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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Autopiégés par les deepfakes : où sont les bugs ?

Par Dr Sylvie Blanco, Professor Senior Technology Innovation Management à Grenoble École de Management (GEM) & Dr. Yannick Chatelain Associate Professor IT / DIGITAL à Grenoble École de Management (GEM) & GEMinsights Content Manager.

« C’est magique, mais ça fait un peu peur quand même ! » dit Hélène Michel, professeur à Grenoble École de management, alors qu’elle prépare son cours « Innovation et Entrepreneuriat ».

Et d’ajouter, en riant un peu jaune :

« Regarde, en 20 minutes, j’ai fait le travail que je souhaite demander à mes étudiants en 12 heures. J’ai créé un nouveau service, basé sur des caméras high tech et de l’intelligence artificielle embarquée, pour des activités sportives avec des illustrations de situations concrètes, dans le monde réel, et un logo, comme si c’était vrai ! Je me mettrai au moins 18/20 ».

Cet échange peut paraître parfaitement anodin, mais la possibilité de produire des histoires et des visuels fictifs, perçus comme authentiques – des hypertrucages (deepfakes en anglais) – puis de les diffuser instantanément à l’échelle mondiale, suscitant fascination et désillusion, voire chaos à tous les niveaux de nos sociétés doit questionner. Il y a urgence !

En 2024, quel est leur impact positif et négatif ? Faut-il se prémunir de quelques effets indésirables immédiats et futurs, liés à un déploiement massif de son utilisation et où sont les bugs ?

 

Deepfake : essai de définition et origine

En 2014, le chercheur Ian Goodfellow a inventé le GAN (Generative Adversarial Networks), une technique à l’origine des deepfakes.

Cette technologie utilise deux algorithmes s’entraînant mutuellement : l’un vise à fabriquer des contrefaçons indétectables, l’autre à détecter les faux. Les premiers deepfakes sont apparus en novembre 2017 sur Reddit où un utilisateur anonyme nommé « u/deepfake » a créé le groupe subreddit r/deepfake. Il y partage des vidéos pornographiques avec les visages d’actrices X remplacés par ceux de célébrités hollywoodiennes, manipulations reposant sur le deep learning. Sept ans plus tard, le mot deepfake est comme entré dans le vocabulaire courant. Le flux de communications quotidiennes sur le sujet est incessant, créant un sentiment de fascination en même temps qu’une incapacité à percevoir le vrai du faux, à surmonter la surcharge d’informations de manière réfléchie.

Ce mot deepfake, que l’on se garde bien de traduire pour en préserver l’imaginaire technologique, est particulièrement bien choisi. Il contient en soi, un côté positif et un autre négatif. Le deep, de deep learning, c’est la performance avancée, la qualité quasi authentique de ce qui est produit. Le fake, c’est la partie trucage, la tromperie, la manipulation. Si on revient à la réalité de ce qu’est un deepfake (un trucage profond), c’est une technique de synthèse multimédia (image, son, vidéos, texte), qui permet de réaliser ou de modifier des contenus grâce à l’intelligence artificielle, générant ainsi, par superposition, de nouveaux contenus parfaitement faux et totalement crédibles. Cette technologie est devenue très facilement accessible à tout un chacun via des applications, simples d’utilisations comme Hoodem, DeepFake FaceSwap, qui se multiplient sur le réseau, des solutions pour IOS également comme : deepfaker.app, FaceAppZao, Reface, SpeakPic, DeepFaceLab, Reflect.

 

Des plus et des moins

Les deepfakes peuvent être naturellement utilisés à des fins malveillantes : désinformation, manipulation électorale, diffamation, revenge porn, escroquerie, phishing…

En 2019, la société d’IA Deeptrace avait découvert que 96 % des vidéos deepfakes étaient pornographiques, et que 99 % des visages cartographiés provenaient de visages de célébrités féminines appliqués sur le visage de stars du porno (Cf. Deep Fake Report : the state of deepfakes landscape, threats, and impact, 2019). Ces deepfakes malveillants se sophistiquent et se multiplient de façon exponentielle. Par exemple, vous avez peut-être été confrontés à une vidéo où Barack Obama traite Donald Trump de « connard total », ou bien celle dans laquelle Mark Zuckerberg se vante d’avoir « le contrôle total des données volées de milliards de personnes ». Et bien d’autres deepfakes à des fins bien plus malveillants circulent. Ce phénomène exige que chacun d’entre nous soit vigilant et, a minima, ne contribue pas à leur diffusion en les partageant.

Si l’on s’en tient aux effets médiatiques, interdire les deepfakes pourrait sembler une option.
Il est donc important de comprendre qu’ils ont aussi des objectifs positifs dans de nombreuses applications :

  • dans le divertissement, pour créer des effets spéciaux plus réalistes et immersifs, pour adapter des contenus audiovisuels à différentes langues et cultures
  • dans la préservation du patrimoine culturel, à des fins de restauration et d’animation historiques 
  • dans la recherche médicale pour générer des modèles de patients virtuels basés sur des données réelles, ce qui pourrait être utile dans le développement de traitements 
  • dans la formation et l’éducation, pour simuler des situations réalistes et accroître la partie émotionnelle essentielle à l’ancrage des apprentissages

 

Ainsi, selon une nouvelle étude publiée le 19 avril 2023 par le centre de recherche REVEAL de l’université de Bath :

« Regarder une vidéo de formation présentant une version deepfake de vous-même, par opposition à un clip mettant en vedette quelqu’un d’autre, rend l’apprentissage plus rapide, plus facile et plus amusant ». (Clarke & al., 2023)

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Comment avons-nous mis au point et démocratisé des outils technologiques de manière aussi peu appropriée, au sens de E.F. Schumacher (1973) dans son ouvrage Small is Beautiful : A Study of Economics as If People Mattered.

L’idée qu’il défend est celle d’une technologie scientifiquement éprouvée, à la fois adaptable aux besoins spécifiques de groupes d’utilisateurs clairement identifiés, et acceptables par toutes les parties prenantes de cette utilisation, tout au long de son cycle de vie, sans dégrader l’autonomie des communautés impliquées.

Considérons la période covid. Elle a très nettement favorisé une « aliénation des individus et des organisations à la technologie », entraînant des phénomènes de perte de contrôle et de confiance face à des utilisations non appropriées du numérique profitant de la vulnérabilité des citoyens (multiplication des arnaques santé par exemple). Ils se sont trouvés sur-sollicités et noyés sous un déluge de contenus, sans disposer des ressources nécessaires pour y faire face de manière pérenne et sécurisée. Avec l’IA générative et la prolifération des deepfakes, le défi d’échapper à la noyade et d’éviter d’être victime de manipulations devient démesuré !

La mécanique allant de la technologie à la société est (toujours) bien ancrée dans la théorie de Schumpeter datant du début du XXe siècle : les efforts et les investissements dans la technologie génèrent du développement économique par l’innovation et la productivité, qui se traduit ensuite en progrès social, par exemple, par la montée du niveau d’éducation. La question de l’adoption de la technologie par le marché de masse est un élément central de la réussite des acteurs économiques.

Comme le souligne très bien le philosophe Alain Damasio, les citoyens adoptent les solutions numériques (faciles d’utilisation et accessibles) et se réfugient dans un « techno-cocon » pour trois raisons principales :

  1. La paresse (les robots font à leur place)
  2. La peur associée à l’isolement (on a un réseau mondial d’amis)
  3. Les super-pouvoirs (le monde à portée de main avec son smartphone)

 

Cela s’applique parfaitement à l’IA générative : créer des contenus sans effort, presque instantanément, avec un résultat d’expert. Ainsi, dans le fantasme collectif, eu égard à la puissance réelle et exponentielle des outils disponibles, nous voilà bientôt tous écrivains, tous peintres, tous photographes, tous réalisateurs… nous voilà capables de produire en quelques minutes ce qui a priori nous aurait demandé des heures. Et dans le même temps, nous servons à l’amélioration continue des performances de ces technologies, au service de quelques grandes entreprises mondiales.

 

Deepfakes : où est le bug ?

Si le chemin vers la diffusion massive de l’IA générative est clair, éprouvé et explicable, d’où vient la crise actuelle autour des deepfake ? L’analyse des mécanismes de diffusion fait apparaître deux bugs principaux.

Le premier bug

Il s’apparente à ce que Nunes et al. (2014) appelle le phénomène « big bang disruption ».

La vitesse extrêmement rapide à laquelle se déploient massivement certaines applications technologiques ne laisse pas le temps de se prémunir contre ses effets indésirables, ni de se préparer à une bonne appropriation collective. On est continuellement en mode expérimentation, les utilisateurs faisant apparaître des limites et les big techs apportant des solutions à ces problèmes, le plus souvent technologiques. C’est la course à la technologie – en l’occurrence, la course aux solutions de détection des deepfakes, en même temps que l’on tente d’éduquer et de réglementer. Cette situation exige que l’on interroge notre capacité à sortir du système établi, à sortir de l’inertie et de l’inaction – à prendre le risque de faire autrement !

Le second bug

Selon Schumpeter, la diffusion technologique produit le progrès social par l’innovation et l’accroissement de la productivité ; mais cette dynamique ne peut pas durer éternellement ni s’appliquer à toutes technologies ! Si l’on considère par exemple la miniaturisation des produits électroniques, à un certain stade, elle a obligé à changer les équipements permettant de produire les puces électroniques afin qu’ils puissent manipuler des composants extrêmement petits. Peut-on en changer l’équipement qui sert à traiter les contenus générés par l’IA, c’est-à-dire nos cerveaux ? Doivent-ils apprendre à être plus productifs pour absorber les capacités des technologies de l’IA générative ? Il y a là un second bug de rupture cognitive, perceptive et émotionnelle que la société expérimente, emprisonnée dans un monde numérique qui s’est emparée de toutes les facettes de nos vies et de nos villes.

 

Quid de la suite : se discipliner pour se libérer du péril deepfake ?

Les groupes de réflexion produisant des scénarii, générés par l’IA ou par les humains pleuvent – pro-techno d’une part, pro-environnemental ou pro-social d’autre part. Au-delà de ces projections passionnantes, l’impératif est d’agir, de se prémunir contre les effets indésirables, jusqu’à une régression de la pensée comme le suggère E. Morin, tout en profitant des bénéfices liés aux deepfakes.

Face à un phénomène qui s’est immiscé à tous les niveaux de nos systèmes sociaux, les formes de mobilisation doivent être nombreuses, multiformes et partagées. En 2023 par exemple, la Région Auvergne-Rhône-Alpes a mandaté le pôle de compétitivité Minalogic et Grenoble École de management pour proposer des axes d’action face aux dangers des deepfakes. Un groupe d’experts* a proposé quatre axes étayés par des actions intégrant les dimensions réglementaires, éducatives, technologiques et les capacités d’expérimentations rapides – tout en soulignant que le levier central est avant tout humain, une nécessité de responsabilisation de chaque partie prenante.

Il y aurait des choses simples que chacun pourrait décider de mettre en place pour se préserver, voire pour créer un effet boule de neige favorable à amoindrir significativement le pouvoir de malveillance conféré par les deepfakes.

Quelques exemples :

  • prendre le temps de réfléchir sans se laisser embarquer par l’instantanéité associée aux deepfakes 
  • partager ses opinions et ses émotions face aux deepfakes, le plus possible entre personnes physiques 
  • accroître son niveau de vigilance sur la qualité de l’information et de ses sources 
  • équilibrer l’expérience du monde en version numérique et en version physique, au quotidien pour être en mesure de comparer

 

Toutefois, se pose la question du passage à l’action disciplinée à l’échelle mondiale !

Il s’agit d’un changement de culture numérique intrinsèquement long. Or, le temps fait cruellement défaut ! Des échéances majeures comme les JO de Paris ou encore les élections américaines constituent des terrains de jeux fantastiques pour les deepfakes de toutes natures – un chaos informationnel idoine pour immiscer des informations malveillantes qu’aucune plateforme media ne sera en mesure de détecter et de neutraliser de manière fiable et certaine.

La réalité ressemble à un scénario catastrophe : le mur est là, avec ces échanges susceptibles de marquer le monde ; les citoyens tous utilisateurs d’IA générative sont lancés à pleine vitesse droit dans ce mur, inconscients ; les pilotes de la dynamique ne maîtrisent pas leur engin supersonique, malgré des efforts majeurs ! Pris de vitesse, nous voilà mis devant ce terrible paradoxe : « réclamer en tant que citoyens la censure temporelle des hypertrucages pour préserver la liberté de penser et la liberté d’expression ».

Le changement de culture à grande échelle ne peut que venir d’une exigence citoyenne massive. Empêcher quelques bigs techs de continuer à générer et exploiter les vulnérabilités de nos sociétés est plus que légitime. Le faire sans demi-mesure est impératif : interdire des outils numériques tout comme on peut interdire des médicaments, des produits alimentaires ou d’entretien. Il faut redonner du poids aux citoyens dans la diffusion de ces technologies et reprendre ainsi un coup d’avance, pour que la liberté d’expression ne devienne pas responsable de sa propre destruction.

Ce mouvement, le paradoxe du ChatBlanc, pourrait obliger les big techs à (re)prendre le temps d’un développement technologique approprié, avec ses bacs à sable, voire des plateformes dédiées pour les créations avec IA. Les citoyens les plus éclairés pourraient avoir un rôle d’alerte connu, reconnu et effectif pour décrédibiliser ceux qui perdent la maîtrise de leurs outils. Au final, c’est peut-être la sauvegarde d’un Internet libre qui se joue !

Ce paradoxe du ChatBlanc, censurer les outils d’expression pour préserver la liberté d’expression à tout prix trouvera sans aucun doute de très nombreux opposants. L’expérimenter en lançant le mois du ChatBlanc à l’image du dry january permettrait d’appréhender le sujet à un niveau raisonnable tout en accélérant nos apprentissages au service d’une transformation culturelle mondiale.

 

Lucal Bisognin, Sylvie Blanco, Stéphanie Gauttier, Emmanuelle Heidsieck (Grenoble Ecole de Management) ; Kai Wang (Grenoble INP / GIPSALab / UGA), Sophie Guicherd (Guicherd Avocat), David Gal-Régniez, Philippe Wieczorek (Minalogic Auvergne-Rhône-Alpes), Ronan Le Hy (Probayes), Cyril Labbe (Université Grenoble Alpes / LIG), Amaury Habrard (Université Jean Monnet / LabHC), Serge Miguet (Université Lyon 2 / LIRIS) / Iuliia Tkachenko (Université Lyon 2 / LIRIS), Thierry Fournel (Université St Etienne), Eric Jouseau (WISE NRJ).

Innovation : les technologies de rupture, ça n’existe pas

Le monde du management est noyé sous les mots-valises, les expressions à la mode et les concepts creux. C’est un problème parce que mal nommer un phénomène, c’est s’empêcher de pouvoir l’appréhender correctement, et donc de pouvoir le gérer.

Un bon exemple est celui de l’expression technologie de rupture, très trompeur.

Je discutais récemment avec le responsable innovation d’une grande institution, qui me confiait :
« La grande difficulté que nous avons est d’identifier parmi toutes les technologies nouvelles celles qui sont vraiment les technologies de rupture. »

Car la course aux technologies de ruptures est lancée, celles qui vont vraiment faire la différence sur le terrain, qu’il soit économique, social ou militaire.

Or, cette course repose pourtant sur une erreur, car la technologie de rupture ça n’existe pas.

 

La différence réside dans son utilisation

Ce qui fait qu’une technologie va avoir un effet de rupture, c’est la façon dont elle est utilisée. Une technologie peut être radicalement nouvelle et n’avoir aucun impact de rupture.

Par exemple, lorsque les médecins sont passés du carnet à spirales au micro-ordinateur dans leur cabinet, il y a eu un changement technologique important, qui a entraîné une amélioration de leur efficacité. Mais il n’y a eu aucun changement dans leur modèle de fonctionnement (façon dont le cabinet est organisé, le modèle économique, la structure des acteurs impliqués, etc.).

En substance, c’est la même chose, en plus efficace. C’est une amélioration dite de soutien (sustaining), au sens où elle soutient et renforce le modèle existant. Inversement, on peut entraîner une rupture très importante dans un secteur sans technologie nouvelle. EasyJet, par exemple, est un pionnier du low cost dans le domaine aérien. La rupture que cette compagnie a créée ne repose sur aucune technologie propriétaire ou nouvelle : mêmes avions, mêmes pilotes, mais un modèle de fonctionnement différent.

Ce qui va faire la différence, c’est donc la façon dont la nouvelle technologie est utilisée.

Dans le domaine militaire, le char était une invention majeure qui a émergé à la fin de la Première Guerre mondiale. L’Armée française l’a mis au service de l’infanterie, le dispersant dans les unités, en soutien de son organisation existante. Les Allemands, eux, ont constitué des unités spéciales (De Gaulle avait la même idée mais n’a pas été suivi). Ils ont repensé leur modèle tactique autour de cette nouvelle technologie. Ils en ont fait une innovation de rupture, par la façon dont ils l’ont utilisée, avec les résultats que l’on sait. Autrement dit, une technologie est de rupture en fonction du modèle qu’on développe autour d’elle pour en tirer parti.

 

La tentation du bourrage

Lorsqu’une nouvelle technologie émerge, la tentation est toujours de la mobiliser autour du modèle existant, considéré comme un invariant. C’est ce qu’on appelle le bourrage : on la force, en quelque sorte, à entrer dans le modèle existant. Ce modèle devient alors une forme de prison intellectuelle qui empêche l’innovation.

On a des chars, mais la façon dont on les utilise fait qu’on n’en tire qu’une toute petite partie du potentiel. Pour faire entrer le carré dans le rond, il faut couper tous les coins. Autrement dit, pour qu’une nouvelle technologie entre dans le modèle, il faut ignorer tout ce qui pourrait servir à créer un modèle différent.

Cela explique aussi pourquoi une nouvelle technologie est plus facilement mobilisée par un nouvel entrant pour créer une rupture : le nouvel entrant n’est pas enfermé par les modèles existants, il n’a pas d’activité historique à défendre, il n’a pas de rond dans lequel il faudrait faire entrer le carré. Il construit le rond autour du carré précisément de façon que le rond soit une rupture.

Google travaille depuis des années sur l’IA mais ne veut pas risquer son rond (son activité liée à son moteur de recherche). OpenAI, une jeune startup créée initialement comme une association à but non lucratif, le prend par surprise en utilisant l’IA de façon tout à fait différente.

L’obsession pour les technologies de rupture a des conséquences importantes : on se concentre davantage sur la technologie que sur ses applications possibles, on se consacre à l’art pour l’art. On oublie que les Allemands n’avaient pas inventé les chars, mais ce sont eux qui ont compris comment en tirer parti.

La véritable innovation ne réside donc pas dans la technologie, même si celle-ci est fondamentale. Elle réside dans la façon dont on l’utilise pour créer un avantage. Il s’agit de contester les modèles existants pour en inventer de nouveaux. Moins qu’une capacité d’invention, c’est donc l’adoption d’une posture entrepreneuriale qui permet la création d’une rupture.

Voir sur le web.

[Série sur les mythes de la diversification I/IV] En finir avec le dogme de la diversification

« Toutes choses étant égales, c’est la conviction qui gagne. Alliée à une volonté de vaincre, elle sert de détonateur, suscite des idées, disperse les doutes et aide à penser clairement » (Robert Fischer).

Parfois des sectes deviennent des religions et finissent en théocraties tyranniques. Je vais vous raconter les dessous d’une histoire qui de nos jours plait beaucoup à Jean-Michel Consensus mais qui repose sur des malentendus et parfois sur des arnaques, qui à large échelle détruit de plus en plus de valeur et qui pourrait bien finir par nous ensevelir tous : la diversification maximale de l’épargne.

La diversification privilégiée

Elle est de nos jours considérée comme l’alpha et l’oméga de la gestion, le dernier free lunch avant la fin du monde, une sorte de religion civile avec ses séminaires, ses indulgences.

Il n’en a pas toujours été ainsi, il s’agissait à la base d’une petite secte de théoriciens.

Nous allons montrer ici que ce culte protège mieux son clergé que les clients, car la diversification tue la recherche de nouvelles pistes, conduit au relativisme et à un faux sentiment de sécurité, et surtout elle est biaisée, les intérêts ne sont pas « alignés » comme on dit pudiquement. Il y a d’abord le vite dit (la diversification protège), puis le mal dit (la pseudo-neutralité des propagandistes zélés de la diversification) et enfin les non-dits, les dégâts que l’on ne voit pas (une économie zombifiée, une société Potemkine, un viol des mécanismes libéraux les plus solides).

Mais avant d’étudier les mythes de la diversification, commençons par un peu d’histoire :

Au commencement était le monde non-diversifié. Jusqu’aux années 1970, les marchés financiers (il est vrai assez peu développés à l’époque) étaient dominés par une mentalité de stock-picking à la petite semaine : les gens misaient sur des boites comme on mise sur des chevaux au bar PMU, ils ne cherchaient pas à mettre de la science dans leurs portefeuilles (l’idée leur aurait paru incongrue !), ils s’en remettaient à un mélange d’analyses locales ou sectorielles, de « tuyaux » et de bon sens, d’intuition et d’expérience, sans trop de soucier du cross-asset ou des ratios de concentration ; de sorte que Warren Buffet n’était pas un acteur trop isolé quand sa principale position représentent jusqu’à un bon tiers de ses actifs totaux. La formule d’Andrew Carnegie était considérée comme la sagesse même : « Concentrez vos énergies, vos pensées et votre capital. Le sage met tous ses œufs dans le même panier et veille sur le panier » ; de nos jours, ce serait plutôt chez les gestionnaires d’actifs la définition la plus admise de la folie.

 

Les conséquences de la crise de 1974

Et puis, en 1974, tout chuta. Les firmes, même les mieux établies, perdirent subitement la moitié de leur capitalisation. Confrontés à ce carnage inexplicable, les gens de Wall Street firent ce qu’ils refusaient jusque-là de faire (et ce qu’ils refuseront de faire après 2008…) : aller trouver de nouvelles idées, ailleurs.

Ils se tournèrent en l’occurrence vers des gens qu’ils méprisaient intégralement, les académiques. Ces professeurs, qui pour la plupart n’ont jamais ouvert un compte titres de toute leur vie, avaient développé depuis la fin des années 1950, dans leurs tours d’ivoire aux environs de Chicago, une jolie littérature bourrée de lettres grecques et appelée « théorie moderne du portefeuille », dans laquelle ils démontraient que, vue l’hypothèse d’efficience du marché (qui implique que le prix des actifs reflète toute l’information disponible), la gestion se résume à un problème banal d’optimisation quadratique le long de frontières efficientes.

Pour résumer ce qui nous intéresse ici, et laissez-moi extrapoler un peu : on ne peut pas battre durablement et significativement le marché (le plus grand collecteur d’informations possible) à moins de prendre des risques considérables, de sorte qu’il est assez vain de chercher l’aiguille dans la botte de foin ; mieux vaut acheter la botte de foin, via des solutions diversifiées.

Les articles académiques n’étaient pas lus par des adultes sérieux et solvables : Markowitz était bien seul dans les années 1950, comme Fama ou Sharpe dans les années 1960. Et puis soudain, après 1974, ils devinrent des stars, les nouveaux papes de Wall Street. En moins de 20 ans le monde de la gestion d’actifs devint une industrie, basée sur leurs principes, leurs règles. Les progrès de l’informatique aidant, les raisonnements anciens furent balayés et remplacés par leurs modèles, traduits via des algorithmes : disciplinés dans le sens de la minimisation du risque (risque compris comme une mesure de la volatilité du marché), rassemblés autour du même outil (la VaR, Value at Risk) et réassurés par une cascade de marchés dérivés ; en bref, organisés par des allocataires d’actifs, et non plus par des boursicoteurs plus ou moins inspirés. 

En un mot, on sanctifia cette théorie moderne, on importa des ingénieurs pour la faire tourner, et des vendeurs pour la propager, on leur confia les clés du royaume, puis, protégés par leur jargon, ils firent tout ce qu’ils voulaient faire, à savoir sophistiquer leurs modèles jusqu’à l’absurde et s’auto-attribuer des bonus faramineux (au grand dam de la théorie pure, qui tablait sur un environnement concurrentiel susceptible d’émasculer les marges des intermédiaires, mais passons).

 

De crise en crise, les mythes sur la diversification se sont pérennisés

Cette évolution a continué même après le scandale LTCM en 1998, quand il devint évident que la bonne gestion n’était pas qu’un exercice de maths, et même après la grande crise de 2008, quand on s’aperçut qu’à force de découper le risque en petits bouts façon puzzle on se retrouvait partout avec plein de produits non-maitrisés. La théorie moderne est souvent critiquée, vous avez probablement entendu parler du « cygne noir » de Nassim Nicholas Taleb (cette idée selon laquelle la théorie standard est trop liée à des distributions gaussiennes) ou de telle ou telle autre critique, contre la VaR, contre la titrisation, contre l’hybridation des classes d’actifs, etc. ; mais de facto elle n’est pas vraiment entravée, nous allons le voir, et la religion de la diversification devient petit à petit une théocratie. 

Comme toutes les révolutions, elle dévore ses propres enfants. Elle s’appuie désormais sur les ETF (les trackers) pour compléter son travail de sape, sa lutte sans merci contre la conviction. Il y aura bientôt un plus grand nombre d’ETF que d’actions. Et si cela continue, Blackrock, Blackstone et Vanguard seront les trois principaux actionnaires de toutes les grandes boîtes cotées. C’est le triomphe des petits hommes gris sur les grands investisseurs : pendant que le grand public est dupé par des histoires anachroniques de traders atypiques, de chiens fous et de loups solitaires, les bureaucrates dans l’ombre envahissent tout.        

À chaque fois qu’un accident économique ou financier survient, c’est toujours la même rengaine : tel acteur n’était pas assez diversifié, tel autre aurait dû davantage « hedger » ses positions, etc. De sorte qu’un surcroît de diversification est préconisé après chaque échec, même si l’échec en question est dû le plus souvent… à un excès de diversification ayant conduit à des pertes cognitives et/ou à un endormissement.

 

Bienvenue en absurdie

La diversification, de nos jours, fonctionne comme dans cette vieille blague sur la psychanalyse :

« Si vous vous sentez bien et que vous n’utilisez pas la diversification, vous êtes considérés en situation de déni ; si vous vous sentez mal et que vous n’utilisez pas la diversification, vous êtes un idiot ; si vous êtes en thérapie de diversification et que vous vous sentez bien, alors c’est grâce à cette thérapie ; si vous êtes en thérapie de diversification et que ne vous sentez pas bien, alors c’est que vous avez encore plus besoin de la thérapie ».

Comment nous sommes surpris : une analyse de l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 en Israël

L’attaque surprise est la plus vieille tactique militaire de l’humanité. Elle repose sur l’idée que la stratégie est un paradoxe, c’est-à-dire qu’il peut être payant de faire quelque chose qui va sembler totalement illogique à l’adversaire. Elle repose aussi sur l’idée de tromperie, qui nécessite une fine compréhension de l’adversaire et de ses croyances. Ce sont ces croyances qui rendent la surprise possible.

Regardons-le sur un exemple tragique, celui des attaques terroristes toutes récentes du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier.

Ces attaques constituent sans aucun doute une surprise stratégique. Surprise, parce qu’il ne fait aucun doute que l’intégralité de l’appareil d’État israélien a été totalement surpris, et stratégique, parce que l’attaque a une ampleur extrêmement importante, par son nombre de victimes (environ 1400), par sa nature (atrocités commises sur des civils) et par ses conséquences.

Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, je définis une surprise stratégique comme « la prise de conscience soudaine que l’on a opéré sur la base d’une estimation erronée rendant incapable d’anticiper un événement ayant un impact significatif sur ses intérêts vitaux ».

Autrement dit, nous sommes surpris parce que nous avons basé notre compréhension du monde sur un modèle mental, c’est-à-dire un ensemble de croyances erroné, et les conséquences sont très importantes.

Quel était le modèle, côté Israélien, le 7 octobre ?

Martin Indyk, un haut responsable de la diplomatie américaine spécialiste du Moyen-Orient, a été l’un des tout premiers à essayer d’analyser les raisons de la surprise des Israéliens dans un entretien qu’il a accordé au magazine Foreign Affairs juste après l’attaque. Cet entretien nous permet d’identifier au moins cinq croyances aveuglantes.

 

Cinq croyances aveuglantes

Un mur solide va nous protéger des incursions

La croyance est que les franchissements ne seront que des incursions sporadiques relativement improvisées. Le jour où les entrées sont une attaque délibérée avec des moyens lourds, le mur ne protège plus. Comme pour la ligne Maginot, le problème vient de ce que l’adversaire ne se comporte pas comme nous l’avions supposé. À l’extrême, le mur oblige l’adversaire à concevoir une attaque massive, les incursions sporadiques n’étant plus possibles. Autrement dit, l’excès de protection limite les petites attaques, mais rend plus probable une attaque massive, et celle-ci a plus de chance de réussir. C’est un effet pervers classique de la protection.

Si nous laissons le Hamas se renforcer, cela va diviser les Palestiniens, et donc renforcer notre sécurité

Diviser son ennemi paraît la logique même, mais renforcer l’une de ses factions peut conduire à un effet pervers, surtout quand on en comprend mal la véritable nature (voir cinquième croyance).

Nous savons ce que font les Palestiniens grâce à nos moyens d’espionnage sophistiqués, donc nous ne serons pas surpris

Nous avons là l’hubris, c’est-à-dire l’excès de confiance, propre à celui qui se sent ultra-dominant grâce à ses moyens, notamment technologiques. Un modèle mental associé, et qui permet cette hubris, c’est de croire que tout savoir d’un adversaire permet d’en anticiper le comportement. Ce qui n’est malheureusement pas vérifié dans l’histoire. Les Américains savaient tout de la marine impériale japonaise en 1941; et ont pourtant été totalement surpris par l’attaque de Pearl Harbor.

Jamais le Hamas n’osera lancer une attaque majeure

Ici la croyance est que le Hamas sait qu’il serait battu à plate couture, que la population palestinienne se retournerait contre lui à cause des conséquences. Le modèle mental consiste à projeter sa propre rationalité sur celle de l’adversaire, à croire qu’il pense comme nous. Ces deux croyances sont contestables : d’une part, dans son attaque, le Hamas ne cherche pas à envahir Israël, mais peut-être simplement à provoquer une sur-réaction de ce dernier pour le pousser à la faute (un gigantesque massacre de Palestiniens qui retournerait l’opinion internationale) ; d’autre part, le Hamas a les moyens de dominer cette population au besoin de façon violente, comme il l’a montré de nombreuses fois.

Le Hamas a intérêt à investir dans une paix de long terme dont tout le monde bénéficiera

Ici, le modèle mental consiste à penser que ce que veut tout mouvement « politique » est la paix. Or, tout mouvement n’est pas nécessairement politique, et ce que veut le Hamas, c’est la destruction d’Israël. On a ici une incapacité à comprendre la véritable nature de l’adversaire, à croire que ses modèles sont les nôtres, alors que ses intentions sont parfaitement explicites depuis toujours.

 

Il y a naturellement d’autres croyances à examiner, mais les cinq ci-dessus illustrent bien le mécanisme de génération de la surprise : elle ne résulte pas d’un manque d’informations, mais du sens que l’on donne à ces informations, et ce sens résulte du filtre de nos croyances.

 

Une discipline impérative : revisiter ses croyances

Il ne s’agit évidemment pas ici d’établir des conclusions définitives sur les causes d’un événement encore très récent, et sur lequel l’information est donc nécessairement limitée. Il s’agit de montrer le rôle que jouent nos modèles mentaux, c’est-à-dire nos croyances, dans la génération d’une surprise.

On peut le résumer ainsi :

Ce par quoi nous sommes surpris dépend de ce que nous croyons.

Car si la surprise résulte en partie de l’intelligence tactique de l’attaquant, bien sûr, elle repose aussi et peut-être surtout sur un enfermement dans des croyances fausses ou obsolètes de la victime. Même si toutes les surprises ne sont pas inévitables, il est indispensable pour toute organisation, qu’elle soit privée ou publique, civile ou militaire, d’organiser un examen systématique et régulier de ses croyances fondamentales pour éviter cet écueil. Cela doit constituer une discipline à part entière.

Sur le web.

Leadership et incertitude : redéfinir la sécurité psychologique des collaborateurs

Dans un article paru en juin 2023, Muriel Jasor, rédactrice en chef du journal  Les Échos Leadership & Management, écrivait que la sécurité psychologique est le plus puissant levier de motivation des équipes :

« Elle offre nombre de bénéfices insoupçonnés d’un bout à l’autre de la chaîne hiérarchique, et elle se pose en levier d’engagement sans équivalent ».

Dans les modèles traditionnels de leadership, l’un des ressorts essentiels de la sécurité psychologique est la capacité du leader à définir le chemin à suivre pour son équipe.

Ce ressort est donc essentiellement prédictif.

À partir de sa vision du futur, le leader définit des objectifs à atteindre. Il sait où il faut aller et dégage cet horizon pour que ses suiveurs puissent avancer sereinement. Ici, la sécurité résulte de la prise en charge de la dimension prédictive par le leader. Pour reprendre une expression très souvent entendue, le rôle du leader est de protéger ses équipes de l’incertitude. La sécurité vient donc ici d’une forme de garantie de protection par le leader.

Les deux piliers de ce modèle sont donc la connaissance et la protection. Le contrat implicite passé entre le leader et ses suiveurs est « Vous me suivez parce que je sais où aller, et que je m’engage à vous protéger. »

Mais dans un monde incertain où les surprises se succèdent et les croyances les plus solides sont fragilisées, la prédiction devient très hasardeuse.

Le leader ne sait plus dans quelle direction aller, ou du moins il ne le sait pas plus que ses équipes. Il en sait même parfois moins : plus on est haut dans la hiérarchie, plus on est éloigné du terrain. Or, dans une situation incertaine et évolutive, l’information importante est sur le terrain, et le leader se retrouve donc souvent à courir après celle-ci. La pyramide de la connaissance est inversée, ce qui mine le contrat de leadership.

Par ailleurs, le second pilier du leadership traditionnel, celui de la protection, est également remis en cause. D’une part parce que ces dernières années en ont montré les limites – les leaders n’ont pas protégé grand-monde dans la série de surprises et de sauve-qui-peut que nous avons vécu: leur fragilité a été mise en évidence de façon criante. D’autre part parce que ce modèle de protection, qui est au fond paternaliste, ne correspond plus à une époque où les gens sont mieux informés et aspirent à plus d’autonomie. La sécurité psychologique ne vient plus forcément nécessairement d’une protection.

 

Redéfinir la sécurité psychologique en incertitude

Dans un monde d’incertitude, il faut redéfinir la question de la sécurité psychologique sur de nouvelles bases.

Il s’agit d’aller au-delà d’une conception simpliste – je suis en sécurité parce que mon chef sait où il va et me protège. Il faut abandonner la posture paternaliste qui est un héritage de la révolution industrielle.

Il s’agit de traiter ses collaborateurs en adultes et de leur dire en substance :

« Je ne sais pas plus que vous où va le monde. »

C’est une phase cruciale dans toute transformation, celle qui consiste à accepter la réalité et à la reconnaître explicitement, quelque difficile que soit cette acceptation. Il faut faire son deuil du modèle jupitérien du chef qui est chef parce qu’il sait tout. Cette acceptation est un premier facteur de re-création de sécurité psychologique, parce qu’elle consiste à reconnaître ce que tout le monde sait déjà de toutes façons. Elle recrée la confiance sans laquelle il n’y a pas de leadership.

Admettre que nous ne savons pas où va le monde ne signifie cependant pas que nous devions être résignés à le subir.

C’est ce que nous enseignent les entrepreneurs. Sans nier les effets anxiogènes de l’incertitude, celle-ci présente en effet aussi des avantages. Un monde qui bouge et qui change est aussi un mode d’opportunités. Il s’agit donc de déporter le regard du futur – qui est imprévisible – vers le présent, qu’il faut s’attacher à comprendre. Une compréhension profonde du présent est de nos jours beaucoup plus importante qu’un verbiage sur le futur.

Il s’agit de mettre des mots sur cette compréhension de façon collective :

« Voici comment nous voyons le monde avec ses défis et ses opportunités », en explicitant les modèles mentaux pertinents.

Au cœur de la sécurité psychologique se trouve donc la notion de confiance.

Dans l’ancien modèle de la révolution industrielle, je me sens en sécurité parce que j’ai confiance en mon chef qui sait où il va et me protège. La confiance naît de la clarté du but.

Dans le nouveau modèle, je me sens en sécurité parce que nous avançons en confiance sur un terrain inconnu. La confiance naît de la clarté des moyens. Elle traduit la vision commune que nous avons du présent, y compris la reconnaissance des limites de notre connaissance.

Une vision commune du présent traduite par des modèles mentaux explicites est le socle de tout collectif solide, et représente la meilleure garantie de survie et de prospérité dans un monde incertain. Elle est la nouvelle clé de la sécurité psychologique.

Bienvenue dans un monde d’adultes !

Sur le web.

Tribune – Plaidoyer pour créer les conditions d’un « Choose France » franco-français

Patrice Douret, président des Restos du cœur, alertait le 3 septembre : « Si rien n’est fait, on pourrait devoir fermer d’ici trois ans ». Faire ? C’est bien le propre des entrepreneurs ! Cependant, ce droit semble empêché et décrié. En témoigne le don de 10 millions d’euros de Bernard Arnault, geste vilipendé sur la place publique par une partie de la classe politique. Une nouvelle démonstration du bashing de nos champions industriels français qui, plus largement, n’encourage pas les investissements sur notre sol.

 

Quand le Mbappé de l’entrepreneuriat se prend un carton

Joue-la comme Bernard ! Ou pas… « Son don est-il défiscalisé ? », « Se fout-il de nous avec une fortune pareille ? », « En salaire moyen d’un citoyen, ça donne quoi ? »… Tels sont les railleries et questionnements auxquels l’entrepreneur Bernard Arnault a dû faire face lors de l’annonce de son don de 10 millions d’euros aux Restos du cœur, soit près d’un tiers des besoins exprimés par l’association pour boucler son budget annuel. Ces déclarations, qui jouent contre les entreprises et les entrepreneurs, s’apparentent à se tirer une balle dans le pied.

Ce bashing, venu d’une partie de la classe politique, ne rend service à personne. Il ne rend pas grâce à l’entrepreneur car, sous couvert de railler son patrimoine, il minimise la réussite professionnelle énorme et le fruit de son travail. Il n’est pas utile pour l’association des Restos du cœur qui a vivement besoin de l’action des grands acteurs économiques pour continuer sa mission d’utilité publique. Enfin, il ne sert pas tous ces entrepreneurs en devenir, s’imaginant comme de futurs Bernard Arnault comme on pourrait se rêver en Mbappé, puisque la réussite est vue d’un mauvais œil.

 

Taper sur nos champions n’est pas une politique viable pour remettre notre pays debout

Les déclarations à l’encontre de Bernard Arnault et LVMH ne vont définitivement pas dans le bon sens.

Il n’y a pas que lui d’ailleurs, les patrons de Total Energies, EDF et Engie avaient également fait l’objet d’une polémique concernant leur appel à la sobriété énergétique, au sujet du plafonnement du prix de l’essence ou de la taxe des superprofits. En fin de compte, le point commun reste le même : dénigrer l’entreprise au sens général en s’attaquant d’abord à ses champions. Un son de cloche étrangement moins entendu lorsque l’on parle des GAFA, et plus largement des entreprises étrangères.

Parce que oui, les gouvernements successifs ont entrepris depuis de longues années une opération séduction aux yeux du monde entier. Nous pouvons désormais nous réjouir d’investissements records de la part des entreprises étrangères en France, mais on oublie quand même de préciser que le solde continue à être négatif si on le compare avec les investissements des entreprises françaises à l’étranger.

Selon l’INSEE, en 2022, le flux d’investissements directs étrangers en France s’élevait à 34,6 milliards d’euros quand celui des investissements français à l’étranger s’élevait à 45,6 milliards d’euros.

Peut-on imaginer que les attaques constantes contre nos milliardaires, nos multinationales, et de façon plus générale contre tout ce qui peut ressembler à une entreprise performante ou à un entrepreneur volontaire, puissent être la meilleure des incitations à investir sur notre territoire ? Évidemment que non, et il serait intéressant d’essayer de tracer les investissements perdus pour cause de populisme anti entreprise. Le moment est venu de commencer à comprendre que nous (au sens le plus large) avons davantage besoin des grands groupes familiaux et des multinationales françaises qu’ils n’ont besoin de nous, et qu’en conséquence, on peut a minima dire merci quand nos entreprises choisissent d’investir dans notre pays ou d’aider les Français.

On a le droit de noter, en passant, que c’est Bernard Arnault (et pas les GAFA) qui donne aux Restos du cœur comme c’est TotalEnergies (et pas ses concurrents étrangers) qui plafonne le prix du litre d’essence.

 

Pour un « CHOOSE France » franco-français

Aux discours de façade et autres railleries s’ajoute une réalité économique morose : d’après la dernière Grande consultation des entrepreneurs réalisée par OpinionWay pour CCI France, 81 % des dirigeants affirment ne pas vouloir investir en 2023.

Plus que jamais, nous devons encourager l’action de nos grandes entreprises sur notre sol. La survie de notre système économique en dépend : les PME et les PMI françaises, qui font la vitalité de notre pays sur les plans du recrutement, de l’innovation ou de la transition écologique, souffrent énormément du manque d’investissements en France des grands groupes français.

Le pays a besoin des investissements de tous ses entrepreneurs pour produire davantage de ressources concrètes. Sans les entreprises françaises et leurs salariés, il n’y a pas de création de richesse, pas de transmission de savoir, et encore moins de vivre-ensemble qui passe par le travailler-ensemble. Tout le monde est concerné, de la startup à la multinationale, et surtout nos TPE, PME, ETI, artisans et commerçants.

La réaction face au geste d’Arnault est symptomatique de cette volonté d’empêcher les entrepreneurs d’agir, lesquels ont besoin d’être respectés pour participer à la réussite de notre pays. En d’autres termes : laissez bosser les entreprises pour remettre à flot le bateau France qui en a bien besoin !

Intelligence artificielle : la fin des managers traditionnels ?

Lors d’une émission de la chaîne économique Xerfi Canal, l’intervenant Olivier Passet opère la démonstration que les bullshit jobs conceptualisés par David Graeber (1961 – 2020) mènent inéxorablement au bullshit management.

Une assertion facilement vérifiable par tout individu qui parcourt les entreprises de services numériques où l’armée de managers qui s’affairent de réunion en réunion devrait pourtant alerter tout dirigeant averti sur la détérioration de valeur inhérente à cette réalité.

Une nécessité de correction d’autant plus pressante que l’arrivée d’une nouvelle génération d’Intelligence Artificielle est susceptible de déclasser singulièrement cette catégorie d’employé qui s’est longtemps considérée comme indispensable à la bonne marche de l’entreprise.

 

Les Premiers seront les Derniers

Par un retournement en cours, les gagnants de la mondialisation depuis 1980 – un cadre salarié néo-citadin ou pavillonnaire exerçant dans le secteur des services, surtout informatiques depuis les années 1990 – deviennent avec l’avènement de la nouvelle génération d’intelligence artificielle les perdants des années 2030.

Définissons celle-ci : emploi de protocoles, de modèles et de programmes afin de répondre à la requête informationnelle d’un opérateur humain ou d’une autre intelligence artificielle.

Les organisations, en recherche permanente d’efficacité et par voie de conséquence de bénéfices, en sont venues à rechercher des spécialistes en gestion de personnel, car tel est le rôle premier du manager : gérer du personnel. Dans sa définition classique, le manager est un responsable d’équipe.

La bascule est arrivée dans les années 1980 avec l’informatique accessible pour la majeure partie des organisations, ce qui a permis d’archiver à plus grande échelle, donc de mieux quantifier, et de calculer davantage de données rapidement et simultanément pour améliorer quantité et qualité. Cette bascule est aussi celle du nombre, les 0 et les 1 envahissant les méthodes de gestion : le chiffre prenait le pas sur la lettre.

Paradoxalement, les chefs d’équipe, ou managers, se sont démultipliés durant cette période. Ils ont été souvent désignés sous le sobriquet de « cols blancs » (relation aux chemises blanches constituant alors le code vestimentaire en vigueur) par opposition aux « cols bleus » (les tuniques de travail des ouvriers) s’affairant sur les chaînes de production d’antan. Comme si l’informatisation avait dopé leur importance et affermi leur rôle, là où paradoxalement il aurait été plus logique qu’elle soit le catalyseur d’un effacement au profit du personnel de terrain et des stratèges, bref la tête et les mains se voyaient affublées d’une excroissance pas toujours compréhensible.

Du secteur primaire au tertiaire, le chef d’équipe n’a pas toujours bonne presse car contrairement au technicien ou à l’ingénieur, il n’a pas besoin d’avoir une connaissance produit pour exercer. Il est placé pour organiser et rationaliser (et même motiver parfois) les forces productives qui récoltent, façonnent ou développent.

Pourtant, lire de nos jours les fiches de recrutement de poste pour ceux-ci force l’incrédulité tant la liste des pré-requis est aussi longue que celle de leurs responsabilités. Omniscient et omniprésent pourraient aisément remplacer toutes ces listes dont la polysémantique alimente la suspicion d’effectivité des postes de managers proposés.

Autre sujet de circonspection, leur prolifération : les chiffres les plus divers circulent quant à leur nombre, tant il est vrai que ces postes de cadre ne sont pas définis toujours distinctement. Il représente à coup sûr plusieurs millions, et sont majoritairement présents dans le secteur tertiaire.

En somme le manager est placé souvent entre le marteau (le dirigeant) et l’enclume (l’équipe), et endosse de plus en plus souvent le rôle de fusible organisationnel.

Souvent décrié pour sa toxicité, le manager est devenu une espèce « invasive » qui pourrait bien régresser ironiquement par le même substrat d’où il est né : l’informatique. Et plus précisément, l’un de ses fruits les plus récents, l’intelligence artificielle.

 

L’IA, le manager idéal ?

Cible idéale du marteau et de l’enclume, le manager doit affronter une menace exogène qui, sans être nouvelle, subit actuellement une explosion de ses capacités ne pouvant laisser les dirigeants de marbre quant à leur quête de compression des coûts et d’optimisation des process.

En effet, l’intelligence artificielle n’est en rien une innovation (cf la conférence de Dartmouth en 1956 et les systèmes experts des années 1980), mais elle bénéficie depuis les années 2000 de facteurs technologiques concomitants :

  • la miniaturisation mature des composants électroniques ;
  • la multiplication des processeurs ;
  • la latence de plus en plus réduite des télécommunications ;
  • le stockage exponentiel des données ;
  • les nouvelles capacités logicielles.

 

Cette évolution, que l’on peut considérer comme majeure fait entrer l’intelligence artificielle dans la maturité, et à ce stade-là on peut constater les premiers effets, et envisager les prochaines conséquences socio-économiques.

La crise covid de 2020-2022 a obligé nombre d’entreprises, et en corollaire de cadres intermédiaires, à ne plus pouvoir opérer une surveillance physique de leurs subordonnés.

Ce relâchement présentiel, dont le télétravail est l’aspect le plus visible au regard des bureaux désertés durant cette période, ne s’est pas traduit dans les faits par un effondrement organisationnel et productif. Ce retour aux sources (le travail dans un espace tiers n’est devenu la norme qu’avec l’industrialisation du XIXe siècle, puisque autrefois on œuvrait dans son échoppe, son établi ou ses champs) n’a aucunement été du goût des managers qui perdaient là leur atout principal : le contrôle des salariés, des consultants ou des fonctionnaires besognant sur place, l’autonomie de ces derniers devenaient le cancer de leur emploi.

L’assaut de cette catégorie socioprofessionnelle quant à la perte de productivité ne se révèle pas pour l’heure fort probant, tant les résultats sont contrastés (cf note numéro 198 de la Banque de France) même si la presse généraliste et économique fait état ici et là de la volonté de plusieurs chefs d’entreprise européens et américains de procéder à un retour à la situation antebellum. Une volonté prise avec d’amples précautions tant le risque de fragiliser les conditions de travail, et donc d’attractivité, est dorénavant réelle.

Les employés devraient trouver d’ici peu un allié de taille contre cette remise en cause : l’intelligence artificielle qui peut guider, corriger, archiver, comptabiliser, suggérer, compléter, créer en lieu et place de leur manager et ce, chaque jour de la semaine, tout en étant insensible aux considérations émotionnelles pouvant produire des biais contre-productifs. Cette immixtion de l’IA renforcera la déshumanisation de la société de services dans laquelle nous vivons, mais elle touchera prioritairement ceux qui, précisément, se pensaient intouchables, ou les derniers pouvant l’être.

Alors oui, des initiatives comme Webox existent (une plateforme d’échanges automatisés analysant, corrigeant et remotivant les managers), ces dernières peuvent nuancer la vision d’une IA destructrice, car l’IA demeure un outil, neutre par essence. Il ne faut cependant pas se leurrer tant les perspectives de gains en matière de masse salariale sont alléchantes pour les dirigeants d’organisations avides de rationalisation des coûts.

Pour se défendre, les managers ne pourront guère compter à l’extérieur sur une image écornée médiatiquement, souvent réduite au petit chef tyrannique, et guère plus en interne, où le soutien de la base demeure plus qu’aléatoire.

 

L’IA managériale, suggestive et incitative

Cela augurera-t-il un avenir radieux pour les subordonnés délivrés du management toxique ? Pas forcément.

Car, en tant qu’algorithme répondant à des requêtes spécifiques visant à atteindre des objectifs spécifiques, l’IA peut tout à fait devenir encore plus intrusive et intolérante que l’opérateur humain. Et l’impartialité peut rapidement se muer en insensibilité au regard des conditions fluctuantes pour atteindre les objectifs.

Une fois encore, il s’agit d’un outil neutre par essence, fortement dépendant de l’orientation stratégique organisationnelle. Et si l’on remplace désormais un manager toxique par une IA toxique, difficile de prétendre que celle-ci aura fondamentalement changé la donne. Si la suppression d’un échelon intermédiaire serait de nature à faciliter la compréhension et le respect entre la base et le sommet, cette vision irénique ne peut avoir cours que si le sommet – dans le cadre des organisations hiérarchiques classiques – impulse une sélection avisée des employés, une façon de les responsabiliser, leur remise à niveau régulière et leur fidélisation. Dans le cas contraire, l’introduction d’une IA managériale ne sera qu’une béquille, ou pis, un amplificateur des tares antérieures. Or, celle-ci doit être l’occasion d’une remise à plat des relations entre l’équipe dirigeante et les collaborateurs encadrés par une IA faisant office d’assistant bienveillant comme de filet de sécurité, et non de nasse technologique.

Une IA, c’est un code (les mains) et une logique (le cerveau), en rien une baguette magique pour réviser une stratégie organisationnelle déficiente, voire faisandée. L’IA pour l’IA en management est une aberration. En revanche, pour une rationalisation des coûts, une amélioration des process et un encadrement délestant l’employé de ses tâches les plus chronophages et superficielles, l’IA est un investissement louable.

En aval, elle peut servir d’interface pour des suggestions de collaborateurs, et les traiter en fonction des données disponibles en temps réel.

En amont, elle peut ajuster la gestion de projet en fonction des réalités de terrain.

L’IA n’est pas obligatoirement impérative, elle doit même être prioritairement suggestive et incitative. Son acceptation passera par un mode évolué d’interface de dialogue multilatéral. Et ce n’est pas de la magie, c’est de la programmation.

Comme dans les entreprises libérées, la meilleure stratégie, c’est celle qui s’assure de la meilleure entente relationnelle et fluidité informationnelle entre les divers acteurs de l’organisation, verticalement et horizontalement. Avec ou sans intelligence artificielle.

Innovation ou exploitation : comment investir de manière pertinente en capital-risque industriel ?

Par Souad Brinette,  Fatima Shuwaikh, et Sabrina Khemiri.

 

La crise liée au coronavirus a montré que le comportement des investisseurs en capital-risque industriel s’est révélé résilient. Le capital-risque industriel (CRI), Corporate Venture Capital en anglais, est une stratégie entrepreneuriale, qui consiste, pour les grands groupes, à créer des fonds d’investissement pour financer des start-up innovantes. Au-delà de leur apport financier, les grands groupes jouent un rôle de coaching et apportent leur savoir-faire managérial et technique aux jeunes pousses.

Le financement mondial soutenu par des fonds de capital-risque industriel a atteint presque 100 milliards de dollars en 2022, selon la base de données CB insights, deuxième année la plus faste après le record de 2021 (173 milliards). Cela représente environ 30 % du total des opérations de capital-risque de l’an passé, proportion en augmentation.

Les industriels ont, en la matière, le choix entre deux stratégies, qu’elles peuvent mener simultanément : l’exploration et l’exploitation.

Une opération « exploratoire » désigne des investissements dans des start-up dont les activités se situent dans des secteurs d’activité totalement différents. Cela engage les organisations dans la recherche, l’innovation, l’expérimentation et la créativité : l’intérêt est de pouvoir acquérir de nouvelles technologies.

L’« exploitation », elle, implique des start-up dont les activités principales sont identiques ou connexes. On vise alors davantage un accroissement des compétences, de la productivité et des flux de trésorerie.

Nos travaux se sont donné pour objectif de mieux comprendre les arbitrages effectués entre l’une ou l’autre. Être « ambidextres » en la matière, c’est-à-dire adopter les deux options, s’avère pour les professionnels un enjeu de résilience face aux crises et à la transition écologique. Plusieurs moyens de les articuler avec pertinence, c’est-à-dire avec un impact significativement positif sur les performances financières, ont pu être identifiés au cours de nos recherches.

 

Innover puis exploiter

Notre étude a été menée sur un échantillon de 274 investisseurs corporatifs. Elle compte au total 12 895 observations sur la période allant de 1993-2017. Les données exploitées dans cette recherche ont été recueillies à partir des bases Thomson VentureXpert et Standard and Poor’s Compustat.

Une stratégie pertinente qui en ressort est dite « séquentielle » : il s’agit de faire d’un investissement exploratoire une première étape. Son issue fera alors l’objet d’un nouvel investissement pour exploitation. Motorola Solutions Venture Capital y a par exemple eu recours avec succès.

L’objectif principal de Motorola Solutions Venture Capital est d’allouer ses investissements principalement aux entreprises qui opèrent dans les domaines de la sûreté publique, de la sécurité, des communications critiques, de l’Internet des objets et de l’analyse de données/intelligence artificielle. À titre d’exemple, elle a réalisé des investissements dans Aerocast, Cacheon, Catch Media, DevLan One, E Ink Corporation, ou Ensemble Solutions.

La raison en est l’importance considérable qu’accorde le groupe aux avancées technologiques pertinentes pour ses activités principales. Elle adopte ainsi une stratégie flexible qui alterne entre les stratégies d’exploration et d’exploitation, en fonction de l’évolution de ses besoins en matière d’acquisition de connaissances.

Nos résultats montrent que pareille ambidextrie séquentielle augmente la performance financière des industriels. Les capital-risqueurs s’adaptent alors aux différents types d’activité et évitent plusieurs risques. À se concentrer sur l’exploitation, une entreprise s’expose par au piège d’une spécialisation à succès, c’est-à-dire surfer sur un produit qui un jour deviendra obsolète, menaçant à long terme l’existence de l’entreprise. À ne miser que sur l’exploration, l’entreprise est accaparée par la recherche et le changement technologique, ce qui la rend sujette à davantage d’échecs.

 

Alterner régulièrement

Il n’y a cependant pas de consensus sur les degrés d’équilibre entre les activités d’exploration ou d’exploitation ou sur la manière de combiner les deux activités.

Notre recherche montre néanmoins la fréquence de changement dans le temps (le nombre de fois qu’une entreprise passe d’une activité à l’autre) entre l’exploration et l’exploitation a un impact significativement positif sur la performance. Cela s’explique à nouveau par la diminution du risque qu’une technologie exploitée devienne obsolète, sans solution à court terme pour la remplacer.

Combiner exploration et exploitation, c’est ce que savent très bien faire des sociétés comme Baxalta, Caterpillar, ou Salesforce.com inc. La réalisation conjointe d’un CRI exploratoire et d’un CRI d’exploitation stimule alors l’innovation de l’organisation grâce à l’utilisation complémentaire de ces deux activités.

Comme Motorola, Salesforce s’intéresse prioritairement aux entreprises lui permettant de renforcer ses domaines de compétence. La stratégie d’investissement de Salesforce reflète sa volonté de soutenir financièrement des start-up lui permettant de renforcer ses domaines de compétence comme Speakeasy Tech, Vidyard ou Dispatch Technologies, qui toutes trois œuvrent dans le domaine des logiciels et outils Internet.

Toutefois, pour y parvenir et permettre une exploitation plus rapide à partir de l’exploration en cours, il faut du temps, des ressources et une formation supplémentaire des managers, pas toujours en mesure d’exercer les deux activités d’exploitation et d’exploration et de passer de l’une à l’autre. C’est là tout un challenge pour les grands groupes industriels.The Conversation

 

 

Souad Brinette, Enseignant chercheur en Finance, EDC Paris Business School – OCRE, EDC Paris Business School; Fatima Shuwaikh, Associate professor of finance, Pôle Léonard de Vinci et Sabrina Khemiri, Maître de conférences en finance d’entreprise, Institut Mines-Télécom Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Comment le conflit peut être source de créativité : le travail pionnier de Mary Parker Follett

Des penseurs très importants ont été oubliés, que nous ferions bien de redécouvrir.

C’est le cas de Mary Parker Follett, qui fut une pionnière du management au sens large, dans les années 1920. Beaucoup de ses idées novatrices ont été reprises et développées par des personnes devenues très célèbres ensuite, comme Peter Drucker, qui a reconnu qu’il lui devait beaucoup. Elle a en particulier écrit des choses très importantes sur la relation entre conflit et créativité qui devraient intéresser, non seulement les entrepreneurs et les innovateurs, mais aussi les dirigeants d’entreprise et, soyons fous, les politiques.

Mary Parker Follett a eu une longue carrière, mais elle s’est principalement illustrée dans le milieu associatif et dans les conflits du travail. Elle s’intéresse à ce qu’elle appelle le « moment de mystère » qui conduit de l’existant au nouveau. Comment ce dernier émerge-t-il ? Cette question tout à fait fondamentale lui vient de son expérience dans la gestion des conflits du travail.

Le conflit a mauvaise presse : penseur après penseur ont essayé de trouver un moyen de s’en débarrasser en imaginant une cité idéale.

Or, pour Follett, essayer de supprimer le conflit, c’est nier la nature de l’homme.

Dans une société, il y a nécessairement des intérêts divergents et qui se confrontent. Vivre en société, c’est donc être en permanence confronté à des conflits, petits ou grands, et devoir les résoudre pour que la société continue. Nier les conflits, et souhaiter qu’on puisse les supprimer définitivement par quelque moyen d’ingénierie sociale, revient à ignorer que « la plupart d’entre nous, même ceux qui sont enclins à la paix, ne souhaitent pas vivre comme les fourmis et les castors ». Très pragmatique, Follett estime que nous devons accepter la vie telle qu’elle est, et comprendre que la diversité est sa caractéristique la plus essentielle. Mais il ne s’agit pas seulement de se résigner au conflit. Elle considère qu’il a des vertus dont nous pouvons tirer parti.

Dans un passage fondamental qui résume sa pensée, Follett estime que la confrontation des intérêts peut en effet aboutir à l’un des quatre résultats suivants :

  1. La soumission volontaire d’une partie
  2. La lutte et la victoire d’une partie sur l’autre
  3. Le compromis
  4. L’intégration

 

La soumission volontaire ou la victoire de l’une des deux parties est une démarche de violence.

Le conflit est résolu parce que le plus fort impose sa solution. Les alliés gagnent la guerre en 1945. La force peut ainsi régler définitivement le conflit, ou le régler temporairement, et créer les bases d’un conflit ultérieur (l’écrasement de l’Allemagne en 1918 pose les bases de la Seconde Guerre mondiale).

Le compromis est lui aussi dans un rapport de force, mais il est plus équilibré et semble tout à fait raisonnable : chacun fait un effort, prend sur lui en quelque sorte, et le conflit est résolu. Les syndicats demandaient 15 % d’augmentation, et le patronat refusait de payer les jours de grève. Finalement, les syndicats acceptent 7 % d’augmentation, le patronat accepte de payer une partie des jours de grève, et le travail reprend.

Toutefois pour Follett, le compromis est temporaire et futile. Chacun est à la fois fier de ce qu’il a gagné, et peut crier victoire, mais aussi frustré de ne pas avoir autant qu’il l’espérait, et sans doute un peu humilié d’avoir cédé. Le compromis ne signifie généralement qu’un report de la question, car la vérité ne se trouve pas entre les deux parties. Il revient à partager un gâteau sans le faire grandir, c’est un jeu à somme nulle.

En outre, le compromis se fait entre les anciennes méthodes, ou il constitue une combinaison de celles-ci. Il nous maintient toujours dans l’ancien. Chacun se fait un peu plus petit pour qu’on puisse entrer ensemble dans un cadre qui ne bouge pas.

Selon Follett, prôner le compromis, c’est abandonner l’individu qui doit renoncer à une partie de lui-même pour qu’une action puisse avoir lieu. Le compromis, c’est la suppression. Si vous croyez au compromis, cela signifie que vous considérez toujours l’individu comme statique.

 

L’intégration, résolution créative du conflit

L’intégration consiste à imaginer une solution nouvelle en respectant les objectifs profonds de chacun.

Follett donne un exemple très simple (nous sommes dans les années 1920) : un couple de ses amis ne parvenait pas à se mettre d’accord sur le choix d’un internat pour leur fils. Le mari en préférait un pour son niveau d’études, tandis que son épouse en préférait un autre pour les compagnons que le garçon aurait.

Pour sortir de ce dilemme, ils décident de renoncer à un internat et de garder l’enfant à la maison : sa mère pourra avoir son mot à dire sur ses camarades, et il ira dans une bonne école, mais sans internat. Il ne s’agit pas d’un compromis, car aucun des deux n’a renoncé à quoi que ce soit : l’école a un niveau qui contente les exigences du père, tandis que la mère est davantage satisfaite qu’avec l’option envisagée au départ. La solution est nouvelle, elle n’est celle d’aucune des parties à l’origine, elle a été créée par la confrontation. Il y a donc bien une créativité, et les objectifs de chacun – mais non sa solution – ont été respectés et intégrés pour la formuler. Cette idée importante se retrouve notamment dans l’approche entrepreneuriale de l’effectuation avec son troisième principe d’action basé sur la co-création.

Le secret de l’arbitrage dans les conflits est donc l’invention.

Nous nous mettons d’accord, non pas en ajustant mais en inventant ; non pas en conciliant nos idées par un compromis, mais en trouvant l’idée nouvelle qui est toujours différente de l’addition des idées précédentes.

Pour Follett, il ne devrait donc pas y avoir de conflit dans le sens d’une conquête de l’un par l’autre, ou d’un compromis, d’une « voie médiane » futile et frustrante, mais il y aura toujours un conflit dans le sens d’une confrontation, d’un affrontement, qui doivent être suivis d’une intégration.

Confrontation ne signifie donc pas combat.

 

Résolution créative

Cette dimension créative de la résolution d’un conflit peut aller plus loin.

Dans l’exemple de l’école cité plus haut, Follett ajoute que les parents pourraient décider de créer eux-mêmes une école. S’il s’avère que c’est une bonne école, leur différend initial aura alors eu une valeur communautaire.

Tout conflit judicieusement géré peut ainsi conduire au « quelque chose de nouveau », mais si l’un se soumet à l’autre, ou si un compromis est fait, ce nouveau n’émerge pas. Chacun doit persister jusqu’à ce que l’on trouve un moyen par lequel ni l’un ni l’autre n’est absorbé, mais par lequel tous deux peuvent contribuer à la solution.

Pour Follett, la base de toute activité collective est la diversité intégrée.

La question qu’il faut donc se poser dans la résolution d’un conflit, c’est la mesure dans laquelle la façon dont nous résolvons le conflit nous permettra de continuer à vivre en collectivité. Dans quelle mesure cela nous permettra-t-elle même de mieux vivre en collectivité ? Car un conflit bien résolu est un progrès.

Le conflit n’est donc pas seulement un mal nécessaire, il est aussi ce que nous pouvons rechercher et entretenir car, géré de façon civile, il est une source d’énergie pour le collectif. Cette vertu créative du conflit est ben connue des artistes, comme je l’ai montré avec le guitariste Keith Richards dans un article précédent. Nous avons tous fait cette expérience : le stress initial du conflit fait place à la joie de l’avoir résolu de façon satisfaisante avec l’autre. Chacun s’est respecté, et tous les deux ont grandi ensemble.

C’est ce que Follett souligne, dans un passage qui résume l’originalité de sa pensée :

« Le cœur du développement, de l’expansion, de la croissance et du progrès de l’humanité est la confrontation et la saisie des opposés ».

Sur le web

L’intrapreneuriat, un subtil équilibre entre organisation et désorganisation

Par Frédérique Blondel, Élodie Loubaresse et Valentine Georget.

 

L’iLab, Léonard, The Garage, Google Labs, l’Atelier, Innovation Factory, la Fabrique… tous sont des dispositifs intrapreneuriaux, définis comme « un ensemble de ressources, d’actions, de processus, d’outils managériaux et de formes organisationnelles mis en place pour favoriser l’adoption d’approches entrepreneuriales au sein d’entreprises établies ».

Construit à partir de mythes entrepreneuriaux, l’intrapreneuriat, au départ, s’est formalisé au sein des organisations depuis les années 2010 en France. Ces dispositifs visent à susciter l’innovation ou le renouvellement stratégique au sein de celle-ci.

Cependant, l’innovativité des projets intrapreneuriaux peut-être décevante pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, on constate une sélection des projets de plus en plus en lien avec la ligne stratégique de l’entreprise. Les intrapreneurs répondent ainsi à des problématiques d’innovation pré-identifiées par le top management, ce qui restreint le champ d’action par définition large des entrepreneurs.

De plus, même si l’on sait depuis des années que trouver des indicateurs de performance de l’innovation est un vœu pieux, la recherche de rentabilité des investissements reste un objectif pour les organisations. Les dispositifs d’intrapreneuriat n’échappent pas à la règle, et doivent justifier de leur contribution économique au reste de l’entreprise.

Enfin, on constate un contrôle de plus en plus important du temps dédié au développement du projet intrapreneurial. Au début, les dispositifs intrapreneuriaux n’affichaient pas de réels objectifs de temps pour les projets hébergés, puis au fur et à mesure, on a pu constater que le temps alloué se réduisait et que des organes de gouvernance de plus en plus formalisés et standardisés émergeaient. Ce contrôle du temps de développement des projets intrapreneuriaux est justifié pour optimiser les coûts.

 

« Comment faire cohabiter ces deux logiques ? »

Cette rigidification des dispositifs intrapreneuriaux est une forme de contamination des activités d’exploration par les activités d’exploitation davantage valorisées au sein des entreprises.

Les travaux consacrés à l’intrapreneuriat se sont intéressés aux conséquences que peut amener cette tension entre contrôle et liberté sur les individus et les organisations. Cette double tension contrôle-liberté peut notamment mener à une « schizophrénie individuelle et/ou organisationnelle » du fait de la cohabitation de différentes logiques contradictoires.

Ainsi, selon Alain Fayolle, professeur et directeur du centre de recherche en entrepreneuriat à EM Lyon Business School :

L’intrapreneur est sur une logique d’exploration (création d’un marché, d’un produit, d’un service, développement d’innovation, etc.), quand le management se situe plus sur un système d’exploitation : une logique de continuum qui fait tourner l’existant pour l’optimiser au mieux et dans un souci de rendement. Le challenge est là : comment faire cohabiter ces deux logiques ?

 

« Zones structurées et contrôlées »

Les deux livres blancs de la plateforme dédiée à l’entrepreneuriat social Makesense, publiés en 2021 et 2022, identifient deux types de leviers de réussite des dispositifs intrapreneuriaux : des leviers organisés et des leviers que nous qualifierons de « désorganisés ».

Ainsi, les principaux leviers de réussite « organisés » de l’implémentation et de l’institutionnalisation des dispositifs intrapreneuriaux au sein des organisations seraient les suivants :

  • Définir les objectifs du dispositif intrapreneurial en fonction des ambitions stratégiques de l’organisation. Par exemple, si une entreprise cherche à innover de manière disruptive – ainsi, potentiellement à faire face à un désalignement entre le projet intrapreneurial et l’activité traditionnelle de l’entreprise – il faudra réfléchir à un dispositif qui permet un éloignement de l’entreprise. À l’inverse, une organisation qui cherchera à produire des innovations incrémentales (pas à pas, à partir de l’existant) pourra facilement introduire le projet dans les processus connus de l’organisation.
  • Penser aux scénarios de sorties. Il est important pour les organisations de réfléchir à la forme que peut prendre le projet en sortie de dispositif intrapreneurial (filiale, nouvelle unité d’activité, intégration du projet dans une équipe existante, etc.).
  • Accompagner les intrapreneurs. Afin de permettre le ré-arrimage de l’individu au sein de l’organisation, il est important de réfléchir à la trajectoire individuelle de l’intrapreneur lui-même (réintégration de sa direction d’origine, évolution de poste, changement de poste, etc.)

 

À l’inverse, les leviers de réussite désorganisés d’un dispositif intrapreneurial seraient le fait de :

  • Laisser vivre un dispositif au moins trois ans pour avoir du recul sur les résultats. Les travaux de Makesense mettent en avant l’importance de laisser du temps – soit une liberté sur un temps donné – au dispositif intrapreneurial pour « faire ses preuves » et comprendre les apports de celui-ci.
  • Accepter l’échec comme faisant partie de l’apprentissage sur l’intégration des dispositifs intrapreneuriaux dans l’organisation notamment dans les démarches exploratoires.

 

L’identification de ces leviers apporte des premiers éléments de réponses pratiques pour résoudre cette tension entre liberté et contrôle. Les dispositifs intrapreneuriaux tendent ainsi à devenir des « zones structurées et contrôlées ».

 

Frédérique Blondel, Maître de conférences en sciences de gestion , Université Paris-Saclay; Élodie Loubaresse, Maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Saclay et Valentine Georget, Maître de conférences en management, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.The Conversation

Les stratèges doivent-ils prendre des bains ? La leçon de survie de l’Empire byzantin

Pourquoi certaines organisations survivent et prospèrent longtemps, tandis que d’autres périclitent ?

La question se pose depuis longtemps, et les réponses sont multiples. Mais un facteur qui semble jouer de manière très forte est la capacité à maintenir un lien créatif avec la réalité changeante de son environnement.

Un exemple historique est celui de la survie de l’Empire byzantin.

Dans son ouvrage, La grande stratégie de l’Empire byzantin, le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak se demande comment l’Empire a pu durer près de 1000 ans, bien qu’étant situé dans une zone géographique défavorable, et ayant constamment subi les attaques venant de pratiquement toutes les directions.

Comment expliquer une telle pérennité alors que son grand frère, l’Empire romain d’Occident, bien plus prestigieux, n’a duré, lui, qu’environ 600 ans ?

Selon Luttwak, c’est parce que ses dirigeants ont pu s’adapter stratégiquement aux circonstances difficiles, en imaginant de nouvelles façons de faire face aux ennemis successifs. L’Empire s’appuyait au moins autant sur la force militaire que sur la persuasion pour recruter des alliés, dissuader les voisins menaçants, et manipuler les ennemis potentiels, afin qu’ils s’attaquent plutôt les uns aux autres. Tout était bon pour dévier les attaques, y compris payer des tributs.

Il n’y avait aucun principe, juste un extrême pragmatisme.

Pour réussir cette stratégie, il était indispensable que les Byzantins maintiennent un contact permanent avec les tribus et Empires hostiles, même ceux qui étaient très éloignés.

Cette stratégie avait deux objectifs :

  1. Anticiper les intentions hostiles d’une tribu en étant informé le plus tôt possible
  2. Éviter que cette intention hostile se concrétise

 

Le contact était maintenu par tous les moyens possibles, de l’espionnage au commerce et aux mariages arrangés. Mais la posture fondamentale de l’Empire était basée sur une reconnaissance de ces tribus comme des égales auxquelles il n’était pas indigne de se mêler.

Il ne s’agissait pas de soumettre les ennemis ni même de les battre, seulement de déjouer une intention hostile.

On est très loin de la posture des Romains d’Occident, héritiers en cela des Grecs, qui considéraient les tribus étrangères comme des barbares, et dont les contacts leur répugnaient. Au contraire, les Byzantins considéraient comme tout à fait normal et souhaitable de se mêler à ceux qu’ils ne considéraient, non pas comme des barbares, mais comme des alliés potentiels, ou à défaut des ennemis temporaires. Ils allaient sur le terrain sentir la situation, et ils avaient compris que pour cela, la seule façon était de vivre sur place, de s’immerger dans la réalité de ces tribus.

De manière intéressante, Luttwak attribue la facilité de contact des Byzantins à leur religion chrétienne. En effet, celle-ci considérait les bains d’un mauvais œil, car ils invitaient à la sensualité. Les Byzantins, moins propres, étaient donc moins repoussés par l’odeur des barbares que des Romains obsédés par la propreté. Ils se mêlaient donc plus facilement à eux.

Cette répugnance romaine inspirée par les barbares, c’est-à-dire la distance entre la pensée et le terrain, reste d’actualité dans la façon dont la stratégie est pensée et pratiquée aujourd’hui.

Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, j’ai notamment décrit comment une organisation telle que la CIA reste marquée par un scientisme profond qui la conduit à observer le monde de manière clinique. Cette vision clinique se retrouve souvent dans le monde des affaires où les analystes marketing, les stratèges ou les financiers regardent le monde au travers de modèles quantitatifs bien propres et désincarnés, et dont les plans sont souvent remis en question par des événements qu’ils n’ont pas vu venir.

Au contraire, Georges Clemenceau, président du Conseil à la fin de 1917, était lui aussi en permanence sur le terrain pour sentir la réalité de la guerre et de la vie des soldats. En stratégie, aucune donnée ni aucun rapport ne remplacent un lien avec la réalité du terrain, et cette réalité ne peut que se vivre, pas se raconter.

Sur le web

L’entreprise, dernier refuge dans une société déboussolée ?

L’entreprise, c’est l’institution que nous adorons détester, surtout en France. Pourtant, dans une société déboussolée, en plein bouleversement, c’est la seule institution qui fonctionne encore bien. Pour nombre de nos concitoyens, elle est un refuge dont ils attendent beaucoup, peut-être trop, ce qui n’est pas sans poser problème.

À la fin du IVe siècle, l’effondrement de l’Empire romain crée un vide politique qui ouvre une période d’incertitude et de bouleversements en Europe. Le continent sombre dans l’anarchie. L’Église catholique est la seule institution solide qui subsiste. C’est vers elle que se tournent ceux qui veulent un peu d’ordre. Elle va remplir le vide et prendra dès lors un rôle déterminant bien au-delà du seul domaine religieux, devenant pour plusieurs siècles l’acteur économique, politique et social dominant de la société.

 

Une société déboussolée

À maints égards, nous vivons une situation similaire.

D’une part, nous vivons une période de bouleversements profonds où plus rien ne semble avoir de sens. Les anciennes explications ne fonctionnent plus. De façon parfois brutale, ce qui était vrai devient faux, ou inversement. L’impensable d’hier devient banal aujourd’hui. L’inédit devient notre quotidien. Les modèles anciens sont remis en question. De nouveaux modèles émergent mais nous ne les partageons pas. Cette absence de partage fragilise le collectif. Parce que nous sommes certainement plus sensibles à la remise en question de modèles historiques qu’à l’émergence de nouveaux modèles, nous en tirons un profond pessimisme quant à l’avenir, lequel se ressent dans toutes les enquêtes d’opinion.

D’autre part, l’État, qui en France a historiquement joué un rôle central dans la constitution de l’identité nationale, se montre de plus en plus défaillant dans ses missions principales : police, justice, éducation nationale, transports (SNCF et RATP), santé, etc. Pour prendre un exemple entre mille, le nombre de Français qui pensent pouvoir compter sur l’État pour être protégés en cas de problèmes de santé est en nette réduction. On compte plutôt sur ses proches. La défiance envers les institutions publiques, et envers le monde politique (sauf peut-être celui de l’échelon local) dont on attend pourtant beaucoup, est désormais la marque de la société française, traduisant une relation d’amour-haine malsaine. Les émeutes récentes, avec leurs destructions considérables, qui viennent après celles des Gilets jaunes et les manifestations contre les retraites, elles aussi violentes, peu empêchées et largement impunies, ont durement mis à mal la crédibilité d’un État protecteur.

 

Les entreprises : un refuge

Dans ce contexte, les entreprises sont dans une bonne santé insolente.

Elles sont les dernières institutions qui fonctionnent. Ce n’est certes pas l’image que nous en avons nécessairement. On nous les décrit comme victimes de la « grande démission », affligées de bullshit jobs et dénuées de sens en raison de leur obsession du profit, quand elles ne sont pas accusées de détruire la planète. Comme toutes les institutions, elles n’échappent pas à l’ambiance délétère générale qui veut qu’aucune ne soit épargnée. Mais ces critiques sont largement le fait des élites cléricales. Car quand on regarde la réalité loin des médias, une autre réalité se fait jour.

Pour beaucoup de nos concitoyens, les entreprises sont un refuge.

70 % des Français affirment en avoir une bonne image ! C’est ce que montre le Baromètre réalisé en novembre 2022 par Elabe pour l’Institut de l’entreprise et dévoilé par Les Échos. La plupart des gens que je rencontre sont plutôt contents et fiers de travailler dans leur entreprise, même s’ils peuvent par ailleurs être critiques sur tel ou tel aspect. Pour eux, l’entreprise est un lieu de cohérence dans un monde qui n’en a plus. Un lieu qui fonctionne dans un monde qui semble ne plus fonctionner. Un lieu ancré dans la réalité, quand le spectacle politique en semble totalement déconnecté.

Un lieu finalement relativement paisible, même s’il n’est pas une promenade de santé, dans un monde de violence verbale, voire physique. Un lieu, enfin, qui a un sens, où l’on peut voir les conséquences de ce que l’on fait, avec des règles établies et relativement claires dans un monde qui semble ne plus en avoir. Non pas que la « grande démission », les bullshit jobs, le burn out et le désengagement n’existent pas, bien sûr, mais ils semblent largement confinés à quelques grandes entreprises.

Et donc l’entreprise est devenue comme l’Église à la fin de l’Empire romain.

Elle est la seule qui fonctionne encore relativement bien. Elle est la seule à produire du sens. Quand, après plusieurs semaines de dysfonctionnement, l’État s’est révélé incapable de fournir des masques au printemps 2020, il a finalement accepté de laisser la grande distribution s’en occuper. Résultat : en dix jours, les Français avaient des masques.

Cette bonne santé de l’entreprise n’est cependant pas sans poser problème. Car de façon logique, c’est vers elle qu’on se tourne de plus en plus pour régler les grands problèmes que l’État ne sait plus régler. Le sondage évoqué plus haut, qui montrait la bonne image que les Français ont de l’entreprise, révélait par ailleurs que pour une majorité d’entre eux, celle-ci est attendue sur les grands sujets du moment : le bien-être au travail, le pouvoir d’achat, la protection de l’environnement. On lui demande d’avoir une responsabilité sociale plus grande.

D’où un paradoxe : d’une part, l’entreprise est diabolisée par les élites cléricales, bien qu’elle soit aimée par la population en général ; et d’autre part, on lui en demande toujours plus en raison de la défaillance des autres institutions.

Or, confier toujours plus de tâches à l’entreprise dispense de réformer ces institutions. De ce fait, celles-ci continuent à se détériorer, accentuant encore le besoin de recourir aux entreprises.

Cette situation n’est pas saine, pour deux raisons.

La première est que les entreprises sont ainsi amenées à agir sur des terrains qui ne sont pas les leurs. Non seulement elles y sont largement incompétentes, mais surtout elles se dispersent.

Or, comme le rappelait Peter Drucker, la société a besoin d’organisations performantes. Il ajoutait que la clé de la performance d’une organisation est la concentration sur une tâche spécifique – par exemple produire des voitures, soigner des malades ou assurer un logement. Sans cette performance, l’organisation ne peut assumer aucune autre responsabilité. Plus elle se disperse, moins elle est performante sur sa tâche spécifique, et moins elle sert la société.

La seconde raison pour laquelle un appel croissant aux entreprises pour compenser les défaillances de l’État n’est pas sain est que cela entraîne une privatisation croissante de l’espace public qui est incompatible avec un régime démocratique.

 

Remettre l’entreprise à sa place

Si l’entreprise est le dernier lieu de cohérence dans une société dont les autres institutions sont fragilisées, elle peut être victime de son succès.

Il a fallu des siècles au pouvoir politique européen pour se reconstruire face à l’Église, dont le monopole du pouvoir a conduit à de nombreux excès. Chacun perçoit les dangers d’un monde régi par les entreprises face à un pouvoir politique affaibli, et les risques pour celles-ci, et pour la société, qu’elles s’égarent sur des terrains qui ne sont pas les leurs.

La solution aux problèmes actuels ne réside donc pas dans une exigence toujours plus grande envers elles, mais au contraire dans une réforme de l’État. Autrement dit, que l’État cesse de se défausser sur les entreprises. Elles vont bien, leur vie n’est pas facile. Fichons-leur la paix, ne commettons pas l’erreur de leur en demander plus ou de leur laisser plus de place.

C’est à l’État de se réformer, la société en a besoin, et vite.

Sur le web

[PODCAST] Il faut enseigner l’économie… aux entreprises ! Avec Pierre Dussol

Épisode #38 (première partie)

 

Pierre Dussol est professeur honoraire à Aix-Marseille Université et a longtemps exercé comme consultant en entreprise, notamment dans le secteur industriel.

Si son nom ne vous est pas familier, des dizaines d’intellectuels libéraux ont une dette intellectuelle envers lui. Habituellement discret dans les médias, il nous a fait l’honneur d’un entretien biographique où il raconte avec humour sa vie fort riche de professeur et d’économiste de terrain.

Il s’apprête à publier un recueil de ses dessins satiriques. Cet entretien a été enregistré à Aix-en-Provence le 27 juillet 2023.

Pour écouter l’épisode, utilisez le lecteur ci-dessous. Si rien n’apparaît, rechargez la page ou cliquez directement sur ce lien. Bonne écoute !

Pour soutenir l’émission et sa gratuité, vous pouvez faire un don.

 

Programme :

Introduction – 00:00

Présentation de l’invité – 1:59

Des valeurs personnelles aux idées libérales via la bibliothèque familiale – 4:24

Rencontre avec l’ALEPS – 7:13

La rencontre avec Jacques Garello – 13:25

De l’amphithéâtre à l’usine : un économiste en entreprise – 15:49

Le monde incroyable des planificateurs – 28:48

Quelle place pour le syndicalisme ?- 39:37

 

Pour aller plus loin :

ALEPS (notice Wikibéral)

Rue Du Prolétaire Rouge (livre de J. et N. Kéhayan)

La Grande parade (notice Wikibéral du livre de J-F. Revel)

Épisode de Contrepoints Podcast avec Jacques Garello

 

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Les quatre impacts disruptifs de l’IA : l’exemple des avocats

Il est toujours fascinant de vivre l’émergence d’une technologie véritablement nouvelle et d’essayer d’en imaginer les impacts possibles. L’exercice est périlleux et nous nous sommes souvent trompés sur ceux-ci. Les optimistes tendent à les exagérer, les pessimistes à les minimiser. Sans compter que les usages d’une technologie sont très souvent surprenants, loin de ceux imaginés au début, y compris par ses concepteurs. Avec la prudence que doit conseiller l’Histoire, on peut néanmoins anticiper quatre impacts disruptifs de l’IA générative comme ChatGPT sur certaines professions particulièrement sensibles à l’automatisation, comme celle des avocats.

Steven Schwartz est un avocat devenu célèbre bien malgré lui.
Se voulant pionnier dans sa profession, il a récemment défrayé la chronique pour avoir préparé un plaidoyer qu’il a rédigé en utilisant ChatGPT, lequel n’a pas hésité à créer le document avec des précédents imaginaires et des citations erronées.
Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire que les premières utilisations d’une nouvelle technologie sont maladroites et suscitent les moqueries. ChatGPT n’a pas échappé à cette règle qui a suscité un enthousiasme délirant et peu raisonnable.

Nous avons tous eu l’occasion de le tester et parfois d’obtenir des réponses embarrassantes, franchement fausses ou fantaisistes. Ces faiblesses conduisent souvent à condamner la technologie et à conclure que les méthodes traditionnelles restent meilleures. Et pourtant, c’est une mauvaise leçon à tirer : c’est comme si on condamnait l’imprimerie pour le seul motif qu’elle a, dès ses débuts, servi à propager des mensonges.
Car il en est de l’IA comme de toute nouvelle technologie : elle souffre de nombreuses imperfections à ses débuts, elle est balbutiante. Elle marque un vrai progrès sur certains critères, et une performance médiocre sur beaucoup d’autres. Il ne faut pas les juger sur ce qu’elles sont à leurs débuts, mais sur ce qu’elles peuvent devenir en s’améliorant, ce qui est évidemment difficile. Les premières automobiles étaient peu fiables, et suscitaient les moqueries des cavaliers qui, eux, dormiraient chez eux le soir, mais elles se sont améliorées avec le temps, devenant plus fiables, plus simples et moins chères.

 

Quatre impacts sur certaines professions

Une chose est sûre : blagues faciles à part, l’IA générative aura un impact sur toutes les professions qui s’appuient massivement sur l’examen des données et documents, comme les avocats.

Cet impact sera de quatre ordres.

Premièrement, elle permettra d’automatiser la recherche.

Aujourd’hui, les cabinets d’avocats comptent dans leurs rangs des armées d’employés juniors dont la tâche principale consiste à rechercher des documents pour les analyser et répondre aux questions posées par les associés en charge d’un dossier. L’émergence des bases de données à partir des années 80 avait déjà constitué une première vague d’automatisation, en facilitant l’accès aux données comme la jurisprudence. L’IA constitue la seconde vague qui facilite l’analyse et la réponse aux questions. Elle entraînera la réduction massive du nombre de personnes aujourd’hui nécessaires pour ces tâches.

Deuxièmement, l’IA générative va avoir un impact sur le modèle d’affaires des cabinets.

Celui-ci consiste à payer cette armée de juniors moins qu’ils ne sont facturés aux clients. Si c’est l’associé qui est mis en avant dans la mission, la réalité est que la majorité du travail est effectuée par les juniors au travers de ce travail d’analyse. C’est un vieux truc du métier, que l’on retrouve dans le conseil, que de “facturer du partner et employer du junior”, en se nourrissant de la différence. Avec l’automatisation, ce recours massif aux juniors ne sera plus nécessaire, et ne sera plus acceptable pour les clients. C’est tout le modèle d’affaires reposant sur une facturation différenciée qui est à revoir.

Troisièmement, l’automatisation réduira l’avantage des gros cabinets.

La technologie sera de plus en plus facilement utilisable, et de moins en moins onéreuse.

C’est une trajectoire que l’on retrouve tout le temps en innovation. Il y a vingt ans, créer un site Web sophistiqué était compliqué et cher. Cela impliquait un gros projet réservé aux plus grandes entreprises. Aujourd’hui, n’importe qui peut se configurer un tel site en quelques minutes. Toute technologie évolue vers quelque chose de plus simple et de moins cher. L’armée de juniors devenue inutile, une petite firme aura accès à la même information, et disposera de la même capacité d’analyse qu’une grande. La technologie est le grand égalisateur.

Quatrièmement, l’automatisation et la simplification de l’IA générative rendront possible l’intégration de services par le client

Elles réduiront ainsi la nécessité de faire appel à des cabinets extérieurs.

Là encore, il s’agit d’un phénomène courant sur une trajectoire technologique. Pour prendre un exemple entre mille, n’importe qui peut aujourd’hui produire des vidéos sophistiquées qui auraient nécessité une équipe professionnelle il y a trente ans.

Sur certains dossiers de pointe, il restera nécessaire de faire appel à des spécialistes, mais pour la plupart des cas, la technologie sera suffisante pour que les clients le fassent eux-mêmes. C’est la dimension expansive de la technologie : elle abaisse la barrière à l’entrée et ouvre des possibilités aux non spécialistes. Elle permet la masse. Elle est démocratique.

Il est difficile à ce stade de dire si cela réduira l’appel aux cabinets existants (substitution) ou si cela consistera simplement à ce que beaucoup d’entreprises utilisent des services automatisés alors qu’elles n’auraient sinon pas fait appel à des cabinets (augmentation), mais l’explosion se produira.

 

Le facteur temps

Il est important de rappeler qu’on parle là de tendances.

Historiquement, encore une fois, l’impact d’une nouvelle technologie sur une profession ou un secteur met du temps à se faire réellement sentir, notamment parce qu’encore une fois, la technologie met du temps avant d’être au point, et qu’il faut aussi du temps pour la maîtriser et découvrir où elle est performante et où elle ne l’est pas. C’est la période de socialisation de la technologie.

Il faudra donc aussi du temps pour que l’IA générative ait un impact, mais elle en aura, cela ne fait aucun doute, et celui-ci sera plus précoce dans certaines professions que dans d’autres. Cela veut dire a minima qu’il est important pour ces professions de savoir la maîtriser, comme il est devenu important il y a quarante ans pour un cadre de savoir maîtriser un ordinateur.

C’est un enjeu crucial aujourd’hui pour tous les cabinets d’avocats, pour leurs clients mais aussi pour les étudiants en droit. Ils peuvent ignorer l’IA mais l’IA, elle, ne les ignorera pas.

Sur le web

Quand organisation horizontale rime avec plan social

Par Louis Chiquet.

 

Les nouveaux modèles organisationnels d’entreprises ont bon dos.

Vous avez aimé le « greenwashing » ? Vous allez aimer le « teal washing ». Derrière cette boutade et cet anglicisme, se cache une dérive trop souvent observée.

Avec l’émergence du modèle de l’organisation horizontale (entreprise libérée, teal ou holacratie), certains ont vu une opportunité de communication et de marketing de leur marque plutôt qu’une réelle opportunité de changement. D’autres vont même un cran plus loin : l’organisation horizontale devient le prétexte à un plan social qui ne dit pas son nom. Comme cette grande entreprise américaine basée en région parisienne qui annonce à ses équipes vouloir rompre avec son modèle d’organisation et opter pour l’holacratie. Et les syndicats de découvrir le pot aux roses : l’holacratie n’est en réalité qu’un trompe-l’œil, un nom de code qui cache les véritables intentions de la direction américaine : supprimer des postes.

Et l’exemple est loin d’être unique.

Récemment, c’est Meta – la maison-mère de Facebook – qui annonce une initiative semblable dans le cadre d’un plan qui fait de 2023 l’année de l’efficacité. Et efficacité doit rimer avec organisation horizontale. Drôle de parti pris puisqu’il n’existe aucun lien démontré entre les deux. A fortiori dans une organisation comme celle de Meta qui se targue d’être horizontale mais conserve parallèlement un fonctionnement hiérarchique. Une situation qui conduit certains à s’interroger sur les vraies motivations de ce plan, surtout quand l’on sait que Meta supprime 21 000 emplois sur deux ans. Vision et ambitions sincères ou volonté de réduire la taille des équipes, notamment en se séparant d’une partie conséquente du middle management ?

Une chose est certaine. Le flou est total sur les véritables intentions. Derrière un discours séduisant et qui semble cohérent, quel est le vrai projet au-delà de l’annonce d’une organisation horizontale ?

 

Effet Panurge ?

On le voit, de plus en plus d’organisations soucieuses de leur image publique se sentent obligées de faire quelque chose de « teal » (Frédéric Laloux) ou dans la mouvance de l’entreprise libérée (Isaac Getz). Une tendance qui serait intéressante voire encourageante si elle n’était pas si souvent dépourvue de toute dimension business, de tout prise en compte de l’intérêt et de la place des collaborateurs. Ici, le changement d’organisation est guidé d’abord par l’envie d’être de son époque et de faire comme tout le monde, plutôt que par un besoin ou des enjeux identifiés pour faire progresser l’entreprise.

Au point même que certains décident de changer leur organisation alors que celle en place donne toute satisfaction. Un comble. Indéniablement, ces initiatives font long feu. Fondées sur des enjeux et des concepts flous voire fumeux, abstraits, leur abandon est perçu comme un soulagement par des collaborateurs qui se sentent immanquablement perdus.

 

S’interroger sur la raison d’être tripale de l’organisation

Il convient donc que certaines entreprises abandonnent cette attitude à la fois naïve et parfois ambivalente vis-à-vis d’une organisation horizontale. Une organisation qui n’a rien d’utopique mais implique d’être le fruit d’une réflexion profonde, d’une identification lucide des enjeux qui sont ceux de l’entreprise.

En réalité, vouloir réinventer son organisation en abandonnant le modèle hiérarchique et vertical pour un modèle horizontal, implique, au préalable, d’avoir mis à jour la raison d’être tripale de l’entreprise. Pourquoi s’engager dans un projet qui va coûter de l’argent, demander beaucoup d’énergie et consommer de la bande-passante ? Pour quelle finalité ? Faire cet effort, c’est en finir avec le verbiage et l’affichage, pour se concentrer sur ce qui est noble – et complexe – dans la volonté de changer son organisation, et qui n’est pas forcément de déployer une organisation horizontale dans son entreprise, surtout quand l’on sait que tous les collaborateurs ne veulent pas se self-manager.

Rien de miraculeux ici, mais la volonté de permettre à chacun de trouver des leviers pour améliorer son travail et, finalement, celui de l’organisation tout entière. En s’appuyant sur un certain nombre d’outils bien sûr, mais, surtout, en s’interrogeant sur la raison d’être et la création de valeurs par chacun.

On le voit, sur le sujet de l’organisation de l’entreprise, il est grand temps de remettre l’église au milieu du village. En commençant par une question basique : pourquoi y a-t-il une organisation ? Tout simplement pour pouvoir travailler ensemble de manière fluide. Ainsi, certaines entreprises avec un management à la papa demeurent plus humaines que d’autres qui ont sombré dans le consensus à tout-va… Rien d’obligatoire à devoir se transformer, mais l’opportunité est là, offerte à tous, et elle n’est pertinente qu’en fonction des besoins business et humains de l’organisation.

 

La RSE est-elle un commerce d’indulgences ?

La RSE – Responsabilité sociale et environnementale des entreprises – est devenue un passage obligé de la stratégie d’une organisation. Si la nécessité paraît évidente – bien sûr qu’une organisation a une responsabilité sociale et environnementale – le concept a pourtant dès ses débuts fait l’objet de critiques, aussi bien dans son principe que dans son application.

L’une d’entre elles a trait au fait que pour de nombreuses entreprises, la RSE est un moyen commode de s’acheter une conduite malgré des pratiques discutables, voire condamnables. Ce n’est pas sans rappeler la notion d’indulgence au Moyen Âge. Il y a un risque réel de corrompre la belle idée de la RSE.

Dans un article critique paru dans le journal The Australian, Claire Lehmann, fondatrice et éditrice du magazine Quillette, écrit : « La rédemption des entreprises n’est pas le signe d’une véritable fibre morale ». Elle accuse la RSE d’être une nouvelle indulgence, c’est-à-dire un moyen pour les entreprises d’afficher leur vertu par quelques actions spectaculaires – par exemple le sponsoring d’une Gay Pride – pour masquer la réalité souvent bien sombre, voire criminelle, de leurs pratiques de management.

Elle cite plusieurs cas édifiants, dont celui de BHP, plus grand groupe minier du monde. Se posant en entreprise citoyenne modèle, le groupe s’est fortement impliqué dans la campagne en faveur de la légalisation du mariage homosexuel en Australie avec un don de deux millions de dollars de soutien. Or, il est également accusé d’avoir sous-payé 28 500 de ses employés pour un total de… 430 millions de dollars en trichant sur les remboursements de jours de congés. Et il n’est pas le seul activement impliqué dans une cause sociétale tout en étant par ailleurs accusé de malversations, d’errements éthiques, voire de comportements criminels.

Difficile d’y voir clair, mais a minima, il y a là un double langage, une déconnexion embarrassante entre la vertu affichée et la pratique bien peu vertueuse du management. Au pire, il y a tentative de masquer la seconde avec la surenchère de la première, voire de racheter ses fautes pour pas cher.

 

Le rachat des indulgences

Le rachat de ses fautes par une autorité morale à laquelle on se soumet ostensiblement n’a rien de nouveau.

Dans l’Église catholique, c’est le rôle de l’indulgence. Celle-ci est la rémission totale ou partielle devant Dieu de la peine temporelle encourue en raison d’un péché déjà pardonné. Cette rémission pouvait s’obtenir par diverses bonnes œuvres (pèlerinages, prières spéciales, visite de reliques, assistance à telle ou telle messe, etc.) Avec le temps, elle a fini par pouvoir être obtenue en versant une somme d’argent.

C’est simple et pratique, du moins pour les riches : qu’importe l’immoralité de ses actions, on pouvait toujours se racheter sans effort, et sans preuve de repentir sincère, en payant la somme d’argent adéquate à une Église avide de revenus pour financer son train de vie.

Pour Lehmann, le parallèle avec la RSE est clair : avec ses armées de consultants et de causes évangéliquement pures eux aussi avides de revenus et de symboles, elle serait une Église à qui on peut payer des indulgences. Vous pouvez maltraiter vos employés, blanchir de l’argent, corrompre à droite et à gauche, qu’importe, du moment que vous mettez un drapeau arc-en-ciel sur votre logo, que vous formez vos employés à la diversité et l’inclusion, ou que vous prenez fortement position en faveur de tel ou tel sujet de la doxa woke. Et hop ! L’élite morale vous pardonne tout.

Lehmann brosse cependant un tableau un peu noir de la situation.

Certes, les abus existent, surtout dans les grandes entreprises dont les actions sont très exposées à l’examen moral. Mais dans mon expérience, la démarche RSE part malgré tout souvent d’un bon sentiment. Beaucoup de ces projets sont menés par des personnes sincères en interne. Le problème réside dans le fait qu’ils sont menés en déconnexion avec la réalité de leur organisation.

Il y a un groupe un peu idéaliste, encouragé par une direction générale qui y trouve son compte, et il y a la réalité de l’organisation.

Le résultat, c’est qu’on crée un masque, une représentation idéalisée qui montre non ce que l’organisation est, mais ce qu’on voudrait qu’elle soit. C’est cette déconnexion qui est dangereuse. Que ce masque ait été créé à partir d’une démarche sincère ou cynique n’a malheureusement pas vraiment d’importance au final. Car sa création est délétère : à l’extérieur, le masque ne trompe personne, il suscite des accusations (souvent injustes) d’insincérité (le fameux RSE-washing). L’organisation perd de sa crédibilité. À l’intérieur, chacun perçoit à quel point le visage offert à l’extérieur diffère de ce qui est vécu à l’intérieur, ce qui suscite frustration, désengagement, perte de confiance envers le management, voire cynisme, et contribue au délitement du lien social interne, et donc à la fragilité de l’organisation.

Tout le monde est perdant.

 

Retour de bâton

Les excès du commerce des indulgences furent très tôt dénoncés. L’Église elle-même a tenté de le freiner, mais la tentation était trop forte, et toutes les digues ont fini par céder. C’est devenu un business. Les conséquences furent catastrophiques, il fut l’une des causes de l’émergence du protestantisme qui déchira l’Église à la fin du Moyen Âge. Car une dérive morale mine une institution de l’intérieur, si puissante soit-elle. Toute proportion gardée, une dérive du même ordre menace la RSE aujourd’hui.

Pour qu’elle continue à avoir un sens, elle doit cesser d’être considérée comme un moyen facile de racheter ses errements, voire de les masquer. Elle ne doit pas devenir un business. La question de la contribution des entreprises à la société est trop importante pour que ce sujet soit éludé. La plupart des entreprises que je rencontre ont, à leur façon, une belle contribution à la société par leur activité même. Elles le font avec sincérité, et leurs collaborateurs le ressentent.

Alors, halte aux indulgences, à ceux qui s’en servent pour se cacher, et à ceux qui en vivent ! Chères entreprises, renoncez à la tentation du masque. Exprimez votre contribution à la société à partir de votre véritable identité, de ce que vous faites vraiment au quotidien, et tout le monde en sortira gagnant.

 

Sur le web

Les entreprises américaines et l’échec du marketing engagé

Bien que l’arrivée de l’été coïncide avec le pic de consommation de bière, il y aura certainement moins de Bud Light consommées aux États-Unis. Bud Light est l’une des nombreuses marques d’AB InBev, le plus grand brasseur mondial (Budweiser, Stella, Corona), réalisant un chiffre d’affaires proche de 60 milliards de dollars et comptant plus de 160 000 employés.

 

Le plus grand brasseur mondial sous pression

Début avril, le groupe a offert à Dylan Mulvaney (une femme transgenre ayant commenté abondamment sa transition de genre sur les réseaux sociaux et comptant plus de 10,8 millions d’abonnés sur Tiktok et 1,8 million sur Instagram) une bière Bud Light à son effigie afin de célébrer sa première année en tant que femme. Depuis, les volumes de Bud Light se sont effondrés de -25 % (contre une baisse de -2 % pour l’industrie), et le groupe a perdu 20 milliards d’euros de capitalisation boursière (soit 20 % de sa valeur en bourse).

Le mois de juin (désormais rebaptisé mois des fiertés) voit un grand nombre d’entreprises afficher leur soutien à la communauté LGBT, allant même jusqu’à changer la couleur de leur logo, un exercice qui peut se révéler périlleux pour certaines d’entre elles.

Le plus tragique dans cette histoire pour AB InBev est que la marque était déjà en perte de vitesse : en 2022, la consommation de bière aux États-Unis a baissé de -2,7 % (selon IWSR) contre -4 % pour AB InBev qui, pour redresser la barre, a souhaité élargir sa clientèle en s’adressant aux millenials et à la communauté LGBT. Après tout, l’objectif d’une marque n’est-il pas d’attirer le plus grand nombre de consommateurs possible ? Mais cette campagne marketing d’un genre nouveau n’a fait qu’accélérer le déclin des ventes.

 

AB InBev n’est pas la seule entreprise à avoir subi un boycott aux États-Unis.

On compte également Disney pour avoir affiché son opposition au projet de loi « Don’t say gay » du gouverneur républicain de Floride Ron DeSantis, entrée en vigueur le 1er juillet dernier (il est désormais interdit d’enseigner des sujets en lien avec l’orientation sexuelle ou l’identité de genre).

Sans oublier le distributeur américain Target, dont les magasins ont été vandalisés après la révélation d’une collection de costumes de bain « tuck friendly » (qui cachent les parties génitales) pour les personnes trans.

 

Les risques d’une stratégie marketing engagée et non assumée

Target s’est empressé de retirer les articles pour « ne pas mettre ses employés en difficulté », tandis que les dirigeants d’AB InBev ont prononcé des formules creuses telles que : « nous n’avons jamais eu l’intention d’entrer dans un débat qui divise les gens, nous sommes dans un business qui vise à les rassembler autour d’une bière. »

En revanche, une entreprise comme Disney assume clairement sa démarche. De même, Nike (ayant subi un boycott pour avoir sollicité Mulvaney vantant les mérites d’un soutien-gorge de sport) provoque régulièrement et de manière délibérée, s’aliénant un certain nombre de consommateurs mais en gagnant d’autres.

Deux conditions sont nécessaires pour que le capitalisme rose (« rainbow capitalism ») fonctionne :

L’entreprise doit vendre un produit unique

L’industrie du divertissement/spectacle en est un parfait exemple dont les produits sont plus difficiles à boycotter.

En effet, rien de plus facile pour un consommateur de choisir une autre marque de bière ou un autre supermarché pour aller faire ses courses, d’autant plus que le faible niveau des marges de la distribution empêche ces entreprises d’assumer une longue campagne de boycott.

La communication doit être claire et consistante

Lorsque les marques font du rétropédalage, elles donnent l’impression d’avoir voulu profiter d’un effet d’aubaine et paraissent donc hypocrites.

 

La société américaine est polarisée comme jamais

Dans le cas d’AB InBev, le brasseur est perdant sur les deux tableaux, car il ne satisfait personne.

Tout d’abord, les associations LBGT pointent le manque de solidarité de l’entreprise avec Dylan Mulvaney qui a expliqué jeudi 29 juin dans une vidéo TikTok qu’AB InBev n’était pas entré en contact avec elle depuis le début de la polémique.

De plus, le brasseur a fait preuve d’une réelle méconnaissance de ses clients qui sont principalement des hommes vivant dans des zones rurales, dans les États les plus conservateurs du pays (Red States). On peut donc légitimement penser que si le consommateur d’une Bud Light est un Texan amateur de barbecue, il sera a priori peu réceptif aux discours ayant trait à l’identité de genre. Et même s’il se trouve un amateur de Bud Light prêt à acheter la marque, il voudra sans doute éviter des problèmes de voisinage en étant perçu comme soutenant les idées progressistes sur les droits des trans. Ainsi, une récente étude GLAAD Ipsos indique que pour 25 % des Américains (55 % dans le camp républicain), le soutien d’une marque à la communauté LGBT impacterait négativement leur intention d’achat.

La société américaine est polarisée comme jamais sur ces sujets, et les hommes politiques cherchent à tirer les marrons du feu. Le gouverneur républicain Ron DeSantis (présenté comme le rival de Trump) est parti en croisade contre le wokisme, s’en prenant régulièrement aux sociétés woke Disney, Bud Light et Target. Un signe que la guerre culturelle va dominer la présidentielle américaine de 2024. Qu’il paraît loin le temps où le consommateur achetait un produit sans arrière-pensée politique.

Pour certaines entreprises, l’apprentissage sera long. Certaines ont appris à leurs dépens qu’un avenir woke n’est pas toujours rose.

Quand le quotidien est source de changement

Le monde change profondément, rapidement et dans toutes ses dimensions. Mais d’où vient ce changement ? Quelle en est la cause ?

Pour beaucoup, la réponse est simple : le monde change grâce à l’action politique. De grands leaders se saisissent d’une question et agissent pour la résoudre.

Pourtant, quand on examine l’Histoire et l’évolution du monde, une autre réalité émerge, celle d’un changement qui prend sa source dans le quotidien. Un changement qui n’est pas voulu et organisé par le politique, mais souvent seulement consacré – ou freiné – par lui.

Ouvrez un livre d’Histoire d’une classe de collège, et regardez les grandes dates de l’Histoire de France. Que voyez-vous ? Le baptême de Clovis, 1515, 1789, 1848, 1958, 1981. Les héros de cette Histoire ? Les rois, quelques reines, les dirigeants politiques.

Nous avons tendance à considérer l’Histoire comme une succession d’événements politiques, des réformes ou des révolutions, mais aussi et surtout des batailles et des guerres. Un modèle mental sous-jacent ? Celui selon lequel l’identité d’un pays est forgée par son développement politique au cours des siècles. Pour ce qui est de la France, son Histoire est présentée comme celle d’une création de l’identité nationale au travers de la nécessaire affirmation de l’État centralisé, qui triomphe avec Louis XIV et Napoléon.

Nous avons fini par trouver évident que la source du changement est dans l’action politique. Assez logiquement, dès lors, c’est en elle que nous plaçons nos espoirs de changement. Corollaire de ce modèle mental : nous croyons que le quotidien n’est que répétition et exécution, que les gens vaquent à leurs occupations de façon immuable et qu’ils ne sont que récipiendaires d’un changement décidé par le politique.
 

Ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas

Mais cette croyance selon laquelle la source du changement réside dans le politique n’est pas corroborée par les faits.

Nous voyons les grands événements politiques, les batailles épiques, les faits des rois et des princes, les explosions et les mouvements fervents de la foule. Ce que nous ne voyons pas, ce sont les changements profonds au sein de la société. Et ce n’est pas nécessairement ce que nous voyons facilement qui importe vraiment.

L’historien Frank Gavin illustre ce point avec l’exemple intéressant des États-Unis dans les années 1970.

C’est une période très sombre. L’engagement au Vietnam, qui a coûté une fortune et profondément divisé le pays, s’est achevé par un retrait peu glorieux. Il a fait la Une des journaux pendant des mois.

Les grandes industries traditionnelles, automobile, métallurgie, périclitent et les fermetures d’usines se succèdent alors que les Américains assistent, médusés, aux succès commerciaux des Japonais qu’ils avaient pourtant battu trente ans plus tôt, et à la marche du Japon vers le statut de première puissance économique mondiale.

Côté politique, l’URSS semble progresser inexorablement et remettre définitivement en question la domination américaine. Le sentiment de déclin et d’impuissance politique est très fort.

Et pourtant, ces années 1970 sont aussi des années de ferment économique.

Alors que le climat est à la déprime et aux lamentations politiques, de jeunes entrepreneurs préparent les révolutions à venir : informatique, électronique, biologique, qui vont moins de dix ans plus tard propulser l’Amérique au premier rang de ces nouvelles industries et laisser le Japon dans la poussière. L’incroyable puissance industrielle actuelle du pays, qui est en tête de chacune de ces nouvelles révolutions, naît à cette époque. Personne ne l’a vu venir, et elle ne résulte pas d’une volonté politique.

Gavin cite trois exemples, selon lui significatifs de cette période :

  1. La naissance d’Apple en 1976, qui marque l’invention du micro-ordinateur
  2. L’émergence de la Napa Valley dont un des vins fut reconnu meilleur du monde au fameux Jugement de Paris, également en 1976
  3. Le lancement de Star Wars en 1977

 

Tous les trois sont des preuves d’innovation et d’excellence qui vont à l’encontre de l’idée communément admise d’une Amérique en déclin et nivelée par le bas.

Apple, Napa Valley et Star Wars ne sont que des exemples, mais ils donnent néanmoins un sens de ce que beaucoup d’événements importants ne sont pas le produit de décisions politiques, bien que tous les trois ont et continuent à avoir des conséquences considérables en la matière encore aujourd’hui.

Autrement dit, beaucoup de ce qui est important et significatif en termes de conséquences n’est pas politique, et beaucoup de ce qui est politique n’est pas si important en termes de conséquences, même si cela occupe une grande partie de l’attention.

Les grandes révolutions naissent dans le quotidien, loin des projecteurs, et fermentent longtemps en silence avant d’exploser.

 

Insignifiance politique

Un exemple typique est celui de la plus grande d’entre elles, la révolution industrielle.

Elle non plus n’est pas née d’une volonté politique. On peut même dire que le politique a probablement tout fait pour y résister.

Elle naît d’un changement très progressif de l’état d’esprit des gens sur une période qui s’étale, en gros, du XVe siècle au XVIIIe siècle. Au cours de cette période, le modèle mental médiéval selon lequel la dignité d’un être humain dépendait de sa naissance évolue. Celle-ci repose de plus en plus sur son talent et son travail. Un homme n’est plus jugé sur sa naissance, mais sur ce qu’il a accompli. Cela signifie qu’un marchand ou un valet peuvent avoir autant de dignité qu’un marquis, et que n’importe qui peut s’élever dans la société pour y être reconnu. Si cela nous semble évident aujourd’hui, il ne faut pas oublier que c’était inconcevable pour un esprit du Moyen Âge.

Ce changement de modèle mental, encore une fois très progressif, aura évidemment des conséquences considérables : il permettra l’émergence d’une classe bourgeoise puissante qui se fera une place entre la classe paysanne et l’aristocratie et le clergé, avant d’éliminer ces deux dernières.

Il permettra aussi de rendre évidente l’idée de droits universels. Ces 300 années de révolution d’état d’esprit ne doivent strictement rien à l’initiative politique. Au mieux, le politique n’a fait qu’entériner ces changements dans des lois, quand il n’essayait pas de les bloquer. La Révolution française ne fait que les consacrer.

C’est aussi valable dans l’Histoire contemporaine.

Par exemple, la loi sur la légalisation de l’avortement est souvent présentée comme l’exemple type d’un changement sociétal impulsé par le politique. Rien n’est plus faux cependant. Lorsqu’elle prend la parole devant les députés en novembre 1974, Simone Veil commence en effet par préciser que si elle peut leur présenter son projet de loi, c’est parce que depuis des années, la société a évolué sur le sujet grâce au travail de militants et d’avocats. Sans nier le courage de la ministre, la loi ne fait qu’entériner un changement largement réalisé dans la société, sur lequel le politique est en retard. On pourra par ailleurs ajouter que s’il a été nécessaire de voter une loi de légalisation de l’avortement, c’est parce qu’il existait une loi qui l’interdisait.

 

Lâcher prise

Ainsi donc, l’idée selon laquelle c’est le politique qui change la société ne résiste pas à l’examen de l’Histoire.

C’est d’autant moins vrai dans une société de plus en plus complexe, rétive à l’action directe, dans laquelle les citoyens sont de plus en plus éduqués, informés et autonomes. Penser que le changement ne peut être que politique, ce qui en France signifie d’en haut et du centre, ne peut que mener à un blocage.

La maîtrise et l’initiative politiques du changement ne sont qu’une illusion, brutalement mise en lumière par les émeutes actuelles, alors que la société évolue énormément d’elle-même. Il est temps de mettre à jour notre modèle mental du changement et de considérer que, de plus en plus, celui-ci ne pourra venir que du quotidien des acteurs intelligents du terrain, et que le rôle du politique est simplement de ne pas l’empêcher, avant de le consacrer.

Sur le web

Qui peut s’occuper le mieux des emplois difficiles et mal payés : le ministre ou le dirigeant d’entreprise ?

L’actualité a mis récemment en évidence, en France, mais aussi dans d’autres pays d’Europe ou aux États-Unis, la difficulté à recruter dans des métiers que l’on a qualifié de « métiers en tension », en gros des emplois mal payés, et des conditions de travail difficiles. Les personnels de restaurants, mais aussi les agents d’entretien, les conducteurs de véhicules, les ouvriers de manutention. On imagine que ces métiers ont du mal à recruter parce qu’ils sont justement difficiles et mal payés, comme d’autres métiers du même genre.

 

Soutenir la deuxième ligne

C’est aussi le cas de ces métiers dits « de la deuxième ligne », exercés par ceux qui sont restés en poste pendant le covid, ajoutant à leurs conditions de travail les risques de contamination, c’est-à-dire souvent les mêmes, les métiers de caissiers, manutentionnaires, agents du bâtiment, agents du nettoyage et de la propreté, de l’aide à domicile, de la sécurité, et aussi vendeurs de produits alimentaires, bouchers, charcutiers, boulangers (un rapport de la DARES, organisme d’études du ministère du Travail, en recense 17). Deuxième ligne, en référence à la première ligne qui concerne les métiers de la santé. Ces métiers concernent en France 4,6 millions de salariés dans le secteur privé.

Le rapport de la DARES met bien en évidence, statistiques à l’appui, que ces métiers « de la deuxième ligne » souffrent d’un déficit global de qualité de l’emploi et du travail :

« En moyenne, ces travailleurs sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30 % environ, ont de faibles durées de travail hebdomadaires (sauf les conducteurs), connaissent plus souvent le chômage et ont peu d’opportunités de carrières ».

Ce sont aussi ces professonnels qui « travaillent dans des conditions difficiles, sont exposés plus fréquemment à des risques professionnels et ont deux fois plus de risques d’accident ».

Comme le dit François Ruffin, député LFI de la Somme, dans son livre Je vous écris du front de la Somme, qui cite ce rapport : « Dans notre société, les plus utiles sont les plus maltraités […]Pour de médiocres salaires, ils mettent en danger leur santé ».

Et il relève aussi une conclusion du rapport, qui explique que ce qui fait tenir ces salariés, c’est qu’ils possèdent « un fort sentiment d’utilité de leur travail ».

Ce rapport est une étape de diagnostic de la qualité des emplois concernés, la DARES prévoyant ensuite de publier des recommandations pour la mise en place de mesures de revalorisation. Dans sa conclusion, le rapport imagine déjà des leviers de revalorisation sur les niveaux de rémunération, la réduction des temps partiels, ou la prévisibilité des horaires.

Et de mettre en perspective que « l’amélioration de la qualité de ces emplois permettrait d’augmenter leur attractivité (réduisant les difficultés de recrutement fréquentes pour ces métiers), de réduire l’absentéisme (résultant de conditions de travail difficiles), d’augmenter la productivité et la qualité du service pour les clients ».

On comprend que le ministère du Travail, et François Ruffin qui reprend les conclusions du rapport, cherchent des solutions étatiques, où c’est le ministre et la loi qui viendraient imposer, règlementer, taxer, comme ils savent faire.

 

Faire confiance aux employeurs

Mais des réponses et initiatives peuvent venir aussi des entreprises et dirigeants eux-mêmes, les réponses ne pouvant être identiques d’un métier à l’autre, ni d’une entreprise à l’autre.

C’est le sujet d’articles dans le dernier numéro de la Harvard Business Review. Nous sommes aux États-Unis, mais le problème analysé, et les métiers concernés, sont les mêmes.

Zeynep Ton, professeur au MIT, déroule ce qu’il nomme « The obstacles to creating good jobs. And how courageous leaders are overcoming them ».

Dans un contexte où l’opinion générale est que les emplois mal payés, avec des horaires imprévisibles, et peu d’opportunités d’avancement, sont considérés comme un mal nécessaire dans les métiers de la distribution et des services à faible marge, l’article relate comment certaines entreprises aux États-Unis ou en Espagne (ces « courageous leaders ») ont montré que l’on pouvait contredire cette croyance par des initiatives originales.

L’idée est de remplacer le système des « bad jobs » par un système de « good jobs », considérant que ceux qui restent dans le système des « bad jobs » nécessaires finiront par ne plus pouvoir attirer ou garder les employés dont ils ont besoin, et risquent de fermer dans le pire des cas.

Ces entreprises qui investissent dans la valeur et le service clients, et en même temps dans la productivité des employés, agissent sur deux leviers :

  1. Un investissement important dans les employés, sous forme de salaires supérieurs à ceux du marché, des avantages matériels meilleurs, des horaires plus prévisibles, et des emplois à plein temps autant que possible (exactement les sujets du rapport de la DARES),
  2. Un modèle opérationnel qui aide les employés à être plus productifs et à servir de manière plus efficace les clients.

 

Comment s’y prennent-elles ?

Quatre pistes d’action :

  1. Challenger la proposition de valeur et SIMPLIFIER les opérations pour éliminer toutes les activités sans valeur, et permettre aux employés de mieux servir les clients (c’est le bon vieux Lean Management appliqué aux services, qui se développe de plus en plus, mais n’est pas encore adopté par tous).
  2. Trouver le bon équilibre entre la standardisation des process quand cela est nécessaire et, à l’inverse, faire confiance aux employés pour se responsabiliser (« empowerment ») dans l’aide aux clients, l’amélioration du travail, et la gestion des flux.
  3. Mettre en place des formations de pair à pair entre les employés, pour diffuser les bonnes pratiques dans les tâches au contact du client et en back office. C’est sur le terrain que ces pratiques se diffusent et non dans les notes de procédures qui tombent du haut.
  4. Doter chaque unité de travail d’un personnel suffisant pour faire face à des hausses inattendues et consacrer du temps au développement des employés et à l’amélioration du travail.

 

Ce système semble apporter de nombreux avantages aux entreprises qui l’adoptent : augmentation de la satisfaction et de la fidélisation des clients, meilleure productivité, moins d’absentéisme et de turnover, autant de facteurs de coûts qui sont réduits.

Mais alors, si c’est si génial, pourquoi les autres entreprises (les plus nombreuses) n’adoptent-elles pas ce système ?

Zeynep Ton a identifié quatre fausses croyances qui empêchent les entreprises d’adopter ce genre de système.

Notre business model ne nous permet pas d’investir dans ce type d’emplois

On est prêts à investir dans des tas de formations pour les managers, mais, en ce qui concerne les emplois du bas de l’échelle, l’important c’est de réduire leur coût au maximum. Au contraire, les auteurs pensent qu’investir dans ces emplois, et en se permettant des salaires pouvant être plus élevés que ceux du marché, l’entreprise va en tirer des bénéfices directs sur la qualité du service client et la réduction du turnover et de son coût.

On ne peut pas faire confiance à cette catégorie d’employés

Il faut au contraire bien la contrôler, pour éviter les erreurs, l’absentéisme, etc. Cet a priori amène à construire des systèmes où la croyance de base est que les employés font tout de travers si on ne les surveille pas.

Nos analyses financières ont démontré que ce type d’investissement n’est pas rentable

C’est sûrement en oubliant tous les bénéfices indirects que cela génèrerait. Ne pas augmenter les salaires, ça donne quoi en satisfaction client ? En augmentation du turnover ? Peut-être des coûts bien supérieurs aux augmentations de salaires.

Mettre en place de tels systèmes, c’est trop risqué 

Mais peut-être que le statu quo est encore plus risqué, si l’on prend en compte les démotivations et les difficultés croissantes à recruter.

 

Casser les croyances

C’est en cassant ces croyances que l’auteur encourage les entreprises à se lancer dans son approche « Good jobs ».

Un autre article du même numéro de Harvard Business Review de ce mois, « The high cost of neglecting low-wage workers », par Joseph Fuller et Manjari Raman, tous deux professeurs à Harvard, permet d’approfondir le type d’actions que mènent les entreprises vertueuses pour mieux gérer les employés « low wage », c’est-à-dire, dans leur enquête, ceux qui gagnent moins de 40 000 dollars par an. On compte large donc.

L’enquête a été conduite à partir d’entretiens de dirigeants et employés d’entreprises américaines, ainsi que via une analyse statistique de la mobilité des employés.

Le rapport complet est disponible ICI.

Les auteurs en ont retenu des exemples de bonnes pratiques pour mieux prendre en compte ces « low-wage workers ». On retrouve des conclusions similaires à celles de Zynep Ton.

Ils citent quatre actions que pourraient mettre en œuvre les entreprises qui veulent mieux s’occuper de leurs salariés de terrain :

Investir dans la formation

Considérant tous les coûts de recherche de candidats et d’employés, de recrutement, de formation initiale au poste, de moindre qualité du travail pour un nouvel embauché, ainsi que le coût d’encadrement de ces éléments, le turnover finit par coûter cher. Une politique de formation pour retenir les employés est donc souvent un bon investissement.

L’article cite l’exemple de l’entreprise Disney, qui a mis en place en 2018 son programme « Disney Aspire », proposé à tous les employés journaliers ayant effectué au moins 90 jours dans l’entreprise. Ils peuvent alors suivre des cours diplômants, payés 100 % par Disney. Ces cours sont par exemple ceux d’universités d’agriculture, ou culinaires. Depuis le lancement, 3500 employés ont été diplômés, et Disney a pu proposer des promotions internes à plus de 2800 d’entre eux. Et cela attire aussi les nouveaux employés, un quart d’entre eux déclarant qu’ils ont choisi Disney parce qu’il y avait ce programme.

Faciliter une meilleure communication top-down

Il s’agit là d’être le plus clair possible sur les parcours et carrières accessibles aux employés, et non à les laisser dans le même poste sans perspectives pendant de nombreuses années, voire toute leur carrière à la même caisse du même supermarché.

L’article cite l’entreprise Chipotle qui annonce que plus de 80 % de ses leaders viennent du bas de l’échelle par promotion interne, et qui met en avant sur son site l’investissement dans la carrière des employés.

Comprendre les barrières rencontrées par les employés

Il s’agit là de toutes les difficultés personnelles que rencontrent ce type d’employés pour se nourrir, se loger, gérer leur budget familial.

Ce sont donc tous les services que peut mettre en place l’entreprise, comme des avantages complémentaires, pour permettre aux employés de mieux vivre.

Collaborer avec d’autres entreprises

Il n’est pas toujours possible de promouvoir tous les employés au sein de la même organisation. Mais certaines entreprises proposent des parcours aussi en dehors de l’entreprise.

C’est le cas d’Amazon qui a lancé « Career Choice » qui est devenu un programme national. L’idée est de proposer aux employés d’acquérir des compétences et des diplômes leur permettant, soit d’être promus au sein d’Amazon, soit de se préparer à des emplois dans d’autres entreprises et secteurs.

Les petites entreprises peuvent faire la même chose, par exemple en créant un consortium de plusieurs entreprises qui mettent en place des formations en commun et des programmes de mobilité inter-entreprises, chaque entreprise finançant le dispositif par une cotisation de membre.

 

Conclusion

Alors, qui peut finalement le mieux s’occuper des employés dans ces jobs mal payés, aux conditions de travail souvent difficiles, et que l’on a du mal à recruter ? Le ministre, avec les lois, les taxes, les interdictions et obligations ? Ou l’entrepreneur dirigeant créatif et courageux qui mise sur la confiance et veut transformer les « bad jobs » en « good jobs » ?

Finalement, ce que proposent les auteurs de Harvard Business Review, c’est que les dirigeants et leaders d’entreprise mettent en œuvre les systèmes de « good jobs » eux-mêmes, avant que le ministre ou François Ruffin viennent les imposer par la contrainte.

Que les leaders courageux lèvent le doigt.

 

Sur le web

Partage de la valeur et intéressement des salariés des entreprises

Le 27 juin 2023 les députés ont voté l’obligation pour les entreprises de 11 à 49 salariés de mettre en place un dispositif de « partage de la valeur ». Jusqu’à présent, les entreprises de moins de 50 salariés n’étaient pas concernées par la participation des salariés aux bénéfices des entreprises.

Avec ce projet de loi il s’agit d’étendre l’idée de l’association capital-travail, chère au Général de Gaulle, aux petites et moyennes entreprises qui emploient de nombreux salariés.

En effet, selon l’INSEE, en 2018, la France compte 148 000 PME (hors micro-entreprises) qui emploient 3,9 millions de salariés en équivalents temps plein et réalisent 23 % de la valeur ajoutée. C’est dire l’enjeu de ce projet de loi qui pourrait concerner directement 1,5 million de salariés selon le ministre du Travail Olivier Dussopt, et qui aujourd’hui ne disposent pas d’outils de participation et d’intéressement, ou à verser des primes de partage de la valeur, anciennement appelées primes Macron.

À noter que le projet de loi est issu d’un accord national entre le patronat et les syndicats (sauf CGT) entériné en février après quatre mois de négociations.

Précision importante : le texte prévoit que l’obligation de mettre en place un dispositif de partage de la valeur n’incombera qu’aux sociétés rentables générant un bénéfice net au moins égal à 1 % du chiffre d’affaires pendant trois années consécutives.

La mesure sera expérimentée pendant cinq ans, à partir du 1er janvier 2024.

Par ailleurs, pour les entreprises de plus de 50 salariés, les députés ont approuvé dans la foulée une nouvelle obligation : elles devront négocier une redistribution si elles réalisent des bénéfices exceptionnels. À noter que la définition des bénéfices exceptionnels ne sera pas laissée au seul employeur, comme prévu initialement, mais devra résulter du dialogue social.

On souhaite bonne chance aux négociateurs pour trouver un terrain d’entente.

 

La participation des salariés en France

La participation des salariés aux bénéfices des entreprises – une idée chère au Général de Gaulle – a été instaurée en 1967 par ordonnances sous le gouvernement Pompidou, malgré les résistances à l’époque du patronat qui y voyait une atteinte au droit des actionnaires, et des syndicats ouvriers qui s’inquiétaient de cette collaboration de classes en devenir.

La réforme visait initialement les entreprises de plus de 100 salariés et prévoyait le blocage des sommes distribuées dans une réserve spéciale durant cinq ans. Cette règle a été étendue en 1990 aux entreprises de plus de 50 salariés. En 2015, la loi Macron a renforcé les avantages fiscaux dont la participation est assortie. En 2019, la loi Pacte en a assoupli certains dispositifs.

Dans son exposé des motifs, le projet de loi1 note que :

« Par rapport à ses voisins européens, la France se caractérise par un recours élevé aux dispositifs de partage de la valeur. En effet, d’après les données issues de l’enquête sur les entreprises en Europe de 2019, la France se situe au second rang par rapport à ses voisins européens, après la Slovénie, quant au développement des dispositifs de partage de la valeur. En 2020, le complément de rémunération dégagé par l’ensemble des dispositifs s’est établi en moyenne à 2440 euros par salarié bénéficiaire dans les entreprises de 10 salariés et plus, pour un montant total versé s’élevant à 18,6 milliards d’euros. »

Ce rappel est d’autant bienvenu que certaines organisations, par exemple, l’ONG Oxfam dénonce dans une étude publiée le 26 juin 2023 un partage de la valeur de plus en plus inéquitable entre employés et actionnaires dans les grandes entreprises françaises. Ainsi selon cette ONG, « les dividendes ont explosé de 57 % entre 2011 et 2021 alors que la dépense par salarié connaît une hausse plus modeste de 22 %. »

Outre qu’on ne peut comparer les dividendes des actionnaires aux rémunérations des salariés, ce rapport, comme d’autres, ne fait pas état de la situation spécifique de la France en matière de participation et d’intéressement des salariés.

À noter qu’avec l’actionnariat salarié, les employés des grandes entreprises sont directement associés aux versements de dividendes.

 

Un projet de loi novateur qui vise les PME

Le projet de loi qui a été adopté par les députés s’adresse aux PME de 11 à 49 salariés.

Comme ces entreprises ne sont généralement pas cotées en bourse, leur capital n’est pas négociable et il est impossible d’intéresser leurs employés via l’actionnariat salarié (attribution d’actions dans le cadre d’un PEE, distribution d’actions gratuites, etc.) comme dans les grandes entreprises. Aussi, le partage de la valeur pour les PME éligibles se fera via des primes en numéraire et va dépendre du montant du salaire et des bénéfices de l’entreprise.

Par exemple, selon les simulations réalisées par le ministère du Travail, un salarié qui perçoit 1750 euros net par mois dans une PME de 30 personne ayant dégagé un bénéfice net de 2,28 % du chiffre d’affaires sur les trois dernières années pourra percevoir 1386 euros de participation. Comme on peut le constater, il s’agit d’un montant significatif.

Vu la complexité des calculs, le ministère du Travail mettra des simulateurs à la disposition des entreprises.

 

Que penser de ce nouveau dispositif ?

Pour le gouvernement, comme pour beaucoup d’économistes, « le partage de la valeur est un facteur essentiel de compétitivité des entreprises, de valorisation du travail, de justice sociale et de cohésion nationale. »

Certes, en théorie le bénéfice de l’entreprise revient à l’actionnaire, et la rémunération des employés passe essentiellement par les salaires. Mais l’idée d’associer les salariés de l’entreprise à sa réussite via une participation aux bénéfices n’est pas contraire à la libre entreprise. Contrairement aux grandes entreprises cotées en bourse, les salariés des PME sont directement en lien avec la réussite de leur entreprise, et un tel dispositif ne peut que renforcer leur motivation et leur engagement.

Certains observateurs pourront regretter que ce dispositif soit aussi contraignant, mais il nous semble que les avantages l’emportent largement, surtout dans la situation que connaît notre pays. Associer directement les salariés, notamment ceux des PME, à la réussite de leur entreprise nous paraît une belle idée susceptible de faire reculer la doxa marxiste dans un pays trop imprégné par la lutte des classes.

  1. Projet de loi portant transposition de l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise, 24 mai 2023.

Ces 12 000 soudeurs qui questionnent le modèle mental français de l’éducation

Il manque 12 000 soudeurs à l’industrie française, en particulier dans le nucléaire, en pleine renaissance.

Et ce n’est pas le seul secteur où il manque des postes. Toutes les entreprises ont du mal à recruter. Les six familles professionnelles les plus en tension, soit 90 000 postes, sont des métiers de l’industrie et de la construction. Les aides à domicile et aides ménagères, les infirmiers et sages-femmes, les aides-soignants et les professions paramédicales sont également en forte tension. Même si les causes sont multiples, ces tensions sont en grande partie le produit du modèle mental français de l’éducation, obsédé par le diplôme et l’abstraction.

Le diplôme est une obsession française.

Cette obsession tire vers le haut toutes les études qui deviennent de plus en plus abstraites. Nous avons amené plus de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, la poussant ainsi vers l’Université, c’est-à-dire vers des études abstraites. Nous sommes le pays où les études de sport s’appellent désormais Sciences et techniques des activités physiques et sportives, où l’économie s’appelle Sciences économiques, et où les instituteurs sont désormais des professeurs des écoles. D’ailleurs, pour être professeur des écoles, il faut désormais passer un Master. A-t-on besoin d’un Master pour apprendre à lire à des enfants ? Non, bien sûr.

Mais c’est une question de statut : plus de diplôme, plus de prestige. Les écoles d’ingénieurs sont devenues des écoles de mathématiques. Même les études d’entrepreneuriat ont été rattrapées par la patrouille et sont devenues une forme de concours d’agrégation dont le but est de créer un grand-œuvre, un business plan irréprochable bourré de chiffres et magnifiquement décoré, créé par des gens qui n’ont jamais de leur vie vendu le moindre truc, et que la rencontre avec un premier client terrorise. L’obsession pour le diplôme et l’abstraction est une pieuvre qui enserre tout le système éducatif français. Elle renforce la norme sociale qui valorise les études longues, donc abstraites, au détriment des études courtes, méprisées.

 

Des modèles mentaux profonds

Qu’est-ce qui explique cette poussée vers l’abstraction ? Un bon vieux modèle mental, c’est-à-dire un paquet de croyances profondes.

On peut en distinguer quatre principales.

La première est celle du mépris du monde sensible, et en particulier du monde commercial et industriel. Celui-ci est considéré comme purement matériel, non intellectuel, et amoral.

Une seconde croyance très proche est celle d’une hiérarchie des études, situant dans le plus bas de l’échelle celles considérées comme professionnelles ou, pire encore, manuelles et techniques. L’orientation vers celles-ci ne peut être qu’involontaire, et constitue une marque d’échec. Dans ce modèle, on croit qu’un plombier ou un technicien de laboratoire ne pensent pas, et sont donc socialement inférieurs. Quant au mot professionnel, il suggère, lui, une certaine utilité moralement suspecte. Autrement dit, le modèle mental de l’Éducation nationale est celui d’une hiérarchie du mépris.

Alors que des centaines de milliers de postes ne peuvent être pourvus, ce qui a un impact direct sur l’économie, quelle est la réaction de l’Éducation nationale ? Aucune. Elle continue à former pour l’abstraction. Les récents appels du ministre à l’enseignement privé pour que celui-ci encourage la diversité sonnent faux lorsque l’on sait combien l’Éducation nationale est une formidable machine à exclure ceux qui ne correspondent pas aux critères de la performance cognitive, pour les diriger vers ce qu’elle considère comme des voies de garage où ils disparaissent littéralement des écrans radars. Et après on s’étonne que ces filières aient du mal à recruter ! Heureusement, ces voies de garages sont aussi parfois, bien malgré elles, des endroits d’excellence, et en tout cas des endroits où l’on forme des jeunes dont l’économie a besoin et qui s’y épanouissent.

 

L’art pour l’art

La troisième croyance, que j’ai entendu énoncer si souvent, est que le rôle de l’Éducation nationale est de former des citoyens, pas de former pour trouver un travail. Et si les citoyens n’en trouvent pas, ce n’est pas son problème. Ceux qui pensent ainsi se moquent bien des enfants et de ce qui peut leur arriver. C’est l’art pour l’art. On sélectionne les meilleurs pour qu’ils rejoignent la Gnose, l’élite cognitive, et on abandonne les autres à leur triste sort.

La quatrième croyance est que la maîtrise de l’abstraction est indispensable pour affronter demain. Très forte en France, elle est aussi relayée par le World Economic Forum (WEF), censé être l’endroit où se discutent les grandes questions du monde. Depuis des années, le WEF prédit un futur du travail dans lequel les compétences-clés seront exclusivement cognitives. Nous aurons besoin, tenez-vous bien, de « pensée analytique », « d’apprentissage actif », de « résolution de problèmes complexes », de « pensée critique », de « créativité », de « leadership », de « résilience » et « d’idéation ».

Dans le monde du WEF, toute matière a disparu, les humains ont disparu. Le travail est purement conceptuel. En fait, le WEF ne reflète pas ce dont l’économie a besoin, mais comment l’élite cognitive voit le monde. Et sans surprise, elle voit le monde comme une fête cognitive, une orgie d’abstractions, dans lequel ce qui compte n’est pas ce qu’on fait mais ce qu’on raconte.

Elle nous explique qu’à l’avenir, nous aurons besoin de penseurs critiques créatifs résolveurs de problèmes complexes, alors que nous manquons de chauffeurs de camion. Pourquoi ? Parce que du point de vue de l’élite cognitive, le travail manuel est invisible, il est une sorte de résidu du passé, appelé à disparaître rapidement.

Robert Reich, qui fut ministre du Travail sous Bill Clinton, avait ainsi théorisé le remplacement des travailleurs par des « travailleurs du savoir », habile jeu de mots. Il a ainsi laissé des pans entiers de l’industrie américaine disparaître sans réaction, presque avec satisfaction. On comprend que cette élite soit en panique totale depuis que ChatGPT a fait son apparition, lui qui menace de réduire à néant le mur qu’elle a passé des années à construire pour exclure les gueux qui réussissent sans diplôme.

Il est grand temps de cesser cette poussée vers l’abstraction.

Non pas évidemment qu’il ne faille pas des formations longues et abstraites. Mais depuis des dizaines d’années, sur la base de ces quatre croyances, nous avons considéré comme axiomatique qu’il fallait absolument pousser chaque classe d’âge vers le plus haut diplôme possible, le plus abstrait possible. Les tensions constatées aujourd’hui sur le marché du travail en sont le résultat direct. Le coût considérable pour l’économie, mais aussi pour les jeunes poussés vers des métiers qui ne leur conviennent pas, devrait nous inciter à revoir radicalement notre modèle éducatif pour qu’il embrasse enfin la réalité du monde.

Sur le web

Thomas Hobbes et la curiosité, ou pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme

Déterminer ce qui différencie fondamentalement l’Homme de l’animal est une question aussi ancienne que l’Homme lui-même, et les idées à ce sujet sont nombreuses.

Un éclairage particulièrement intéressant est fourni par le philosophe Thomas Hobbes pour qui la curiosité est l’une des rares capacités qui différencient les êtres humains des animaux. C’est cette curiosité naturelle qui explique pourquoi l’innovation est le propre de l’Homme.

Avec Machiavel, Thomas Hobbes fait partie des philosophes qui ont mauvaise réputation en raison de sa vision parfois pessimiste – certains diraient réaliste – de l’être humain. Dans sa volonté de décrire l’Homme tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être, il évoque une caractéristique selon lui spécifiquement humaine, la curiosité, définie comme un « appétit de connaissance ».

Le concept de curiosité a été diversement apprécié dans la philosophie et la morale, signifiant soit une soif inappropriée d’informations (comme par exemple l’attrait pour les ragots), capturée par l’expression « la curiosité est un vilain défaut », soit un appétit intellectuel admirable représenté par l’image du lettré, du savant, et de « l’honnête homme ».

 

Futurs possibles

Pour Hobbes, la curiosité est à l’origine à la fois de la science et de l’égoïsme.

Elle pousse en effet les humains à envisager une vaste étendue de futurs possibles, et donc d’objectifs personnels. La soif de savoir les pousse à réfléchir aux relations causales potentielles et conduit à une anxiété pour le futur, qui à son tour « dispose les hommes à s’enquérir des causes des choses » – un cercle vicieux de prévisions et d’investigations craintives qui condamne tous les hommes à « un état semblable à celui de Prométhée », dans lequel leur cœur est éternellement « rongé par la crainte de la mort, de la pauvreté ou d’une autre calamité » qui pourraient advenir.

Car la curiosité fait naître la conscience du temps : elle amène à penser à ce qui pourrait se passer dans le futur. Une fois imaginable, l’avenir devient un motif de conflit et d’anxiété puisqu’il peut être insatisfaisant, et que le futur de mon voisin peut être plus favorable que le mien. Cette anxiété est étrangère aux animaux, car ils ne s’intéressent qu’à l’anticipation des schémas de causalité qu’ils ont déjà observés, et non à l’inférence de nouvelles possibilités à partir d’expériences passées.

Si la curiosité est définie comme un appétit de connaissance, Hobbes en propose une définition plus technique, qui n’est pas seulement un plaisir pour les causes, mais un appétit pour un type particulier de connaissance originale : celle des effets jusqu’ici inexpérimentés des causes connues (les moyens dont je dispose). Hobbes oppose en effet la curiosité pour les effets de causes connues (que puis-je faire avec ce bâton ?) à l’intérêt prudentiel pour les causes d’effets connus (comment puis-je capturer cette proie ?).

Selon Hobbes, ce qui diffère chez les humains est en effet l’intérêt pour des effets qui, en eux-mêmes, ne sont pas la cible d’une passion ou d’un appétit, autrement dit qui ne sont pas directement utiles.

En ce sens, la curiosité a un aspect gratuit tout à fait caractéristique que l’on ne retrouve pas chez les animaux. Un effet est poursuivi pour lui-même. On s’intéresse à ce qui peut advenir. Tous les animaux désirent connaître les relations de cause à effet qui sont pertinentes pour leur bien-être, et cherchent également les moyens d’effectuer des changements conformes à leurs objectifs. La faim pousse l’animal à chasser une proie. L’objectif détermine les moyens nécessaires à son atteinte (faim ->proie). Les objectifs restent relativement stables dans le temps, et les moyens également. Il n’y a pas d’innovation parce que les objectifs sont le point de départ et qu’ils changent peu. Le jeu est en quelque sorte fermé.

L’impératif d’utilité immédiate rend impossible l’innovation : il y a un problème à résoudre, on peut le résoudre de manière créative, mais seule sa résolution nous intéresse.

 

Connaissance désintéressée

La curiosité va donc au-delà de la connaissance intéressée.

Ce faisant, elle modifie le fonctionnement de la connexion des idées, remplaçant une structure téléologique (objectif éloigné qui détermine des moyens nécessaires pour l’atteindre) par un processus plus ouvert dans lequel l’objectif n’est ni la synthèse (définition des étapes d’une cause à un effet connu) ni l’analyse (le tracé des étapes d’un effet connu à ses causes), mais la découverte de nouvelles relations de causalité.

La curiosité, quant à elle, s’accompagne de la capacité, non seulement de se souvenir des relations causales observées, mais aussi d’imaginer tous les résultats possibles d’une cause donnée.

Hobbes écrit :

En imaginant une chose quelconque, nous recherchons tous les effets possibles qu’elle peut produire ; nous imaginons ce que nous pouvons en faire une fois que nous l’avons.

La curiosité conduit à la création de nouvelles associations.

Impossible de ne pas reconnaître ici l’approche entrepreneuriale de l’effectuation, selon laquelle un entrepreneur part de ses moyens disponibles et imagine les effets possibles.

Ce que Hobbes suggère, c’est que ce que nous décrivons comme une approche entrepreneuriale est en fait universelle. C’est une posture humaine au sens large qui existe depuis la nuit des temps. Autrement dit, l’innovation, au sens de l’exploration gratuite d’effets possibles nouveaux et inattendus, est un trait profondément humain.

L’être humain ne cherche pas seulement à résoudre des problèmes, il ne peut s’empêcher d’imaginer de nouveaux effets à partir des causes (moyens) dont il dispose.

Le chimpanzé prend une branche pour extraire les fourmis du tronc d’arbre, ce qui est une preuve d’intelligence. L’être humain résout aussi ce type de problème, mais il va au-delà et se demande ce qu’il peut faire avec cette branche : creuser un trou, taper sur son voisin, faire du bruit, apprendre à jongler, s’en servir de béquille, etc. Toutes ces considérations n’intéresseraient pas le chimpanzé, mais ouvrent de nouveaux possibles.

Le paradoxe est que cette recherche de connaissance désintéressée est celle qui s’est révélée la plus utile depuis les origines. L’être humain innove parce qu’il ne peut pas s’en empêcher et il ne peut pas s’en empêcher parce ce qu’il est curieux, et que la curiosité est sa nature. C’est un vilain défaut qui lui amène plein d’ennuis, mais c’est aussi une qualité extraordinaire qui explique pourquoi nous ne vivons plus dans des cavernes depuis longtemps.

Sur le web

Résilier un contrat en ligne : une nouvelle liberté ?

Un article de La Nouvelle Lettre.

 

Le 1er juin 2023 marquera-t-il une date clé de l’histoire de France ? Cette date est la mise en application de la loi du 19 août 2022, et précisément de son article 15 : il sera désormais possible à toute personne de résilier un contrat avec un simple clic en ligne.

À ce jour, la loi et cette « nouvelle liberté » offerte au peuple n’ont pas été clairement jugées : pour les uns il s’agirait d’une disposition normale, d’un simple progrès technique dû au numérique, pour les autres c’est un grand progrès de société conforme à la justice sociale. Pour les libéraux, c’est à mon sens un pas de plus sur la voie d’une révolution totalitaire inspirée par l’ignorance et l’idéologie.

 

Quelle innovation ? 

Pour juger clairement, il faut d’abord rappeler ce que n’est pas cette innovation.

Elle a été saluée par beaucoup de Français comme une réaction aux abus de certains contrats, et en particulier ces contrats d’assurance aux mille clauses illisibles par le commun des mortels. Il y a aussi cette accumulation d’abonnements mensuels qui finissent par ruiner la famille et dont on se sent prisonnier. Voilà donc quelque chose de populaire.

Le mérite en reviendrait au gouvernement, dont la mission serait de libérer le peuple de l’asservissement à de grands groupes, à des entreprises qui auraient forcé la main des consommateurs.

D’ailleurs, il suffit de lire sur Légifrance.fr la très longue explication donnée concernant le décret du 31 mai 2023 (mercredi dernier) « Décret n° 2023-417 du 31 mai 2023 relatif aux modalités techniques de résiliation des contrats par voie électronique ». C’est de la vraie bureaucratie française, c’est pour moi aussi incompréhensible qu’un contrat d’assurance. Mais, à la différence des contrats, les citoyens ne peuvent pas résilier un décret, ni un gouvernement d’ailleurs.

En résumé, voici ce que contient le décret :

  1. Tous les contrats sont concernés sans aucune exception, et en particulier tous les abonnements.
  2. Toutes les personnes physiques ou toutes les sociétés sont concernées, à l’exception des mutuelles.
  3. Peu importe que le contrat ait été passé en ligne, par téléphone ou par écrit.
  4. Les entreprises avec lesquelles le contrat a été passé vont désormais offrir une « fonctionnalité nouvelle et gratuite » : dans l’espace client elles devront prévoir un bouton « résilier son contrat ».

 

Le décret est donc bien conforme au texte de la loi dans son article 15 : les entreprises ont obligation de « mettre à la disposition du consommateur une fonctionnalité gratuite permettant d’accomplir, par voie électronique, la notification et les démarches nécessaires à la résiliation du contrat. »

Ces précisions n’ont peut-être pas été jugées ni connues du grand public. Elles portent en réalité trois erreurs liberticides : erreur sur le contrat, erreur sur l’entreprise, erreur sur la liberté.

 

Erreur sur le contrat

Un grand débat auquel ont participé de très nombreux économistes et juristes a porté sur l’ambiguïté des relations contractuelles : y a-t-il égalité entre les parties, entre l’entreprise et le consommateur (et peut-être plus généralement entre le vendeur et l’acheteur ?) ?

On s’est interrogé sur « l’asymétrie » du marché : l’un sait ce qu’il vend, l’autre ne sait pas ce qu’il achète.

Le consommateur serait donc nécessairement influencé, manipulé par le producteur. Il s’agit d’une fable, démontée par George Akerlof avec sa référence aux lemons (citrons). S’il existe un contrat d’apparence asymétrique, c’est bien celui des voitures d’occasion. L’acheteur d’un véhicule neuf bénéficie d’une information très complète, il se fait aussi une opinion d’après ce qu’il a observé dans son entourage. Mais la voiture d’occasion a, a priori, une mauvaise réputation : sans que ce soit visible, elle a pu être « pressée comme un citron », il peut lui rester pas grand-chose dans un proche avenir. Akerlof s’interroge alors : pourquoi le marché de la voiture d’occasion est-il si important partout et toujours ?

C’est que le risque contractuel est assumé par l’acheteur, au point que dans certains des États-Unis (comme la Californie) la rupture de contrat par l’acheteur l’oblige à indemniser le vendeur ! En d’autres termes, le vendeur a tout intérêt à être honnête et à proposer une juste transaction. Évidemment, il en est ainsi parce que le marché est libre, c’est-à-dire qu’il y a concurrence entre tous les offreurs.

En revanche, dans les cas de monopoles ou de cartels, l’asservissement du consommateur ou de l’usager est possible. Encore faut-il préciser que les monopoles et cartels ne sont durables que s’ils sont protégés par la puissance publique, à travers ses réglementations et ses subventions.

Entre personnes privées (individus et sociétés) un contrat signifie une confiance mutuelle. Il a donc une dimension morale et sociale incontestable. Cette relation est spécifique à l’être humain, comme l’échange volontaire. L’honnêteté est la base de la vie en commun. La corruption est souvent le tribut du pouvoir.

 

Erreur sur l’entreprise

Il se trouve qu’en France on réduit généralement l’entreprise à sa fonction financière : la « rentabilité » serait le seul souci de l’entrepreneur ou de l’actionnaire, personnage d’ailleurs vilipendé parce que bénéficiaire d’une « rente ». Seul le petit artisan ou commerçant trouvent grâce aux yeux du public, tandis que les grandes entreprises s’emploieraient à grossir leurs marges au détriment des consommateurs.

C’est évidemment ignorer la logique de l’économie, qui est la science de l’échange, échange qui est le propre de l’être humain.

J’utilise volontiers l’étymologie du verbe entreprendre :

Entre signifie que l’entreprise se situe entre les besoins à satisfaire et les moyens de les combler, on pourrait presque dire entre demande et offre.

Prendre traduit l’activité essentielle de l’entreprise : trouver les facteurs de production nécessaires à obtenir le bien ou le service : le travail et le capital. Cette activité est un art, l’art d’entreprendre, appelé entrepreneurship.

On peut être un bon entrepreneur sans travailler ni investir. Certes, dans beaucoup d’entreprises c’est l’entrepreneur qui travaille (par exemple entreprise individuelle ou auto-entrepreneur), et/ou c’est l’entrepreneur qui apporte les fonds sur son propre patrimoine (sans recours au crédit pour investir). Mais même dans ces cas, très fréquents bien sûr, il ne faut pas éliminer tout le mérite de celui qui entreprend. Mais quel est ce mérite, quel est cet « art d’entreprendre » ?

La réponse des ignorants, mais de bonne foi, c’est le risque. Ainsi, le profit serait-il la rémunération du risque pris : l’entrepreneur serait celui qui ose engager son argent (ou celui qu’il emprunte) au lieu de le placer tranquillement auprès d’une caisse d’épargne ou en obligation (comme des bons du Trésor).

L’entreprise serait un jeu de casino, où l’on tente sa chance.

Israël Kirzner a démonté cette thèse et a expliqué très simplement que l’entrepreneur a pour mission d’observer le marché et d’en tirer les enseignements, puisque le niveau des prix et des profits est un indicateur de pénurie ou d’excédent.

L’art d’entreprendre est donc de percevoir ce qu’attendent les gens ; la vigilance, la clairvoyance de l’entrepreneur (alertness) lui permettent d’innover. Il a une « anticipation d’information », donc il prend moins de risques, il n’est pas un superman parce qu’il a une idée que personne n’a eu avant lui.

Kirzner conclut que n’importe qui peut devenir entrepreneur : il lui suffit de chercher le travail et le capital dont il a besoin, et ce peuvent être les siens). Cette présentation de l’entreprise est validée, non seulement par l’histoire de quelques entrepreneurs célèbres, mais aussi par l’analyse statistique des résultats de l’entreprise : la valeur du produit est largement supérieure à l’addition de la valeur du travail (salaires payés) et du capital (principal et intérêts versés).

Les comptables et statisticiens parlent souvent de ce mystérieux « facteur résiduel » qui n’est ni le travail ni le capital. Il n’y a en fait aucun mystère : l’art d’entreprendre est rémunéré parce que le produit de l’entreprise correspond au meilleur service de la communauté, à ce que les gens attendent, ce pour quoi ils sont prêts à payer en fonction de leurs préférences personnelles. Mais évidemment, cette évidence échappe à ceux qui parlent offre et demande sans s’interroger sur la façon de les adapter, sans prêter attention ni parfois sans comprendre ce qu’est le marché (sauf sur la place du village).

L’erreur sur l’entreprise s’est cristallisée depuis quelques décennies en France avec le concept d’entreprise sociale et solidaire (ESS).

Ce sont des entreprises qui n’en sont pas, puisqu’il s’agirait de mutuelles, de coopératives, d’associations, de fondations qui s’interdisent de réaliser et capitaliser des profits et sont généralement en partie publiques. Les ESS devraient employer environ deux millions de personnes.

Mais précisément, la loi du 19 août 2022 élargit le cercle des ESS pour affirmer que toute entreprise a une vocation sociale. Cette idée court depuis longtemps. Elle a été lancée par le président Valéry Giscard d’Estaing : dès son élection en 1974 il a voulu faire appliquer le « rapport Sudreau » qui assignait aux entreprises une mission sociale, très au-delà de leur mission financière.

Cette mission devait être définie avec les syndicats, dont la responsabilité devait être élargie dans la gestion de l’entreprise. Les idées à la mode étaient celles de la cogestion, dans sa version allemande (mitbestimmung) ou dans sa version socialiste (Michel Rocard et les soixante-huitards).

Aujourd’hui, cette dimension sociale de l’entreprise a déjà été intégrée dans le droit du travail, elle a conquis la classe politique et médiatique : l’art d’entreprendre est l’art de politiser, syndicaliser et étatiser l’entreprise.

 

Erreur sur la liberté

La liberté ne peut pas être organisée par l’État. L’État a pour mission de protéger la liberté, c’est-à-dire de faire en sorte que chacun puisse librement exercer ses propres capacités dans le cadre du contrat et de l’entreprise.

Puisque l’entreprise a pour mission d’améliorer le service de la communauté en répondant aux besoins révélés par le marché, son rôle social est évident. Mais là-dessus, les pouvoirs publics ont inventé le droit du travail, qui échappe à la logique du contrat. Ils ont multiplié les réglementations, les subventions, les niches fiscales, les prélèvements dits sociaux, de sorte que l’on a du mal à comprendre l’entreprise, l’entrepreneur et les actionnaires.

En fait la référence au « social » est une manière élégante de poursuivre dans la voie de la lutte des classes. Grâce à notre président Emmanuel Macron, elle a maintenant le beau nom d’Économie sociale et solidaire, que je qualifierai de pléonasme puisque l’économie est par définition sociale et solidaire. Mais les hommes d’État et l’élite éclairée de ce pays ne peuvent s’empêcher de mettre leur grain de sel et doivent rappeler que rien ne peut s’exercer sans eux.

Leurs idées prolongent naturellement celles de Marx et du socialisme, qui ne voient l’économie que comme l’affrontement entre le capital et le travail.

L’entreprise, c’est le capital, l’organisation du prolétariat et le syndicalisme, c’est le travail.

De là découlent toutes les illusions et les contradictions internes de la participation obligatoire, des partenaires sociaux, etc. Est supprimée toute liberté pour l’entreprise d’organiser sa propre gestion, d’harmoniser travail et capital en fonction du service du client et du consommateur. Mieux encore : avec le décret du 31 mai, la version traditionnelle de la lutte des classes prend maintenant la forme de l’oppression du consommateur par l’entrepreneur.

Finalement, je conclus que ce décret révèle non seulement une erreur sur la liberté, mais la détruit et nous engage dans la voie du totalitarisme : c’est une porte ouverte, non seulement sur la ruine, mais sur la révolte, la haine, l’affrontement : tout le contraire de la solidarité.

La solidarité n’est pas sociale, elle est personnelle. Au cœur de l’économie, entreprendre c’est servir la communauté.

Sur le web

La transformation digitale des entreprises (A. Dudézert)

Voici un petit livre de la collection Repères à La Découverte. L'auteur est une professeur de l'université de Pairs Sud et elle anime un Club sur a digitalisation avec un certain nombre de responsables d'entreprise en charge de la transformation digitale et de l'innovation. Voici donc un ouvrage qui fait l'aller-retour entre des approches théoriques et le retour des praticiens sur le terrain, ce qui constitue son principal intérêt.

A défaut de donner une définition de la Transformation digitale (ce qui est regrettable), l'introduction permet de préciser ce qu'elle n'est pas (ni une numérisation, ni même une informatisation) tout en recouvrant plusieurs champs: la notion de changement d'échelle, celle de la prédominance du client, celle de nouvelles pratiques sociales (mobilité, instantanéité, ubiquité, gratuité, personnalisation), celle de technologies "à portée de main", celle d'une "flexibilité adaptative", celle des nouvelles données, d'usages libérés mais aussi de difficultés à définir les tâches des collaborateurs, celle d'économie collaborative et donc les transformations internes de l’entreprise.

La première partie s'intéresse donc à la transformation digitale et ses enjeux, partant de l'appropriation de technologies de l'information "créatrices" pour traiter de la reconfiguration des pratiques de travail puis les mythes de la transformation digitale. Au fond, la TD remet en cause le vieux rapport entre Capital et Travail au sein de l'entreprise (p 36). Le livre met en valeur le rôle de la réputation dans la mise en œuvre de la TD (p 41). Enfin, le mythe de l'entreprise décloisonnée évacue tout enjeu de pouvoir (p 49) quand l'autre mythe du panoptique pose la question de la manipulation et de la liberté du collaborateur (p 53).

La deuxième partie s'interroge sur la mise en œuvre de la transformation digitale. Si l'élément déclencheur est la peur de l'ubérisation, le texte décrit les différents modus operandi de la TD puis s'intéresse aux responsables de celle-ci (et leur rôle ô combien ingrat dans l'entreprise, je sais bien de quoi elle parle). Plus que l'ubérisation, il faut comprendre que la TD est déclenchée par 4 facteurs : le client, le salarié, le coût et le concurrent. Les méthodes proposées ressortissent souvent de l'injonction paradoxale et il faut pour cela des leaders qui soient à la fois insérés et en marge : là encore, position paradoxale qui n'ouvre pas à leurs titulaires de belles perspectives de carrière, quel que soit l'enjeu transformationnel voulu par les dirigeants.

La troisième partie traite de la nouvelle équation managériale : le changement de posture dans les métiers (focus sur le DSI et le DRH), la valorisation de nouvelles compétences, la transformation de la fonction managériale (section qui mérite le détour puisqu'elle pose la question de l'autorité du manager de contact et des niveaux intermédiaires, très souvent oubliés dans les démarches de TD, p 100 sqq), enfin l'absence de cadre juridique clair.

Au final, un petit ouvrage qui se lit facilement, au carrefour des sciences de gestion, de la théorie du management, de la sociologie des organisation mais aussi, un peu, de la gestion des systèmes d'information. Appuyé sur des références académiques solides sans être trop nombreuses, faisant la part belle à des témoignages (divers et donc inégaux, mais c'est la loi du genre), il constitue une bonne entrée en matière au sujet. Tourné vers l'entreprise (plutôt la grande), il oublie ainsi les autres organisations (administrations, ONG) et les PME, mais qui ne font pas réellement partie de son champ d'étude.

Aurélie Dudézert, La transformation digitale des entreprises, Repères La Découverte, 2018, 127 pages.

O. Kempf

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