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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Notre modèle d’armée est-il adapté au nouveau contexte international ?

La manière dont une armée est organisée, équipée, orientée intellectuellement, soutenue matériellement et psychologiquement par le reste de la nation est appelée «modèle». Ce modèle d’armée est l’instrument de force d’une nation et il est destiné prioritairement à imposer sa volonté à d’autres entités politiques, États ou organisations armées, dans le cadre d’un contexte international donné qui en définit le champ et les règles d’emploi.

Le problème est que les règles du jeu international évoluent régulièrement, selon des rythmes de 10 à 30 ans, et surtout qu’elles changent souvent en quelques années seulement sous la pression de grandes ruptures, alors qu’il faut beaucoup plus de temps pour transformer un modèle d’armée.

Cela fait longtemps maintenant qu’une coalition dirigée par les États-Unis n’a pas organisé de campagne aérienne contre un «Etat voyou» et qu’on ne parle plus par ailleurs de «soldat de la paix», d’interposition, de stabilisation ou d’ingérence humanitaire, toutes ces choses typiques de la période du «Nouvel ordre mondial». La guerre contre les organisations salafo-djihadistes qui caractérisait la deuxième partie de cette période n’a pas disparu, loin de là, mais elle s’estompe. Place maintenant prioritairement pour les pays occidentaux, et donc la France, à la «confrontation», ce terme des années 1960 décrivant un affrontement entre puissances sous le seuil de la guerre ouverte. On en avait un peu oublié les règles. On les a remises un peu au goût du jour en parlant improprement de «guerre hybride» pour faire croire à du neuf, mais sans en tirer complètement les conséquences pour notre modèle d’armée.

Nous voici donc maintenant au moment de la crise ukrainienne avec un modèle d’armée en décalage clair avec les nouvelles règles du jeu international. Nous aurions pu éviter cela, nous pouvons encore y remédier.  

Résumé des épisodes précédents

Puisque la période actuelle reprend énormément de codes de la guerre froide, il n’est pas inutile de revenir sur la manière dont on voyait les choses à l’époque après le cycle des guerres de décolonisation.

Au début des années 1960, les forces armées françaises sont réorganisées d’abord pour faire face en Europe à la menace de l’Union soviétique dotée depuis peu de missiles intercontinentaux thermonucléaires. À cet effet, on crée une force nucléaire destinée à résister à n’importe quelle attaque et à détruire le territoire de celui qui envahirait le nôtre ou nous attaquerait avec des armes thermonucléaires. Cette force de frappe est alors comme la Reine sur l’échiquier, la pièce de loin la plus puissante, mais qu’il n’est possible d’utiliser que si le Roi est en échec ou si l’ennemi utilise en premier sa propre Reine. Son emploi équivaut dans ce dernier cas à un suicide mutuel. Tout cela donne un équilibre instable particulièrement stressant.

Pour ne pas avoir à se retrouver en situation de devoir utiliser la Reine en premier, on réduit la possibilité de mise en échec du Roi en mettant en place devant lui un corps de bataille aéroterrestre. Cette force est alors destinée à défendre conventionnellement les frontières du pays et même celles des voisins en particulier la République fédérale allemande (RFA), face aux forces du Pacte de Varsovie. On crée en parallèle, une force de défense opérationnelle du territoire (DOT) afin de lutter contre les infiltrations possibles de l’ennemi entre les pièces et qui pourraient entraver le fonctionnement de l’ensemble.

La deuxième grande hypothèse d’emploi des forces est l’intervention dans ce que le général Poirier décrivait en 1977 comme le troisième cercle d’intérêts de la France après le sol national métropolitain et l’Europe. Depuis 1895, on n’engage plus de conscrits à l’étranger, et par voie de conséquence on n’y emploie que des professionnels ou au moins des volontaires au-delà de la durée légale de service. C’est une force très réduite en volume, car on n’imagine pas alors avoir à mener autre chose que des interventions «coup de poing» très limitées dans l’espace et le temps. Pour reprendre la métaphore échiquéenne, ce sont les cavaliers qui peuvent éventuellement sauter hors de l’échiquier européen pour agir provisoirement plus loin.

Bien sûr, tout cela ne s’est pas mis en place en un an mais sur une bonne dizaine d’années. Il y a eu aussi des tâtonnements et des incohérences lorsque le modèle a été confronté à la réalité. Il a cependant fonctionné pour l’essentiel, c’est-à-dire la confrontation générale avec l’Union soviétique. Personne n’a voulu dans les deux camps franchir le seuil de la guerre ouverte, car ce franchissement même minime paraissait augmenter considérablement la probabilité d’emploi de la Reine nucléaire, ce que personne ne voulait. On s’est trouvé ainsi en Europe avec des forces armées conventionnelles et nucléaires d’une puissance inégalée mais immobiles dans leur face-à-face.

Il y avait un peu plus de liberté d’action militaire hors d’Europe, mais pas tant que ça. Les moyens français que l’on pouvait y consacrer étaient réduits et leur emploi souvent mal vu. On a quand même réussi de nombreuses interventions en Afrique jusqu’en 1979 et même une campagne de contre-insurrection au Tchad, mais l’accusation de néo-colonialisme a pris le dessus. Face à des États, les choses étaient encore plus compliquées, ces États pouvant être soit considérés comme alliés du camp occidental, soit sponsorisés par l’Union soviétique et donc au moins puissamment armés et soutenus diplomatiquement par elle. On pouvait même éventuellement rencontrer des soldats soviétiques, ce que l’on voulait éviter absolument pour ne pas provoquer d’escalade.

La France en confrontation

Avec des moyens limités et de fortes contraintes, il a fallu souvent user de la force avec subtilité pour parvenir à ses fins et c’est là que là que le concept de confrontation intervient. Pour mémoire, le terme «confrontation» a été utilisé pour la première fois pour désigner un affrontement sous le seuil de la guerre ouverte après l’affrontement entre le Royaume-Uni et l’Indonésie de 1962 à 1966 sur la question des provinces malaises de Bornéo. Pas de guerre revendiquée par aucun des camps, mais plein de moyens de pression utilisés pour faire céder l’autre et de petits affrontements masqués dans la jungle de Bornéo.

De 1961 à 1990, la France s’est trouvée dans une situation similaire face à cinq États, outre l’Union soviétique, adversaire permanent. Le premier a été la Tunisie qui a essayé de chasser les Français des bases de Bizerte. La réponse française a été une intervention violente et brève de quelques jours pour dégager ces bases. La Tunisie a cédé. Le second a été le Brésil qui contestait à la France en 1963 des zones de pêche au large de ses côtes. Il a suffi alors de déployer les bâtiments de la Marine nationale pour protéger les pêcheurs français pour faire reculer le Brésil.

Les confrontations des années 1980, en pleine période de «petite guerre froide» ont été plus délicates à gérer. Dans les zones occupées par les forces soviétiques et donc interdites officiellement aux soldats occidentaux, on a fourni de l’aide aux rebelles qui les combattaient en Afghanistan et en Angola, une aide parfois accompagnée de «soldats fantômes».

La confrontation avec la Libye a été la plus importante. Avec l’opération Manta en août 1983, remplacé par Épervier en 1986 la France a déployé en quelques jours une brigade au centre du Tchad et une force aérienne de 50 avions et 30 hélicoptères répartis entre N’Djamena et Bangui, sans compter le groupe aéronaval à proximité des côtes. La crédibilité du déploiement français était renforcée par la définition d’une ligne rouge sur le terrain dont le franchissement signifierait automatiquement le combat. L’adversaire libyen, présent militairement dans le nord du pays et menaçant le sud avec ses alliés, a été dès lors placé devant le fait accompli et n’a pas osé franchir le seuil.

Derrière ce bouclier, la France a porté assistance à l’armée nationale tchadienne avec des équipements et des soldats fantômes qui l’ont accompagné dans son offensive victorieuse dans le nord. On a franchi aussi ponctuellement de part et d’autre le seuil de l’affrontement avec des frappes aériennes ou des tentatives de frappes, mais sans aller jusqu’à la bataille. Pas de guerre ouverte ne signifie pas pour autant ne pas s’affronter un peu. Opération de fait accompli, dissuasion, assistance aux ennemis de l’adversaire, petites attaques plus ou moins discrètes, et on a une palette assez complète de manières d’employer la force armée dans un contexte de confrontation.

Bien entendu, le champ ne s’arrête pas à l’emploi des forces armées et comprend en réalité tout ce qui peut permettre d’exercer une pression sur l’autre, comme par exemple les attentats terroristes que la Libye a utilisés contre nous en détruisant un avion de ligne.

Contre la Syrie et l’Iran durant la même période, les choses ont été plus difficiles puisque ces deux États ont attaqué la France dans le champ clandestin, avec des attentats et prises d’otages au Liban et en France réalisés par des organisations armées alliées. La France assistait cependant alors très largement (contre rétribution) l’Irak dans sa guerre contre l’Iran, mais elle n’a pas osé attaquer directement l’Iran. La France a cédé en 1987 à toutes les exigences de l’Iran. C’est la seule défaite de la France dans une confrontation contre un autre État, un peu par manque de moyens de rétorsion, beaucoup pas manque de volonté et indigence stratégique.

En résumé, la France de la guerre froide a mis en place un modèle de forces assez complet pour faire face à toutes les menaces du moment et mis en œuvre avec plus ou moins de bonheur toutes les pratiques de la confrontation depuis la dissuasion stratégique, nucléaire et conventionnelle en Europe ou l’assistance militaire en passant par la saisie de point en fait accompli, les frappes de rétorsion ou l’engagement de soldats fantômes. On sentait bien que l’on avait une faible capacité de projection et qu’on aurait été incapable de chasser les Argentins des îles Malouines en 1982 à la place des Britanniques, mais cela ne nous troublait pas beaucoup. Et puis le monde a basculé.

Le modèle d’armée qui aurait pu exister

Le changement rapide de contexte international entre 1989 et 1991 n’imposait pas forcément de transformation profonde du modèle français. Même si la menace de mise en échec du Roi s’éloignait, il n’était pas dit que cela durerait éternellement et puis la menace d’une attaque par une arme de destruction massive perdurait. Il était donc indispensable de conserver la force nucléaire, la Reine à côté du Roi. La vraie nouveauté était que la France était devenue stratégiquement une île. Tout ce qu’on imaginait pouvoir se dérouler à proximité devait maintenant s’anticiper au loin et ce d’autant plus que toutes les contraintes qui limitaient l’emploi des forces étaient levées. Le Conseil de sécurité des Nations-Unis (CSNU) n’était plus bloqué par les vetos et pouvait voter des opérations de coercition. Plus personne ne soutenait politiquement et matériellement des États hostiles, dont le nombre d’ailleurs diminuait grâce à la diffusion du modèle libéral-démocratique, mais aussi par la crainte de subir la foudre américaine.

Cela a commencé avec la guerre contre l’Irak en 1990, ce qui nous a pris de court. Cette guerre, inenvisageable quelques années plus tôt, devenait possible. Pour la conduire, les États-Unis se contentaient de déployer contre l’Irak les moyens prévus contre une Union soviétique alors moribonde. Pour la France, ce fut plus difficile. Comme personne n’avait envisagé de réserve professionnelle, il fallut ratisser des soldats professionnels dans tout le pays pour réunir en Arabie saoudite six groupements tactiques interarmes (GTIA) terrestres, 60 hélicoptères d’attaque et 42 avions de combat, soit 16 000 hommes au total. L’opération Daguet marquait la limite haute de notre capacité d’intervention alors que par ailleurs l’armée de Terre pouvait disposer de 120 régiments de combat, infanterie, blindés, hélicoptères de combat, aux frontières de la France et que l’armée de l’Air mettait en œuvre 680 avions de combat. La conséquence logique, qu’il a fallu des années à concrétiser, était de professionnaliser toutes les pièces de l’échiquier et non plus seulement les cavaliers, puis de leur donner les moyens d’être engagés au loin.

Pour être sérieux, il faut être capable d’intimider une armée complète de quelques pays ou organisation que ce soit, au moins le temps de coordonner son action avec celles des pays alliés, en particulier celui dans lequel on intervient. C’est le principe originel du corps d’armée napoléonien, suffisamment puissant pour vaincre les faibles et résister au fort en attendant les renforts. Bien entendu, ce corps d’armée expéditionnaire doit être transportable et soutenable et de manière autonome sur la longue durée. Cela signifie concrètement disposer de moyens de transport naval et aérien, comme les avions gros porteurs des C-17 Globemaster, ou les appareils russes et ukrainiens que l’on aurait pu acheter dans les années 1990 et moderniser. On aurait dû aussi se doter de moyens de transport à l’intérieur d’un théâtre d’opération, comme les hélicoptères lourds.  Bien entendu, il aurait fallu disposer aussi d’une structure de stocks et de flux permettant de soutenir un combat de haute intensité pendant des mois et en troisième échelon, une capacité de production de ressources, essentiellement industrielles, permettant au moins de fournir rapidement et à grande échelle des équipements efficaces.

Cela n’était pas impossible. La loi de programmation militaire de 1996 prévoyait ainsi de pouvoir déployer et soutenir 60 000 hommes, tous professionnels, et 100 avions de combat en 2015. Avec une telle force, il aurait été capable de faire face à tous les problèmes. Il aurait suffi pour cela de maintenir le même effort de Défense qu’en 1989, aux alentours de 3% du PIB. A 3% du PIB, le budget des armées serait actuellement de 75 milliards d’euros et non de 40 ou de moins de 30 s’il n’y avait eu de rebond à partir de 2015. Il serait même de 92 milliards d’euros si on faisait un effort identique (3,7%) à celui des États-Unis.

Au lieu de faire cet effort, la France, comme pratiquement tous les pays européens, a fait des économies. L’effort de Défense français exprimé en % du PIB a été divisé par deux de 1990 à 2015, et il aurait encore décliné si l’émotion provoquée par les attentats terroristes en France n’avait interrompu cette inconséquence. Le modèle de force professionnel n’a cessé de se contracter du fait de la crise des ciseaux entre des ressources déclinantes et l’acquisition d’équipements majeurs à un coût représentant entre deux et quatre fois celui des précédents. Le modèle est devenu à la fois réduit, sur-asymétrique lorsqu’il s’est agi de combattre des petits groupes combattants irréguliers (des avions Rafale contre des pickups) et insuffisant pour faire à face à des adversaires de grande dimension. La France n’est plus capable selon l’hypothèse d’engagement majeur que d’engager 15 000 hommes, regroupés principalement dans deux brigades avec au moins six GTIA et avec 45 avions de combat. Autrement dit, on prévoit seulement, et après six mois de préparation, de refaire l’opération Daguetde 1990. Au lieu de l’échiquier complet, il n’y a plus que le Roi, la Reine et toujours les deux cavaliers, très beaux et très expérimentés mais un peu seuls puisque le reste a presque disparu.

Qui plus est, derrière ses unités en ligne l’«épaisseur» du soutien et des stocks est des plus faibles, toujours par économie et parce qu’en flux tendus cela suffisait pour les opérations de faible volume que l’on avait à mener. Il serait impossible ainsi d’équiper simultanément toutes les plateformes aériennes et navales de tous leurs sous-systèmes (radars, nacelles de reconnaissance, systèmes d’autoprotection, etc.), de la même façon qu’il serait impossible d’équiper tous les régiments de l’armée de Terre de tous les véhicules prévus en théorie. Au rythme de la consommation en munitions en tout genre des combats en Ukraine, l’armée française ne brillerait que pendant quelques jours, deux semaines tout au plus. Bien sûr, le fait qu’hommes et équipements puissent être évacués, soignés et remplacés en grand nombre n’est plus envisagé depuis longtemps ni donc organisé. Le stock, c’est la vie en temps de guerre ou de confrontation.

Avec cet instrument en réduction permanente, nous avons affronté des États ou pseudo-États, mais toujours en coalition dominée par les États-Unis. Nous en avons même affronté un an tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais dans des «opérations Coubertin» où notre objectif essentiel était de participer, même à 5 %. Dans le même temps, nous avons beaucoup effectué d’opérations de «gardiens de la paix» de diverses manières, de l’interminable interposition au Liban aux missions de stabilisation en Bosnie ou au Kosovo après l’établissement de la paix par la force en passant par les interventions humanitaires armées. Les succès ont été très mitigés. Nous nous sommes également à nouveau engagés en guerre contre des organisations armées en Afghanistan puis au Sahel après une longue éclipse. Beaucoup de choses au total, de petites choses surtout, avec finalement peu de succès clairs.

On notera que la période a connu peu de confrontations de la France contre des États. On pourrait évoquer les rétorsions américaines contre la France en 2003 au moment de la crise irakienne mais il n’y avait aucun emploi de la force armée. On peut surtout évoquer le cas de la crise contre la République de Côte d’Ivoire (RCI) pendant quelques jours de novembre 2004 après le bombardement de soldats français par un avion ivoirien. On a alors employé de part et d’autre une assez large gamme d’instruments de confrontation comme la désinformation, l’emploi de foules violentes ou, côté français, la destruction au sol des forces aériennes ivoiriennes.  

Pas de Manta sur le Dniepr

Et puis les puissances de l’Ancien Monde, Russie, Chine, Inde, Turquie, Iran, sont revenues sur le devant de la scène géopolitique et y ont mené logiquement des politiques de puissance. Avec elles sont revenues les règles du jeu de la guerre froide et comme au moment du basculement des années 1988-1991, nous avons mis du temps à nous adapter.

Avec notre Reine nucléaire et nos deux cavaliers sans souffle, nous voilà bien dépourvus pour faire face à tout. À défaut de changement de régime, en avril 2018 les forces françaises, britanniques et américaines ont frappé par missiles plusieurs sites militaires syriens afin de punir le régime de Bachar al-Assad pour l’emploi d’armes chimiques. A l’été 2020, la France a contré la Turquie en engageant une frégate pour intercepter des navires turcs alimentant illégalement des armes en Libye puis en envoyant des chasseurs Rafale à Chypre afin de contrer une intrusion là encore illégale dans les eaux grecques. Il ne s’agissait là cependant que d’actions militaires limitées dans un champ beaucoup plus vaste et dans lequel la France n’est pas encore très à l’aise, car pas assez forte.

Si le modèle 2015 avait été réalisé et approfondi, nous aurions pu, à la demande de l’Ukraine et avec l’accord des Alliés, déployer en quelques jours une brigade légère et un escadron aérien à Kiev, en plaçant la Russie devant le fait accompli et l’obligation pour parvenir à ses fins d’avoir à affronter la France et ses alliés. Les Russes pratiquent régulièrement de telles opérations parce qu’ils en acceptent le risque et qu’ils disposent des moyens de le faire. Au lieu d’un sous-groupement en Estonie depuis la crise de 2014 et un GTIA en Roumanie, unités utiles pour incarner la solidarité française mais incapables d’arrêter une seule division russe, c’est l’équivalent du corps d’armée des ex-Forces françaises en Allemagne qu’il aurait fallu être capable de déployer après la brigade d’urgence.

Au lieu de venir en aide aux forces ukrainiennes en prenant des équipements sur nos maigres stocks et la substance de nos régiments, c’est dans des dépôts importants, éventuellement de matériels anciens rétrofités ou au pire dans les rangs des brigades de réserve que l’on puiserait. En arrière, le commandement de la remontée en puissance mettrait en œuvre les mesures prévues de mobilisation des ressources industrielles ou autres. Il y aurait des régiments d’instruction entièrement dédiés à la formation technique et tactique des Ukrainiens. Nous ne serions pas au 13e rang en matière d’aide militaire à l’Ukraine.

Il serait pourtant relativement simple de faire mieux à condition dans un premier temps de redonner de l’épaisseur aux unités de combat en faisant en sorte qu’elles soient complètes en tout et pas équipées à la demande à partir de stocks insuffisants. Si on pouvait déjà déployer rapidement 32 GTIA à partir du même nombre de régiments d’infanterie ou de cavalerie et trois régiments d’hélicoptères de combat existants, et non entre 6 et 12 au bout de six mois, ce serait déjà énorme. On peut espérer aussi aller au-delà de la capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, réalisée au Kosovo en 1999 ou en Libye en 2011, ce qui est évidemment insuffisant pour avoir un effet opérationnel sur une armée importante. On sera encore loin de la capacité de 1990, mais dans une logique de projection au loin, ce n’est déjà pas si mal.

Cela représente cependant encore moins du quart du nombre de GTIA russes engagés en Ukraine, pour un pays dont la population n’est qu’un peu plus de deux fois celle de la France. Mais cet épaississement implique aussi celui du troisième échelon, celui de la fabrication des ressources où il faut couper avec l’artisanat- quand on fabrique neuf canons par an, c’est de l’artisanat – pour revenir à une production plus massive. C’est encore une fois impossible sans un effort budgétaire conséquent et un effort de réorganisation sur plusieurs années.

Pour faire mieux, on peut recruter encore des soldats professionnels, mais on atteindra probablement rapidement les limites de l’exercice. On peut aussi et surtout utiliser des forces complémentaires. Les États-Unis ont une population cinq fois supérieure à celle de la France. Si on réduisait par cinq le volume total de tous les combattants soldés par le département de la Défense américain au plus fort de l’engagement en Irak, on obtiendrait un chiffre de 100 000 hommes, bien loin des 15 000 prévus par la France. Mais dans ces 100 000, on compterait 30 000 soldats professionnels d’active, mais aussi 15000 réservistes professionnels et 55 000 supplétifs locaux ou internationaux dans le cadre de sociétés privées ou de milices. Une armée professionnelle comme celle de la France n’est pas condamnée à être petite pourvu que l’on surmonte certains blocages et que l’on s’en donne les moyens. Si la France faisait le même effort que les États-Unis pour ses forces de réserves, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros par an et non environ 100 fois moins. Cela changerait beaucoup de choses.

Et puis, il faut travailler, analyser précisément ce que nous avons oublié, comme le fait de simplement manœuvrer en terrain libre au niveau d’un corps d’armée, les capacités que nous avons perdu dans la neutralisation des défenses aériennes par exemple, et ce que nous avons manqué comme les drones armés à bas coût ou les munitions rodeuses, etc. Observer, +analyser, expérimenter, adopter selon des cycles plus courts. Il est inadmissible d’attendre de 2009 à 2016 entre l’expression de besoin d’achat «sur étagère» d’un nouveau fusil d’assaut pour remplacer le FAMAs et l’adoption du HK-416, une arme disponible depuis 2005.

Pour conclure, la possibilité d’une confrontation avec la Russie a été évoquée au moins depuis le Livre blanc de la Défense et la Sécurité nationale de 2008 et est devenue une réalité depuis l’invasion de la Crimée et le conflit dans le Donbass en 2014 sans parler des actions de diverses sortes menées par la Russie contre la France, notamment en Afrique. Si cela a entraîné au moins dans les armées une réflexion sur le retour à des combats de haute-intensité, cela n’a pas changé grand-chose dans notre modèle de forces en situation de «réparation» depuis 2015 après vingt-cinq ans de dégradation. La seule action véritable a consisté à déployer un sous-groupement en Estonie et à participer à la surveillance du ciel par des patrouilles aériennes régulières sur le flanc oriental de l’OTAN. Il n’est pas évident que cette opération de «réassurance» fut si rassurante que cela en réalité, dans la mesure où si elle concrétisait dès le temps de paix l’article 5 de la charte de l’Alliance décrivant une attaque contre un membre considéré comme une attaque dirigée contre tous, elle témoignait aussi de la faiblesse de notre capacité de déploiement, en volume et en vitesse. Comme d’habitude, c’est dans l’urgence et lorsque le problème a éclaté que l’on va réagir. Espérons maintenant que l’on aille vite. 

Quel modèle d'armée pour la France ? Audition devant la commission de la Défense et des forces armées de l'Assemblée nationale


Un modèle d’armée n’est normalement que l’instrument de ce que le général de Gaulle appelait une «grande stratégie», c’est-à-dire une vision de ce que veut être la France dans un contexte international donné. Sa constitution est fondée sur des hypothèses d’emploi et à l’instar d’un paradigme scientifique, ce modèle doit être considéré comme valable tant qu’il est capable de répondre aux problèmes importants qui se posent. Lorsque ce n’est plus le cas, en général parce que le monde s’est transformé, il s’avère nécessaire d’en changer.


La France de la Ve République a ainsi connu plusieurs époques stratégiques. La première, brève mais douloureuse, a consisté à gérer la fin de la décolonisation. Ce n’est qu’ensuite qu’il a été possible de remettre à plat notre vision du monde, les missions probables des armées et à partir de là de construire un nouveau modèle de forces.


Nous considérions à l’époque deux missions principales pour nos forces : dissuader l’Union soviétique de nous envahir et intervenir ponctuellement hors d’Europe, en Afrique presque exclusivement, afin de défendre nos intérêts. Pour remplir la première mission nous avons construit une force de frappe nucléaire et pour éviter le tout ou rien nous y avons associé une force conventionnelle destinée à combattre aux frontières de la France ou à l’intérieur du territoire métropolitain.


Pour remplir la seconde mission et considérant le refus d’engager des appelés hors du territoire métropolitain, nous avons conçu un système d’intervention rapide à partir de quelques troupes professionnelles en alerte et d’un réseau de bases positionnées dans les DOM-TOM et en Afrique.


Pendant la période qui suit, jusqu’à la fin de la guerre froide, nous avons connu beaucoup d’engagements militaires. Il y a eu beaucoup de réussites surtout au début et quelques échecs surtout à la fin, mais le modèle lui-même a rarement été pris en défaut pendant trente ans, un record historique sur les deux derniers siècles.


Il y eut d’abord la campagne de contre-insurrection que nous avons été obligés de mener au Tchad de 1969 à 1972. Cela n’avait pas été envisagé, car nous ne voulions refaire ce type d’opération après la guerre d’Algérie. Nous y avons été obligés, et en adaptant le modèle à la marge, nous avons finalement réussi.


Notre modèle de forces a été pris en défaut une deuxième fois dans les années 1980 lorsqu’il s’est agi de mener des confrontations. Une confrontation désigne l’affrontement avec une autre entité politique, un État en général, en dessous du seuil de la guerre ouverte. Ce type d’action, finalement assez courant pendant la guerre froide, n’était pas clairement exprimé dans le livre blanc de 1972. Il a fallu pourtant se confronter simultanément à la Libye et à l’Iran. Nous avons réussi face à la Libye, même si nous l’avons payé d’un attentat terroriste qui a tué 170 personnes, dont 54 Français. Nous avons dissuadé la Libye d’envahir le sud du Tchad et contribué à sa défaite dans le nord. Nous avons en revanche complètement échoué contre l’Iran. L’Iran a organisé des attaques contre le contingent multinational à Beyrouth, pris des otages et assassiné au Liban, organisé enfin des attentats à Paris en 1986. Face cette action clandestine, nous nous sommes retrouvés impuissants, avec peu de moyens et surtout sans volonté pour frapper à notre tour l’Iran. Cette confrontation, qui a fait quand même une centaine de morts français civils et militaires, est le plus grave échec de la Ve République.


La guerre du Golfe en 1990 nous à nouveau pris en défaut mais cette fois de manière structurelle. Cette guerre nous a pris au dépourvu dans la mesure où nous n’avions jamais envisagé d’avoir à engager à nouveau une grande force expéditionnaire loin de nos frontières. Nos forces professionnelles étaient réduites et personne n’avait songé à constituer une force de réserve spécifique pour elles comme l’avaient fait les États-Unis en 1973. Et comme nous persistions à ne pas envoyer de soldats appelés au combat au loin, nous étions condamnés à n’être que des acteurs mineurs dans cette nouvelle époque stratégique où ce genre d’expéditions serait sans doute courant.


Nous avons entrepris la transformation de notre modèle de force. Nous l’avons mal fait. Nous n’avons rien changé à notre modèle d’équipement «conservateur sophistiqué» et lancé les grands programmes prévus pour affronter le Pacte de Varsovie alors que celui-ci n’existait plus. Comme les paramètres qui avaient rendu possible le modèle d’armée gaullien, croissance économique et ressources humaines à bas coût avec la conscription, disparaissaient et que dans le même temps on réduisait l’effort de défense, la catastrophe était inévitable du côté de la stratégie des moyens. Nous avons alors entamé une grande contraction de nos forces jusqu’à la moitié environ et même jusqu’à 80 % pour les forces terrestres conventionnelles chargées de défendre directement le territoire. En 2015, nous avions moins de soldats professionnels qu’avant la professionnalisation complète et notre capacité de projection extérieure, si elle avait augmenté en qualité technique, n’avait pas augmenté en volume depuis 1990.


Cette nouvelle époque était celle du «nouvel ordre mondial» libéral-démocratique avec une liberté inédite pour les organismes internationaux de régulation et en fond de tableau une puissance militaire américaine largement dominante. Or, qui dit «ordre» dit aussi «maintien de l’ordre». Les opérations militaires envisagées comme «normales», notamment dans le Livre blanc de 1994 étaient donc soit des opérations de police internationale, sans ennemi donc, en prolongement en beaucoup plus grand de ce qu’on faisait déjà depuis les années 1980 ou des guerres punitives en coalition sous une direction américaine, à l’image de la première guerre du Golfe.


Notre modèle de forces a connu beaucoup d’échecs durant cette période dont on peut considérer la fin vers 2008-2010. En matière de gestion de crise, on a beaucoup tâtonné et souffert entre opérations humanitaires armées, interposition, sécurisation extérieure ou même intérieure, jusqu’à comprendre qu’une opération de stabilisation ne pouvait réussir qu’avec une acceptation au moins tacite, et souvent imposée par la force, de tous les acteurs politiques armés sur place ainsi que le déploiement de moyens très importants.


Quant à la conduite opérationnelle des guerres punitives, elle nous a échappé largement. Cela a abouti parfois à de bons résultats. Sans juger de la justesse de l’objectif politique, la soumission de l’Irak en 1991, de l’État bosno-serbe en 1995 ou de la Serbie en 1999 ou encore la mort de Kadhafi en 2011, soit un rythme d’une guerre contre un «État voyou» tous les cinq ans ont été des réussites opérationnelles puisque le but militaire recherché a été atteint à chaque fois, mais en réalité atteint par les Américains. Nous n’avons toujours été que des actionnaires à quelques pour cent des opérations en coalition américaine.


Ce modèle intervention brève-stabilisation longue a en revanche complètement échoué en Afghanistan en 2001, car l’objectif initial de destruction de l’ennemi n’avait pas été atteint. Nous avions par ailleurs sous-estimé la puissance nouvelle des organisations armées dans la mondialisation. Nous avons été à nouveau obligés de nous lancer dans une campagne de contre-insurrection en particulier à partir de 2008. Le résultat est mitigé. Dans l’absolu la mission a été remplie, nous avons laissé la zone sous notre responsabilité sous le contrôle des autorités afghanes, dans les faits l’impact stratégique de notre action sur place a eu peu d’influence sur l’évolution de l’Afghanistan.


Les expériences afghane et irakienne ont sonné le glas du Nouvel ordre mondial et depuis environ dix ans nous sommes entrés dans la quatrième époque stratégique de la Ve République. Les ambitions occidentales se sont réduites, les États-Unis se sont épuisés et ceux qui les ont suivis dans ces aventures n’ont plus forcément envie de se lancer à nouveau dans de grandes opérations de stabilisation. Avec le retour de la Russie et de la Chine dans la compétition de puissances, les blocages de la guerre froide sont également réapparus.


La nouvelle normalité stratégique a donc des airs de guerre froide avec le retour des freins vers la guerre ouverte dès lors que des puissances nucléaires sont proches. C’est donc par voie de conséquence aussi le retour des confrontations, à plus ou moins forts niveaux de violence, comme par exemple entre la Russie et l’Ukraine ou entre les États-Unis et l’Iran. C’est aussi la confirmation de la montée en puissance des acteurs non étatiques armés : organisations politiques, religieuses et criminelles mais aussi potentiellement entreprises multinationales, milliardaires, églises, etc. toute structure ayant suffisamment d’argent pour se payer une armée au sein d’un État faible et y avoir une influence politique.


Ajoutons deux contraintes fortes à cet environnement : un fond probable de crises en tous genres climatique, sanitaire, économique, etc., et, ce qui est lié, des ressources pour l’outil militaire français qui seront toujours limitées. Le budget est dans la zone des 30 à 40 milliards d’euros constants depuis le milieu des années 1970, il est peu probable, eu égard à tous les besoins autres de finances publiques dans les années à venir, que nous puissions aller de beaucoup au-delà de 40 milliards.


Dans ce contexte la nouvelle normalité, ce sont trois types d’opérations : la guerre contre des organisations armées, les actions auprès des populations y compris sur le territoire français et la confrontation contre des États. Ce qui est improbable, mais qu’il faut quand même envisager : les grandes opérations de stabilisation, les guerres interétatiques et les guerres ouvertes entre puissances nucléaires.


Nous sommes déjà engagés pleinement dans les deux premières missions probables. Il faut s’y efforcer d’y être plus efficient, c’est-à-dire plus efficaces avec des ressources comptées. La vraie nouveauté c’est le retour de la confrontation, ce qui suppose pour nous, je le rappelle, la capacité à faire pression sur un État, c’est-à-dire à être capable de lui faire mal, sans engager une guerre ouverte. Cela passe par une multitude de moyens et d’actions qui dépassent le champ militaire, de l’action clandestine aux frappes aériennes ou raids aéroterrestres, en passant par les actions cybernétiques, la propagande, l’action économique ou diplomatique, etc. la seule limite est l’imagination. La Russie ou la Chine font ça très bien, nous avons fortement intérêt à les imiter. Nous avons déjà un certain nombre de moyens, d’autres sont sans doute à développer, il manque surtout une prise de conscience, une volonté et un instrument de commandement.


Quant aux missions importantes mais improbables, nous sommes prêts avec notre force nucléaire et le maintien de cette capacité sera à nouveau un poste de dépense important de cette période stratégique. Il faut être prêt aussi à remonter en puissance très vite dans le domaine conventionnel à partir d’une force d’active solide.


Dans ce contexte, trois axes d’effort me paraissent indispensables si nous voulons faire face aux défis de l’avenir.


Le premier concerne la question des pertes au combat. Nos ennemis ont compris depuis longtemps qu’il suffit de nous tuer des soldats pour nous ébranler, pas au niveau tactique, nous avons tous intégré la possibilité de perdre la vie en nous engageant, mais bien au niveau politique. Pour être plus précis, il suffit de nous tuer plus de cinq soldats en une seule journée pour remettre immédiatement en cause une opération militaire. Nous avons célébré il y a quelques jours, l'appel du 18 juin du général de Gaulle. Je pense que nos anciens seraient très surpris s'ils voyaient cela, mais le fait est que cette peur politique actuelle est bien ce qui a le plus provoqué d'échecs parmi les 32 guerres et opérations de stabilisation majeures que nous avons mené depuis le dégagement de Bizerte en juillet 1961. La logique voudrait qu’un problème stratégique reçoive une attention stratégique, ce n’est pas le cas en l’occurrence. Les soldats qui vont directement au contact de l’ennemi ne pèsent pas lourd dans les grands programmes dinvestissements, ceux qui se comptent en milliards deuros, alors qu’ils représentent les trois quarts des noms sur le mémorial du parc André Citroën. Cest une contradiction quil faut dépasser au plus vite, ce que les forces armées américaines sont en train de faire et cela risque de changer considérablement le visage des opérations modernes.

La deuxième piste de réflexion est celle du volume de forces. Nos troupes sont excellentes, mais avec un contrat de déploiement maximum de huit groupements tactiques interarmes, de deux groupes aéromobiles et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur la durée, le nombre d’adversaires que nous sommes capables de vaincre diminue constamment. Pour simplifier, nous sommes capables de faire le double de l’opération Serval au Mali en 2015, une belle opération mais pas une grande opération non plus, les 3000 combattants équipés légèrement que nous avons affrontés alors ne représentant pas une grande puissance militaire.


Pour avoir des soldats dans un contexte économiquement soutenable, il n’y a pas d’autres possibilités que l’innovation sociale. On a essayé d’augmenter le volume de forces projetables en professionnalisant complètement les forces. Nous avons échoué. Si toutes proportions gardées, nous faisions le même effort que les Américains en Irak, nous serions capables de déployer 100000 soldats et non 15000 comme ce qui est prévu dans le dernier contrat opérationnel. Or l’expérience tend à prouver qu’on fait plus de choses avec 100000 soldats qu’avec 15000, aussi bons soient-ils. Maintenant, si on faisait vraiment la même chose que les Américains, sur les 100000, il y aurait 30000 soldats dactive, mais aussi 15000 réservistes et 55000 soldats privés, miliciens et mercenaires locaux, américains et multinationaux.


Les ressources humaines doivent être trouvées localement. Il faut investir massivement dans les détachements d’assistance militaire. Ceux-ci sont déjà capables de conseiller ou d’instruire des troupes alliées et de coordonner leur action avec la nôtre. Il faut qu’ils soient capables aussi de commander des forces étrangères, soit par délégation de la nation locale à l’instar des forces tchadiennes en 1969 ou même de l’artillerie rwandaise au début des années 1990, soit en les recrutant nous-mêmes. D’autres puissances le font, elles ont raison.


Les ressources humaines sont également et surtout en France. Dans un contexte de ressources financières contraintes, le réservoir de forces dans lequel puiser en cas de crise grave ne peut qu’être une fraction civile de la nation convertible très rapidement en force militaire avec des moyens matériels «sous cocon» ou que lon puisse construire et acheter tout de suite. Il n’y a pas de modèle d’armée moderne capable de faire des choses en grand sans réserve, or nous avons sacrifié presque entièrement notre force de réserve. À titre de comparaison, là encore si la France faisait le même effort que les États-Unis pour les réserves et la Garde nationale, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros chaque année et non une centaine de millions. Dépenser presque 10 % de son budget, comme les États-Unis, pour être capable d'accroître très vite ses forces et les compléter de moyens et compétences qui étaient peu utilisés jusque-là ne paraît pas incongru. Tout cela s’organise, comme cela a pu se faire dans le passé avec une structure de commandement dédiée.


Dernier point, on ne pourra faire face à l’inattendu avec la même politique d’acquisition d’équipements. Il faut introduire plus de souplesse dans nos procédures et arrêter d’être hypnotisés par les belles et coûteuses machines, surtout si elles sont produites en multinational. Les engins de haute technologie sont souvent utiles, parfois décevants, mais ils sont presque toujours très coûteux et donc rares. Il faut pouvoir les compléter avec autre chose, d’une gamme peut-être inférieure mais suffisante. Il faut avoir plus la culture du «retrofit». On peut par exemple se demander ce que sont devenus les centaines de châssis de chars Leclerc déclassés. Certains dentre eux auraient pu servir de base à des engins qui nous manquent cruellement comme les engins d’appuis feux ou les véhicules de transport de troupes très blindés. Il faut acheter et vendre beaucoup plus sur le marché de l’occasion. On n’était peut-être pas obligé d’attendre dix ans après les premiers combats en Kapisa-Surobi en 2008 pour remplacer le fusil d’assaut FAMAS par le HK-416 disponible depuis 2005 pour un prix total représentant 1,5 % des crédits d’équipement d’une seule année budgétaire.


En résumé et pour conclure, nous ne serons pas capables de faire face aux défis actuels ou futurs, attendus ou non, sans innover, en partie techniquement, mais surtout dans nos méthodes et notre organisation en cherchant à être beaucoup plus souples que nous ne le sommes. Nous devons investir dans l’humain, dans la formation de nos soldats en particulier, mais surtout dans les liens des armées avec le reste de la nation. C’est là que se trouvent en réalité les ressources de tous ordres qui nous permettront d’affronter l’avenir.
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