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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Élections trafiquées, armée contestée. Le Pakistan face aux défis

Après des semaines d'atermoiements, les législatives pakistanaises se sont tenues le 8 février. Contre toute attente, le parti de l'ancien premier ministre Imran Khan, en prison, est arrivé en tête, témoignant de la crise politique, institutionnelle et économique dans ce pays au bord de la faillite. Le nouveau gouvernement de coalition mené par Shehbaz Sharif n'aura pas la tâche facile.

Les résultats des élections du 8 février 2024 ont surpris tout le monde, à commencer par l'homme fort du moment Nawaz Sharif, qui vient de céder le poste de premier ministre à son frère Shehbaz. C'est en effet le parti de l'ex premier ministre Imran Khan qui sort vainqueur du scrutin. Pourtant, bien avant les élections, les forces politiques et les militaires ont tout fait pour l'évincer.

Arrivé à la tête du pouvoir en 2018, le fondateur du Mouvement du Pakistan pour la justice (le PTI pour Pakistan Tehrik Al-Insaf), Imran Khan, a alors voulu incarner la lutte contre la corruption et l'opposition aux dynasties qui avaient jusque-là dirigé le pays : les Sharif, à la tête de la Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz (LMP-N), ainsi que les Bhutto, à la tête du Parti du peuple pakistanais (PPP). Une partie de la classe moyenne a soutenu cet ancien capitaine de l'équipe de cricket qui a remporté la coupe du monde en 1992.

Manœuvres, mises en accusation, condamnations

Dans un pays où aucun gouvernement n'est jamais arrivé au bout de son mandat quinquennal, et où l'on parle pudiquement de « régime hybride » pour désigner le poids de l'establishment — en l'occurrence l'armée—, Imran Khan a reflété le choix des militaires. Mais le 9 avril 2022, il a été renversé par un vote de défiance au Parlement, qu'il avait tenté de dissoudre quelques jours plus tôt, avant que la Cour suprême ne s'y oppose.

Ses relations avec l'armée étaient devenues tendues après qu'il ait cherché à imposer une nomination à la tête des services de renseignement. S'ajoute à cela sa rhétorique vivement anti américaine, au nom de la défense de l'islam, mais aussi les aléas de la politique afghane de la part des États-Unis comme du Pakistan, et l'imposition de sa politique étrangère. Imran Khan avait notamment rendu visite au président russe Vladimir Poutine le jour de l'invasion de l'Ukraine, et boycotté le second sommet pour la démocratie organisé par Joe Biden, en mars 2023. Les tensions avec l'état-major militaire s'expliquent en outre par les réserves de Khan autour des modalités de la mise en place du corridor économique sino-pakistanais et le retard pris dans ce programme majeur, sans compter ses ambiguïtés à l'égard des talibans pakistanais avec qui il a cherché à négocier et, plus généralement, son mode de fonctionnement souvent imprévisible.

Deux jours après sa chute, l'Assemblée élit Shehbaz Sharif pour le remplacer. Ce dernier prend la tête d'un gouvernement de coalition, unissant la LMP-N, le PPP, et les islamistes de la Jamia Oulema Al-Islam. En novembre, le nouveau premier ministre annonce que l'Assemblée arrivant à son terme en août 2023, il passera la main à un gouvernement de transition, chargé d'organiser des élections dans les trois mois. Il faudra toutefois attendre février 2024 pour que celles-ci se tiennent dans tout le pays1.

Entretemps, les manœuvres pour marginaliser Imran Khan et son parti prennent un tour inédit. Arrêté le 9 mai 2022 pour corruption, l'ex premier ministre est bientôt relâché sous caution sur injonction de la Cour suprême, bien que son arrestation ait suscité des émeutes dans de nombreuses villes. Pour la première fois, les manifestants s'en prennent à des bâtiments militaires, un scandale dans le pays. Khan assure que le chef d'état-major est partie prenante de son éviction, voulue par le gouvernement américain. Il se rétractera quelques mois plus tard.

Mises en accusation et condamnations se multiplient. En août 2022, Imran Khan est condamné pour corruption avec cinq ans d'inéligibilité sur décision de la commission électorale. En août 2023, il est condamné à trois ans de prison pour vente de cadeaux reçus par l'État, un verdict qui est porté à quatorze ans, le 31 janvier 2024. Il vient s'ajouter s'ajouter à dix ans d'emprisonnement prononcés la veille pour avoir fait fuiter une dépêche diplomatique. Enfin, le 3 février 2024, Khan est condamné à sept ans de prison supplémentaires — avec son épouse Bouchra Bibi — pour « mariage non islamique ». Car le contrat a été conclu moins de quarante jours après le divorce de Bibi de son précédent mari.

Outre ces affaires, nombre de cadres du Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI) sont emprisonnés au lendemain des émeutes de mai 2022. Le 22 décembre 2023, la commission électorale décide de priver ce parti de son symbole — une batte de cricket — arguant que les élections internes stipulées dans son règlement intérieur n'ont pas été tenues. Une sanction importante dans un pays où les analphabètes, qui représentent près de 42 % de la population, votent en fonction des symboles affichés sur les bulletins.

C'est dans ce contexte que participe aux élections du 8 février un parti aux dirigeants emprisonnés et dont les candidats sont contraints de se présenter à titre individuel en tant qu' « indépendants ».

Surprise, manipulations, coalition

Le scrutin s'est tenu dans une atmosphère délétère, avec des communications coupées sur les téléphones mobiles, des suspensions du réseau internet, et des pratiques douteuses chez certains présidents de bureaux de votes. Dès le lendemain, des éditoriaux dénoncent « des manipulations ouvertes ou cachées » et une élection conduite par une commission électorale « qui a trahi son mandat »2. Et de préciser qu'au-delà de la commission, le gouvernement intérimaire et tout l'appareil d'État sont « responsables de cette honte »3. Les résultats se font attendre, accentuant les accusations de fraude. D'autant que les premières données, confirmées par la suite, s'avèrent surprenantes : les « indépendants » soutenus par le PTI d'Imran Khan arrivent en tête, avec 92 élus4, contre 75 pour la LMP-N, arrivée deuxième.

L'Assemblée comprend 266 sièges pour les élus, 60 autres sont réservés aux femmes et 10 aux minorités religieuses. Ces sièges sont en principe répartis par la commission électorale entre les partis, en fonction de leurs résultats. Mais les indépendants en ont été exclus.

Se servant de ce stratagème et au terme de multiples tractations, la LMP-N, dirigée par les Sharif, constitue une coalition de cinq partis, grossie de quatre autres micro-partis. L'appui décisif vient du PPP, ainsi que du Mouvement Mouttahida Qaoumi (MQM), puissant à Karachi5. Rares sont les défections ou les ralliements. Et c'est surtout l'attribution des sièges réservés au détriment du PTI qui conforte la coalition portée au pouvoir. Au total le 7 mars, cette coalition rassemble 230 élus (122 LMP-N, 73 PPP, 22 MQM-P, 13 « autres partis »). L'opposition dispose pour sa part de seulement de 106 députés (91 SIC, en fait PTI, 11 Jamia Oulema Al-Islam, 2 « autres partis » et 1 indépendant)6.

En dépit du poids de la coalition gouvernementale, nombre d'observateurs pakistanais craignent que le rapport de force au Parlement n'entraîne sa paralysie. Les élus du PTI entendent protester continûment contre cette chambre résultant à leurs yeux d'un «  vol de mandat »7. La polarisation de la vie politique laisse penser que les sessions de la nouvelle assemblée seront particulièrement agitées. Cela apparaît dès la première séance. Et les appels au dialogue émanant de quelques figures de la majorité restent pour l'heure sans effet.

L'autre fragilité du gouvernement Shehbaz Sharif tient dans sa dépendance vis-à-vis du PPP qui a apporté son soutien sans participation, tout en négociant le poste de président de la République au bénéfice de son coprésident, Asaf Ali Zardari. Avec succès, puisque dernier est largement élu le 9 mars à ce poste certes honorifique, mais qui peut compliquer la vie des gouvernants.

Une fois de plus, les dynasties se retrouvent au pouvoir. D'autant que la LMP-N, arrivée en tête aux élections provinciales au Pendjab, a choisi Maryam Nawaz, fille de Nawaz Sharif et nièce du premier ministre, pour gouverner cette province décisive de 127 millions d'habitants, soit plus de la moitié de la population pakistanaise. Les autres provinces ont été remportées par le PPP au Sind (à la majorité absolue) et au Baloutchistan (avec l'appui de la LMP-N). Le PTI l'a emporté de très loin avec 90 sièges sur 115 dans la province très sensible de Khyber Pakhtunkhwa, voisine de l'Afghanistan.

In fine, avec une participation de 47,8 % sur les 128,5 millions d'inscrits (contre 51,7 % en 2018), dont une part significative de jeunes électeurs (40 % de moins de 35 ans) et de primo-votants (22 millions), les résultats, même officiels, ont été perçus comme un signal fort adressé aux militaires et au « régime hybride » qui sévit depuis 2008. Ce régime place le gouvernement sous le contrôle de l'establishment, non seulement en matière de défense, de politique étrangère et de politique antiterroriste, mais aussi dans le domaine économique. Avec la création du Conseil spécial de facilitation des investissements (SIFC) en juin 2023, le chef de l'armée siège en effet au cœur de la politique économique8.

Certes, les Sharif sont aux commandes, comme le souhaitaient les militaires pour éliminer un ex premier ministre devenu gênant. Toutefois, Imran Kahn est perçu, au Pakistan et à l'étranger, comme le vainqueur de facto, même sans majorité. « Le choc des résultats des élections pakistanaises montre que les régimes autoritaires ne gagnent pas toujours », assure le Washington Post9. Pour autant, des libéraux pakistanais rappellent que, si populaire soit-il, Khan n'incarne pas un idéal. Son bilan s'avère plus que critiquable. Il a instrumentalisé la religion en annonçant vouloir faire du Pakistan « la nouvelle Médine » et en promouvant un nouveau curriculum scolaire nourri de références religieuses. Il a en outre durci la loi sur la cybercriminalité, perçue comme liberticide par nombre de journalistes et ONG pakistanaises, de même que par Amnesty International. Enfin, sa rhétorique égalitaire ne s'est jamais traduite dans une politique économique, et il a encouragé la crispation de la vie politique10.

Des questions essentielles à résoudre

Outre la préservation de sa coalition dans la durée, le gouvernement de Shehbaz Sharif fait face à d'immenses défis qu'il a lui-même évoqués lors de son discours d'investiture. Parmi eux, la question des finances publiques est la plus urgente. L'accord en cours avec le Fonds monétaire international (FMI) prend fin en avril. Un autre doit être négocié, en vue d'obtenir au moins 6 milliards de dollars. Mais au-delà de ces financements et des privatisations annoncées — dont Pakistan Airlines — comment mener des réformes structurelles quand l'un des points clés tient dans une meilleure répartition de l'impôt pour lutter contre l'évasion fiscale et la taxation des secteurs y échappant largement, tels les grands propriétaires fonciers ou l'immobilier qui constituent une base électorale influente ? Comment soulager les classes populaires de l'inflation, dans un pays aussi inégalitaire, arrivant au 164e rang mondial pour l'indice de développement humain ?

En dehors du champ économique, la question du terrorisme, en pleine recrudescence, est également évoquée. Lancé en 2014 sous Nawaz Sharif, le Plan national d'action antiterroriste n'a pas eu les effets escomptés. Et la résurgence des talibans s'est intensifiée après leur retour au pouvoir en Afghanistan en 202111. La multiplication des attentats contre les civils, les policiers et les militaires, en particulier dans les provinces de l'ouest bordant l'Afghanistan, tend les relations entre Islamabad et Kaboul. Le Pakistan accuse par ailleurs l'Émirat islamique d'Afghanistan d'offrir des sanctuaires aux insurgés du pays.

La marge de manœuvre vis-à-vis de l'autre voisin, l'Inde, n'est pas bien meilleure. Le premier ministre a évoqué le sort du Cachemire sous administration indienne à la suite de la perte de toute forme d'autonomie en 2019, de même que l'inaction de la communauté internationale à Gaza, appelant à la « liberté pour les Cachemiris et les Palestiniens ». Pour le reste, il a remercié l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie pour leur soutien, et bien sûr la Chine, promettant de faire avancer le corridor économique sino-pakistanais. Son premier entretien à la presse étrangère a d'ailleurs été donné à l'agence chinoise Xinhua. Il y a repris la rhétorique habituelle. Un geste fort symboliquement.

Pour autant, la logique géoéconomique impose à Islamabad de cultiver les relations avec les États-Unis, son principal marché d'exportation. Certes, le poids du Pakistan dans la stratégie de Washington s'est amoindri après le départ des forces américaines d'Afghanistan, mais il reste sensible. Si le département d'État s'est inquiété des entraves qui ont entaché les élections, il a assuré, dès le lendemain du scrutin, que « les États-Unis sont prêts à travailler avec le prochain gouvernement pakistanais, quel qu'il soit »12.

Pour Durdana Najam, analyste pakistanaise, la tonalité du discours sur la politique étrangère « confirme que le premier ministre sera l'ombre d'un pouvoir tenant les rênes dans la coulisse ». Et de conclure : « le rêve de la suprématie civile a été un peu plus abandonné »13.

Restent bien d'autres questions, notamment celle du changement climatique. Après les catastrophiques inondations de 2022, qui ont fait plus de 1700 morts en quelques mois et près de 30 milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques, le problème reste entier, du nord au sud du pays. Au moment des élections, des routes étaient bloquées au Gilgit-Baltistan himalayen, sujet à des retraits glaciaires et à des éboulements, alors qu'à l'extrême sud, la région maritime de Gwadar, subissait des pluies torrentielles désastreuses.

La tâche est « difficile mais pas impossible », a cependant assuré le premier ministre dans son discours d'investiture. Le nouveau gouvernement fait la part belle à des figures connues de la LMP-N, accommode des partenaires de la coalition, et inclut une poignée de technocrates, dont le plus important est le ministre des finances, jusqu'alors à la tête de la plus grande banque privée du pays. La primauté est donnée aux défis économiques et financiers à relever. Pourtant, la question de la gouvernance du pays, puissance nucléaire comptant aujourd'hui plus de 240 millions d'habitants demeure essentielle. Zahir Hussain, un commentateur reconnu, ne cachait pas son scepticisme devant le nouveau gouvernement qu'il résumait ainsi : « essentiellement des reliques du passé, évoquant peu d'espoir de changement »14. L'avenir dira si ce pessimisme est fondé ou non.


1Des élections provinciales avaient lieu le même jour au Pendjab, au Sind, au Baloutchistan et dans la province de Khyber-Pakhtunkhwa.

2« A vote for democracy », The Express Tribune, 9 février 2024.

3« Election reflections », Dawn, 9 février 2024.

4Le PTI affirme pour sa part avoir gagné dans 177 circonscriptions.

5Le Mouvement Mouttahida Qaoumi (« Mouvement national uni ») est un parti porte-voix de la communauté des Mohajirs (les « émigrants), ces musulmans parlant ourdou ayant quitté l'Inde lors de la partition de 1947 pour s'établir au Pakistan. Karachi, la plus grande ville du pays, est leur bastion politique. Cependant, le parti s'est divisé, et la faction entrée dans la coalition de Shehbaz Sharif est le MQM-Pakistan (MQM-P).

6« 2024 Parliament Party Position », Dunya News Television, 8 mars 2024. Un mois après l'élection, le site officiel de la commission électorale ne donne toujours pas de tableau synthétique des résultats.

7« PTI mandate stolen, says MNA », The News International, 7 mars 2024.

8« Pakistan's Military Extends its Role in Economic Decision-making Through the Special Investment Facilitation Council », Eve Register, The Geopolitics, 5 décembre 2023.

9« Pakistan's shocking elections result shows that authoritarians don't always win », The Washington Post, 11 février 2024

10« Imran Khan's resurrection », Pervez Hoodbhoy, Dawn, 2 mars 2024.

11« A Snake Rises from The Ashes In the West », Zalmay Azad, The Friday Times, 16 septembre 2023.

12« Elections in Pakistan », Matthew Miller, Department of State, 9 février 2024.

13« Of economy, foreign policy and terror threat », Durdana Najam, The Express Tribune, 8 mars 2024.

14« Of old and new faces », Zahir Hussain, Dawn, 13 mars 2024.

Abstention et désaveu, armes des électeurs en Iran

Abstention record, votes nuls, sanction de certains candidats appartenant aux cercles influents habituels : les élections législatives en Iran ont été marquées par le mécontentement de la population. Certes, les conservateurs et ultra-conservateurs maintiennent leur domination, mais la pression sociale s'intensifie.

Premières élections après le vaste mouvement de contestation de 2022-2023, les législatives se sont déroulées le 1er mars dans le but de renouveler les 290 députés pour un mandat de quatre ans (lire l'encadré) ainsi que les 88 membres de l'Assemblée des experts, élus pour huit ans. Ces derniers ont le pouvoir de superviser, mais aussi — en théorie — de révoquer le guide suprême (valy e-faghih). Bien que cette possibilité n'ait jamais été utilisée, l'âge avancé du guide suprême actuel (84 ans), l'ayatollah Ali Khamenei, après plus de trente ans au pouvoir, pourrait lui conférer une importance particulière.

Avant la consultation, le pouvoir et le Conseil des gardiens de la révolution, chargés de valider (ou pas) les candidats, avaient pris soin d'en disqualifier plus de la moitié, tous ou presque parmi les indépendants, les « modérés » et les « réformateurs », réduits à la portion congrue. « Ces élections [sont] dénuées de sens, sans compétition, et inefficaces », a déclaré ainsi Mohammad Khatami, ancien président de la République islamique (1997-2005) qui n'a pas participé au vote, sans avoir appelé au boycott.

En outre, pour être éligible au Parlement (Majlis), un niveau d'études universitaires de bac plus cinq est requis, excluant ainsi les classes populaires, en particulier les ouvriers qui constituent plus d'un quart de l'électorat. Au total, la majorité des 15 200 candidats autorisés, dont 1 713 femmes (11,2 % du total, deux fois plus qu'en 2020), appartenaient au camp majoritaire. Les listes étaient composées de quelques « caïds » (chefs influents suivis de noms souvent inconnus), et la campagne électorale s'est avérée courte – seulement dix jours.

Pas étonnant que, sans concurrent, les conservateurs et les ultra-conservateurs, parfois en rivalité, maintiennent leur domination au Parlement. Leur influence s'exerce également à la présidence de la République depuis 2021 ainsi qu'au pouvoir judiciaire. Ils consolident ainsi leur emprise sur toutes les instances nationales.

Abstention et votes nuls

Cependant, les Iraniens ont utilisé l'une des seules armes à leur disposition : rester à la maison. Comme le montre le tableau ci-dessous, le taux de participation ne dépasse pas les 41 %, le niveau le plus faible jamais atteint depuis la révolution de 19791.

Le cas de Téhéran est à la fois atypique et symbolique. Deux chiffres officiels de participation ont été successivement donnés : 24 % (en baisse de deux points par rapport à 2020), puis 34 % (en hausse de huit points). S'il est exact, ce dernier chiffre reflète, en réalité, une forte augmentation des votes nuls, considérés par une partie de l'électorat comme un moyen d'expression. Depuis 2020, le résultat de ces votes n'est plus rendu public.

Mais le décompte des voix à Téhéran, où trente sièges étaient à pourvoir, suggère qu'ils sont importants. Ainsi, celui qui a reçu le plus de suffrages dans la circonscription en a recueilli 597 770 contre 1 265 000 au premier député élu en 2020, soit deux fois moins. À l'exception des 14 premiers élus, 32 autres candidats aux sièges restants n'ont pas atteint le seuil requis des 20 % des voix exprimées. Ils vont devoir affronter un deuxième tour pour accéder au Majlis. Cela révèle que, d'une part, les voix se sont dispersées sur plusieurs candidats de différentes listes, au gré de leurs appréciations des personnes elles-mêmes et que, d'autre part, les votes nuls ont pesé. Certains les estiment à environ 20 % des voix.

À l'échelle du pays, on constate que l'abstention est forte, particulièrement dans les endroits où les couches populaires subissent la crise de plein fouet : 70 % dans la province d'Alborz, à l'est de Téhéran où habitent les familles qui n'arrivent pas à payer les loyers élevés de la capitale, ainsi qu'au Balouchistan, à l'est du pays, où les récents mouvements de contestation ont été durement réprimés. Deux exemples parmi tant d'autres.

Sanction des corrompus

Outre le faible niveau de participation, il est intéressant de noter que certains candidats appartenant aux cercles influents habituels, les « caïds » et les « gros poissons », ont été écartés. Ceux qui ont mis un bulletin dans l'urne ont clairement sanctionné les élus associés à la corruption ou à la répression, en optant pour des candidats relativement méconnus. Symbole de ce changement, Mohammad Bagher Ghalibaf, actuel président du Parlement, qui avait remporté l'élection avec 1 265 287 voix en 2020, n'en totalise aujourd'hui que 447 905, soit près de trois fois moins. On pourrait aussi citer le cas de Mohammad Bagher Nobakht qui n'a pas réussi à remporter les suffrages de la population de Racht (ville au nord du pays) malgré son long parcours politique. Issu de la faction des modérés, il a été l'un des pionniers du libéralisme aux côtés de feu Hachémi Rafsandjani dès le début des années 2000. Nobakht a ensuite dirigé, de 2015 à 2022, l'Institut de planification et du budget, crucial pour la gestion du système économique du pays, et à l'origine de nombreuses décisions de privatisations. Il y a également le cas d'Ali Asghar Anabestani, qui s'est fait connaître sur les réseaux sociaux pour avoir giflé un agent de la circulation, et celui de Hassan Norouzi, l'un des fervents partisans du projet de loi sur « le hijab et la chasteté » imposant le port du voile, tous deux éliminés dès le premier tour.

Ces résultats témoignent du discrédit de figures marquantes, et mettent au jour des positions moins assurées que prévu. Ils soulignent également le mécontentement social dans un pays confronté à une inflation proche de 50 % cette année, conséquence des sanctions économiques mais aussi de politiques néolibérales de déréglementation et de privatisations.

Privatisations et crise sociale

Les classes populaires, en particulier les quinze millions d'ouvriers, font face à des conditions de vie difficiles, qui touchent désormais aussi une partie des couches moyennes. Des pourparlers sont actuellement en cours en vue d'une éventuelle augmentation des salaires de 20 %, inférieure de moitié à l'inflation, pour une partie des fonctionnaires et des salariés bénéficiant de la protection de la loi du travail. Cela exclut cependant une grande partie des actifs, notamment les femmes qui travaillent chez des particuliers ou chez elles en sous-traitance pour des entreprises.

Si les réformateurs, aujourd'hui quasiment écartés de la scène politique, se prononcent pour une plus grande liberté sociétale, ils ne présentent pas de divergences fondamentales avec les conservateurs en matière économique et sociale, notamment à l'égard des couches défavorisées. Les deux factions mettent en œuvre des politiques néolibérales. Ainsi, avec les licenciements, les changements de statut liés aux privatisations et les départs à la retraite, désormais plus de 90 % de la main-d'œuvre du pays disposent de contrats temporaires, alors qu'à la fin de la guerre en 1988, plus de 90 % bénéficiaient de contrats à durée indéterminée (CDI).

Selon les statistiques de l'Organisation iranienne des privatisations, les ventes d'actifs publics ont atteint 639 218 milliards de tomans (environ 13,95 milliards d'euros actuels) entre 2001 et 2023 : 47,6 % ont été proposés en bourse, 47,1 % adjugés aux enchères, et le reste par négociation. Au cours des 30 dernières années, plus de 80 % des facilités bancaires ont été octroyées aux 20 % les plus riches qui présentent pourtant les plus grands arriérés de remboursement de prêts. Pendant ce temps, la moitié des ménages iraniens n'ont pas eu recours à un quelconque crédit.

Même l'enseignement a été en partie privatisé. À Téhéran, par exemple, la part des écoles publiques n'atteint que 54 %. À l'échelle du pays, seule une infime minorité des élèves (12 %) provenant de l'enseignement public réussit à faire partie des trois mille premiers aux concours nationaux, un classement qui permet d'accéder aux meilleures places dans les universités. Réformateurs comme conservateurs au Parlement ont ainsi reculé l'âge de la retraite, refusé d'indexer le salaire minimum sur l'inflation et privatisé des entreprises (dans le secteur pétrolier, la pétrochimie, l'acier…), l'enseignement et même des sites historiques. Dans ce domaine, les convergences sont patentes.

Clivages au sein du pouvoir

Outre le port du voile, les deux camps divergent sur la diplomatie. Les réformateurs misent sur un rapprochement avec l'Occident. Néanmoins, le camp conservateur est loin d'être uni sur l'attitude à adopter face au génocide perpétré par l'État d'Israël contre les Palestiniens et les risques d'une escalade de la guerre. Le pouvoir a privilégié une approche diplomatique plutôt que belliqueuse. Cela divise les conservateurs entre « réalistes », proches du président Ebrahim Raïssi et du guide Ali Khamenei, et les durs de l'« axe de la résistance », qui veulent entrer en guerre contre Israël. Les divergences existent également sur le rapprochement avec la Chine qui renforce silencieusement sa position en obtenant d'importants contrats d'équipement, notamment dans le domaine ferroviaire, la construction de routes et le développement de l'aéroport de Téhéran.

Au total, ces élections témoignent surtout du mécontentement profond au sein de la société iranienne. Contre l'obligation du port du voile, que plus du tiers des femmes ne portent plus en public, mais aussi contre la politique sociale. Des grèves fréquentes quoique sporadiques et sans leader, touchent régulièrement des secteurs tels que le logement, l'éducation, la santé. Elles mobilisent pour l'augmentation des salaires, des retraites, ou l'approvisionnement en eau. Toutefois le mouvement demeure non structuré.

Les arrestations et les procès inéquitables persistent tandis que les exécutions s'accélèrent. Le média iranien en ligne Radiozamaneh en reconnaît 125 en 2023. Mais, selon Human Rights Watch et Ensemble contre la peine de mort (ECPM), leur nombre s'est élevé à 834 en 2023, « une augmentation alarmante de 43 % en un an »2. Malgré les répressions, l'évolution des dynamiques sociales pourront-elles ouvrir la voie à l'émergence d'une opposition structurée ?

Élections mode d'emploi

Le Parlement compte 290 membres élus pour 4 ans au suffrage universel, par les Iraniens de 18 ans et plus. Parmi eux, 285 députés musulmans, chiites ou sunnites, sont élus dans l'une des 202 circonscriptions électorales, tandis que 5 sont élus par les membres de chacune des minorités religieuses lors d'un scrutin extraterritorial (1 Assyro-chaldéen, 2 Arméniens, 1 juif et 1 zoroastrien). Tout candidat ayant obtenu le plus grand nombre de suffrages est élu, à condition de compter plus de 20 % des votes exprimés, sinon il faut un second tour. Les votes blancs ne sont pas comptabilisés3.

Seuls les Iraniens et les Iraniennes ayant effectué des études supérieures peuvent se présenter. La plupart des 202 circonscriptions ne comptent qu'un seul député, les grandes villes en totalisent entre 2 et 6, selon la taille de leur population. La grande circonscription de Téhéran en élit quant à elle 30.

Établi depuis plusieurs décennies, le découpage électoral présente des complexités administratives, avec des situations où des districts non voisins sont regroupés dans une même circonscription. Il ne tient pas compte de la croissance démographique récente.


1Selon les statistiques officielles de l'Iranian Students News Agency (ISNA) à Téhéran.

2« Annual Report on Death Penalty in Iran 2023 », Iran Human Watch Rights and Together Against the Death Penalty, 5 mars 2023.

3Voir « Les élections législatives en Iran 2020, premier tour », Bernard Hourcade, CartOrient, 4 juin 2020.

Vučić revendique la victoire aux législatives serbes

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vucic legislativesLa coalition « Aleksandar Vučić – La Serbie ne doit pas s’arrêter » (SNS ; rassemble le Parti progressiste serbe

L’article Vučić revendique la victoire aux législatives serbes est apparu en premier sur STRATPOL.

Turquie-Kurdistan. Pour le parti pro-kurde, une défaite lourde à digérer

Réuni en congrès à Ankara, le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurde, qui incarne une partie de l'opposition en Turquie, change de nom et fait son introspection après la douloureuse défaite électorale de mai 2023. Alors que de nombreux dirigeants du parti sont en prison, la tactique politique et l'alliance avec la gauche ont été au cœur de son récent congrès.

De notre envoyé spécial Chris Den Hond

Sous la menace permanente d'une interdiction, le deuxième parti d'opposition en Turquie, le Parti démocratique des peuples, HDP (pro-kurde) a tenu son 4 ème congrès à Ankara le 15 octobre 2023, alors que plus de 3 000 de ses militants croupissent dans les geôles turques, pour la plupart pour de simples délits d'opinion. Parmi les dirigeants emprisonnés, le très populaire député Selahattin Demirtaş ou l'ancienne maire de Diyarbakir, Gültan Kışanak. Les milliers de participants au congrès ont fait vibrer le stade de sport de la capitale turque avec ce slogan : « Les prisonniers politiques sont notre fierté ».

Aussi, si la morosité hante les couloirs, c'est en raison de la défaite électorale de l'opposition unifiée en mai 2023 qui a laissé des traces. « Il y a moins d'enthousiasme que lors des congrès précédents, nous confie Özgül Saki, élue d'Istanbul pour le mouvement socialiste et féministe. Les gens sont toujours très déçus. Il est difficile dans l'atmosphère politique actuelle de relever la tête ».

Une alliance qui a été un piège

Le 14 mai 2023, Recep Tayyip Erdoğan arrive en tête du premier tour de l'élection présidentielle, laissant la moitié de la population consternée. Son opposant Kemal Kılıçdaroğlu obtient moins de votes que prévu alors qu'il est soutenu par le HDP. L'espoir s'envole d'une défaite d'Erdoğan dans un pays asphyxié par un gouvernement islamo-conservateur et à tendances fascistes. Une bonne partie de l'opposition y est toujours muselée, emprisonnée ou en exil.

Le choix du HDP de ne pas présenter de candidat à l'élection présidentielle et de s'allier au candidat kémaliste n'avait rien d'évident pour les Kurdes et dans la gauche turque. Mustafa Kemal Atatürk a créé la Turquie « moderne » il y a cent ans avec comme slogan : « Un seul pays, un seul peuple, une seule langue, un seul drapeau ». Kılıçdaroğlu incarnait ce courant kémaliste avec son Parti républicain du peuple (CHP), connu pour sa politique négationniste vis-à-vis des Kurdes. Il s'agissait donc de s'allier avec cet ennemi pour faire tomber un ennemi encore plus dangereux. Gultan, assistante parlementaire, l'explique ainsi : « Si jamais Erdoğan avait gagné avec une opposition divisée et un candidat du HDP présent au premier tour, tout le monde aurait accusé les Kurdes d'avoir raté une occasion historique de le faire tomber ».

Une surprise, la victoire d'Erdoğan ? « Pas vraiment », nous répond Sebnem Oğuz.

Erdoğan a graduellement pris le contrôle de tout l'appareil d'État : les médias, l'appareil judiciaire, l'éducation nationale. La Cour suprême est entièrement dans les mains du Parti de la justice et du développement (AKP). Il est prouvé qu'il y a eu de la fraude, surtout dans les zones affectées par le tremblement de terre, où beaucoup de bulletins de vote étaient aux noms d'électeurs qui n'étaient même pas sur place. Dans les zones kurdes aussi, il y a eu fraude, c'est prouvé.

Des choix mal négociés

Isolés, frappés par la répression notamment dans l'éducation nationale, l'université et les hôpitaux, le mouvement kurde et les progressistes turcs avaient besoin d'une ouverture démocratique pour se recomposer, ce qui les conduit à choisir d'appeler à voter pour le kémaliste Kılıçdaroğlu. Mais la méthode adoptée pour ce choix ne fait pas l'unanimité. Le HDP n'a-t-il pas bradé son autonomie un peu trop vite ? Dans les coulisses du congrès, plusieurs participants nous font part de leur mécontentement à ce propos, que résume Gultan :

Nous aurions dû exiger de Kılıçdaroğlu des engagements concrets par écrit avant de lui donner nos voix, par exemple la libération des prisonniers politiques et la réinstallation de maires déchus par Erdoğan. Mais Kılıçdaroğlu était prisonnier de son alliance avec cinq autres partis, tous plus nationalistes les uns que les autres, et hystériquement antikurdes.

Autre élément de crispation dans le mouvement : la déclaration en faveur de Kılıçdaroğlu par Selahattin Demirtaş. Après avoir hésité, ce dernier a fini par apporter, du fond de sa cellule, son soutien au candidat kémaliste, mettant les instances de son parti devant le fait accompli. La grogne est d'autant plus importante que, pour une partie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Demirtas est un peu trop populaire et fait de l'ombre à un autre prisonnier, Abdullah Öcalan. La fin de l'isolement et la libération de ce dernier est une revendication importante pour les congressistes. Öcalan, en isolement total dans la prison d'Imrali depuis trois ans, a été emprisonné en 1999 grâce à une opération conjointe des États-Unis, de la Turquie et... d'Israël.

Un rôle alternatif à valoriser

Les intervenants ne laissent d'ailleurs aucun doute sur le soutien clair et net des Kurdes au peuple palestinien, que rappelle Tülay Hatimogullari, nouvelle coprésidente du Parti pour l'égalité des peuples et la démocratie (Hedep), le nouveau nom du HDP. Elle-même est arabe d'Alexandrette (Hatay), et incarne la volonté du mouvement politique kurde de continuer sa politique d'alliance avec les autres communautés opprimées en Turquie. Pour Sebnem Oğuz :

On peut faire pas mal de critiques au HDP, mais il possède la manivelle qui peut faire bouger les choses. Tous les autres partis sont nationalistes. Le HDP est contre toute sorte de nationalisme, même kurde. C'est le seul parti qui reconnaît les différents groupes ethniques, les Kurdes, mais aussi les Arméniens, les identités religieuses opprimées comme les Alévis, ou le mouvement LGBT. Ce n'est pas évident de soutenir ouvertement le mouvement LGBT. Cela ne passe pas toujours chez une partie de la base, mais en même temps, c'est le HDP qui a le plus grand nombre de féministes élues au parlement.

À ce congrès du doute et de la remise en cause, dans un climat politique difficile, d'autres critiques ont visé la démocratie interne du parti. Pour l'assistante parlementaire Gultan :

Les candidats étaient parfois parachutés, venant d'autres régions et inconnus sur place. Ils passaient souvent devant les militant(e)s qui bossaient jour et nuit, prenaient des risques. Le congrès a décidé qu'à l'avenir, les candidats seront désignés par la base. La façon verticale de choisir les candidats pour les élections ne passe plus.

Kobané, le procès de la honte

L'acharnement des pouvoirs turcs à museler la direction kurde du HDP se révèle encore mieux au procès Kobané. Le lendemain du congrès, nous assistons à une séance du tribunal d'Ankara, où 108 cadres du parti sont accusés d'avoir provoqué en 2014 la mort de 37 personnes suite aux manifestations en solidarité avec Kobané. Dans cette ville kurde syrienne frontalière de la Turquie, des guérilléros du PKK et des Unités de protection du peuple (YPG) défendaient les dernières maisons contre les assauts de l'Organisation de l'État islamique (OEI). Au prix d'énormes pertes, la ville ne tombe pas, et la coalition internationale décide finalement, presque trop tard, d'aider militairement les combattants. C'est le début de la fin de l'OEI.

Pendant la bataille de Kobané, non seulement l'armée turque ferme les frontières, empêchant les Kurdes de Turquie de venir en aide à la résistance, mais pire, des journalistes comme Can Dündar ont prouvé que des convois humanitaires turcs transportaient en réalité des armes destinées aux djihadistes syriens. Le HDP appelle alors à des manifestations de soutien et critique l'inaction d'Ankara dans la lutte contre l'OEI. Certaines de ces manifestations dégénèrent et le pouvoir accuse le HDP des morts qui en ont résulté. Aujourd'hui, 39 membres de sa direction se trouvent toujours en prison, tandis que d'autres sont assignés à résidence. Le procureur demande au total 300 ans de prison contre Selahattin Demirtaş. D'autres accusés risquent la prison à vie.

Nous sommes émus lorsque Nazmi Gür, élu et ancien responsable de l'Association des droits humains (IHD), qui risque également la prison à vie, nous crie malgré les trente mètres qui nous séparent dans le tribunal : « Votre présence signifie beaucoup pour nous, vive la solidarité internationale ! » Il n'est pas certain que cela fasse écho auprès des autorités turques qui viennent de bombarder plus de 150 infrastructures au Rojava et tentent toujours d'exterminer la guérilla du PKK, dans le nord de l'Irak. Le Hedep a du pain sur la planche.

Libye. Cautionnée par la communauté internationale, une « stabilisation » sur le dos de la population

Y aura-t-il ou non des élections en Libye cette année ? Tout le monde en parle, mais déjà personne n'y croit plus - ou presque. Afin de garantir une « stabilisation », la communauté internationale cautionne le partage du pouvoir entre des élites corrompues, ignorant les aspirations de la population.

En 2021, après que la médiation onusienne eut finalement permis la formation d'un gouvernement unifié en février (pour la première fois depuis 2014), des élections parlementaires et présidentielle avaient été annoncées pour le 24 décembre. Il s'agissait là du second volet de l'accord conclu par les membres du Forum de dialogue politique libyen (FDPL), réunis sous les auspices de la Mission d'assistance des Nations unies à la Libye (Manul). Dès l'été, pourtant, les désaccords persistants entre les principales parties au conflit sur une base constitutionnelle et sur les lois électorales indiquaient clairement qu'il n'y aurait pas d'élections en 2021.

Au cœur du conflit, il y avait notamment la perspective d'une élection présidentielle, une première dans l'histoire du pays et une question particulièrement sensible du fait de la nature personnelle et autoritaire du régime avant 2011. Sur le séquençage des élections parlementaires et présidentielle1 et sur les critères d'éligibilité2 pour les candidats à la présidentielle, aucun accord ne paraissait pouvoir être trouvé entre le chef de la Chambre des représentants et les factions politiques proches du gouvernement de Tripoli. La Manul avait renoncé à son rôle de médiateur, laissant la main aux leaders des parlements libyens rivaux et garantissant ainsi la faillite du processus pré-électoral. Les diplomates occidentaux répétaient à l'envi qu'ils « espéraient » que les élections auraient lieu comme prévu, sans savoir comment répondre à ceux qui leur demandaient quel était le « plan B » dans le cas où aucun accord ne serait trouvé.

Tous unis pour s'enrichir

Les élections n'eurent lieu ni en décembre 2021, ni depuis. Les mêmes désaccords persistent sur des questions fondamentales pour l'organisation du scrutin - et pour garantir le respect des résultats par toutes les parties après un vote éventuel. Le premier ministre nommé par le FDPL à la tête du gouvernement d'union nationale, Abdelhamid Dbeibah, s'est quant à lui solidement installé à son poste à Tripoli, puisant généreusement dans les caisses de l'État et construisant un large réseau d'alliances mêlant personnalités de l'ancien régime et leaders de groupes armés issus de la révolution de 2011, hommes d'affaires, anciens membres des services de sécurité et personnalités proches de la mouvance religieuse salafiste. Tous unis autour d'un objectif commun : profiter de la proximité du pouvoir pour consolider leur influence et s'enrichir.

Dbeibah et ses alliés ne sont pas les seuls à avoir profité de l'impasse électorale persistante. À Benghazi, Aguila Saleh continue à dominer la Chambre des représentants élue en 2014, un parlement profondément divisé et aux rangs dégarnis qu'il manipule à sa guise et qui continue à lui conférer statut et autorité, en Libye et à l'extérieur. Khalifa Haftar et ses fils contrôlent les unités des Forces armées arabes libyennes déployées à travers le sud et l'est du pays, et payées à travers la Banque centrale. Mais ils ont aussi acquis un rôle central dans une large gamme d'activités économiques, y compris illicites, menées en Libye et par-delà les frontières. Comment, dans ce contexte, s'étonner du peu d'appétit des principales parties au conflit pour la mise en œuvre d'élections qui pourraient remettre en cause leurs positions et leurs profits ?

La colère de la population

Comment également s'étonner de la colère des Libyens ordinaires vis-à-vis de ceux qui détiennent le pouvoir depuis près d'une décennie, et qu'ils voient à juste titre comme les principaux responsables de la profonde détérioration de leurs conditions de vie, de l'insécurité générale et de l'absence de perspectives pour les plus jeunes, dans un pays riche en pétrole et en gaz, mais où les principaux services et biens publics (électricité, santé, éducation et, de plus en plus souvent, eau) manquent ? Durant l'été 2022, d'importantes manifestations ont éclaté dans la plupart des grandes villes du pays, visant les institutions et les responsables politiques de tous bords, sans distinction. La jeunesse libyenne (plus de 30 % de la population a moins de quatorze ans) a joué un rôle central dans ce mouvement d'expression de la colère populaire. « Le peuple veut des élections », scandaient les foules. Mais le mouvement s'est rapidement essoufflé. Les Libyens veulent toujours des élections. Moins parce qu'ils croient en la « démocratie » que parce qu'ils voient en elles un moyen de se débarrasser des élites parasites qui grignotent peu à peu ce qui reste de l'État libyen.

Car c'est aussi de cela dont il s'agit. D'un État libyen qui, au lieu d'être construit, consolidé et rendu plus efficace et légitime depuis la mort de Mouammar Kadhafi, se fragmente chaque jour davantage, prenant progressivement la forme des réseaux de type mafieux qui ont colonisé les institutions à tous les niveaux et dans tous les secteurs – collaborant ou se combattant en fonction du contexte et des opportunités. Au moment même où des milliers de Libyens exprimaient leur ras-le-bol des élites au pouvoir durant l'été 2022, un accord était conclu dans les coulisses entre Khalifa Haftar et Abdelhamid Dbeibah : la nomination d'un nouveau directeur de la Compagnie nationale du pétrole (NOC), proche du général, en échange d'une levée du blocus pétrolier partiel exercé par ses troupes. Et donc l'assurance d'une entrée régulière – et abondante – de revenus issus des ventes de pétrole dans les caisses de l'État. Un « bon » accord pour tous les principaux protagonistes, libyens et internationaux. Le gouvernement de Tripoli s'assurait ainsi de la disponibilité de ressources financières conséquentes pour poursuivre la consolidation de son pouvoir. Le clan Haftar se voyait garantir le financement de ses forces armées et de sécurité. Les pays occidentaux, États-Unis en tête, étaient rassurés : le pétrole libyen continuerait à affluer sur les marchés internationaux.

L'échec des Nations unies

Avec la nomination d'Abdoulaye Bathily au poste de représentant spécial du secrétaire général des Nations unies en septembre 2022, la question des élections est revenue au centre des discussions. À l'unisson, le médiateur onusien et les diplomates occidentaux ont rappelé l'urgence de renouveler la légitimité des institutions politiques. Pourtant, c'est seulement en février 2023, devant le Conseil de sécurité, qu'Abdoulaye Bathily a présenté les grandes lignes de son « initiative » pour permettre l'organisation d'élections présidentielle et parlementaires d'ici à la fin de l'année. Une initiative aux contours flous, mais qui avait surpris : le médiateur onusien semblait décidé à prendre le dossier en main et surtout à ne pas laisser les principaux protagonistes du conflit continuer à faire obstacle. En particulier, la formation d'un « Panel de haut niveau » inclusif de différents segments de la société libyenne jusqu'alors absents des discussions sur les modalités d'organisation des élections semblait pensée pour faire pression sur les parties au conflit.

Mais l'espoir qu'une nouvelle stratégie de sortie de crise était enfin mise en œuvre a été de courte durée. Aux premiers signes d'une pression accrue à leur encontre, les chefs des deux parlements rivaux se sont immédiatement remis en action. Leur objectif : maintenir le statu quo. À la veille de la première allocution publique d'Aboulaye Bathily, Aguila Saleh a annoncé l'adoption par la Chambre des représentants d'un treizième amendement à la Déclaration constitutionnelle de 2011, présentant les nouvelles institutions politiques (deux chambres, présidence) et leurs prérogatives. Le Haut conseil d'État a rapidement annoncé avoir validé cet amendement. Dans la foulée, les responsables des deux chambres se sont mis d'accord sur la formation d'un comité dit des « 6+6 », composé de six membres de chaque institution, chargé de trouver un accord sur les lois électorales, qui doivent inclure les conditions d'éligibilité à la présidence. Le représentant des Nations unies a pris acte. Le jeu de dupes s'est poursuivi. Car il est évident qu'aucun des protagonistes ne veut d'un véritable accord.

Une complicité occidentale

Les positions des acteurs occidentaux sont-elles fondamentalement différentes ? Même si tous continuent à insister sur l'urgence des élections, l'intérêt de tous est en réalité de préserver et consolider l'apparente stabilité actuelle. En fin de compte, le cessez-le-feu conclu en octobre 2020 tient, le pétrole coule, les entreprises de toute la région se voient attribuer d'importants contrats. Pourquoi risquer de bouleverser cet équilibre précaire, dans lequel tout le monde semble trouver son compte ?

Les efforts diplomatiques se concentrent désormais sur la consolidation des accords informels entre les parties au conflit. L'essentiel n'est plus l'organisation d'élections qui permettraient de fonder les bases d'un nouveau système politique considéré comme légitime et représentatif par les Libyens. Non, l'essentiel est de « stabiliser » le pays et la région au plus vite. Comment ? À travers la conclusion d'un nouveau « deal » (formel ou informel) entre les principaux acteurs du conflit, ceux qui ont pris la tête des multiples gangs mafieux qui contrôlent chaque jour davantage les institutions politiques et de sécurité, ainsi que les principaux rouages de l'économie licite et illicite. Dans ce contexte, même si des élections étaient finalement organisées sur la base d'un tel accord (ce qui est particulièrement douteux), à quoi serviraient-elles ?

En réalité, la priorité donnée à la « stabilisation » du pays consolide chaque jour un peu plus l'influence de ceux qui ont déconstruit ce qui restait de l'État pour servir leurs intérêts personnels. La société libyenne est privée de tout rôle dans la construction de l'avenir du pays et, plus grave encore, la jeunesse ne parvient pas à imaginer son avenir dans une Libye fragmentée, appauvrie et mise en coupe par des élites corrompues. Dans ces conditions, la « stabilisation » recherchée a-t-elle des chances d'être durable, et de poser les bases d'une solution de plus long terme au conflit libyen, qui permettrait d'assurer la stabilité et la sécurité de l'environnement régional ? Il y a de fortes raisons d'en douter.

Chronologie. De la chute de Kadhafi au blocage du pays

  • Mai-octobre 2011 : Soulèvement contre le régime de Kadhafi. Intervention militaire internationale et guerre civile libyenne. Assassinat de Kadhafi et chute du régime.
  • Juillet 2012 : Élections parlementaires pour le Congrès général national (CGN).
  • Février 2014 : Élection d'une Assemblée constituante chargée de rédiger une constitution pour le pays.
  • Mai 2014 : Lancement à Benghazi par Khalifa Haftar et ses forces de l'opération militaire « Dignité », destinée à éliminer les factions islamistes et rétablir l'ordre.
  • Juin 2014 : Élections parlementaires pour la Chambre des représentants.
  • Été 2014 : Confrontation militaire entre factions armées à Tripoli et début de la seconde guerre civile. Installation de la nouvelle Chambre des représentants à Tobrouk contestée par une partie des nouveaux élus et par les membres du CGN, élu en 2012. Division des institutions politiques entre 2 parlements et 2 gouvernements rivaux, respectivement établis à Tripoli et à Al-Bayda/Tobrouk.
  • 2015 : Processus de médiation mené par les Nations unies pour aboutir à un cessez-le-feu et à la réunification des institutions politiques (« Dialogue politique libyen »).
  • Décembre 2015 : Signature de l'Accord politique libyen sous l'égide des Nations unies, et formation du Gouvernement d'accord national (GAN) dirigé par Fayez Seraj. L'accord prévoit le maintien de la Chambre des représentants (élue en 2014) comme autorité législative et la création d'un Haut conseil d'État (issu du parlement élu en 2012) comme autorité consultative.
  • Avril - octobre 2016 : Campagne militaire libyenne et internationale contre l'organisation de l'État islamique (OEI) implanté à Syrte, et prise de contrôle de la ville par des forces alliées au GAN.
  • Juillet 2017 : Prise de contrôle de Benghazi par Khalifa Haftar et ses Forces armées arabes libyennes (FAAL). Adoption par l'Assemblée constituante de son projet final de constitution, mais celui-ci est contesté et n'est pas soumis à un référendum populaire.
  • 2017-2018 : Nomination de Ghassan Salamé au poste de Représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Libye, et annonce d'un nouveau plan d'action pour mettre fin au conflit. Multiplication des initiatives de médiation parallèles (France, Italie).
  • Avril 2019 : Début prévu de la Conférence nationale libyenne à Ghadamès sous l'égide des Nations unies. Lancement par Khalifa Haftar et ses forces d'une offensive militaire sur Tripoli, et début de la troisième guerre civile. Internationalisation du conflit et installation d'acteurs militaires étrangers (turcs, russes et mercenaires syriens et africains) sur le territoire libyen.
  • Janvier 2020 : Conférence de Berlin sur la Libye pour tenter de trouver un accord entre les principaux États étrangers impliqués dans le conflit.
  • Octobre 2020 : Conclusion d'un accord de cessez-le-feu entre les factions libyennes. Le pays est de facto divisé en deux zones d'influence, turque et russe.
  • Novembre 2020 : Lancement du Forum de dialogue politique libyen (FDPL) sous l'égide des Nations unies.
  • Mars 2021 : Prise de fonctions du Gouvernement d'union nationale (GUN), premier gouvernement unifié depuis 2014, dirigé par Abdelhamid Dbeibah. Annonce d'élections présidentielle et parlementaires le 24 décembre 2021.
  • Septembre 2021 : Le chef de la Chambre des représentants annonce l'adoption de lois électorales, mais la légalité de la procédure et le contenu des textes présentés sont vivement critiqués par les factions adverses.
  • 2021-2022 : Conflit persistant entre factions libyennes autour des lois électorales et de la base constitutionnelle (en l'absence de constitution permanente).
  • Février 2022 : Contestation par la Chambre des représentants de l'autorité d'Adbelhamid Dbeibah, et nomination de Fathi Bashagha au poste de chef du Gouvernement de stabilité nationale (GSN). Nouvelle division des institutions politiques entre deux gouvernements rivaux.
  • Été 2022 : Manifestations populaires dans plusieurs villes du pays contre les élites politiques et la dégradation des conditions de vie, et appel à l'organisation d'élections.
  • Septembre 2022 : Nomination d'Abdoulaye Bathily au poste de représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Libye.
  • Février 2023 : Présentation par Abdoulaye Bathily de son idée de former un « Panel de haut-niveau » pour élaborer un cadre juridique et une feuille de route pour l'organisation d'élections générales en décembre 2023. Annonce par la Chambre des représentants et le Haut conseil d'État d'un accord sur un 13 ème amendement à la Déclaration constitutionnelle provisoire de 2011 – l'accord demeure contesté
  • Mars 2023 : Nomination par la Chambre des représentants et le Haut conseil d'État d'un comité conjoint, dit des « 6+6 », chargé de trouver un accord sur les lois électorales.

1Le camp regroupant le chef de la Chambre des représentants et ses alliés est globalement favorable à des élections simultanées, tandis que les factions politiques proches du gouvernement de Tripoli, inquiètes des risques de dérive autoritaire, souhaitent d'abord l'organisation d'élections parlementaires et le report de la présidentielle après qu'un cadre constitutionnel limitant précisément les pouvoirs du président aura été défini.

2Les points de conflit majeur concernent la possibilité ou non pour les candidats de posséder d'autres nationalités que la nationalité libyenne (Khalifa Haftar serait détenteur de la nationalité américaine) ; ou d'avoir fait l'objet de condamnations pénales (Seif Al-Islam Kadhafi, le fils du dictateur défunt, a été condamné par contumace par un tribunal libyen et fait l'objet d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale).

Élections. Les choix de la diaspora turque en France et dans le monde

La diaspora turque à travers le monde s'est mobilisée pour les élections présidentielle et législatives de mai 2023. Même si elle ne présente pas un ensemble homogène et si elle est traversée par des clivages sociaux, ethniques voire religieux qui influencent ses choix, elle a voté pour Recep Tayyip Erdoğan à 60 %.

La diaspora originaire de Turquie à travers le monde est constituée à parts égales d'émigré·es et de personnes nées dans les pays de résidence. Lors des élections de mai 2023, des urnes ont été installées dans 73 pays, 167 villes différentes, ainsi que dans 53 postes douaniers, ce qui témoigne de l'extension de cette diaspora, irréductible aux quelques pays d'Europe occidentale qui ont accueilli une main-d'œuvre immigrée dans les années 1960.

Pendant des décennies, la diaspora turque dans cinq pays d'Europe occidentale (l'Allemagne, la France, l'Autriche, les Pays-Bas et la Belgique) a été considérée d'un œil critique par la « mère patrie ». Le vote des gurbetçi (expatriés) a provoqué un débat récurrent en Turquie. Non seulement ces émigrés étaient considérés comme temporaires, mais de plus, la bureaucratie nationale-séculariste en place les jugeait souvent trop islamistes, trop kurdes, voire dans certains cas, trop gauchistes.

Des cars pour transporter les électeurs

À partir de 1987, les expatrié·es ont commencé à pouvoir voter lors des élections nationales, mais uniquement aux postes douaniers, ce qui limitait considérablement leur taux de participation en raison de problèmes logistiques. Tout au long des années 1990 et 2000, les organisations politiques et identitaires, en particulier celles de l'islam politique, affrétaient des cars pour les transporter aux frontières.

C'est seulement en 2012 que le décret permettant l'installation d'urnes dans les représentations diplomatiques a été adopté, propulsant ainsi la diaspora au rang d'actrice de la politique interne. À partir des élections de 2014, les hommes et femmes turcs émigrés ou nés dans les pays où ils résident, qu'ils aient vécu en Turquie ou n'y aient jamais mis les pieds, ont pu voter dans leurs pays de résidence respectifs, aux représentations consulaires. En 2014, un système de prise de rendez-vous nominatifs a non seulement limité la participation, mais violé le principe du secret de vote. Depuis, les choses se sont améliorées et l'on peut voter dans n'importe quelle représentation pendant une période de 4 à 6 jours.

Cependant, deux problèmes subsistent. D'abord, le principe de dépouillement ouvert est systématiquement violé, car les bulletins ne sont pas comptés sous la surveillance des électeurs et électrices, mais sont transportés à Ankara où ils sont dépouillés en même temps que les bulletins nationaux. Ainsi, personne n'a la possibilité de suivre son bulletin.

D'autre part, et c'est le point le plus important, ce système ne prévoit pas de circonscription extraterritoriale. La diaspora turque n'a pas la possibilité de voter pour élire des représentant·es, ayant le droit de vote, mais pas celui d'être élu·es. En l'absence de représentations, les électeurs et les électrices votent principalement en fonction de préoccupations identitaires et sont davantage sujets à la propagande nationaliste et religieuse de l'État. De plus, avec ce système, lors des élections législatives, ce vote a un impact minimal, contrairement à ce qui se passe lors du scrutin présidentiel (ou des référendums). Cette situation suscite un débat en Turquie même, où certains accusent souvent ceux et celles vivant dans des pays occidentaux démocratiques de favoriser l'élection d'un président autoritaire, sans en subir les conséquences ou être tenu·es responsables par le biais de représentant·es élu·es. C'est précisément ce qui s'est produit lors des élections législatives et présidentielle des 14 et 28 mai 2023.

Dans l'Hexagone, une communauté nombreuse et diverse

Les originaires de Turquie en France forment l'une des plus grandes communautés de la diaspora, se classant en deuxième position en termes de nombre après celle de l'Allemagne. Environ 700 000 personnes en France ont des liens avec la Turquie, la moitié étant turque et l'autre moitié française ou possédant la double nationalité. Aux dernières élections de mai 2023, la France comptait un peu moins de 400 000 électeurs et électrices. Il existe également, mais ceci est une estimation, 100 000 personnes originaires de Turquie qui ne possèdent pas la nationalité turque, car d'abord réfugié·es puis naturalisé·es français ; ou encore les enfants nés sur le sol français que les parents n'ont pas déclarés aux autorités turques. Ces derniers, bien entendu, ne votent pas.

De plus, depuis 2016, un flux d'immigré·es s'est installé en France, appartenant soit au mouvement guleniste, du nom du prédicateur Fethullah Gülen, installé aux États-Unis, d'abord le parèdre du président Recep Tayyip Erdoğan, puis son opposant farouche ; soit à la classe intellectuelle — universitaires, artistes, journalistes —, chassé·es du pays d'une manière plus ou moins coercitive. Qu'ils et elles soient gulenistes ou de gauche, ils ne votent pas non plus, faute d'une inscription en bonne et due forme sur les listes des résidents turcs en France.

En 2023, lors des élections législatives (14 juin) et présidentielle (14 et 28 juin) 400 000 personnes résidant en France étaient appelées à voter. Pour le second tour, ces personnes avaient la possibilité de se rendre aux urnes entre le 20 juin et le 24 juin à Bordeaux, Clermont-Ferrand, Lyon, Marseille, Mulhouse, Nantes, Orléans, Paris et Strasbourg.

Le taux de participation au second tour de la présidentielle s'est élevé à 52 % et bien qu'il puisse sembler acceptable par rapport aux élections nationales en France, il reste relativement bas par rapport au taux de participation de 88 % en Turquie. Ainsi, le poids des 207 000 votant·es en France reste minime par rapport aux 54 000 000 électeurs et électrices.

Mobilisation pour le second tour

La participation a connu une légère augmentation par rapport au premier tour, alors qu'on s'attendait à une baisse, en raison de la confiance excessive des partisans d'Erdoğan ou d'un sentiment de démoralisation chez ceux de Kılıçdaroğlu. Or les deux « camps » se sont mobilisés à tel point qu'entre les deux tours, les voix en faveur d'Erdoğan ont augmenté de 10 000, tandis que celles en faveur de Kılıçdaroğlu ont augmenté de 2 500. Cette différence s'explique par un durcissement du discours de l'opposant entre les deux tours, dans le but de rallier les voix du candidat d'extrême droite, ce qui a eu pour conséquence de « refroidir » une partie de l'électorat kurde en France.

Dans l'ensemble, Erdoğan remporte l'élection avec 67 % des voix, augmentant ainsi son score de 3 points par rapport aux élections de 2018. On note d'importantes disparités régionales qui se manifestent aussi à l'échelle internationale. Certes, pour l'ensemble de la diaspora (3 400 000 électeurs et électrices), Erdoğan remporte les élections avec 60 % des voix exprimées, avec un taux de participation de l'ensemble de la diaspora de 56 %. Cependant, dans les pays présentant une histoire migratoire classique, principalement axée sur le travail et le regroupement familial, tels que l'Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique et l'Autriche, Erdoğan remporte une victoire écrasante. Dans d'autres pays européens tels que la Norvège, la Suède et la Suisse, le score est beaucoup plus équilibré. En revanche, aux États-Unis, au Canada, en Australie et au Royaume-Uni, qui abritent des communautés appartenant aux classes moyennes et supérieures, Kemal Kılıçdaroğlu obtient des scores écrasants.

Clermont-Ferrand, Lyon et Orléans, bastions de l'extrême droite nationaliste

Cette disparité liée aux différences de classes sociales se retrouve également en France. Dans certaines villes abritant des communautés très conservatrices, en particulier de l'Anatolie centrale et des côtes de la mer Noire, les résultats sont très largement en faveur d'Erdoğan. Clermont-Ferrand détient même le record mondial du vote pro-Erdoğan avec 92 %, suivi de Lyon avec 88 % et d'Orléans avec 87 %. Ces deux dernières villes sont également connues pour la présence des Loups gris, l'extrême droite nationaliste turque. La ville de Bayburt, située dans le nord-est de l'Anatolie et connue comme le bastion d'une idéologie qui se réclame à la fois de identités turque et islamique, se classe à la quatrième position avec « seulement » 82 % de votes en faveur d'Erdoğan.

Avec des scores allant de 60 à 70 % en faveur d'Erdoğan, Strasbourg, Mulhouse, Bordeaux et Nantes sont proches de la moyenne française. Le Bas-Rhin et le Haut-Rhin abritent une communauté importante, avec respectivement 70 000 et 40 000 personnes, principalement originaires de villes telles que Konya, Kayseri, Malatya ou Erzincan, bien que l'on puisse y observer une certaine mixité.

Strasbourg a la particularité d'être à la fois le centre français de Millî Görüş, un mouvement de l'islam politique turc qui faisait partie de la coalition d'opposition, de la présidence des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı, Ditib), l'islam officiel qui a fait campagne pour Erdoğan tout au long du mois de ramadan, ainsi que des alévis de France, qui penchaient presque exclusivement en faveur de Kemal Kılıçdaroğlu. On y trouve également une importante communauté kurde, ainsi qu'une population estudiantine d'une part et des fonctionnaires turcs des institutions européennes d'autre part. Par conséquent, les 70 % en faveur d'Erdoğan et les 30 % en faveur de Kılıçdaroğlu dans cette ville masquent des affiliations beaucoup plus complexes. Une partie des Kurdes ne possède pas (ou plus) la nationalité turque, ce qui les a empêché·es de voter. Quant aux étudiant·es et fonctionnaires européens, souvent laïques et individualisé·es, et donc potentiellement en faveur de Kılıçdaroğlu, beaucoup n'ont pas voté par oubli d'inscription, confort ou désintérêt. Ainsi, la répartition politique et identitaire des abstentionnistes n'a pas été équilibrée dans cette ville.

À Paris, où résident également un peu plus de 75 000 ressortissant·es de Turquie, le score était beaucoup plus conforme aux résultats nationaux, avec 52 % en faveur d'Erdoğan et 48 % en faveur de Kılıçdaroğlu. Cela s'explique par le fait que dans la région parisienne, les clivages identitaires entre Turcs et Kurdes, sunnites et alévis, ainsi qu'entre religieux et séculiers, se sont reproduits quasiment à l'identique. Enfin, à Marseille, qui accueille principalement des Kurdes et des séculiers parmi les 25 000 ressortissant·es de Turquie, 56 % se sont prononcés en faveur de Kılıçdaroğlu et 44 % pour Erdoğan.

Des séries télévisées aux émissions populaires

Ces scores méritent une étude plus approfondie, mais on retrouve la reproduction des clivages identitaires, tant au niveau macro que micro, qui existent en Turquie, même chez les générations nées en France. Une des causes possibles de cette persistance pourrait être la relative stagnation de l'ascension sociale de ces générations, comme le démontre clairement l'enquête conjointe de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et de l'Institut national d'études démographiques (Ined)1. L'encadrement paternaliste de la Turquie, à travers un appareil idéologique extrêmement performant qui œuvre pour maintenir le régime en place en Turquie, empêche également un détachement vis-à-vis de la « mère patrie ». De plus, il faut prendre en compte l'offre culturelle diversifiée et riche en provenance de Turquie, comprenant les séries télévisées, la musique et les émissions populaires, qui projettent une image de la vie là-bas enviable et enviée, du moins perçue comme étant meilleure qu'en France. Toutes ces raisons, combinées au charisme d'Erdoğan en tant que leader qui défie l'Occident, face auquel ces communautés ressentent le besoin de revanche, expliquent en partie leur soutien à Erdoğan.


1NDLR. L'enquête a été publiée en 2016 par l'Ined sous le titre Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France.

Élections en Turquie. Les rêves brisés des manifestants de Gezi

En Turquie, le second tour de l'élection présidentielle n'est pas la seule marque au calendrier. Il y a dix ans, le dimanche 28 mai 2013, le « mouvement de Gezi » débutait. Un tournant dans la politique du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) et de son leader, le président Recep Tayyip Erdoğan.

« Qu'est-ce que ça veut dire, faire de la politique ? », demande Esin, 34 ans. Sans attendre de réponse, elle replonge dans ses pensées, le regard triste.

Place Taksim, j'avais l'impression que nous étions en train de réinventer notre pays, de le changer. J'étais naïve, j'ai cru que nous avions le pouvoir, que le régime avait compris qu'il ne pouvait pas tenir sans nous. Mais regardez-le aujourd'hui. Et regardez-nous…

La jeune femme a quitté la Turquie un an après avoir été arrêtée en marge des manifestations de Gezi. À l'été 2013, plus de 3 300 personnes ont été arrêtées dans le cadre des rassemblements qui avaient lieu dans presque toutes les provinces du pays pour protester contre l'orientation autoritaire prise par le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP). Si entre 2002 et 2010, « on a un gouvernement qui fait des réformes, qui donne l'impression de libéraliser le pays », comme le rappelle Jean Marcou, professeur des universités à Sciences Po-Grenoble, des « signes de rigidification » s'étaient fait sentir depuis 2011.

« Nous étions des millions »

Originaire du district de Beyoğlu, au cœur de la capitale économique, Esin était aux premières loges le mai 2013, lorsque les manifestations contre la restructuration de la place Taksim et la destruction du parc Gezi pour le remplacer par centre commercial ont commencé. Le « mouvement Gezi » venait de voir le jour.

Premiers opposants au projet, des riverains comme elle et des militants écologistes occupent le parc. Ils sont une cinquantaine à être délogés brutalement par les forces de l'ordre, ce qui met le feu aux poudres. Très vite, le mouvement s'étend à presque toutes les provinces turques. Fidan, 43 ans, n'a rejoint les manifestations à Istanbul qu'à partir du 31 mai. Il lui a fallu quelques jours pour « comprendre ce qui était en train d'arriver », dit-elle : « C'était si inattendu. Un jour, j'avais l'impression d'être la seule à être contre le régime, et le lendemain, nous étions des millions ».

Les revendications aussi s'élargissent, allant de l'opposition à la politique des grands travaux urbains à Istanbul à celle de l'islamisation, qui se manifeste notamment dans les restrictions apportées au droit à l'avortement, ou encore à la commercialisation de l'alcool et la publicité autour. Esin rappelle aussi que « les promesses du gouvernement n'ont pas été tenues ». La promesse de libéralisation politique et économique portée par l'AKP depuis le début de sa gouvernance, en 2002, a notamment été déçue. Cette première période a pourtant été marquée par des « résultats économiques plutôt bons », soutient Jean Marcou, des résultats qui encouragent la jeunesse à « penser leur avenir en Turquie ». On observe alors un retour au pays de nombreux membres de la diaspora, voire même l'installation de personnes d'origine turque qui n'avaient jamais vécu dans le pays auparavant.

Les manifestations se poursuivront tout l'été, la répression aussi. Amnesty International dénonce l'emploi, par les forces de l'ordre, « d'une force inutile et excessive pour prévenir et disperser des manifestations pacifiques ». Aux milliers d'interpellations s'ajoutent des arrestations ciblées, notamment celle de l'homme d'affaires et figure de la société civile Osman Kavala, condamné à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pour « tentative de renversement du gouvernement ». Accusées de l'avoir « aidé », sept autres personnes servent actuellement une peine de 18 ans de prison.

2013, une année charnière

Le parc Gezi n'a finalement jamais été rasé, mais les autres revendications des protestataires n'ont pas été entendues. Le gouvernement de l'AKP, toujours en place, a obtenu une majorité aux élections législatives du 14 mai 2023 avec 42 % des voix. Dix ans plus tard, Esin en dresse d'ailleurs un bilan sombre : « Nous n'avons rien obtenu de l'AKP [en 2013], si ce n'est la peur, la répression, la privation de toutes nos libertés et de tous nos espoirs pour notre pays ».

Si l'héritage de Gezi n'a pas empêché le maintien au pouvoir de l'AKP, Jean Marcou souligne toutefois que 2013 a été « une année charnière » dans l'histoire politique turque : « C'est la fin de la première décennie de l'AKP [au pouvoir], et l'ouverture d'une nouvelle où un certain nombre de problèmes politiques apparaissent », explique-t-il, à commencer par le début de la guerre ouverte entre Erdoğan, alors premier ministre, et Fetullah Gülen, prédicateur et entrepreneur puissant et ancien allié de l'AKP jusqu'à ce qu'un certain nombre de désaccords en fassent l'ennemi du pouvoir. Au même moment a cours la dernière tentative de règlement politique de la question kurde à ce jour, qui se soldera par un échec. La réponse politique et policière brutale au mouvement de Gezi confirme également le tournant répressif de l'AKP.

À la suite du mouvement et avec l'élection d'Erdoğan comme président en 2014, on observe « une répression non seulement contre ceux qui étaient les opposants vis-à-vis de l'AKP depuis le début, mais également une répression de ses anciens alliés », note Jean Marcou. Une répression en roue libre, qui culmine après la tentative de coup d'État de 2016, dont le pouvoir attribue la responsabilité à Gülen et ses partisans.

Le choix de l'exil

« L'objectif central de Gezi n'a jamais été de renverser Recep Tayyip Erdoğan », rappelle le professeur, contredisant le discours officiel qui tentait, selon lui, de « faire passer [le mouvement] comme une tentative de putsch, s'inscrivant dans la longue histoire des putschs en Turquie. […] À partir de Gezi, on commence à entrer dans un processus où beaucoup de gens vont commencer à s'exiler, y compris pour des raisons politiques », ce qui n'était pas le cas depuis l'arrivée de l'AKP au pouvoir, à l'exception des militants kurdes. Fidan se compte parmi ces « exilés de Gezi ». Bien qu'elle n'ait quitté la Turquie qu'en 2018, elle fait remonter les racines de son départ à cinq ans plus tôt. À l'époque, se remémore-t-elle,

j'ai vécu très durement la répression. Je ne dormais plus la nuit, pendant des mois […] j'étais incapable de penser à autre chose, de vouloir faire autre chose que retourner dans la rue, même si, au fond, j'avais très peur.

Installée à Paris, elle affirme aller beaucoup mieux. « C'était nécessaire, pour moi, de penser et de pouvoir parler librement ».

Si Esin vit aussi désormais en Europe et ne retourne que rarement dans son pays d'origine, elle dit craindre pour la sécurité de ses proches. « Chaque fois que je parle à mes amis d'Istanbul, je sens que la situation est pesante pour eux, qu'ils sont déprimés, anxieux. Ce n'est pas qu'une question économique », précise-t-elle, en référence à la crise économique et inflationniste qui frappe le pays, ajoutant qu'« ils vivent avec la peur constante d'être arrêtés et emprisonnés, simplement parce que leurs convictions sont très loin [de celles] du régime ».

Dix ans après Gezi et vingt ans après le début de règne de l'AKP, la victoire d'Erdoğan aux élections présidentielles pourrait avoir « un impact significatif » sur les migrations, déclarait au Neue Osnabrücker Zeitung, le 6 mai 2023, Haci-Halil Uslucan du Center for Turkish Studies and Integration Research de l'université de Duisburg-Essen, en Allemagne. D'après Usclucan, la réélection d'Erdoğan « pourrait signifier un système encore plus répressif, et plus de personnes quitteront la Turquie ».

Une inquiétude partagée par Esin, qui lâche ironiquement un « longue vie à l'AKP ! », en allumant une cigarette qui a vite fait de remplir l'air de son petit appartement en exil — qu'elle ne quittera pas de sitôt.

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Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées, pour des raisons de sécurité.

Ce que les élections révèlent de la Turquie

Le premier tour de l'élection présidentielle et les élections législatives du 14 mai ont déjoué prédictions et sondages, et mis en position favorable Recep Tayyip Erdoğan pour le second tour du 28 mai. Comment expliquer ces résultats ? Trois questions au chercheur Yohanan Benhaïm par Sarra Grira.

Sarra Grira. — On dit que celui qui remporte les élections à Istanbul les remporte dans toute la Turquie. Pourtant cette fois, cela ne s'est pas produit.

Yohanan Benhaïm. — Ce dicton met en évidence l'importance disproportionnée du vote d'Istanbul sur le résultat des élections du fait de sa très nombreuse population : sur les 600 députés de l'Assemblée nationale, 98 sont élus à Istanbul. À titre de comparaison, Ankara qui est la seconde ville la plus peuplée n'est représentée « que » par 36 députés à l'Assemblée. C'est aussi un rappel du fait que les municipalités ont servi de tremplin au mouvement islamiste dans sa conquête du pouvoir, Recep Tayyip Erdoğan avait ainsi d'abord été maire d'Istanbul entre 1994 et 1998 avant que le Parti de la justice et du développement (AKP) ne remporte les élections en 2002.

Aux dernières élections municipales en 2019, les deux grandes métropoles, Istanbul et Ankara, avaient été gagnées par l'opposition, grâce aux candidatures d'Ekrem İmamoğlu et de Mansur Yavaş. On s'attendait donc à de bons scores dans ces deux villes pour l'opposition. Cependant, même si Kemal Kılıçdaroğlu devance Recep Tayyip Erdoğan d'un ou deux points, on aurait pu s'attendre à de meilleurs résultats, sachant que les municipalités sont désormais gérées par l'opposition, cela aurait dû avoir davantage d'effet sur le vote. Il est possible que cette candidature n'ait pas permis de capitaliser au maximum sur cette expérience municipale. Ekrem İmamoğlu et Mansur Yavaş pouvaient attirer des électorats conservateurs et nationalistes au-delà du simple électorat du Parti républicain du peuple (CHP) ; au contraire Kemal Kılıçdaroğlu, malgré ses efforts, est assimilé à l'idéologie kémaliste du parti dont il est président et il a plus de mal à attirer des personnes d'autres électorats.

Du côté des résultats aux élections parlementaires à Istanbul, on voit que la coalition au pouvoir reste en tête, mais perd des voix par rapport aux dernières élections de 2018. Cela ne se fait pas au profit de l'opposition qui reste stable, mais une partie des électeurs déçus par le pouvoir se sont orientés vers la coalition d'extrême droite menée par Sinan Oğan, le troisième candidat à la présidentielle. À Ankara aussi le pouvoir perd des voix, mais cette perte se fait au profit de la coalition d'opposition.

Donc même si l'opposition devance le pouvoir dans ces deux grandes villes à la présidentielle, aux législatives le pouvoir reste en tête. C'est sans doute lié au fait que les réseaux de l'AKP sont encore très présents dans les deux villes où le maire métropolitain est d'opposition depuis 2019, tandis que les conseils municipaux restent dominés par l'AKP. Ceci explique aussi la difficulté de l'opposition au niveau national : la coalition au pouvoir continue à bénéficier d'importants relais.

Un pays riche contre un pays pauvre ?

S. G.Quand on observe la carte des votes, on voit qu'à part Ankara, les régions de l'intérieur ont voté pour le président sortant, et les zones côtières pour l'opposition. À part le Kurdistan, dont on comprend facilement le vote-sanction, ce vote est-il le reflet de la disparité économique entre les régions côtières et celles de l'intérieur ? Et comment expliquer que les zones les plus pauvres votent Erdoğan malgré la crise économique ?

Y. B. — En effet quand on regarde la carte c'est ce qui frappe en premier, mais c'est un constat à relativiser. D'abord les régions les plus pauvres du pays, des régions kurdes du sud et de l'est, mais aussi non kurdes au nord-est, ont voté pour l'opposition. Ensuite des provinces parmi les plus développées comme Bursa, ou très industrielles comme Konya, ou Kayseri ont voté pour Recep Tayyip Erdoğan. C'est encore plus vrai aux législatives où on a vu que même les métropoles d'Ankara ou Istanbul ont voté davantage pour la coalition au pouvoir.

Cependant, au-delà de la géographie électorale, ce qui frappe c'est en effet que la terrible crise monétaire et économique que traverse le pays n'ait pas affecté le pouvoir en place. La coalition d'opposition n'a pas su capitaliser sur ce contexte. La faute sans doute à la diversité des partis qui la composent, avec des partis conservateurs plutôt libéraux économiquement d'un côté et un parti kémaliste plutôt social-démocrate. Elle a donc surtout trouvé son dénominateur commun dans la remise en question du régime présidentiel et la demande d'un retour à un État de droit. En conséquence, même si certains de ses dirigeants disposaient de légitimité dans le domaine économique, l'opposition a surtout insisté sur un retour au respect des institutions, avec notamment le renforcement de l'indépendance de la Banque centrale. Mais il n'y a pas eu de grande mesure phare proposée dans ce domaine qui était pourtant la première source de préoccupation des électeurs, notamment dans les classes moyennes et populaires.

À l'inverse, l'AKP a pu profiter de sa longue présence au pouvoir pour utiliser les moyens de l'État dans la campagne : quelques jours avant l'élection a été annoncée une nouvelle hausse du salaire minimum et des retraites, ainsi que la gratuité du gaz. Ces mesures concrètes, bien que temporaires, ont pu avoir un impact sur le vote des catégories les plus précaires. De plus, l'un des grands slogans de l'AKP a été d'insister sur l'idée que cette élection, qui coïncide avec l'année du centième anniversaire de la République, marquait l'entrée dans un nouveau centenaire, « Le Siècle de la Turquie ». Ce slogan est utilisé pour mettre en lumière les grands projets portés par le pouvoir, qu'il s'agisse d'infrastructures ou de projets technologiques de pointe. Malgré un quotidien marqué par une crise sévère et une inflation galopante, cela projette l'électorat de l'AKP dans un imaginaire de développement technologique dont il tire une grande fierté : voiture électrique, drone militaire, satellite, etc. Ces projets sont désignés comme autant de preuves de la réussite du pays et de son avenir radieux. Même si les sondages montrent que l'électorat n'est pas non plus tout à fait confiant dans la capacité du président actuel à sortir le pays de la crise, l'opposition n'est pas prise plus au sérieux dans ce domaine.

La capacité d'Erdoğan à se réinventer

S. G.Malgré la progression de l'opposition et le recul du nombre de votes pour Erdoğan comparativement à 2018, ce dernier a failli l'emporter dès le premier tour. Comment expliquer cette large base populaire dont il continue à bénéficier, malgré le tournant très autoritaire ? Est-ce facilité par sa mainmise sur les médias ? Qu'est-ce que cela dit de la société turque ?

Y. B. — Recep Tayyip Erdoğan reste aux yeux de son électorat le champion des classes conservatrices, celui qui a réussi à remettre en question la domination de l'élite kémaliste sur l'État. C'est aussi à son crédit qu'est mis le développement du pays de ces dernières décennies et l'importance prise par la Turquie sur le plan international. Malgré la crise, les scandales et l'usure du pouvoir, il parvient à garder cette figure d'un homme politique qui remet en question l'ordre établi au profit des opprimés, que ce soit en Turquie ou dans le monde, alors même qu'il est au pouvoir depuis deux décennies…

Malgré ces continuités il faut bien comprendre que c'est aussi par sa capacité à se réinventer en s'appuyant sur de nouvelles alliances partisanes et électorales qu'Erdoğan se maintient au pouvoir. Alors qu'à ses débuts en tant que dirigeant il s'appuyait sur un agenda de réformes démocratiques, depuis 2015 et la reprise de la guerre contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), il scelle son alliance de fait avec l'extrême droite par la diffusion d'un discours souverainiste, étatiste, nationaliste, qui polarise la société en criminalisant les oppositions, notamment le mouvement kurde.

Dans les années 1990, l'historien Étienne Copeaux parlait de « consensus obligatoire » à propos du fait qu'était exigée du citoyen une adhésion aux valeurs du kémalisme. On retrouve aujourd'hui une tendance similaire, mais cette fois uniquement concentrée autour de la valorisation d'un nationalisme exacerbé qui sature l'espace médiatique et politique en prenant différentes formes : marginalisation du parti de la gauche kurde au point d'en faire un véritable paria avec lequel il est impossible de forger une coalition, xénophobie à l'encontre des réfugiés, etc. Ce qui est frappant c'est que cela ne s'applique pas aux partis qui sont avec le pouvoir : le Hüda Par est ainsi un parti islamiste qui défend un nationalisme kurde, mais en tant qu'allié de l'AKP, il n'est pas pris pour cible.

Au contraire, au lieu de s'attaquer de front à la question économique par des mesures fortes, le candidat de l'opposition Kemal Kılıçdaroğlu court dans cet entre-deux tours après les voix de l'électorat nationaliste en ayant des mots extrêmement durs contre les réfugiés. Ce suivisme s'explique par la volonté d'attirer les voix du troisième candidat à la présidentielle, Sinan Oğan, mais il alimente une dynamique sur le temps long qui profitera sans doute au pouvoir et à ses alliés d'extrême droite. Si les résultats du second tour confirment ceux du premier, cette nouvelle victoire d'Erdoğan avec une extrême droite en position de force risque de pousser au départ un certain nombre de personnes de l'ouest comme des régions kurdes du pays, en particulier dans la jeunesse et les classes moyennes.

Turquie. Les incertitudes électorales désorientent une société fracturée

À quelques heures des élections présidentielle et législatives en Turquie, l'issue de la bataille demeure inconnue entre Recep Tayyip Erdoğan et son principal opposant, Kemal Kiliçdaroglu. Malgré la crise économique et ses attaques contre les voix dissidentes, le président sortant semble au coude à coude avec son rival, ce qui témoigne de la polarisation de la société turque.

Dans le quartier de Bornova à Izmir, sur la côte égéenne, une cinquantaine de personnes entourées de banderoles et d'affiches électorales font la queue pour de la viande subventionnée. La municipalité a ouvert il y a un an ce petit magasin où la viande fraîche est vendue chaque jour 30 % moins cher que dans les supermarchés. La file d'attente dure plus de quatre heures, jusqu'à épuisement de la viande produite par les agriculteurs locaux. Cette initiative est destinée à aider les producteurs et les consommateurs touchés par l'inflation. Celle-ci a dépassé les 50 % selon les chiffres officiels, que des économistes jugent sous-évalués.

Plusieurs bénévoles de partis politiques profitent de l'attente des clients pour les approcher, dans l'espoir de gagner quelques voix indécises. Les sondages prédisent un résultat très serré qui pourrait ébranler la présidence de Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis vingt ans. La crise inflationniste que connaît le pays depuis près de deux ans et les critiques de la gestion des conséquences du terrible tremblement de terre qui a secoué le sud du pays en février, faisant plus de 55 000 morts, ont érodé la popularité du chef de l'État. Ce dernier pourrait également perdre sa majorité au Parlement, bien qu'il se soit présenté aux élections avec une alliance de partis ultranationalistes et islamistes. Son principal adversaire à la présidence, le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, le devance de 2 à 4 % dans certains sondages. Il est soutenu par une coalition de forces politiques de centre gauche, de droite et libérales, y compris d'anciens alliés du président. L'opposition n'a jamais été aussi proche de la victoire.

Focus élections turques

Déni d'inflation

L'actuel président turc axe sa campagne sur les avancées technologiques, de construction et de défense que le pays a connues au cours des deux dernières décennies sous son règne. Son discours est également agressif à l'égard de l'opposition, qu'il « accuse » d'être LGBTQI et de s'allier à des groupes terroristes. Son ministre de l'intérieur, Suleyman Soylu, est allé jusqu'à qualifier les élections de « coup d'État » de l'Occident. L'opposition quant à elle a opté pour un discours plus ouvert, s'adressant aux jeunes et aux minorités du pays. Kiliçdaroglu rend Erdoğan responsable de la situation économique en s'appuyant sur des exemples simples, tels que l'augmentation du prix des denrées alimentaires de base, comme les oignons, qui ont augmenté de 300 % au cours de l'année écoulée d'après les données de la Chambre des agriculteurs. Ses courtes vidéos diffusées sur les réseaux sociaux sont devenues virales, faisant contrepoids aux grands médias, dont la plupart sont aux mains d'entreprises proches du gouvernement. Ils décrivent Kiliçdaroglu comme un putschiste et un provocateur. Erdoğan a quant à lui nié cette inflation, soulignant que la Turquie avait déjà surmonté ses problèmes économiques.

Les citoyens semblent quant à eux divisés sur les causes de cette augmentation des prix. « Cette crise va nous assécher, explique Nülifer Akçan, qui votera pour le Parti de la justice et du développement (AKP) aux prochaines élections. Un de mes fils vit chez moi et paie le loyer, je paie la nourriture et les factures avec des petits boulots, du nettoyage. Mais cette crise n'est pas due à Erdoğan, elle a commencé avec la guerre en Ukraine. J'ai un autre fils qui vit en Allemagne et souffre comme moi », affirme-t-elle. À quelques mètres de là, Ipek Kahraman, est d'un avis contraire :

Avant, un billet de 200 livres représentait beaucoup d'argent. Les banques vous le donnaient et aucun magasin ne l'acceptait, car ils n'avaient pas de monnaie. Aujourd'hui, on ne peut plus rien acheter avec ce billet. Il est clair que quelque chose ne va pas avec le gouvernement. Je travaille dans une entreprise qui importe des engrais et dont les prix ne cessent d'augmenter en raison de la faiblesse de notre monnaie. Cela n'arrive pas dans d'autres pays.

Elle ajoute qu'elle ne votera pas pour le président actuel, mais elle préfère ne pas dévoiler ses préférences.

La plupart des économistes estiment que la hausse des prix est due aux mesures économiques peu orthodoxes d'Erdogan, qui est intervenu à plusieurs reprises auprès de la banque centrale, suscitant ainsi une grande méfiance chez les investisseurs. Le dirigeant turc insiste pour baisser les taux d'intérêt en dessous de l'inflation afin de stimuler l'économie — une politique qui va à l'encontre des pratiques habituelles. Les interventions incessantes de la banque centrale sur le marché des changes pour maintenir artificiellement la livre à flot ont fini par créer un système de double taux de change, emblématique des économies instables comme le Liban ou le Venezuela. « Le gouvernement a fait en sorte que la livre ne soit plus une monnaie crédible, c'est du papier toilette », accuse l'économiste et ancien directeur de la banque turque Yapi Kredi, Osman Cevdet Akçay. Il affirme que les méthodes macroéconomiques traditionnelles ne vont pas aider, et qu'une grande partie de la solution réside dans la restauration de la confiance des marchés. « Pour l'opposition, ce sera difficile, pour l'AKP, ce sera impossible. Vous pouvez inverser l'inflation en deux ans si vous convainquez les marchés que votre économie sera plus stable, quel que soit le prix à payer », explique-t-il. D'autre part, Akçay doute que la situation économique ait un impact important sur les décisions des électeurs :

Si les gens pensent à leur porte-monnaie, il n'est pas sûr que l'opposition ait réussi à les convaincre qu'elle ferait un meilleur travail. Si un électeur de l'AKP perd son emploi, il pensera qu'avec Erdoğan il pourra toujours le récupérer, pas avec l'opposition.

Un scrutin très serré

Ulas Tol, responsable de l'équipe de recherche au Centre de recherche sur l'impact social (TEAM), souligne que l'actuel président a progressé dans les sondages après l'annonce récente de plusieurs mesures économiques, telles que la gratuité du gaz pour les foyers pendant un mois, ou la mise à la retraite anticipée de milliers de travailleurs. Mais il relativise cet élan :

Erdoğan a atteint son niveau de popularité le plus bas en mai 2022, tombant à 38 % à cause de la crise économique. Depuis, il est remonté, mais les problèmes restent énormes. Ses initiatives populistes au niveau électoral ont renforcé la perception que si quelqu'un peut arranger les choses, c'est bien lui. Mais il ne parvient pas à dépasser les 45 %.

L'analyste et cofondateur de l'institut de recherche IstanPol, Seren Sevil Korkmaz, pense que le nouveau président gagnera avec une faible marge de voix, et que les électeurs des grandes villes seront décisifs :

Le changement de vote risque d'être plus important dans les zones métropolitaines, car c'est là où la crise économique a eu un impact plus important. Cependant, les conseils municipaux des grandes villes sont aux mains de l'opposition. Il se peut donc que de nombreuses personnes pensent que l'opposition n'a pas changé leur vie et qu'elles réélisent Erdoğan.

Les deux experts s'accordent à dire qu'il existe 10 à 15 % d'électeurs indécis, qui ne sont convaincus ni par les propositions du gouvernement ni par celles de l'opposition. Un pourcentage qui se réduit au fur et à mesure que les élections approchent. Toutefois, les sondages suggèrent que ni Erdoğan ni Kiliçdaroglu n'obtiendront plus de 50 % des voix, et que les deux s'affronteront au second tour.

Les 5,2 millions de jeunes qui voteront pour la première fois constituent un élément clé de ces élections. « Il représentent environ 8 % de l'électorat. Ils sont plus dissidents, plus mal à l'aise avec le gouvernement actuel. Mais cela ne signifie pas qu'ils soutiendront directement l'opposition », observe Ulas Tol.

« Beaucoup ne se sentent représentés par aucun parti, c'est pourquoi les chiffres oscillent dans les sondages. Il y a deux ou trois mois, ils soutenaient la candidature présidentielle de Muharrem Ince [ancien allié de Kiliçdaroglu]. Depuis, il a chuté dans les sondages et ses électeurs pencheraient pour Kiliçdaroglu », explique Korkmaz.

La candidature de Kiliçdaroglu bénéficie également du soutien de la principale coalition de gauche, l'Alliance pour le travail et la liberté, dirigée par le parti de gauche prokurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), qui est actuellement la troisième force au Parlement. Le HDP n'a pas présenté de candidat à la présidence, et a récemment appelé à voter pour le candidat de l'opposition à Erdoğan. Le parti fait l'objet d'une procédure judiciaire visant à l'interdire, en raison de ses liens présumés avec le terrorisme. Il se présente donc aux élections législatives sous le nom de Parti de la gauche verte (YSP).

Le parti kurde dispose d'un nombre de voix très stable d'environ 11 %, et son soutien à Kiliçdaroglu pourrait être crucial. Ces derniers jours, des milliers de Kurdes ont accueilli Kiliçdaroglu dans leurs villes, touchées par des années de répression gouvernementale dans les rues, d'interventions dans les mairies et de souffrances dues à la crise économique. Kiliçdaroglu a réussi à mobiliser des électeurs aux idéologies très différentes. Lors de ses rassemblements politiques, on peut trouver des gens qui font le symbole de la main des ultranationalistes turcs, d'autres de la gauche kurde, et d'autres encore qui forment un cœur avec leurs mains, l'emblème de la campagne d'espoir de Kiliçdaroglu.

Sous étroite surveillance policière

Comme lors des élections précédentes, les autorités ont mené des opérations de police contre la gauche prokurde à l'approche de la date du scrutin. Au moins 300 personnes ont été arrêtées au cours du mois d'avril, pour la plupart des journalistes ou des candidats à la députation de l'Alliance pour le travail et la liberté. « Pour que les élections soient justes et libres, tous les partis devraient avoir les mêmes chances dans cette course », déclare Oya Özarslan, présidente pour la Turquie de Transparency International, une ONG internationale de lutte contre la corruption. « Or, des centaines de personnes sont arrêtées juste avant les élections et des irrégularités pourraient également être commises le jour du scrutin contre le HDP qui, après avoir changé de nom, a perdu ses droits en tant qu'observateur des élections », prévient-elle.

La présidente de Transparency International critique également l'utilisation abusive par le gouvernement AKP des ressources de l'État pour la campagne électorale, ce qui accentue l'inégalité des chances entre les partis. « Il n'y a pas de représentation égale des campagnes électorales dans les médias. De plus, le gouvernement n'hésite pas à utiliser les ressources publiques à son profit, comme lorsqu'il organise un événement et invite des journalistes en tant qu'État, alors qu'il fait campagne », déclare-t-elle.

Une autre préoccupation s'ajoute à ces élections : le vote des millions de personnes touchées par le tremblement de terre. Environ trois millions de personnes ont quitté les zones affectées pour s'installer dans d'autres provinces du pays, mais seules 133 000 personnes se sont inscrites pour voter dans d'autres provinces. Les autres, environ un million, devront se rendre dans la zone du tremblement de terre pour voter. Özarslan s'inquiète :

Il existe un certain nombre d'obstacles au retour dans la région. Ce sont des gens qui ont tout perdu et qui doivent payer eux-mêmes leur voyage. Ils devront aller en bus ou par leurs propres moyens. L'État ne fait rien pour aider ces personnes à voter.

Plusieurs ONG travaillant sur la transparence des élections ont lancé une campagne de solidarité pour acheter des tickets de bus pour les victimes du tremblement de terre. Les principaux partis d'opposition ont également loué des dizaines de bus pour aider les victimes et les jeunes en situation précaire à voter, dans l'espoir de faire basculer les résultats.

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Traduit de l'espagnol par Sarra Grira.

Recep Tayyip Erdoğan face au spectre de la défaite

Les scrutins présidentiel et législatifs du 14 mai sont les plus décisifs qu'ait connus la Turquie depuis la fin de la dictature militaire et la victoire de Recep Tayyip Erdoğan aux élections de 2003. Celui-ci, après avoir permis des avancées démocratiques dans le cadre des négociations avec l'Union européenne, a pris un virage autoritaire, accentué son contrôle sur les institutions du pays, réduit les libertés publiques et l'indépendance judiciaire. Il a également intensifié sa répression contre les mouvements kurdes. Sur le plan régional, il a engagé la Turquie dans différents conflits, de la Syrie à la Libye. Les échecs économiques se sont accumulés, alors que l'impulsion donnée au développement du pays lui avait permis de l'emporter à l'élection précédente. Enfin, le tremblement de terre de février 2023 a mis en lumière aussi bien le non-respect des normes sismiques par des entrepreneurs liés au pouvoir que l'impéritie des secours.

Ces conditions rendent possible, pour la première fois, un victoire de l'opposition. Mais même si elle l'emporte, elle devra surmonter ses divisions pour répondre aux aspirations de la société à une ouverture politique et inventer une politique économique qui sorte le pays du marasme. En revanche, dans le domaine de la politique extérieure, il est probable que dominera une forme de continuité, notamment dans la politique d'Ankara vis-à-vis de la Syrie comme dans ses relations conflictuelles avec l'OTAN. Enfin, une dernière question se pose : Erdoğan acceptera-t-il, s'il est battu, de reconnaitre sa défaite ?

Turquie. Les clés de scrutins incertains pour Recep Tayyip Erdoğan

Les électeurs votent le même jour pour la présidentielle et les législatives en Turquie, et cela rend les scrutins du 14 mai 2023 particulièrement importants. La crise économique, la corruption et l'incurie des autorités après le séisme de février 2023 fragilisent le président sortant Recep Tayyip Erdoğan et ses partisans. Revue de détail des forces en présence.

Au vu de la configuration politique actuelle, les élections générales qui se tiendront en Turquie le 14 mai 2023 sont susceptibles de conduire à une défaite de Recep Tayyip Erdoğan, dont le Parti de la justice et du développement (AKP) est au pouvoir depuis 2002. Avec les pertes des grandes villes par le régime lors des municipales de 2019, cette possibilité s'est accentuée face à l'incurie des services de l'État après le tremblement de terre qui a causé plus de 50 000 morts en Turquie le 6 février. En 1999 déjà, après le tremblement de terre de la Marmara, le même spectacle navrant de l'incapacité d'institutions corrompues à affronter les conséquences matérielles et humaines de la catastrophe avait facilité l'accès de l'AKP au pouvoir.

Pour saisir les enjeux des élections, il faut rappeler qu'après une période d'expansion à travers une intégration plus poussée dans le capitalisme mondial, avec une économie orientée vers l'exportation industrielle, la Turquie a été fortement secouée par la crise de 2008. Le marasme s'est accéléré ces dernières années en raison d'une politique économique erratique et court-termiste.

Depuis la crise de 2008, l'AKP au pouvoir a connu une fuite en avant autoritaire qui s'est renforcée à mesure que cette évolution générait des oppositions dans la société, a fortiori avec l'engagement du régime turc en Syrie. Sur la question kurde, qui occupe une place structurelle en Turquie depuis la formation de la République, la répression est depuis plusieurs années la principale réponse du régime, avec des milliers de maires, responsables politiques et militants du mouvement kurde (ainsi que des animateurs de mobilisations de gauche) mis en prison.

Enfin, en 20 ans, l'AKP s'est embourbé dans un marécage de corruption tandis que le parti en lui-même, initialement machine politique de masse extrêmement efficace, est devenu une coquille vide composée d'opportunistes bénéficiant des moyens de l'État et des satellites du régime, comme de l'écrasante majorité des médias.

Dans ce contexte, les élections générales qui se tiendront dans quelques jours sont particulièrement importantes. Deux scrutins se dérouleront le 14 mai : un premier tour de l'élection présidentielle et les élections législatives. L'élection présidentielle s'organise en deux tours entre les deux candidats ayant obtenu le plus de voix si aucun candidat n'atteint la majorité au premier tour. Régime présidentiel fort, notamment depuis la suppression en 2018 du poste de premier ministre, les ministres constituent un cabinet avec le président de la République dont les pouvoirs sont étendus. Il n'existe qu'une seule assemblée élue au scrutin départemental de liste avec certaines dispositions spécifiques qui sont cruciales.

Focus élections turques

Une campagne organisée autour de coalitions

Le régime du président sortant se présente sous les couleurs de l'Alliance de la République (Cumhuriyet İttifakı). Sa plateforme est celle d'un nationalisme autoritaire, profondément néolibéral et de plus en plus conservateur et anti-droits des femmes. Elle est composée principalement du parti d'Erdoğan, l'AKP, au pouvoir depuis 2002, et comptant 285 députés sortants sur 600. Le Parti de l'action nationaliste (MHP), ultranationaliste, principal allié de l'AKP au Parlement avec 48 députés, est la seconde force de cette coalition, complétée par plusieurs petits partis nationalistes et conservateurs de moindre importance.

Le principal concurrent de l'Alliance de la République est l'Alliance de la nation (Millet İttifakı), dont la plateforme déroule essentiellement un libéralisme politique anticorruption, et un libéralisme économique mâtiné de droits sociaux minimaux. Cette alliance veut notamment récupérer 418 milliards de dollars (319 milliards d'euros) dont elle estime qu'ils ont été volés à l'État par le régime et ses affidés. Elle s'organise autour du Parti républicain du peuple (CHP), de centre gauche nationaliste, qui en est le pivot avec 134 députés. Il a été rejoint par Le Bon Parti (İyi), ultranationaliste, qui compte 36 députés, ainsi que par plusieurs petits partis.

La deuxième alliance d'opposition, marquée à gauche, est l'Alliance du travail et de la liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı). Elle s'est formée autour du Parti démocratique des peuples (HDP), un mouvement national kurde et de gauche, avec 57 députés sortants.

Enfin, l'Alliance ancestrale soutient le nationaliste Sinan Oğan. Muharrem İnce, dissident du CHP, présente aussi une candidature indépendante à la présidentielle.

Si la détermination d'Erdoğan semble sans faille, sa candidature est probablement illégale puisque la Constitution prévoit un maximum de deux mandats consécutifs. Or, Erdoğan considère que la révision constitutionnelle de 2017 remettait les compteurs à zéro. En outre, le président sortant n'a jamais pu prouver qu'il avait obtenu un diplôme universitaire alors que la Constitution stipule qu'il faut être diplômé du supérieur pour être candidat à la présidentielle. Il ne s'agit que d'une illustration, anecdotique, de l'alignement de l'essentiel de l'appareil judiciaire sur la présidence et des nombreux avantages dont dispose le régime dans la compétition électorale. De plus, le régime dispose du contrôle absolu des médias du service public et du soutien de l'écrasante majorité de ceux du privé.

Hésitations et fractures des oppositions

Néanmoins l'ampleur de la crise économique et sociale est telle, le désarroi si grand, que la victoire de Erdoğan semble mal assurée, même si le régime a bénéficié un temps des atermoiements des oppositions sur les candidatures à la présidentielle. Le président du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, souhaitait, contrairement aux précédentes échéances, être le candidat de l'opposition tandis que son partenaire Le Bon parti lui préférait le maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu ou le maire d'Ankara, Mansur Yavaş, membre du parti d'extrême droite MHP de 1989 à 2013. Si pour Le Bon parti Kemal Kılıçdaroğlu n'avait pas le profil le plus « éligible », c'est sans doute en raison de son identité kurde et alévie (chiite hétérodoxe), dans un pays en grande majorité sunnite et où la « question kurde » fait débat.

Mais entre le profil d'Ekrem İmamoğlu renforcé par les attaques judiciaires contre lui du régime et le fait que le choix de Mansur Yavaş constituait une option inacceptable pour le mouvement kurde au regard de son passé, la désignation du candidat de l'Alliance fut une question complexe. La direction du CHP a cependant fini par convaincre les petits partis de droite de l'alliance de soutenir Kemal Kılıçdaroğlu en se montrant particulièrement généreuse pour leur offrir des places à l'élection parlementaire.

Cela a provoqué la rupture avec Le Bon parti qui a déclaré quitter l'Alliance lors d'un discours virulent de sa présidente Meral Akşener. Toutefois, celle-ci et l'état-major avaient totalement sous-estimé les conséquences extrêmement négatives de cette rupture au sein des secteurs de la société voulant en finir avec l'erdoganisme. En outre,Le Bon parti n'avait aucune solution de rechange puisque les maires d'Istanbul et d'Ankara avaient décliné ses offres de services et réaffirmé leur loyauté envers la direction de leur parti. Totalement acculé, quelques jours seulement après avoir quitté l'Alliance de la nation, Le Bon parti a accepté un accord lui permettant de sauver la face et est revenu, affaibli, au sein de l'Alliance.

Cet accord de gouvernement stipule que le président sera assisté de huit vice-présidents (leur nombre n'est pas fixé dans la Constitution) : les maires d'Istanbul et d'Ankara s'ils le souhaitent, un vice-président pour chaque parti de la coalition (soit six de plus). Le nombre de ministres sera proportionnel au résultat obtenu lors de l'élection parlementaire, chaque parti de l'Alliance étant assuré d'avoir au moins un ministre. Ce dispositif offre une surreprésentation aux petits partis de droite de l'Alliance de la nation. Par exemple le Parti démocrate, qui avait obtenu 0,1 % aux élections législatives en 2015, aurait un vice-président et un ministre !

Subtilités du scrutin parlementaire

Cette élection se fait selon un scrutin de liste départementale à la proportionnelle. Elle présente des subtilités qui peuvent entraîner de nombreuses manœuvres. La première particularité est l'existence d'un barrage national. Celui-ci a longtemps été de 10 % pour empêcher le mouvement national kurde d'entrer en tant que tel au Parlement. Il a été descendu à 7 % et est calculé selon les voix obtenues par l'alliance de partis et non plus par les partis pris isolément. La deuxième particularité est justement le système des alliances : plusieurs partis présentant des listes peuvent déclarer officiellement « être en alliance », ce qui signifie que voter pour un parti de cette alliance équivaut à voter pour toute l'alliance. La troisième particularité réside dans le mode de calcul de la répartition des députés, dont la principale caractéristique est d'avantager la liste arrivée en tête.

Lors du dernier scrutin parlementaire en 2018, la répartition du nombre de sièges avait été calculée par alliances, en additionnant les suffrages obtenus par les listes de chaque parti de ces alliances. Le régime a changé ce système pour 2023 : la répartition des sièges se fera uniquement selon le nombre de voix obtenues pour chaque liste. Ainsi, à part pour franchir le seuil des 7 %, les alliances composées de plusieurs listes n'ont plus d'intérêt. D'un point de vue arithmétique, il vaut mieux une seule liste par alliance, les partis se mettant d'accord en amont. Le régime était convaincu qu'il pourrait présenter des listes communes alors que l'opposition ne le pourrait pas, et espérait ainsi bénéficier de cet avantage qui aurait pu lui faire gagner jusqu'à 25 sièges.

Toutefois, cette manœuvre s'est fracassée sur l'obstacle suivant : le parti ultranationaliste MHP, principal allié de l'AKP, a refusé de faire des listes communes et a présenté ses listes partout. En d'autres termes, le MHP joue la défaite d'Erdoğan et veut préserver son identité dans cette perspective. L'AKP n'a pu obtenir qu'un accord avec les ultraconservateurs du Nouveau Parti du bien-être (Yeniden Refah Partisi, YRP), les djihadistes de Hüda-Par, ainsi qu'avec le pseudo Parti de la gauche démocratique (Demokratik Sol Parti, DSP), pour présenter des candidats sur ses propres listes en place.

Des clauses de non-concurrence

Si l'Alliance de la nation ne présente pas de liste commune CHP-Le Bon parti, certains départements ont fait l'objet de clauses de non-concurrence afin qu'un seul des deux partis y présente une liste. En outre, le CHP a conclu un accord avec les autres petits partis de droite pour leur céder un nombre relativement important de places éligibles. Il s'agit d'une contrepartie pour leur soutien à Kemal Kılıçdaroğlu comme candidat de l'Alliance. Il est ainsi question d'un total de 25 sièges gagnables pour ces formations.

Enfin, l'Alliance du travail et de la liberté se retrouve sur deux listes. Le HDP (avec les autres composantes de l'alliance) se présente dans les 81 départements de Turquie sous les couleurs du Parti de la gauche verte (Yeşil Sol Parti, YSP). En effet, confronté à une procédure judiciaire risquant d'entraîner son interdiction juste avant les élections, le HDP a choisi de concourir sous les couleurs de son allié YSP qui remplit les conditions pour se présenter nationalement.

Pour sa part, et toujours du côté de la gauche, le Parti ouvrier de Turquie (TİP), qui bénéficie d'une aura de sympathie et d'un réel dynamisme militant, a fait le choix de lancer ses propres listes dans 51 départements (qui ne sont pas tous dans le Kurdistan). Dans la majorité de ces départements, le cumul HDP plus TİP ne serait pas suffisant pour obtenir ne serait-ce qu'un seul député. Aussi, il y aura des listes concurrentes dans sept départements où le HDP avait gagné des députés dans le passé : les 3 circonscriptions électorales d'Istanbul, Ankara 1, Izmir 2, Hatay, Adana, Antalya et Mersin.

Les perspectives de la gauche

Ces élections constituent un enjeu historique pour la Turquie. La réélection d'Erdoğan constituerait la perpétuation d'un régime de plus en plus autoritaire et néolibéral qui a franchi un cap en termes d'attaques contre les droits des femmes et des LGBTQI. L'extrême virulence des partenaires ultra-conservateurs de l'AKP voulant criminaliser l'adultère ou abroger la loi sur les violences familiales va dans la même direction.

Quant à l'Alliance de la nation, elle s'engage d'abord contre la corruption et sa principale promesse porte sur la libération des milliers de prisonniers politiques, en grande majorité kurdes, le rétablissement des municipalités kurdes mises sous tutelle de l'État et la recherche d'une solution politique à la question kurde. En cas de victoire, l'Alliance de la nation aura besoin du soutien de l'Alliance du travail et de la liberté afin de s'assurer une majorité au parlement. L'éventuelle victoire de Kemal Kılıçdaroğlu ouvrirait de nouvelles perspectives à une gauche combative.

France-Israël. Un match nul Meyer Habib-Deborah Abisror, et quelques surprises

Par : Jean Stern

Contre le député sortant Meyer Habib invalidé, le parti macroniste Renaissance présente Deborah Abisror-de Lieme dans la 8e circonscription des Français de l'étranger (qui comprend notamment Israël, l'Italie, la Grèce, la Turquie et les territoires palestiniens). Ces deux inconditionnels d'Israël chantent la même chanson et ignorent la crise politique de ce pays. Candidate-surprise, Yael Lerer, soutenue par la Nupes, pourrait les renvoyer dans les cordes. Début du vote en ligne dès le 24 mars 2023.

Ils s'insultent à qui mieux mieux sur l'antenne d'I24News, la chaîne pro-israélienne de Patrick Drahi, se traitant réciproquement de « menteur » et de « mythomane », faisant monter au front leurs avocats respectifs pour des procédures en diffamation à l'issue incertaine. Protagonistes d'une bataille électorale aux enjeux certes mineurs au regard de la tempête parlementaire en France sur l'avenir des retraites, Deborah Abisror-de Lieme (Renaissance) et Meyer Habib (soutenu par Les Républicains), qui vont s'affronter dans les urnes à partir de ce 24 mars 2023 pour une élection partielle dans la 8e circonscription des Français de l'étranger1 ont pourtant bien des points communs. À commencer par leur « amour d'Israël » qu'ils proclament à tour de rôle sur la même chaîne de télé et à qui veut bien les écouter.

Deborah Abisror-de Lieme parlait même il y a quelques semaines de « magnifique démocratie » à propos d'Israël, et n'a pas eu un mot depuis plus de deux mois pour évoquer les centaines de milliers de personnes qui manifestent chaque semaine — pour la onzième semaine consécutive samedi 18 mars — à Tel-Aviv et dans de nombreuses villes pour s'inquiéter de l'avenir de ce pays « formidable », « extraordinaire », « merveilleux »2.

On croirait entendre Meyer Habib. Nulle pique polémique dans ce propos : « On est entièrement d'accord sur la position de Jérusalem comme capitale, vous et moi », lance Deborah Abisror-de Lieme à Meyer Habib, à l'encontre de la position officielle du gouvernement français. Pas plus que sa rivale, Meyer Habib n'a eu un mot pour évoquer les manifestants de Tel-Aviv et d'ailleurs, très remontés contre les projets de réforme judiciaire de Benyamin Nétanyahou et de ses allés d'extrême droite.

Deux candidats en quête de désaccord

Car Meyer Habib, 62 ans, député sortant, est un proche ami du premier ministre israélien et ne manque jamais une occasion de chanter ses louanges. Ses collègues de l'Assemblée l'ont surnommé non sans malice le député du Likoud. Mais la chance semble tourner. S'il est toujours reçu par Emmanuel Macron à Paris et Giorgia Meloni à Rome, Nétanyahou est boudé à Washington.

Pire encore pour Habib, son élection en 2022 a été invalidée par le Conseil constitutionnel pour un certain nombre d'irrégularités électorales, notamment des messages appelant à voter pour le candidat le jour même du scrutin. Habib est par ailleurs visé par une enquête pour détournement de fonds publics, à la suite d'un signalement de Tracfin, les enquêteurs de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) soupçonnant des irrégularités dans la rémunération de ses collaborateurs parlementaires.

Habib sent désormais le soufre face à Deborah Abisror-de Lieme, 37 ans, une pousse de la Macronie. Ancienne du cabinet du ministre de la santé Olivier Véran, elle est secrétaire générale du groupe Renaissance à l'Assemblée nationale, présidée par Aurore Bergé, avec qui elle partage une passion affichée pour Israël, Bergé étant présidente du groupe d'amitié France-Israël. Ancienne dirigeante de l'European Union of Jewish Students (EUJS), elle a vécu un temps en Israël, et y revient fréquemment. En janvier 2023, elle y accompagnait un voyage de quinze députés Renaissance organisé par Elnet France. « On se bat au quotidien en France pour montrer ce qu'est Israël », explique Deborah Abisror-de Lieme, mais elle ne voit pas les fractures d'une société où beaucoup, y compris au sommet de l'État et de l'armée, s'inquiètent de risques de guerre civile. Pendant qu'ils sonnent le tocsin, elle entonne l'angélus…

Yael Lerer, le joker de la Nupes

Face à ce duo ventriloque, Yael Lerer, 56 ans, venue de la gauche israélienne, a proposé sa « contre-candidature » pour sortir de ce match politiquement nul et a été suivie par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes)3. Pour le coup, contrairement à ses rivaux, elle n'est ni sourde ni aveugle sur la situation en Israël et en Palestine. Yael Lerer s'oppose « clairement au nouveau gouvernement de coalition d'extrême droite en Israël et à l'escalade du conflit israélo-palestinien » et entend également « défendre les acquis démocratiques en Turquie qui sont menacés » et se battre « contre l'extrême droite italienne ».

Fondatrice des éditions Andalus à Tel-Aviv, qui publiait en hébreu des classiques arabes, elle sait que l'élection ne se joue pas qu'en Israël, mais aussi dans les autres pays de la circonscription électorale, et en particulier en Italie. Le match retour est loin d'être plié, d'autant que Meyer Habib n'avait devancé Deborah Abisror au second tour en 2022 que de 193 voix. Dans une élection où l'abstention est massive — 86,07 % en 2022 —, il suffit de quelques dizaines de voix pour que Lerer soit en mesure de battre et le sortant et sa rivale théorique. Au premier tour, toujours en 2022, la candidate de gauche avait obtenu 18 % des suffrages, contre un peu moins de 30 % pour les deux challengers du second tour.

« D'inacceptables violences »

Dans le cadre de cette élection, il est désolant de constater que Habib comme Abisror gardent un silence lamentable sur la dérive du gouvernement israélien actuel. C'est d'autant plus frappant qu'une partie de la communauté juive française commence sérieusement à s'inquiéter de l'extrême droite au pouvoir en Israël et de ses projets liberticides.

Depuis juin 2022, Yonathan Arfi préside les destinées du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et vient dans un éditorial peu remarqué, publié le 13 mars 2023, de donner une inflexion notable au soutien inconditionnel que le CRIF apporte à Israël, contre vents et marées, depuis plus de deux décennies. La démocratie, écrit Yonathan Arfi,

s'affaiblit lorsque l'État de droit est débordé par une minorité lors des inacceptables violences à Hawara en vengeance de l'attentat commis quelques heures plus tôt. Quels que soient le deuil et la colère, ces émeutes ont été une atteinte insupportable à la fois aux principes démocratiques et aux valeurs juives. Elle s'affaiblit aussi lorsque surgissent des discours populistes, stigmatisants et haineux dans le débat public israélien, et ce jusque dans les propos de certains ministres en poste. Ils ne sont acceptables dans aucune démocratie.

Un dirigeant communautaire, qui préfère rester anonyme, salue la position nouvelle du président du CRIF en m'expliquant « qu'on ne peut pas être monté au front contre [Marine] Le Pen et [Éric] Zemmour l'an dernier et rester silencieux face à [Bezalel] Smotrich qui est fondamentalement un raciste de la pire espèce ». Le même responsable constate que depuis plusieurs années, une bonne partie de l'opinion juive française « préfère se tenir à l'écart » d'Israël, « contrairement aux communautés nord-américaines, devenues souvent critiques ». L'inquiétude de Yonathan Arfi rejoint celle de plusieurs personnalités influentes du judaïsme français, comme l'avocat Patrick Klugman ou la rabbine Delphine Horvilleur pour qui

non, l'État juif n'a pas gagné contre l'État démocratique… pour la simple et bonne raison que l'un et l'autre sont les immenses perdants du virage actuel. Le judaïsme fait aujourd'hui l'objet d'un kidnapping idéologique, au nom de certitudes messianico-nationalistes qui l'amputent d'une partie de lui-même, de ce qu'il a pu être et ce qu'il pourrait encore dire…

« Pas d'alya vers une dictature »

Plus significatif encore de nouvelles fractures parmi les juifs français, un groupe de personnes ont interrompu à Paris le discours d'Ofir Sofer, ministre israélien de l'intégration, au salon de l'alya dimanche 12 mars 2023 aux cris de « On ne fait pas son alya vers une dictature ». Ils ont été évacués manu militari par les gros bras de la sécurité, mais le ministre a également été exfiltré et n'a pas pu terminer son discours. Secrétaire général du parti d'extrême droite HaTzionout HaDatit, Ofir Sofer est un proche de Bezalel Smotrich, l'actuel ministre des finances, à qui Nétanyahou a donné la responsabilité des colonies, et partage avec lui racisme et homophobie.

Deborah Abisror-de Lieme n'y voit pourtant rien à redire. Bien que travaillant au cœur du parti présidentiel, elle est en désaccord avec sa politique internationale. Certes l'officielle, pas l'officieuse. Pour faire évoluer aux Nations unies la politique de la France sur la Palestine dans un sens plus favorable à Israël, elle assure : « J'irai tous les jours au ministère des affaires étrangères pour demander que le vote de la France change. Je ne lâcherai rien, je suis pugnace ».

Sur le harcèlement du Quai d'Orsay, elle a tout appris de Meyer Habib.


1Cette circonscription comprend par ordre d'importance en nombre d'inscrits : Israël et les territoires palestiniens, l'Italie, la Turquie, la Grèce, Malte, Chypre, Saint-Marin et le Vatican. Le vote par Internet pour le premier tour se déroule du 24 au 29 mars 2023, et dans des bureaux (notamment dans les consulats) le 2 avril.

2Contactée par Orient XXI, Deborah Abisror-de Lieme ne nous a pas répondu.

3Coalition composée du Parti communiste français (PCF), du Parti socialiste (PS), de la France insoumise (LFI), Génération·s et Europe écologie les Verts (EELV.

L'imbroglio libyen, angle mort de la politique régionale

À la question : « Quelle est la situation en ce moment en Libye ? », le chercheur tunisien en relations internationales Bechir Jouini a pris l'habitude de répondre : « Avant ou après que tu as posé la question ? » Cette blague n'en est pas tout à fait une : les événements s'enchaînent en Libye, rarement pour le meilleur.

Le 24 décembre 2022, la Libye aurait dû fêter le premier anniversaire des élections législatives et présidentielle. Mais celles-ci n'ont jamais eu lieu. Deux jours seulement avant le scrutin, elles ont été reportées sine die. Un an après, on peut parler d'annulation pure et simple : aucune feuille de route n'a été proposée pour reprogrammer le processus électoral censé ouvrir une période de transition.

Ces transitions avortées, l'ex-Jamahiriya les enchaîne depuis 2011. Malgré les conférences internationales à Berlin, Paris, Skhirat (Maroc) et même Tripoli, malgré les discours volontairement positifs des dirigeants locaux et internationaux et l'attente de la population libyenne, très attachée à ces élections, il est vite apparu que leur organisation tenait de la gageure, notamment la plus symbolique d'entre elles : la présidentielle. « Une élection, ce n'est pas seulement un papier à mettre dans une urne. La Libye n'est pas prête pour une présidentielle. Tous les dirigeants sont responsables : aucun ne veut prendre le risque de perdre sa place et les nombreux avantages qui vont avec », estime Bechir Jouini, bon connaisseur du dossier libyen.

Cette vraie fausse campagne électorale aura quand même eu pour effet positif de faire sortir du bois les principaux acteurs. Parmi la centaine de candidats à la présidentielle annulée, quatre font toujours parler d'eux : le premier ministre de Tripoli, Abdel Hamid Dbeibah ; le militaire Khalifa Haftar, qui contrôle une partie de la Cyrénaïque ; l'ancien ministre de l'intérieur Fathi Bashagha et le président de la Chambre des représentants de Tobrouk (Parlement élu en 2014 et reconnu par la communauté internationale), Aguilah Saleh. Avec, en bonus pour les plus nostalgiques, Saïf Al-Islam Kadhafi, le fils de l'ancien dictateur.

Un pouvoir pluricéphale et éclaté

Abdel Hamid Dbeibah avait été nommé à la tête d'un gouvernement intérimaire le 13 mars 2021 lors du Forum du dialogue politique libyen organisé par l'ONU à Genève. Installé à Tripoli, son mandat devait expirer en décembre 2021, après les élections. Une échéance non respectée, pour différentes raisons qui ne sont pas toutes de son fait. Et un engagement rompu puisqu'il avait promis de ne pas se présenter à la présidentielle.

La Chambre des représentants de Tobrouk, portée par Aguilah Saleh, lui a retiré sa confiance dès septembre 2021. Le 3 mars 2022, elle a désigné Fathi Bashagha comme remplaçant. Mais celui-ci n'est pas parvenu à évincer son rival, originaire tout comme lui de la ville de Misrata, et à prendre ses fonctions à Tripoli, bien qu'ayant essayé de s'imposer par la force. En août 2022, les deux hommes se sont affrontés par milices interposées dans des combats à Tripoli qui ont fait 32 victimes. La capitale n'avait pas connu une telle éruption de violence depuis juin 2020 et la retraite de Khalifa Haftar, qui avait échoué à prendre la capitale après plus d'une année d'affrontements.

Fathi Bashagha s'est donc installé à Syrte, ville côtière du centre du pays et région d'origine de l'ancien dictateur Mouammar Kadhafi. Il s'est rapproché du « maréchal » (un grade qui n'existe pas dans l'armée libyenne, mais qui lui a été donné par les autorités de l'est) Haftar qui le protège, même si leurs relations demeurent ambiguës. Haftar voit en Bashagha un cheval de Troie possible pour amadouer la puissante cité militaire et industrielle de Misrata, particulièrement hostile à son égard. De son côté, désormais considéré comme un traître par une partie de la Tripolitaine, Fathi Bashagha se trouvait contraint, pour renforcer sa position, de passer un accord avec un responsable de la Cyrénaïque. Or le maréchal tient toujours l'est libyen d'une main de fer. Le 31 octobre, il a prononcé un discours indiquant qu'il prendrait prochainement des décisions « pour restaurer l'État » et évoquant une « bataille finale » pour libérer le pays, un propos assorti d'images de propagande militaire. « Haftar est un acteur militaire et ne peut exister qu'à travers des opérations armées », explique Mohamed Lazib, doctorant à l'Institut français de géopolitique et spécialiste de la Libye. Il y a cependant peu de risque qu'il mène une attaque sur le court terme. Depuis sa défaite à Tripoli en 2020, largement imputable aux Turcs, il a perdu de trop nombreux soutiens, locaux et étrangers, pour pouvoir entreprendre une nouvelle action militaire d'envergure.

En décembre, de nombreuses rumeurs ont circulé concernant une déclaration, par le maréchal, de scission entre le Fezzan (sud) et la Cyrénaïque (est) d'un côté et la Tripolitaine (ouest) de l'autre. Recul, aveu de faiblesse, pressions étrangères ? Le 24 décembre, jour de la fête de l'indépendance libyenne, Haftar a finalement annoncé laisser une « dernière chance » pour tracer une voie politique et organiser des élections. « Il faut arrêter de croire que Haftar contrôle toute la Cyrénaïque et le Fezzan. Il contrôle les sites pétroliers, ce qui est stratégique. Mais, sinon, ce sont les milices touboues et touarègues qui font la loi, même à Sebha [la capitale du Fezzan et troisième ville du pays] », détaille une haute figure touboue, l'un de ceux qui considèrent le maréchal comme un problème et non plus une solution depuis qu'il a échoué à prendre Tripoli. Le Toubou, lors de ses voyages réguliers à l'étranger, invite ses interlocuteurs à trouver une « porte de sortie honorable » à l'encombrant « militaire qui ne sait pas gagner ses guerres ».

Les échecs répétés de Khalifa Haftar, qui bénéficiait pourtant du soutien actif de l'Égypte, de la Russie et d'un appui plus discret de la France, a donné des ailes à son meilleur ennemi, Aguilah Saleh : le président du Parlement de Tobrouk n'a pas hésité à se présenter comme candidat à la présidentielle. Officiellement, les deux hommes travaillent main dans la main à « débarrasser la Tripolitaine des islamistes », mais officieusement, les deux quasi-octogénaires se détestent cordialement.

Aguilah Saleh n'a pas d'armée derrière lui, mais instrumentalise la loi via la Chambre des représentants qu'il préside, et qu'à l'occasion, il n'hésite d'ailleurs pas à contourner. Il a ainsi été accusé d'avoir écrit lui-même les règles du jeu pour des élections auxquelles il était candidat et de les avoir promulguées sans vote de la Chambre. En octobre, celle-ci a validé une loi contre la cybercriminalité qui inquiète les Libyens présents sur les réseaux sociaux. Les termes vagues et ambigus utilisés laissent penser que le pouvoir judiciaire pourra utiliser cette loi pour limiter la liberté d'expression, estime l'association Access Now engagée dans la défense des usagers du numérique. Dernièrement, Saleh a fait voter la création d'une Cour constitutionnelle pour « assurer la protection des droits et des libertés ». Aussitôt, le Haut Conseil d'État, chambre haute mise en place lors des accords de Skhirat de décembre 2015 et installée à Tripoli, a annoncé la fin des relations entre les deux assemblées, estimant qu'une cour constitutionnelle ne peut pas être créée tant que la Constitution n'est pas promulguée.

Pour complexifier la scène politique, Saïf Al-Islam, le fils préféré de Kadhafi, qui en 2011, promettait des « rivières de sang » aux insurgés, s'est lui aussi déclaré candidat à l'élection présidentielle en novembre 2021. Les images montrant son dépôt de candidature ont fait le tour du monde. Puis, trou noir. Si ce n'est trois communiqués écrits, le fils du dictateur n'a pas fait de nouvelle apparition. Encore moins de discours, alors que nombreux sont les Libyens, désenchantés par cette décennie de chaos, qui seraient prêts à soutenir son retour. « Quand on pose la question aux cercles kadhafistes, l'explication est simple : il n'aurait pas besoin d'être visible puisque 70 % du pays serait prêt à voter pour lui », explique Soraya Rahem, doctorante en géographie politique travaillant sur la diaspora libyenne en Égypte et en Tunisie. Selon le chercheur Jalel Harchaoui, les kadhafistes infiltrent les appareils et montent en puissance dans les municipalités secondaires1.

Preuve que le fils du dictateur inquiète, le premier ministre Abdel Hamid Dbeibah, lors de ses vœux aux Libyens le 30 décembre 2022, l'a appelé à se « conformer à la CPI ». Saïf Al-Islam Kadhafi est officiellement recherché par la Cour pénale internationale (CPI) depuis juin 2011. Il est accusé, notamment, de crimes de guerre pour son rôle dans la répression de la révolution.

Opportunisme, alliances mouvantes et prédations

En Libye, les alliances se font et se défont, en sous-main ou officiellement, au gré des événements. « Il faut observer différentes strates. Dbeibah et Haftar ne sont pas totalement opposés. Ils s'arrangent discrètement. Cet automne, Dbeibah a rencontré Sadam Haftar2 à Abou Dhabi. Normalement, Haftar fait plutôt équipe avec Aguilah Saleh et Dbeibah avec Khaled Al-Mechri [le président du Haut-Conseil d'État], mais ce n'est pas toujours le cas », explique un observateur. Le 14 novembre, des milices fidèles à Dbeibah ont empêché le Haut-Conseil d'État de se réunir au moment où celui-ci devait étudier l'unification du pouvoir exécutif (et donc le sort du gouvernement de Dbeibah) et le cadre constitutionnel menant à de prochaines élections. Le procureur a été saisi à la suite de cette entrave au déroulement des travaux.

Depuis des semaines, il est question de créer un troisième gouvernement afin de réunir les autorités. Mais est-ce une solution dans un pays où, depuis 2014, chaque nouveau cabinet ou presque ne fait que s'opposer au précédent, lequel reste en place ?

En parallèle, le Haut-Conseil d'État a lancé un appel à candidatures pour remplacer des dirigeants d'institutions clés, comme le bureau des audits ou l'autorité anticorruption. « Ce genre d'annonces crée forcément des bagarres et des tensions. Chacun veut sa part du gâteau », estime un diplomate. Les milices jouent un rôle politique. Selon cet observateur, elles « sont devenues des mafias qui coopèrent ou se battent pour préserver leur territoire, et donc leurs ressources. En Libye, il se dit qu'elles sont capables de se vendre entre elles des carrefours où elles peuvent installer des barrages pour racketter les automobilistes ». Mais ce n'est pas le pire : certaines milices sont spécialisées dans la drogue, la contrebande, le trafic de migrants… Quoi qu'il en soit, tout le monde a compris qu'il fallait « faire avec ».

La communauté internationale ou le spectateur (dés)engagé

Le 17 novembre 2022, Mohamed Abouagela Massoud, ancien agent des services de renseignement de la Jamahiriya, a été kidnappé à son domicile par une milice connue. L'homme est accusé d'avoir participé à l'attentat de Lockerbie3, et faisait l'objet d'un mandat d'arrêt d'Interpol. Condamné à dix ans de prison en Libye, mais remis en liberté pour raison de santé, il est réapparu le 12 décembre 2022 devant un tribunal américain à Washington. « Une action pareille, commise avec une milice notoirement connue pour ses crimes, ruine les efforts de transformer la Libye en État de droit », estime un diplomate européen. En Libye, quelques manifestations ont eu lieu contre ce kidnapping. Mais un Tripolitain assure : « Les gens n'osent plus parler. C'est presque pire que sous Kadhafi. Parce qu'avant 2011, on pouvait critiquer les responsables qui n'appartenaient pas à la famille Kadhafi. Aujourd'hui, on ne peut plus critiquer personne. »

Plusieurs analystes estiment que Dbeibah a probablement donné l'autorisation au transfert de Mohamed Abouagela Massoud afin de renforcer sa position auprès de la communauté internationale, fatiguée de voir les tergiversations politiques et le processus électoral au point mort. Fin décembre, des rumeurs évoquaient un accord semblable concernant Abdallah Senoussi, beau-frère de Mouammar Kadhafi et ancien chef de la sécurité intérieure, lui aussi recherché par la justice internationale pour sa double implication dans l'attentat de Lockerbie et dans l'explosion d'un DC10 d'UTA au-dessus du Ténéré en 1989. Mais Dbeibah a balayé toute éventualité d'extradition d'un revers de main à la télévision. Il n'avait guère le choix : les Megarha, la tribu de Senoussi, ont menacé de représailles. Basés dans le sud de Tripoli, ils ont, sur leur territoire un important réservoir d'eau. En 2012, ils avaient coupé l'approvisionnement de plusieurs quartiers de la capitale pour exiger la libération d'Anoud Senoussi, fille d'Abdallah Senoussi.

La France, elle, n'a pas réagi aux rumeurs d'extradition vers les États-Unis. En 1999, la Cour d'assises de Paris avait pourtant condamné à perpétuité Abdallah Senoussi pour son rôle dans l'attentat du DC10 reliant Brazzaville à Paris.

La communauté internationale s'est faite plus discrète en Libye ces derniers mois. Les intérêts restent pourtant sous-jacents. « La Russie4 n'aurait rien contre un accès à la mer Méditerranée. Comme la Turquie5, elle souhaite réactiver les contrats signés avant la révolution. », estime Barah Mikail, politiste à l'université Saint-Louis (Madrid). L'analyste reconnaît cependant que des efforts importants ont été entrepris en 2020 lors de la Conférence de Berlin pour « calmer les interférences étrangères ». Et Béchir Jouini de conclure : « Tant que la pompe à pétrole fonctionne, qu'il n'y a pas de gros combats et que le flot de migrants est à peu près contenu, la Libye peut continuer son chemin. La communauté internationale a, de toute façon, les yeux rivés sur l'Ukraine ».


1Jalel Harchaoui, « Libya's Electoral Impasse », Noria Research, octobre 2022

2NDLR. Fils de Khalifa Haftar qui porte le grade de colonel dans l'armée de son père, récemment accusé de crimes de guerre par Amnesty International.

3Le 21 décembre 1988, un avion reliant Londres et New-York explose au-dessus de ce village écossais de Lockerbie, faisant 270 victimes.

4NDLR. Fortement présente dans l'est, mais pas seulement.

5NDLR. Plutôt proche pour sa part des autorités de Tripoli.

Élections américaines. Le lobby pro-israélien aux côtés des candidats trumpistes

Un changement inattendu est advenu ces derniers mois dans le comportement de l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac). Le 17 décembre 2021, cet organisme de défense des intérêts israéliens aux États-Unis s'est officiellement lancé dans la bataille des élections législatives du 8 novembre 2022 en annonçant la création d'un « comité d'action politique » (PAC) de très grande dimension.

Un « comité d'action politique » (Political Action Committee, PAC) est un organisme destiné à financer des campagnes politiques (et un super-PAC des super-campagnes). En janvier 2010, la Cour suprême, par cinq juges contre quatre, avait tranché en faveur d'une association ultraconservatrice nommée Citizens United, qui avait obtenu de pouvoir mettre sur pied des fonds de soutien aux candidats à des élections — les fameux PAC — sans limitation de taille et, mieux encore, en permettant que les donateurs puissent rester anonymes. Ces fonds, parfois gigantesques, ne peuvent verser directement de l'argent aux candidats, mais ils peuvent contribuer de manière illimitée à des campagnes supposément « indépendantes ». Les juges suprêmes justifiaient leur décision en considérant que ces PAC et super-PAC étaient validés par le premier amendement de la Constitution qui protège la liberté d'expression… Ou comment pervertir plus encore un système électoral américain déjà profondément gangrené par l'argent.

Jusqu'ici, l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac), fondé il y a 59 ans, ne s'était jamais lancé dans ce type d'activité1. Motif invoqué : il n'est pas un organisme partisan, il ne soutient pas des personnes, mais un principe, la défense d'Israël. En réalité, Aipac a de tout temps financé nombre de politiciens des deux grands partis, mais il le faisait par de multiples autres biais que les contributions directes. Cette fois, il change d'attitude. Betsy Berns Korn, sa présidente, a expliqué ce revirement : il s'agirait d'« améliorer l'efficacité de notre mission dans l'environnement politique actuel »2. Traduction : les temps ont changé. Non qu'il manque de magnats américains, juifs comme non juifs, pour soutenir financièrement sa « mission ». Aipac est un des lobbies les plus riches des États-Unis. Il reste loin du lobby pharmaceutique ou de celui des fabricants d'armes lourdes, par exemple, mais parmi les lobbies politiques il est l'un des mieux dotés.

Mais « l'environnement politique » dans lequel il se meut a effectivement évolué — et pas dans son sens. La gauche démocrate est de plus en plus hostile à l'attitude israélienne envers les Palestiniens, au point que cela devient pour ce parti un enjeu interne — pas de première importance, mais un enjeu clairement montant. Et ce n'est pas l'assassinat de la journaliste américano-palestinienne Shirine Abou Akleh, puis les images déshonorantes, diffusées par tous les médias, de la police israélienne frappant à coup de matraque le cortège portant son cercueil pour en arracher les drapeaux palestiniens, qui va améliorer l'image d'Israël… Il fallait donc réagir à ce nouvel « environnement ».

Contre l'avortement, pour les armes et contre les minorités

Aipac a décidé d'agir dans deux directions. La première a été d'apporter un soutien actif public aux amis d'Israël les plus sûrs. Et qui sont-ils, sinon les trumpistes les plus acharnés du parti républicain ? Aipac a décidé de s'attirer en priorité leurs faveurs. Dans un pays où « l'adhésion aux théories fumeuses de l'ancien président Trump sur le vote [présidentiel] de 2020 est devenue le prix d'entrée dans la plupart des primaires républicaines »3, comme l'a écrit le Washington Post, Aipac a donc commencé par financer… 109 des 147 élus républicains qui, au Congrès, ont refusé de valider l'élection de Joe Biden. (Ce chiffre date du 22 avril, depuis leur nombre a pu augmenter). L'idée d'Aipac était de consolider l'ossature du soutien à la politique israélienne dans la société américaine, et c'est désormais dans ces milieux-là qu'il réside en priorité. Est-il utile de rappeler que les mêmes sont aussi au premier rang des partisans du marché libre des ventes d'armes, de l'interdiction d'avorter pour les femmes et des mille et une façons d'empêcher les Noirs et autres ressortissants des minorités de voter aux élections ?

Trois exemples parmi les 109. Scott Perry, candidat en Pennsylvanie, est un chantre de la thèse du « Grand Remplacement » des « vrais Américains » (les Blancs) par des basanés de toutes sortes. Jim Jordan (Ohio) et Barry Loudermilk (Georgie) professent des idées similaires. Tous trois ont été soupçonnés d'avoir joué un rôle actif dans la préparation des émeutes du 6 janvier 2021 au Capitole, qui visaient à entraver l'entrée de Joe Biden à la Maison Blanche. Les trois ont refusé de venir témoigner devant la commission d'enquête du Congrès sur cet événement. Ils ont aussi figuré parmi les premiers bénéficiaires de la manne d'Aipac.

Mais Aipac n'a pas seulement apporté son soutien massif à des candidats d'extrême droite. Le lobby a aussi longtemps refusé d'apporter son soutien à des républicains qui, même farouches supporters d'Israël, ne se rangent pas sous la bannière de Trump. Comme s'il ne fallait surtout pas froisser Donald, qui envisage toujours l'éventualité de se représenter. Le cas de Liz Cheney est éloquent. Fille de Dick Cheney, l'ex-vice-président de George W. Bush, Liz est aujourd'hui l'élue la plus en flèche parmi les républicains qui tentent de résister à l'emprise croissante de Trump sur leur parti. Trump qui décide depuis son havre personnel de Mar-a-Lago, en Floride, quel républicain se présentera en se réclamant de lui et à qui il refusera cet honneur. Mais Liz Cheney est par ailleurs une fervente supportrice d'Israël et depuis longtemps une fidèle d'Aipac. Pourtant, alors que le super PAC avait déjà « endossé » plus de cent républicains en quatre mois, son nom ne figurait toujours pas sur la liste… C'est que la décision était difficile à prendre pour Aipac : financer Liz allait contre les desiderata des trumpistes, qui l'abhorrent. Mais le lui refuser aurait fait apparaître Aipac comme une simple courroie de transmission du clan Trump. Misère de la politique : finalement, le 30 avril, le super PAC apportait son soutien financier à l'opposante à Trump, mais les débats avaient été chauds en son sein.

En agissant de la sorte, Aipac sait qu'il va à l'encontre des « valeurs » que soutiennent la majorité des juifs américains et qui les amènent à systématiquement voter, depuis plusieurs décennies, pour les démocrates. On va le voir, les critiques n'ont d'ailleurs pas manqué du côté des partisans démocrates d'Aipac, qui restent très nombreux. Pourtant, ses porte-paroles ont persisté, répétant à l'envi, contrairement à l'évidence, que le lobby restait « bipartisan ». Pourquoi a-t-il agi de la sorte ? Parce qu'une majorité de ses adhérents — suivant la ligne préalablement fixée par Benyamin Nétanyahou et que ses successeurs israéliens n'ont pas contestée à ce jour — considèrent que la position « bipartisane » consistant à trouver des alliés tant chez les démocrates que chez les républicains et qu'Aipac a suivie depuis sa création n'est plus de mise. Pour enrayer la dégradation constante de l'image d'Israël dans l'opinion américaine, mieux vaut renforcer le soutien des inconditionnels d'Israël (les franges nationalistes et évangéliques des républicains, aujourd'hui majoritaires à la base de ce parti), que celui d'un parti (le démocrate) dont la base abandonne cette inconditionnalité, ce qui le rend, de ce fait, de moins en moins « sûr ».

Des juifs qui tournent le dos à Israël

Au sein même d'Aipac, les critiques du soutien apporté aux républicains « putschistes » n'ont pas manqué. Elles se sont focalisées sur une idée : si Aipac privilégie l'appui à une mouvance politique antidémocratique, les juifs américains finiront vite par lui tourner le dos. C'est, par exemple, l'argument développé par Douglas Bloomfield, un ex-directeur juridique d'Aipac qui développe une idée simple : il ne faut pas prendre les juifs américains pour des idiots. « Ils vont constater qu'Aipac soutient surtout des candidats qui sont à l'exact opposé de ce qu'ils pensent. Bien sûr, les deux peuvent soutenir Israël, mais sur tout le reste, ils sont à des millions de kilomètres les uns de l'autre ».4. Bloomfield craint que, dès lors, ces juifs-là tourneront le dos à Israël, pas à leurs convictions profondes. À l'intérieur d'Aipac, c'est aussi ce que pensent nombre de membres. « Pourquoi Aipac soutient-il des candidats qui s'alignent sur des putschistes et des suprémacistes blancs », s'interroge Halie Soïfer, présidente du Jewish Democratic Council of America, un organisme très pro-israélien. Cette alliance, s'inquiète-t-elle, « met en danger l'Amérique elle-même » tant elle est constitutivement antidémocratique. « L'endossement par Aipac [des candidats trumpistes] est profondément troublant parce qu'il suggère que, dans le seul but de soutenir Israël, on pourrait remettre en cause l'adhésion à la démocratie américaine »5.

Mme Soïfer doit savoir que certains candidats démocrates, certes en moins grand nombre, ont cependant accepté eux aussi l'apport financier d'Aipac. Le lobby pro-israélien a réuni des sommes colossales et ciblé les circonscriptions où, aux élections primaires du parti, s'opposaient un candidat démocrate conservateur et un candidat progressiste — ce qui signifie aujourd'hui un inconditionnel d'Israël face à un adversaire soutenant la cause palestinienne. Objectif du lobby : faire barrage à l'élargissement régulier du camp propalestinien au Congrès. Cette ambition a connu des résultats variables. Ainsi, le 18 mai 2022, en Caroline du Nord, deux candidats soutenus par Aipac ont remporté le vote pour l'investiture démocrate à la future élection législative. À l'inverse, Summer Lee, une candidate progressiste afro-américaine, infiniment moins bien dotée financièrement, l'a emporté en Pennsylvanie malgré une campagne très lourde contre elle du super PAC sur les réseaux sociaux et dans les médias.

Le cas peut-être le plus significatif est celui advenu dans le 28e district du Texas (dans le sud-ouest de l'État), où la bataille opposait un très vieil élu démocrate local, Henry Cuellar, soutenu dès le départ par le super PAC à hauteur de 1,8 million de dollars (1,7 million d'euros), à Jessica Cisneros, une jeune adversaire connue pour son soutien aux Palestiniens et soutenue par Bernie Sanders et la gauche démocrate locale (et bien sûr beaucoup moins dotée). Cuellar, qui se définit comme un « démocrate conservateur » sur des sujets comme les droits des immigrés, l'avortement, l'accès à la couverture maladie, etc., et comme un inconditionnel d'Israël, a fini par l'emporter par la marge infime de 0,5 point (sur 50 500 votants). Jusqu'ici, depuis 2002, il était élu dans sa circonscription sans discontinuer.

Une guerre pour l'avenir du parti démocrate

Reste, dans ce paysage politique dominé par la quête de financements, à évoquer un cas qui est moins anecdotique qu'il pourrait paraître : celui des candidats démocrates qui bénéficient à la fois du financement du super PAC et… de l'autre lobby pro-israélien aux États-Unis, nommé J-Street, resté défenseur de la « solution à deux États » et qui critique la colonisation israélienne des territoires palestiniens occupés. Ils sont une cinquantaine dans ce cas6. Le plus symptomatique est celui de Nancy Pelosi. À 82 ans, élue de Californie depuis 1987, elle est l'actuelle présidente de la Chambre des représentants. Alliée de toujours de l'Aipac, elle a bénéficié cette fois de son soutien, et aussi de celui de J-Street.

Pourtant, Pelosi s'est distinguée, dans le passé, par son hostilité acerbe envers les jeunes élus propalestiniens de son parti — qui sont surtout des élues. Pourquoi, dès lors, le lobby « progressiste » l'a-t-il soutenue également ? Parce qu'elle a requis son soutien. Car la grande différence entre Aipac et J-Street est que le premier alloue ses financements à ceux qu'il promeut, quand le second décide de le faire ou pas à ceux qui en font la demande. Bref : pourquoi donc, pour la première fois, Nancy Pelosi a-t-elle présenté une requête de financement au lobby pro-israélien progressiste, elle qui a de tout temps été une fervente supportrice d'Aipac ? Sans doute parce que, lorsqu'on est un dirigeant démocrate aujourd'hui, préserver une bonne relation avec J-Street compte si l'on veut s'assurer le soutien de la jeunesse. Car Aipac est devenu le marqueur d'un positionnement ultra-droitier.

Publiée fin mai 2022, une nouvelle étude du Centre d'études sociodémographiques Pew portant sur 10 000 entretiens montrait une poussée croissante dans la jeunesse américaine de l'animosité envers la politique israélienne, fortement prononcée dans la jeunesse démocrate. Dans les milieux universitaires, le soutien aux Palestiniens ne cesse de monter. En mai, The Harvard Crimson, le journal estudiantin de la célèbre université (et seul quotidien local), a annoncé son soutien au boycott d'Israël. Dans les cercles prosionistes traditionnels, l'anxiété augmente devant la désaffection, quand ce n'est pas l'hostilité, de nombreux jeunes juifs à l'égard d'Israël. À New York, s'est récemment formé une association juive, le Solidarity Network, qui vise non seulement « à proposer explicitement un contrepoids à BDS, mais aussi aux socialistes démocrates d'Amérique », l'organisation de gauche dirigée par Bernie Sanders7.

En d'autres termes, tout ce pour quoi Aipac s'est battu depuis six décennies, à savoir faire du soutien à Israël un enjeu bipartisan, est en train de se déliter — et le lobby pro-israélien assume d'être de plus en plus identifié à la droite blanche raciste. Sanders ne s'y est pas trompé. La bataille qui s'engage entre la gauche démocrate et Aipac, qui soutient soit des républicains jusqu'à leurs franges les plus nauséabondes, soit les démocrates les plus conservateurs, va bien au-delà de l'enjeu proche-oriental ; c'est « une guerre pour l'avenir du parti démocrate »8, a-t-il jugé.


1Sur les activités de ce lobby, voir le documentaire publié par Orient XXI.

2AIPAC, « Announcing America's Pro-Israel PAC », 17 décembre 2021.

3« More than 100 GOP primary winners back Trump's false election fraud claims, Post analysis finds », Washington Post, 14 juin 2022.

4Ben Samuels, « Former Aipac officials warn against organizations's new political moves », Haaretz, 10 janvier 2022.

5Halie Soifer, « Aipac's latest pro-Israel political stunt endangers America », Haaretz, 13 mars 2022.

6Lire Arno Rosenfeld & Jacob Kornbluh : « Why are Aipac and J Street endorsing the same candidates ? », The Forward, 3 juin 2022.

7Dana Rubinstein, « How a new pro-Israel group aims to sway NY Elections”, The New York Times, 12 mai 2022.

8Shane Goldmacher, « Bernie Sanders prepares for “war” with Aipac and its Super PAC, New York Times, 20 mai 2022.

Coup de mou pour la France autocratique ?

Par : h16

Et voilà donc qu’Emmanuel Macron, décidément et furieusement pas majoritaire à l’Assemblée nationale, s’est fendu d’un petit discours pour annoncer au peuple français à quelle sauce il entendait le manger. Manque de chance : la sauce a disparu.

Les vagues esquisses d’un gouvernement d’union nationale, putativement composé d’un intéressant patchwork de droite et de gauche pour tenter d’obtenir une coalition suffisamment majoritaire à l’Assemblée, n’aura guère duré que le temps de l’évoquer : comprenant que l’attelage ainsi constitué serait difficile à manipuler et qu’il le serait encore plus à composer en premier lieu, le Président s’est donc vu contraint d’en abandonner toute idée.

Il va donc falloir gouverner au cas par cas, voire cahin-caha et transformer le parcours législatif en parcours du combattant de la négociation, exactement ce domaine dans lequel Macron n’a jamais démontré la moindre compétence. Dès lors, le chef de l’Exécutif a tenté, dans sa (pour une fois et heureusement) courte intervention, de faire passer son échec pour une étape normale et obligée de la vie démocratique saine et vivifiante de notre belle République. Cependant, personne n’aura été dupe lorsqu’il aura renversé la charge de l’ouverture d’esprit et de l’assouplissement vers le législatif.

En effet, dans son esprit, le Président proposera, et les députés devront s’accommoder de la proposition, se couler onctueusement dans le moule présidentiel et tout ira bien et s’ils ne le font pas, alors ces députés félons seront désignés à la vindicte populaire comme réfractaires à toute réforme. Fastoche.

En réalité, le pouvoir législatif, revenu dans les mains de l’Assemblée, impose de voir les choses dans l’autre sens : c’est bien au Président de faire des efforts et d’assouplir ses positions pour espérer obtenir l’assentiment des députés et non l’inverse. On passe donc de Jupiter à Manu Le Bricoleur.

Eh oui : Macron part du principe, complètement irréaliste, qu’il a été élu en avril dernier pour son programme.

Ici, on se demande s’il nous ment ou s’il se ment à lui-même tant c’est évidemment faux : il a été élu pour contrer Marine Le Pen, et c’est à peu près tout. Du reste, c’est lui-même qui s’est mis dans cette situation : d’une part, il a tout fait pour être opposé à la candidate du Rassemblement National en jouant exclusivement sur l’impensable horreur d’une accession du RN à l’Élysée. D’autre part, il a axé sa campagne (ou son absence) sur l’utilisation éhontée du conflit russo-ukrainien, réduisant son programme à quelques grandes lignes floues enrobées de périphrases pompeuses dont il a la pénible habitude. Sans réel programme et élu, comme les députés de l’Assemblée, globalement par rejet de l’adversaire et non par adhésion, il est fort mal placé pour se positionner comme un guide ou prétendre incarner une volonté populaire. Légalement, il est Président de la République, mais c’est tout.

Dès lors, il va devoir furieusement composer, et les jeux d’alliances, loi par loi, texte par texte, promettent pas mal de bidouillages parlementaires.

Ce qui permet au théâtre à l’Assemblée de reprendre de plus belle surtout qu’aucun groupe ne veut pour le moment afficher la moindre complaisance vis-à-vis du Président :

Partant de ces constats finalement assez réjouissants, on pourrait en conclure que la situation devrait s’améliorer en France. Malheureusement, ce serait aller un peu vite en besogne.

D’une part, la situation économique et sociale ne pourra pas être véritablement modifiée par quelque Assemblée que ce soit : les indicateurs macro-économiques ne dépendent que très marginalement des gesticulations législatives françaises, et même s’il y avait des réformes majeures en matière économique (ce dont on peut raisonnablement douter vu l’actuelle dynamique nettement étatiste, interventionniste et pro-matraquage fiscal), l’ampleur de la crise à venir est telle qu’elles arriveraient de toute façon trop tard.

D’autre part, et c’est bien plus important, la bureaucratie délirante et l’Occupant intérieur sont bien trop profondément ancrés dans le pays : la France administrative EST totalitaire et stupide par essence, et ce ne sont pas les bisbilles parlementaires qui y changeront quelque chose dans les prochains mois, au contraire : il suffit de feuilleter n’importe quelle presse régionale pour voir s’accumuler les vexations, les interdictions ou les ignominies que cette bureaucratie accumule pour comprendre qui est au service de qui.

Il suffit aussi pour s’en convaincre de regarder le zèle avec lequel ces mêmes administrations ont accepté puis mis en place et vérifié la bonne application des attestations d’autovexation pendant le confinement, du passe vaccinal ou de toutes les règles aussi stupides que délétères qui furent décidées unilatéralement et rarement dans le meilleur respect du droit républicain.

Il suffit de voir l’empressement de toute la hiérarchie de ces bureaucraties pléthoriques à harceler par tous les moyens possibles (y compris ceux qui ne sont pas légaux) tout opposant au pouvoir en place, tout individu remettant en cause la doxa officielle pour comprendre toute la modestie du rôle de l’Assemblée au niveau de l’individu français moyen.

En pratique et on le comprend assez vite, Macron et ses prochains bricolages ne sont qu’un symptôme, cette éruption cutanée visible résultante d’un effondrement immunitaire plus profond qui touche tout le corps de la République dont les citoyens n’ont plus réellement les moyens de se protéger : de façon maintenant indépendante du pouvoir, la bureaucratie est en roue libre, l’administration est devenue folle, et quoi que feront les députés, bureaucratie et administration continueront à écraser chaque Français un peu plus dans l’arbitraire, l’ubuesque et les absurdités.

Certes, une Assemblée nationale décidément moins favorable à Macron est peut-être une excellente chose pour éviter un déferlement continu de lois idiotes et contre-productives, et permettra peut-être (rêvons !) de s’opposer à la remise en place des mesures sanitaires iniques qui ont eu un boulevard pendant les dernières années.

Mais aussi fermement opposée à Macron soit-elle, l’Assemblée n’empêchera pas le reste du pays de continuer sur sa désastreuse lancée.

Ce pays est foutu.

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chroniques du bazar à l'Assemblée - jour 3

Ces jours post-législatives sont intéressants. 

A gauche, ça persiste à croire que le résultat du second tour est un succès, alors qu'il est au mieux une survie politique fragile dans un paysage de droite (faudra revenir sur le pourquoi la France est de droite, même la gauche mais elle ne le sait pas, je me le garde pour un prochain billet). Il n'en reste pas moins que cette propension, chez certains à gauche, à accuser tout le monde (de Macron aux électeurs) pour le résultat du RN est confondante de débilité. Le jour où le RN sera à 60% ce sera quoi exactement leur discours ? Je suis toujours fasciné par l'esprit d'ouverture et de dialogue des gens qui qualifient de "fascistes" ceux qui ne votent pas pour eux. 

LR, malgré ses dires, est bien parti pour co-gérer ce pays. La seule question est : qui vont-ils réussir à faire tomber puis imposer au gouvernement ? 

Pour le RN, c'est jour de fête médiatique. On jugera sur la durée. Gardons en mémoire qu'ils ont toujours été passablement nuls à l'assemblée. De toutes les façons, on va bientôt pouvoir juger de qui est vraiment qui avec les votes relatifs à la prolongation du Pass sanitaire et autres ravissements liberticides et médico-douteux à prétexte sanitaire qui se repointeront à l'approche de nouvelles vagues de virus toujours plus disruptives.

J'en viens au plus drôle dans ce bazar. Macron. 

Le gars est passé de tout à rien en 8 semaines. Il a la gueule du pauvre type qui s'est mangé une caisse de briques sur la tête et n' a pas dormi depuis dimanche. Pensez-vous, il doit emmagasiner trois concepts en moins d'une semaine : peuple, démocratie, dialogue. A ce stade, Jupiter rétrogradé Pluton ne doit plus compter que sur un cataclysme ou l'arrivée des troupes russes à Charleville-Mézières pour fédérer le pays derrière lui.

Oui vraiment nous vivons des jours savoureux. A un internaute qui me demandait ce qu'on a à gagner dans cette histoire, j'ai répondu : rien. On est là pour payer.


Une Assemblée bâtie sur le rejet

Par : h16

Quelques jours se sont écoulés depuis les résultats des dernières élections législatives, élections qui n’ont surpris que les macronistes, toujours aussi perchés. Pour les autres, le net recul du parti présidentiel traduit enfin un peu l’agacement du pays vis-à-vis du locataire de l’Élysée.

Pour la presse qui n’insiste pas assez sur le vide abyssal des programmes, des élus et des urnes avec une abstention à près de 54%, les résultats montrent une vague bleue marine et démontreraient la force de la gauche lorsqu’elle s’unit. L’actuelle Assemblée promettrait donc un véritable renouvellement politique, voire apporterait une preuve que la démocratie française fonctionnerait encore.

Cependant, une fois écartés les poncifs journalistiques, la réalité apparaît, ne laissant que peu de doute sur l’aspect artificiel des changements et des succès que cette presse nous vend avidement.

Force est en effet de constater que ni Macron, ni Mélenchon ne peuvent réellement revendiquer de victoire : malgré de grands renforts de rassemblements et de larges ouvertures de bras accueillants, tant le fourre-tout centriste macronien que le bric-à-brac inclusif mélenchonesque ne sont pas parvenus à obtenir la majorité absolue. 245 députés pour le petit Cron, 137 pour le gros Chon, on est loin des brillances de 2017 et des prédictions humides du Jean-Luc de la semaine dernière.

On saluera avec joie le départ nécessaire et jamais assez violent de certains députés et ministres (Ferrand, Montchalin, Bourguignon) emblématiques d’une Macronie bien sirupeuse. On constatera aussi la montée du Rassemblement national qui, avec 89 élus, aura le nombre requis pour faire un peu de bruit à l’Assemblée : plus nombreux que LR, que LFI, que le PS ou les Verts, et surtout plus nombreux qu’une NUPES, morte un jour après son élection.

Eh oui : le patchwork de gauche bricolé ces dernières semaines ne parvient pas, malgré tout, à faire tomber la majorité présidentielle et Mélenchon, qui expliquait la semaine dernière attendre le moment où Macron lui téléphonerait pour qu’il soit nommé Premier ministre devra renoncer au coup de fil libérateur. La retraite s’impose pour le vitupérant septuagénaire. Pire : son assemblage pittoresque constitué à la volée pour ces élections part déjà en capilotade, et Jean-Luc va vite pouvoir s’occuper de son jardin.

Dès lors, une question amusante se pose : la Commission des finances à l’Assemblée échappera-t-elle aux mélenchonistes et écherra-t-elle aux marinistes ?

En tout cas, Macron va maintenant devoir composer avec une Chambre qui ne fera pas qu’enregistrer ses décisions. Le En-Même-Temps devra-t-il mettre le turbo ?

En réalité, ça ne devrait pas trop poser de problème à l’actuel Président : en se posant comme ♪ garant de la démocratie patati ♩ , de la République ♫ et des institutions patata ♬ ou comme l’ultime rempart contre les extrêmes de droite et de gauche, il n’aura pas trop d’efforts à faire pour trouver les cinquante députés qui lui manquent actuellement. Il pourra aller les piocher soit sur la gauche molle, cette vésicule socialiste qui compte encore plus d’une quarantaine de députés, soit sur cette droite molle de près de 80 députés, tout en crachant à la fois sur le RN et sur LFI en fonction des thèmes, des lois et des besoins d’actualité (et de l’envie – ce n’est pas comme si Macron avait toujours fait preuve d’une diplomatie toute en finesse par le passé, n’est-ce pas).

Ainsi, la mollidroite viendra en renfort lorsqu’on parlera retraite ou modification à la hache des zacquis sociaux, et la lymphagauche volera au secours de tout projet progressiste à la sauce GPA, genderfluide ou foutrement Gaïa compatible. La vie politique française va imposer davantage encore de petites combines et de bidouillages en coulisse, mais il est raisonnable d’imaginer que les idées macronesques finiront par passer.

Pour aider cette tactique assez peu machiavélique et très évidente, une idée pourrait consister à piocher un premier ministre de la mollidroite, et quelques ministres de la lymphagauche, ce qui aura le mérite de faire hurler un peu tout le monde sans poser de réel danger, tout en divisant (pour mieux régner) à peu près tous les principaux blocs parlementaires.

Il va de soi qu’une telle proposition aboutira à pousser le pays encore plus loin dans tous ses délires récents, et ne participera en rien à l’en sortir. On ajoutera simplement une bonne dose de clowneries parlementaires et d’éclats politiciens mais le résultat sera à peu près le même, avec des couleurs saturées au lieu du pénible pastel pondu par les abrutis mielleux de la précédente législature dont la valeur ajoutée a été parfois nulle et le plus souvent phénoménalement négative.

Ainsi, soyons réaliste : qui peut en effet croire que le prochain budget sera miraculeusement équilibré ou vaguement raisonnable compte-tenu de la situation économique et politique du pays ? Tout indique que ce qui importe ne sera pas traité, que les gabegies vont continuer, que le pognon gratuit va couler à flot encore un moment.

Qui peut croire que les tentatives de pousser à nouveau des iniquités telles que le pass vaccinal seront vraiment arrêtées par des députés conscients des dérives ? Lesquels, sérieusement ? Ceux qui étaient déjà là, à la législature précédente et se sont aplatis lâchement ? Les nouveaux, dont les promesses n’engagent que les électeurs ? Fonder des espoirs sur ceux qui pourraient effectivement s’opposer à la marche cadencée du pouvoir macronien semble un pari audacieux de nos jours, tant la médiocrité politique s’est à présent installée partout et que cette médiocrité ne veut rien tant que le pouvoir, pour le pouvoir en lui-même. Et si les iniquités permettent de l’accroître, pourquoi s’opposeraient-ils ?

Du reste, c’est tout l’intérêt de cette nouvelle Assemblée que de montrer l’abyssale médiocrité de notre appareil politique : élus par une minorité de Français, par dépit (faute de mieux) ou par haine de l’adversaire du moment, rares sont les députés qui peuvent prétendre incarner le désir de ses électeurs et le soutien à leur programme ou à leurs idées, ou quoi que ce soit d’autre qu’un rejet.

L’Assemblée issue de ce scrutin est une Assemblée bâtie sur la minorité, le rejet et la division.

Forcément, ça va bien se passer.

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L'étrange assemblée (et pourquoi c'est une bonne nouvelle)

Je m’attendais à quelques réjouissances pour ce second tour des élections législatives, mais pas à un tel feu d’artifices. 

Ensemble : 245 sièges  38,6 % 
NUPES : 131 sièges  31,6 % 
RN : 89 sièges  17,3 % 
LR : 61 sièges 7 %

Quelques réflexions au lendemain des festivités : 

L’abstention à près de 54% devrait tout simplement déligitimer ce résultat, mais en bon parisien je vais faire comme si les Français n’existaient pas et prendre au premier degré les résultats. 

Première réjouissance et pas des moindres, deux mois après l'avoir élu par défaut, les Français ont bien envie d'emmerder Macron. Le peuple a volé son jouet, la chambre d’enregistrement des prouts législatifs du cyborg constipé est fermée. c’est tellement bien fait pour sa gueule. Il lui fera désormais ruser et jouer des alliances pour passer ses saloperies. Le prince du "en même temps" va rechanger son fusil d’épaule et, après avoir dragouillé la gauche, fera des oeillades à la droite (ce qui ne devrait pas être top compliqué pou lui). 

Second joie : des cadors du gouvernement du cyborg et des figures symboliques de son règne (Ferrand, Castaner) sont dégagés comme des mal propres. C’est beau. 

Venons à la NUPES, comme redouté pour les raisons énoncées ici, si l’alliance et la belle campagne sont à saluer, le score final confirme qu'il y a un déficit structurel de voix à gauche dans ce pays. Comme à chaque scrutin, la gauche citadine découvre avec effarement que les Français sont de droite. L’alliance hétéroclite de la gauche radicale avec la droiche en perdition et les écolos bourgeois macron-compatibles apparait ce dimanche pour ce qu’elle est : non pas (encore) une force de conquête, mais une stratégie de survie politique. La Nupes est peut-être même morte née au-delà de cette campagne, vu les contradictions internes sur un nombre de points du nucléaire à la sécurité. 

Le résultat inattendu du RN avec 89 députés au terme d’une campagne (nationale) somme toute discrète renvoie au second plan le score des députés de gauche. Le RN réussissant la performance d’être à lui seul le premier parti d’opposition à l’assemblée. LFI, en tant que parti, est renvoyé derrière. Traiter près de la moitié des électeurs français de fascistes n’est pas une stratégie de prise de pouvoir viable. A écouter les prises des paroles des un-e-s et des autres hier soir sur les plateaux télés, il semble que ce dur code diplomatique ne soit pas encore totalement intégré à gauche. 

Non, le vrai gagnant ce dimanche c’est l'assemblée. Pour une fois, le machin est vaguement proportionnel et les courants du pays (relativement) bien représentés. Ça va débattre, ça va s’engueuler et ça va voter contre aussi. Ajoutons à cela l’arrivée de gens de la vie civile, de jeunes et de nouvelles têtes et le résultat du scrutin s’il n’est une garantie d'avancée pour le peuple (mais d'abord une garantie de revenus pour les élus), ouvre les portes et les fenêtres et brasse l'air sur une assemblée qui sentait le vieux bourgeois moisi. Il reste donc quelques traces de démocratie dans ce pays. Et ça, croyez-moi, ça doit foutre hors de lui notre cyborg suprême. 

La suite reste à écrire.

Quand est-ce que les socialistes vont trahir ? Qui chez LR vendra son cul le plus vite à Macron ? Et qui du PCF ira chez LR ? La NUPES votera-t-elle les mêmes textes que le RN sans s’auto-traiter de fasciste et si oui, se sabordera-t-elle ? D'i'ci là Macron dissoudra-t-il ? Deux 49-3 est-ce que ça fait 98-6 ? ... et bien d’autres questions encore dans les prochains épisodes de Bienvenue en Ingouvernabilie

On peut sortir le pop-corn et brancher le poste sur LCP-AN, ce sera mieux que Netflix. 







Une polarisation qui dégénère

Par : h16

Le premier tour des législatives s’est déroulé comme prévu, c’est-à-dire aussi mal et mollement que possible.

Comme l’explique fort bien Frédéric Mas de Contrepoints, c’est donc la défiance qui a raflé la mise au premier tour : avec 53% d’abstention, un vrai gros record bien solide et indiscutable, la majorité des Français a clairement exprimé son parfait détachement pour l’exercice de style qui lui était proposé. Peut-être a-t-elle (enfin ?) compris que tout ceci n’est qu’un théâtre sinistre ?

Et dans tous les sens de sinistre, du reste, tant la gauchisation du spectre politique est patente sur les voix exprimées : la droite telle qu’elle aurait pu être représentée par un RPR des années 90 n’existe plus (la contre-performance de Reconquête est suffisamment cuisante pour qu’on n’y revienne pas). Sous Marine Le Pen, le Rassemblement National a fini sa mue en parti social-démocrate conservateur mais farouchement étatiste, qu’on aurait probablement placé au centre-gauche il y a 40 ans.

Quant aux Républicains, ils ne sont qu’une version ramollie de la Renuisance présidentielle, sans panache ni saveur mais avec exactement les mêmes entêtements interventionnistes que le gloubli-boulga élyséen qui ressemble à s’y méprendre à ce qu’on trouvait dans les programmes socialistes des années 80. Le reste est bien évidemment encore plus interventionniste, étatiste et pour tout dire, à gauche.

Il n’y a donc plus de droite en France et ce qui en reste n’est qu’anecdotique.

Peut-être peut-on expliquer l’abstention record par cette disparition d’une vraie droite modérément conservatrice, favorable à la liberté des citoyens, aux baisses des ponctions et de l’étouffante bureaucratie française et au retour à un pays en ordre de fonctionnement comme il existait encore dans les années 70 ou 80…

Peut-être pourra-t-on aussi trouver une explication complémentaire à cette débâcle démocratique dans les actuels comportements lamentables de trop de politiciens français : entre Borne qui insulte ses opposants politiques ou Blanquer qui veut introduire un recours contre son adversaire, et si l’on ajoute le niveau abyssal des arguments et des propositions politiques en place publique, on est très loin d’une lutte pour le bien commun et bien plus pour l’accaparement d’une parcelle de pouvoir supplémentaire… « Quoi qu’il en coûte », comme dirait l’autre.

En tout cas, ces comportements et ce record d’abstention montrent surtout que le régime actuel est à l’agonie et plus personne ne peut le nier.

Seuls quelques indécrottables parasites politiciens persistent à trouver quelques fiertés ridicules dans les suffrages qui leur sont attribués : il faut vraiment être déconnecté comme les macronistes ou les mélenchonistes pour croire représenter une vraie tendance sociétale lorsqu’on ne représente au mieux qu’un Français sur huit.

En réalité, la société française a achevé sa partition : d’un côté, une caste de votants constituée essentiellement des citadins qui approchent de la retraite ou y sont maintenant confortablement installés, avec des revenus sinon confortables mais au moins suffisants pour vivre, et de l’autre côté, le reste des Français qui marque très majoritairement son ras-le-bol de participer à cette mascarade et de payer pour tout ça sans rien en retour (même pas des services publics ou un semblant d’ordre républicain).

Ainsi, 69% des jeunes de 18-24 ans, 71% des 25-34 ans, 59% des 35-49 ans et 52% des 50-59 ans n’ont pas voté, et on peine à le leur reprocher…

Cette magnifique performance de tout le personnel politique – qui tente, comme à son habitude, de s’en dédouaner – est évidemment le résultat d’une absence consternante de connexion entre ce qui est proposé et ce qui est attendu, entre ce qui est promis et ce qui est réalisable. Dès lors, ne votent plus que ceux qui ont un intérêt effectif et bien calculé à conserver le statu quo (avant de partir en laissant la note aux générations futures), et les naïfs qui croient encore à toute la batterie d’instruments à vent qui joue frénétiquement chez les principaux partis politiques.

Pour tous ceux dont les perspectives sont maintenant nulles de tirer un quelconque bénéfice du système actuel, le vote n’a plus aucune importance : quoi qu’ils fassent, ils seront tondus, exploités et ouvertement méprisés voire jugés systématiquement coupables, parce qu’ils ne sont pas de la bonne communauté religieuse, du bon sexe, de la bonne localité, de la bonne couleur de peau ou, pire que tout, ont un travail régulier et quelques économies.

Le pompon est atteint lorsque toute la classe jacassante (politiciens et médias à l’unisson) feint de croire à une spécificité réelle entre les différents parfums de la gauche extrémiste et la molle majorité présidentielle : il suffit de voir les appels presqu’enamourés des sbires de Macron à voter pour les députés de la NUPES à chaque fois qu’un politicien du Rassemblement National menace d’obtenir un mandat pour comprendre que tout ceci n’est, encore une fois, qu’une mascarade tragique.

Eh oui : il n’existe aucun « front républicain » contre les extrêmes, seulement contre la droite. En revanche, il existe beaucoup d’intérêts convergeant tous à gauche (le hasard est total), et les médias, eux-mêmes généreusement à gauche, ne dénoncent surtout pas cette asymétrie pourtant criante de la vie politique française.

Tout ceci n’aboutit qu’à polariser encore plus la population française qui n’avait probablement pas besoin de ça : ceux qui payent d’un côté et ceux qui profitent de l’autre, ceux qui ont tout compris de la mondialisation et ceux qui se la prennent en pleine figure, deux fois et avec des poignées de chardons, ceux qui votent pour qu’on continue le même délire (avec les coureurs du Chon, et les marcheurs du petit ‘Cron) et ceux qui ne votent plus parce que, finalement, à quoi bon ?

Cette polarisation, déjà largement visible dans les précédents votes et de plus en plus aigüe à chaque année qui passe est maintenant en train de dégénérer : à force de politiques tribalistes, applications cyniques d’un diviser pour mieux régner poussé à son paroxysme, et des médias qui excitent ces tendances d’autant plus qu’ils sont explicitement payés pour, la société française n’est plus qu’une cocotte minute de frustrations et de jalousies, une arène où se joue la guerre de tous contre tous et où le moindre événement sera le prétexte à des émeutes et des révoltes de plus en plus violentes.

Si ces élections nous montrent quelque chose, c’est que les prochains mois ne pourront pas être calmes.

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L'étrange victoire

C’est donc hier en fin de journée que je me suis rappelé que oui, tiens à propos, il y avait des élections législatives ce jour. Mon week-end à la campagne soudainement remis en cause, me voilà plongé dans un tumulte de perplexité. 

Pour qui voter ? 

Ceux qui ont plébiscité le Pass sanitaire ou ceux qui, au fond, n’ont rien trouvé à y redire et s’y sont faits ? Devant tant de perplexité, je restais comme 25 millions de Français sur ma chaise longue à profiter d’une belle journée ensoleillée de liberté. 

Avec 52% d'abstention, le premier enseignement de ce dimanche de premier tour des législatives c’est d’abord que plus personne ne vote. Dès lors crier victoire pour quel camp que ce soit est déplacé. A droite, c’est la continuation du coup d’état ouaté des retraités sur les salariés. A gauche, c’est la révolution du peuple sans le peuple. 

Néanmoins, je dois avouer que voir la NUPES, alliance de gauche hétéroclite certes mais tant espérée, arriver en tête en nombre de voixau premier tour comme une couille explosive dans la purée LREM est un spectacle savoureux.

Pourtant, c’est pas gagné. Très loin de là. 

1 / D’abord le mode de scrutin imbitable, dont le calendrier est pensé pour renforcer le côté monarchie de la Ve république, peut entraîner une victoire des perdants et rendre les premiers en score minoritaires à l'Assemblée. Quant au RN qui représente 20% des voix et qui est, rappelons-le, arrivé second tour des deux dernières présidentielles, il peut se retrouver avec une micro poignée de députés. 

2 / Tout porte à croire que l’union de gauche étant faite, et la NUPES étant à peu près la seule force à avoir fait campagne, elle aura fait le plein de voix au premier tour dans un pays qui reste très majoritairement de droite. Sept semaines après avoir appelé à « faire barrage » et avoir méprisé 42% des électeurs, se retrouver trop court de quelques voix pour le second des législatives, ce serait moche mais pas complètement immérité. 

3 / Il est à prévoir aussi que la bourgeoisie effrayée par le grand méchant rouge et les boomers de droite molle chauffés à blanc par la clique d’éditorialistes des chaines d’info se mobiliseront en masse au second tour. 

Sans opposition à la source des lois, ce quinquennat sera une agonie.

La liste de ce qui ne m'enchante pas dans cette NUPES est longue comme le bras, à commencer par la présence des socialistes dont l’ADN est la trahison, mais il y a une minime opportunité - totalement légale et gratuite - de sérieusement contrer la politique du cyborg pour les cinq prochaines années. Ce serait dommage de s’en priver. Macron a un destin à la Sarkozy qui l’attend désormais. Vu la configuration économique et la hausse des prix qui inexorablement s’amplifier, l’enfant star des inactifs et des rentiers finira détesté de tous, même de sa garde rapprochée et de son fan-club gériatrique. Mais cinq ans ça va être long, et surtout très violent, avec ce type en roue libre.  De droite ou de gauche, qu’on ne l’aime pas ou qu’on le déteste, il est essentiel de lui barrer la route le plus possible. Question de survie sociale. 


Législatives au Liban. Tripoli capitale désenchantée de la révolution

Le retrait de la vie politique de Saad Hariri promettait un scrutin indécis dans la seconde ville du Liban. Les opinions anti-Hezbollah, le clientélisme, l'abstention et l'émergence d'un candidat issu de la contestation de 2019 ont marqué les élections législatives dans cette ville.

Les élections parlementaires du 15 mai à Tripoli, seconde ville du Liban, s'annonçaient incertaines. Dans la grande cité portuaire, qui compte 80 % de musulmans sunnites et des minorités grecque orthodoxe, maronite et alaouite, trois grandes figures dominant la scène politique tripolitaine depuis la fin des années 1990 n'étaient pas représentées. Saad Hariri, l'ancien premier ministre qui avait raflé la majorité des sièges lors du dernier scrutin en 2018, a décidé de se retirer de la vie politique. Nagib Mikati, l'actuel premier ministre, n'a pas remis son siège en jeu, et a soutenu une liste qui n'a pu faire élire qu'un candidat. Un autre « cador » de la ville, Mohamad Safadi, a également jeté l'éponge. Alors qu'il avait été désigné par le Parlement comme premier ministre après le mouvement de protestation qui avait ébranlé le Liban fin 2019, il avait dû renoncer face à la colère de la rue.

L'échec de « l'héritier » Karamé

Faiçal Karamé, seul rescapé d'une famille politique historique de Tripoli, a été battu. Lors de sa campagne, il avait pourtant abondamment fait référence au riche passé de sa famille sur la scène politique libanaise depuis les années 1920. Son grand-père Abdel Hamid Karamé, d'abord figure principale de l'opposition tripolitaine au mandat français et proche des nationalistes syriens, a été l'un des artisans de l'indépendance et premier ministre en 1945. Son oncle Rachid a été président du Conseil à de nombreuses reprises avant d'être assassiné en 1987. Son père Omar, qui a repris le flambeau, sera longtemps perçu comme « l'homme des Syriens », ce qui vaut également pour Faiçal, élu député en 2018.

Pour autant, ce ne sont pas ses affinités avec le régime baasiste qui semblent avoir fait perdre l'héritier Karamé, alors que d'autres figures fidèles à Damas ont été éliminées du jeu politique national. Sa liste a en effet récolté un nombre similaire de voix à 2018, mais les électeurs lui ont préféré un autre candidat, Taha Naji, membre de la confrérie des Ahbache, une organisation islamique de bienfaisance prosyrienne originaire d'Éthiopie et implantée au Liban dans les années 1980, qui possède de nombreuses organisations caritatives.

Pour le politologue Nawaf Kabbara, la défaite symbolique de Karamé marque toutefois, « comme dans le reste du pays, un retrait des figures traditionnelles ». De manière ironique et absurde, les prosyriens se retrouvent renforcés par le scrutin à Tripoli, en raison des bizarreries de la loi électorale et de listes composées sans aucune cohérence. En effet, Firas Salloum, un candidat alaouite totalement inconnu et figurant sur la liste de l'homme d'affaires Iyab Matar associé à la Jamaa islamiya — la branche libanaise des Frères musulmans — a été élu avec 370 voix, et a célébré sa victoire par des chants en l'honneur de Bachar Al-Assad !

Le rejet du Hezbollah

Hormis cette surprise, le principal marqueur de l'élection dans la métropole sunnite a été un rejet du Hezbollah, avec l'avènement d'Achraf Rifi, ancien ministre et virulent détracteur du « Parti de Dieu ». Celui-ci a écrasé la concurrence avec ses 11 500 voix. « Achraf Rifi représente l'opinion sunnite radicale qui était pro-Hariri, mais ne le trouvait pas assez radical face au Hezbollah », explique Nawaf Kabbara. Sa liste a raflé trois députés sur huit, mais il semble peu probable qu'il soit désigné premier ministre (toujours de confession sunnite au Liban) en raison de sa forte hostilité au Hezbollah dans un système politique fait de compromis. Son score important a même permis l'élection d'un membre des Forces libanaises chrétiennes. Une première dans l'histoire moderne de Tripoli. « Les Forces libanaises sont aux antipodes de l'identité de cette ville sunnite, en raison de leur passé antipalestinien et des accusations d'assassinat de l'ancien premier ministre Rachid Karamé, mais prônent un rejet du Hezbollah par tous les moyens qui a séduit les Tripolitains », soutient Raphaël Lefèvre, auteur du récent ouvrage Jihad in the City : Militant Islam and Contentious Politics in Tripoli, (Lavoisier, 2021).

La ville du nord a été l'un des bastions des milices palestiniennes pendant toute la guerre civile libanaise (1975-1990), et c'est même de Tripoli qu'en décembre 1983 Yasser Arafat et plus de quatre mille combattants palestiniens ont été évacués, après avoir tenté un « retour » au Liban suite à leur évacuation de Beyrouth en 1982. L'héritier du clan Karamé avait pourtant tout fait pour ressusciter la figure tutélaire de son oncle Rachid assassiné, pour mobiliser contre les Forces libanaises. Il a ainsi installé une immense pancarte avec le visage de son défunt parent sur la place Al-Nour — lieu de rassemblements populaires — lui prêtant ces mots : « Ne les laissez pas m'assassiner une seconde fois. » Cela n'aura pas suffi. Comme à l'échelle nationale, le parti chrétien est l'un des vainqueurs du scrutin.

Clientélisme et achats de voix en masse

Le clientélisme a également joué un rôle important à Tripoli dans un contexte d'extrême pauvreté. Si aucune estimation récente n'a été réalisée dans la ville, 60 % des habitants vivaient déjà sous le seuil de pauvreté avant l'émergence de la crise économique qui terrasse le Liban depuis deux ans. Sur une vingtaine de personnes interrogées par Orient XXI lors du scrutin dans les quartiers défavorisés de la métropole (Bab el-Tebbaneh, Qobbé, Abi Samra), 95 % d'entre eux affirment avoir été rémunérés par des partis traditionnels en échange de leur suffrage, ou avoir bénéficié de « services ». Une vieille habitude dans la ville, où les milliardaires (Hariri, Mikati, Safadi) ont depuis les années 1990 injecté des sommes considérables lors des élections. Une jeune maman rencontrée le jour du vote assure par exemple avoir voté pour Faisal Karamé après qu'il a payé ses frais d'hospitalisation (8 millions de LL, soit environ 374 euros) pour son accouchement — la famille possède un important hôpital de la cité portuaire et plusieurs dispensaires, et est traditionnellement liée au ministère de la santé. Un trentenaire raconte pour sa part avoir donné sa voix au futur député Karim Kabbara qui, après quelques coups de fil, a permis de réduire sa peine de prison de six mois à neuf jours. Les Kabbara sont connus pour leur mainmise sur la justice locale et possèdent un puissant réseau d'avocats mis en place par le père de Karim, l'ancien député Mohamed Kabbara.

Les achats de voix ont également été massifs, entre 100 et 200 dollars (entre 93 et 187 euros) par tête. « Malgré la crise économique, les injections de fortes sommes en dollars frais par les partis traditionnels pendant la campagne posent question », s'alarme Ayman Mhanna, directeur de la fondation Samir Kassir. Les Forces libanaises, qui ont reçu des fonds importants des Saoudiens — au point de tapisser de panneaux électoraux l'autoroute entre Beyrouth et Tripoli — n'ont pas lésiné sur les moyens, mais ne sont pas les seuls.

L'irrésistible ascension d'Ihab Matar

C'est l'argent en cash, ainsi qu'une campagne très bien organisée en amont en Australie (où la diaspora tripolitaine est bien ancrée) qui a ainsi permis à un illustre inconnu, Ihab Matar, un homme d'affaires libano-australien, d'obtenir un fauteuil à l'Assemblée. Le candidat s'était fait remarquer par de vastes distributions de pain à son effigie pendant le ramadan.

Le businessman a aussi financé les frais annuels de scolarité à l'université libanaise à Tripoli pour ceux qui s'inscrivaient sur une page dédiée sur Facebook. Selon plusieurs personnes rencontrées le jour du scrutin, le candidat a payé 4 millions de LL (187 euros) — le double d'un salaire mensuel d'un militaire libanais — à ceux qui le plébiscitaient ou jouaient le rôle de mandoubin le jour de l'élection. Ces « délégués » sont censés surveiller les bureaux de vote ou glaner des électeurs. Une bonne partie passe en réalité la journée électorale à discuter sous des auvents, affublés de t-shirts bigarrés aux couleurs des candidats. Une forme de corruption déguisée, mais permise par la loi électorale.

« Ihab Matar pourrait bien connaître un destin similaire à Mohammed Safadi, surgi de nulle part à la fin des années 1990, même s'il semble avoir moins de capitaux », note Samer Tannous, président de la faculté d'éducation et de psychologie de l'université de Balamand. « Depuis la fin de la guerre civile, domine à Tripoli un modèle dans lequel priment les valeurs marchandes, de l'opinion et managériales (…) tandis que les valeurs traditionnelles et religieuses ne constituent plus préférentiellement le socle d'accès au statut de notable », écrit le chercheur Bruno Dewailly1.

Ihab Matar a également eu l'intelligence de s'associer à la Jamaa islamiya, dans une ville qui reste conservatrice et religieuse. Car l'argent ne suffit pas toujours. Omar Harfouche, autre millionnaire à la réputation sulfureuse lui aussi parachuté à Tripoli en a fait les frais. Le Franco-Libanais qui avait participé à l'émission de télé-réalité « Je suis une célébrité, sortez-moi de là », n'a récolté qu'un millier de voix, malgré les achats de vote et d'immenses posters quadrillant la ville. Le partisan laïc d'une « troisième République » a surtout suscité l'incompréhension, voire la moquerie dans les quartiers populaires en raison de son passé sensationnaliste dans le monde du mannequinat. Une anecdote lui a aussi collé à la peau, que les Tripolitains se délectent à raconter. Le candidat avait promis de l'argent à tous ceux qui viendraient à son meeting. N'ayant finalement pas été payés, les participants ont volé toutes les chaises en plastique.

« Fiancé de la révolution »

Autre leçon du scrutin, l'élection inattendue d'un candidat issu du mouvement de contestation du 17 octobre 2019 contre la classe politique. Né à Beyrouth à la suite d'une décision de taxer la messagerie WhatsApp, le mouvement avait connu une effervescence pendant plusieurs mois à Tripoli, lui valant même le surnom de « fiancé de la révolution ». Pourtant, deux ans et demi plus tard, la mobilisation a fait long feu. Beaucoup de Tripolitains lui reprochent son manque de radicalité — « on ne fait pas une révolution en dansant le dabké » revient souvent — et le rendent responsable de la détérioration de la crise économique, le mouvement étant concomitant de la faillite financière du pays. « L'absence de Saad Hariri a permis la percée d'une liste incarnée par Rami Finge, un dentiste popularisé par son arrestation alors qu'il distribuait de la nourriture aux manifestants. Il a été élu par la jeunesse éduquée de Tripoli et les suffrages de la diaspora », soutient Samer Tannous. Son succès reflète le modeste vent de renouveau qui a permis à une douzaine de candidats non issus de partis confessionnels de faire leur entrée au Parlement.

Dans la cité portuaire, les résultats électoraux ont surtout suscité l'indifférence et un faible espoir de changement. L'abstention a été forte, atteignant 61 % dans la région, un chiffre similaire à 2018. La population tente de survivre dans un contexte économique qui empire de jour en jour. La livre libanaise a perdu plus de 90 % de sa valeur, l'inflation explose, le prix du pain augmente et le coût des télécommunications devrait être multiplié par cinq.

Dans la grande ville du nord, les regards devraient à nouveau se tourner vers la Méditerranée au cours des prochains mois. Avec de nouvelles traversées périlleuses vers l'Europe attendues dès cet été. Elles ont déjà été nombreuses depuis deux ans. Le 23 avril, des dizaines de personnes ont disparu lors du naufrage d'un bateau parti de Tripoli qui se dirigeait vers l'Italie.


1« Transformations du leadership tripolitain : le cas de Nagib Mikati » in Leaders et partisans au Liban, sous la dir. de Franck Mermier et Sabrina Mervin, Khartala, coll. Hommes et sociétés, 2012.

Législatives au Liban. Et pourtant quelque chose bouge

Le Parlement qui ressort des élections législatives du 15 mai 2022 sera différent du précédent. Les catastrophes qui ont frappé le Liban depuis 2019 auront laissé des traces dans les urnes. Il reste à voir si les bancs de l'hémicycle de la Place de l'Etoile et, plus généralement, le système politique complexe du Liban s'en trouveront réellement modifiés.

Aux élections parlementaires du 15 mai 2022, la participation électorale à l'échelle nationale reste au niveau de celle de 2018 (49 %). Mais une analyse détaillée dans les différents districts montre des dynamiques locales qui sont loin d'être uniformes. Ainsi, dans le Jabal Amel, bastion du Hezbollah, le taux de participation a été plus élevé qu'il y a quatre ans. Par ailleurs, l'absence de Saad Hariri, l'ancien candidat au poste de premier ministre, semble avoir incité certains électeurs à boycotter le scrutin, notamment dans les anciens fiefs du haririsme à Beyrouth, Tripoli, Sidon et dans le Centre-Sud de la Bekaa. Dans certains districts des montagnes maronites où la bataille interchrétienne a été la plus vive, le taux de participation a dépassé les 60 %.

Un autre fait central concerne la présence au Parlement de pas moins de 13 nouveaux visages (sur 128). Ils sont l'expression du mouvement de protestation de 2019,, mais dont les racines plongent dans les manifestations qui ont éclaté dès 2016. Il s'agit d'un front d'opposition aussi pluriel et diversifié qu'il est fragmenté en interne par des oppositions personnelles et des rivalités de clocher. Ces 13 députés du « changement » ont réussi à ébranler, de différentes manières, certains dinosaures comme Elie Ferzli (inamovible vice-président du Parlement) ou Assaad Herdane, connu dans de nombreux milieux comme le porte-étendard du gouvernement de Damas. Deux autres personnalités du front prosyrien, Talal Arslan et Wiam Wahhab, ont été renvoyées dans leurs foyers. Un sort identique a été réservé à Fayçal Karamé, héritier d'un des oligarques de Tripoli, et au banquier milliardaire Marwan Khaireddin, candidat sur la liste du Hezbollah, accusé d'être l'un des artisans de la fuite du capital financier à l'automne 2019.

Passée l'euphorie de ce « vent du changement » populaire, la question se pose de savoir si ces treize nouveaux députés parviendront, aux différentes étapes de la législature et dans le travail parlementaire quasi quotidien, à surmonter leurs divisions et à former un bloc soudé et cohérent pour accompagner une éventuelle, mais improbable transformation du système. De même, on peut se demander quel pourrait être le rôle des seize candidats qualifiés d'« indépendants », c'est-à-dire ceux qui n'appartiennent pas aux partis traditionnels. Ils représentent principalement des intérêts particuliers à l'échelle locale et, à l'image de ce qui s'est produit dans le passé, pourraient facilement être absorbés par les mécanismes de cooptation et de clientélisme institutionnel. Parmi eux figurent notamment les noms du milliardaire Fouad Makhzoumi, de Jean Talouzian, apparenté au banquier propriétaire du groupe bancaire international libanais Société générale de banque au Liban (SGBL), et du représentant du clan latifundiste des montagnes maronites Farid Al-Khazen. Il sera intéressant de voir si et comment les seize « indépendants » et les treize députés d'opposition mèneront les négociations politiques nécessaires, qui impliquent par nature des compromis, pour devenir un moteur du changement.

Des parts d'hégémonie à se partager

Un autre aspect essentiel concerne l'opposition supposée entre une « majorité » et une « opposition ». Contrairement à d'autres systèmes politiques, le Parlement libanais ne peut pas être conçu comme une assemblée composée de deux blocs, l'un de droite et l'autre de gauche. En réalité, le corps législatif fait partie d'un système hégémonique plus articulé, couronné au sommet par un pouvoir qui procède par association, composé des principaux dirigeants politiques du pays, chacun fort (ou faible) d'une affiliation régionale et internationale. L'opposition rhétorique et la polarisation idéologique qui atteignent leur apogée en période électorale servent à mobiliser leurs réservoirs de consensus respectifs. Mais au plus haut niveau, les différents dirigeants sont unis par un intérêt convergent et durable : le partage des parts d'hégémonie. Le Parlement est un instrument clé dans cette dynamique, faite de négociations continues à l'intérieur et à l'extérieur des institutions.

En ce sens, il peut être trompeur de penser que le Hezbollah est maintenant dans l'opposition et que les Forces libanaises vont constituer la coalition majoritaire. Le moment est proche où l'on pourra vérifier l'inanité d'une semblable lecture trop influencée par une comparaison inappropriée entre le système libanais et les systèmes institutionnels européens. Rendez-vous est pris pour l'élection du président du Parlement, un poste occupé depuis des décennies par Nabih Berri, leader d'Amal et allié du Hezbollah. Il est difficile d'imaginer qu'une force politique « majoritaire » puisse rompre le pacte d'« associés » en votant contre l'inamovible Berri.

En ce qui concerne la formation du gouvernement, la tradition politique ne prévoit pas que le chef de l'État nomme désormais un premier ministre responsable au sein de la coalition « majoritaire », comme certains l'imaginent. Au lieu de quoi, selon la coutume, une consultation transversale de toutes les forces traditionnelles va s'engager pour trouver une forme consensuelle de gouvernement, c'est-à-dire un gouvernement composé de ministres de tous les principaux partis.

Dans ce contexte, il sera intéressant d'observer le rôle que joueront les « indépendants » et les députés du « changement ». On peut se demander si ces diverses catégories de députés, non alignés officiellement, participeront, même indirectement, à la négociation d'un « gouvernement de consensus national » par lequel chaque confession doit disposer d'un tiers des ministres (le mécanisme controversé du « tiers de blocage » et du « tiers de garantie »).

Un difficile accord avec le FMI

L'épineuse question d'un éventuel accord entre le Fonds monétaire international (FMI) et les autorités du Liban, pays en proie à la pire crise socio-économique de son histoire, laisse place à plusieurs scénarios. En vertu du processus de négociation entamé ces derniers mois entre les autorités libanaises et le FMI, le prochain gouvernement doté des pleins pouvoirs (l'exécutif encore en place, dirigé par le milliardaire tripolitain Najib Mikati, est chargé des affaires courantes) et le Parlement nouvellement élu devront approuver de concert une série de lois clés extrêmement délicates, pour offrir au Fonds les garanties minimales permettant de transformer l'accord préliminaire actuel en accord formel. Ainsi pourrait être débloqué le versement des ressources tant attendues, 3 milliards de dollars (2,83 milliards d'euros) sur une période de 46 mois. Il s'agit de mesures institutionnelles, législatives et exécutives sur lesquelles les forces politiques traditionnelles se sont déjà divisées au cours des derniers mois et des dernières semaines. Et rien ne dit qu'elles s'accorderont sur les questions en suspens. On peut donc se demander si le prochain gouvernement sera formé suffisamment rapidement pour qu'un accord soit trouvé à temps avec le FMI. Et l'on peut se demander si Mikati reste encore le meilleur candidat de l'élite dirigeante pour poursuivre ce que l'on appelle la « transition financière » en tant que nouveau premier ministre.

Une autre possibilité est que la formation du nouvel exécutif soit ralentie par une impasse institutionnelle à laquelle les Libanais sont habitués. Au Liban, les négociations politico-institutionnelles peuvent durer des mois, voire plus d'un an dans certains cas. La question est de savoir comment il sera possible d'éviter un nouvel effondrement de l'économie (avec une monnaie qui a déjà perdu 95 % de sa valeur) et la détérioration qui en suivra de la situation socioéconomique dans un pays où, selon les Nations unies, 80 % de la population est aujourd'hui « en situation de pauvreté ». En moins d'une semaine, entre la veille des élections et la publication des résultats définitifs, la valeur du dollar américain par rapport à la livre locale s'est envolée, atteignant la barre des 30 000 livres pour un billet vert (20 000 livres à l'automne 2021, 1500 avant le début de la crise actuelle).

Dans ce contexte, il est difficile d'imaginer que l'élection présidentielle, prévue à l'automne prochain, se déroulera comme prévu. Il est plus probable que ce rendez-vous soit reporté au moins à l'année prochaine, dans l'attente d'un accord interne qui devra, comme il est d'usage, tenir compte d'autres développements à l'échelle régionale (l'accord sur le nucléaire iranien, entre autres) et internationale (la guerre en Ukraine et ses répercussions).

L'armée, garante de la stabilité ?

À la lumière des résultats électoraux du 15 mai, la question se pose toutefois de savoir quels pourraient être les éventuels candidats à la présidence, un poste réservé à un membre de la communauté maronite. Si le leader de facto du mouvement aouniste Gibran Bassil semble désormais exclu de la compétition présidentielle en raison de la défaite subie par son parti au profit des rivaux historiques des Forces libanaises, même l'actuel chef de l'armée, le général Joseph Aoun, ne semble pas avoir le souffle nécessaire pour se présenter comme un candidat viable dans un marathon au rythme lent.

Dans la situation actuelle, marquée par des vagues périodiques de tension sociale et de violence politique urbaine, l'armée est en fait appelée à effectuer un travail qui n'est pas nécessairement en ligne avec les objectifs de développement sociopolitique de la société. Les puissances étrangères occidentales continuent d'alimenter les forces armées pour maintenir la « stabilité ». Dans de nombreux cas, il s'agit de réprimer des poches de mécontentement socioéconomique et politique croissant, en particulier dans les régions considérées comme étant en marge du système de distribution des privilèges et des services.

Dans de nombreux milieux, il semble que le choix de certaines chancelleries européennes et des États-Unis de soutenir sans réserve l'armée libanaise, comme si elle était la « gardienne de la stabilité interne », finisse par renforcer le rôle des élites traditionnelles, dont beaucoup sont déjà directement soutenues et financées par d'autres forces étrangères. Pour ces élites, les formes de dissidence qui ne peuvent être absorbées par le système de patronage doivent être marginalisées, délégitimées (au nom de la « lutte contre le terrorisme ») et réprimées, comme c'est souvent le cas dans les banlieues de misère de Tripoli et de ses environs.

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Traduit de l'italien par Christian Jouret.

Législatives : Macron veut réaliser la triangulation du vide

Par : h16

Dans un contexte national et international particulièrement mouvementé dont les principales turbulences ont été habilement gommées par des médias parfaitement nuls, les élections législatives se rapprochent donc dans un choc émotionnel équivalent à la rencontre inopinée d’un escargot avec une limace.

Tout semble écrit : on comprend déjà qu’il y aura une large victoire de l’Extrême-centre, appellation jadis moqueuse mais à présent étiquette très représentative de cette grosse amibe invertébrée qui sert de parti politique à un Président assez représentatif du suicide français. C’est dit. Pas la peine de discuter.

Cependant, à en croire la presse qui fait ses choux gras des petits bruits chuintés dans les couloirs de nos institutions, ce qui fut la République en Marche et qui vient de devenir Renaissance – ce qui est particulièrement comique pour un parti massivement voté par le troisième âge – semble craindre une trop grande prise d’importance de Mélenchon dans le prochain scrutin. L’idée flotte même d’une majorité dont il serait le chef, devenant un Premier ministre encombrant d’un Macron désemparé.

L’hypothèse est très hardie et serait, à en croire ces bruits, ce qui motiverait l’actuel chef de l’Exécutif français à se démener pour à la fois trouver un premier ministre crédible pour la campagne électorale qui s’ouvre actuellement et à trouver de solides députés pour garantir une belle majorité bien comme il faut.

Pour le premier ministre, les affaires semblent assez mal engagées. Apparemment, aucun bourricot ne semble vouloir servir de prochain punching-ball républicain. Il faut dire que la conjoncture politique, économique et sociale dans laquelle la France est plongée ne donne qu’assez peu envie. Gageons que Macron trouvera quand même, quitte à diminuer progressivement ses exigences (dit autrement : on va écoper d’un boulet comme jamais).

Maintenant, pour sa belle majorité parlementaire, que craint vraiment Macron avec ce pétulant Mélenchon ?

Craint-il réellement une perte de pouvoir ? Probablement pas. Craint-il une opposition si féroce ? Tout indique qu’elle ne sera pas si nombreuse… À bien y réfléchir, il semble surtout que le Président craigne surtout la nécessité de devoir produire des idées, des propositions un peu plus substantielles que le castorisme confortable que lui offrait l’opposition avec Marine Le Pen : si construire des barrages a marché deux semaines entre le premier et le second tour, il est probable que les Français ne se satisferont pas des mêmes ficelles grossières pendant les cinq années à venir.

Il va donc falloir manœuvrer finement pour en même temps avoir des députés obéissants, le doigt sur la couture et en même temps capables de fournir des idées crédibles capables de concurrencer Mélenchon et sa gauche fourre-tout. Défi pas simple d’autant que depuis cinq ans, les Français ont bien compris que le produit Macron, c’est du vide sur du vide sur du vide

MélenchonCertes, la concurrence de cette gauche tutti-frutti n’est pas si violente ; l’effet de loupe des médias joue beaucoup qui, actuellement, multiplient les petits bisous langoureux en direction du Chef des Soumis et fournissent une large tribune, sur toutes les ondes et sur toutes les rotatives, aux audacieux bricolages démagogiques qu’il propose dans un programme que tout le monde devrait lire attentivement.

Au passage, on ne sera pas surpris que les mêmes médias s’accommodent fort bien des double-standards évidents des uns et des autres qui, il y a encore quelques semaines, s’époumonaient sur une Le Pen soi-disant inféodée à Poutine et la Russie, et qui trouvent les positions mélencholiques à ce sujet parfaitement compatibles avec leur conception de la République et des petits plaisirs de la vie. Comme d’habitude, lorsque des individus bien en cour, et notamment des politiciens, invoquent la morale dans le débat politique, la moindre des choses est immédiatement de prendre ses distances et de faire preuve du plus grand scepticisme…

On le comprend : à court terme et pour les élections qui arrivent, Macron n’a probablement pas trop à s’en faire. Il aura son Assemblée-Godillots de députés servant de passe-plats aux lobbies et aux capitalistes de connivence, et personne n’y trouvera à redire.

En revanche, sur le plus long terme, il existe un vrai risque que Mélenchon finisse par occuper progressivement tout l’espace politique sur la gauche et y impose une franche recomposition, précisément parce que le petit Marquis de l’Élysée n’a pas de réelle substance, ni à droite, ni à gauche, ni au milieu.

Et comme, dans ses dernières manœuvres, Macron a fort bien réussi à dynamiter tous les partis de droite, que l’extrême-droite ne représente pas et n’a en réalité jamais représenté une force politique capable de prendre le pouvoir, c’est bien de cette gauche que viendra son prochain combat, et qu’il sera bien plus compliqué à mener que contre une Marine Le Pen dont les objectifs n’ont jamais dépassés ceux d’une gérante de PME.

En somme, Macron fait de Mélenchon le nouvel épouvantail médiatique pour mobiliser ses électeurs peu motivés pour les législatives, tout comme il a utilisé Marine Le Pen pour la présidentielle. Utilisant encore une stratégie de la vacuité, il n’y a pour Macron rien d’autre qu’une nouvelle manœuvre : « on ne pense rien, on n’a pas de programme (qui pourrait résumer les 5 principaux points du programme macronnien de 2022, pour rire ?), mais élisez nous parce qu’on est moins catastrophiques qu’en face. »

Alors que la France empile les défis à relever et les problèmes graves à l’horizon, on assiste à une fuite en avant et dans cette fuite, la Macronie offre du vide de combat.

Et on vient d’en prendre pour 5 ans. Au moins.

Assemblée : CPEF

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L'étrange défaite

Le premier acte de la comédie 2022 s'achève. 


Il est temps de faire les comptes. 

Le cyborg obtient 18 779 809 voix.
Marine Le Pen obtient 13 297 728 voix. 
Abstention : 13 656 109
Blancs ou nuls : environ 3 000 000 

Sur une corps électoral de près de 50 millions, ça ne fait pas des masses pour notre gourou banquier, mais à l'image de Bruno Lemaire qui a fait volte face sur la réforme des retraites passant du statut "discutable" au statut "on va vous la passer en 49-3 bande de connards" à la faveur du scrutin, la ligne est claire : la victoire du cyborg est avant tout une adhésion populaire. C'est deux derniers mots étant, chiffres à l'appui, mensongers. L'adhésion est plus que relative, est clairement loin d'être "populaire" au sens social du terme. Le bloc bourgeois lui est bien soudé, aidé en cela par le réflexe anti fasciste médiatiquement réactivé deux semaines tous les cinq ans. 

Le triomphe du cyborg, légitime,  est surtout très peu représentatif de la réalité "vive" du pays. En écartant, les votes des + de 65 ans, il est même probable qu'il n'accédait même pas au second tour.  J'avais déjà évoqué l'importance du "vote vieux" au moment de l'accession au pouvoir de Sarkozy, là c'est sans appel. C'est un constat, la France est un pays de vieux, mais ce n'est pas le plus gros problème : nous vivons dans un pays qui se ment à lui-même, via une doxa médiatique du "dynamisme" (le travail, l'effort) alors que la réalité est à l'opposée : le travail ne paye plus et la rente rapporte bien plus  que le labeur. D'où le délire de tout discours sur la retraite à 65 ans, tout bonnement inaccessible pour la majeure partie des jeunes d'aujourd'hui qui rentrent de plus en plus tard dans l'emploi stable. 

Nous vivons sur un mensonge. Même mensonge sur l'immobilier, angle mort de la campagne électorale tout candidat confondu. Nous vivons dans un pays où il est toujours plus rentable d'être multi-propriétaire que salarié. Le coût des dépenses de logement ne rentrent que pour 7% dans le "panier de l'Insee" pour calculer les dépenses de consommation des Français, alors dans les classes populaires, chez les salariés en bas de l'échelle, il peut représenter 30 à 50% des dépenses, voire plus. Ce décrochage ne date pas d'hier, cette bulle immobilière, ignorée des débats politiques de chaque présidentielle, a déjà vingt-cinq ans de bouteille et a déjà plombé deux générations. 

Intéressant également, la leader du RN est en tête chez les employés et les ouvriers. 


Vous me direz pourquoi donc Mélenchon, qui était un des seuls à avoir quelques propositions sur le logement, n'a pas fait plus au premier tour ? "Peut-être" que ses priorités de campagne dans la dernière ligne droite n'ont pas été celles-ci et qu'une partie de son électorat n'est pas si impactée que ça par les coûts du logement et l'inflation des tarifs énergétiques. C'est jute une hypothèse. Une partie non négligeable du vote Mélenchon est urbaine, et/ou proche des zones de richesses et de pouvoir. Une relative précarité y est apparement un peu plus supportable qu'à 80 kilomètres de son lieu de travail. Le vote de "colère" dans ces zones a été dissout au second tour entre une abstention pour les plus courageux et dans un vote Macron, garantie d'une non remise en cause de cette "richesse" par proximité. 

La progression du vote RN entre 2017 et 2022 est nette. En noir, les communes ou ça vote Marine, en jaune c'est Macron. On notera les bastions jaunes urbains au milieu de zones entièrement foncées. 


(infographie Ouest France)

Les moqueries qui suintent le bon gros mépris de classe envers cette France boueuse qu'on ne voit pas de Paris se sont multipliées sur les réseaux dès la victoire du Cyborg. L'exemple le plus frappant est cette séquence tournée à Hénin-Beaumont où l'on voit le désarroi de femmes apprenant la victoire du Cyborg. Mieux que tout test politique sur Facebook, ce que l'on ressent à la vision de cette séquence indique instantanément où l'on se situe sur l'échiquier de classe. Interrogée par la Voix du Nord, une des protagonistes déclare  : Je ne m’attendais pas à un tel écart. On vit vraiment dans un pays de riches et de vieux qui ne pensent pas à leurs enfants". C'est plus pertinent que l'ensemble des propos tenus par les journalistes et les politiques dans l'ensemble des soirées électorales de dimanche dernier. 

Venons-en à l'acte II de la comédie 2022 : les législatives en juin. 

J'espère me tromper, mais tout porte à croire que l'histoire se répètera et qu'au jeu des alliances et d'une élection conçue, dans son mode de calcul et son calendrier, pour renforcer le pouvoir du président élu celui-ci sera effectivement renforcé. La stratégie de Mélenchon après la premier tour est grandiloquente  mais périlleuse. Il a offert "ses" voix à Macron sans négociation dans l'heure qui a suivi l'annonce des résultats du premier tour, alors même que le barrage médiatique n'avait même pas encore osé se lancer. A vrai dire, il a lancé le coup de feu du départ. Je ne sais pas ce qu'il vaut au pouvoir, mais en termes de négociation, il est très mauvais. Après vingt ans d'un combat anti-FN qui n'a fait que le renforcer, cette persistance dans le déni est fascinante et le révélateur d'une déconnexion avec une partie du pays qu'il est pourtant censé représenter.

La réalité est la même en plus appuyée qu'en 2017. Sans une convergence des représentants du vote populaire de gauche à droite sur des thématiques concrètes et immédiates : logement, prix, salaires, relocalisation des emplois, il n'y aura jamais d'accession au pouvoir, ni au contre-pouvoir. Il est probable que ni LFI, ni même le RN, avec leurs millions de voix (majoritaires à eux deux) n'aient de représentation digne de ces chiffres à l'Assemblée ou juste quelques sièges, assurant une poignée de salaires de députés et la prolongation d'une couverture médiatique pour les impétrants.

A moins d'un entracte populaire surprise. 

***

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Liban. Course contre la montre pour une sortie du gouffre financier

Dans un Liban en plein marasme économique et embourbé dans le mal-vivre depuis des années, quelques annonces de l'avancée des négociations avec le Fonds monétaire international, certes accueillies avec circonspection, sont venues offrir une perspective de sortie de crise, à un mois d'élections législatives dont on n'est pas encore sûr qu'elles se tiendront.

À la surprise générale, le Liban et le Fonds monétaire international (FMI) ont annoncé jeudi 7 avril 2022 un accord de principe pour une aide de 3 milliards de dollars (2,77 milliards d'euros) afin de sortir le pays de la pire crise économique et sociale de son histoire. Le montant peut paraître dérisoire étant donné le volume d'aide dont le Liban a besoin —chiffré à des dizaines de milliards de dollars (le montant exact est difficile à déterminer, tant les modes de calcul diffèrent), mais il constitue un premier pas devant ouvrir la voie à des versements ultérieurs et d'autres provenant de pays amis. Cependant, l'accord dépend surtout cette fois de l'application d'un train de réformes essentielles et de leur adoption par le Parlement — et donc par la classe politique.

Comme par hasard, l'Arabie saoudite et le Koweït, deux richissimes monarchies sunnites du Golfe, ont dès le lendemain annoncé le retour de leurs ambassadeurs à Beyrouth après cinq mois de bouderie en raison, selon eux, de l'influence iranienne via le Hezbollah chiite sur la politique libanaise.

La veille de ces annonces pourtant, le vice-président du conseil des ministres libanais Saadé Chami, qui conduit depuis plusieurs mois la délégation de son pays dans les négociations avec le FMI affirmait que le Liban était un pays « en faillite » et sa banque centrale également. Le pays, qui a fait défaut en mars 2020 sur sa dette en devises (eurobonds)1 croule sous une dette globale estimée à 92 milliards de dollars (85 milliards d'euros). La banque centrale et les banques locales, qui ne servent plus depuis deux ans que de petites sommes à leurs déposants, détiennent plus de la moitié de cette dette.

L'aide du FMI conditionnée à des réformes

L'accord de principe avec la redoutable institution internationale a été accueilli favorablement par les trois principaux dirigeants du pays : le chef de l'État, le chrétien Michel Aoun, le président du parlement chiite Nabih Berri, et le premier ministre sunnite Nagib Mikati. En revanche, le scepticisme était au rendez-vous au sein d'une population très appauvrie par la crise, et même parmi les dirigeants et la classe politique. « Il faut prier pour que ça marche, J'irai demain à l'église », a confié à Orient XXI Grégoire Giraco, un Libanais incrédule et inquiet pour son pays. Et de fait, le pays n'est pas au bout de ses peines, loin de là, car les réformes nécessitent la bonne volonté des chefs de partis (« les corrompus » comme le crie la rue depuis près de trois ans) qui ont leurs propres intérêts et leur clientèle dans un système que l'ancien ministre et universitaire libanais Ghassan Salamé qualifiait de « kleptocratie redistributive » dans un entretien avec Orient XXI, soit « des gens qui redistribuent à leurs partisans, à leurs confessions, à leurs clientèles les ressources pillées de l'État ». Un système qui fonctionne (mal) depuis des décennies et est rétif à toute réforme, ce qui a amené le Liban d'avant à la faillite. Même scepticisme pour le banquier libanais spécialiste de la dette, Shadi Karam : « Le coût social imposé par le FMI risque d'être trop lourd à supporter par la population ». Et malgré leurs discours, les parties prenantes libanaises « risquent fort de rejeter les termes de l'accord », a t il confié à Orient XXI.

Dans le passé et avant la dernière crise, la communauté internationale avait promis des aides conséquentes : 7,6 milliards de dollars (7 milliards d'euros) lors de la conférence des donateurs internationaux dite « Paris III » de janvier 2007. Mais les réformes souhaitées n'ont jamais vu le jour, faute de bonne volonté, et l'argent promis n'est jamais arrivé. Cette fois, aide et réformes sont intimement liées, sous l'égide du FMI. Et l'UE s'est encore une fois dite prête à apporter son soutien.

Un projet de budget en accéléré

Pour preuve que les choses sont prises au sérieux, le conseil des ministres vient d'adopter non sans mal une loi de finances et le projet de budget pour 2022 qui doit encore être validé en commission et au Parlement. Avant les élections législatives du 15 mai 2022, c'est dire que la course contre la montre est une rude épreuve. D'autant que la crainte est grande de voir un accord en bonne et due forme avec le FMI tarder à se concrétiser après le mois de juin 2022, comme c'est actuellement prévu. Si l'annonce d'un accord de principe avait été reportée, il aurait fallu attendre, calendrier oblige, l'élection présidentielle de l'automne 2022. Pour un Liban quasiment en arrêt cardiaque c'est un renvoi aux calendes grecques !

« Nous coopérerons étroitement pour assurer la mise en œuvre rapide de toutes les mesures convenues avec le Fonds, y compris l'adoption de la législation nécessaire, en coopération avec le Parlement. Nous renouvelons notre plein engagement à poursuivre la coopération avec le FMI afin de sortir le Liban de sa dépression et de le mettre sur la voie du redressement », a ainsi indiqué un communiqué commun de Michel Aoun et Nagib Mikati après l'annonce de l'accord. « Le Liban souffre d'un cumul qui a provoqué une crise économique et financière complexe et sans précédent, un déficit important et une augmentation constante de la dette publique », une des plus élevées du monde, selon ce même communiqué. Insistant sur l'urgence du calendrier des réformes, Saadé Chami a martelé : « Plus nous tardons à lancer les réformes nécessaires, plus le prix sera élevé pour l'économie nationale et donc pour le citoyen. Le prix de l'attente est très élevé, donc tout le monde doit coopérer. »

La Banque du Liban sur la sellette

On ignore encore comment seront réparties les pertes du secteur financier. Les déposants des banques estiment qu'il s'agit de les rendre équitables, alors que le gouvernement envisageait de leur en faire supporter 55 % afin de mitiger celles des actionnaires des banques.

Un point important concerne le rôle de la Banque du Liban (BdL) dont le gouverneur Riad Salamé est visé par plusieurs enquêtes en Suisse, en France, au Liechtenstein et au Luxembourg pour détournements de fonds, malversations financières et blanchiment d'argent, et poursuivi pour « enrichissement illicite » au Liban. Son frère Raja, accusé de connivence, a été jeté en prison. L'accord avec le FMI interdit formellement à la BdL « de financer les déficits de l'État libanais », ce qu'elle a fait pendant des décennies, croit savoir le journal L'Orient-le Jour dans son édition du samedi 9 avril 2022, citant des sources proches du dossier.

Autre difficulté, et non des moindres : comment annoncer que la pilule sera très amère à avaler ? « Le FMI prévoit que le gouvernement définisse une stratégie de restructuration du système bancaire. En réalité, cette stratégie est déjà définie. Mais le cabinet doit la valider et la rendre publique (…) », ajoute le journal. « Tous les acteurs sont prêts à restructurer jusqu'au moment où ils découvrent ce que cela implique réellement, si on fait les choses dans les règles, à savoir une reconnaissance des pertes », résume l'expert financier libanais Mike Azar, cité par le quotidien francophone.

Législatives verrouillées par les grands partis

Les partis politiques traditionnels tiennent le Parlement sous leur coupe et l'opposition (société civile, indépendants) est faible et morcelée. L'échéance du 15 mai vise à élire 128 députés pour une période de quatre ans. Les candidats doivent se rassembler obligatoirement au sein de listes composées d'au moins trois personnes. Les nouveaux venus dispersés et non adoubés par les partis traditionnels reconnaissent qu'ils ont peu de chance de faire une percée significative face à ceux qui connaissent le jeu des partis, largement confessionnel.

Pour la première fois, plus de 225 000 Libanais de la diaspora pourront voter dans les bureaux des ambassades. Pour la première fois également, 155 femmes font partie des 1043 candidats inscrits sur 103 listes, un chiffre record. Parmi elles, Sarah Yassine, une jeune universitaire et militante de la société civile de 34 ans, qui se présente pour un siège à Beyrouth au sein du collectif écologiste et social-démocrate Madinati (Ma ville). Soit quasiment une voix presque inaudible dans cette configuration ; pourtant, ce sont les voix de ces nouvelles générations qui manquent au pays. « Forte de l'expérience de la révolte d'octobre 2019 contre la corruption de la classe politique, je souhaite lutter contre la destruction de notre environnement naturel », a-t-elle déclaré en toute modestie face aux mastodontes sans véritable projet.

Les voix inaudibles du changement

Ainsi, l'opposition issue du soulèvement d'octobre 2019 arrive-t-elle, comme on s'y attendait, en rangs dispersés dans la circonscription du Mont-Liban, pourtant des plus compétitives. Dans cette région, « les groupes de la contestation du 17 octobre arrivent au champ de bataille en rangs encore plus dispersés, puisque ce sont 5 listes se réclamant de la thaoura (le soulèvement) qui s'affrontent cette fois-ci, alors que les deux camps politiques traditionnels adverses présents se sont agglomérés chacun sur une liste »2.

Six partis et collectifs de l'opposition libanaise ont récemment annoncé qu'ils entendaient joindre leurs efforts en vue des législatives. Mais point d'unité ni de programme original pour ces mouvements certes courageux, mais faibles face à des rouleaux compresseurs comme le Hezbollah allié d'Amal, l'autre mouvement chiite du président du Parlement et majoritaire à l'Assemblée avec le parti du chef de l'État, le Courant patriotique libre (CPL), une coalition à laquelle s'opposent notamment les Forces libanaises (FL, ex-milices chrétiennes libanaises), alors que l'ancien chef du Courant du futur Saad Hariri, ancien premier ministre et leader de la rue sunnite a annoncé en janvier 2022 s'être retiré de la vie politique.

Malgré sa puissance, le Hezbollah (qui revendique le plus grand nombre de députés) reste critiqué par des voix de l'opposition telles celle de Charbel Nahas, ancien ministre et secrétaire général du parti Citoyens et citoyennes dans un État. « Le Hezbollah ne porte pas de projet politique »3, affirme cet homme politique charismatique très critique à l'égard des élections, même s'il a décidé d'y participer in fine pour contester la légitimité du pouvoir en place, et prôner un « projet de rupture » en faveur d'un État laïc, social et redistributif. C'est sans aucun doute le meilleur des projets, mais est-il seulement réalisable ?


1NDLR. Un « eurobond » ou euro-obligation est une obligation (emprunt) libellée dans une monnaie différente de celle du pays dans lequel elle est émise.

2Salah Hijazi, « Chouf-Aley : batailles classiques et thaoura en miettes », L'Orient le Jour, 8 avril 2022.

La Turquie de Recep Tayyip Erdoğan s'enfonce dans l'inconnu

Alors que de nombreux Turcs peinent à subvenir à leurs besoins, ils observent de près le contexte international brûlant, notamment en Ukraine. Avec en ligne de mire les élections présidentielle et législatives prévues dans un peu plus d'un an, qui pourraient voir Recep Tayyip Erdoğan en grande difficulté.

« Comment voulez-vous que je m'en sorte ? Les gens n'arrivent plus à payer leur facture, ils ne sont pas près de voyager et de faire du tourisme ». Burhan, 47 ans, est commerçant dans la petite ville de Mardin, située dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde, tout près de la frontière syrienne. L'homme se montre particulièrement prolixe quand il s'agit d'évoquer ses conditions de vie. « Tout le monde est très affecté. Nous sommes obligés de faire des choix, y compris pour la nourriture. Et plus les mois passent, plus notre situation est difficile », explique-t-il.

Haut lieu touristique, cette petite ville taillée à flanc de colline est particulièrement touchée par la crise. Un rapide coup d'œil à l'envolée des prix des produits de première nécessité permet de se faire une idée des difficultés de la population : plus 54 % pour le pain, plus 80 % pour l'huile, 120 % pour l'électricité et 25 % pour le gaz naturel, selon des données officielles publiées en janvier. La majorité de la population s'est vu contrainte de réduire drastiquement ses dépenses non essentielles.

Une économie en crise

Les foyers les plus modestes sont évidemment les plus durement touchés. Et si l'augmentation spectaculaire du salaire minimum décrétée en début d'année par le président turc a été plutôt bien accueillie — il est passé de 2 825 à 4 250 livres turques (environ 250 euros) —, cette mesure n'a pas suffi à améliorer significativement les conditions de vie d'une population à bout de souffle.

La crise affecte tous les secteurs de la société : à Diyarbakir, à une cinquantaine de kilomètres de Mardin, une jeune femme explique avoir été contrainte de repousser sine die son mariage, faute de pouvoir le financer. Le gérant d'un commerce vestimentaire explique, pour sa part, avoir divisé son chiffre d'affaires par deux depuis 2018, et avoir très peur de l'avenir.

Si les régions du sud-est, considérées comme les plus pauvres, sont touchées de plein fouet, l'ensemble du territoire turc fait face à une situation périlleuse. Mehmet, la trentaine, a dû se résigner à quitter Ankara après la perte de son emploi : « Je n'étais plus en mesure de payer mon loyer, j'ai été contraint de retourner vivre chez mes parents. Depuis, impossible de trouver un nouveau travail », raconte-t-il, désabusé.

Faute de perspectives et étranglée par la crise économique libanaise, Jana D., 25 ans, a quitté son pays il y a un an afin de s'installer à Istanbul. Pour elle, comme pour les milliers de Libanais qui ont émigré en Turquie, l'histoire se répète : « La situation se dégrade très rapidement. Je n'arrive pas à trouver de logement, beaucoup de gens ont les pires difficultés à payer leur loyer ou à se nourrir. Évidemment, ça reste mieux qu'au Liban, puisque nous avons de l'électricité, de l'essence ou des transports publics, mais je ne suis pas optimiste pour le futur », s'inquiète-t-elle. Et il y a de quoi : dans la mégapole stambouliote, les statistiques officielles de l'Agence de développement indiquent que, désormais, plus de 62 % des familles consacrent la majorité de leurs dépenses aux produits de première nécessité.

Un « capitalisme autoritaire »

Comment la situation a-t-elle pu se dégrader aussi rapidement ? « Si l'on devait donner un point de départ, cela pourrait être l'augmentation des taxes sur l'acier et l'aluminium turc décrétée par Donald Trump en 2018, qui entendait protester contre la détention du pasteur évangélique Brunson en Turquie. Dans les faits, cela a entraîné une forte dépréciation de la livre turque. Nous sommes alors dans un contexte qui n'est pas neutre, peu après la présidentialisation du régime », enchaîne Deniz Unal, économiste au Centre d'études prospectives et d'information internationales (Cepii).

En effet, depuis la tentative de coup d'État en 2016, la Turquie est entrée dans un régime d'exception : une période marquée par une restriction des libertés, mais également par une mise sous tutelle des autorités de régulation autonomes. Cet état de fait sera entériné en 2017 par un référendum permettant de modifier la Constitution et à la présidentialisation du régime politique. Dans un climat de renforcement de l'autoritarisme à l'intérieur et de troubles à l'international, l'économie turque entame alors sa descente aux enfers. « Comme dans les autres domaines, une mauvaise gestion due à la désinstitutionalisation a affecté la gouvernance économique et le pays s'est enlisé la crise », poursuit Deniz Unal, qui n'hésite pas à parler, comme plusieurs spécialistes, de « national-capitalisme autoritaire » pour décrire la politique économique du président Erdoğan.

Dès lors, la gouvernance économique s'est écartée d'un cadre rationnel pour suivre les ordres du président turc, devenu « économiste en chef » du pays. À titre d'exemple, depuis 2018, la Banque centrale de la République de Turquie (BCRT) obéit directement à ses seules directives. Suivant la volonté présidentielle, le maintien du taux d'intérêt directeur de la BCRT largement en dessous de l'inflation afin de favoriser la croissance grâce aux crédits accordés par les banques publiques a creusé les déficits courants et publics financés par la dette. Le cercle vicieux « inflation-dépréciation-endettement » dont le pays était sorti au début des années 2000 est de retour, et aucune des démarches entreprises depuis n'est venu l'enrayer. Conséquence, les investisseurs étrangers sont de plus en plus réticents à l'idée de venir s'installer en Turquie, tandis que la dépréciation continue de favoriser la dollarisation de l'économie.

Les réfugiés syriens « boucs émissaires »

À un plus d'un an des élections législatives et présidentielle — prévues en juin 2023 —, la situation vire au casse-tête pour le président turc, dont la base électorale est très sensible à la santé économique du pays. Dans un tel contexte, les tensions sont allées crescendo. Les quelque 3,6 millions de réfugiés syriens sont les premiers à avoir fait les frais du climat d'ultranationalisme en cours. En août 2021, à Ankara, plusieurs centaines d'hommes armés de bâtons ont saccagé des commerces tenus par des réfugiés, jugés responsables de la crise par les assaillants. Le 16 novembre dernier à Izmir, trois travailleurs syriens étaient brûlés vifs par un ancien paramilitaire alors qu'ils dormaient sur leur lieu de travail.

Loin d'appeler au calme, le pouvoir s'est lancé dans un plan de retour « volontaire » des réfugiés. Une dynamique qui inquiète la plateforme d'ONG belges CNCD-11.11.11 : « La chute de la livre turque, l'inflation, la paupérisation et la concurrence pour l'emploi créent une atmosphère hostile aux réfugiés syriens », a ainsi alerté sa directrice, Els Hertogen. Le Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdoğan est aussi sous la pression constante de certains partis d'opposition — particulièrement le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste) et l'Iyi parti (Bon parti, nationaliste laïque) —, qui lui reprochent d'avoir laissé trop de réfugiés s'installer dans le pays. Doublé sur sa droite comme sa gauche, Recep Tayyip Erdoğan semble désireux de faire évoluer sa politique en la matière afin de ne pas voir sa base électorale s'éroder un peu plus.

Sur une pente glissante, et alors que tous les sondages d'opinion le montrent en grande difficulté, le président Erdogan semble mettre toutes ses forces dans la bataille afin d'inverser la tendance avant les prochaines élections. À l'intérieur du pays pour commencer, où il semble bien décidé à faire le vide autour de lui. Le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, d'obédience kurde), devenu troisième force politique du pays en 2018 avec 6 millions de voix, est toujours sous le coup d'un bannissement pur et simple de la vie politique. Le 17 mars 2021, un acte d'accusation de 609 pages demandant l'interdiction du parti était remis à la Cour constitutionnelle turque par le procureur général de la Cour de cassation. En cause, les liens présumés entre le HDP et le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), labellisé « organisation terroriste » par la Turquie, l'Union européenne et les États-Unis.

En coulisses, le parti, déjà affaibli par l'emprisonnement d'au moins 5 000 de ses membres, craint que la procédure ne débouche sur son interdiction quelques semaines avant les prochaines élections, afin qu'il ne puisse pas se réorganiser à temps. Et c'est bien un enjeu majeur pour Erdoğan : l'AKP étant la seconde force politique dans de nombreuses villes à majorité kurde et les électeurs du HDP, dans leur immense majorité, n'ayant l'intention de voter pour aucun autre parti, celui du président turc raflerait ces régions.

Les sympathisants du HDP ont bien compris l'enjeu : le 21 mars 2022, à l'occasion du Nouvel An kurde, Newroz, près d'un million de personnes se sont rassemblées à Diyarbakir. Cette fête traditionnelle a viré à la démonstration de soutien au HDP, où les grandes figures du parti n'ont pas manqué de fustiger le caractère autoritaire du président turc autant que son naufrage économique. Pour la première fois depuis des années, les forces de l'ordre ont attaqué des participants aussi bien dans la manifestation qu'à l'extérieur, preuve des crispations croissantes au sommet de l'État.

Mais c'est à l'international que la riposte du président est la plus spectaculaire. Il cherche simultanément à améliorer ses relations avec Israël, l'Égypte, ou encore les Émirats arabes unis. Il est à noter que le chef de l'État turc a réalisé sa première visite officielle depuis dix ans à Abou Dhabi, un voyage de deux jours marqué par la signature de treize accords de coopération et mémorandums d'entente (MoU). Toujours dans l'optique d'attirer les capitaux des pays du Golfe, la Turquie a décidé de « clore et de transférer » en Arabie saoudite le dossier de l'assassinat de Jamal Khashoggi, le journaliste et opposant saoudien tué et démembré à l'intérieur du consulat saoudien d'Istanbul en 2018. Ce revirement s'accompagne en outre d'une volonté de rapprochement avec l'Union européenne, après des années de froid. Cette activité diplomatique trahit un besoin de financement urgent : dilapidées, les réserves de change sont désormais en négatif.

Médiation entre l'Ukraine et la Russie

L'offensive russe va-t-elle encore un peu plus fragiliser le raïs turc en difficulté ? Pas si sûr. Dépendant à la fois des deux pays belligérants — notamment en gaz et en blé —, Recep Tayyip Erdoğan semble voir en cette guerre une réelle opportunité politique et entend bien se positionner comme un médiateur de choix. « Erdoğan essaie de se positionner entre les deux camps de manière relativement équilibrée. Cette position peut contribuer à le placer au centre du jeu géopolitique. Et s'il arrive à gagner la bienveillance des Occidentaux afin d'obtenir des liquidités, il pourrait revenir en force sur le plan domestique », explique Deniz Unal. Et si ce n'était pas le cas, le chef d'État peut disposer, à la faveur de la déstabilisation mondiale que provoque l'invasion russe, d'un nouveau levier afin de promulguer des mesures d'exception supplémentaires. La partie ne fait que commencer.

Moustafa Al-Kadhimi, l'insaisissable funambule de la politique irakienne

Sera-t-il reconduit à la tête du gouvernement irakien ? Moustafa Al-Kadhimi aura été en tout cas, durant ces deux dernières années, une exception parmi tous les premiers ministres qui se sont succédé à ce poste. Cet homme mystérieux, passé du journalisme au renseignement puis à l'exécutif, semble avoir réussi à tenir un équilibre fragile sur la scène politique irakienne.

Moustafa Al-Kadhimi est le fils d'Abdellatif Mechtet Al-Ghribaoui, arrivé à Bagdad depuis le sud du pays (province de Dhi Qar) en 1963, soit quatre ans avant la naissance de son fils. Ce superviseur technique à l'aéroport de Bagdad a été un représentant du Parti national démocratique — l'un des plus vieux partis politiques du pays — dans sa ville natale d'Al-Chatra. Un chemin que son fils n'a pas suivi, puisqu'il a préféré s'opposer au parti Baas de loin, depuis l'Europe.

Avant de s'installer en Allemagne, puis au Royaume-Uni où il est resté jusqu'à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, Moustafa Al-Kadhimi était d'abord passé par l'Iran. Il n'a étudié dans aucun de ces pays et à vrai dire, personne ne sait quelle a été exactement son activité durant ces années-là. Au lendemain de la chute du régime, Al-Kadhimi a dirigé depuis Londres puis depuis Bagdad la fondation Dialogue humanitaire, qui se présente comme une « organisation indépendante, dont le but est de combler les écarts entre les sociétés et les cultures, et de promouvoir le dialogue comme alternative à la violence dans la résolution des crises ». Cet organisme qui a annoncé le 20 février 2022 la suspension de ses activités compte parmi ses fondateurs le dignitaire chiite l'ayatollah Hussein Ismaïl Al-Sadr, qui entretient de bonnes relations avec les Saoudiens, et à qui Al-Kadhimi continue de rendre visite de temps à autre dans son fief d'Al-Kadhimiya.

De bonnes relations avec la presse

Quoique vif opposant au régime du Baas, Al-Kadhimi n'a jamais eu de penchant islamiste. Depuis son retour en Irak, il a travaillé comme directeur de la fondation Al-Dhakira (La Mémoire) où il a contribué à récolter des enregistrements et des témoignages des victimes de l'ancien régime, ce qui laisse penser qu'il s'agit là d'une opposition de principe et non de circonstance. Mais une source qui tient à rester anonyme accuse cette organisation de « travailler dans le but de rassembler le maximum de renseignements, d'archives et de dossiers », ce qui constitue une force sur la scène politique.

Au début des années 2010, et alors qu'il poursuivait des études en droit qu'il a modestement réussies, Al-Kadhimi — connu aussi sous le nom d'Abou Haya, « le père d'Haya », du nom de sa fille aînée — a travaillé dans les médias, notamment en tant que rédacteur en chef du magazine kurde Al-Ousbou'iya (L'Hebdomadaire), publié par l'actuel président de la République Barham Saleh, et dont on dit qu'il aurait été l'un des fondateurs en 2007.

Entre 2014 et 2016, Al-Kadhimi a été le chef du service Irak à Al-Monitor, journal fondé par l'homme d'affaires syro-américain Jamal Daniel, que deux sources affirment être « le parrain d'Al-Kadhimi ». C'est à la suite de cette expérience que les Américains auraient glissé son nom comme candidat potentiel à la direction des services de renseignement. Mais un journaliste précise que « bien avant Al-Monitor, Al-Kadhimi avait eu comme premier soutien aux États-Unis l'universitaire et opposant au régime du Baas Kanan Makiya,1 qui avait de bonnes relations à Washington. […] Cette expérience lui a également permis de développer de nombreuses relations dans le monde des médias, ce qui lui vaut d'être le premier ministre irakien le moins moqué et le moins critiqué par la presse ».

S'il n'est pas réputé avoir du style, Al-Kadhimi a toutefois publié trois livres, dont le dernier est sorti en 2012 sous le titre La Question de l'Irak. La réconciliation entre le passé et l'avenir. Une de nos sources y voit un « ouvrage dangereux où se reflète la vision américaine du pays », c'est-à-dire un Irak neutre au niveau régional et où l'Iran aurait beaucoup moins d'influence. Sur la quatrième de couverture de l'ouvrage, on peut lire que l'auteur y « entérine un discours d'ouverture […] dont le rayonnement peut percer les murs des discours d'enfermement ». Des aspirations idéalistes et des slogans que l'on retrouve également dans les discours du premier ministre, lui qui avait déclaré fin 2021 après la tentative d'assassinat qui l'avait visé : « J'étais et je suis toujours prêt à me sacrifier pour l'Irak et son peuple », évoquant au passage les « missiles de la trahison », expression qui aurait fait allusion à certains membres au sein des Unités de mobilisation populaire, ces milices chiites pro-iraniennes.

Le tournant des services de renseignement

Avant de devenir premier ministre en mai 2020 dans le sillage du mouvement de protestation qui a commencé en octobre 2019, « Abou Haya » apparaissait très peu dans les médias, surtout depuis qu'il avait intégré les services de renseignement en 2016, où son premier poste a été celui de chef adjoint du bureau des opérations. Un autre journaliste affirme, toujours sous anonymat, qu'Al-Kadhimi a participé à toutes les réunions où l'on a décidé de l'usage de la force contre les manifestants du mouvement d'octobre 2019 : « En tant que chef du renseignement, il n'était pas populaire parmi les manifestants. Il semblerait que ce soit Moqtada Al-Sadr qui ait poussé pour qu'il devienne premier ministre ». Et il ajoute : « Al-Kadhimi est un homme mystérieux, notamment en ce qui concerne sa vie privée ». Une rumeur a ainsi circulé au moment où il intégrait les services de renseignement, disant qu'il était le gendre de Mehdi Al-Allaq, un des dirigeants du parti chiite Al-Da'wa — une des plus anciennes formations du pays —, et chef de cabinet des deux anciens premiers ministres Nouri Al-Maliki et Haydar Al-Abadi. Si Al-Allaq a lui-même nié tout lien familial avec Al-Kadhimi, il n'en reste pas moins que les deux hommes entretiennent de bonnes relations, ce qui participe à nourrir la rumeur.

Lorsqu'il arrive à la tête des services de renseignement en 2016, le pays se trouve dans une période très critique, avec d'une part l'intensification des combats contre l'organisation de l'État islamique (OEI), de l'autre un niveau sans précédent de tensions entre l'Iran et les États-Unis dans le cadre de la lutte contre l'OEI. Le passage par les renseignements lui a permis de maîtriser plusieurs dossiers, faisant de lui plus tard un homme fort au sein de l'exécutif. Il a également pu prouver ses capacités professionnelles et tisser les relations qui lui ont permis de devenir premier ministre, en se présentant comme la meilleure carte à jouer auprès de tous les acteurs politiques. D'aucuns ont d'ailleurs comparé sa trajectoire à celle d'Abdel Fattah Al-Sissi, qui a su également utiliser son poste pour paver son chemin vers la présidence.

Al-Kadhimi avait également de bonnes relations avec l'administration de Donald Trump. Le secrétaire d'État Mike Pompeo a été un des premiers à le féliciter quand il est arrivé au poste de premier ministre, tandis que l'ancien sous-secrétaire d'État américain pour les affaires du Proche-Orient David Schenker a annoncé aux journalistes que l'homme « avait précédemment prouvé qu'il était un patriote et une personne compétente ».

Une proximité avec Abou Dhabi

Le premier ministre a aussi veillé à tisser de bonnes relations au niveau régional, « car c'est ce qu'il y a de mieux pour l'Irak en ce moment », selon ses proches collaborateurs. Certes, son premier déplacement à l'étranger à ce titre a eu lieu en Iran, fin juillet 2020, mais en 2017 il s'était déjà rendu à Riyad en compagnie de l'ancien premier ministre Haydar Al-Abadi, où on l'avait vu se prendre longuement dans les bras avec le prince héritier Mohamed Ben Salman. Une scène qui s'est reproduite en mai 2021, lors de sa première visite officielle en Arabie saoudite.

Lorsque les Émirats arabes unis ont décidé de normaliser leurs relations avec Israël, Al-Kadhimi n'a pas critiqué cette décision, et il a même signifié que cela relevait de la souveraineté d'Abou Dhabi, sans s'attaquer non plus à l'idée même de normalisation, pourtant totalement rejetée par les Iraniens. Lors d'un sommet organisé à Bagdad en juin 2021 auquel ont assisté le roi Abdallah II de Jordanie et le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, l'homme fort de l'Irak a annoncé dans son discours inaugural que les trois pays continueront « à se coordonner sur les principaux dossiers régionaux, à l'instar des dossiers syrien, libyen, yéménite et palestinien, et à concrétiser une vision commune ». On notera d'ailleurs que le premier contact entre Saoudiens et Iraniens a eu lieu à Bagdad, de même que pour la première rencontre entre le président égyptien et l'émir du Qatar, après la réconciliation des pays du Golfe.

Une autre source souligne toutefois qu'« Al-Kadhimi est plus proche des Émirats, il devient même le représentant de leurs intérêts en Irak », ce qui aurait renforcé son pouvoir. Une proximité partagée « avec le président du Parlement Mohamed Al-Halboussi », sachant que Moqtada Al-Sadr, vainqueur des élections, « n'en est pas loin non plus », toujours selon la même source. Il apparaît en effet qu'Abou Dhabi est devenue la troisième force présente en Irak, derrière les États-Unis et l'Iran. La fédération entretient des relations avec tous les acteurs de la scène politique irakienne, y compris les Unités de mobilisation populaire ou d'autres milices, dans le but de préserver ses intérêts, y compris dans le pétrole et l'immobilier. Déjà en 2018, la chaîne qatarie Al-Jazira avait diffusé un reportage faisant état du « rôle des Émirats qui sont entrés sur la scène irakienne à travers le secteur économique et celui de la coopération ». Un rôle confirmé par plusieurs sources qui soulignent que le conseiller en sécurité nationale émirati Tahnoun Ben Zayed « a multiplié ses visites en Irak ces derniers temps ». Le pays ambitionne par ailleurs de détrôner l'influence saoudienne dans toute la région.

« Premier ministre en or »

Au niveau intérieur, le premier ministre jouit d'excellentes relations à la fois avec les dirigeants chiites, les parties sunnites et les Kurdes, ce qui lui vaut dans les cercles politiques le surnom de « premier ministre en or ». On l'accuse toutefois de consacrer des fonds publics à ses « soldats électroniques », en référence aux différentes pages et aux différents comptes sur les réseaux sociaux qui chantent ses louanges.

S'il a été accusé par les Unités de mobilisation populaire d'avoir été complice, début 2020, dans le double assassinat du général Ghassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution, et d'Abou Mehdi Al-Mouhandis, haut commandant au sein de la milice chiite des Brigades Badr, l'Iran ne semble pas partager cette suspicion, ce qui explique l'accueil chaleureux auquel il a eu droit lors de sa visite officielle à Téhéran. D'autres rencontres au sommet entre Al-Kadhimi et de hauts dirigeants iraniens : le secrétaire général du Conseil suprême de sécurité nationale iranien Ali Chamkhani, ou encore Esmail Ghaani, successeur de Soleimani — ont suivi cette visite. Il a également été en contact avec le Hezbollah libanais et des responsables iraniens pour mettre fin aux attaques perpétuelles des milices chiites du Hezbollah irakien contre lui.

Les relations avec Téhéran semblent même s'être améliorées depuis l'arrivée d'Ibrahim Raïssi à la présidence de la République islamique. Des proches d'Al-Kadhimi affirment que « les courants iraniens le respectent et ont beaucoup d'estime pour lui. Il a de bonnes relations avec tout le monde ». Une configuration qui peut s'expliquer par l'expérience de l'homme de Bagdad dans les quatre domaines les plus importants en Irak : les droits humains, les médias, la sécurité ainsi que la politique et l'administration.

Une autre source précise toutefois qu'« il y a des soupçons de corruption qui l'entourent, mais c'est un homme intelligent et stratège. Il sait respecter les lignes rouges de tout le monde, tout comme il sait partager les parts du gâteau au niveau régional et au niveau local, pour ainsi conserver un équilibre interne » dans le pays de toutes les divisions.

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Article traduit de l'arabe par Sarra Grira


1Auteur d'un livre sur l'Irak de Saddam Hussein, The Republic of fear.

Irak. Quand les cartes des alliances politiques sont rebattues

Depuis l'invasion américaine de 2003, la vie politique irakienne a été marquée par une confrontation entre sunnites et chiites, exacerbée par la présence américaine et le voisinage iranien. Les nouvelles alliances qui se mettent en place au lendemain des élections législatives laissent voir de nouvelles logiques à l'œuvre, marquées par l'entrée en scène d'acteurs régionaux comme le Qatar, la Turquie et les Émirats arabes unis.

Le 30 mars 2022, Moqtada Al-Sadr, chef du courant chiite sadriste qui a remporté les élections législatives en octobre dernier, a twitté qu'il préférait une impasse politique au « partage du gâteau » dans le cadre d'un « gouvernement de quotas ». Il visait par ses propos les forces du Cadre de coordination, un ensemble qui inclut notamment les représentants politiques des groupes chiites armés qui ont contesté le résultat des élections avant leur validation par la Cour suprême fédérale, fin décembre 2021.

La réaction de Moqtada Al-Sadr fait suite à un deuxième échec de sa coalition « Sauver la patrie » pour organiser une séance de vote au Parlement afin d'élire le président de la République.

Six mois après l'annonce des résultats électoraux, Al-Sadr n'arrive donc toujours pas à former le gouvernement majoritaire qu'il appelle de ses vœux, la coalition « Sauver la patrie » ayant besoin de 25 députés de plus pour obtenir une majorité nette au Parlement. Cette coalition, qui comprend les sadristes (73 sièges sur 329), le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) conduit par Massoud Barzani (37 sièges), ainsi que le mouvement sunnite Souveraineté conduit par le président du Parlement sortant Mohamed Al-Halboussi (37 sièges), est la première du genre en Irak, puisqu'elle rassemble à la fois des sunnites, des chiites et des Kurdes. Mais les adversaires chiites d'Al-Sadr y voient une manœuvre visant à les marginaliser, en constituant un gouvernement dans lequel il monopoliserait la représentation de leur communauté.

Cette situation de blocage fait peser sur le leader chiite un sentiment de défaite, malgré le pouvoir politique, populaire et armé dont il jouit. Ses adversaires chiites ont en effet réussi les 26 et 30 mars 2022 à briser le quorum de la séance parlementaire qui est de 220 députés, afin d'empêcher l'élection de Riber Ahmed Khalid Barzani, candidat du PDK au poste de président de la République1. Or, la formation du gouvernement est impossible sans l'élection du président. En effet, c'est à lui qu'il incombe, dans les quinze jours suivant son élection, de nommer au poste de Premier ministre le candidat du parti majoritaire. Lequel constituera ensuite son gouvernement. Seul le président du Parlement a pu être reconduit jusqu'à présent.

Cela fait quelques mois que l'Irak se trouve dans une situation d'impasse politique à cause des différends kurdo-kurdes autour de la présidence de la République, convoitée à la fois par le PDK de Massoud Barzani et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Bafel Talabani, fils de l'ancien président Jalal Talabani. Le parti de Barzani veut à tout prix imposer son candidat et concurrencer ainsi le parti de la famille Talabani qui a eu le monopole de ce poste depuis 2005.

Ce différend n'est pas nouveau. Il s'inscrit dans la logique des conflits régionaux. En effet, le PDK est perçu comme proche des États-Unis et de ses alliés dans la région, y compris Israël, tandis que l'UPK est accusé de collusion avec l'Iran et ses alliés à Bagdad. De fait, la lutte autour du poste de président de la République dépasse le cadre national, puisque l'Iran refuse que le parti de Barzani en hérite et qu'il continue, avec ses alliés à Bagdad, de soutenir la reconduction de Barham Saleh, l'actuel titulaire de la fonction, affilié à l'UPK.

Un membre de l'UPK a commenté ce bras de fer pour Orient XXI : « Si l'on accepte le candidat de Barzani, son parti cumulera désormais la présidence de la République irakienne, la présidence du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) détenue par Massoud Barzani, et le poste de premier ministre de ce même KRG (détenu par Masrour Barzani, fils de Massoud) ». Quant à Massoud Barzani, il ne considère pas la situation comme une lutte entre deux partis, mais entre deux familles. Tous les candidats qu'il a présentés à ce poste sont en effet des membres de sa famille. La cour fédérale ayant invalidé la candidature de son oncle maternel, l'ancien ministre des finances Hoshyar Zebari, il soutient un autre membre du clan, Riber Ahmed Khalid Barzani.

Ankara, unificateur des partis sunnites

Le changement de la donne politique est advenu en Irak avec les manifestations d'octobre 2019, lorsque des dizaines de milliers d'Irakiens ont entamé une vague de protestation contre la corruption, les groupes armés et la mauvaise gouvernance, une mobilisation qui allait durer un an. Ces manifestations sans précédent dans l'histoire moderne du pays ont été soutenues par le plus haut dignitaire religieux chiite, l'ayatollah Ali Al-Sistani. Elles ont conduit à la chute du gouvernement du premier ministre Adel Abdel Mahdi, soutenu par l'Iran, et à la nomination de Moustafa Al-Kadhimi, qui passe pour plus ou moins laïc.

Cet événement a également conduit à des changements dans l'équation politique du pays. Entre 2004 et 2018, les gouvernements ont toujours été formés sur la base du compromis. Les ministères étaient partagés entre les trois grands groupes : chiites, sunnites et Kurdes, chacun ayant constitué sa propre coalition. Mais les choses ont changé. Certes, la règle tacite qui accorde chacune des trois présidences à ces trois grands groupes est toujours en vigueur. Mais les modalités pour parvenir à ces postes ont changé en même temps que la logique des alliances.

Durent les deux dernières années, de nouvelles formes d'influence sur la scène politique ont vu le jour. Au-delà des influences « classiques », qu'elles soient américaines, iraniennes ou saoudiennes, on note le rôle de l'alliance qataro-turque, ainsi que l'entrée en force sur la scène irakienne de l'acteur émirati, qui tend à remplacer l'Arabie saoudite. En face, on remarque un net recul iranien, notamment avec la défaite des alliés de l'Iran aux dernières législatives.

Ankara s'est particulièrement intéressée au dossier irakien durant les deux dernières années, notamment à travers son chef des services de renseignement Hakan Fidan. La Turquie a réussi à fédérer plusieurs partis sunnites, jusque-là très divisés, au sein d'une seule alliance baptisée « L'Alliance de la souveraineté ». Cette union a pu se réaliser notamment grâce à la médiation du président turc Recep Tayyip Erdoğan qui a reçu le 4 octobre 2021 — soit une semaine avant les élections — les deux dirigeants sunnites Mohamed Al-Halboussi et Khamis Al-Khanjar, chacun en privé. Erdoğan a réussi à réconcilier ces deux personnalités irakiennes, qui avaient connu une longue période de tension, et à unir pour la première fois tous les partis sunnites. Selon des sources que nous avons pu approcher, le président turc aurait également proposé qu'Al-Halboussi conserve son siège de président du Parlement, et qu'Al-Khanjar soit nommé vice-président de la République. La première de ces suggestions a déjà été appliquée.

L'Iran en perte de vitesse

Le rapprochement entre la Turquie et les Émirats arabes unis a également joué un rôle dans la reconfiguration du paysage politique irakien. Si les sunnites étaient jusque-là divisés entre un axe Qatar-Turquie d'un côté et Arabie saoudite-Émirats arabes unis de l'autre, cette division n'a plus lieu d'être, bien qu'une partie des leaders du parti islamiste irakien — qui est la branche des Frères musulmans dans le pays — demeure proche, pour ne pas dire alliée de l'Iran.

Si l'Iran a réussi durant la dernière décennie à diviser les rangs politiques sunnites et à rallier certaines de ses personnalités, il doit faire face aujourd'hui à sa réunification par Ankara, alors que dans le même temps, c'est le camp chiite qui se divise. Téhéran qui est le principal soutien des partis chiites et de ses groupes armés, n'est plus capable de maintenir sous son influence toutes les composantes chiites. La victoire d'Al-Sadr ainsi que son alliance avec Barzani et Halboussi lui font craindre un danger qui l'a poussé à mettre en garde les dirigeants sunnites et kurdes contre la tentation de se précipiter dans les bras d'Al-Sadr. La position iranienne est d'autant plus ébranlée que certains de leurs concurrents se sont rapprochés des pays du Golfe et des États-Unis, sans parler des divergences qui entourent la formation du gouvernement. Pour tenter de riposter, l'Iran et ses alliés irakiens ne cessent d'accuser la coalition tripartite « Sauver la patrie » d'être soutenue par les États-Unis, les Émirats arabes unis et Israël.

Ces changements ont ravivé le conflit entre l'ancien premier ministre Nouri Al-Maliki et son meilleur ennemi, Moqtada Al-Sadr. Al-Maliki est en effet revenu sur le devant de la scène après que son parti a obtenu 34 sièges au Parlement, contre 25 lors des législatives de 2018. Cette victoire a rééquilibré les forces au sein du camp chiite dont Al-Sadr veut être le seul leader — ou du moins le principal. Ce que ni les milices, ni les partis chiites, ni les personnalités telles qu'Al-Maliki ou Ammar Al-Hakim, leader du courant de la Sagesse, ne peuvent accepter.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDT. Il est d'usage en Irak, depuis 2003, que le président de la République soit kurde, le premier ministre arabe chiite et le président du parlement arabe sunnite.

Éplucher le millefeuille de la Turquie

Recep Tayyip Erdoğan est-il l'irascible dictateur décrit par la presse occidentale ? Deux essais bien différents parus en France viennent nuancer le tableau. Le président turc n'en sort pas indemne, mais la Turquie moderne qu'il dirige y apparaît dans toute sa complexité, avec ses atouts et ses faiblesses.

On n'a pas fini de parler de la Turquie. L'évolution de ce pays-charnière situé entre l'Orient et l'Occident passionne plus encore les experts que le grand public depuis que s'y est imposée, au début de ce siècle, la figure controversée de Recep Tayyip Erdoğan. Deux livres proposent, dans des approches bien distinctes, des réflexions intéressantes sur cette Turquie moderne aux desseins parfois insaisissables.

On doit le premier, sorti en septembre 2021 aux éditions Eyrolles, à la plume de Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Son titre offre le mérite de la transparence : La Turquie, un partenaire incontournable. L'auteur, en effet, a voulu mettre sa prose au service d'un plaidoyer très fouillé pour que l'Union européenne approfondisse et multiplie « les initiatives avec la Turquie », estimant que « la mise en œuvre de véritables synergies serait très certainement un multiplicateur de puissance bénéfique ».

La métamorphose d'un homme

On cherchera en revanche vainement une telle ambition dans l'autre essai, La Turquie d'Erdoğan, que publie en ce mois de janvier 2022 aux éditions du Rocher la journaliste Anne Andlauer, qui vit depuis près de douze ans en Turquie où elle a pris racine. Correspondante pour de nombreux médias français, suisses et belges, notre consœur s'attache avec bonheur à décrypter « l'infini millefeuille turc », comme elle appelle la très complexe société turque.

Son ouvrage est soutenu par une multitude d'opinions ou d'anecdotes de citoyens recueillies au fil de ces dernières années à propos de l'évolution de leur pays sous la domination du Parti de la justice et du développement (AKP), le parti d'Erdoğan, et cela dans divers domaines comme par exemple les aspirations frustrées de la jeunesse, le verrouillage croissant de la liberté d'expression, l'accueil problématique des millions de réfugiés ou encore l'impossible ancrage du pays à une Union européenne à la fois si proche et si lointaine. Tous domaines sur lesquels plane l'ombre tutélaire d'un Recep Tayyip Erdoğan, passé en 2014 des responsabilités de premier ministre à celles de président de la République non sans avoir veillé à faire adopter un accroissement considérable des pouvoirs dévolus à sa charge actuelle. Au fil des pages se dessine la métamorphose d'un homme, ambitieux pour lui et pour son pays, dont le discours subira une évolution par étapes, avec la répression de la contestation de Gezi à Istanbul en 2013, les élections perdues de juin 2015 (promptement annulées puis gagnées quelques mois plus tard) et, évidemment, le putsch raté de 2016 où il vit passer de près la fin de son règne, sinon de sa vie.

De la main de velours au gant de fer

La métamorphose en question se traduit par des bouleversements dans la vie quotidienne des Turcs. Et Anne Andlauer de citer le journaliste Kemal Can (p. 67) :

L'AKP d'Erdoğan avait construit une certaine image : celle d'un parti qui renverse les tutelles, élargit la démocratie, tend la main aux Kurdes, apporte le développement économique, combat la corruption. Il avait cette capacité à créer une histoire qui mobilisait les électeurs et face à laquelle l'opposition ne parvenait pas à trouver un discours. C'était une vraie hégémonie (…) À l'inverse, l'Erdoğan d'aujourd'hui consacre tout son talent à perpétuer son pouvoir. Il a perdu sa capacité à créer une histoire et n'est pas parvenu à élargir sa base. C'est d'autant plus grave que sa popularité se dégrade dans les centres et chez l'électorat les plus dynamiques du pays : les grandes villes et les jeunes. Nous sommes face à un pouvoir en mode défensif.

Le dossier kurde illustre bien l'évolution du règne d'Erdoğan depuis la suave main de velours des premières années jusqu'à l'implacable main de fer contemporaine. Didier Billion consacre un chapitre à ce qu'il désigne par « la centralité du fait kurde ». Pour y regretter que « pour s'assurer le soutien des nationalistes turcs », Erdoğan en fut venu à déclarer en mars 2015, année électorale, qu'il n'y avait « jamais eu dans ce pays un problème kurde » alors que quelques semaines plus tôt, « le principe de négociations directes avec le PKK » (Parti des travailleurs du Kurdistan) avait été validé. De son côté, Anne Andlauer rappelle les mots bien plus conciliants de celui qui, en 2005, était premier ministre : « S'il faut absolument y mettre un nom, le problème kurde est le problème de tous, c'est mon problème. »

Une stratégie liberticide

Malgré des démarches bien différentes, on trouvera quelques similitudes analytiques entre l'essai de Didier Billion et celui d'Anne Andlauer. Tous deux, par exemple, s'accordent à contester la qualification de « dictature » souvent assenée en Occident au régime dirigé par l'ombrageux Erdoğan. « Ce n'est pas une dictature, explique le premier sur le site de l'IRIS, parce que, par exemple, lors des dernières élections municipales, les deux principales villes du pays que sont Ankara, la capitale politique, et Istanbul, la capitale économique du pays, sont passées aux mains de l'opposition. Donc, ce n'est pas un pays de dictature qui le permettrait. » Il n'empêche, reconnait-il en même temps dans son livre, « la stratégie liberticide mise en œuvre par Recep Tayyip Erdoğan rend parfaitement compte de sa conception singulière de la démocratie (…) ».

Et non, malgré les apparences, Erdoğan ne décide pas tout en Turquie, confirme Anne Andlauer. Elle l'explicitait au journal Le Soir le 11 janvier 2022, brandissant le même exemple électoral :

L'élection municipale de 2019 à Istanbul, que son parti a perdue malgré tous les efforts du président pour rejouer le scrutin, en est la parfaite illustration. Le retrait de la Convention d'Istanbul sur la violence contre les femmes aussi. Tout cela crée le débat, y compris chez ses partisans. Même si une partie d'entre eux le suit aveuglément, d'autres remettent en cause ouvertement certains choix, et certains se détachent de son parti.

L'énigme des djihadistes

Au rayon des regrets, on pointera que les deux essais évitent de traiter en profondeur une ambiguïté tangible d'Erdoğan : son attitude vis-à-vis des djihadistes engagés dans le théâtre de guerre syrien pendant plusieurs années. En effet, le président turc a souvent été accusé d'avoir au moins fermé les yeux sur les va-et-vient de cette mouvance entre son pays et le voisin méridional en plein déchirement, au motif supputé que l'hostilité des djihadistes envers les Kurdes servait les intérêts de la Turquie.

De même, les deux auteurs s'abstiennent de s'appesantir sur l'échec économique patent du président turc qui, il est vrai, s'est surtout aggravé ces dernières années comme l'illustre la récente chute de valeur considérable subie par la monnaie locale face au dollar, avec pour probables conséquences une nouvelle altération de la popularité d'Erdoğan. Ce dernier, note néanmoins Anne Andlauer, se retrouve ainsi contraint de devoir renouer, tout penaud, avec les Européens, avec des régimes dans le Golfe ou même avec Israël, autant de puissances qu'il avait éreintées sans vergogne il n'y a pas si longtemps dans ses discours flamboyants.

La journaliste, avec ce sens de la nuance qui l'honore, réfute les raccourcis dont la presse occidentale se montre friande. « Comme la plupart des Turcs aujourd'hui, écrit-elle (p. 133), Recep Tayyip Erdoğan ne rêve pas particulièrement de restaurer l'empire ni de reconquérir les territoires perdus. Il ne songe probablement pas davantage à rétablir le sultanat, le califat, l'alphabet arabe, la polygamie… Ce dont il rêve surtout, c'est d'imprimer sa marque et de rester au pouvoir autant qu'il le pourra (…)  ». Il reste à voir ce que l'Histoire, qui peut être sévère, retiendra de lui.

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➞ Didier Billon, La Turquie, un partenaire incontournable
Eyrolles, septembre 2021
192 pages ; 16,90 euros

➞ Anne Andlauer, La Turquie d'Erdoğan
Éditions du Rocher, janvier 2022
260 pages ; 19,90 euros

Élections en Irak. L'immobilisme comme seul horizon

Des élections législatives anticipées ont eu lieu en Irak dimanche 10 octobre 2021. Initialement prévues en avril 2022, elles ont été avancées pour répondre aux mobilisations massives de 2019, mais semblent relever davantage d'une formalité que d'une véritable promesse de changement.

Les élections législatives du 10 octobre 2021 ne sont pas seulement anticipées, elles s'organisent également selon une nouvelle loi électorale. Celle-ci prévoit un découpage territorial en 83 circonscriptions qui suscite de nombreuses critiques, car cette nouvelle cartographie correspondrait aux zones d'influence des principales forces en place, et leur permettrait ainsi de préserver leur poids sur la scène politique.

En tout, 3 240 candidats sont en lice pour 325 sièges, dont 83 reviendront à des femmes, soit 25 % du Parlement. Neuf sièges sont réservés aux minorités religieuses ou ethniques, entre chrétiens, yézidis, sabéens et shabaks. Le partage des sièges selon les gouvernorats fait qu'environ 175 sièges reviendront aux chiites, tandis que les sunnites compteront une soixantaine de députés.

Sur les 40 millions d'habitants que compte l'Irak, 25 millions ont le droit de voter. Les autorités excluent cependant le vote des Irakiens résidant à l'étranger et ceux qui sont dans les camps des déplacés. Trois gouvernorats détiennent le plus grand nombre de sièges au Parlement. Celui du grand Bagdad compte 72 sièges, suivie par Ninive avec 34 sièges et Bassora dans l'extrême sud du pays qui portera 25 députés au Parlement. Les Kurdes se disputent 45 sièges parlementaires dans les trois gouvernorats de la région du Kurdistan.

Réformer… avec les mêmes forces en place

Au vu du mercato d'alliances électorales entre les forces influentes, aucun changement substantiel n'est à prévoir. Les chiites, toutes dénominations confondues, demeurent les acteurs principaux de la vie politique, et devraient, sauf surprise, préserver leur avantage numérique à l'Assemblée. Ces forces sont toutefois traversées par des divergences religieuses — certaines ont en effet pour guide l'ayatollah Al-Sistani, tandis que d'autres suivent Bachir Al-Najafi, Moqtada Al-Sadr ou encore Ali Khamenei — ou politiques qui pourraient mettre à mal la formation d'un prochain gouvernement.

Le mouvement sadriste dirigé par le religieux Moqtada Sadr se trouve en tête des forces chiites et pourrait rafler le plus grand nombre de sièges en raison de l'adhésion d'un grand nombre de chiites, notamment issus des classes populaires, à la famille Sadr. Lors d'une réunion élargie dans son fief à Al-Koufa le 27 août 2021, Sadr avait appelé les principaux cadres de son parti à soutenir ce qu'il a appelé le « courant de la réforme »1.

Les sadristes, qui faisaient partie des forces armées ayant combattu les forces américaines et qui ont participé à tous les derniers gouvernements tout en brandissant le slogan de la réforme, espèrent former le plus grand bloc afin d'obtenir le poste de premier ministre. Pourtant, des suspicions de corruption ont entaché des membres du courant qui ont occupé des postes ministériels et administratifs, ainsi que des collaborateurs extérieurs qu'ils avaient nommés pour se donner l'image d'un mouvement ouvert et représentatif des diverses mouvances de la société irakienne.

Le mercato des alliances

La Coalition de l'État de droit dirigée par l'ancien premier ministre Nouri Al-Maliki (2008-2014) est l'autre alliance chiite principale, puisqu'elle regroupe entre autres les adhérents au parti Al-Daawa Al-islamiya, le plus ancien parti religieux en Irak. Mais le bilan de ses huit années au pouvoir ne joue pas en sa faveur, notamment le fait que l'organisation de l'État islamique (OEI) a pu prendre le contrôle d'un tiers du territoire ; sans oublier la propagation de la corruption et la dilapidation de près de 500 milliards de dollars (432,36 milliards d'euros) sur fond de dégradation des services publics, notamment dans les secteurs de l'électricité, du pétrole, de l'énergie, de l'agriculture et de l'industrie.

Quant à la coalition Al-Nasr dirigée par l'ancien premier ministre Haïdar Al-Abadi (2014-2018), lui-même ancien membre d'Al-Daawa, elle fera pour sa part alliance avec Tayyar Al-Hikma (Courant de la sagesse), dirigée par le religieux Ammar Al-Hakim.

Les Kurdes présentent pour leur part quatre listes, dont celles des deux principaux partis kurdes, à savoir le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, et l'Union patriotique du Kurdistan conduite par Qoubad Talabani, fils de l'ancien président Jalal Talabani (2005-2014).

Quant aux Arabes sunnites, ils entrent dans ces élections avec trois alliances principales : Azm (Détermination), dirigée par Cheikh Khamis Al-Khanjar, Takaddoum (Progrès) que dirige Mohamed Al-Halboussi, l'actuel président du Parlement et la coalition Lel Irak Mouttahidoune (Unis pour l'Irak) dirigée par Oussama Al-Noujaifi, l'ancien président du Parlement (2010-2014). Le Parti islamique, aile locale des Frères musulmans et dirigé par Rachid Al-Azzawi, a choisi de s'allier avec la coalition Al-Binaa que dirige Faleh Al-Fayyad, chef des Unités de mobilisation populaire (Al-Hachd Achaabi)2. En Irak, les Frères musulmans sont en effet proches des forces iraniennes puisque Al-Azzawi, dont la femme est iranienne, a vécu pendant plus de 20 ans chez le voisin perse et considère la révolution islamique conduite par Rouhollah Khomeiny comme un modèle à suivre.

Entorses à la constitution

Selon la Constitution irakienne de 2005, le Parlement est bicaméral, mais la deuxième chambre n'a jamais été mise en place et ses prérogatives ne sont, à ce jour, toujours pas déterminées. De même, cette Constitution est censée interdire la participation aux élections de toute entité disposant d'une aile militaire, ce qui n'empêche pas les unités de mobilisation populaire, très influentes en Irak, d'y prendre part sous des dénominations civiles, comme le rassemblement Hoqouq (Droits).

Ces factions armées avaient déjà réussi à renforcer leur présence au Parlement lors des élections de 2018, à coup de menaces et en recourant à des fraudes électorales. Elles ont également plus d'une fois représenté un défi à l'autorité de l'État, comme avec l'encerclement, à trois reprises, de la « zone verte »3 entre 2019 et 2021. Les Unités de mobilisation populaire ont même menacé de « couper les oreilles » du premier ministre Mustafa Al-Kazemi si jamais il touchait à leurs privilèges. Ce dernier avait en effet tenté d'inclure ces milices au sein des forces de sécurité et de contrôler leur financement, sans succès.

La tenue d'élections anticipées a été la réponse gouvernementale aux manifestations qui ont commencé en octobre 2019, et certaines listes dites indépendantes se réclament de ce qu'on appelle communément la « révolution d'octobre ». Il est cependant difficile de savoir si leurs membres ont réellement participé au mouvement de protestation.

Tous ces éléments font que l'on s'attend à une participation limitée à ces élections, les Irakiens ayant perdu l'espoir d'un véritable changement, qui apporterait les réformes économiques et politiques dont le pays a besoin après ces longues années de guerres et d'instabilité.

Mahmoud Khalaf Al-Tadrissi, professeur à la faculté de sciences politiques de l'Université de Bagdad, partage ce pessimisme :

Même si de nouvelles personnalités étaient élues au prochain Parlement, cela resterait insuffisant, car le fondement même du système politique en Irak est problématique. C'est un système hybride, qui mélange différents régimes politiques et se fonde sur la nécessité d'un consensus entre les différents blocs politiques. De fait, ces derniers procèdent à des alliances afin de préserver leur existence politique sans que cela aboutisse à la stabilité et la prospérité à laquelle aspire le peuple.

Al-Tadrissi s'attend même à ce que la situation empire après les élections si les chiites, majoritaires, échouent à constituer un bloc suffisamment large pour obtenir le poste de premier ministre, convoité par les différents partis et les représentants des autres confessions, même si la tradition veut que, depuis 2003, le premier ministre soit chiite, le président du Parlement arabe sunnite et le président de la République kurde.

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Traduit de l'arabe par Hamid Al-Arabi.


1NDLR. Cette appellation fait référence aux signataires du « document de la réforme » publié en août 2021 et qui propose en 16 points une feuille de route pour sortir de la crise que connaît le pays. Le document a été signé par plusieurs leaders politiques irakiens, dont le chef kurde Massoud Barzani, l'ancien premier ministre Haïdar Al-Abadi et l'actuel président du Parlement irakien Mohamed Al-Halboussi.

2NDLR. Coalition paramilitaire majoritairement chiite, formée en 2014 à l'appel de l'ayatollah Al-Sistani pour se battre contre l'OEI.

3NDLR. Enclave hautement sécurisée où se trouvent entre autres les sièges du gouvernement et du parlement irakiens, ainsi que l'ambassade des États-Unis.

Les causes de la défaite des islamistes au Maroc

C'est une terrible défaite qu'a subie le Parti de la justice et du développement aux élections législatives marocaines de septembre 2021. Sa déroute signe la condamnation de sa politique de compromission avec le Palais, notamment de son aval de la normalisation avec Israël, même si les fraudes orchestrées par le Makhzen ont contribué à l'ampleur de son recul.

Deux pourcentages peuvent résumer les élections législatives marocaines tenues le 8 septembre 2021 : 90 % et 24 %. Les 90 % représentent la baisse du nombre d'élus du Parti de la justice et du développement (PJD) au Parlement. Les 24 % constituent le taux de participation dans l'une des plus grandes circonscriptions du pays, Casablanca/Anfa.

La signification du premier pourcentage est l'aspect le plus commenté du scrutin. Si la défaite du parti dirigé par le premier ministre Saad-Eddine Al-Othmani n'a pas surpris, son ampleur interroge. Pour comprendre cette déroute, il faut garder à l'esprit deux caractéristiques importantes du PJD. La première est qu'il a été porté au gouvernement — pas au pouvoir — par les vents du printemps arabe et son incarnation marocaine, le Mouvement du 20 février. La deuxième : il proclame que le changement de l'intérieur du système est possible, et qu'une alliance avec la monarchie contre le Makhzen, « l'État profond » version marocaine, est nécessaire.

En 2007, le deuxième personnage le plus puissant du régime, Fouad Ali Al-Himma, quittait son poste de conseiller du roi et créait le Parti de l'authenticité et de la modernité (PAM). Objectif avoué : stopper la progression des « islamistes » du PJD. Les événements de 2011 feront avorter cette stratégie. Adoptant le ton anti-Makhzen du Mouvement du 20 février tout en affichant un soutien indéfectible à la monarchie, le PJD remportera les élections en novembre de la même année et dirigera le gouvernement.

Il devra son succès aux voix des citoyens qui ont cru en la crédibilité de la réforme constitutionnelle de juillet 2011 ; ceux qui ont cru que le Makhzen était en retrait. Les dirigeants du PJD pensaient aussi que la monarchie leur serait reconnaissante de leur rejet de la demande majeure du Mouvement du 20 février : le passage à une monarchie parlementaire. C'est donc un numéro d'équilibrisme auquel s'est livré le PJD. Son succès dépendait de sa capacité à convaincre les électeurs en demande de réformes sérieuses, d'où ses victoires électorales en 2011 et 2016. Il dépendait aussi de sa capacité à rassurer le roi de son attachement à la primauté de la monarchie dans la gestion des affaires du pays.

Le PJD a finalement failli sur les deux tableaux. D'abord, il a mal jugé ou s'est menti sur les intentions de la monarchie à son égard. Il est peu de dire que l'appareil de l'État et les forces politiques directement inféodées à la monarchie ont constamment œuvré à empêcher l'aboutissement des réformes entamées, surtout durant la première législature PJD.

D'impossibles réformes

L'exemple le plus frappant est celui de la réforme de la caisse de compensation. Très coûteux (5 milliards d'euros) et inefficace, le système d'aide aux plus démunis qu'était censée être la caisse de compensation était devenu une aberration ruineuse. La solution était connue depuis des lustres, mais personne n'osait s'y atteler. La première phase consistait à éliminer ou substantiellement réduire les subventions aux produits de consommation de base, surtout les produits pétroliers. C'était la phase la plus politiquement périlleuse. La deuxième phase consistait à transférer cette aide directement aux populations les plus désavantagées.

Le gouvernement d'Abdelilah Benkirane a réduit les subventions, entrainant une hausse des prix pour tous les citoyens, y compris les plus démunis. Lorsqu'il tentera de mettre en place la deuxième phase en ciblant l'aide aux plus nécessiteux, les partis proches du palais, et surtout le Rassemblement national des indépendants (RNI) mené par Aziz Akhennouche s'y opposeront. Pour les observateurs, c'était couru d'avance : jamais le Palais n'aurait permis qu'un parti politique — surtout arrivé au gouvernement grâce au souffle du printemps arabe — prenne le crédit d'une réforme aussi populaire que l'octroi d'aide directe aux citoyens les plus démunis.

Autre exemple, la réforme de la justice. Le PJD a bien tenté de contrecarrer la mainmise de l'institution judiciaire directement sous la tutelle de la monarchie. En vain. Et puis il y eut l'épisode de la formation du gouvernement après les élections législatives de 2016. Le camp anti-PJD a mis toute son énergie à empêcher la reconduction d'Abdelilah Benkirane à la primature. Pourtant, le PJD avait remporté une victoire encore plus large que celle de 2011. Ses instances avaient décidé de reconduire Benkirane comme candidat au poste de premier ministre. Menés encore une fois par le RNI, les partis proches du Palais sans lesquels aucune majorité gouvernementale n'était possible ont refusé de s'allier à Benkirane, sans même justifier leur position.

Lorsque les dirigeants du PJD ont compris que Benkirane était devenu indésirable, ils l'ont remplacé par Saad-Eddine Al-Othmani. Comme par enchantement, les réfractaires d'hier ont donné une majorité au nouveau candidat. Al-Othmani se révélera un premier ministre encore plus accommodant, sous la direction duquel aucune tentative de réforme sérieuse ne verra le jour. Pire, une réplique des événements de 2011, le Hirak du Rif éclatera à l'été 2017. Il sera durement réprimé, avec l'assentiment des membres PJD du gouvernement. Et lorsque la monarchie a été obligée d'admettre les défaillances de son modèle de développement, le PJD et ses ministres ont assisté en simples spectateurs, comme plus tard durant la crise de la Covid-19.

La dérive sécuritaire du régime avec la répression de la presse, le scandale Pegasus et les affaires de tortures qui refont surface se sont opérées sans que le PJD et sa composante gouvernementale s'y opposent. Mais soucieux qu'il était de ne pas affronter l'institution monarchique, le PJD a toujours été une victime consentante, et parfois même complice. Cependant, pour les électeurs du PJD, les compromis ont fini par devenir des compromissions. Celle de trop étant sans doute la normalisation avec Israël. Surtout qu'elle survenait après deux autres concessions majeures touchant des sujets fondamentaux pour le parti : le retour de l'enseignement des matières scientifiques en langue étrangère, et donc retour sur l'arabisation ; et la légalisation de l'usage thérapeutique du cannabis. Fait remarquable, pour la première fois de son histoire, le Mouvement unité et réforme (MUR), l'organisation de prédication jumelle du PJD n'a pas appelé à voter pour lui. Une façon de protéger le mouvement qui représente la matrice idéologique du parti des errements de celui-ci.

Pour que la thèse de la désaffection d'électeurs sanctionnant les compromissions du PJD tienne, encore faut-il que les votes perdus par le PJD ne se soient pas reportés massivement vers le RNI. Ce parti est identifié au Makhzen, fondé par le beau-frère de Hassan II et dirigé par un homme d'affaires, Aziz Akhannouch qui lui doit en grande partie sa fortune. Ses stations-service ont été la cible du boycott massif dans le cadre d'une campagne citoyenne dirigée contre la prédation économique du régime. Son entreprise Afriquia a fait partie des compagnies pétrolières récemment épinglées par le Conseil de la concurrence pour entente sur les prix.

Boycott des électeurs urbains

Un autre chiffre prend toute sa signification : le taux de participation de 24 % dans l'une des circonscriptions urbaines les plus importantes du pays, celle d'Anfa dans la capitale économique Casablanca. En baisse de 10 points par rapport aux élections de 2016, il accrédite bien la thèse du boycott d'une catégorie d'électeurs urbains qui avaient cru à la stratégie de participation du PJD. Ce chiffre est une mauvaise nouvelle pour le PJD, bien sûr, mais aussi pour le régime. Il signifie que ces électeurs ne se retrouvent pas non plus dans l'offre pléthorique des partis affidés de la monarchie. Ce pourrait être une armée de réserve pour une offre politique qui conteste la nature même du régime. Couplé aux chiffres sur le chômage des jeunes en milieu urbain, cela signifie aussi les protestations urbaines telles le Mouvement du 20 février ou le Hirak du Rif ont de beaux jours devant elles.

Le MUR et Abdelilah Benkirane ne s'y sont d'ailleurs pas trompés. Les dirigeants mouvement de prédication dans de multiples articles publiés sur le site du mouvement avant les élections, et l'ancien premier ministre dans une vidéo diffusée quelques jours avant la tenue du scrutin ont insisté sur la nécessité de voter. Il s'agissait pour eux de ne pas laisser la place vide à leur autre adversaire politique, le mouvement Al-Adl wal-Ihsan (Justice et bienfaisance). Ce mouvement islamiste a toujours refusé la participation politique en affirmant que la monarchie dans sa forme actuelle ne permettait pas aux acteurs politiques de mener les réformes nécessaires. Le boycott qui se dessine dans les grands centres urbains valide son approche au détriment de celle du PJD et du régime.

L'ampleur de la défaite du PJD interroge pourtant. La neutralité négative de l'État face à l'utilisation de l'argent et l'achat des voix n'est pas une nouveauté. L'absence d'observateurs crédibles non plus. On se rappelle que le Centre Carter connu pour son professionnalisme n'avait pas été autorisé à couvrir les élections en 2016 déjà. D'autres indices laissent penser à une implication plus directe des services de l'État dans la défaite du PJD, confirmée par une suspecte épidémie de panne de photocopieuses dans les bureaux de vote centraux à Rabat.

¿Quién dirige Irán ?

Contrariamente a la creencia común que suele reducir al país al “régimen de los mulás”, el sistema institucional iraní resulta más complejo que eso. Al igual que en todo el resto del mundo, varias estructuras de poder colaboran o compiten entre sí.

¿UNA TEOCRACIA ?

En la República Islámica de Irán coexisten varios polos de poder : los poderes ejecutivo y legislativo se comparten entre el Parlamento, el presidente y el Guía de la Revolución. De los tres, el último, que suele ser llamado “Guía supremo”, es la pieza central del régimen. Además de ser el jefe de las fuerzas armadas, controla al conjunto de los otros órganos y es la verdadera autoridad decisiva cuando entran en riesgo los intereses fundamentales de la nación (como la política nuclear). De hecho, Irán se rige por el principio del “gobierno del docto” (velayat-e faqih en persa) : solamente los religiosos tienen la legitimidad requerida para dirigir el país.

Sin embargo, no se puede considerar a Irán como una pura teocracia. En efecto, no todas las instituciones se fundamentan en una legitimidad religiosa. Algunas, como el presidente, poseen más bien una legitimidad electoral, y otras, como la Asamblea de Expertos, combinan ambas. Por lo tanto, el sufragio universal juega un papel importante en Irán. En este sentido, el artículo 1º de la Constitución Iraní de 1979 deja asentada la dualidad del régimen, ya que justifica la forma de gobierno del país remitiéndose a los principios coránicos y al resultado del referéndum organizado luego de la revolución, en marzo de 1979.

ELECCIONES MUY CONTROLADAS

Aunque no existen partidos políticos propiamente dichos y las diferentes facciones en competencia suelen pasar casi inadvertidas para los observadores occidentales, las elecciones legislativas o la elección presidencial en Irán enfrentan a candidatos con programas variados (incluso dentro del grupo de los “conservadores” o de los “moderados”). Así, el país puede experimentar formas de alternancia política : al ultraconservador Mahmud Ahmadineyad lo sucedió por ejemplo el moderado Hasán Rohaní como presidente en 2013. La vida política iraní es reforzada por el hecho de que los diferentes polos de poder no necesariamente están alineados : el presidente moderado actual tiene que contemporizar con un Parlamento ampliamente dominado por los conservadores desde 2020.

Si bien el sufragio de los iraníes hombres y mujeres no es puramente formal, no se puede calificar al régimen de democrático. Más allá del papel del Guía de la Revolución, cabe destacar que las elecciones no son libres. En efecto, los candidatos son seleccionados previamente por el Consejo de Guardianes de la Constitución, que verifica la conformidad de todas las candidaturas (ver esquema) : solo pueden presentarse los partidarios del régimen. Así, para las elecciones legislativas de 2020 fueron descalificadas el 55% de las candidaturas, reduciendo considerablemente la apertura del juego político.

Además, el resultado de las elecciones no siempre parece ser respetado, como ocurrió en 2009, con la reelección muy cuestionada de Mahmud Ahmadineyad y la violenta represión del “movimiento verde” (nombre dado a los manifestantes contra el fraude electoral). El temor a la militarización del régimen se ve corroborado por el peso considerable del cuerpo de la Guardia Revolucionaria Islámica (también llamada Pasdaran), las fuerzas armadas de élite del régimen, tanto en el campo militar como en el político y económico.

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Traducido del francés por Ignacio Mackinze.

Algérie. Des élections qui ne règleront rien

Arrêté pour quelques heures à la veille de la tenue des élections législatives, Ihsane El- Kadi explique les raisons des pressions subies par Maghreb émergent et Radio M et souligne que la revendication pour le changement portée par le Hirak reste d'actualité.

Orient XXI. Vous venez d'être arrêté, puis libéré plusieurs heures plus tard. Ce n'est pas la première fois ; le 18 mai dernier, vous avez été mis sous contrôle judiciaire pour « diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l'unité nationale ». Pourquoi ces arrestations ? Que craint le régime ?

Ihsane El-Kadi. Les interpellations ont commencé en juin 2020, c'est-à-dire sous l'ère du président Abdelmadjid Tebboune, et pas avant. J'ai été arrêté par la Direction générale de la sûreté intérieure (DGSI) et conduit à la caserne d'Antar, à Alger. Mais que ce soit le harcèlement juridique du ministre de la communication Amar Belhimer, souvent en service zélé pour le président de la république, ou du fait de l'auto-saisine de la police politique, le fond de l'affaire, même dissimulé, est le même : l'audience de Radio M et de son site d'information posent problème.

Le média couvre le Hirak, l'actualité de la répression et reçoit tous les points de vue qui s'expriment dans le respect des règles républicaines. Il s'agit donc à chaque fois, avec ce rouleau compresseur sécuritaire et judiciaire, de voir dans quelle mesure il est possible de réduire cette audience, d'infléchir la ligne éditoriale, sans avoir à en arriver à la mesure extrême de la fermeture pure et simple.

Le harcèlement dépasse ma seule personne. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN, police) s'est déchainée contre la journaliste Kenza Khatto dès qu'elle a montré son ordre de mission. Elle a eu droit à quatre jours de garde à vue. Un de nos actionnaires, Nabil Mellah, a été jeté en prison alors qu'il représente un modèle d'entreprise de la diversification économique (exportation hors hydrocarbures).

En vérité, le régime ne redoute pas Radio M, un petit web média, mais le repaire exemplaire de résistance qu'il peut proposer à une opinion populaire qui s'est très largement détournée de la propagande officielle dans les médias accrédités. La preuve encore ce samedi 12 juin avec le fiasco du scrutin vanté pendant des semaines dans ces médias. Stopper purement et simplement ce média est une option sur la table. Mais ce n'est pas la seule.

O. X. Le pouvoir pense-t-il avoir réglé le Hirak par cette consultation électorale ? Quel est l'avenir de ce mouvement qui a tant mobilisé ?

I. K. Le colonel avec qui j'ai beaucoup échangé à la caserne Antar ne m'a pas donné le sentiment qu'il considérait que cette législative règlerait la question posée par le Hirak. Il avait sans doute raison. Les Algériens n'ont pas adhéré à cette offre politique supposée renouveler la scène représentative, mais en dehors des acteurs du mouvement populaire. Le Hirak n'a pas subi de défaite en mars 2020 lorsqu'il a interrompu les marches populaires sous l'effet de la pandémie. Il n'en a pas subi non plus en juin 2021 en perdant la possibilité de marcher dans les grandes villes du pays à l'exclusion des villes kabyles. La défaite aurait été de ne plus pouvoir mobiliser en l'absence de répression. Ce n'est pas le cas. Maintenant, il lui faudra compenser son absence dans les espaces publics par un surcroît d'organisation. Une partie de plus en plus large des élites militantes du Hirak en est convaincue et y travaille. D'ailleurs la répression sécuritaire cible de plus en plus les projets de mise en réseau des acteurs du Hirak. La revendication du changement radical exprimée depuis le 22 février 2019 continuera d'être portée dans les prochains mois. Elle le sera différemment. La feuille de route institutionnelle de Tebboune devra en tenir compte tôt ou tard.

O. X. La situation économique étant très mauvaise, quel type de réponse la classe politique peut-elle apporter aux difficultés sociales des Algériens ?

I. K. L'Algérie a besoin d'un consensus politique fort pour engager des réformes de modernisation de l'économie que le régime d'Abdelaziz Bouteflika a reportées parce qu'antinomique avec son fonctionnement autoritaire clientéliste. L'exécutif d'Abdelmadjid Tebboune qui sortira des législatives n'aura pas plus de force politique pour réformer que l'actuel gouvernement. Il y a donc une inclinaison à la poursuite du statu quo bureaucratique qui consomme les réserves de change de la Banque d'Algérie semestre après semestre en attendant un choc d'ajustement qui arrive à grande vitesse. Dans les années 1990, c'est la guerre civile qui a permis au pouvoir politique de faire passer un ajustement structurel brutal comme un moindre mal.

Aujourd'hui, le discours présidentiel est irréaliste et il ne prépare pas les Algériens au consensus sur des réformes qui ne peuvent passer que par une ouverture politique préalable permettant aux perdants de l'ajustement de se défendre librement. La capacité à conduire un changement politique et une réforme économique n'a jamais été aussi faible à la tête de l'État algérien.

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Maghreb émergent/Radio M fait partie du réseau Médias indépendants sur le monde arabe créé par Orient XXI.

Qui dirige l'Iran ?

Contrairement aux idées reçues qui résument parfois le pays à un « régime des mollahs », le système institutionnel de l'Iran est complexe. Comme partout ailleurs dans le monde, plusieurs structures de pouvoir collaborent ou entrent en concurrence les unes avec les autres.

Une théocratie ?

Plusieurs pôles de pouvoir coexistent en République islamique d'Iran : les pouvoirs exécutif et législatif sont ainsi partagés entre le Parlement, le président et le Guide de la Révolution. Parmi les trois, c'est toutefois bien ce dernier, plus couramment appelé « Guide suprême » en France, qui est la clef de voûte du régime. En plus d'être le chef des armées, il est la véritable autorité décisionnaire lorsque les intérêts fondamentaux de la nation sont en jeu (telle la politique nucléaire) et contrôle l'ensemble des autres organes. En effet, l'Iran est régi selon le principe du « gouvernement du docte » (velayat-e faqih en persan) : seuls les religieux ont la légitimité requise pour diriger le pays.

© Nicolas Lepoutre.

Pour autant, on ne peut considérer l'Iran comme une pure théocratie. En effet, toutes les institutions ne s'appuient pas sur une légitimité religieuse (en vert sur le schéma ci-dessus). Certaines, comme le président, détiennent plutôt une légitimité électorale (en bleu sur le schéma) ou combinent les deux, telle l'Assemblée des experts. Le suffrage universel joue donc un rôle important en Iran. En ce sens, l'article 1er de la Constitution iranienne de 1979 marque bien la dualité du régime puisque la forme de gouvernement du pays y est justifiée à la fois par une référence aux principes coraniques et par le résultat du référendum organisé en mars 1979, au lendemain de la révolution.

Des élections très contrôlées

Même s'il n'existe pas de partis politiques à proprement parler et que les différentes factions en compétition sont souvent peu lisibles pour les observateurs occidentaux, les élections législatives ou l'élection présidentielle iranienne voient s'affronter des candidats au programme varié (y compris au sein du groupe des « conservateurs » ou des « modérés »). Le pays peut ainsi connaître des formes d'alternance politique : à l'ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad succède par exemple le modéré Hassan Rohani comme président en 2013. La vie politique iranienne est encore renforcée par le fait que les différents pôles de pouvoir ne sont pas forcément alignés : le président modéré actuel doit ainsi composer avec un Parlement très largement dominé par les conservateurs depuis 2020.

Si le droit de vote des Iraniens et des Iraniennes n'est pas purement formel, le régime ne peut toutefois pas être qualifié de démocratique. Au-delà même du rôle du Guide de la révolution, il faut souligner que les élections ne sont pas libres. Les candidats sont en effet sélectionnés au préalable par le Conseil des gardiens de la constitution qui vérifie la conformité de toutes les candidatures (cf. schéma) : seuls des partisans du régime peuvent se présenter. Ainsi, 55 % des candidatures pour les élections législatives de 2020 ont-elles été disqualifiées, réduisant considérablement l'ouverture du jeu politique.

De surcroît, le résultat des élections ne semble pas toujours respecté, comme en témoignent en 2009 la réélection très contestée de Mahmoud Ahmadinejad, puis la violente répression du « mouvement vert » (nom donné aux manifestations contre la fraude électorale). La peur d'une militarisation du régime est encore renforcée par le poids majeur du corps des Gardiens de la Révolution islamique (aussi appelés pasdaran), armée d'élite du régime, dans le domaine militaire mais aussi politique et économique.

Pour sortir de l'impasse, la Palestine a besoin d'élections démocratiques

Après l'échec des accords d'Oslo, « l'accord du siècle » a définitivement enterré l'idée d'un État palestinien. La récente vague de violences dont le Hamas et Israël ont tiré profit en est la conséquence. La tenue d'élections générales doit permettre à la mobilisation née à Jérusalem-Est de trouver un prolongement en Palestine.

La terrible violence qui a embrasé la Palestine et Israël ce dernier mois signe l'effondrement final de près de trois décennies d'un processus de paix qui n'a jamais fonctionné. Tout a commencé avec les accords d'Oslo, qui n'ont pas mis en place un cadre permettant une réelle coexistence entre Israéliens et Palestiniens sur le long terme ni créé la confiance nécessaire à la mise en œuvre d'une solution à deux États. Par ailleurs, en octroyant certains pouvoirs de gouvernance à l'Autorité palestinienne (AP), ces accords, soutenus par la communauté internationale, ont transformé l'Autorité en gendarme de la Palestine, officiant dans le contexte d'une inexorable occupation.

Les échecs répétés de relance des négociations autour de la solution à deux États ont ensuite abouti à l'« accord du siècle ». Ce projet hégémonique de l'administration Trump a confirmé que les États-Unis avaient renoncé aussi bien à toute stature morale qu'au respect du droit international. Il ont accordé à Israël les pleins pouvoirs afin d'officialiser son annexion illégale des terres palestiniennes et d'en continuer la colonisation. Les États arabes impliqués dans les accords d'Abraham l'ont soutenu pour des raisons stratégiques, car Israël représentait pour eux un allié commode contre l'Iran dans un contexte géopolitique de retrait américain de la région.

« L'accord du siècle » a détruit l'édifice de paix chancelant érigé par Oslo. Il a bradé les droits des Palestiniens et totalement liquidé l'idée d'un État palestinien. La récente vague de violences en est la conséquence inévitable, accentuant encore l'échec de la normalisation. Elle rappelle les conflits passés de 2008 et 2014 à Gaza, entre le Hamas et Israël.

Le jeu pervers du Hamas et d'Israël

Pourtant, à y regarder de plus près, cette crise ne se contente pas de répéter l'histoire récente. Un nouveau développement s'y pointe : la convergence d'intérêts du Hamas et d'Israël pour tuer dans l'œuf la mobilisation populaire. Le Hamas et le gouvernement Nétanyahou craignent tous deux ce que représentent les évènements de Cheikh Jarrah, à savoir la genèse d'un mouvement civique pour les droits des Palestiniens. Comme beaucoup d'autres mouvements sociaux, les Palestiniens de Cheikh Jarrah ont choisi la désobéissance pacifique plutôt que la lutte armée ; de plus, le mouvement est né indépendamment du Hamas à Gaza et de l'AP en Cisjordanie, offrant un cadre inédit de référence politique pour de nombreux Palestiniens.

Cette situation présente un paradoxe historique. Jusqu'à très récemment, la région s'attendait à ce que le problème palestinien infuse le printemps arabe. Pourtant, c'est l'esprit de résistance civique du printemps arabe qui a transformé l'équation palestinienne. La résistance des résidents palestiniens de Jérusalem-Est contre les évictions forcées israéliennes repose sur des réseaux de solidarité horizontale, qu'unissent de nouveaux langages de résistance. Le mouvement a été renforcé par l'activisme transnational et le soutien international, avec des manifestations de solidarité dans une grande partie du monde arabe et occidental.

C'est la non-violence de ce mouvement qui a entraîné une réponse israélienne violente, laquelle, à son tour, a entraîné l'entrée en scène du Hamas qui était, jusqu'aux évènements de Sheikh Jarrah, la seule force politique palestinienne déterminée à résister à l'intransigeance israélienne. La situation en Cisjordanie est des plus révélatrices. Vingt-cinq Palestiniens ont été tués — le plus grand nombre de morts en une seule crise depuis l'Intifada d'Al-Aqsa il y a vingt ans. Pourtant, les manifestations à travers la Palestine et Israël se poursuivent. Nous n'avions pas été témoins d'une mobilisation populaire de cette ampleur depuis la grève générale de 1936. Inversement, nous n'avons pas assisté à un tel nombre d'arrestations de la part des forces israéliennes depuis la deuxième Intifada d'Al-Aqsa : les forces de sécurité détiennent, depuis avril, des milliers de manifestants palestiniens.

C'est la peur de cette mobilisation populaire qui crée pour le Hamas et le gouvernement israélien une convergence d'intérêts, alors que chaque partie souhaite anéantir l'autre, même s'ils se retrouvent aujourd'hui alignés fortuitement sur des positions communes et non par le fait d'une entente mutuelle. Israël est habitué aux conflits violents, mais se trouve complètement désorienté face au vocabulaire moral des droits civils. De même, la vision idéologique du Hamas repose sur la lutte armée et non sur un mouvement populaire démocratique enraciné dans le berceau de la Palestine historique, Jérusalem.

Les accords d'Oslo ont fait de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) une instance gouvernementale, avec l'abrogation de son ancien statut d'« acteur terroriste ». L'ironie de l'histoire du processus de paix est que le Hamas pourrait bien, lui aussi, perdre son étiquette d'« organisation terroriste » car, dans le contexte de la situation actuelle, Israël doit trouver un interlocuteur.

Le Hamas et Israël ont tous deux tiré profit de la violence. Le gouvernement israélien a entériné sa stratégie de militarisation de la question palestinienne en mettant en avant son droit à la légitime défense. Même ceux qui se présentent comme des alternatives politiques à Nétanyahou comme Benny Gantz ont soutenu le bombardement de Gaza. Le Hamas, quant à lui, risque de se transformer en une version palestinienne du Hezbollah. Le conflit lui a permis de passer du statut d'organisation de résistance nationale à celle de puissance militaire dont les capacités armées lui permettent de s'inscrire dans une temporalité millénariste et supranationale, sans se soucier des intérêts de son peuple. Aucun des deux acteurs ne recherche réellement une solution pacifique. Ils se renforcent l'un l'autre de façon perverse, dans le cadre d'une mise en scène ritualisée en continuelle représentation, à l'intérieur de lignes rouges bien définies et connues de chacun d'eux.

À qui profite le crime ?

Plusieurs acteurs régionaux ont renforcé leur stature avec le conflit. L'axe Qatar-Turquie, qui se positionne contre l'axe émirien-saoudien-israélien, est très vite apparu comme le défenseur de la Palestine. Recep Tayyip Erdoğan, en particulier, a été salué dans le monde musulman pour sa rhétorique combative contre Israël et son invocation religieuse à protéger les résidents palestiniens de Jérusalem contre de nouvelles agressions. Et l'émir de Qatar a repris le rôle de protecteur du peuple palestinien.

L'Égypte et la Jordanie ont également, grâce à la crise, gagné en visibilité par leurs efforts déployés dans la négociation d'un cessez-le-feu. La Jordanie se devait d'agir compte tenu de la situation complexe dans laquelle se trouve le royaume hachémite. La monarchie conserve son statut de gardien des lieux saints de Jérusalem, mais elle craint également de payer le prix fort en servant à terme d'État de substitution aux Palestiniens. L'Égypte d'Abdel Fattah Al-Sissi a, de son côté, oscillé entre le militantisme propalestinien et la médiation non partisane de l'ère Moubarak.

D'autres acteurs internationaux se sont très mal sortis de la crise. Les États-Unis se sont encore plus marginalisés en tant qu'arbitre de la paix et ont compromis toute possibilité future de retrouver ce rôle. Les interventions répétées de l'administration Biden pour mettre fin aux discussions du Conseil de sécurité de l'ONU appelant à un cessez-le-feu ont clairement montré que son influence diplomatique avait de sérieuses limites et, surtout, qu'elle ne voulait pas remettre en cause l'exception israélienne.

L'Union européenne (UE) n'a pas fait mieux. Elle n'a su coordonner une action collective entre ses États membres qu'après une semaine de violence, et n'a pas pu faire plus que de lancer un timide appel à la paix. L'UE continue de se tenir dans l'ombre des États-Unis.

Dans le monde arabe, les Émirats arabes unis ont été pris de court, parce qu'ils avaient parié sur la disparition de toute velléité palestinienne de révolte. Après avoir mené les négociations des accords d'Abraham l'année dernière, ils se sont vus félicités pour avoir contribué à donner naissance à une nouvelle ère de paix multilatérale. Cependant, la récente crise a confirmé que l'accord des Émirats arabes unis avec Israël était un outil stratégique de coopération bilatérale sur les questions régionales, et non un levier permettant de faire avancer le dossier palestinien. Alors que des voix officieuses sur les réseaux sociaux avaient adopté le discours israélien de légitime défense, le gouvernement émirati s'est proposé pour servir de médiateur entre le Hamas et Israël, bien que ces tentatives aient été finalement marginalisées par les initiatives égyptiennes et jordaniennes.

Les Émirats arabes unis ont néanmoins une carte importante à jouer : Mohamed Dahlan, ancien leader du Fatah à Gaza et féroce rival de Mahmoud Abbas, ce qui fait de lui une cible du Fatah. Le Hamas reste tout aussi méfiant à l'égard de Dahlan qui conserve une base populaire à Gaza et a critiqué l'organisation islamiste dans le passé. Il pourrait rentrer dans le jeu avec l'appui émirati.

L'Arabie saoudite et l'Iran sont restés en marge de la crise, ce qui reflète clairement leurs faiblesses respectives. L'Arabie saoudite sera maintenant plus prudente et cherchera à trouver un nouvel équilibre entre ses intérêts nationaux et régionaux. L'effusion populaire qui a ravivé le sentiment propalestinien a suffi à freiner, au moins temporairement, sa discrète attirance pour une normalisation avec Israël.

L'Iran est confronté à un autre dilemme : il est devenu trop efficace dans la région. Le régime iranien a transféré ses technologies de missiles au Hamas, qui a adapté son armement et a produit lui-même les roquettes qu'il utilise aujourd'hui. Mais n'a pas rejoint le pseudo axe chiite et a fait le choix de rester dans la famille sunnite, car historiquement il est une branche des Frères musulmans égyptiens. L'Iran n'a donc pas pu exploiter le conflit récent à des fins géopolitiques. Il n'y a d'ailleurs pas eu de réaction militaire du Hezbollah au bombardement de Gaza, ce qui aurait été le signe d'une escalade iranienne. Au lieu de cela, Téhéran reste davantage concentré sur le regroupement de ses forces en Irak et sur la quête d'un nouveau compromis nucléaire avec l'Occident.

Des élections législatives comme unique solution

Ce paysage régional changeant ainsi que la convergence Hamas-Israël plongent la plupart des Palestiniens dans une situation désespérée. Pourtant, la meilleure façon de sortir de la crise serait d'organiser des élections, indéfiniment retardées par le Hamas et le Fatah. Aucun des deux acteurs ne souhaite organiser une telle consultation de peur de perdre ses prérogatives territoriales : le Hamas craint de perdre Gaza au profit du Fatah, et le Fatah craint de perdre la Cisjordanie au profit du Hamas.

Cependant, les élections donneraient au peuple palestinien un avantage fondamental qui leur permettrait de faire leur jonction avec les grandes luttes dans le monde en faveur des droits humains, de Nelson Mandela à Black Lives Matter. Elles lui fourniraient un gouvernement légitime qui pourrait le représenter dans le monde et réactiver la possibilité soit d'une solution à deux États, soit de tout autre statut crédible. Cela permettrait à de nouvelles voix palestiniennes, comme les jeunes militants et les mouvements sociaux qui se sont mobilisés autour de Cheikh Jarrah de remplacer les élites vieillissantes qui les dirigent depuis les accords d'Oslo. Cela permettrait également de favoriser l'émergence d'une alternative politique palestinienne ancrée localement ; et éviterait enfin de se retrouver avec un futur gouvernement chapeauté par le Hamas transformé en Hezbollah palestinien, ou par le Fatah, prisonnier de sa rente de situation de gendarme par procuration.

C'est là que la communauté internationale peut intervenir dans le bon sens. Aucune condamnation diplomatique d'Israël ne mettra fin au processus d'occupation et d'annexion, et aucune sanction ou menace ne convaincra le Hamas d'abandonner sa posture militaire. Au contraire, la communauté internationale doit promouvoir la tenue d'élections démocratiques en Palestine pour donner la parole à la majorité silencieuse, afin de permettre de sortir de l'impasse politique et d'offrir une voie alternative pour assurer les droits du peuple palestinien.

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