Lateo.net - Flux RSS en pagaille (pour en ajouter : @ moi)

🔒
❌ À propos de FreshRSS
Il y a de nouveaux articles disponibles, cliquez pour rafraîchir la page.
À partir d’avant-hierRuptures

De la Chine à la Syrie : les premières nouvelles géopolitiques de demain

Par : Grégoire

De quoi 2020 sera-t-il fait en géopolitique ? Confirmation de la résurrection russe, montée en puissance chinoise et effacement américain pourraient dessiner la politique internationale.

Par Michel Raimbaud, ancien ambassadeur, auteur de Tempête sur le Grand Moyen-Orient (ed. Ellipses, 2017) et  Les guerres de Syrie (ed. Glyphe, 2019)

L’exercice de prospective politique est devenu l’un des rites de l’an neuf. S’il promet plus de tempêtes que d’embellies, c’est que la vie commune de milliards d’êtres humains encadrée par deux centaines d’Etats n’est pas un fleuve tranquille. L’avenir n’est pas une science exacte.

Depuis la fin d’un XXème siècle ponctué par des épisodes « messianistes » de courte durée bien qu’ils aient eu l’éternité pour horizon (colonisation, épidémie des reichs, guerre froide, puis moment unipolaire américain), il est légitime de ne plus croire que l’histoire aurait un « sens », comme le professait le marxisme, ou une « fin », comme le fanfaronnait en 1992 Francis Fukuyama, chantre du libéralisme.

S’il n’y a en elle ni fatalité ni éternité, ce qu’elle a d’erratique est polarisé par des constantes naturelles : c’est ce que nous rappelle la géopolitique, politique de la géographie. Née avant 1900 en de brumeux pays avides d’espace vital, reprise par les « empires de la Mer » au temps du colonialisme et des expansionnismes, cette discipline permet de comprendre pourquoi, au-delà des avatars et séismes, l’Histoire continue, en quête de repères et d’équilibre.

En un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître, les devins avides de « prédictions » faisaient de la géopolitique sans le savoir. Mais l’époque où Geneviève Tabouis présentait les dernières nouvelles de demain sur Radio Luxembourg étant révolue, qui oserait dire aujourd’hui de quoi sera fait 2020 ? Mieux vaudra donc ne pas voir des oracles dans ces premières nouvelles de demain. L’exercice – au vu du bilan 2019, entrevoir les évolutions pour 2020 – rappellera le pensum imposé jadis aux bizuts entrant en faculté : «  Etant donné le clair de lune, tirer le clair de l’autre »…

Le droit international en ruine

Il est presque minuit, Docteur Folamour. Début février, l’aiguille de l’« Horloge de l’Apocalypse » se trouverait, d’après le Bulletin des Scientifiques Nucléaires américains (qui ne sont pas astrologues), à 100 secondes du minuit de la guerre nucléaire, record d’imminence depuis la création de ce joujou en 1947. La situation ne semble pas inquiéter nos sorciers qui pérorent dans les hautes sphères.

Pas besoin d’être expert pour constater la ruine du droit international. Et après examen des tenants et aboutissants, on y verra un travail de sape programmé, inspiré par le « chaos créateur » de Leo Strauss, recette permettant à l’Empire de neutraliser à moindre coût les obstacles à son hégémonie.

Fustiger l’OTAN « en état de mort cérébrale », comme le fait le porte-voix élyséen de l’école complexiste, est d’un bel effet, mais escamote les responsabilités du « monde civilisé » dans l’effondrement de la vie internationale. Ce qu’il faut bien appeler un naufrage intellectuel et moral se décline de façon multiforme : échec et faillite de l’ONU et de sa charte, fin de la légalité et loi de la jungle, falsification des mots et détournement des concepts, abandon des us et coutumes de la diplomatie, de la courtoisie et du protocole… Autant de marches vers les enfers, là où s’abîme l’Occident, aveuglé par une imposture qui a viré au gangstérisme.

Pourtant, la nature ayant horreur du vide, un nouvel ordre est en gestation. Le bloc eurasien en pleine ascension le veut multipolaire, tandis que l’Empire Atlantique freine des quatre fers.

La géopolitique considère que le monde est structuré en trois « zones », (1) le Heartland russo-sibérien qui constitue le Pivot du monde habité, (2) le Rimland qui tel un glacis ceinture ce « Pivot » de l’Atlantique au Pacifique, (3) la zone des Territoires et Iles Périphériques ou offshore, qui génère des « Empires de la Mer », où le choix du grand large va de soi. C’est le messianisme de ces « peuples élus » qui leur fait voir le « Pivot » comme une terre promise, objet de leurs convoitises. Dans ce schéma, le Rimland (Europe Occidentale, Chine, le monde arabo-musulman) constitue tantôt un glacis, tantôt une proie. La théorie permet de saisir les ressorts des expansionnismes et d’éclairer les conflits.

Le déclin des Etats-Unis

Empire de la Mer malgré leur masse continentale, les Etats-Unis ont un avantage fondamental : loin du cœur du monde (Heartland), ils ne connaissent pas les affres de la guerre. Ils contrôlent les mers, l’espace et le cyberespace, le système financier mondial via le dollar. Ils peuvent envahir sans risquer de l’être. Depuis 1945, une langue invasive aidant, ils ont acquis la mainmise de l’espace médiatique et investissent le domaine « chrétien » par le biais des évangéliques, baptistes et autres chrétiens sionistes.

Toutefois cette puissance est en déclin, ce qui apparaît dans les chiffres, mais aussi dans le recours grandissant à la menace, aux sanctions, aux actions clandestines. S’y ajoutent le statut menacé du dollar, l’érosion de la crédibilité et la perte du magistère moral…. Au sein de l’Etat profond, on est tétanisé.

La Russie a vécu avec Poutine une vraie résurrection.

Depuis vingt ans, la Russie a vécu avec Poutine une vraie résurrection, effaçant l’humiliation subie à la chute de l’URSS et la décennie Eltsine. Elle doit ce retour au dossier qui lui a permis de s’imposer. Par son soutien à la Syrie, elle a contribué à stopper le rouleau compresseur des « révolutions arabes » pilotées par l’Occident et l’islamisme extrémiste. Même si les Occidentaux répugnent à l’admettre, Moscou est le pôle de référence.

La nouvelle puissance chinoise

La Chine est déjà numéro un de l’économie mondiale, devançant les Etats-Unis en parité de pouvoir d’achat. Elle est en tête pour son palmarès commercial et industriel : après avoir été l’atelier du monde, elle en est devenue « l’usine », en attendant d’en être le banquier. Sa puissance militaire s’accroît rapidement, son budget de défense étant au deuxième rang derrière les Etats-Unis. L’essor de la marine est spectaculaire, visant à sécuriser son environnement (Mer de Chine) et asseoir sa capacité de projection (Méditerranée, voire Arctique).

S’y ajoute le défi sans précédent lancé à l’arrogante Amérique par un Iran sous sanctions, troisième pôle de cette Eurasie qui s’affirme militairement. En témoignent les premières manœuvres maritimes communes organisées en janvier 2020 entre les trois « menaces ». 

Le retour aux vieilles méthodes (coups d’Etat, ingérences, pressions, sanctions, menaces) témoigne de la colère de Washington. 

Les Arabo-musulmans ne sont pas seuls à chercher à Moscou et Pékin des contrepoids. Par le biais des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), l’Eurasie étend sa zone d’influence. Si l’Afrique du Sud est restée « un cas » sur le continent noir, l’Amérique Latine secoue le joug : le Brésil de Lula et Dilma Roussef avait entraîné dans son sillage le Venezuela chaviste, la Bolivie de Morales, l’Argentine de Mme Kirschner, rompant la singularité de Cuba. Le retour aux vieilles méthodes (coups d’Etat, ingérences, pressions, sanctions, menaces) témoigne de la colère de Washington face aux intrusions de Moscou.

Un « Amerixit » au sein du camp Atlantique ?

En Asie, on est sensible aux sirènes russes ou aux effluves des Routes de la Soie. L’Inde, membre des BRICS et de l’Organisation de Coopération de Shanghai, montre la voie : l’Indonésie, les deux Corées (la bonne qui aime l’Amérique et la méchante qui brave Trump, et dont Pékin est le protecteur), et d’autres, y compris la Thaïlande et ses voisins indochinois, sont alléchés. Le Japon lui-même desserrerait bien l’étreinte de son ex-vainqueur.

Sur le vieux continent, les « occidentalistes » font la loi. Ils se disent effarouchés par l’arrivée du soudard, mais ils ne s’indignent pas de ses turpitudes, lui reprochant son langage : ne réclame-t-il pas grossièrement le paiement de l’effort de défense. La dégradation est tangible. L’imputer à Trump ? Sa politique est au final celle de ses prédécesseurs.

Devenu réalité au 31 janvier 2020, le Brexit a traumatisé les chefs de l’UE, mais « l’évènement européen sans doute le plus important depuis la chute du Mur de Berlin » ne bouleversera pas l’équilibre. Voilà un grand Ex qui s’alignera encore davantage sur Washington, mais ni plus ni moins que ses anciens partenaires. Aucun n’est prêt à se démarquer d’un mauvais suzerain sur les dossiers qui fâchent, la Syrie, le bras de fer avec l’Iran (traité nucléaire, Soleimani), la « transaction du siècle », Erdogan, le terrorisme. La France encore moins que ses rivaux allemands, de plus en plus dominateurs.

Un Amerixit serait-il impensable au sein du camp atlantique?

Le Grand Moyen-Orient piégé 

Théorisé par les neocons israélo-étatsuniens, le Grand Moyen-Orient est au départ un ensemble d’Etats musulmans entre Levant et Asie Centrale, à amadouer ou à détruire. George W. Bush et ses acolytes avaient décrété qu’il fallait les « démocratiser », c’est-à-dire les rendre israélo-compatibles en les bombardant. La technique : exciter les oppositions contre les « régimes » en soutenant discrètement les islamistes, fussent-ils terroristes. On ne rappellera pas ici le bilan des « printemps arabes ».

Le clan des heureux élus s’est avéré extensible au gré des lubies et des lobbies : la frontière génétique imaginée par le colonisateur entre monde arabe et Afrique « noire » a été oubliée, le terrorisme et « l’Etat islamique » envahissant le Sahel (à partir de la Libye ou de zones sanctuarisées), avant de rayonner en direction du Sud. L’Amérique s’y implante à la place de la France. La Russie y fait des incursions (Mali, RCA), investissant par ailleurs les positions moyen-orientales de l’Empire (Arabie, Emirats Arabes Unis, Irak, Egypte…) et les appendices que sont la Turquie et Israël.

Nouvelles routes de la soie, voies nouvelles de puissance

Le « pivotement » de l’Amérique vers l’Asie ne signifie pas qu’elle se désintéresse du Moyen-Orient : dans sa translation, c’est la « ceinture verte musulmane » qu’elle côtoiera sur toute son extension.

Pour le Céleste Empire, pays d’adoption des Ouigours parfois irrédentistes et/ou djihadistes, les Routes de la Soie constituent une riposte au « projet » de Bush. A l’horizon 2049, centenaire de la Chine Populaire, Pékin aura tissé son paradigme multipolaire de nations souveraines/partenaires, reliées par un labyrinthe de ceintures et de routes interconnectées. La vision de Xi Jinping repose sur une étroite coordination entre Moscou et Pékin et implique une planification stratégique à long terme, Poutine dit « communication ». N’en déplaise aux occidentalistes, la « nouvelle ère », fondée sur un partage des rôles, n’est pas une chimère. Les investissements prévus sont gigantesques, par centaines de milliards.

Aux BRICS la tâche de réorganiser le monde.

Le projet russe de Grande Eurasie (Union économique eurasienne, Organisation de Coopération de Shanghai, Banque asiatique d’investissement) est comme un miroir des nouvelles Routes de la Soie. De l’Iran à la frontière mongole, le Grand Moyen-Orient vu de Moscou est une partie de « l’étranger proche » et pour la Russie, avec ses 20 millions de musulmans, il est urgent de recomposer l’Asie Centrale. Aux BRICS la tâche de réorganiser le monde.

Le « cœur » de l’Axe de la Résistance (Iran – Irak – Syrie – Liban) est stratégique. La simple idée d’un corridor offrant à la République Islamique un débouché sur la Méditerranée donne des sueurs froides à Israël et à l’Amérique. Intégré aux Routes de la Soie et à la grande Eurasie, il sera intouchable. Si la question des pipelines est centrale dans cette région flottant sur une nappe de gaz, la libre circulation des personnes et des marchandises ne l’est pas moins.

Guerres économiques invisibles

Comme le Venezuela où, selon le journaliste Jeffrey Sachs, «  au nom de la pression maximale, les sanctions américaines sont délibérément conçues pour détruire l’économie », l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban sont des cibles par excellence des guerres économiques invisibles. Celles-ci, enclenchées à la chaîne par les Etats-Unis, ont un effet terrifiant. Prenant la forme de sanctions, d’embargos, cachées par l’omerta, sans coup de feu, elles coûtent moins cher que des interventions militaires directes et permettent de contourner les vétos russo-chinois. Elles empêchent surtout toute vie normale.

Dans l’inventaire des dégâts, on notera la chute brutale de la croissance et la « contraction » des économies visées (de 14% en deux ans pour l’Iran), suite aux difficultés d’accès aux produits de base et matières premières. Autres conséquences : l’effondrement du niveau de vie et la glissade vers la grande pauvreté, la flambée des prix. Partout, les désastres socio-économiques (famine, malnutrition, surmortalité, misère) aggravent les crises sanitaires (ruptures concernant les médicaments et le matériel médical, infrastructures détruites).

Les sanctions financières affectent les banques, mais aussi la vie quotidienne. Dès 2011, les Etats-Unis et l’Europe ont mis en place un régime de sanctions particulièrement sévères contre le peuple syrien, « bloquant l’accès à de nombreuses ressources vitales »…« l’un des régimes de sanctions les plus vastes et compliqués jamais imposés ». La loi César « sur la protection des civils syriens » (sic) inscrite au budget 2020 impose, au nom des Droits de l’Homme, « des sanctions contre les secteurs liés à l’Etat et contre les gouvernements qui soutiennent la reconstruction et l’armée syrienne ». Le prétexte ? « Ouvrir un nouveau front contre l’influence de l’Iran en Syrie ».

La leçon de l’Irak ?

Thomas Nagy, de l’Université George Washington, citant la Defense Intelligence Agency (DIA),  évoque « un plan de génocide commis contre les Irakiens (…) permettant de liquider une part importante de la population irakienne ». Dennis Halliday, coordinateur démissionnaire de l’ONU, accuse en septembre 1998 « le système onusien aux ordres de Washington et de l’Occident depuis la chute de l’URSS, qui a « imposé des sanctions génocidaires contre les innocents ». C’est le prix à payer pour la « démocratisation », dira la sublime Albright….

Gavé par neuf années de « printemps », le monde arabe est en piètre condition : la plupart des Etats sont brisés, livrés au chaos et à la sédition. Certains comme la Libye, le Yémen, l’Irak, l’Afghanistan risquent de rester un moment sous le feu des bombardements, des destructions, au gré des ingérences, des terroristes, des luttes inextricables. Le « monde civilisé » regarde avec commisération ce spectacle qu’il a mis en scène.

D’autres Etats, passés entre les balles, se retrouvent sous le feu des forces « populaires » qui veulent « la chute du régime », « le retrait des militaires », la dévolution immédiate du pouvoir, sans concessions et d’ailleurs sans programme. Derrière le tumulte, s’agitent à nouveau ONG, forces du changement, sociétés civiles, le tout saupoudré d’égéries et de diplomates occidentaux. On devine la main de l’étranger, comme en 2011. Et lorsqu’une issue se dégage, elle donne souvent sur la Maison-Blanche et sur Tel-Aviv, on allait dire sur Jérusalem. La recette est partout de normaliser avec Israël (le Soudan), condition sine qua non pour plaire aux régimes du Golfe qui regardent maintenant l’Etat hébreu avec les yeux de Jared Kuschner.

Syrie, cœur battant du monde arabe

La Syrie, cœur battant du monde arabe, a pu tenir neuf années face à l’alliance entre l’Empire israélo-atlantique et les forces du takfirisme et du terrorisme. Elle a fait barrage à la vague des « révolutions », le payant au prix fort. Appartenant au camp des résistants et dotée de puissants alliés, elle est potentiellement victorieuse, un renversement de situation étant improbable. Mais elle doit faire face aux manigances néo-ottomanes d’Erdogan et aux crimes de ses terroristes déguisés en enfants de choeur, supporter les caprices des Kurdes tout en encaissant les insultes et inepties de Le Drian.

Entre Erdogan, Netanyahou, Ben Salman et Trump, l’échiquier du Moyen Orient est bien loti en rois, en fous et en pions

Désarticulé, le monde arabe est prié d’applaudir à la « transaction du siècle » qui liquide la cause sacrée du peuple palestinien pour une poignée de milliards de dollars, à payer par les Arabes. Rares sont les protestataires : la Syrie, dont la Palestine est une terre perdue, l’Iran droit dans son soutien, le Hezbollah, et la Turquie qui s’érige en défenseur de l’Islam face à la Saoudie.

Le terrorisme est toujours vivant, AlQaida en Syrie, ici et là Da’esh made in USA, et les innombrables groupes qui sévissent au Proche-Orient, en Libye, au Sahel, sous l’égide des Wahhabites (Arabie, Emirats) et/ou des Frères Musulmans (Turquie, Qatar).

Entre Erdogan, Netanyahou, Ben Salman et Trump, en 2020, l’échiquier du Moyen Orient est bien loti en rois, en fous et en pions.

Les analyses publiées dans la rubrique Opinions constituent des contributions aux débats. Elles n’engagent pas la responsabilité de la rédaction du site.

Cet article est publié par le site de Ruptures. Le « navire amiral » reste cependant le mensuel papier (qui propose bien plus que le site), et ses abonnés. C’est grâce à ces derniers, et seulement grâce à eux, que ce journal peut vivre et se développer.

La qualité du travail et l’indépendance ont un prix… Abonnez-vous au mensuel, même à titre d’essai !

Cet article De la Chine à la Syrie : les premières nouvelles géopolitiques de demain est apparu en premier sur Ruptures.

Comment l’Arabie saoudite fait son lobbying en France

Par : Grégoire

Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a recours à de multiples agences de communication dans l’Hexagone. Et peut compter sur la bienveillance du Quai d’Orsay.

(Seconde partie de l’analyse précédemment publiée, cette fois concernant plus particulièrement la France)

Par Pierre Conesa, ancien haut-fonctionnaire, auteur de Dr Saoud et Mr Djihad, La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016).

L’Arabie saoudite a singulièrement renforcé son lobbying à l’égard des pays occidentaux ces dernières années. Et le pays devrait utiliser la présidence du G20, qui se poursuivra jusqu’au sommet des dirigeants à Riyad les 21 et 22 novembre 2020, pour démultiplier les tentatives de séduction.

Dans ce cadre, l’Arabie saoudite déploie un réseau particulièrement actif en France. Aux yeux de Riyad, il s’agit d’un pays de second rang, surtout comparé aux enjeux économiques et militaires qui animent la relation avec les Etats-Unis. Pour autant, l’Hexagone attire toute l’attention du Prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS).

Notre pays est devenu le terrain de jeux concurrentiel, entre les influences opposées du Qatar (Frères Musulmans), des Emirats et de l’Arabie saoudite (salafisme). En avril 2019, Ali Bensaad dans un article, parle même de Françarabie comme il existe une Françafrique. Faut-il aller jusque-là ? Riyad n’ambitionne pas de convaincre l’opinion française et n’a pas besoin d’une communication massive. Ses cibles sont les sphères dirigeantes, les milieux patronaux et enfin les élites musulmanes.

Lobbying et autocensure

Il n’est pas évident de relever les points d’entrée de ce lobbying. Le parlementarisme français n’obligeant pas les lobbies à la transparence, certains liens contractuels peuvent être prouvés, mais d’autres sont plus informels. L’influence peut se traduire par de l’autocensure. D’autres liens relèvent davantage de logiques d’opportunités. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique ne semble pas connaître les lobbies étrangers puisque son répertoire ne mentionne aucune des sociétés de communication et d’influence qui sont mobilisées sur ce sujet.

Une façon de maintenir les liens et la bienveillance de la France consiste à faire miroiter, en permanence, à ses dirigeants la signature d’importants contrats. Les décideurs politiques en visite, repartent ainsi avec une lettre d’intention annonçant la promesse de nouveaux contrats : Manuel Valls, à l’époque Premier ministre, avait ainsi pu annoncer 10 milliards de dollars à venir. La France n’est pas le seul pays sujet à cette tactique : Donald Trump s’était vu promettre 110 milliards de dollars. Mais en réalité, aucun achat ferme n’a suivi depuis.

Les annonces d’ambitieux projets destinés à l’après-pétrole sont régulières mais rarement suivies de réalisations

Pour les hommes d’affaires, les annonces de projet pharaoniques, calment les critiques : Neom, ville futuriste voulue par MBS, concentré de nouvelles technologies, coûterait entre 200 et 500 milliards de dollars. Les annonces d’ambitieux projets destinés à l’après-pétrole sont, elles aussi, régulières mais rarement suivies de réalisations. Peu importe que chaque monarque annonce sa Tech City qui jamais ne voit le jour, toute annonce permet d’entretenir des relations bienveillantes jusqu’à la prochaine promesse.

Et si ces partenaires, surtout lorsqu’ils ne sont que mineurs, ne jouent pas le jeu, la menace monte. En août 2018 L’Arabie saoudite annonce ainsi qu’il va vendre tous ses actifs canadiens quel qu’en soit le coût, selon le Financial Times. La raison : Ottawa avait osé critiquer l’arrestation de militantes féministes. Riyad a alors expulsé l’ambassadeur canadien et transféré des milliers d’étudiants et de patients saoudiens vers d’autres pays. La solidarité occidentale n’a pas joué. La France, dans cette situation de partenaire secondaire, n’est jamais à l’abri d’un geste d’humeur de Riyad.

Une constellation d’agences de communication

Pour valoriser son image, comme dans le reste du monde, l’Arabie saoudite s’appuie sur des entreprises de communication de tout ordre. Publicis est un partenaire essentiel sur l’ensemble du spectre, surtout depuis le rachat de Qorvis en 2012, agence responsable de l’action au Parlement européen. Les largesses saoudiennes ont également bénéficié à son concurrent Havas (groupe Vivendi) ou encore à Steele & Holt, cofondée par Sylvain Fort, qui fût conseiller en communication d’Emmanuel Macron. Autant d’activités qui, là encore, ne sont pas mentionnées, au registre du lobbying mis en place en 2017 sous l’autorité de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique.

MSL Brussels, autre filiale de Publicis, détient un contrat qu’elle souhaite garder secret. Parmi les services : la gestion de sites web et des réseaux sociaux dans la capitale de l’UE, l’organisation de rencontres avec des parlementaires européens et autres décideurs bruxellois, l’écriture d’éléments de langage, ou le placement dans les médias d’articles dépeignant le régime sous un jour favorable. Dans un article adressé aux médias, Adel bin Ahmed Al-Jubeir, ancien ministre des affaires étrangères, tente de justifier l’exécution de 47 personnes au titre de la lutte contre le terrorisme. L’article est intitulé : « Les Saoudiens combattent le terrorisme, ne croyez pas autrement ! ».

Des conseillers de tous horizons

Parmi les autres sociétés de relations publiques françaises, MBS a aussi eu recours à Image 7, le groupe fondé par Anne Méaux, qui fût notamment conseillère de François Fillon dans sa course malheureuse à la présidentielle. Ce contrat semble toutefois s’être terminé au milieu de l’année 2018. Edile Consulting (ELN Group) créée par Souid Sihem, ancienne policière, conseillère au cabinet d’Arnaud Montebourg est aussi à la manœuvre. Sollicitée après les attentats du 13 novembre, elle publie à compte d’auteur, une apologie intitulée « L’Arabie Saoudite, ce pays méconnu » et fait la publicité du Forum pour le dialogue des civilisations (KAICIID) créé par Riyad. Elle semble, elle aussi, avoir renoncé à ce contrat.

On compte parmi les influenceurs François-Aïssa Touazi. Ancien conseiller au cabinet de Philippe Douste-Blazy lorsqu’il était Ministre des Affaires Etrangères de 2005 à 2007, il a fondé CAP MENA, un think tank spécialisé sur les questions économiques et financières du monde arabe, et édité un livre confidentiel, « Le ciel est leur limite ». Il a organisé en mai 2018 un voyage, tous frais payés, de parlementaires, d’élus locaux, de journalistes, d’experts et d’anciens diplomates, mais sans rencontre avec des officiels de haut niveau. Responsable pour le Moyen-Orient du fonds de capital investissement, Ardian, l’un des plus importants de France, il vient d’être décoré de la Légion d’Honneur pour ses services rendus à la coopération entre les deux pays.

De Jacques Attali à Alexandre Adler

Car au-delà de cette multitude d’agences, l’Arabie saoudite prend soin de s’attacher les services de quelques personnalités françaises. Nicolas Sarkozy, a ainsi tenu à marquer de sa présence le Business forum de Riyad, malgré l’affaire Khashoggi. Comble d’ironie, ce forum de rencontre baptisé le Davos du désert, est supervisé par Richard Attias, ancien pilier de Publicis… et compagnon de Cécilia ex-Sarkozy. Jacques Attali est pour sa part conseiller économique du Royaume depuis deux ans et demi ; il joue les sherpas de MBS. Christine Ockrent, journaliste, chroniqueuse est l’auteur d’une biographie sur MBS – dont on ne sait si elle l’a rencontré.

Elle concurrence ainsi, Alexandre Adler, chroniqueur célèbre pour la quantité d’erreurs dans ses analyses, bénéficiaire d’un contrat depuis mai 2018, et qui a pour sa part écrit dans Figarovox un étonnant article attribuant l’assassinat de Khashoggi… aux Turcs. Un article opportunément repris par la chaîne saoudienne Al Arabiya. Mentionnons au passage que ni Michèle Alliot-Marie, ni Rachida Dati, députées européennes, n’ont voté les résolutions dénonçant les atteintes aux droits de l’homme et des femmes dans le Royaume.

Financement de mosquées

Et pour parfaire le tableau, l’Arabie saoudite n’hésite pas à mettre la main à la poche pour financer des actions culturelles. Ainsi, elle a participé au développement du département des arts islamiques du Louvre. Et elle a acquis l’œuvre Salvator Mundi de Leonard de Vinci, exposé au Louvre… d’Abou Dhabi, pas en Arabie.

En termes de propagation du salafisme, la France ne semble pas une cible prioritaire. D’abord parce que la population musulmane est majoritairement maghrébine, ensuite parce que la laïcité y est un principe législatif qui fait encore rempart. Pour autant, le but de ce travail d’influence est bien de maintenir un lobby efficace concentré sur les niveaux décisionnels. La Ligue islamique mondiale (LIM), dont le secrétaire général est toujours saoudien, est ainsi devenue un acteur majeur dans la mise en place des infrastructures cultuelles musulmanes en Europe et notamment dans la construction de mosquées en France. Elle a par exemple participé au financement de la construction de la mosquée de Mantes-la-Jolie en 1980, de celle d’Évry en 1984 et de celle de Lyon en 1994.

Des zones d’ombre demeurent, notamment au sujet des écoles coraniques : qui paye ?

De nombreuses bourses d’études vers des universités islamiques à La Mecque (université al-Mukkarama), à Médine (université al-Munawwara) ou à Riyad (université Ibn Saûd), ont été distribuées dans l’Hexagone afin de concurrencer directement les grandes universités historiques comme celle d’Al-Azhar en Égypte, de la Zaytouna en Tunisie ou d’Al Karawiyine au Maroc. Il y aurait environ 120 Français à Médine (le nombre est inconnu pour Riyad). Et le régime refuse toujours de communiquer leurs noms. Et des zones d’ombre demeurent, notamment au sujet des écoles coraniques. Qui paye ? Qui assure le salaire des enseignants par exemple dans l’école saoudienne de l’avenue d’Iéna ? La question est sans réponse.

Wahhabisation de l’Islam de France

Cette relative discrétion n’est pas une preuve d’inaction de l’Arabie saoudite. Le rapport Al Karoui pour l’Institut Montaigne parle ainsi pour la première fois de la « wahhabisation de l’Islam de France » et évoque l’influence prépondérante de prédicateurs saoudiens dans la propagation d’un message rigoriste, qu’il illustre à travers cinq d’entre eux. Certains ont plus de followers que le Dalaï-Lama et le Pape et à peine moins que le président des Etats-Unis ! Ce sont Mohamed al-Arifi, Ayid al-Qarni, Ahmad al-Shugairi, Salman al-Ouda et Michari Rachid al-Afasi, qui se classent respectivement 7e, 8e, 10e, 15e et 16e dans le champ du monde des idées sur les réseaux sociaux.

On est ainsi frappé de la critique vive du régime saoudien dans un certain nombre de pays arabo-musulmans, comparée à l’inaction française en matière de travail sur la doctrine wahhabite. Une conférence s’est ainsi tenue à Grozny (Tchétchénie) en septembre 2016 qui a exclu le wahhabisme salafiste de la doctrine du Sunnisme, voire du cadre de la communauté sunnite. Des personnalités de haut rang de l’Islam ont participé à cette conférence : le Recteur de l’Université Islamique Al Azhar du Caire, Ahmed al-Tayeb y figurait auprès de 200 dignitaires religieux, oulémas et penseurs musulmans d’Egypte, de Syrie, de Jordanie, du Soudan et d’Europe. Alors que l’action religieuse saoudienne est dénoncée dans nombre de pays musulmans, elle est soigneusement exclue du champ de l’analyse académique et diplomatique en Occident. Faut-il y voir l’action de lobbying saoudien ?

La diplomatie française applique la philosophie des trois singes : ne pas voir, ne pas entendre, ne pas parler

La question n’est tout simplement pas posée au Quai d’Orsay. La diplomatie française applique la philosophie des trois singes : ne pas voir, ne pas entendre, ne pas parler. Quitte à ce que cette protection se traduise par des réactions diplomatiques hasardeuses. Ainsi des critiques françaises ont été adressées au gouvernement bahreïni pour ses atteintes aux Droits de l’Homme après que le royaume a condamné le militant des droits de l’Homme, Nabeel Rajab, en juin 2018. Mais à aucun moment la diplomatie française ne mentionne que le pays est occupé par l’armée saoudienne depuis mars 2011, cette prise de contrôle ayant pour objectif de remettre en place la monarchie sunnite contre une révolution démocratique chiite.

Autre exemple : seize ONG ont écrit à Emmanuel Macron pour s’étonner que les bombardements au Yémen n’aient fait l’objet que d’une brève mention dans le discours du 27 août 2019 devant les ambassadeurs. Le ministre des Affaires étrangères n’en avait, pour sa part, pas dit un mot. La missive des ONG est restée sans réponse.

Une justice française sélective

Cette exclusion de l’Arabie saoudite du champ des critiques ne concerne pas que le Quai d’Orsay. La justice elle-même semble sous influence. Les commissions versées sur le marché des frégates saoudiennes n’ont ainsi jamais donné lieu à procédure anti-corruption, à la différence des contrats de sous-marins pakistanais qui font toujours l’objet d’une enquête. Pourtant, le gouvernement aux commandes à l’époque de ces deux contrats est le même : celui d’Edouard Balladur. Le contrat portant sur des frégates destinées à l’Arabie saoudite avait donné lieu à des retours de commissions présumés vers l’équipe de campagne d’Edouard Balladur, alors que celui-ci se présentait contre son ami de trente ans, Jacques Chirac.

Ces rétrocommissions passaient par l’intermédiaire d’anciens des Phalanges libanaises. Ce n’est qu’à l’élection de Jacques Chirac que les Saoudiens ont découvert qu’ils avaient été instrumentalisés dans des querelles franco-françaises. Ils ont fait part de leur profond mécontentement. Est-ce la raison pour laquelle aucune enquête sérieuse n’a été lancée au sujet de ces versements ?

Et ce n’est pas là l’unique dossier qui a vu la justice se montrer peu pressante à l’égard de Riyad. Une plainte déposée par une association yéménite de défense des droits de l’homme, le Legal center for rights and development, auprès du pôle des crimes contre l’humanité, délits et crimes de guerre du tribunal de grande instance de Paris, avait certes, dans un premier temps, été déclarée recevable. Mais cette volonté judiciaire affichée n’a été de courte durée : le doyen des juges d’instruction vient de faire savoir que la plainte yéménite était finalement jugée irrecevable.

Les analyses publiées dans la rubrique Opinions constituent des contributions aux débats. Elles n’engagent pas la responsabilité de la rédaction du site.

Cet article est publié par le site de Ruptures. Le « navire amiral » reste cependant le mensuel papier (qui propose bien plus que le site), et ses abonnés. C’est grâce à ces derniers, et seulement grâce à eux, que ce journal peut vivre et se développer.

La qualité du travail et l’indépendance ont un prix…
Abonnez-vous au mensuel, même à titre d’essai !

 

Cet article Comment l’Arabie saoudite fait son lobbying en France est apparu en premier sur Ruptures.

Comment l’Arabie saoudite soigne sa com’

Par : Grégoire

Appuyée sur une armée de cabinets de conseils, et alors qu’elle vient de prendre la présidence tournante du G20, l’Arabie saoudite tente de promouvoir dans le monde l’image d’un pays en pleine modernisation. A mille lieux de la réalité répressive du régime.

Par Pierre Conesa, ancien haut-fonctionnaire, auteur de Dr Saoud et Mr Djihad, La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016).

Il est étonnant de constater qu’un sujet comme celui du lobby saoudien n’ait jamais fait l’objet d’une étude. Le lobby qatarien a été démonté par les livres de Christian Chesnot et Georges Malbrunot (Nos très chers émirs, Michel Lafon, 2016 ; Qatar Papers, Michel Lafon, 2019) et les Emirats viennent de faire l’objet du livre de Michel Taubé (La face cachée des Émirats arabes unis, Ed. Cherche Midi, 2019). Mais sur l’Arabie saoudite, rien.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi a pourtant soudainement révélé le vrai visage du pouvoir wahhabite, auquel on accordait un satisfecit poli quand le jeune Prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) octroyait aux femmes le droit de conduire. C’est à cette occasion que sont apparues ou réapparues dans la presse tant d’affaires jusque-là passées sous silence : les horreurs de la Guerre au Yémen, la condamnation de Raef Badawi, ou celle du neveu de l’ayatollah Nimr al Nimr (décapitation et crucifixion), l’affaire Hariri, le blocus du Qatar, l’arrestation des militantes féministes arrêtées et enfin la politique d’enlèvements d’opposants vivant à l’étranger.

Le contraste entre ces informations et la discrétion médiatique et diplomatique qui précédait est frappant. Pourquoi ce silence s’était-il imposé comme une règle générale, dans le traitement de l’Arabie saoudite ? Complicité internationale tacite passive et/ou intéressée, corruption, incompétence, lâcheté… Pourquoi ? Comment ? Le champ des explications possibles est large.

L’“oubli” de George W. Bush

La capacité d’influence médiatique, politique et diplomatique de l’Arabie au-delà de sa puissance financière, est significative. Le discours de George W. Bush désignant les pays de l’Axe du Mal comme coupables des attentats du 11 septembre 2001 l’a prouvé. Le Président américain n’avait alors pas dit un mot sur l’Arabie Saoudite, alors que l’on dénombrait 15 Saoudiens sur 19 terroristes.

Autre signe de son influence : ce pays qui cumule nombre de titres mondiaux en matière de violations des droits de l’Homme, a été admis au Conseil des droits de l’homme depuis 2013, et à la tête du groupe consultatif de l’ONU chargé de sélectionner les rapporteurs sur les violences faites aux femmes avec le soutien de 4 pays membres de l’UE (dont la Belgique mais sans la France). Et qu’importe si neuf féministes saoudiennes ont été torturées en prison alors qu’elles demandaient simplement plus de droits. Qu’importe aussi, la récente de demande d’asile politique au Canada de Rahaf Mohammed Al Qunun, une Saoudienne évadée avec l’aide d’un réseau de femmes ayant vécu la même expérience.

Un cas pour école de journalisme

Comment ce pays, qui a fourni le plus gros contingent des combattants étrangers de Daech, qui est classé en tête des condamnations à mort par tête d’habitant, qui pratique le même islam intolérant et cruel que Daech, qui a envahi un petit état voisin (le Bahreïn) pour s’opposer à une révolution populaire et qui, enfin, déclenche une offensive aérienne provoquant une crise humanitaire sans précédent au Yémen, peut-il se permettre d’assassiner un journaliste saoudien opposant, correspondant d’un grand média américain, sans risquer la moindre sanction ? Le lobbying de ce pays fait partie de la réponse. Un cas pour école de journalisme ou de relations publiques.

Le concept de lobby international, élément explicatif de ce phénomène, est pris ici au sens de groupe d’entités diverses agissant ensemble de façon plus ou moins coordonnée pour empêcher une action diplomatique, législative ou politique, ou au contraire valoriser l’image d’un pays. Ce type d’influence n’est pas nécessairement et toujours fonction de contributions ou contreparties directement matérielles.

Le produit Arabie saoudite est invendable. Il ne dispose d’aucun intellectuel présentable.

Premier problème pour les autorités de Riyad : le produit Arabie saoudite est invendable. Il ne dispose d’aucun intellectuel présentable, sauf des religieux obtus mais très actifs sur les réseaux sociaux, et n’a pas de diaspora à l’étranger, donc pas d’organisations sociales structurées à la différence de certains pays maghrébins. Enfin le pays a trop d’ennemis désignés : les Frères Musulmans, l’Iran, le Qatar, les Houthis au Yémen, Daech, les princes félons : tout cela rend le ciblage de la communication internationale difficile.

La prise de contrôle des media arabes dans les années 1970-1980 (Al-Hayat, Sharq al-Awsat) et la constitution d’un pool avec dix chaînes de télévision et sept radios, n’ont jamais réussi à asseoir la légitimité du Royaume au service des intérêts des Arabes et des Musulmans. En 1996, la fondation d’Al Jazeera, la première chaîne d’information pan-arabe lancée par le Qatar, a même traumatisé Riyad car elle dispose d’une liberté de ton exceptionnelle dans la région. En 2003, en réplique, l’Arabie Saoudite lance Al Arabiya, jugé particulièrement utile après les attentats du 11 septembre 2001. Mais son succès n’a jamais atteint celui d’Al Jazeera.

Sur le terrain géopolitique, des bouleversements ont depuis bousculé encore l’influence wahhabite – ainsi des révolutions arabes qui voient triompher partout les Frères Musulmans.

Un budget communication de 1 à 2 milliards de dollars

Pour toutes ces raisons, Riyad a pris conscience qu’il fallait agir. La solution a donc consisté, pour le pays, à contracter avec toutes les sociétés internationales de relations publiques et cabinets de lobbying afin d’agir au plus haut niveau. A noter en revanche que l’objectif n’est pas d’intervenir auprès des populations de l’Occident pour faire passer des messages, l’opinion publique n’ayant aucune importance aux yeux des dirigeants de Riyad. Le budget annuel total pour cette communication serait de 1 à 2 milliards de dollars par an, si on s’en tient aux contrats passés avec les consultants étrangers identifiés.

Jusque là, le pays vivait heureux dans son archaïsme religieux. Et cela ne lui réussissait pas si mal en termes de communication.

Cette politique est en rupture avec le choix des décennies précédentes, avant l’arrivée de MBS. Le but premier du régime était alors que l’on parle le moins possible de son cas. Le pays vivait heureux dans son archaïsme religieux. Et finalement, cela ne lui réussissait pas si mal en termes de communication : toute mesurette est immédiatement présentée comme une réforme d’importance par les médias internationaux. Ainsi des élections municipales ouvertes aux femmes en 2011 ou de la création, en 2013, de 30 postes pour des femmes au Parlement – même si ces dernières devaient s’asseoir séparément et que ce n’est en réalité qu’en décembre 2015 que 14 femmes ont été élues pour la première fois.

La presse, ne sachant comment traiter ce pays assez fermé, se contente alors de présenter tout nouveau roi comme l’homme du changement. Le premier article annonçant la réforme de l’Arabie saoudite date de… 1953. Pour preuve : 70 ans de couverture du New York Times expliquent, à chaque nouveau monarque, que le pays a enfin trouvé l’homme du changement.

Les documentaires sur le pays vont aussi chercher des sujets exotiques comme le rappeur saoudien et la femme chef d’entreprise, mais jamais d’entretiens avec le Grand Mufti, ni de reportage sur le quotidien de l’enseignement dans les écoles.

Offensive contre les princes « félons »

Désormais, appuyé par une multitude d’agences de com’ et de relations publiques, le régime se montre plus offensif pour faire passer ses messages. L’une des marottes consiste à viser de sa vindicte les princes félons, ces traîtres qui connaissent bien le système et le dénoncent de l’extérieur. Khashoggi en est un exemple.

Mais la politique d’enlèvement avait déjà commencé sous les règnes des rois Fahd et Abdallah. La politique actuelle est simplement plus brutale : depuis sa destitution le 21 juin 2017, l’ancien prince héritier d’Arabie saoudite n’a plus reparu en public et serait en résidence surveillée. Il n’est que le dernier en date et le plus en vue des princes disparus d’Arabie saoudite (Saudi Arabia’s Missing Princes), selon les termes un documentaire de la BBC de juin 2017. Le résultat est toutefois largement contre-productif : l’image très négative des princes saoudiens explique sans doute l’absence d’intérêt médiatique pour des enlèvements qui ressemblent à des règlements de compte mafieux, toujours plus ou moins obscurs.

Des blogueurs dans le viseur

Pour tenter de maîtriser sa communication, le régime vise également des citoyens qui font fonction de journalistes, en particulier les blogueurs, pour les réduire au silence. Il s’est ainsi efforcé d’instaurer un black-out contre les manifestations dans le gouvernorat d’Al-Qatif, à majorité chiite. L’écrivain Nazir Al-Majid qui avait publié à ce sujet, en avril, un article intitulé  » Je proteste, donc je suis un être humain » sur le site d’informations rasid.com, est toujours emprisonné.

Dans ce cadre, l’aide des grands cabinets conseils étrangers (les Big Five : les trois Américaines, Interpublic, Omnicom et WPP et les Français Publicis et Havas Worldwide) s’est avérée indispensable. Au-dessous des majors, s’est construite une fantastique arborescence de sociétés sous-traitantes : Targeted Victory, cabinet de conseil républicain basé à Alexandria, en Virginie ; Zignal Laboratories, pour mener des enquêtes sur l’opinion publique et l’image de l’Arabie saoudite aux États-Unis ; le cabinet d’avocats Hogan Lovells (HP Goldfield) ; le groupe Albright Stonebridge (de l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Allbright) ; Hill & Knowlton (depuis 1982) et DLA Piper, Pillsbury Winthrop ; The Podesta Group, etc.

Prestataire extrêmement sulfureux

Riyad a également engagé la société Qorvis, prestataire spécialiste des affaires publiques et basée à Washington, qui l’avait approchée dès le 12 septembre 2001. Cette dernière s’est engagée dans une frénésie de relations publiques auprès du Sénat américain. Rachetée par Publicis en 2012, elle est une agence « extrêmement sulfureuse qui a travaillé pour les pires pays du monde », nous a confié un ex-cadre de Publicis.

Selon Reporter sans frontières, les ambassades saoudiennes rémunèrent fréquemment pour des articles élogieux afin de saturer le champ médiatique

L’influence passe aussi par des interventions financières plus ou moins directes. La base Wikileaks Saudi Cables, qui contient plus de 122 000 documents saoudiens, dévoile des actions auprès des médias étrangers à l’échelle régionale (Égypte, Liban,…) et à l’échelle mondiale (Canada, Australie, Allemagne, etc.) par souscriptions de centaines voire des milliers d’abonnements, par des aides financières régulières, voire par la corruption de certains responsables. Selon Reporter sans frontières, les ambassades saoudiennes rémunèrent fréquemment pour des articles élogieux (de 8 000 à 10 000 euros par mois). Quant aux ONG, elles sont souvent très discrètes : ayant l’impression que le régime est imperméable à toute critique et de moyens, elles préfèrent parfois cibler d’autres pays.

Ainsi armée pour approcher les médias internationaux, l’Arabie Saoudite martèle ses nouveaux thèmes de communication. L’image glamour de MBS, le prince héritier jeune et moderne, est valorisée, à travers par exemple la distribution gratuite à partir de mars 2018 de 200 000 copies d’un magazine de 100 pages dans les aéroports et les grandes surfaces américaines WalMart, Safeway and Kroger’s avant la visite du Prince aux Etats-Unis.

Le faux-semblant de l’émancipation des femmes

Autre thème : L’émancipation des femmes, la possibilité qui leur est octroyée de conduire – une décision que la presse internationale a saluée comme preuve de la libéralisation du régime. Elle a moins évoqué le cas des neuf femmes emprisonnées peu après, et qui demandaient la fin du tutorat et de ses différentes applications. Tout aussi discrète a été la couverture de Absher, application informatique gratuite lancée par le gouvernement en 2015 et qui donne aux hommes le pouvoir d’arrêter des femmes essayant de partir sans autorisation – à l’exception du magazine britannique Insider, qui a révélé le sujet. Apple et Google ont supprimé cette application mais Google a refusé, affirmant qu’elle n’enfreignait aucun accord.

Même succès de lobbying, pour imposer la thématique de la lutte contre la corruption avec la très médiatique opération du Ritz Carlton, où les opposants ont été enfermés. L’opération a rapporté environ 107 milliards de dollars (40 % en liquidités et 60 % en actifs) sous forme de saisies d’avoirs immobiliers, d’actifs commerciaux, de titres ou d’espèces.

L’alibi antiterroriste

L’Arabie Saoudite sait aussi jouer sur les peurs de l’Occident, pour porter ses sujets à la Une. Elle jure ainsi mener une lutte antiterroriste sans répit. Pourtant, le pays n’a commencé cette offensive qu’après en avoir été lui-même victime, en 2003. Il a pu dès lors, comme d’autres dictatures, procéder à une répression indifférenciée.

Selon James Wolsey, cette politique d’influence et de rayonnement aurait mobilisé plus de 85 milliards de dollars entre 1975 et 2005 au niveau mondial. Elle s’appuie essentiellement sur des intermédiaires et se caractérise par une faible présence physique sur le terrain, différence essentielle avec le Qatar qui a cru, probablement comme tout nouveau riche, que le nom du pays devait apparaître systématiquement dans son travail de sponsoring.

Cette force de frappe mobilisée pour la communication du royaume n’a pas été sans efficacité. Le suivi de l’affaire Kashoggi est pour le moins discret. Le tumulte s’est tu. Il n’y a pas eu d’enterrement puisque personne ne sait où sont les morceaux du cadavre. Même discrétion sur les neuf militantes féministes arrêtées et torturées, dont Aïcha al-Menae ou Hassa al-Sheykh, figures historiques de la lutte des droits des femmes. Avec Imane al-Nafjan, fondatrice du blog Saudi Woman, elles croupissent toujours dans un lieu tenu secret, derrière les barreaux, et sont qualifiées de traîtresses par la presse officielle.

Les analyses publiées dans la rubrique Opinions constituent des contributions aux débats. Elles n’engagent pas la responsabilité de la rédaction du site.

 

Cet article est publié par le site de Ruptures. Le « navire amiral » reste cependant le mensuel papier (qui propose bien plus que le site), et ses abonnés. C’est grâce à ces derniers, et seulement grâce à eux, que ce journal peut vivre et se développer.

La qualité du travail et l’indépendance ont un prix…
Abonnez-vous au mensuel, même à titre d’essai !

Cet article Comment l’Arabie saoudite soigne sa com’ est apparu en premier sur Ruptures.

❌