée par près des deux tiers des citoyens.

La guerre déclenchée par la Russie en février 2022 n’a fait que renforcer le souhait de l’Ukraine d’être protégée à l’avenir par l’Alliance atlantique. Cependant, malgré le soutien traditionnel à sa candidature d’une partie des Alliés (spécialement le Royaume-Uni et les pays d’Europe orientale), les États-Unis ont donné le « la » en adoptant en amont du sommet de Vilnius une position très retenue, Joe Biden déclarant d’emblée que l’Ukraine « n’est pas prête ».

Le couple franco-allemand n’a pas existé dans ce débat : l’Allemagne a suivi la position américaine de prudence, tandis que la France, dans la lignée du discours du président de la République à Bratislava (31 mai), a poursuivi son offensive de charme auprès des pays d’Europe orientale en adoptant une position favorable à l’adhésion. Sans doute la prudence de nombreux pays s’explique-t-elle aussi par le fait qu’un traité d’adhésion devra être ratifié par chaque État membre, ce qui – comme l’a montré le cas de la Turquie avec la Suède – n’a rien d’automatique.

Le résultat du sommet, qui a déçu les Ukrainiens, reflète avant tout la position américaine. Si la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN est bien réaffirmée (« l’avenir de l’Ukraine est dans l’OTAN »), aucun processus d’adhésion concret n’est lancé. Il est seulement précisé que l’Ukraine sera dispensée, contrairement à la Géorgie, de « plan d’action pour l’adhésion ».

À la demande de Kiev, l’OTAN répond sèchement que l’Ukraine sera invitée « lorsque les Alliés l’auront décidé et quand les conditions seront réunies » (sans préciser davantage les conditions). Autrement dit, le choix et le moment de faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN seront décidés par l’Alliance seule. En compensation, il a été décidé de renforcer davantage les relations entre l’OTAN et l’Ukraine, notamment en créant un Conseil OTAN-Ukraine.

 

La peur d’un affrontement nucléaire

Cette rebuffade doit être interprétée à deux niveaux : du point de vue de l’implication de l’OTAN dans le conflit et du point de vue de la solution qu’elle peut apporter à son règlement.

Rappelons d’abord cette évidence : l’OTAN n’est pas partie à la guerre. Celle-ci oppose la Russie à l’Ukraine, et pas la Russie aux Occidentaux. Si certains pays, telle la Biélorussie qui a laissé passer des troupes russes par son territoire, peuvent être regardés comme cobelligérants, les livraisons d’armes à l’Ukraine ne relèvent pas de la cobelligérance. Et les Occidentaux font preuve d’une grande prudence s’agissant des armements offensifs (chars, missiles, avions) susceptibles de frapper directement la Russie.

Malgré une coordination légère dans le cadre de l’OTAN (groupe de Ramstein), les livraisons d’armes contournent plutôt l’OTAN en empruntant soit la voie bilatérale, soit la voie de l’UE (avec le financement par la « Facilité européenne pour la paix »), soit la coordination dans le G7 (l’engagement à soutenir l’Ukraine dans la durée et contre une future nouvelle attaque russe a été pris à Vilnius dans un format G7 et non dans le format OTAN).

La raison de cet effacement relatif de l’OTAN est simple : tout affrontement direct entre les Occidentaux et la Russie, entre l’OTAN et la Russie, entre les États-Unis et la Russie, serait susceptible de dégénérer en un conflit nucléaire. Les Russes ont passé plusieurs fois le message public qu’ils ne craignaient pas l’escalade nucléaire et on peut penser qu’ils envoient des messages similaires dans leur dialogue avec leurs interlocuteurs américains. La mission principale de l’OTAN est une mission de défense collective de ses membres, ce qui fut d’ailleurs un aspect majeur de la rencontre de Vilnius.

L’Ukraine pourrait-elle bénéficier un jour de cette garantie de sécurité ultime octroyée par l’OTAN à ses membres ? La question a suscité un vrai débat en amont du sommet de Vilnius.

La difficulté est d’appliquer la garantie de l’article 5 (la clause de défense collective) à un État qui ne contrôle pas l’intégralité de son territoire. Aucun État membre de l’OTAN n’est dans cette situation (Chypre étant dans l’UE mais pas dans l’OTAN). Il faudrait au minimum adopter une interprétation selon laquelle la garantie de l’article 5 s’appliquerait seulement au territoire contrôlé par l’Ukraine, dans une optique défensive, et non au territoire ukrainien contrôlé par la Russie, pour éviter que l’OTAN soit entraînée contre son gré dans une opération de reconquête.

 

Les « modèles » israélien et sud-coréen

D’autres options ont été avancées.

Par exemple, le modèle de la Corée du Sud, qui est liée depuis 1953 par un traité de défense mutuelle aux États-Unis, lesquels y stationnent des troupes, alors même que la péninsule de Corée est restée divisée et sans accord de paix. Ou bien celui d’Israël, dont la sécurité est soutenue par les États-Unis à travers de multiples accords de coopération de défense.

Aujourd’hui, les « garanties de sécurité » proposées à Kiev par les Occidentaux (comme dans la déclaration du G7 à Vilnius) restent en deçà de ces exemples. Elles ne prévoient pas le déploiement de troupes alliées sur le territoire ukrainien. Elles ne prévoient pas, non plus, de clause d’assistance militaire contre une agression. Et si elles prévoient un engagement à soutenir la sécurité de l’Ukraine massivement et sur la durée, comme les États-Unis le font avec Israël, l’Ukraine est dans une position très différente : elle ne dispose pas de l’arme nucléaire et ne jouit pas avec sa seule armée, même équipée par les Occidentaux, d’une supériorité stratégique sur son voisin russe.

Un dernier élément doit entrer en considération. La Russie a toujours été opposée à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Envisager cette adhésion comme issue de la guerre n’est pas forcément de nature à la raccourcir ; cela pourrait au contraire inciter Moscou à la poursuivre pour empêcher cette issue.

Une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN supposerait que de nombreuses conditions soient réunies : que l’Ukraine reconquiert une partie suffisante de son territoire pour estimer qu’elle peut accepter de geler les fronts par un cessez-le-feu ; que la clause d’assistance de l’article 5 soit limitée au territoire contrôlé par l’Ukraine (ce qui équivaudrait à une renonciation au moins temporaire de la part de l’Ukraine à la partie de son territoire internationalement reconnu qu’elle ne contrôle pas, par exemple la Crimée ou une partie du Donbass) ; et que la Russie se considère suffisamment vaincue pour accepter un cessez-le-feu à des conditions très défavorables (une réduction de son emprise en territoire ukrainien, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN avec logiquement un déploiement de troupes alliées à la clé), ce qui passerait sans doute par un changement de pouvoir à Moscou.

Mais, parce que la Russie est une puissance nucléaire, c’est une donnée stratégique fondamentale de ce conflit que l’OTAN ne peut se laisser entraîner dans une guerre avec la Russie et qu’il y a des limites à la défaite que l’Ukraine peut infliger à la Russie.

On comprend mieux pourquoi les stratèges à Washington ont préféré se laisser toutes les portes ouvertes sur l’issue du conflit, ce que permet la formule de Vilnius.The Conversation

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Autant en emporte le vent. Et le vieux sud s’est envolé

Par Michel Chevillé.

Un article de Conflits

C’est avec une pointe d’audace que Pierre Alary a sorti en avril son premier tome de Gone with the wind (éditions rue de Sèvres, avril 2023), une adaptation en bande dessinée du grand roman de Margaret Mitchell.

Cette œuvre volumineuse, de près de mille pages, fut popularisée en 1939 par Hollywood et de nombreux oscars. Mais en presque quatre heures, le film a tout de même réduit la portée du livre.

Au-delà de l’intrigue amoureuse qui tourmente Scarlett O’Hara, Ashley Wilkes et Rhett Buttler, ce premier grand roman d’une journaliste d’Atlanta offre au « sud » un tableau grandiose de la guerre de SécessionThe Civil War pour les Américains, et de « la Reconstruction ».

Structuré en cinq parties et soixante-trois chapitres comme autant de saisons et de feuilletons d’une série, Autant en emporte le vent multiplie les angles de vues depuis l’arrière du front.

 

Face à la guerre

Bien sûr, la question de l’esclavage, qui fait polémique aujourd’hui au point que les rééditions lissent certains passages ou s’adossent à un appareil critique très sévère, est présente en toile de fond de Tara.

Cette riche plantation de Géorgie, sauvée de la ruine par la fille O’Hara, est caractéristique des vieilles propriétés américaines, très semblables aux colonies des Antilles. Deux mondes séparent la domesticité noire, très intégrée aux familles blanches, et la main-d’œuvre des champs de coton, violemment exploitée et quasiment absente du roman.

Autant en emporte le vent est, en somme, l’œuvre qui fera oublier La case de l’oncle Tom de Miss Beecher Stowe, le livre qui a révolté l’Amérique abolitionniste en 1852. La souffrance des esclaves apparaît si peu qu’une harmonie semble se dégager entre maîtres et esclaves. Pour l’auteur, cette harmonie a été brisée par l’invasion yankee. Quand la guerre éclate, les grandes maisons se serrent les coudes face aux Yankees tandis que les ouvriers s’enfuient et que les champs brûlent.

Gone with the wind aurait pu tout aussi bien être traduit par « le vieux sud s’est envolé », la civilisation coloniale a laissé place à la nouvelle société industrielle et marchande du nord. D’autres thèmes, moins souvent abordés, méritent cependant d’y revenir.

 

Une image de l’Amérique 

Le panorama de la guerre vue de l’arrière, et par les femmes notamment, est l’une d’elles.

Pendant ces quatre années de guerre, les femmes du sud se sont émancipées, esquintant leurs blanches mains dans les champs de coton. L’auteur, plutôt féministe, a pu éprouver ce phénomène après la Première Guerre mondiale puisque son mari y est mort. En 1861, après le départ des hommes plein d’enthousiasme et certains de revenir après les premiers succès, le conflit s’éternise.

On suit, en creux, la manœuvre d’enveloppement de Grant, à travers la conquête de la vallée du Mississippi à Vicksburg puis le blocus maritime de Charleston et de La Nouvelle-Orléans. Avec les avalanches de fausses nouvelles, le silence et l’effroi succèdent aux sursauts de joie, le retour des blessés en train ou à pied fait défiler des colonnes de fantômes en haillons. Les permissionnaires côtoient les veuves de guerre. On affiche sur les places le nom des victimes. C’est tout un monde d’hôpitaux, de cris, de tombeaux, d’infirmières et de prières.

Les fuyards, les rescapés, les déserteurs ou les pillards alimentent la panique d’une nation proche de la défaite. « Je me retrouve dans un monde qui est pire que la mort » se lamente Ashley Wilkes, revenu des camps de prisonniers et traumatisé par les combats. L’étau se resserre lentement autour d’Atlanta et de Richmond, villes où la société ne sait plus à qui se vouer et s’accroche à un optimisme forcené. Elle soutient coûte que coûte ses chefs, les généraux Johnston, Forrest, Beauregard et Robert Lee, dans leur stratégie défensive entrecoupée de quelques raids vers le nord.

L’impitoyable Sherman, celui-là même qui conseilla par la suite les troupes allemandes d’être bien plus cruelles avec la population française en 1870 et 1871, fait l’unanimité contre lui. Il a pratiqué la contre-insurrection à l’américaine, déjà éprouvée au Mexique : une tactique de la terre brûlée, mais conduite par l’assaillant.

L’incendie d’Atlanta va marquer les esprits et permettre à Lincoln d’assurer sa réélection à la fin de l’année 1864. Plus fort en nombre et en matériel, le nord a réussi à couper le sud de ses potentiels appuis en Europe, en France et en Angleterre notamment. Le nord pouvait, en cas de généralisation de la guerre, compter sur le soutien de la Russie et de la Prusse, ce qui a pu refroidir les ardeurs franco-britanniques.

 

Une nouvelle Amérique

Quelques jours avant l’assassinat du président en avril 1865, le général Lee remet son épée au général Grant qui lui laisse la liberté de rentrer chez lui.

Les troupes d’occupation se transforment alors en force de police. D’anciens combattants sudistes se réfugient dans la clandestinité, le Ku Klux Klan, pour maintenir leur ascendant sur les affranchis. Avec l’abolition, d’anciens esclaves se retrouvent sans emploi, confrontés au dénuement. Ceux qui n’ont pas voulu, ou pu, rester auprès de leurs anciens maîtres, prennent la route du nord, où ils pensent trouver du travail et un accueil généreux. Ils découvriront que le racisme n’est pas absent du nord.

Ils croisent sur la route les profiteurs de guerre, les carpetbaggers, ce milieu interlope qui trafique des deux côtés, en Europe et ailleurs, et dont Rhett Butler est le symbole. Plusieurs années après la guerre de Sécession, le sud reste sous tutelle administrative du nord, et la démocratie est comme suspendue. Progressivement l’État de droit se rétablit, mais la population vaincue se sent humiliée. Ce n’est qu’en 1877, avec le départ de Ulysses Grant de la Maison-Blanche qu’un compromis est trouvé. Il n’en reste pas moins que le vieux sud et son aristocratie ne pourront renaître. Les hommes doivent travailler, ainsi que les femmes.

La vision un tant soit peu romantique de Margaret Mitchell, petite-fille de propriétaire sudiste, a largement contribué à rehausser la réputation de ce vieux sud aristocratique, dont les mécanismes de sociabilité ressemblent à s’y méprendre à la vieille Europe. Le soin porté aux apparences, à la fête, à l’honneur, le mépris des nouvelles fortunes, et le respect de la terre et des morts sont autant de sources d’inspiration pour The lost cause et Margaret Mitchell.

La vieille société agricole du sud se reconstitue quelque peu au XXe siècle, avant de sombrer une fois pour toutes après la Deuxième Guerre mondiale. Le nord s’impose définitivement avec le mouvement des droits civiques, la fin de la ségrégation et la mainmise économique des bassins industriels de Chicago et de la Nouvelle-Angleterre. Aujourd’hui, le sud a pris sa revanche et attire nombre d’investisseurs et de retraités, mais le clivage culturel s’est estompé. Les statues de Robert Lee, pourtant opposé à l’esclavage, sont déboulonnées en Géorgie. Dixie, le drapeau du sud, s’efface au profit du drapeau de l’Union en Caroline. Le sud est devenu un fief du parti républicain, tandis que le parti démocrate, l’ancien parti esclavagiste, règne sur la Nouvelle-Angleterre et la Californie.

Les pistes sont si brouillées que, pour beaucoup de militants de la cause noire, la réconciliation entre le nord et le sud s’est faite sur leur dos. Oublieux de ce qui fut la plus sanglante guerre des États-Unis, ils considèrent que les deux camps sont tout autant responsables de la situation des noirs américains, y compris Abraham Lincoln dont la clémence est aujourd’hui incomprise.

Ils s’inscrivent dans la lignée des plus radicaux du Parti républicain d’alors qui détestaient Lincoln et plus encore Andrew Johnson, son successeur. Le vieux sénateur Thaddeus Stevens militait avec Grant pour une purge plus sévère de l’ancienne Confédération. Le vieux sud s’est envolé, mais aujourd’hui c’est toute l’Amérique qui entre dans la tempête.

Pierre Alary, Gone with the wind, rue de Sèvres éditions, Paris, 2023

Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent, Gallimard, Paris, 1939

Sur le web

Un dialogue de sourds entre les grandes puissances en Asie-Pacifique ?

Par Paco Milhiet.

 

Événement incontournable du milieu stratégique et sécuritaire de la région Indo-Pacifique, la 20ᵉ édition du Shangri-La dialogue (SLD) s’est déroulée du 2 au 4 juin 2023 à l’hôtel éponyme de Singapour. Organisée par l’International Institute of Strategic Studies (IISS), un think tank britannique, cette conférence annuelle est devenue au fil des ans le forum de prédilection pour échanger sur les questions de défense et sécurité régionales.

Près de 600 membres de gouvernements, militaires et experts régionaux d’une cinquantaine de pays étaient réunis cette année dans la cité-État. Ils ont pu constater l’étendue des divergences sino-occidentales sur les problématiques de géopolitiques régionales, tant les délégations chinoises et américaines n’ont pas hésité à confronter leurs points de vue.

Les ramifications asiatiques du conflit en Ukraine et la place géopolitique des pays de l’Asie du Sud-Est étaient également à la carte des débats. Une délégation française était présente et y a fait des interventions remarquées en tant que puissance riveraine de l’Indo-Pacifique.

 

Un dialogue de sourds sino-américain

Dans un contexte de tensions sino-américaines exacerbées, marqué pour ce seul début d’année 2023 par des accusations d’espionnage réciproques, une intensification des manœuvres militaires chinoises autour de l’île de Taïwan et une rivalité économique croissante, les interactions entre les délégations chinoise et américaine étaient particulièrement attendues à Singapour.

Menées respectivement par le secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin, et le ministre de la Défense nationale chinois, le général Li Shangfu, (toujours visé par des sanctions américaines), les deux délégations ne se sont pas officiellement rencontrées.

Cela n’a pas empêché les passes d’armes lors des discours officiels. Côté américain, l’accent était mis sur la défense du statu quo à Taïwan, le respect du droit international et de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, ainsi que sur l’action positive de la diplomatie de Washington pour stabiliser l’environnement régional.

Pour la délégation chinoise, particulièrement active dans les séances de questions-réponses, des inquiétudes furent exprimées sur la multiplication des partenariats sécuritaires exclusifs de la Chine comme l’AUKUS, le QUAD, ainsi que sur une potentielle expansion de l’OTAN dans la région (une antenne de l’Alliance doit ouvrir à Tokyo en 2024).

Le ministre chinois a également rappelé que les États-Unis n’avaient pas ratifié la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, et surtout qu’ils n’étaient pas un acteur riverain de l’Asie du Sud-Est – en d’autres termes, qu’ils étaient non légitimes pour s’exprimer sur les questions de sécurité régionale.

Enfin, les actions des forces américaines en mer de Chine ont été qualifiées par le ministre chinois de « provocations dangereuses ». La veille, un navire chinois avait dangereusement barré la route à un destroyer américain dans le détroit de Formose.

Ambiance…

 

Le spectre de la guerre en Ukraine

Si la rivalité sino-américaine et les tensions en mer de Chine ont occupé une large portion des débats, le conflit en Ukraine et ses conséquences géopolitiques en Asie ont également été évoqués.

La Chine a récemment proposé un plan de paix en 12 points, sans succès. Cela n’a pas empêché l’Indonésie, principale puissance économique et démographique de l’Asean, de proposer son propre plan de paix par la voix du ministre de la Défense, le général Prabowo Subianto, lors de son intervention au SLD – un projet proposant de geler le conflit sur la ligne de front actuelle et ne condamnant pas explicitement l’agression russe, et qui fut immédiatement rejeté par le ministre de la Défense ukrainien Oleksiy Reznikov, également présent à Singapour : « Cela ressemble à un plan de paix russe, pas indonésien. »

De manière globale, beaucoup d’interlocuteurs ont exprimé leur inquiétude de voir le scénario ukrainien préfigurer un conflit de haute intensité en Asie – comprendre à Taïwan.

Citons le ministre singapourien de la Défense, Ng Eng Hen :

« Des conflits simultanés en Europe et en Asie seraient une catastrophe globale. […] Ce qui se passe en Ukraine, ne doit pas arriver en Asie ».

 

La centralité de l’Asean en question

Si les sujets de politiques internationales ont donc été abordés par le menu lors de ce forum, l’importance géopolitique de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean), a été vainement promue, mais reste encore un suspens. L’Asean, qui compte aujourd’hui dix États membres, a été créé en 1967 avec comme objectif initial de favoriser l’intégration régionale et de promouvoir la paix et la stabilité. Mais l’organisation peine à peser sur le cours des relations régionales. Courtisés par Washington et Pékin, les pays d’Asie du Sud-Est évitent généralement de s’engager sur des sujets de politique internationale, de peur de froisser l’un des deux grands partenaires.

Déchirée par des conflits internes, l’Asean est souvent incapable d’y apporter des solutions durables pour ramener la stabilité. Dernier exemple en date : le Myanmar, en proie à une situation de guerre civile depuis un coup d’État mené par la junte militaire en février 2021.

Le SLD est également une plateforme d’expression pour les plus petits États insulaires de la région qui n’ont souvent pas voix au chapitre. Le ministre de l’Intérieur fidjien, Pio Tikoduadua, et le président du Timor-Leste, José Ramos Horta ont profité de l’occasion pour regretter de concert que les intérêts géopolitiques des grandes puissances éclipsent souvent des enjeux transnationaux et non conventionnels comme le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité et les situations d’extrême précarité sociale.

Ces problématiques concernent pourtant l’ensemble des acteurs régionaux, au premier chef les petits États insulaires, mais aussi certaines collectivités d’outre-mer sous souveraineté française.

 

Une présence française remarquée

Invitée régulière et interlocutrice attendue des Dialogues Shangri-La depuis 2002, la France est le dernier pays membre de l’Union européenne encore souverain de la région Indo-Pacifique.

Dans la lignée des interventions remarquées des ministres de la Défense Florence Parly (2018) et Sébastien Lecornu (2022), c’est l’amiral Vandier, chef d’état-major de la Marine, qui était invité à participer à un panel en présence notamment de l’amiral Aquilino, commandant en Chef du commandement indo-pacifique américain, l’INDOPACOM.

Occasion unique pour l’amiral français de rappeler les grands axes de la stratégie indo-pacifique française et de mettre en exergue les actions concrètes menées par la France et ces forces armées dans la région, comme l’opération Sagittaire menée en avril 2023, quand les forces aériennes et maritimes françaises ont évacué près de 900 personnes du Soudan, alors en proie à des conflits meurtriers.

 

De maigres résultats…

À l’heure où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région Indo-Pacifique, cette séquence singapourienne n’aura pas permis d’atténuer les tensions régionales.

Après trois jours de « dialogue », le ministre singapourien de la Défense synthétisait avec ironie : « Des pilotes de Formule 1 conduisant les yeux bandés sur le même circuit. Ils devraient faire attention, et les spectateurs aussi ».

 

Paco Milhiet, Docteur en géopolitique de l’institut catholique de Paris et de l’université de la Polynésie française, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

Geoffroy Lejeune : la chasse aux sorcières continue…

Alors que Geoffroy Lejeune a été licencié du magazine Valeurs actuelles, où il occupait le poste de directeur de la rédaction, le voilà maintenant pressenti pour prendre la tête du Journal du dimanche (JDD). Au grand dépit de ses équipes de journalistes, qui se disent sidérés et se sont mis aussitôt en grève, craignant une « croisade réactionnaire » au sein de leur rédaction.

Si l’on peut tout à fait comprendre leur ressenti et considérer comme légitime une telle expression de leur mécontentement et de leurs inquiétudes, ce qui est en cause est davantage le déséquilibre devenu traditionnel – si on élargit les réactions à l’ensemble des médias – entre la capacité à être scandalisé par des événements lorsqu’ils se situent dans le « camp » de la droite plutôt que lorsqu’ils le sont dans le « camp » de la gauche (la politique est très guerrière, là où certains d’entre nous préférerons plutôt le simple débat démocratique). Ce deux poids deux mesures ne date hélas pas d’hier.

 

Le camp du Mal

Dans cette vision très binaire, tout ce qui se situe « à droite » ou est considéré comme tel (car il n’est pas rare pour les gens situés très à gauche d’avoir une vision très restrictive de la gauche) représente bien souvent le Mal, qu’il convient donc généralement de dénoncer, de décrédibiliser, de caricaturer, ou de houspiller autant que faire se peut, afin d’intimider ceux qui seraient tentés de s’en rapprocher d’un iota.

Dans l’affaire du licenciement de Geoffroy Lejeune, nous sommes ici dans le cadre de choix éditoriaux. Un organe de presse appartient à un propriétaire. Et il est en principe géré à la manière d’une entreprise. Il peut donc sembler a priori légitime qu’un groupe comme Valmonde -propriétaire du magazine Valeurs actuelles – décide à un moment donné de se séparer de certains de ses salariés. Ici, pour des raisons apparemment stratégiques et de ligne éditoriale (en simplifiant, car je ne connais pas le détail de ce qui s’est réellement déroulé en coulisses, la politique ayant là aussi certainement joué son rôle).

De la même manière, un autre patron de presse, Vincent Bolloré, à qui appartient le Journal du dimanche, est libre d’employer qui il veut. L’affaire, on l’a insinué, est probablement assez politique, et le capitaine d’industrie a certainement jugé qu’il n’y avait pas de raison de laisser à la gauche (et ses journaux, pour beaucoup, subventionnés) le monopole de la liberté d’expression à géométrie variable. D’autant qu’il a dû considérer qu’il s’agissait d’un jeune journaliste indépendant et réputé brillant (y compris par ses ennemis, je pense, qui le jugent d’autant plus « dangereux »). N’en déplaise aux journalistes du JDD qui, même si on peut les comprendre, sont en théorie toujours libres de partir.

 

Le deux poids deux mesures

Revenons sur le « deux poids deux mesures ».

De quoi est « accusé » Geoffroy Lejeune ? De défendre des analyses proches de celles d’Éric Zemmour, qualifiées par conséquent – avec cet art traditionnel de la gauche de catégoriser les gens – « d’extrême droite ».

Par nature, la presse ne peut prétendre à la neutralité. Tout journal défend donc une ligne éditoriale qui suit forcément certaines orientations, même si l’on encourage une certaine diversité de points de vue au sein de cette ligne. Il n’est donc pas très difficile d’avoir une idée – même si leur métier est avant tout le journalisme – de vers où balance le cœur de tel ou tel journal. La gauche, à ce titre, semble loin d’être lésée. Et un journal comme Libération a beau jeu de dénoncer un prétendu « mouvement de pure extrême droitisation des médias », dont ce dernier événement dont il est question serait « la preuve ».

À souligner que, comme de nombreux Français l’ont souvent constaté et le déplorent régulièrement – leur confiance en la presse étant de plus en plus sujette à caution – le travail des journalistes n’est pas toujours très scrupuleux. Or, s’il y a bien une journaliste dont je salue personnellement la qualité du travail (quels que soient ses thèmes de prédilection, qui déplaisent naturellement à beaucoup de gens de gauche), c’est Charlotte d’Ornellas qui, avec beaucoup de dignité, a choisi de quitter elle aussi la rédaction de Valeurs actuelles, faisant preuve d’un courage dont peu pourraient se targuer.

Il se trouve que, contrairement à Geoffroy Lejeune que je connais moins, j’ai assez régulièrement eu l’occasion de suivre ses éditoriaux vers 19 h 30 sur cette chaîne elle aussi exécrée qu’est CNews, et je suis à chaque fois impressionné par son vrai travail de journaliste, très précis et factuel, qui fonde ses points de vue. Cela me fait d’autant plus de peine de la voir étiquetée aussitôt, sans autre forme de procès, de « figure médiatique d’extrême droite ». Une manière bien spécifique à la gauche (si tolérante) d’étiqueter ses opposants pour mieux les rendre par avance inaudibles…

 

Une violence plus ou moins légitimée

Là où le bât blesse, c’est que cette gauche si vertueuse – ou qui se croit telle – a un rapport très trouble à la violence et à la liberté d’expression ; sans doute un héritage de la Révolution française, à moins que ce ne soit dans ses gènes.

Que ne s’offusquera-t-on lorsque des personnes présumées « d’extrême droite » s’expriment ou sont représentées dans les médias. Quelles réactions outrées aura-t-on à l’annonce de la dissolution du groupe « Soulèvements de la Terre », pourtant auteur régulier de violences incontestables, quand les mêmes ont applaudi à la dissolution du groupe « Génération Identitaire » (auquel je me suis peu intéressé, mais dont je ne saurais citer des violences manifestes). Avec quelle absence de remords une Sandrine Rousseau prompte aux « débordements » réguliers se livre aux condamnations sommaires les plus décomplexées. Avec quel incroyable manque de pudeur les « plus grandes consciences » de la gauche vont convertir un acte héroïque peu ordinaire en satire, là encore en y attachant de manière obsessionnelle le nom de Bolloré…

En revanche, on n’hésitera pas à se livrer à une véritable chasse à l’homme lorsqu’il s’agit de délivrer les universités du risque droitier (bien limité, à vrai dire). Ou à défendre la dictature des minorités. Pas plus qu’on ne sourcillera outre mesure à l’annonce de l’assaut extrêmement violent de militants prétendument « antifascistes » contre un hôtel et des personnes, à l’occasion d’une séance de dédicace d’un livre du pestiféré Éric Zemmmour, en quelque sorte illégitime car catégorisé lui aussi comme « d’extrême droite », et donc à bannir, comme tout ce qu’il représente, aux yeux de ses ennemis. Que ne dirait-on si des propos aussi violents que ceux tenus à l’égard du même Éric Zemmour par un militant cégétiste (donc situé du bon côté politique) avaient été tenus par une personne engagée à droite ? Comment comprendre qu’une « responsable » comme Sophie Binet en vienne à transformer les faits en changeant, selon toute vraisemblance, « Auschwitz » par « Vichy » et en intervertissant ainsi le sens de l’attaque, pour défendre un militant pourtant coupable d’un acte antisémitite bien évident ?… Et nous pourrions bien sûr multiplier les exemples.

 

Un « grave danger pour la démocratie » ?

En conclusion, et bien que je ne me présente pas comme un partisan ni d’Éric Zemmour, ni de Marion Maréchal, pas plus qu’un admirateur particulier de Geoffroy Lejeune que je connais insuffisamment pour me prononcer (je m’adresse, ce faisant, à ceux qui souhaiteraient moi aussi me catégoriser), je déplore cette chasse aux sorcières permanente qui pollue les débats et est un obstacle au jeu démocratique tel qu’il devrait se dérouler.

La liberté d’expression est précieuse et c’est elle qu’il s’agit de défendre. Lorsque je lis des réactions au tweet de Sophie Binet dans lesquels on inverse la situation en qualifiant de « grave danger pour la démocratie » la plainte plus que légitime d’Éric Zemmour contre ce militant cégétiste qui a tenu des propos clairement inacceptables, il y a de quoi s’interroger.

Et, je le répète – pour en revenir au point de départ de cette chronique – si les journalistes du JDD sont tout à fait en droit de réagir et de manifester leur mécontentement à l’égard de la nomination de Geoffroy Lejeune à la tête de leur journal, il ne s’agira pas là non plus d’une atteinte à la démocratie si elle est confirmée. Ils devront composer avec, garder leur style et leur déontologie, ainsi que leur savoir-faire, tout en s’adaptant au mieux à la ligne éditoriale, et sans jamais se pervertir. Et contrairement à ce qui est affirmé par le journaliste de Libération cité plus haut, on ne pourra pas pour autant parler de « droitisation des médias », tout au plus d’un léger rééquilibrage (à supposer que la ligne change réellement), même si cela déplaît à cette gauche (pas toute, bien évidemment) si démocrate et tolérante… tant que seules ses idées sont représentées.

Pour se reconstruire après la guerre, l’Ukraine devra lutter contre la corruption

L’Ukraine mène une deuxième guerre, intérieure celle-ci, contre la corruption.

En janvier 2023, le gouvernement ukrainien a été éclaboussé par des scandales de corruption impliquant le vice-ministre de la Défense et le vice-ministre des Infrastructures. Il se trouve que juste avant la guerre, le président Zelensky avait poussé à un tournant anti-corruption. L’Ukraine elle-même était déjà l’un des pays les plus corrompus du continent. Selon Transparency International, son indice de perception de la corruption pour 2022 était encore de 33 /100, ce qui la plaçait au 116e rang sur 180 pays. Il s’agit bien sûr d’une mauvaise nouvelle pour l’environnement des affaires et une concurrence saine dans le pays.

 

La corruption contre la reconstruction

De tels niveaux de corruption n’augurent rien de bon pour les perspectives de reconstruction après la guerre. L’agression russe a rasé de nombreuses localités, gravement endommagé les infrastructures, perturbé l’activité économique et réduit le nombre d’hommes disponibles. L’Ukraine repartira avec un niveau de richesse bien inférieur à celui qu’elle avait avant la guerre.

En outre, des millions d’euros et de dollars affluent dans le pays pour soutenir ses efforts de guerre contre l’invasion russe. Quelle que soit la justification morale évidente du soutien aux efforts de guerre, depuis des décennies, l’aide internationale a peu fait ses preuves en favorisant l’inefficacité et la corruption dans les pays dotés d’institutions fragiles. De plus, il est fort probable que le pays recevra également une aide à la reconstruction.

Le risque, c’est que la corruption freine les efforts de reconstruction, qui ont besoin d’un environnement des affaires sain pour se déployer avec succès. Le moment est donc bien choisi pour s’attaquer à ce problème. En mars, une conférence organisée par l’Institut pour le leadership économique, basé à Kiev, en coopération avec le bureau du président, a abordé certaines des racines du problème. Soutenue par les efforts de Tom Palmer, d’Atlas Network, pour réunir des experts internationaux en pleine guerre, la conférence a proposé des solutions sous un angle inhabituel : en examinant le système fiscal complexe du pays, qui encourage la corruption.

 

La liberté au service du redressement

Cette tâche est essentielle si le pays veut réduire sa dépendance à l’égard de l’aide et des subventions étrangères – ce qu’une partie de sa classe politique est prête à faire – et s’appuyer sur sa propre croissance économique fondée sur l’investissement intérieur et la capacité à attirer les investissements étrangers. À l’instar du Wirtschaftswunder en Allemagne dans les années 1950, lorsque le pays avait décidé de mettre fin au contrôle des prix et aux autres conseils de politiques publiques émanant de l’administration étrangère américaine inspirés par la planification centralisée, l’Ukraine doit libérer son économie.

La résilience des Ukrainiens est aussi étonnante que leur bravoure face à l’agression : les entreprises continuent de fonctionner et le président Zelensky a demandé aux gens d’aller travailler, d’aller au restaurant et de « gagner de l’argent ». Il ne fait aucun doute que le choc de la guerre a créé une « volonté de vivre », ainsi qu’une fraternité qui se prolonge dans un désir d’égalité devant la loi et une intolérance à l’égard de la corruption et des « complications » injustifiées sur la voie de la prospérité personnelle provenant d’une bureaucratie et d’un corps politique corrompus.

Ce dont le pays a besoin, c’est donc d’une plus grande liberté économique. Comme l’énonce l’Institut Fraser, un important think tank qui défend ce concept :

« Les individus jouissent de la liberté économique lorsque les biens qu’ils acquièrent sans recourir à la force, à la fraude ou au vol sont protégés contre les invasions physiques d’autrui et qu’ils sont libres d’utiliser, d’échanger ou de donner leurs biens tant que leurs actions ne violent pas les droits identiques d’autrui. Les individus sont libres de choisir, de commercer et de coopérer avec les autres, et de rivaliser comme ils l’entendent ».

La liberté économique est une étape cruciale pour la prospérité. Et une fiscalité moins lourde et plus transparente y contribue largement.

 

L’effet Laffer

La « révolution Reagan » de 1980 aux États-Unis était en partie basée sur la célèbre courbe en cloche de l’économiste Arthur Laffer sur l’effet économique de la fiscalité.

Son message était simple : au-delà d’un certain niveau de taux d’imposition dans l’économie, la fiscalité devient contre-productive, car des taux plus élevés génèrent moins de recettes fiscales pour l’État. La raison ? Les incitations au travail et à l’investissement sont importantes, surtout lorsque les taux marginaux d’imposition sont élevés. Les travailleurs préfèrent donc substituer les loisirs au travail. Des taux d’imposition trop élevés sur les bénéfices ont un effet dissuasif sur les entreprises. En effet, de nombreux pays ont pris conscience de l’importance de l’effet Laffer et ont modifié leur système fiscal en conséquence dans les années 1980 (Royaume-Uni ou États-Unis) à 2000 (Irlande).

Toutefois, dans les pays les plus pauvres, les gens ne peuvent pas se permettre de ne pas travailler. Ils réduisent leur activité officielle et font des affaires « clandestines » pour échapper à l’impôt. Et c’est précisément la situation en Ukraine : les entreprises évitent de payer des impôts.

Selon un sondage réalisé par les organisateurs de la conférence, en juin 2022 (c’est-à-dire après le début de la guerre), selon 68 % des personnes interrogées, le système d’évasion fiscale le plus populaire dans leur secteur respectif consistait à payer les salaires en espèces. Ainsi, 30 % ont déclaré ne payer officiellement que la moitié des salaires, et 21 % ne payer que la moitié de l’impôt dû sur les sociétés. Les « fausses dépenses » représentent près de 40 % des réponses.

Certains pays ont mis en place une fiscalité allégée, avec des résultats probants en termes de recettes fiscales. La Bulgarie a abaissé ses taux à 10 % pour l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu des personnes physiques, tandis que l’Irlande a augmenté ses recettes fiscales de 50 % après avoir réduit de moitié son taux d’imposition sur les sociétés en 2000-2003.

En Ukraine aussi, la leçon de l’effet Laffer pourrait être mise en œuvre. Plus de la moitié des personnes interrogées déclarent qu’elles seraient prêtes à payer des impôts officiellement s’ils étaient moins élevés, et 28 % qu’elles augmenteraient leur part des salaires officiels. Moins de 2 % des personnes interrogées déclarent qu’elles éviteraient de toute façon de payer des impôts. Comme dans d’autres pays ayant mis en œuvre des réformes fiscales radicales, les recettes fiscales pourraient augmenter.

 

Simplicité fiscale

La baisse de la fiscalité n’est cependant pas la seule pièce du puzzle.

La simplicité et la transparence fiscales sont également importantes. La fiscalité est une question de confiance en l’État. Dans le contexte d’une société de défiance et d’une faible capacité de l’administration fiscale, les régimes fiscaux sont souvent sous-optimaux. Ils s’appuient sur des taxes et impôts moins efficaces du point de vue économique, tels que les taxes sur le chiffre d’affaires, le commerce ou les intrants. Ceux-ci sont précisément choisis pour éviter l’évasion fiscale, que des impôts moins inefficaces, tels que l’impôt sur les bénéfices, peuvent plus facilement permettre. Comme le rappellent l’économiste Simeon Djankov et le député ukrainien Maryan Zablotskyy, c’est précisément le cas de l’Ukraine.

Ils ajoutent que le régime fiscal ukrainien crée des distorsions car le Code des impôts n’est pas respecté dans la pratique. Bien sûr, il y a l’économie souterraine : on estime que 42 % des entreprises ukrainiennes opèrent de manière non officielle. Mais la situation est encore plus délicate : les pratiques non officielles de perception de l’impôt équivalent à des négociations directes entre les entreprises et les autorités fiscales, ce qui donne à ces dernières une grande marge de manœuvre. Non seulement cela conduit à des taux d’imposition effectifs « négociés » plus bas, mais cela ouvre également la porte à la corruption. Djankov et Zablotskyy préconisent donc une simplification du système avec un taux uniforme.

En matière de transparence fiscale, un autre pays post-soviétique, l’Estonie, est probablement le meilleur exemple.

Depuis neuf ans, elle est classée comme le meilleur système fiscal par la Tax Foundation, basée aux États-Unis. Le pays balte, qui a introduit un impôt à taux unique en 1994 (et qui a été légèrement « progressivisé » depuis 2018 avec l’introduction de nouvelles tranches), dispose d’un système fiscal très transparent, prévisible et facile à utiliser. Il n’est pas étonnant qu’il réduise le coût du paiement des impôts ainsi que les inefficacités économiques, mais qu’il génère également davantage de confiance civique – une condition préalable au bon fonctionnement d’une démocratie qui gérera ensuite ses dépenses publiques de manière avisée.

 

Quel futur ? 

Les scénarios futurs dépendent de forces d’inertie à la fois internes et externes.

Premièrement, la guerre peut cristalliser un sentiment national d’égalité et de responsabilité, et donc réduire la tolérance à l’égard de la corruption et faciliter l’acceptation des réformes, mais elle peut aussi déclencher davantage de corruption, et les récents scandales semblent confirmer cette dernière crainte.

Deuxièmement, l’immobilisme de l’administration fiscale elle-même pourrait être un obstacle, car les vieilles habitudes ont la vie dure, malgré les nouvelles incitations offertes par la réforme. Mais les intérêts particuliers pourraient précisément ralentir le processus de réforme.

Troisièmement, compte tenu du niveau de l’aide internationale, les entités étrangères auraient probablement leur mot à dire ou disposeraient d’un certain pouvoir de lobbying. Des organisations telles que l’OCDE ne sont pas de grandes adeptes de la flat tax ou de la concurrence fiscale. Toute théorie du complot mise à part, les organismes internationaux de prêt ont également intérêt à maintenir une certaine dépendance à l’égard de la dette publique. Or, si des impôts plus bas et plus transparents en Ukraine sont compensés par une dette publique croissante après la guerre (comme on l’a vu dans plusieurs pays), il manquerait alors une partie de l’équation de la redevabilité et de la bonne gestion démocratique.

 

Cet article a été originellement publié en anglais par gisreportsonline.com, republié pour Contrepoints en français avec l’autorisation de l’auteur.

Guerre en Ukraine, c’est par où la sortie ?

La fin de la guerre en Ukraine est la question géopolitique clé de l’année. Le gel du conflit, comme entre les deux Corée, ne paraît souhaitable pour personne. Une issue négociée semble impensable tant les positions de départ de Kiev et Moscou sont antagonistes, d’autant plus qu’il serait imprudent de faire confiance à Poutine. Ne reste donc qu’une option sérieuse, une victoire militaire. Celle de l’Ukraine grâce aux armes occidentales.

 

Quelle fin envisageable pour la guerre en Ukraine ?

C’est la question, cruciale, que tout le monde se pose depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a quinze mois : c’est par où la sortie ? Comment la guerre prendra-t-elle fin ?

Par définition, une guerre s’arrête seulement suivant trois scénarios ; un gel des hostilités sans règlement politique pour autant, la victoire d’un protagoniste, ou une issue négociée. Le premier et le troisième semblent impossibles.

 

Pas de scénario coréen

Évacuons le scénario dit « coréen » d’un gel de facto des opérations militaires.

Cela ouvrirait la « riante » perspective d’une balafre en Europe, source de tensions, avec risque de reprise de la guerre dès que l’un des deux protagonistes aurait reconstitué ses forces. D’ailleurs, si les combats n’ont pas repris depuis 1953 entre Pyongyang et Séoul, c’est parce que les États-Unis ont conservé 40 000 soldats en Corée du Sud. Des milliers de soldats américains déployés à quelques kilomètres d’une armée russe revancharde seraient dangereux pour tout le monde.

En outre, par définition, un conflit gelé n’est pas réglé et ne peut donc déboucher sur une normalisation des relations. Les sanctions occidentales contre Moscou resteraient donc en place durant des décennies. Pénible pour les Occidentaux et catastrophique pour la Russie : elle vendait les deux tiers de ses hydrocarbures aux Occidentaux qui fournissaient l’essentiel des produits industriels et technologiques dont elle a besoin. Elle ne pourrait vraisemblablement pas trouver de partenaires alternatifs, sauf au prix de rabais gigantesques et d’une vassalisation par Pékin.

 

Les négociations impossibles

Quant à l’option des négociations, évoquées obsessionnellement à Paris, elle semble tout autant impossible. D’abord parce que qui, à Kiev ou dans les capitales occidentales, peut accorder le moindre crédit à la parole de Vladimir Poutine ? Un président décorant un bataillon coupable de crimes de guerre à Boucha, qui ment comme il respire, ou semble enfermé dans une réalité alternative. Et qui a déchiré sans hésiter le mémorandum de Budapest de 1996 par lequel les frontières de l’Ukraine étaient garanties en échange de sa restitution des armes nucléaires héritées de l’URSS.

Ensuite, les positions de Kiev et de Moscou sont plus qu’antagonistes. Toutes les prises de position publiques et les sondages le montrent, l’Ukraine ne renoncera jamais à la reconquête des quatre régions, Lougansk, Donetsk, Kherson, Zaporijjia, annexées en octobre par Moscou, voire de la Crimée, ni à l’abandon de poursuites pour crimes de guerre contre des militaires et responsables russes. Il faudra aussi régler la question de la reconstruction des villes bombardées, pour un coût estimé entre 470 et 700 milliards d’euros : on voit mal les contribuables occidentaux sollicités massivement mais pas les Russes à l’origine de ce désastre.

Or, le Kremlin ne signera jamais un accord lui imposant des réparations, ou de renoncer à l’annexion des régions ukrainiennes : celle-ci est désormais inscrite dans la Constitution et évoquer ne serait-ce qu’une ébauche de début d’abandon de territoire, comme devraient forcément le faire les négociateurs du Kremlin, est désormais un crime puni par cinq ans de prison à Moscou.

 

Une victoire de l’Ukraine difficile mais crédible

Ne reste donc plus que le scénario d’une victoire militaire.

Celle de la Russie semble désormais impossible. Elle a perdu la moitié de ses chars modernes, consommé la grande majorité de ses missiles, perdu quatre fois plus d’hommes que durant dix ans de guerre en Afghanistan et, malgré la mobilisation de 300 000 recrues en octobre censée fournir un rouleau compresseur, n’a depuis lors conquis que Bakhmout, l’équivalent de Charlevilles-Mézières. L’incompétence de ses officiers, la corruption de sa chaîne d’approvisionnement, l’obsolescence de la majorité de ses armes et le manque de motivation de ses soldats soumis traditionnellement à des brimades et engagés dans un conflit absurde n’est plus à démontrer.

La victoire de l’Ukraine, c’est-à-dire la reconquête des territoires perdus depuis le 24 février, avec la Crimée en option, serait, certes, difficile. Normal, la guerre est rarement facile. Mais elle est tout à fait possible au vu de la détermination de soldats défendant leur pays menacé sinon d’annihilation, de l’agilité tactique de ses officiers et des armes fournies par les Occidentaux. Ces dernières comptent désormais des missiles, GLSDB américaines et Storm shadow britanniques, capables de détruire en profondeur les sites de carburant et munitions russes, de chars Challenger et Leopard ultra modernes. Quant à la triple ligne de défense russe à base de mines, tranchées et « dents de dragons » (plots de ciments empêchant la progression de chars mais qui seraient simplement posés au sol) elle est sans doute moins formidable qu’on ne le croit sur 900 km.

Dernier point : il se disait, surtout à Paris et Berlin où longtemps régnait une certaine candeur envers le Kremlin, que s’il fallait empêcher l’armée russe de gagner, il importait aussi d’éviter qu’elle ne perde vraiment. Les éléments de langage en ce sens évoquaient généralement « trouver à Moscou une porte de sortie », ou « aider Kiev à instaurer un rapport de force pour mieux s’asseoir à la table des négociations ».

Discours obsolète désormais, les dirigeants occidentaux parlant désormais sans ambages d’une défaite russe. S’il ne faudrait évidemment pas que cette dernière conduise à l’éclatement du pays, il faut se rappeler que la Russie a survécu à dix fois pire en mille ans d’Histoire et que toutes les grandes puissances se sont remises d’aventures extérieures ayant mal tourné. Quant à une éventuelle lassitude des Occidentaux dans leur soutien à l’armée ukrainienne, elle ne saute pas aux yeux dans les sondages ni dans l’establishment diplomatico-militaire. Ce qui peut se comprendre à la fois en raison du syndrome du « passager attendant l’autobus » (dommage de renoncer après avoir investi tant de temps alors que le bus va peut-être arriver) et parce que l’aide militaire à l’Ukraine représente moins de 0,1 % du PIB d’une coalition pesant pas loin de 60 % du PIB mondial.

Le « deep state » sécuritaire a aussi fait ses comptes à Washington : son aide militaire à Kiev, équivalente à moins d’un vingtième du budget annuel du Pentagone, a déjà permis, sans risquer la vie d’un seul « boy », d’éliminer la réputation et la moitié des armes lourdes de son grand rival géopolitique durant quarante ans de guerre froide et dont le régime se révèle aujourd’hui dangereux. Sans oublier un message de fermeté et d’efficacité adressé à Pékin. Plus rentable que cela sur le plan géopolitique, je n’ai pas en magasin.

L’offensive ukrainienne, lancée très vraisemblablement d’ici début juillet, permettra vite d’évaluer les perspectives d’une issue, mettons, d’ici un an. Certains font toutefois valoir que le Kremlin n’acceptera jamais cette défaite. En oubliant que, l’Histoire le montre, quand vous perdez une guerre, on vous demande rarement votre avis.

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