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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Saint Levant, une nouvelle voix sort du rang pour Gaza

Le dernier clip de Marwan Abdelhamid, Saint Levant de son nom de scène, est sorti le 22 février. Il s'agit du morceau titre de son prochain album Deira, dont la sortie est prévue en avril. Les influences musicales et visuelles allient les deux principales identités de l'artiste, palestinienne et algérienne. L'occasion de revenir sur son parcours musical et ses engagements politiques.

Tout a commencé sur TikTok et Instagram, les plateformes de sa génération, à laquelle on a attribué la lettre Z. Des bouts de clip, des paroles en trois langues, un look bien à lui. Quelques singles puis un premier EP intitulé « From Gaza with love ». Le titre dit les thèmes de prédilection du chanteur : la Palestine et l'amour. Le succès immédiat le propulse sur le devant de la scène. Le New York Times puis Le Monde lui offrent leurs colonnes pour un entretien. Et comme souvent lors des percées fulgurantes, les détracteurs s'en donnent à cœur joie. Pour qui se prend ce jeune homme de 23 ans, certes trilingue ? Qui représente-t-il ? Est-il vraiment palestinien ? A-t-il le droit de parler au nom de la Palestine ? Des questions qui reviennent sans cesse. Comme si l'identité palestinienne était inamovible, figée dans des clichés austères. Comme si s'en éloigner assignait les artistes à l'inauthenticité et à l'occidentalisation excessive. Cela en dit long de l'idée qu'on se fait de la Palestine, même chez ceux qui la défendent. Pour être palestinien, il faut rester dans le rang.

Parler de Gaza à la soirée GQ

Le rang, Saint Levant n'en est pas un grand adepte. Il aime les chemins de traverse et brouiller les pistes par des choix musicaux et vestimentaires audacieux qui ne peuvent être du goût de tous. Il a le keffieh fleuri, et la langue aussi. À vingt ans, il partage dans ses premiers morceaux le récit de ses conquêtes amoureuses un peu maladroitement. Mais il sait aussi rire de lui-même en confectionnant des rimes facétieuses. Dans son morceau « From Gaza with love », il propose par exemple au mannequin américain d'origine palestinienne Bella Hadid de porter son nom de famille, Abdelhamid.

En novembre 2023, le jeune artiste fait partie du palmarès des hommes et des femmes de l'année GQ 20231. Lorsqu'il se rend à Paris pour recevoir son prix, les organisateurs lui demandent explicitement de ne pas évoquer la Palestine. Mais le rappeur ne cède pas. Au pupitre, il parle de Gaza sous les bombes et de l'occupation israélienne « qui dure depuis 75 ans ». Visiblement ému, il égrène les prénoms de certains enfants tués, dont il aurait aimé raconter l'histoire. Il veut rappeler que les Palestiniennes et les Palestiniens ont « des visages, des prénoms, des vies ».

De la Palestine à l'Algérie, en passant par la Yougoslavie

Si le clip puise dans l'imaginaire de la résistance et de la contreculture, les motocyclistes sont un clin d'œil au clip de DJ Snake « Disco Maghreb », tourné en 2022 en Algérie. La culture algérienne est également présente dans le morceau à travers la mélodie chaâbi (musique populaire algéroise) qui donne un ton à la fois mélancolique et entrainant, avec un jeu de mandole et de derbouka renvoyant à l'autre identité de Saint Levant.

Saint Levant - Deira ft. MC Abdul (Official Video) - YouTube

Sa mère, Maria Mohammedi, est en effet algéro-française et son père, Rachid Abdelhamid, palestino-serbe. Tous deux ont grandi en Algérie. En 1997, ils s'installent à Gaza où Maria, juriste de formation, travaille pour l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Ils y rejoignent les grands-parents paternels de Saint Levant. Son grand-père est originaire de Safad, au nord de la Palestine, dont il a été chassé autour de ses 8 ans, lors de la Nakba de 1948. Après s'être rendu seul en Syrie, il a obtenu une bourse d'études dans ce qui s'appelait encore à l'époque la Yougoslavie. Il y a rencontré son épouse, et le couple s'est installé dans les années 1960 en Algérie pour y travailler, lui comme ingénieur, elle en tant que médecin. Ils ont vécu là-bas jusqu'aux Accords d'Oslo, à la suite desquels ils ont rejoint l'Autorité palestinienne à Gaza. Son goût pour la musique, Saint Levant le tient probablement en partie de sa grand-mère maternelle qui enseignait cette matière au lycée français d'Alger.

Hommage à son enfance gazaouie

Probablement pour mettre fin aux spéculations sur ses appartenances, Saint Levant a choisi d'intituler Deira son nouvel album de même que son morceau titre, sorti le vendredi 23 février, évoquant son lien personnel avec ce lieu. « Deira » qui signifie en arabe palestinien le vieux quartier, la médina ou plus généralement le village, renvoie au nom que son père, Rachid Abdelhamid, architecte et entrepreneur culturel, a donné à un hôtel dont il a dessiné les plans en s'inspirant des techniques de construction du sud algérien. Situé à Al-Rimal, quartier résidentiel de la ville de Gaza, face à la mer, l'hôtel était encore récemment l'un des joyaux de la ville. Il a été entièrement détruit par les bombardements de l'armée israélienne ces derniers mois.

Né à Jérusalem, Saint Levant a passé les sept premières années de sa vie dans cet hôtel, avant que ses parents ne soient obligés de partir pour la Jordanie. C'est entre le camp de réfugiés d'Al-Chati et le quartier Al-Rimal à Gaza que s'est dessinée son appartenance et, comme il le dit sans métaphore, qu'a débuté sa vie. Avant le « triste l'exil » dont il parle dans son morceau.

Ainsi, la Palestine symbolise pour Saint Levant la mère patrie. C'est sur cette image que se construit le clip réalisé par Mattias Russo-Larsson. De la ville jusqu'aux montagnes, on suit de jeunes femmes et hommes à moto, qui rassemblent en chemin les composantes nécessaires à la confection d'une étoffe. À la fin du clip, la tenture recouvrira une figure féminine incarnant la mère et la Palestine. La posture digne de cette femme, qui fixe droit dans les yeux les spectateurs, évoque la persévérance, le soumoud, cité dans le poème de la jeune actrice et autrice Saja Kilani, dont la voix ouvre le morceau. Le récit en images de la confection de l'étoffe est entrecoupé de séquences où l'on voit Saint Levant en compagnie de son invité sur ce morceau : le jeune rappeur MC Abdul. Entourés d'enfants, les deux artistes chantent leurs couplets, l'un en arabe (mélange de palestinien et d'algérien), l'autre en anglais. La voix de Saint Levant qui a gagné en maîtrise et en maturité s'allie parfaitement à celle du jeune rappeur gazaoui de 15 ans, fraîchement installé à Los Angeles, qui lui aussi affirme son appartenance palestinienne avec la seule, mais néanmoins percutante, phrase prononcée en arabe : « Rien n'égale la Palestine ».

Mécène pour les créateurs palestiniens

Héritier de cette histoire familiale, Saint Levant n'est pas seulement un chanteur trilingue aux multiples nationalités, désormais établi à Los Angeles. En se contentant de gloser sur son multilinguisme, on ne voit dans son nom de scène qu'une maladresse orientaliste, et non un détournement facétieux du nom du couturier Yves Saint Laurent. C'est pourtant là une stratégie de réappropriation fréquente dans le hip-hop. En se perdant dans des débats stériles sur l'authenticité de ses appartenances, on passe à côté du parcours musical et politique de ce jeune artiste qui ne craint pas de faire entendre ses convictions.

L'album Deira, dont la sortie est prévue en avril, marque une étape importante de sa carrière. L'opus contient huit morceaux qui sont autant d'odes à la Palestine et à l'amour. À travers eux, Saint Levant évoque ses déceptions de manière touchante, rend hommage à ses proches et aux lieux qui l'ont marqué et construit. Pour l'occasion, il a signé avec SALXCO, le label de l'artiste canadien The Weeknd, mais a préservé une grande indépendance dans ses choix artistiques. Saint Levant réfléchit à la création de sa propre marque et a lancé l'initiative « 2048 Fellowship » pour le financement de projets d'artistes et de créateurs palestiniens qui ont à cœur d'exprimer, tout comme lui, leurs convictions politiques et leurs rêves d'une Palestine libre.


1NDLR. Classement du magazine américain de mode et de culture GQ, dont la version française existe depuis 2008.

Italie. Faut-il être un alien pour pouvoir parler du génocide à Gaza ?

Si Angelina Mango a remporté l'édition 2024 du festival de Sanremo, la plus importante compétition célébrant la chanson italienne, la victoire morale revient sans doute à Ghali, chanteur hip hop italien d'origine tunisienne. Il a été en effet le seul à avoir porté le mot « génocide » sur le devant de la scène la plus regardée du pays. Ce qui n'a pas manqué de faire réagir à la fois l'ambassadeur d'Israël et la télévision nationale.

Chaque jour, nos informations et nos programmes relatent, et continueront de le faire, la tragédie des otages aux mains du Hamas et rappellent le massacre d'enfants, de femmes et d'hommes le 7 octobre. Ma solidarité envers le peuple d'Israël et la communauté juive est sincère et profonde.

C'est par les mots de ce communiqué de presse lu en direct sur la principale chaîne de télévision publique italienne que s'achève la controverse soulevée par le Festival de Sanremo, un événement davantage capable de polariser les esprits que ne le feraient les élections. Le message ne se voulait même pas pondéré en commençant par condamner l'attaque du 7 octobre (prémisse incontournable à toute prise de parole sur Gaza aujourd'hui) pour faire ensuite cas des victimes palestiniennes, chiffres à l'appui. Non : ce que l'on a entendu, c'est une déclaration de soutien inconditionnel à Israël, à ses victimes, à ses otages. Pas un mot sur les civils tués, qui ont désormais dépassé la barre des 30 000 morts, dont plus de 10 000 enfants. Des morts invisibles, inexistants. Pour la Radiotélévision italienne (Rai), il ne se passe rien depuis quatre mois à Gaza.

« Et je devais l'utiliser pour quoi cette scène ? »

Ce communiqué signé par Roberto Sergio, administrateur délégué de la Rai, a été diffusé lors de la dernière soirée du festival qui s'est tenu du 6 au 10 février, et ce à la suite de la protestation d'Alon Bar, ambassadeur d'Israël en Italie. Ce dernier n'a pas apprécié la phrase « stop au génocide », scandée par Ghali, un chanteur très populaire dans le pays, « un peu italien, un peu tunisien », comme il se définit lui-même. Traditionnellement, c'est cette dernière soirée qui fait toujours le plus d'audience, même si tout le monde en Italie prétend qu'il ne la regarde pas. Elle se poursuit sans relâche avec les votes des téléspectateurs1 pour finir sur le classement des super finalistes.

« Je considère qu'il est honteux que la scène du festival de Sanremo soit exploitée pour répandre la haine et la provocation d'une manière superficielle et irresponsable », a écrit l'ambassadeur israélien sur X (ex-Twitter) le matin du 11 février, quelques heures après que le rideau est retombé sur Sanremo. Ainsi, demander de ne pas tuer des innocents sans même nommer le coupable représente toujours pour Israël « une incitation à la haine », « une provocation ». Un monde à l'envers, dans lequel est désigné comme coupable celui qui prend la défense de la victime.

« Et je devais l'utiliser pour quoi cette scène ? », a répondu Ghali.

Je parle de cette question depuis que je suis enfant. Cela n'a pas commencé le 7 octobre, cela dure depuis longtemps. Les gens ont de plus en plus peur, et le fait que l'ambassadeur dise ce qu'il a dit n'envoie pas un bon signal. Cette politique de terreur continue, les gens ont de plus en plus peur de dire « arrêtez la guerre », « arrêtez le génocide ». Nous sommes à un moment de l'Histoire où les gens ont l'impression de courir un risque s'ils disent qu'ils sont en faveur de la paix, c'est absurde.

Deux directs parallèles

Sanremo représente une scène hautement politique, dans le sens où ce festival est le baromètre infaillible des humeurs nationales et populaires. Mais c'est une scène de plus en plus traversée par les styles et les notes d'une deuxième génération – les enfants d'immigrés - encore profondément exclue, et largement incomprise.

Pourtant, lors de l'édition 2023, alors que les bombes russes tombaient sur Kiev, la direction n'a pas hésité à ouvrir le festival par la lecture publique d'un message du président ukrainien Volodymyr Zelensky et plusieurs hommages, notamment en chansons, ont été rendus à la tragédie du peuple ukrainien.

L'édition de cette année a ainsi fait tomber le voile sur cette politique du deux poids deux mesures à l'œuvre dans le monde occidental depuis le 7 octobre, y compris dans l'espace public italien dominé par le narratif d'un gouvernement néo-fasciste. La semaine de festivités était d'autant plus choquante qu'elle se déroulait en parallèle des massacres diffusés sur les réseaux sociaux depuis Gaza. Deux directs simultanés, dystopie de notre temps.

Seuls deux artistes sur les 30 en compétition ont tenté de briser ce silence qui entoure la souffrance des Palestiniens. Dargen D'amico d'abord qui, lors de la soirée d'ouverture, a fait une référence générale aux « enfants qui meurent sous les bombes en Méditerranée », puis a répété un simple appel au cessez-le-feu, révélant par là que les mots « Palestine », « Gaza » et « Israël » étaient imprononçables.

« Avons-nous quelque chose à dire ? »

Et puis est venu Ghali (de son nom complet Ghali Amdouni), né en Italie en 1993 de parents tunisiens, et élevé dans une banlieue difficile de Milan. Pendant toute la soirée, il était accompagné par l'extraterrestre Rich, un personnage déguisé à qui il demande à un moment : « Avons-nous quelque chose à dire ? ». C'est alors que son acolyte lui glisse à l'oreille le message que Ghali « répète » dans le micro : « Stop al genocidio » stop au génocide »). La phrase étonne autant qu'elle émeut, tant elle semble inattendue, imprévue, impossible. Pourtant, quelque chose de ce climat général de censure à l'égard de l'actualité palestinienne est déjà perceptible dans la chanson que Ghali présente au concours ce soir-là, « Casa mia » (Ma maison) :

Je n'ai pas envie de faire d'histoire.
Mais comment pouvez-vous dire que tout est normal ici ?
Pour tracer une frontière
Avec des lignes imaginaires, tu bombardes un hôpital
Pour un morceau de terre ou pour un morceau de pain
Il n'y a jamais de paix

Devant lui, dans les gradins, le public applaudit mais sans rien consentir. Il observe d'un regard paternaliste celui qui a réussi mais reste une exception, sous le gouvernement très à droite de Giorgia Meloni qui continue de s'opposer farouchement à tout amendement de la loi qui permettrait l'accession automatique à la citoyenneté italienne pour toute personne née en Italie de parents étrangers.

Cette discrimination a toujours été dénoncée dans les textes de Ghali : « Le journal en abuse/Parle de l'étranger/comme si c'était un alien », dit-il dans l'une de ses chansons les plus populaires, « Cara Italia » (Chère Italie). Cette thématique est également présente dans la chanson qu'il a présentée à Sanremo en compétition cette année :

Le chemin ne va pas chez moi
Si tu es chez toi, tu ne le sais pas
Chez moi
Chez toi
Où est la différence ? Il n'y en a pas
Mais laquelle est ma maison
Mais laquelle est ta maison
Depuis le ciel tout est semblable, je te jure

Un « vrai Italien »… qui chante en arabe

C'est au croisement du racisme et de l'islamophobie, du nationalisme et du soutien inconditionnel à Israël, que l'on peut apprécier la portée des vers chantés par Ghali à Sanremo. Dans un pays qui se perçoit encore comme beaucoup plus « blanc » qu'il ne l'est en réalité, et qui mobilise le narratif des « racines judéo-chrétiennes » propre à la théorie du choc des civilisations, Ghali - avec son visage non-blanc et son accent milanais prononcé - monte sur scène et chante en arabe. Plus encore : il le mélange à l'italien, pour envoyer un message encore plus fort.

Ce mélange se fait grâce à une collaboration avec Ratchopper, nom de scène de Souhayl Guesmi, un artiste talentueux originaire de Jendouba (région du nord-ouest de la Tunisie), ingénieur du son, compositeur et producteur, qui s'est fait connaître d'abord en Tunisie puis à l'étranger, et qui travaille avec Ghali depuis 2022. Ensemble, ils ont signé la première chanson en arabe qui a été chantée sur la scène de Sanremo : « Bayna » (« C'est clair »). C'est ce titre qui ouvre l'album Sensazione Ultra, sorti en 2022, et qui sert aussi de nom au bateau dont l'artiste a fait don à l'ONG Mediterranea, qui a secouru en deux ans plus de 200 personnes qui tentaient la traversée vers les côtes italiennes :

Méditerranée
Entre toi et moi, la Méditerranée
Le visage familier d'un étranger
Imagine le Coran à la radio
On ne dit pas du bien de nous aux informations
Tu rêves de l'Amérique, moi de l'Italie
De la nouvelle Italie

L'artiste commente ainsi son morceau sur les réseaux sociaux :

« Bayna » m'a permis de tenir ma promesse de chanter en arabe sur la scène de Sanremo. Grâce à cette chanson et à Mediterranea, nous avons sauvé des vies dans notre mer. J'aime et je crois en ce pays qui répudie la guerre par sa constitution2 Je suis aussi un vrai Italien3.

L'ultime performance de Ghali durant la soirée de Sanremo se fait alors sous le signe de la réappropriation et du renversement sémantique de la fameuse chanson « L'Italiano » de Toto Cutugno, devenue au fil des années la quintessence de l'approche nationale-populaire la plus provinciale. Ghali lance ainsi son message le plus profanateur. Avec élégance, il s'empare du texte de Cotugno et le retourne contre les détenteurs de discours identitaires, pour qui l'Autre est toujours une menace à contenir.

Un partisan de l'extrême droite à la tête de la Rai

Le nationalisme du gouvernement de Giorgia Meloni et ses alliances avec la Lega4 ne sont d'ailleurs pas sans conséquence sur la télévision publique. Depuis le 15 mai 2023, c'est Giampaolo Rossi qui est à la tête de la Rai. Directeur de la fondation Alleanza Nazionale (Alliance nationale), un parti politique d'extrême droite fondé en 1995, et partisan assumé de la politique israélienne, Rossi est également chroniqueur à Il Giornale, journal d'extrême droite le plus important du pays. Il y affirme par exemple que l'antisémitisme et l'immigration vont de pair, n'hésitant pas à les associer à « l'enracinement dans les pays européens de communautés islamiques irréductibles aux valeurs de l'Occident ».

Le 13 février, deux jours après la diffusion du communiqué de la Rai en réaction au message de Ghali, des rassemblements ont eu lieu devant les bureaux régionaux de la télévision publique à Naples et à Turin, pour protester contre ce qui a été jugé par une partie des téléspectateurs comme de la propagande. Ces sit-in, pourtant pacifiques, ont été brutalement réprimés par la police.

Dans un tel contexte, Ghali apparaît aussi « alien » que sa marionnette, ou que celles et ceux qui essaient de parler de la Palestine, de la nommer, pour qu'elle existe. Et pour prononcer ces quelques mots d'humanité que sont « stop au génocide », il fallait un Italien tunisien, un extraterrestre à côté d'un alien.

« Ici, nous parlons de musique » est le leitmotiv qui vise à interdire tout débat sur l'actualité palestinienne, et pas seulement à Sanremo. Mais l'histoire de la chanson italienne, aujourd'hui traversée par la voix et le positionnement de chanteurs de deuxième génération, en dit beaucoup plus. Les chansons qui ont été présentées sur la scène de Sanremo durant cette édition 2024 ne pourront jamais être réduites à n'être « que des chansons ».

#

Traduit de l'italien par Christian Jouret.


1Les résultats du festival répondent à une arithmétique complexe où interviennent pendant trois soirées un jury radio, le vote des téléspectateurs et un jury salle de presse. Leur combinaison détermine le classement général.

2NDLR. Référence à l'article 11 de la constitution italienne qui stipule : « L'Italie répudie la guerre comme moyen d'attenter à la liberté des autres peuples et comme mode de solution des différends internationaux ».

3NDLR. Référence au titre de Toto Cotugno « Lasciatemi cantare » où le chanteur dit « je suis un Italien, un vrai Italien ».

4La Lega ou la Ligue du Nord est un parti politique italien populiste, d'extrême droite, eurosceptique et xénophobe initialement favorable à l'indépendance de la Padanie.

Imhotep (IAM): “C’est plus facile d’éliminer les pauvres que d’éradiquer la pauvreté”!

Le groupe de rap français IAM célébrait en 2023 les cinquante ans du Hip-Hop en sortant un vinyle par mois durant toute l'année. Cet anniversaire est poursuivi avec une grande […]

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« Telk Qadeya », l'hymne d'une rupture avec le monde occidental

La chanson « Telk Qadeya » (« Ceci est une cause ») du groupe égyptien Cairokee connaît un succès exceptionnel depuis sa sortie fin novembre 2023. En dénonçant l'indignation sélective du discours occidental qui se prétend à la pointe des combats progressistes mais n'a aucune considération pour le génocide en cours à Gaza, le titre traduit un ressentiment largement partagé dans le monde arabe.

C'est l'histoire d'une valse à trois temps qui est en train de devenir l'hymne d'une jeunesse arabe. « Telk Qadeya » (« Ceci est une cause ») est le dernier single de Cairokee, groupe de rock égyptien « avec une touche de fantaisie » (« with a twist »), selon leur propre expression. La chanson est sortie le 30 novembre 2023, presque deux mois après le début de la guerre génocidaire sur Gaza. L'annonce en a été faite sur les comptes officiels du groupe sans fioriture ni discours grandiloquent. Mais la chanson a fait plus d'un million de vues sur la seule chaîne YouTube du groupe, et a été reprise fin décembre par la chaîne libanaise Al-Mayadeen, illustrée par des vidéos de bombardements à Gaza. Si les mots « Gaza » ou « Palestine » ne figurent nulle part dans le texte, tout le monde sait bien de quoi il est question, et quel ordre mondial — mis à nu par la situation dans les territoires occupés — cette chanson vient pointer du doigt.

Cairokee - Telk Qadeya كايروكي - تلك قضية - YouTube

Largement partagé depuis sa sortie, le titre se retrouve sur les comptes des réseaux sociaux des Palestiniens de Gaza, adopté par ceux-là même dont il souhaitait porter la voix. Le groupe a d'ailleurs été invité à l'interpréter sur scène durant la cérémonie de clôture du festival égyptien du film d'El-Gouna, le 21 décembre 2023, où, contrairement au Red Sea Film Festival de Djeddah programmé quelques jours plus tôt, l'actualité palestinienne était fortement présente.

De la révolution égyptienne à la Palestine

À travers son nouveau titre « Telk Qadeya », Cairokee renoue ainsi avec sa tradition de chanson politique. Formé en 2003 au Caire, le groupe a commencé à connaître un large succès en 2011, en signant la chanson qui deviendra la bande originale de la révolution du 25 janvier 2011, « Sout Al Horeya » (« La voix de la liberté »), en collaboration avec l'acteur et chanteur Hany Adel, à l'époque membre du groupe Wust El Balad. Le clip a été filmé sur la place Tahrir au lendemain du départ de Hosni Moubarak.

Sout Al Horeya صوت الحريه Amir Eid - Hany Adel - Hawary On Guitar & Sherif On Keyboards - YouTube

Depuis, Cairokee a connu de nombreux succès sans cependant échapper à la censure, notamment pour son album No'ta Beeda Point blanc ») en 2017 qui n'a pas été commercialisé en Égypte. Car contrairement à d'autres, le groupe a refusé toute compromission avec le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi. Et c'est dans la fidélité à ses premiers engagements que sort aujourd'hui la chanson « Telk Qadeya », dont les paroles sont signées Mostafa Ibrahim, le « poète mélancolique de la révolution égyptienne ».

Exclus de l'espèce humaine

Au fil des vers, la chanson dresse un état des lieux cru de la situation politique pour souligner l'étendue du fossé qui s'est creusé depuis le 7 octobre :

Être un ange de blanc vêtu
Avec une moitié de conscience
Faire cas du mouvement des libertés
Faire fi des mouvements de libération
Aux morts prodiguer son affection
Selon leur nationalité
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Les paroles ne se contentent pas de relever l'indignation sélective et les doubles standards d'un monde occidental qui a exclu les Palestiniens de l'espèce humaine, « comme si la terre qui les revêt/Ne venait pas de la planète terre ». Elles pointent également la logique inhérente à cette partie du monde qui se gargarise de combats sociétaux devenus les marqueurs d'une évolution morale dont l'Occident aurait l'exclusivité, tout en restant insensible au sort d'êtres humains en dehors de sa sphère culturelle. « Ça c'est une chose/Et ça c'en est une autre », martèle la chanson face à celui qui va « secourir des tortues marines/Et tuer des animaux humains »1, ou à cet autre qui appelle « son concierge "gardien" Aux côtés d'une armée qui abat des écoles »2.

Rupture consommée

La bande originale de ce constat est servie par la voix grave et posée du leader du groupe Amir Eid qui, pendant la première partie du morceau, interpelle l'Autre. Mais à mesure que la musique va crescendo, qu'un rythme oriental vient se mêler à celui de la valse et que les violons entrent en scène, la voix du chanteur monte dans les aigus. Son interlocuteur change d'identité : il ne s'adresse plus à celui qui « renvoie dos à dos/La victime et le bourreau/En tout honneur, intégrité/Et en toute neutralité » — référence sarcastique au discours médiatique qui se drape d'objectivité pour justifier l'invisibilisation des massacres en cours —, il parle avec celui qui « surgit des décombres » et lui dit :

Tu rassembles tes restes et tu te bats
Et tu montres à ce monde hypocrite
Comment fonctionne la loi de la jungle
Par où passe le chemin de la liberté
Et par où on attaque un char

En faisant explicitement référence à la lutte armée, la chanson interroge les normes légales que l'Occident a lui-même mises en place, et qu'il est le premier à contester. Elle entérine le refus de dépendre des détenteurs d'un discours creux n'ayant que de piètres condamnations à présenter « pour arrêter le carnage ».

Il n'est nullement question ici d'appeler à la démission. Juste ne plus rien attendre du camp d'en face : « Qu'importe que le monde se taise/Tu mourras libre et sans te rendre ». Deux paradigmes s'opposent, « Car ça c'est une chose/Et là c'est un combat », conclut la voix du chanteur, avant de s'évanouir dans un solo à la guitare électrique empreint de notes de blues.

Dès la sortie de « Telk Qadeya », la traduction anglaise du poème a été diffusée par Cairokee avec la chanson. L'image illustrant le single montre un buste de la statue de la Liberté à deux têtes, dénotant le double discours, au milieu d'un tableau rouge sang. Un message on ne peut plus limpide pour qui veut bien l'entendre.

Traduction du texte de la chanson par Nada Yafi.

Secourir des tortues de mer
Tuer des animaux humains
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Être un ange de blanc vêtu
Avec une moitié de conscience
Faire cas du mouvement des libertés
Faire fi des mouvements de libération
Aux morts prodiguer son affection
Selon leur nationalité
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Comment être civilisé
Satisfaire à tous les critères
Avoir un langage mesuré
Se plaire à embrasser les arbres
Appeler son concierge « gardien »
Aux côtés d'une armée qui abat des écoles
Se voir éclaboussé de sang
Et dire que tout le monde est victime
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Comment puis-je croire en ce monde
Qui vous parle d'humanité
Quand une mère pleure son enfant
Mort de faim
Ou sous les bombes
Un monde qui renvoie dos à dos
La victime et le bourreau
En tout honneur, intégrité
Et en toute neutralité
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Comment pourrais-je dormir en paix
Comment me boucher les oreilles
Lorsqu'une famille entière
Est enterrée dans sa maison
Et qu'on empêche les secours
Comme si la terre qui les revêt
Ne venait pas de la planète terre
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Habiter une vaste prison
Aux cellules de feu et de cendres
Et pouvoir surgir des décombres
En s'arrachant à ses blessures
Pour rendre gorge à l'assaillant
Pour dire à ce monde hypocrite
C'est là votre loi de la jungle
Trouver la voie de la liberté
Savoir pulvériser un char
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre

Qu'importe que le monde se taise
Tu mourras libre et sans te rendre
Pour que des générations à venir
Apprennent à défendre une cause

À quoi bon adjurer le monde
Pour qu'il dénonce et qu'il condamne
Il peut condamner à sa guise
Mais pour arrêter le carnage
Réduire la poudre et le fracas
Ramener la lumière du matin
Condamner ne suffira pas

Car ça c'est une chose
Et là c'est un combat


1L'expression est une référence au ministre de la défense israélien Yoav Galant qui a qualifié les Palestiniens d' « animaux humains ».

2Le terme « gardien » étant plus politiquement correct que celui de « concierge ».

Tunis. Au Nawaat Festival, la résistance comme mot d'ordre

Comme tous les ans, Nawaat, un des rares médias indépendants tunisiens, à la fois webzine et magazine papier, a tenu son festival dans la capitale. Si le thème initialement prévu cette année était celui des féminismes, l'actualité palestinienne a poussé la rédaction à élargir l'événement pour rendre hommage à l'esprit de résistance.

Du 15 au 17 décembre à Tunis s'est tenue la troisième édition du Festival Nawaat, du nom du blog tunisien fondé en 2004, et qui reste aujourd'hui un des rares médias non inféodés dans le pays. Il est d'ailleurs membre, comme Orient XXI, du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe.

Pour la durée de l'événement, Nawaat a ouvert ses splendides locaux, ancienne propriété de Wassila Bourguiba, la deuxième épouse de l'ancien président de la République Habib Bourguiba, non loin du centre-ville, à plusieurs centaines de personnes. Étaient notamment au rendez-vous débat et danse dans le jardin, immersion au cœur de la scène hip-hop avec le collectif Room 95, découverte d'archives cinématographiques palestiniennes, et flânerie entre les œuvres du photographe Chehine Dhahak.

L'exposition de ce dernier, Vagabondage, revient sur le thème de l'errance. Au fil des portraits volés, des solitudes isolées, des paysages marginaux, on erre littéralement entre les photos urbaines et périurbaines qui isolent l'instant saisi, tout comme les silhouettes de passage incarnant ici des tiers-lieux. L'anonymat rejoint le retranchement pour former l'essence d'une pérégrination sensible. Les titres « Easy rider », « Tree of life », « A kind of blue », « Just do it » figent dans l'humour noir les corps et les marges humanisées d'une Tunisie post-Révolution.

Corps politiques

Car tout au long de ce festival, placé sous le thème de la résistance, il est question en premier lieu des corps. Les corps qui résistent, y compris contre eux-mêmes, avec le spectacle de danse Bon deuil !! de Feteh Khiari et Houcem Bouakroucha, accompagné musicalement par Ayoub Bouzidi. Tantôt en souffrance, tantôt complices, les jeunes danseurs contemporains cherchent à s'échapper de leur état/État, transmettant les aspirations révolutionnaires autant que les déceptions collectives. Le corps pense/panse les frustrations, même les plus politiques. Pourtant, dans la piscine vide de Nawaat où se déroule la performance, les jeunes Tunisiens ne plongent pas dans le désespoir. Ils s'évadent en cœur/chœur. L'optimisme grinçant était dans le titre…

L'optimisme, c'est aussi ce qui permet à diverses artistes de trouver un espace-temps d'expression grâce au Festival, à l'heure où le budget du ministère tunisien des affaires culturelles est amenuisé, et où le contexte régional impacte la vie artistique de la cité. Dans son court-métrage expérimental Memories of concrete, Yasser Jridi filme au marché central les tâches itératives, les contradictions du quotidien, les vaines promesses de démocratie. Il est ici encore question de corps en mouvement, animés par des dialogues saccadés et des images surréalistes.

Mais le festival ne pouvait faire l'impasse sur la tragédie en cours dans la bande de Gaza. Le collectif Journées du cinéma de la résistance est ainsi mis à l'honneur. Créé à la suite de l'annulation des Journées cinématographiques de Carthage, ce collectif est coutumier des projections sauvages en extérieur. Les dernières en date se sont d'ailleurs tenues en solidarité avec la Palestine sur le mur de l'Institut français de Tunis, aujourd'hui couvert de tags propalestiniens, anti-colonisation et anti-Macron. À l'occasion du festival, le collectif était invité à présenter des films au sous-sol du bâtiment.

Au programme, un entretien filmé avec l'écrivain et militant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) Ghassan Kanafani remet la quête de justice au centre de la question israélo-palestinienne. Il réfute le terme de « conflit », lui préférant à juste titre celui de « mouvement de libération nationale pour des droits ». Le réalisateur Hani Jawharieh, un des fondateurs de la Palestine Film Unit (mort en 1976 en filmant la résistance) est aussi mis en avant. Scènes d'occupation à Gaza de Moustafa Abou Ali nous apprend que, déjà en 1973, les Gazaouis sont les plus craints par l'armée israélienne, et que, depuis l'occupation de la bande en 1967, plus de 10 000 personnes ont été faites prisonnières, certaines avec des peines de prison de 300 ans. En plus des humiliations quotidiennes clairement recensées, les projets d'évacuation vers le Sinaï et la Cisjordanie étaient déjà évoqués. Enfin, Les Femmes palestiniennes de Jocelyne Saab (1973) permet de saisir la ferveur des combattantes fedayin (ou fida'iyat en l'occurrence). Dans une séquence du documentaire tourné il y a un demi-siècle, l'une d'elles déclare que ce sont aussi « les États-Unis et la France qui nous font la guerre ». L'émancipation des femmes de l'occupation, mais aussi du patriarcat, se fera-t-elle par la lutte armée ?

Cette résistance des mémoires ne laisse pas de côté les Amazighs. Dans son film de réalité virtuelle Les Amazighs, Mémoires perdues (produit par Nawaat), Mohamed Arbi Soualhia cherche à préserver une mémoire collective amazighe. Entre les villages de Zraoua et de Tamezret, il archive l'architecture faite de tunnels troglodytes ainsi que la langue vernaculaire, face à l'exode des populations pour des raisons autant politiques que climatiques.

La question des féminicides

Le débat du festival tourne lui aussi autour de la condition des femmes, entre violences et résistances. Il est ouvert par le rappel du féminicide de masse à Gaza, qui a fait plus de 6 500 tuées depuis le déclenchement de l'offensive, sans détailler les conditions sanitaires déplorables qui ont empêché 50 000 femmes d'accoucher dignement.

Nabila Hamza, membre du bureau exécutif de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) insiste sur la multiplication par quatre, depuis 2022, des violences faites aux femmes, avec 27 victimes assassinées. Alors qu'il n'existe pas d'équivalent précis du terme « féminicide » en arabe, l'ATFD a réalisé une cartographie intitulée La Tunisie des femmes tuées. L'association a lancé un tribunal fictif à des fins de recensement, mais aussi « pour honorer la mémoire de ces femmes et raconter leur histoire ».

Les formes de violence contre les femmes sont, comme partout ailleurs, diverses. Elles sont principalement le fait de proches, en particulier maris ou ex-conjoints, et vont jusqu'au domaine cyber. Le phénomène est avant tout politique et social, et concerne l'intégralité de la société. Car, comme le rappelle la sociologue, l'assassinat résulte d'un « continuum de violences » non entendues, ni par les proches ni par les autorités.

Pourtant, comme le martèle Sondés Garbouj, psychologue spécialisée dans les violences basées sur le genre, la loi de 2017 relative à l'élimination de la violence à l'égard des femmes existe bel et bien. Salué par les organisations internationales, ce corpus juridique n'est toujours pas effectif du fait d'un manque de moyens et d'appropriation, tant par les citoyens que par les fonctionnaires. Mais si cette loi se veut dans la lignée du féminisme d'État de l'ancien président Habib Bourguiba, elle ne s'attaque pas à des problèmes sociaux de fond tels que les inégalités économiques, à commencer par les inégalités dans la succession.

Un témoignage poignant

Pour la journaliste Rim Saoudi, « si la société est malade, c'est aussi à cause du traitement médiatique du sujet », au mieux cantonné à la rubrique faits divers, et qui n'a jamais constitué une priorité. Une tendance aggravée par la banalisation de termes virilistes inappropriés tels que « crimes d'honneur » ou « crimes passionnels », des expressions vides de sens qui ne reflètent en rien le caractère possessionnel de l'acte.

Enfin, après les propos racistes et xénophobes du président Kaïs Saïed qui ont déclenché début 2023 une vague de violences contre les migrantes noires en Tunisie, les femmes noires immigrées ont été une fois encore les plus touchées. Le témoignage d'Edwige, venue du Cameroun, constitue le moment le plus poignant de ce débat. Violée plusieurs fois pendant le trajet, y compris par des gardes-frontières algériens et tunisiens, elle est aujourd'hui économiquement exploitée à Tunis et subit un racisme quotidien. Dans le même temps, les agressions sexuelles se poursuivent, surtout de la part de chauffeurs de taxi.

Le mouvement présent dans ce festival est enfin celui des corps dansants sur les sonorités éclectiques de l'artiste tunisien Don Pac, qui serpente avec son premier album Fashion WeAk entre archives classiques et morceaux blues, afro, hip-hop et reggae. C'est toutefois Widad Mjama qui aura le plus électrisé l'atmosphère sous une pluie battante. Inspirée par les cris des cheikhats de la région d'Abda à l'ouest du Maroc et de leur poésie rebelle chantée depuis le XIIe siècle, la pionnière du rap marocain féminin présente sa nouvelle création Aita mon amour en duo avec le compositeur tunisien Khalil Hentati (EPI), tant pour agiter les corps que pour marquer les âmes, et combattre à voix nue les préjugés de genre.

Ce combat de Nawaat pour maintenir un espace de liberté et d'expression aura tenu ses promesses, porté par une équipe de journalistes engagées et solidaires. Gageons que cette culture de la résistance se poursuivra jusqu'à l'été pour une nouvelle édition du Festival qui structure décidément l'espace militant et artistique de la jeunesse tunisoise.

Le réseau des Médias indépendants sur le monde arabe a relancé fin 2023 ses activités avec une rencontre des rédacteurs et rédactrices en chef à Paris et leur participation à un atelier sur la liberté d'expression en Afrique du Nord. Un dossier de publications, de la part de chacun des médias du réseau, sur la santé mentale dans la région, est prévu pour le printemps prochain.

Rachida Dati suspendra-t-elle la taxe streaming ?

Il y a des sujets comme l’immigration pour lesquels le politique prend le peuple à témoin en le sondant, en se justifiant, d’autres sur lesquels on décide en catimini. 

Ainsi il en va de la taxe streaming ajoutée discrètement au projet de loi de finances 2024 par un amendement unanime des groupes politiques au Sénat. Une taxe de 1,75 % sur le chiffre d’affaires des plateformes de streaming qui promettent qu’elle ne sera pas répercutée. Prix ou service, le consommateur sera bien perdant quelque part, et Spotify annonçait fin décembre qu’il retirait en conséquence son soutien aux Francofolies de La Rochelle et au Printemps de Bourges.

Cette nouvelle taxe devrait rapporter 15 millions d’euros, mais pourquoi faire ?

Pour financer la création musicale, et surtout son incarnation administrative, le Centre National de la Musique (CNM), calqué sur le modèle du Centre National du Cinéma (CNC), lui-même exposé à de nombreuses critiques. Cette vision administrée de la création artistique est problématique à plusieurs égards. 

D’abord, parce qu’elle consiste en une redistribution à l’envers, des classes populaires vers la bourgeoisie. Ainsi, le CNC se finance par une taxe sur les entrées en salle, donc sur les consommateurs qui ont le mauvais goût d’aller voir des blockbusters américains, pour financer la diversité culturelle : c’est-à-dire les films qui ne rencontrent aucun succès (seuls 2 % des films aidés par le CNC sont rentables, d’après la Cour des comptes) mais plaisent à une petite élite de par leur moralité convenue, ou les films dont les producteurs et réalisateurs possèdent le capital social (c’est-à-dire les relations) nécessaire pour obtenir le soutien du CNC.

En effet, on ne compte plus les témoignages de producteurs indépendants, sans les connexions adéquates, qui n’ont jamais pu bénéficier d’un tel soutien, ni des conflits d’intérêts qui ne semblent que très peu émouvoir les médias : Jean-Michel Jarre a obtenu une subvention pour un spectacle au Château de Versailles par la Commission dont il est le président, quelques années après que le YouTubeur Cyprien a été soutenu par la Commission où il siégeait.

Pire, si on ajoute le soutien des collectivités locales, un Français paie plus cher en taxes et impôts, pour un film qu’il n’ira pas voir, que pour un billet de cinéma. Il est très étonnant que la gauche, tout particulièrement, accepte et encourage ce système, qui, bien loin de promouvoir l’ascension sociale, encourage la constitution de rentes au profit d’une élite culturelle qui mêle incestueusement les bénéficiaires et les donneurs d’ordre. À l’inverse, la désintermédiation permise par les plateformes de streaming a permis à de nombreux artistes d’émerger en s’autoproduisant, et en particulier des artistes de rap venus de quartiers populaires.

L’adoption de cette taxe est en outre l’occasion de revenir sur le manque d’honnêteté, voire le mensonge, qui tendent à briser la confiance entre le peuple et ses représentants. Si cet ajout au projet de loi de finances est l’œuvre des sénateurs, le gouvernement n’est pas tout à fait innocent. 

Alors que l’imposition du streaming n’a jamais fait l’objet d’un débat public, le gouvernement pressait les plateformes de trouver un accord avec le CNM, sans quoi elles seraient taxées. Outre le fait que cette vision des négociations avec un fusil sur la tempe est une bien mauvaise illustration du consentement, elle dénote une forme de lâcheté de la part du gouvernement qui n’assume pas publiquement sa volonté de taxer les plateformes, et donc in fine les consommateurs. 

Et comment ne peut pas le comprendre. Cette taxe vient percuter de plein fouet deux promesses gouvernementales : la diminution de l’impôt sur les ménages, qu’on ne peut en réalité atteindre sans repenser l’action publique, et la lutte contre les impôts de production dont la France est déjà la championne. Alors que l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 promettait un changement de méthodes politiques, nos dirigeants sont encore trop persuadés qu’on ne peut gouverner qu’en énonçant ce que la population doit entendre. 

Or, pour mettre fin au dégagisme et à la défiance qui touchent notre démocratie, le politique (a fortiori s’il pense appartenir au camp de la raison) gagnerait à s’adresser au peuple comme à un adulte, avec honnêteté. Fait paradoxal, Javier Milei, qui a été à maintes reprises accusé de populisme par l’ensemble du monde politico-médiatique français, tient, depuis son élection à la tête de l’Argentine, un discours de vérité qui n’infantilise pas les citoyens. Lors de son discours d’investiture, il n’a promis aucun miracle. Au contraire, il a même assumé que, face à la situation catastrophique dans laquelle se trouve l’Argentine, le chemin du redressement économique passerait par une austérité radicale et inévitablement douloureuse à court terme. 

Sur la taxe streaming, le débat public aurait gagné à ce que le gouvernement fasse preuve d’une telle transparence, soit auprès des acteurs en faveur de ladite taxe, en leur expliquant qu’elle allait contre leur politique fiscale, soit auprès des Français en leur expliquant pourquoi ils devraient assurer le financement d’une nouvelle agence d’État, et en quoi il permettrait de faire rayonner la création française, si tant est que cet objectif de politique publique dusse-t-il être assumé par l’État.

Si Rachida Dati veut se démarquer au ministère de la Culture, elle a une opportunité pour corriger un échec du bilan de sa prédécesseure.

Streaming : une taxe au profit d’une clique

Le gouvernement annonce la mise en place de la taxe sur les plateformes de streaming, en préparation depuis des mois. La loi montre le rapport de connivence entre les dirigeants et des bénéficiaires de redistributions à l’intérieur du pays.

La taxe sur les plateformes de musique finance ensuite des projets d’artistes, spectacles, et autres types d’acteurs. Les plateformes, en particulier le directeur de Spotify, donnent des arguments contre la loi…

Explique un communiqué de Spotify, cité par Les Échos :

« C’est un véritable coup dur porté à l’innovation, et aux perspectives de croissance de la musique enregistrée en France. Nous évaluons les suites à donner à la mise en place de cette mesure inéquitable, injuste et disproportionnée ».

En dépit des critiques de la part des plateformes, la taxe arrive dès l’année prochaine. Les partisans font de la communication dans les médias.

Une tribune de Télérama, de la part d’un défenseur de la loi, explique « Pourquoi la taxe streaming est une bonne nouvelle ».

L’auteur écrit :

« Le système de redistribution peut être questionné, c’est toujours sain. Mais il aurait été injuste et risqué que certains financent le CNM selon leur bon vouloir tandis que d’autres en ont l’obligation. Ne serait-ce que pour cette raison, la taxe streaming est une bonne nouvelle. »

Un autre, le président de l’association des producteurs indépendants – en somme, les bénéficiaires de la taxe – fait l’éloge de la loi dans une interview pour FranceTVInfo

Il explique :

« Il s’agit d’une taxe d’un niveau très faible mais qui concerne l’ensemble des acteurs du numérique qui diffusent de la musique en ligne. Ça va des plateformes qu’on appelle pure players (dont c’est vraiment le cœur de métier) jusqu’aux plateformes dont c’est plutôt une activité parmi d’autres. Je pense aux Gafa notamment, mais également à tout ce qui est réseaux sociaux, etc. De la même manière que ces acteurs sont déjà taxés pour financer la création audiovisuelle dans sa diversité au CNC, on va les taxer aussi pour alimenter les programmes de soutien à la musique. »

Comme avec la plupart des taxes, les bénéficiaires justifient la mesure par une allusion au bien du pays. Il requiert, selon eux, plus de genres de musique, d’artistes, et de financements pour des musiciens en marge. Sinon, seule une poignée de styles de musique ou de créateurs toucheront des revenus, disent-ils.

Il répond aux plaintes de surtaxation des plateformes :

« Il est clair que du côté des pure players, comme Spotify ou Deezer, il y a une vraie vertu dans le système de rémunération de la création. Là, il s’agit de réaffecter un petit peu cet argent à des genres musicaux qui reçoivent aujourd’hui une rémunération très faible en streaming, car qui dit rémunération très faible dit faible capacité à se financer derrière, avec un vrai risque à terme que ça nuise à la diversité de la création locale. Quelque part, ce qu’on essaye de viser, c’est la vitalité renouvelée de la filière française, du tissu de production français. Sinon, à défaut, tout le monde ira vers des genres musicaux qui sont peu nombreux mais extrêmement rémunérateurs dans le streaming. »

La redistribution revient à une taxe sur le consommateur de biens et de services, pour une utilisation aux fins des dirigeants.

 

Contrôle des financements

De toute façon, les chiffres des plateformes mettent à mal l’argument des partisans de la taxe. Un grand nombre d’artistes touchent des revenus… pas une poignée de stars de la musique pop.

Selon les chiffres partagés par Spotify, cités par Le Point, « 57 000 artistes ont généré plus de 10 000 dollars [contre 23 400 artistes en 2017]. Et 1060 artistes ont généré au moins un million de dollars [contre 460 en 2017]. »

Le site YouTube dit avoir payé 6 milliards de dollars aux chaînes de musique en 2022, en hausse par rapport à 4 milliards en 2021, et 3 milliards de dollars en 2019. Les distributions proviennent de publicités lors des vues, ou d’une part au revenu des abonnements payants à la plateforme.

Dans un marché, la création de musique et le soutien des artistes rémunèrent la réussite auprès du public. Les dirigeants veulent une emprise sur le financement de la musique. Ils prennent ainsi aux consommateurs via la taxation des plateformes. Puis ils distribuent l’argent selon les vœux d’une poignée de personnes aux commandes.

Les bénéficiaires des distributions justifient le transfert au prétexte d’un besoin chez les artistes. La taxe sur les plateformes revient à une prise de contrôle, comme d’autres interventions dans les vies des individus.

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Nouvelle taxe sur le streaming musical : prendre à ceux qui réussissent pour financer ceux qui échouent

Le gouvernement prépare à présent une taxe sur les plateformes de streaming. En principe, il compte ensuite utiliser les fonds pour des soutiens aux musiciens en France, sous forme d’événements ou subventions.

Les négociations en ce moment autour de la taxe donnent un aperçu du mode de fonctionnement des autorités. La plupart du temps, les interventions des dirigeants ont pour prétexte la défense d’un secteur ou d’une poignée d’acteurs dans l’économie – contre la concurrence ou le risque de faillite. Les artistes gagnent en général peu d’argent. Avec des aides au secteur ou barrières à la concurrence, les autorités génèrent ainsi l’enthousiasme chez un segment de l’électorat.

Le Centre national de la musique a vu le jour début 2020 sur décret du gouvernement.

Le groupe, selon Le Monde, « a pour mission de soutenir les professionnels de la musique et des variétés dans leur développement. »

En somme, il offre des soutiens à une poignée de musiciens et producteurs de musique ou spectacles.

À présent, il manque de financements. Le gouvernement prévoit ainsi la mise en place d’une taxe sur les plateformes de streaming.

Vous voyez le fonctionnement : les plateformes de musique en ligne, comme Deezer ou Spotify, investissent dans des contenus en fonction des goûts des utilisateurs et abonnés. Elles ont pour intérêt leur fidélisation. Par contre, le gouvernement n’a pas d’expertise ni de compétences dans l’investissement pour la création de musique. Il n’a pas besoin de retour sur investissement, ni de succès auprès des auditeurs.

Sans surprise, les bénéficiaires des aides n’y voient pas de problème !

Le Monde :

« L’hypothèse de la création d’une nouvelle taxe s’est soldée par une ligne de fracture chez les acteurs de la musique. D’un côté une vingtaine d’organismes représentatifs de la filière dont le Syndicat des musiques actuelles (SMA), le Prodiss (Syndicat national du spectacle musical et de variété) ou l’UPFI (Union des producteurs phonographiques français indépendants) se sont montrés très favorables à une mise à contribution de la diffusion numérique (plateformes de streaming, réseaux sociaux…), tant payante que gratuite ».

Le monde de la musique veut le même traitement que le milieu du cinéma : des aides pour la création de projets, sans lien avec le succès en salles.

Le journal continue :

« Le rapporteur souhaite appliquer à la musique le modèle vertueux du cinéma, dans lequel les blockbusters américains contribuent à financer les films français. »

L’idée de fond revient à une redistribution. Les particuliers dépensent de l’argent pour des abonnements, tickets de cinéma, concerts, ou musique digitale selon leurs préférences.

Les dirigeants en prennent une partie, puis la distribue à une clique d’artistes – sans rapport avec les choix des particuliers !

 

Préférences des dirigeants

Les plateformes de streaming critiquent la mise en place de la taxe.

Selon Les Échos, les négociations ont lieu en ce moment.

Le gouvernement donne même une préférence à Deezer parmi les plateformes de streaming. En effet, la plateforme fait partie du monde de la French Tech ! Elle peut ainsi bénéficier d’une exemption partielle de la taxe.

Le journal explique :

« Un allégement [de la taxe] serait prévu pour les services qui réalisent une partie substantielle de leur chiffre d’affaires en France, ce qui permettrait en particulier aux acteurs hexagonaux, comme Deezer, d’être moins durement frappés au portefeuille que dans la version initiale, sachant que Deezer – comme Spotify – n’est déjà pas rentable. »

Les plateformes présentent des arguments contre la taxe.

Dans une tribune pour Les Échos, ils écrivent :

« Le streaming musical est aujourd’hui le seul secteur du numérique où l’Europe et la France disposent de leaders mondiaux, en mesure de concurrencer les Gafa. Mais cette compétition a un prix : nos services ne sont pas encore rentables en raison des investissements significatifs que nous devons réaliser pour concurrencer Apple, Google, ou TikTok. »

Le patron de Spotify enfonce le clou.

Dans une tribune pour Challenges, il explique :

« Une taxe sur les revenus du streaming impacterait en premier lieu les services de streaming français qui sont de loin les premiers soutiens du répertoire artistique français. »

L’intervention des autorités dans le domaine de la musique, comme dans le reste de l’économie, sert en général les intérêts d’une poignée d’acteurs dans l’économie. Des entreprises proches des dirigeants tirent des bienfaits des lois et distributions.

Pour une journaliste des Échos, la différence d’opinion sur la taxe, entre les plateformes et le milieu du spectacle (qui profite des aides) illustre un choc de cultures : « l’une plus solidaire, l’autre plus libérale. »

En réalité, chaque camp agit en fonction de ses intérêts, illustré par la réaction des créateurs de gros concerts à une proposition de loi récente. En effet, le gros des revenus pour les distributions proviennent des tournées de stars, et non de petites productions. Le gouvernement souhaite les mettre à contribution, tout comme les plateformes de streaming.

Selon Les Échos :

« Et certains producteurs des méga-tournées des stars internationales en France, jusqu’ici confraternels, ne voient pas d’un très bon œil le projet du sénateur d’affecter à l’avenir, non plus 35 % mais 50 % de la taxe billetterie au pot commun, contribuant déjà lourdement à la redistribution, notamment vers des petites salles et festivals déjà subventionnés par les collectivités. »

Le financement du Centre national de musique revient à mettre davantage de décisions sur l’investissement dans les artistes et créateurs de divertissement entre les mains de politiciens. Sans surprise, les gagnants à la redistribution espèrent plus d’interventions.

Les élus protègent une poignée d’artistes et entreprises du divertissement. Les particuliers perdent un peu plus de choix, et reçoivent moins de valeur pour leur argent.


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Comment la musique permet de lutter contre les effets de Parkinson

Par Loïc Damm, Benoît Bardy et Valérie Cochen de Cock.

 

Battements de notre cœur, flux d’air dans nos poumons, prosodie de notre voix ou mouvements de nos jambes… Notre corps est une mer de rythmes différents. Aucun des systèmes biologiques qui les génèrent n’est isolé : chacun interagit avec son environnement, constitué d’autres systèmes à l’intérieur ou à l’extérieur de notre corps qui ont leur propre rythmicité.

Le mouvement est un bel exemple d’interactions entre rythmes. Le simple fait de marcher, pas après pas, est en effet une construction complexe ! Que cette construction se grippe, et le mouvement en pâtit. D’où cette question : peut-on redonner du rythme à ceux qui le perde ? Oui, suggèrent certaines recherches. Petite explication, en partant des fondamentaux…

Si notre cerveau est à la manœuvre, tout un ensemble de structures nerveuses gouverne les cycles associés : des réseaux situés dans la moelle épinière insufflent les alternances d’activations musculaires nécessaires à sa genèse, mais ce sont les centres cérébraux supérieurs qui amènent la plasticité puisque c’est à leur niveau que se planifie l’initiation du mouvement ou la prise en compte des conditions de sa bonne exécution (évitement d’obstacles, etc.).

Le programme de base issu des réseaux de la moelle épinière est ainsi remodelé en fonction des exigences de l’environnement, retranscrites par nos sens… S’opère ce que les neuroscientifiques appellent le « couplage perception-action » : parce qu’il commande nos muscles et intègre les informations auditives ou visuelles, le système nerveux est capable de coupler nos sens à nos comportements.

C’est ce qui se passe lorsque nous jouons de la musique en groupe, où la coordination temporelle de nos gestes avec ceux de nos partenaires nous permet d’être à l’unisson. Cette synchronisation est possible par l’ajustement entre les rythmes auditifs/perçus et moteurs/exécutés. Cela signifie que les structures plutôt dédiées à la perception, et celles plutôt dédiées au mouvement, voient leurs liens se renforcer, formant un réseau fonctionnel dans le cerveau.

En d’autres termes, les structures cérébrales qui nous font bouger sont aussi celles qui nous font percevoir. Lors de l’écoute de morceaux de musique, qui combinent des séquences structurées de durées, de timbres et d’accents, la perception de la pulsation est l’événement psychologique qui revient le plus régulièrement.

 

Quand la maladie fait dérailler la machine

Des pathologies peuvent entraver la production de ces rythmes. C’est le cas de la maladie de Parkinson pour laquelle les difficultés à se déplacer sont le premier handicap rapporté.

Les patients sont sujets à un « gel de la marche », c’est-à-dire une difficulté dans son initiation et sa progression à l’approche d’un obstacle ou d’un virage. Ces deux séquences majeures du mouvement sont affectées par la perte progressive des neurones sécrétant de la « dopamine » – un neurotransmetteur, soit une molécule assurant la transmission de l’information entre les cellules nerveuses.

Une structure cérébrale dite profonde, car enfouie sous les hémisphères cérébraux, les ganglions de la base (ou noyaux gris centraux), est particulièrement touchée. Or, ils gèrent la transition d’une étape à l’autre d’un mouvement : l’altération de leur fonctionnement va donc affecter toute la production de mouvements rythmiques en perturbant les rythmes cérébraux nécessaires au déclenchement des sous-mouvements composant une action.

Une marche hachée est symptomatique de cette difficulté de passer d’un sous-mouvement à l’autre. Si un patient dont la marche est irrégulière peut continuer à pédaler de façon plus fluide, c’est parce que le pédalage est moins dépendant du traitement séquentiel des informations sensorielles.

Le cycle de marche exige en effet la prise en compte de nombreuses informations sensorielles (par le cortex prémoteur) qui rendent compte tant des contraintes de l’environnement que de la bonne exécution du mouvement en cours : ce processus porte le nom d’intégration. La bonne connexion entre cortex et ganglions de la base permet l’adaptation de la marche aux spécificités de l’environnement – virage à anticiper, escalier à négocier, rue à traverser…

La perte des neurones à dopamine inhérente à la maladie de Parkinson empêche l’établissement de ces connexions (on parle de circuitopathie). Un large spectre d’effets moteurs en est la manifestation, de la locomotion à l’élocution.

 

Les effets de la musique

Pourtant ce déficit peut être surmonté par une stratégie simple : en tirant simplement profit de l’appétence du cerveau pour des rythmes « pertinents », ceux avec lesquels nous pouvons synchroniser nos mouvements.

L’utilisation d’une horloge externe fournissant des repères réguliers, comme des stimulations auditives périodiques, permet de compenser les difficultés d’initiation et de maintien du mouvement en redonnant une structure temporelle aux actions. Cette stratégie est appelée « indiçage ».

Les patients bénéficient de cet indiçage qu’il soit visuel, tactile ou auditif – ce dernier permettant plus facilement de discriminer les rythmes envoyés. En témoigne une augmentation de la cadence et de la longueur des pas ainsi qu’une correction des asymétries de la démarche. Le patient marche plus vite et sa stabilité accrue réduit le risque de chute. Cette amélioration traduit le meilleur couplage entre flux auditif et appareil locomoteur au niveau du cerveau. Ces bénéfices se prolongent au-delà des séances de marche en musique.

Il y a deux explications possibles (qui ne sont pas exclusives) à ces améliorations :

  1. L’activation résiduelle des ganglions de la base
  2. La mise en place de mécanismes compensatoires qui reposeraient sur le cortex et le cervelet. L’hyperactivation du cervelet a d’ailleurs été rapportée chez des patients lors de tâches de coordination sensori-motrice.

 

Un élément majeur a été émis en évidence : la précision de la perception du rythme détermine la force du couplage entre la locomotion et la musique.

Des tests ont été développés pour évaluer nos capacités de perception d’une part, et nos capacités de synchronisation de nos mouvements avec la musique d’autre part. Par exemple remarquons-nous le décalage entre un métronome désynchronisé et les pulsations de la musique ? Sommes-nous capables de battre la mesure de morceaux à la rythmicité plus ou moins évidente ?

La précision de la perception du battement et de sa régularité est représentative des capacités de coordination, et peut être comparée à des normes établies. Ce qui permet d’en quantifier l’altération et peut parfois de servir d’aide au diagnostic.

 

Une rééducation possible

Il existe une apparente contradiction entre l’influence bénéfique de l’indiçage et la détérioration de la perception des patients.

L’évaluation concomitante des capacités de perception et de la démarche sous l’influence de stimulations auditives a permis de clarifier ce point. Les patients qui bénéficient le plus de l’indiçage sont ceux qui ont préservé leurs capacités perceptives. Cela renforce l’hypothèse de la primauté de la force du couplage audio-moteur pour prédire les bénéfices de l’indiçage.

Les conséquences de la dégradation de la perception ne sont cependant pas une fatalité. Un réentraînement est possible grâce à des jeux sérieux au cours desquels le patient réapprend à se synchroniser avec la musique, à la danse qui est une activité de synchronisation sensorimotrice par excellence, etc.

Si la marche est améliorée par des indices auditifs délivrés au bon tempo, l’interactivité de ces stimulations est aussi un facteur essentiel à considérer pour améliorer la force du couplage.

Nous avons montré que le contrôle en temps réel de la relation entre les pulsations musicales et les pas du patient, par l’adaptation en continu du tempo musical, garantit un couplage audio-moteur idéal. Associés aux effets positifs de la musique, neurochimiques par la libération des hormones du plaisir, et psychologiques par le sentiment d’évasion qu’elle procure, les effets de la stimulation sur la marche sont immédiats. Les bénéfices de l’indiçage s’en trouvent encore améliorés.

L’un des défis actuels est d’évaluer les effets à long terme d’une telle approche.

 

Des perspectives à moyen et long termes

La pleine perception de la musique passe par des structures motrices : n’a-t-on pas besoin de mettre tout notre corps en mouvement pour battre la mesure d’un morceau difficile ? Le recouvrement entre les structures de notre cerveau qui nous permettent de percevoir, et celles qui nous font bouger, ouvre une opportunité thérapeutique.

La rééducation du mouvement par la musique renforce en effet les liens entre la perception auditive rythmique et le comportement moteur. La musique s’immisce dans les réseaux moteurs du cerveau et peut compenser certains déficits créés par la maladie de Parkinson. Cette approche peut contribuer à améliorer la qualité de vie des patients et à réduire leur dépendance aux médicaments. Il s’agit donc d’un puissant outil de rééducation complémentaire de la thérapie pharmacologique.ré

D’autres pathologies présentant des déficits de la motricité sont également concernées. Sclérose en plaques, suite d’accident vasculaire cérébral (AVC) ou encore diabète de type II sont en cours d’études au sein de notre équipe.

 

 

Loïc Damm, Postdoctoral Researcher, Université de Montpellier; Benoît Bardy, Professeur en Sciences du Mouvement, fondateur du centre EuroMov, membre de l’Institut Universitaire de France (IUF), Université de Montpellier et Valérie Cochen de Cock, Docteure en neurologie, chercheuse HDR au sein de l’unité EuroMov Digital Health in Motion, Université de Montpellier – IMT Mines Ales, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

L'Égypte à l'heure du ramadan. Il y a de la pub dans ma pop !

Quand certaines marques tissent des partenariats avec des stars pour des chansons inédites, ce qui se passe en Égypte a une ampleur unique, où la publicité elle-même fait émerger une nouvelle esthétique pop. Avec toutes les contradictions d'un tel mariage.

Il est 1 h du matin sur le rooftop d'Ahmed Tarek Yahya au Caire, et la journée de travail commence dans ce home studio dernier cri. D'une dextérité incroyable, sautillant sur sa chaise avec une énergie communicative, il passe d'un bout à l'autre de la chanson en cours, et intervient en quelques secondes à peine sur chaque bribe musicale qu'il fait enregistrer au joueur de derbouka de l'autre côté de la vitre.

Deux heures plus tard la chanson est quasi terminée, et ce n'est que le milieu d'une session de travail pour ce producteur, fils d'un footballeur superstar, avec déjà à son actif plusieurs tubes de ces dernières années, comme « Al ghazaleh ray'a » l'année dernière ou, sur la voie de le devenir, « Beraha Ya Sheekha », et d'autres gloires, plus invisibles, comme cette chanson ce soir-là, catchy à souhait, mais justement destinée à faire oublier son auteur : c'est une pub.

Ces spots sont omniprésents pendant le mois de ramadan, moment où les familles se réunissent souvent autour de la télévision et des musalsalât (séries). Ces soap-opéras calibrés spécialement pour ce mois sont non seulement remplis de chansons, mais aussi ponctués d'interludes publicitaires, les plus chers de l'année, conçus pour être tout aussi mémorables.

Calibrées et produites avec soin, ces productions publicitaires virent même depuis quelques années à la chanson addictive et au tube plutôt qu'au simple jingle, jusqu'à se frayer un chemin dans les tops YouTube ou TikTok. En 2018, une publicité de l'acteur Mohamed Ramadan pour Etisalat, « Aqwa Cart fi Misr », a topé plusieurs dizaines de millions de vues, au point de réorienter sa carrière. Un tournant dans ce business.

Jingles de commande et chansons de stars

La musique dans les publicités n'a rien d'inédit et fait même partie de la pop culture égyptienne. Comme pour d'autres pays arabes, YouTube regorge de vidéos nostalgiques des jingles et publicités des années 1980-2000, les années parabole et télévision. Des spots courts avec jingles tournant autour d'un nom de marque, associés surtout à l'agence de publicité Tarek Nour, l'une des plus grosses du pays ; ou des partenariats entre une marque et une star pour financer et avoir une exclusivité sur une nouvelle chanson, un modèle dont Amr Diab est le visage le plus connu.

La star égyptienne et Pepsi ont par exemple récemment fêté leurs vingt ans de publicité, et le chanteur fait même aujourd'hui plus de pubs que de clips. Mais les grandes années sont loin, et il vit désormais entre scandales et critiques, entre sa dernière pub Pepsi où les images de synthèse sur son visage ont fait parler ; une pub pour Citroën où il suit une femme presque comme un harceleur ; ou son supposé salaire de 15 millions de livres pour une publicité de la poste, l'un des rares chiffres jamais rendus publics dans ces partenariats où les agences de publicité restent évasives et les montants toujours des rumeurs, attisées par des stars s'attribuant des revenus extravagants qu'elles sont loin d'avoir en réalité.

Quinze millions de livres ? 595 000 euros. Ramenés à l'économie locale avec un salaire moyen 25 fois inférieur à celui des États-Unis, c'est l'équivalent de 16 millions de dollars (15 millions d'euros), l'ordre de grandeur des partenariats de Rihanna ou Beyoncé. Qu'une entreprise publique, dans un moment de crise économique majeure, dépense autant d'argent n'a pas manqué de faire scandale. Mais plus fondamentalement elle montre le déclin d'Amr Diab et de sa génération : il est loin le temps où les plus grandes publicités leur étaient réservées, y compris de marques de luxe, comme en 2008 quand la Libanaise Elissa représentait la même année les montres Corum, les lunettes Vogue, la joaillerie Lazurde et les téléphones Samsung. Le style musical dont il est le dépositaire, une pop arabe des années 2000, a lui aussi vieilli. Il fait pâle figure face à de nouvelles chansons survoltées et absurdes, l'exacte traduction musicale des overdoses de sucre du mois de ramadan qui se sont multipliées, avec désormais d'autres têtes : celles d'acteurs de séries, de télévision, des influenceurs ou des chanteurs de maharagan (électro chaabi égyptienne).

Un enjeu, gagner de l'argent

Pour le comprendre, il faut repartir d'un phénomène plus souterrain : dans l'histoire des rapports publicité/musique, ces très lucratifs partenariats de stars ne sont qu'une partie d'un phénomène régional plus large, qui concerne aussi les scènes indépendantes rock, rap et électro. Diplômé·es en marketing, graphisme ou publicité, beaucoup d'artistes sont sollicité·es pour faire des musiques de pub, souvent passe-partout et éloignée de leurs propres sons. Dans une économie musicale particulièrement difficile, la publicité est un complément de revenus, voire la source principale des revenus de nombreux artistes, pour certain·es publicitaires-artistes assumé·es.

Le Saoudien Majed Aissa par exemple, auteur d'un buzz en 2016 — « Barbs » — alliant clip soigné, pas de danse et son accrocheur, a depuis fait de la publicité sa principale carrière, ponctuée parfois de réalisations personnelles au compte-gouttes. Même chose chez les Égyptiens Hesham Afifi ou Wael Alaa avec son « Dr Alfons », musiciens et réalisateurs de clips. Chez d'autres, les codes publicitaires se mélangent à la musique au point de rendre impossible toute distinction (certaines musiques n'étant d'ailleurs pas disponibles hors de leur clip) : c'est le cas au Liban par exemple avec l'exubérante Remie Akl. Cette « Creative Director/Conceptual Content Creator/Artist » (d'après LinkedIn) semble appliquer une science publicitaire du message percutant et du montage nerveux à ses productions féministes et mordantes.

Les croisements entre la publicité et la musique sont donc nombreux. Mais il se passe en plus quelque chose de nouveau en Égypte, en ce moment où une nouvelle génération d'artistes s'est emparée de la pub comme terrain de jeu musical, en détournant au passage un son de l'Égypte très contemporain, le maharagan. Ce son électro local, au moment où il fait l'objet d'une interdiction de performances publiques par le très politique syndicat des artistes, réapparait par la bande dans chaque foyer — en étant au passage nettoyé et musclé avec une production pro, mêlé à un son pop catchy, et surtout dépouillé de ses paroles parfois sexuelles ou politiques — à l'image de ce qu'en fait l'aussi détesté qu'écouté discrètement chanteur/acteur Mohamed Ramadan.

Le phénomène était en fait d'emblée visible chez les artistes de maharagan au début des années 2010. Oka & Ortega, depuis séparés, se démultipliaient alors de pub en pub chez Royal Gel, Meatland, GtiDEmobile ou Mobinil. Pour un spécialiste de la scène égyptienne, rien d'anormal dans un milieu où l'enjeu de gagner de l'argent a toujours fait partie de l'ordinaire, ce qu'une lecture souvent trop politique (à en faire un son du prolétariat) fait oublier. Le refus d'aller vers la publicité reste limité à une frange bien particulière du monde musical, justement plus favorisée.

L'ère du producteur et le règne du home studio

Depuis, derrière ces nouveaux titres se cachent d'autres ramifications du monde de la musique, des médias et de la publicité : ce n'est plus seulement le mélodiste et le parolier qui comptent, mais la figure du producteur. La génération d'Ahmad Tarek Yahya, Ahmed King Wahid, Moustapha El-Halawany, King Denzel (Madfaagya) rencontrant de nouveaux types de stars — réalisateurs de clips, influenceurs, et chanteurs à l'occasion, comme Tameem Youness, auteur d'un addictif « Track al-moussem » cette année.

Le format publicitaire est devenu un terrain de jeu par rapport à d'autres formats musicaux sclérosés, comme l'explique King Wahid — auteur d'un autre tube de l'année, « Setto Ana » du présentateur télé Akram Hosny. Le King a commencé à composer en travaillant pour une émission de la TV égyptienne : « C'était de la musique pour mutribin [chanteur à voix], le marché de la pub n'était pas important comme aujourd'hui. Mais je n'y trouvais pas vraiment de plaisir ». C'est toutefois une école de la rapidité où « on avait cinq jours pour tout préparer, mon rôle c'était de faire deux musiques chaque semaine ».

Cette nécessaire rapidité est l'une des compétences les plus centrales de la production de publicités : « Le lendemain on doit filmer la scène, et la chanson n'est pas écrite. On doit l'écrire et faire la composition, le montage, en 24 h ». Si la saison de ramadan accélère encore plus le rythme des publicités, et implique un certain esprit « ramadanish » (« plus émotionnel d'une manière ou d'une autre », résume un publicitaire), le fonctionnement global est déjà en permanence à flux tendu.

De fil en aiguille la professionnalisation s'est accentuée, les jeunes producteurs étoffant aussi leurs studios d'équipements dernier cri. Désormais, ces sons parodiques ont leur logique propre : l'ère n'est plus à une publicité avec l'actrice Hala Fakher pour des ventilateurs, ni à des émissions télé sur le modèle SNL1 (type Melon Show en Irak) avec paroles de tubes revues sous un format satirique. Un autre univers s'est dessiné : les réseaux sociaux se sont ajoutés aux créneaux visuels habituels, et les enfants du home studio ont rebattu les cartes.

Aujourd'hui, lorsque l'influenceur Khaled Mokhtar fait un clip-chanson en 2020, « Akado Min », en l'honneur d'une boisson mythique en Égypte, le jus de canne à sucre des échoppes dans la rue, le résultat est si convaincant qu'il brouille le registre. Dans une spirale de parodie de parodie, avec pour point de départ initial des chansons de marques de soda en Égypte (les publicités les plus importantes avec celles des opérateurs de télécoms), s'est créé un style désormais reconnaissable.

Exit l'ère de la chanson de star à la production sponsorisée par Pepsi, exit aussi l'ère du jingle avec son esthétique bricolage et demi-chanté par des stars du cinéma plutôt que de la musique des années 1990-2000 — caractère bancal en plus accentué par les seules sources restantes, d'extraits de VHS surcompressés sur YouTube. À l'époque, aucun des producteurs de pop arabe connus (Hamid El Chaeri, Tarek Madkour ou Tarek Akef) ne travaillait sur ces jingles, laissés à des musiciens maison au sein de Tarek Nour, voire surtout au fondateur lui-même.

Tarek Nour, fondateur de ce groupe au logo omniprésent en Égypte, très introduit dans les milieux politiques et spin doctor du référendum constitutionnel de 2014, a eu une formation musicale — il est visible en pleine frénésie créatrice au piano dans un portrait de l'émission Hadisson Akhar de Ricardo Karam — une compétence et sensibilité rare dans le monde de la publicité, devenue par la suite sa marque de fabrique. « Tous les Égyptiens connaissent la voix de Tarek Nour, c'est sa voix dans beaucoup de publicités, et avoir sa voix c'était un coût supplémentaire », souligne à ce titre Ahmed Tarek Yahya, ayant lui-même commencé sa carrière chez lui.

Le marché de la publicité

L'autre raison de cet essor des chansons, c'est l'intérêt des publicitaires eux-mêmes dans ce marché estimé en Égypte à presque 400 millions de dollars (366 millions d'euros), où la télévision reste le média le plus important. La musique est un marqueur distinctif dans un marché concurrentiel, où de nouveaux sons promettent d'incarner la nouveauté, l'accès à certains publics (jeunes) et certains supports : c'est sur ce créneau qu'est notamment positionné Mohamed Wasfy, fondateur de l'agence Bubblegum.

L'agence a produit l'un des plus gros tubes de pub récent, « Zahra », 80 millions de vues au compteur sur YouTube, et chanson jouée jusque dans des mariages. Succès à l'ampleur imprévue, d'un style toutefois assez classique plutôt que pop — maharagan, c'est l'un des titres marqueurs de ce nouveau phénomène, où la chanson a remplacé le jingle, et se doit désormais d'être originale. Ce que souligne aussi une autre équipe, celle de Yasmin Rassekh au sein de l'agence AB/TBWA au Caire : « On sort de l'époque où l'on utilisait une vieille chanson connue dont on changeait les paroles, et de celle du jingle où l'on chantait le nom de la marque ».

Pour le client comme pour l'agence, recourir à une chanson a plusieurs avantages : en premier lieu, « il y a plus de chance de “going viral”, et du point de vue du client c'est un pari moins risqué », selon Wasfy. Les chansons sont adaptées aux nouvelles stratégies globales des agences, avec des campagnes sur plusieurs supports à la fois : panneaux, télévision, YouTube et TikTok où l'on peut refaire les chorégraphies. Ces chansons sont aussi en retour un bon outil pour mesurer le succès d'une campagne : « On regarde les commentaires, comment les gens utilisent les jingles et les chansons dans leurs stories. TikTok est devenu essentiel pour voir si quelque chose est viral », comme l'explique Yasmin Rassekh.

Ensuite, dans le processus même d'aller-retour entre le client et l'agence, c'est une étape pratique pour matérialiser une stratégie : comparé à une publicité filmée classique, « quand on présente l'idée au client, c'est plus simple pour lui à évaluer, on peut déjà avoir la chanson avant de passer à la production » pour Wasfy. Enfin, une autre raison essentielle est le prix : faire une chanson ne coûte pas cher comparé aux budgets énormes de certaines pubs, et producteurs, compositeurs, paroliers ne touchent pas grand-chose par rapport aux stars. Plus encore, faire une nouvelle chanson représente un prix dérisoire par rapport aux tarifs conséquents d'une « synchro » de chanson connue.

Les paroles des chansons sont écrites dans l'agence, et un producteur est embauché pour en composer la musique (ces derniers gardant souvent des chansons sous le coude en prévision). « D'abord les paroles, ensuite on décide qui chante », souligne Yasmin Rassekh. Le tout est pensé pour un certain segment de population – classe A, B, C, D dans le jargon publicitaire — et/ou différentes régions de l'Égypte.

Dernière étape, le cas échéant, celle de sélectionner la star qui incarnera la chanson à l'image. « La célébrité doit correspondre à la marque » pour Mohamed Wasfy. Star qu'il faut aussi convaincre, à la fois par un cachet adapté, et en lui proposant des projets intéressants pour sa carrière. Wasfy décrit par exemple comment il a réussi à convaincre l'acteur Mohamed Saad pour un rôle à contre-emploi, pour finir un carton et un moyen de faire rebondir sa carrière : « On a eu une vision à laquelle il ne s'attendait pas. Depuis il a enchaîné d'autres pubs ». Une manière de dire aussi que les publicités ne consistent plus seulement à acheter la seule présence d'une star ou à mettre l'argent sur la table pour avoir l'exclusivité de sa dernière chanson. Ces stars par ailleurs affichent fièrement leurs publicités dans une rubrique dédiée sur leurs comptes YouTube, comme une part assumée de leur carrière.

Phénomène ancien/phénomène d'avenir

Ces publicités rappellent des éléments de l'identité et de l'histoire égyptienne, au-delà des jingles Tarek Nour qu'Ahmed King Wahid « retenait tous » et sont parmi les premières mélodies qu'il n'ait jamais répétées sur son premier instrument, « un petit piano pour les enfants ». En amont, les stars ont toujours eu des affinités avec la publicité, d'abord imprimée — Oum Kalthoum elle-même pour du parfum —, ensuite dans les films ou à la radio. Les publicités d'aujourd'hui rappellent aussi une tradition particulière de chansons courtes et comiques, interludes des pièces de théâtre : les monologât. La tendance à la chansonnette, à l'ironie voire à l'absurde, plutôt qu'aux fresques musicales sérieuses et dignes, n'a en fait jamais cessé d'être une part essentielle de l'Égypte, à l'image des célèbres chansons du film Kaboria (1990).

De la même manière, il y a quelques mois, le voisin libanais pleurait la mort d'Elias Rahbani, le troisième des frères, avec Assi et Mansour, les deux artisans du canon de la musique libanaise moderne et de la chanteuse Feiruz. Elias, l'industriel et le commercial de la famille, s'était démarqué en se spécialisant dans une musique moins noble, en arabe, français plutôt qu'en anglais. Au point qu'un des souvenirs sonores remonté à la surface des réseaux sociaux à l'occasion de sa disparition a été une de ses publicités pour Barilla.

À front renversé, ce jingle tellement populaire était ensuite devenu une chanson — de Sabah — la même histoire qu'une pub Coca Cola devenue mythique aux États-Unis en 1971. C'était aussi au Liban qu'était apparu dans les années 1990 un nouveau type de carrière, personnifié par la chanteuse Haïfa Wehbé, devenue star de la chanson après être apparue dans des pubs.

Aujourd'hui s'écrit en Égypte une nouvelle étape d'un rapport particulier du monde arabe au lien entre musique et publicité. Quand la marque Barilla propose des playlists sur Spotify à la durée exacte de la cuisson de tel type de pâtes, dans le monde arabe les marques sont déjà ailleurs, elles ont sur Spotify leurs propres chansons. Quand certaines marques font parfois des partenariats avec des stars pour des chansons inédites, ce qui se passe en Égypte a une ampleur et une logique unique, où la publicité elle-même fait émerger une nouvelle esthétique pop.

Celle-ci se diffuse désormais à des chansons de plein droit, comme le récent « Onsa La Tonsa » de Sola Omar, où l'on retrouve une voix ironique typique de la pub, et certains se préparent déjà à l'étape suivante. Ahmed Tarek Yahya rêve désormais de « pouvoir exporter ces productions », d'en faire reconnaître le caractère musical et de pouvoir en sortir les versions longues. Un passage vers les plateformes de streaming qui serait par ailleurs synonyme de droits d'auteur pour ces tubes aux millions de vues perdues — parce que déjà publicités en elles-mêmes, et donc pas monétisables par d'autres pubs sur les grands réseaux sociaux.

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La playlist de l'auteur pour Orient XXI.


1NDLR. Saturday Night Live (ou SNL) est une émission de divertissement à sketchs hebdomadaire américaine créée par Lorne Michaels.

Le Caire. Nuit d'oubli à bord d'une felouque sur le Nil

Par : Adel Kamel

Dans une ville fracturée par les divisions sociales et gagnée par la morosité, les sorties du jeudi soir sur le Nil à bord d'une felouque — l'un de ces gros bateaux à moteur populaires — sont l'une des rares occasions de s'amuser sans payer des fortunes. Le Nil n'est certes pas un territoire hors contrôle, mais à bord, le plaisir n'y est pas compté.

Il est un peu plus de 22 h ce jeudi 8 décembre 2022. Fatima se tient stoïque sur le rebord de la digue menant à l'un des trois bateaux qu'elle possède. Elle discute avec une de ses proches, dont les enfants en claquettes déambulent et jouent sur le muret en pierre. À quai, une felouque immobile accueille déjà à son bord plusieurs dizaines de personnes ; la plupart, assises sur les banquettes qui ceinturent l'embarcation, sirotent déjà des Stella, une marque de bière populaire en Égypte. Fatima indique d'un air nonchalant aux retardataires que le bateau n'est pas encore parti. Un retard d'1 h 30 n'est pas, au fond, si exceptionnel.

Le jeudi soir, afin de festoyer pour la première soirée du week-end, certains Cairotes optent pour une virée sur felouque, mais pas n'importe laquelle. Il ne s'agit pas du traditionnel voilier méditerranéen qui participe aux charmes de la découverte fluviale de la Haute-Égypte et fit dire à Gustave Flaubert lors de son voyage de 1849 que « toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un océan d'un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée »,, mais bien d'un bateau au moteur vrombissant. À l'odeur de gasoil se mêle l'instabilité de la chaloupe qui, pouvant atteindre une capacité de 120 personnes, fait craindre de chavirer à chaque remous.

Une rare mixité sociale

Au départ de Zamalek, quartier dans le nord de Gezirah, l'île la plus cossue du Caire, la felouque est directement réservée auprès de Fatima par un groupe, de manière à accueillir un nombre conséquent de personnes. C'est généralement Mamdouh* qui s'en charge car, fort d'un tempérament jovial et d'une appétence pour la fête, il « trouve dans ces soirées une ambiance et une bringue rarement égalées ». En plus de la perception d'une éventuelle commission, cela valorise son aura sociale et lui confère un rôle d'animateur.

L'information se diffuse de surcroît via les réseaux sociaux, afin de se retrouver, entre amis, mais pas seulement. Bien que les habitués constituent la majorité des fêtards, la felouka reste, en effet, un des rares lieux nocturnes où la mixité de genres, de classes et de styles est encore possible. Son coût, 30 livres égyptiennes de l'heure (environ 0,92 euro après la récente dévaluation), n'est pas à la portée de tous, mais s'avère abordable pour une partie de la jeunesse égyptienne. Bien plus abordable en tout cas que les péniches discothèques de Zamalek, qui accueillent une clientèle aisée et branchée, ou même que les cabarets surannés du centre-ville et de l'avenue Al-Haram qui mène aux pyramides de Gizeh, et qui mélangent nouveaux riches égyptiens, touristes du Golfe et danseuses professionnelles.

Au-delà de l'aspect financier, et même de la sélection imposée à l'entrée de nombreux bars et boîtes de nuit, la violence symbolique qui inhibe les jeunes issus des quartiers populaires de sortir réside dans la localisation des lieux inédits de sociabilité nocturne, principalement dans les quartiers aisés de la capitale, à l'instar de Maadi (sud du Caire), de Zamalek et des nouveaux quartiers comme Tagamoa dans la ville du nouveau Caire. C'est comme si la pratique de ces géographies n'était pas autorisée à tous, et qu'une majorité de la population était soumise à un déni d'accès à la Cité, d'ailleurs accentué par le manque d'espaces publics, en particulier de promenades et de terrains de sport, la privatisation des berges du Nil et l'omniprésence de la circulation automobile. Cette dernière ayant toutefois le mérite de couvrir les conversations et d'anonymiser quelque peu les rencontres, comme les fontaines omeyyades en leur temps, en particulier pour les jeunes couples qui aiment à se retrouver sur le pont Qasr El-Nil, dos au tintamarre des klaxons et face aux lueurs oniriques du Nil.

La saveur d'une certaine extra-territorialité

De leur côté, les jeunes sans-le-sou n'ont d'autre choix que de rester chez eux ou bien d'aller s'asseoir en terrasse de café, préférablement de leur quartier, pour discuter, si ce n'est ressasser leur sentiment carcéral. Lui-même étant alimenté par l'impression holiste d'être prisonnier de toutes les facettes et de toutes les échelles de l'existant — État, société, famille, employeur (s'il en est), citoyenneté, particules d'oxygène polluées. Même les mariages populaires qui se déroulaient dans la rue et permettaient une réappropriation éphémère, mais festive du quartier, en particulier par la danse, y compris celle du bâton (tahtib), se font de moins en moins légion.

C'est pourquoi les soirées felouka offrent littéralement une sortie, une évasion, non seulement au cœur du Caire, mais surtout au centre du Nil. Le caractère fluvial procure à ces moments-là la saveur d'une certaine extraterritorialité qui octroie à tous une permission, dans un pays soumis à un régime politique plus liberticide que ne l'était le précédent. Le balancement des flots renvoie à lui seul au retournement du monde et à son échappée. Il s'agit, le temps d'une soirée, de renverser son quotidien, plutôt que de le déverser.

À son bord, les normes et les conventions dominantes sont donc inversées. Au-delà des inclinations alcoolisées et de la contestation possible d'une hétérosexualité normée, les choix sonores et chorégraphiques permettent à chacun de composer avec une petite marge de liberté, à la fois intime et collective. Les mahraganat, complaintes populaires du début des années 2 000, happées et rythmées de manière électronique, participent à l'euphorie collective et catalysent l'ambiance, le temps d'une soirée. Connus de tous, ces sons soudent les différences, et condensent en une seule énergie les cris et rages intérieurs de l'assistance. Ils rappellent néanmoins à tous leur(s) condition(s). Mais, là encore, l'idée est d'inverser la tendance ; de ne pas endurer ces sons, comme cela est le cas dans la plupart des lieux du Caire, des touk-touk aux salons de coiffure en passant par les restaurants populaires, mais plutôt de les dompter par la danse et un certain entrain grégaire.

Comme en France, les restrictions liées à la (non-)gestion sanitaire de la crise du Covid-19 au Caire ont permis aux autorités politiques de restreindre un peu plus la vie nocturne, considérée comme vecteur d'agitation, en particulier dans des endroits subversifs, mais plus généralement à l'ensemble des lieux d'accueil du public, sommés de fermer leurs portes plus tôt dans la nuit. La réputation de somnambule de la capitale égyptienne s'en est trouvée affectée alors que le contrôle des foules, omniprésent, en était facilité.

Du pont Imbaba aux berges du Fairmont

23 h 30, la felouque bat son plein avec une soixantaine de personnes à son bord, dansant sur les mahraganat les plus en vogue du moment, lorsqu'une patrouille de la police fluviale aborde le bateau. Extinction des feux et escamotage des boissons et des stupéfiants se propagent alors au même rythme. Les agents repartiront au bout d'une dizaine de minutes ; leur but principal, hormis celui de glaner un pot-de-vin (rashoua), est de rappeler aux tenanciers de l'embarcation et aux organisateurs que les autorités sécuritaires restent agissantes, et que, par voie de conséquence, le Nil n'est pas un territoire hors de contrôle.

Minuit et quart, la felouque passe sous le pont Imbaba, imposant ensemble bleu d'acier et de plomb, en partie ferroviaire avec ses trailles saillantes typiques du début du siècle dernier. À cet instant, sous la chape de l'ouvrage, d'un seul être, la foule se met en branle et tente, en cris et en chœur, de résister par la force de son éclat à ce couvercle qui la recouvre derechef. Un intervalle que la douce brise d'automne, favorisée par la platitude du fleuve, rend d'autant plus agréable aux corps que ceux-ci s'agitent vivement.

La felouque s'immobilise alors devant le Fairmont Nile City, un des hôtels les plus luxueux de la capitale, fort de ses sept restaurants-bars et de son casino. La foule ne redouble pas d'énergie pour narguer les puissants dans leurs tours arrogantes, mais reste indifférente au clivage, au contraste pécunier, comme pour bien signifier que la felouka est un lieu offshore, hors-sol, à l'écart de la violence sociale du Caire. Inutile de se soucier des représentations alors que le réel se concrétise, pour une fois. Le temps d'une soirée, la frustration sexuelle, les désillusions professionnelles, le labeur quotidien, les pressions sociétales et familiales sont oubliés et relégués au bitume froid et sec de la rive. Le temps d'une soirée.

00 h 32, à toute vitesse, sorti de l'ombre, un canot amène une demi-douzaine de nouveaux participants. L'effet de surprise et la séquence cinématographique qui l'accompagne stimulent la foule qui s'en épaissit davantage. La felouque prend corps au complet et chaloupe alors entre les flots. Contrairement aux embarcations (en particulier les dahabiya) que de nombreux riches Égyptiens et étrangers privatisent tout en cultivant leur entre-soi, ce rendez-vous fluvial hebdomadaire est communautaire, en cela qu'il construit un sentiment d'appartenance à un groupe (shela) sans pour autant être excluant, car l'idée est justement de (se) rencontrer, de (se) mélanger, de partager, comme si, pour l'occasion, les conditions et les destins s'oubliaient dans les eaux troubles et huileuses du Nil. Jusqu'à s'y dissoudre totalement. Au point de se soulager : aucun sentiment n'apparaît plus libertaire que celui de décharger sa vessie à la proue du navire pour les hommes, seuls face à l'immensité et aux reflets de la ville. Là encore le soulagement est évasion. Les femmes peuvent aussi s'y prêter, plutôt sur la poupe, à côté d'un capitaine impassible qui en aura de toute façon déjà vu des vertes et des pas mûres. Les moins à l'aise pourront toujours regagner la berge et se délester au Kentucky Fried Chicken, en face du ponton, pour défier avec allégresse les émanations funestes d'un capitalisme mondialisé.

Stagnation langoureuse pour étirer le temps

Il est 1 h 00 et la fête est finie. Triste retour terrestre par une morsure du réel. À l'entrée de l'escalier qui mène à la ville, Fatima se dresse, robuste, et surjoue son rôle de videur pour collecter son dû. Son hijab noir lui donne encore plus de stature. Business as usual, sur le sol cairote. L'évasion s'évade et les tintements continus des automobiles tirent les fêtards de leur rêverie pour les renvoyer à leur propre amertume, avec pour piqûre de rappel le contact du flouze qu'ils extraient timidement de leurs poches.

Heureusement qu'Omar*, le vendeur ambulant de patates douces, permet d'atténuer ce retour abrupt à la réalité et de l'envelopper dans une nappe de fumée bien odorante. L'instant est d'ailleurs propice à une stagnation langoureuse, si commune sur les talus citadins et autres terrasses de cafés cairotes, entre une partie de backgammon (tawla) et le souffle d'un narguilé, comme pour étirer le temps. Plus tard, la foule s'étiolera et se dispersera, progressivement, pour replonger, anonymement, dans la folle cadence urbaine de la capitale. Le temps d'une longue semaine.

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* Les prénoms ont été modifiés.

Au Caire, de la survie en milieu urbain

19 B, le nouveau long métrage du réalisateur égyptien Ahmad Abdalla, seul film égyptien en compétition au Festival international du film du Caire, a reçu le prix de la meilleure fiction arabe. Il met en scène des personnages antagonistes livrés à eux-mêmes dans une maison en ruine d'une banlieue résidentielle du Caire, et explore subtilement les thématiques de la vieillesse et de la survie en milieu urbain.

Il boit un verre d'alcool bon marché le soir, dans le jardin en friche de la villa dont il est le gardien depuis plus de 50 ans. Les vieilles chansons, diffusées par la radio, lui tiennent compagnie, propageant un air de tranquillité et de sérénité. Le concierge de cette ancienne demeure d'Héliopolis1, campé brillamment par Sayed Ragab, n'aime pas sortir de son cocon. Il se sent bien protégé des coups de la vie derrière les murs de cette résidence laissée à l'abandon, après l'émigration des propriétaires au Canada. Une voisine l'aide à nourrir gratuitement plusieurs chiens et chats de rue et à leur trouver des familles d'adoption.

Cette maison vide et délabrée est doucement rongée par le temps. Loin d'être un simple décor, elle fait partie intégrante du récit. Les souvenirs y règnent, et leur présence est rendue plus réelle par la musique qui s'associe à la dramaturgie, contribue à répandre une certaine ambiance. Avec le décor naturel des lieux, elle définit le style du film, son rythme, et caractérise les protagonistes qui évoluent sur scène.

C'est elle qui donne le ton de l'arrivée d'un autre personnage principal, dont on devine qu'il est venu troubler l'ordre établi. Répondant au prénom de Nasr et interprété par Ahmed Khaled Saleh, c'est un jeune qui s'occupe d'aider les gens du voisinage à garer leurs voitures dans la rue, en face de la villa, à défaut de parcs de stationnement. Un métier qu'il s'est inventé, comme tant d'autres dans la mégalopole surpeuplée. Son père ayant travaillé comme portier dans le coin, Nasr est familier du quartier. « Les chiens errants que vous abritez ne sont pas meilleurs que nous ! », lance-t-il, réclamant son « droit » de profiter, lui aussi, de la villa désertée que le vieux gardien a transformée en refuge pour animaux.

Un peu de soi

Nasr décide alors de squatter en partie l'ancienne maison, en y dormant la nuit et en s'en servant avec sa bande de copains comme dépôt pour leur marchandise de contrebande. Le vieux gardien craint le « bagarreur costaud » qui menace de le dénoncer auprès des autorités pour vol d'électricité. Il déteste sa présence, cherche sournoisement à le faire partir, mais toutes ses astuces sont vouées à l'échec.

Leur cohabitation difficile, voire quasi impossible, est traduite à merveille dans leurs échanges de regards et par le biais de la musique. Les vieilles chansons d'Oum Kalthoum et de Mohamed Abdel-Mottaleb2 qui peuplent les soirées du vieux concierge sont en dissonance avec les tempos des variétés électro-populaires (les mahraganet) à la mode, qu'écoutent Nasr et ses amis. Elles annoncent le conflit qui enfle jusqu'à la fin tragique, bien que le réalisateur affirme qu'il ne voulait pas tout à fait que les deux genres de musique tranchent grossièrement. Car à la suite d'une querelle avec le gardien, le jeune homme dégourdi sera mystérieusement assommé à coups de pierres, et enterré en silence dans la maison en ruine.

En travaillant sur le scénario pendant le confinement, je me suis posé la question : cette fin était-elle inéluctable ? Ou bien les deux personnages pouvaient-ils réussir une éventuelle cohabitation ? Je me suis inspiré d'un concierge que je croisais souvent, qui était tout le temps entouré de chiens et de chats, devant son palier. Et puis, en tissant son histoire, j'ai découvert que j'écrivais aussi sur moi-même, sur l'isolation, la vieillesse…

confesse le réalisateur Ahmad Abdalla, lors de la projection-débat de 19 B3, son sixième long métrage, durant le festival international du film du Caire (26 novembre-10 décembre 2022).

Victime et bourreau à son insu

Né au Caire en 1979 et ayant fait des études en pédagogie musicale, Ahmad Abdalla est parfaitement conscient qu'il réside dans une ville sonore, où il y a toujours une radio allumée quelque part, un juke-box qui joue de l'autre côté de la rue. Il parvient dans ses films à recréer cette ambiance, à rendre compte des bruits ininterrompus de la cité, la musique que l'on entend constamment, venant des appartements, des voitures, des boutiques…

Dans 19 B, le vieux gardien ne supporte pas les rythmes haletants résultant de ce « voisinage forcé », et se couche à la belle étoile, devant la porte de la villa. Le jeune intrus fait alors son mea culpa : « Je ne veux pas vous expulser de chez vous ! », dit-il, exprimant sa détresse, en se mettant à nu devant la caméra. Nasr est ainsi à la fois victime et bourreau. Il l'est devenu à son insu, comme bien d'autres habitants de cette ville où l'on est livré à son sort, et où la survie est un combat quotidien. Et si les choses finissent par s'arranger tant bien que mal, c'est toujours « sans que personne ne s'en aperçoive ; on passe toujours inaperçus », constate naturellement l'un des personnages secondaires.

La lumière guide le regard du spectateur en hiérarchisant les images, dévoilant les subtilités. Comme le visage du vieux gardien que l'on scrute parfois dans ses moindres détails, dont on découvre la structure, les expressions, les mimiques.

Le comédien sexagénaire Sayed Ragab qui incarne le personnage crève l'écran, magnifié par le regard du directeur de la photographie Mostafa El-Kachef. Ce dernier a reçu une mention spéciale pour l'éclairage, tant il parvient à restituer les émotions les plus latentes, intériorisées par les interprètes. La construction d'un noir lugubre et inquiétant, lors des face-à-face entre les deux protagonistes pendant les périodes de coupures d'électricité, est enjolivée par la présence de multiples points de lumière.

Ahmad Abdalla a choisi de raconter en filigrane, d'évoquer des sentiments et des images tout en retenue, au lieu de les révéler aux yeux des spectateurs. « J'aime bien les histoires et les caractères mi-figue mi-raisin, les choses à moitié dites », a précisé le réalisateur, en réponse aux différentes interprétations sociopolitiques du film, où chacun peut trouver son compte. Une scène peut être dans la suggestion sans rien perdre de son éloquence.

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Ahmad Abdalla
19 B
Égypte, 2022
95 minutes
Prix de la critique, de la meilleure contribution artistique et du meilleur film arabe au 44e Cairo International Film Festival


1Banlieue résidentielle au nord-est du Caire.

2Chanteur égyptien célèbre, 1910 – 1980.

3Le titre du film est emprunté à l'adresse de la villa.

Berlin, capitale arabe

Capitale culturelle européenne par excellence, Berlin accueille aussi une activité artistique et intellectuelle arabe intense. Devenue ainsi une destination privilégiée et un lieu de rencontres pour les ressortissants arabes de différentes nationalités, la créativité y prend forme dans le moule de l'exil.

« Ce qui est bien à Berlin, c'est que lorsque tu as le mal du pays, tu as toujours la possibilité d'aller t'engueuler avec un Israélien », s'amuse Mohamed Badarneh, 45 ans, avec un sourire espiègle, avant de mordre dans son sandwich chawarma. Depuis onze ans, ce photographe palestinien d'Haïfa a élu domicile dans la capitale allemande, qui accueille également une communauté israélienne importante. Si ce choix était dans son cas guidé par l'amour — sa femme, rencontrée à Haïfa, est allemande —, l'installation dans cette ville l'a encouragé à se consacrer à sa passion tardive pour la photographie.

« Il y a plus d'activités culturelles arabes à Berlin que dans n'importe quelle ville du monde arabe », affirme Mohamed. Lui-même expose dans un petit espace de l'avenue Sonnenallee, dont la partie sud était un point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, et qui a été surnommée « Arabische strasse », la « rue arabe ». Commerces, cafés, restaurants, affiches rappelant les noms et les visages des prisonniers politiques palestiniens en Israël ou la grève de la faim d'Alaa Abdel Fattah, tout renvoie à Damas, Jérusalem, Bagdad ou Le Caire. La longue avenue traverse la partie sud du quartier de Neükolln qui accueille historiquement l'immigration syro-libanaise, mais aussi palestinienne. Leur présence remonte à la deuxième moitié des années 1970, après le début de la guerre civile au Liban, aidée par une proximité entre la gauche palestinienne et l'extrême gauche allemande. Sa manifestation la plus marquante a été l'opération Entebbe, lorsque le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et les Cellules révolutionnaires allemandes ont détourné un avion Air France qui effectuait un vol Tel-Aviv–Paris, en juin 1976.

Sonnenallee. Un homme passe devant des affiches appelant à la libération de prisonniers politiques palestiniens.
Sonnenallee. Une affiche annonçant le concert du chanteur libanais Fares Karam pour la veille de Noël, non loin d'un restaurant de kebab.

Difficile d'estimer le nombre exact de Palestiniens vivant à Berlin, entre les sans-papiers et la complexité des statuts des uns et des autres (ceux de Jérusalem, des camps de réfugiés ou de l'intérieur). Mais tout le monde s'accorde à dire que la capitale allemande en accueille le plus grand nombre en Europe.

« Berlin, ce n'est pas l'Allemagne »

En cette mi-octobre, l'agenda culturel arabe de la ville est chargé. Un foisonnement rendu possible par l'esprit de la ville, dont le dynamisme artistique et culturel ne se dément pas depuis la réunification. « Berlin, ce n'est pas l'Allemagne », affirme Ines Lamari, artiste visuelle née à Stuttgart de parents tunisiens. La météo est particulièrement clémente en cette soirée, et Ines en profite pour venir admirer le coucher du soleil avec ses amis à Tempelhofer Feld, un ancien aéroport converti depuis 2010 en parc. Vélos, rollers, musique émanant des enceintes et joints qui passent de main en main, l'ambiance est festive et bon enfant, et les amis s'y croisent sans se donner rendez-vous. Ahmed Eid, musicien et producteur de musique originaire de Ramallah, renchérit : « S'il n'y avait pas Berlin en Allemagne, je ne vivrais même pas en Europe. »

Tout ce beau monde était présent trois soirs auparavant à AL.Berlin Festival, où toute la jeunesse arabe de la capitale semble s'être donné rendez-vous. L'événement a lieu à la Festsaal, grande salle de concert où l'on accède après plus d'une heure de queue. Trois scènes sont installées avec des programmes simultanés, tandis que dans la cour extérieure, des créateurs arabes exposent vêtements, bijoux et accessoires. L'affiche fait rêver, car il est rare qu'un même événement accueille autant de noms de la scène alternative arabe — avec ici un choix 100 % féminin : la Palestinienne d'Haïfa et Berlinoise d'adoption Rasha Nahas, la Sahraouie Aziza Ibrahim, l'Égyptienne Maryam Saleh ou encore la Marocaine Oum, sans parler de la scène électro dignement représentée par Makimakkuk, Taxi Kebab ou la DJ Sama AbdulHadi, pour ne citer que les plus célèbres. La capitale allemande est un passage obligé pour les artistes arabes en tournée européenne, comme ce sera le cas fin novembre pour le groupe égyptien Cairokee.

La chanteuse sahraouie Aziza Ibrahim sur la scène du festival Al Berlin.
Une partie du public du festival Al Berlin.
La chanteuse égyptienne Maryam Saleh sur la scène du festival Al Berlin.

La soirée, démarrée à 19 h, ne déroge pas aux codes berlinois et se poursuit jusqu'à 6 h du matin. Le public ? Il est de toutes les couleurs — dans tous les sens du terme. Les queers côtoient les jeunes femmes voilées, et si la présence est majoritairement arabe, la notoriété du lieu attire également un public allemand qui vient découvrir une musique inconnue. Une mixité qui interpelle ceux et celles qui ont l'habitude de ce genre de concerts à Paris. Si une certaine forme de communautarisme est assumée à Berlin dans des événements faits par des Arabes pour les Arabes, on reste bien loin de la ghettoïsation parisienne. Même dans les quartiers populaires de la ville, la mixité sociale est là, et il n'est pas rare de croiser des femmes voilées dans les quartiers les plus bobos de la ville, comme Prenzlauer Berg ou Mitte.

Un soutien public

La communauté artistique arabe a profité d'un environnement institutionnel favorable à la production culturelle, d'abord par une politique de titres de séjours plus souple que chez les voisins européens. Abdallah Al-Khatib, Palestinien de Syrie, réalisateur du documentaire Little Palestine, journal d'un siège, qui raconte le siège de l'ancien camp de réfugiés syrien de Yarmouk, près de Damas, en 2013, en a fait l'expérience. Après avoir été déplacés par le régime vers le nord de la Syrie, sa famille, ses amis et lui sont contraints de partir en Turquie, d'où ils essaient de rejoindre l'Europe. « J'ai profité de mon privilège de réalisateur pour les faire venir avec moi. » Il tente d'abord les consulats français et britannique qui lui ferment leurs portes. Seule Berlin reconnaît le privilège ; c'est là où il vit avec sa famille depuis 2019.

La politique culturelle de la ville soutient également les artistes arabes dans leurs projets, soit à travers des financements, soit en mettant à leur disposition des bâtiments publics. C'est notamment le cas pour Oyoun (Yeux), un centre qui met en œuvre des projets artistiques à travers des perspectives décoloniales, queers, féministes et migrantes. Le lieu accueille en ce mois de novembre 2022 l'exposition Moujahidate (Résistantes), « Femmes, résistance, alliance queer », à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance algérienne, en plus d'organiser des ateliers en non-mixité, comme celui dédié aux musulman·es queers.

C'est dans les locaux d'Oyoun que le café Bolbol a choisi d'élire domicile — sa troisième adresse depuis que le projet a vu le jour à Berlin. Il doit son nom à son fondateur, Nidal Bolbol, un Palestinien de Gaza qui le gère en compagnie de sa femme Nayar, Palestinienne de Jérusalem. La clientèle est mixte ici aussi, mais les vers de Mahmoud Darwich « J'ai la nostalgie du pain de ma mère/Et du café de ma mère » surplombant le bar annoncent la couleur. Un petit tableau avec le drapeau de la Palestine, la carte historique du pays et une miniature du Dôme du Rocher, symbole de la ville de Jérusalem, est accroché au mur. Ici et là, calligraphie et lampes arabes décorent ce lieu chaleureux, fait de canapés confortables et de chaises droites pour les plus studieux, où l'on vient grignoter un morceau entre amis ou siroter un café en travaillant.

Surplombant le bar, les vers du poète palestinien Mahmoud Darwich : « J'ai la nostalgie du pain de ma mère, Et du café de ma mère ».

Une bulle de bienveillance

On entre au café Bolbol comme dans un cocon. La playlist va de Mashrou' Leila à Souad Massi en passant par Ziad Rahbani ou BiGSaM, et tout le personnel, de la cuisine au bar, est palestinien ou syrien. On en oublierait presque qu'on est à Berlin. Nidal s'installe sur le canapé, jambe tendue, avant que sa chienne Samra vienne lui sauter dans les bras. « Elle est sourde », prévient-il pour qui tente de l'appeler. Le détail fait sourire pour cet ancien journaliste de Reuters amputé de la jambe droite après qu'un raid israélien a lâché une bombe sur la camionnette où il se trouvait avec ses collègues, durant l'opération « Plomb durci » à Gaza, en 2008.

Son travail pour une agence internationale lui permet d'être évacué pour être soigné à Jérusalem. De là-bas, il obtient un visa pour l'Allemagne dans le cadre d'un programme destiné aux journalistes palestiniens. « Je me suis toujours intéressé à Berlin, peut-être à cause du mur… », dit-il en référence au mur de séparation construit par Israël. Mais l'ancien journaliste de guerre finit par se lasser de la routine allemande et décide, en 2016, de lancer son projet Café Bolbol. Un lieu qu'il rêve « comme le salon d'une maison », une bulle de bienveillance pour les Arabes de Berlin qui viendraient s'y ressourcer, « un lieu de mélange arabe » où l'on ne réfléchit pas deux fois avant d'engager la conversation avec son voisin.

C'était le cas pour Reham Maslmani, designer graphique syrienne qui se lance aujourd'hui dans l'événementiel arabe à Berlin, avec sa boîte Eventet Berlin (eventet étant le pluriel d'event, événement en anglais, avec une déclinaison arabe), et qui est arrivée d'Alep en 2014. Elle découvre par hasard ce lieu après une première année austère passée à Berlin entre les cours d'allemand et son travail de serveuse dans un café : « À 30 ans, il fallait que je recommence tout depuis le début. Mes diplômes syriens ne valaient rien ici et mon expérience professionnelle n'était pas reconnue. » Elle retient difficilement ses larmes en évoquant son pays. Alors, le jour où elle débarque par hasard chez Bolbol pour voir l'exposition d'un peintre syrien, elle est aux anges : « Pour la première fois depuis que j'étais en Allemagne, je me trouvais dans un espace où je pouvais parler ma langue maternelle, où je n'avais pas à réfléchir à la place du verbe dans la phrase, se rappelle-t-elle en souriant. Je m'y précipitais dès que j'avais fini ma journée de travail et j'y restais jusqu'à la fermeture. Je les aidais même parfois à ranger les tables et les chaises. C'était notre maison ».

Avec son pouvoir attractif pour la diaspora, Berlin facilite l'émergence de projets transnationaux, ou plus exactement panarabes. Pour Ayham Majid Agha, metteur en scène originaire de Deir Ezzour, ville de l'est de la Syrie, cet écosystème est une chance unique en Europe. Installé à Berlin depuis 2014, il monte en 2017 le projet Exil ensemble au théâtre Maxim Gorki, où il réunit plusieurs acteurs et actrices venu·es de Syrie, de Palestine et d'Afghanistan. Désormais en résidence à la Berliner Union Film Ateliers (BUFA), il a monté le festival The Hanging Gardens of Oberlandstrasse (Les jardins suspendus d'Oberlandstrasse) dont la thématique principale est le « chez soi », et qui a eu lieu du 4 au 12 novembre sur près de 2 500 m² : « Après le projet Exil ensemble et toutes ces années passées à Berlin, la ville est devenue ma maison. Aujourd'hui, je suis marié, j'ai des enfants ici ». Mais pour le festival, il puise son inspiration dans l'histoire de sa région d'origine, située sur les rives de l'Euphrate :

Je parle et je lis le syriaque. Je me suis inspiré des légendes mésopotamiennes antiques, notamment celle des jardins suspendus de Babylone : l'histoire de la femme du roi de Babylone qui vient de Perse et qui était nostalgique de son pays. Pour la consoler, le roi lui fait construire des jardins suspendus qui lui rappellent sa contrée. J'ai donc demandé à tous les artistes qui participent à ce festival de rapporter à leur tour une œuvre en lien avec leur terre.

De gauche à droite : le metteur en scène et curateur Ayham Majid Agha, l'artiste visuelle Inès Lamari et le réalisateur et musicien Najib Abidi, qui participe au festival avec une projection vidéo. Tous les trois sont devant le studio 1 de la BUFA.

Photos, calligraphies, installations, vidéos, concerts… Ayham commence par réunir ses amis et ses connaissances qui le présentent à leur tour à d'autres artistes. Mise à part une artiste allemande, tous les autres participants sont étrangers, mais résident à Berlin : « Le projet aurait difficilement pu voir le jour ailleurs, poursuit le curateur, il aurait été beaucoup plus coûteux. Là, la plupart des artistes sont sur place, et les lieux sont gratuitement mis à ma disposition. »

Les enfants exilés des révolutions

De tels projets soulignent la possibilité qu'offre Berlin de se rencontrer entre ressortissants arabes jusque-là prisonniers de leurs passeports : « On fréquente désormais des gens que la politique coloniale et les frontières nous empêchaient de rencontrer », affirme Bolbol. Cela résumerait bien la naissance de la librairie Khan Al-Janoub (La maison du Sud), fondée par Fadi Abdennour, Palestinien de Ramallah, Rasha Hilwi, Palestinienne d'Acre aujourd'hui installée à Amsterdam et l'écrivain égyptien Mohamed Rabie.

Dans la librairie Khan Al Janoub.

« L'idée est venue, car il y avait un réel besoin », explique simplement Fadi, qui vit en Allemagne depuis 20 ans et qui est aussi un des cofondateurs du Festival du film arabe de Berlin (Al Film). C'est ce projet qui l'amène en 2009 depuis Leipzig vers la capitale allemande, mais dont il se décharge en 2020 pour se consacrer à la création de la librairie, qui compte sur ses étagères plus de 4 000 titres. Bien qu'elle se trouve au fond d'une cour d'immeuble, le bouche-à-oreille fonctionne et le public est au rendez-vous. Ce samedi soir, une rencontre a lieu dans cette cour — faute d'espace — avec l'historien égyptien spécialiste du XIXe siècle Khaled Fahmy. Au moins 70 personnes, debout pour la plupart dans le froid de la nuit qui s'installe écoutent religieusement le chercheur avant un débat qui se prolonge. Dans l'assistance, il y a entre autres Saleh Dabbah, pharmacien d'Acre dans la vie civile et critique de cinéma à ses heures perdues : « Je suis venu ici pour rencontrer le monde arabe », dit-il en parlant de Berlin. En échangeant avec Mayssoun, Palestinienne de Jordanie qui travaille à la librairie, on se découvre des connaissances communes, entre Haïfa, Beyrouth, Paris et Tunis. Elle sourit : « Ce n'est pas vrai qu'on vient de différents pays ! »

Hasard heureux des microcosmes transnationaux ? Pas seulement. Car plus que l'espace géographique, il existe un vrai terreau politique et culturel commun chez cette génération de trentenaires ou jeunes quadragénaires, qui trouve ses racines dans le moment clé des soulèvements arabes de 2011. Un lien qu'incarne le projet Febrayer Network (Réseau février), qui regroupe depuis 2020 quatre médias indépendants et leurs ami·es : Mada Masr (Égypte), Mégaphone (Liban), Al-Jumhuriya (Syriens basés à Berlin) et Sout (Jordanie). Ensemble, ils réfléchissent sur les dynamiques qui traversent le monde arabe dans le sillage de 2011 et sur sa production journalistique et intellectuelle. « Nous partagions la même réalité, et nous voulions dépasser ce sentiment de solitude généré par les circonstances politiques et économiques », explique Yasmine Daher, Palestinienne de Nazareth qui dirige la fondation, dont elle revendique la dimension progressiste et de gauche. Depuis Berlin, Febrayer Network soutient des projets ou des initiatives qui émergent dans le monde arabe, y compris à travers des formations en ligne.

Yasmine a soutenu une thèse en philosophie politique à Montréal avant de s'installer à Berlin dont elle explique le choix stratégique : « Il y a une nouvelle diaspora qui s'est formée ici. Une tension positive s'est créée entre les exilés d'ici et leurs pays d'origine ». Elle-même fait d'ailleurs partie du collectif Palästina Spricht (La Palestine parle), une cause difficile à défendre en Allemagne. Elle se rappelle les pressions subies par les autorités locales après l'organisation d'une tente solidaire à la suite de l'assassinat de la journaliste palestinienne Shireen Abou Akleh : « C'est quand même ironique cette démocratie où il est possible de critiquer le gouvernement allemand, mais pas l'israélien ! » Mohamed Jebali, Palestinien de l'intérieur et un des gérants du bar Al Berlin (les gens de Berlin), organisateur du festival homonyme s'en amuse : « Parfois, c'est plus difficile ici qu'à Tel-Aviv ! »

En évoquant ces projets collectifs (Febrayer Network, Khan Al-Janoub), Salma Mostafa Khalil, anthropologue égyptienne basée à Londres et qui fait des recherches sur le Berlin arabe, souligne le lien très fort que ces acteurs gardent avec le monde arabe, malgré la distance géographique :

Tous écrivent ou réfléchissent sur le monde arabe d'aujourd'hui, tous sont très ancrés dans le moment de 2011. C'est là où soudain, on s'est découverts les uns les autres en tant qu'individus arabes qui partagent les mêmes aspirations, et qui se parlent. On n'était plus réduits à nos gouvernements et on avait des causes communes.

Cour du bar Al Berlin. Graffiti en hommage à Sarah Hegazi, jeune femme égyptienne emprisonnée et torturée pour avoir arboré un drapeau arc-en-ciel. Elle a mis fin à ses jours en juin 2020.

2015, un moment clé

« Ceux qui sont arrivés en 2015 portent une conscience politique qui s'est forgée en 2011 », rappelle Salma, en évoquant la vague syrienne. La politique d'accueil allemande envers les Syriens, qui a valu à Angela Merkel le surnom de « Mutti » (Maman), a de quoi faire rougir outre-Rhin. « Wir schaffen das ! » (Nous y arriverons !) a-t-elle déclaré en 2015. Résultat : quelques 790 000 Syriens sont régularisés en Allemagne entre 2013 et 2019. En France, seulement 10 000 ont obtenu le statut de réfugié entre 2011 et 2016. La photo du petit Aylan, Syrien kurde de 3 ans retrouvé mort noyé sur une plage turque devient l'image d'Épinal de la victime innocente. Mohannad, l'un des cofondateurs de la bibliothèque associative Baynatna (entre nous), qui met à disposition des lecteurs des ouvrages en arabe, se souvient :

L'image a collé à tous les Arabes, même ceux qui n'étaient pas réfugiés ou qui étaient arrivés auparavant. Les Allemands exprimaient leur empathie quand on disait qu'on était arrivés par voie maritime, alors que personne ne nous calculait quand on se prenait des bombes en Syrie ! Tout le monde voulait faire quelque chose avec les réfugiés, et recevoir les financements qui coulaient à flots.

Cette politique contribue à l'émergence d'un vrai public pour les activités culturelles arabes. « Il y a dix ans, un projet comme Khan Al Janoub n'aurait même pas pu être envisageable », reconnaît Fadi. Salma Khalil relativise toutefois cette image de pays d'accueil : « Il ne faut pas perdre de vue la logique de force de travail et de production qui prime dans toute politique migratoire. À Berlin, la production est culturelle. Et la production artistique arabe peut ramener des fonds et du tourisme ».

Une logique que certains comme Mohamed Badarneh tentent de court-circuiter en travaillant de manière indépendante. Certes, le photographe quadragénaire prépare un livre sur les avenues arabes en Europe, où il réserve à la Sonnenallee une place de choix. Mais il refuse de se laisser enfermer dans ce référent identitaire, comme le montre sa dernière exposition, The Forgotten Team, dédiée aux ouvriers népalais des chantiers du Mondial du Qatar. Pour lui, il est important qu'un Palestinien, un Arabe, soit à l'initiative de ce projet, pour marquer une solidarité entre ressortissants du Sud global.

Le photographe Mohamed Badarneh tenant un maillot de foot confectionné spécialement pour l'exposition. Le maillot porte le nom d'un ouvrier népalais avec la mention « mort au Qatar ».

Réfugiés ou simples immigrés, tous et toutes rêvent de recréer un monde arabe qui n'existe nulle part ailleurs, sauf ici. « Un monde arabe parallèle, où l'on peut être soi-même », résume Salma. Un chez soi qu'ils essaient de reconstruire en puisant dans leur terroir, comme Reham qui se produit parfois en public pour chanter des classiques arabes. Depuis 2017, elle n'est plus retournée à Alep : « Que je le veuille ou pas, la vie à Berlin m'a changée. Et je ne peux plus supporter la misère et la souffrance que je vois là-bas ». D'autres non plus ne reverront plus jamais leur pays, comme Nidal Bolbol que les autorités israéliennes empêchent de retourner à Gaza, malgré sa nationalité allemande.

En dépit de cette distance incompressible, certains tentent de focaliser sur ce que leur offre Berlin. Hiba Obeid, Palestinienne de Syrie qui travaille à la radio culturelle allemande et qui collabore avec le site panarabe Raseef 22 affirme : « Quand j'étais en Syrie, je ne me sentais pas aussi libre de mon écriture. Berlin me donne la possibilité d'adopter un discours féministe dans mes articles. Même mes sœurs qui vivent en Hollande n'ont pas cette liberté ». C'est aussi cette marge de liberté qu'exploitent les responsables de la librairie Khan Al Janoub, qui commence cette année à éditer des livres avec un mantra : publier à Berlin ce qui ne peut pas l'être dans le monde arabe, pour des raisons politiques, sociétales ou confessionnelles.

Jusqu'à quand ce foisonnement culturel pourra-t-il tenir ? La gentrification en marche de la capitale et l'essoufflement du pouvoir de séduction de 2011 agissent comme une menace. « Pour le dire en termes simples, les Syriens sont une mode qui risque bientôt de passer », prédit Salma Mostafa Khalil. Déjà en 2017, le nombre de nouveaux arrivants baisse sensiblement en Allemagne, et les lois d'asile se durcissent. La chercheuse met en garde contre la dépendance de nombre de ces initiatives envers les bailleurs de fonds et leur manque d'autonomie. Ce mode de financement peut influencer ou limiter les thématiques que les artistes arabes veulent traiter, en privilégiant celles en lien avec les libertés individuelles ou les réfugiés, plutôt que d'autres sujets plus politiques, assignant souvent les artistes à un rôle de victime. Une menace qui se fait plus pressante à l'heure où la guerre en Ukraine et l'afflux de ses nouveaux réfugiés risquent de réduire les financements culturels.

En ce début d'après-midi au café Bolbol, tandis que certains clients discutent et que d'autres travaillent sur leurs ordinateurs, un homme se met au piano et commence à jouer la chanson Ahwak de Abdelhalim Hafez. Je me tourne vers Nayar, la femme de Nidal, l'air interrogatif : « C'est Shadi, un Palestinien de Yarmouk. Il anime des ateliers dans le centre Oyoun et vient régulièrement prendre un café ici, chercher un peu de compagnie. La guerre l'a beaucoup traumatisé, il ne faut pas le contrarier ». Shadi continue de jouer. Il sourit à ceux qui reconnaissent l'air de Fayrouz qu'il vient d'entamer et s'amuse à faire le jukebox : « Qu'est-ce que tu veux écouter ? Shireen ? Majda ? Georges Wassouf ? » Quand on devine le titre, ses yeux s'illuminent. Comme s'il retrouvait dans le regard de l'autre, ici, à Berlin, un peu de son chez lui.

Sophia Aram, on a retrouvé les divas arabes

Dans son billet matinal du 30 mai 2022, la chroniqueuse de France Inter Sophia Aram se penche sur le retour médiatique de l'ex-rappeuse Diam's pour déplorer la disparition de voix féminines sur la scène musicale arabe à cause du poids de la religion. Un constat ? Plutôt une vue de l'esprit.

Où sont les divas américaines et européennes ? Qui sont les héritières de Maria Callas ou d'Aretha Franklin aujourd'hui ? Il y a dans ces questions matière à un débat musical, interrogeant les grandes figures actuelles de la musique occidentale ou la notion même de diva, réactualisée par Beyoncé, ainsi que l'évolution des styles et des influences musicales. Curieusement, ces mêmes questions se trouvent abordées via un tout autre prisme dès qu'il s'agit du monde arabe.

Dans sa chronique sur France Inter1, Sophia Aram apporte sa contribution au sujet médiatique du moment : le documentaire Salam co-réalisé par Mélanie Georgiades, nom civil de l'ex-rappeuse Diam's qui a renoncé à sa carrière après avoir choisi de se convertir à l'islam et de porter le voile. Cette dernière raconte dans ce film sa quête d'une paix intérieure qu'elle aurait trouvée grâce à la religion. À la question, posée en marge de la sortie du documentaire, de savoir si Mélanie désire que ses enfants fassent carrière dans la musique, l'ex-chanteuse répond par la négative, préférant dit-elle les éloigner des « passions » qui peuvent être quelque chose « de très destructeur ». Sophia Aram s'empare alors de cette réponse en critiquant l'idée de vouloir éloigner ses enfants de l'écoute de la musique — ce qui n'est pas du tout le propos de la principale intéressée —, et se lance dans un plaidoyer sur le mode « c'était mieux avant », mobilisant les voix arabes et féminines de son enfance, énumérant pêle-mêle les noms de quelques divas arabes qui vont d'Oum Kalthoum à Cheikha Rimitti, avant d'en arriver au triste constat que le monde arabe, oublié des dieux, non seulement ne compte plus de divas, mais n'en entretient même plus le souvenir.

« La voix des femmes s'est éteinte », vraiment ?

Quel rapport y a-t-il entre ces divas d'antan et les supposés choix éducatifs de Diam's/Mélanie Georgiades, jeune femme d'origine chypriote dont le répertoire est, à part pour un certain public maghrébin, inconnu dans le monde arabe ? Comment cette transition se fait-elle ? La réponse est simple : l'islam, pardi ! La chroniqueuse de France Inter le dit tout de go : « Au fur et à mesure que l'influence de la religion a grandi, la voix de ces femmes s'est éteinte ».

Ce ne sont donc pas seulement les divas de la stature de Fairouz ou d'Asmahane qui auraient disparu du monde arabe, mais toute voix féminine, à l'exception de « Souad Massi et quelques autres ». Exit l'industrie musicale qui a fait l'âge d'or de la pop commerciale arabe, les festivals, l'industrie des clips ou les émissions de télé-crochet panarabes qui réunissent chaque saison un public qui va de l'océan Atlantique jusqu'au Golfe.

Si Sophia Aram est en quête de « femmes qui chant[ent] l'amour, la paix, le féminisme aussi », on en aurait une pléthore à lui recommander sur la scène musicale arabe actuelle. De nouvelles chanteuses n'ont, en réalité, jamais cessé de se manifester. Si la pop arabe commerciale n'a jamais manqué d'égéries, des Égyptiennes Ruby et Shireen Abdelwahab aux Libanaises Nancy Ajram et Haïfa Wahbé —, la scène alternative n'en est pas moins généreuse.

Certes, les choix musicaux sont moins classiques que ceux de Fairouz ou d'Asmahane, entre la DJ tunisienne Dina Abdelwahed, la Soudanaise Alsarah, leader du groupe Alsarah and the Nubatones, les Égyptiennes Maryam Saleh ou Dina El Wedidi, le style décalé et très politique des Libanaises Michelle et Noël Keserwany, ou encore la scène hip-hop féminine palestinienne, où la dabké2 épouse des accents électro. Qu'on les excuse donc de vivre avec leur époque, d'appartenir à une nouvelle génération.

Quant aux « héritières d'Oum Kalthoum et de Warda », les « nouvelles divas », elles existent toujours. Pas besoin de remonter jusqu'à Majda Erroumi (dont le père Halim Erroumi était un des mentors de Fairouz) ou Julia Botros, devenues des stars régionales dès les années 1980 et dont les concerts sont toujours des événements incontournables. La grâce de ces chanteuses à texte et à voix se trouve également aujourd'hui dans le répertoire de Faia Younan, qui a même remis au goût du jour les poèmes chantés en arabe standard, ou de Lena Chemamyan, dont la voix alterne entre répertoire syrien et arménien.

Sans parler de celles qui, comme Rima Khecheich, continuent à faire vivre un héritage musical levantin, n'hésitant pas à y mêler des accents jazzy. Certes, ces artistes ne vivent plus toutes dans le monde arabe pour différentes raisons, parmi lesquelles les guerres qui ont frappé la région. Mais elles sont bel et bien le produit de ces sociétés, de cette culture, tout islamique soit-elle.

Chanter en portant le voile

Enfin, que Sophia Aram se rassure, dans ce monde arabe qui n'échappe pas à la mondialisation, des émissions comme « The Voice » accueillent des jeunes et des moins jeunes qui continuent à perpétuer le souvenir de ces divas, ou à faire découvrir leur répertoire le moins connu, car c'est souvent leurs chansons que les candidat.e.s choisissent de reprendre, pour valoriser leurs performances et forcer l'admiration du jury. En 2015, c'est même une Jordanienne voilée, Nidaa Cherara, qui a remporté l'édition arabe de « The Voice », diffusée sur la chaîne panarabe MBC. Lors des auditions à l'aveugle, elle avait fait se retourner trois des quatre fauteuils du jury en interprétant « Fat El Mi'ad », un titre d'Oum Kalthoum.

Le cas de Diam's/Mélanie Georgiades est en réalité à rapprocher — toutes proportions gardées — de la trajectoire d'un autre artiste : le chanteur anglais Cat Stevens, star de la musique folk dans les années 1970, à qui on doit notamment les succès mondialement connus « Lady d'Arbanville », « Wild World » ou encore « Father and Son ». Steven Demetre Georgiou de son vrai nom abandonnera son identité civile et sa carrière en 1977 pour devenir Yusuf Islam, et se consacrer à des œuvres philanthropiques. Une parenthèse d'une trentaine d'années qu'il ferme en 2010 en reprenant sa guitare et son répertoire, en sortant de nouveaux albums sous le nom de Yusuf/Cat Stevens et en se produisant à nouveau sur les scènes mondiales, toujours avec son fidèle compagnon Alun Davies. Les motifs de conversion du chanteur londonien comme ceux de Diam's, leur évolution, leurs quêtes et leur besoin d'une paix intérieure qui a généré ce rapport à la religion sont à comprendre dans leur parcours personnel. Une chose est sûre, il est à mille lieues d'Alger, du Caire ou de Beyrouth, au propre comme au figuré.

Le problème avec la chronique de Sophia Aram, ce n'est pas qu'elle soit nostalgique d'une autre époque, confondant ainsi à l'antenne le paradigme spatial et le temporel. Le problème c'est qu'elle ne manque pas une occasion de rappeler son appartenance à cette culture maghrébine et arabe, afin de mieux faire passer des réflexions que l'on serait en droit de qualifier de stéréotypées et réductrices, donnant l'impression qu'elle parle d'une culture qu'elle connaît et à laquelle elle a facilement accès.

« Qui est le monsieur qui s'est pris en photo avec Fairouz ? »

Ne lui en déplaise, le souvenir de ces divas est toujours vivace. Du Maroc au Yémen, il y a encore aujourd'hui des millions d'Arabes qui commencent leur journée en écoutant Fairouz, tant et si bien que la question « et Fairouz, qu'écoute-t-elle le matin ? » est devenue une blague panarabe. Tant et si bien aussi que, lorsqu'Emmanuel Macron a profité de sa visite à Beyrouth en 2020 pour aller saluer la grande dame du Liban, les internautes arabes se sont demandé avec amusement sur Twitter : « Qui est le monsieur qui s'est pris en photo avec Fairouz ? », rappelant ainsi qui, à leurs yeux, devrait se sentir le plus honoré par une telle rencontre. Tant et si bien enfin que toute la presse arabe a célébré en chœur en novembre 2014 les 80 ans de celle que l'on surnomme affectueusement Jaret el amar (la voisine de la lune), en référence à l'une de ses chansons.

Le lendemain de la chronique de Sophia Aram, bien loin des studios de France Inter, ma belle-sœur m'a identifiée depuis Tunis sur une publication sur Facebook où elle écrivait :

On a enfin la réponse à la question qui taraude des millions de gens : qu'écoute Fairouz le matin ? Elle y a en fait elle-même répondu dans une interview donnée en 1999 : « J'écoute ma voix qui m'arrive par les fenêtres ».

La beauté de la réponse n'a d'équivalent que celle de cet hommage quotidien.

Ainsi, il semblerait que ce monde arabe où s'évanouissent la voix et le souvenir des divas n'existe que dans la chronique de Sophia Aram. Partout ailleurs, sur les plateaux télé, les chaînes YouTube ou Instagram devenues autant de terrains expérimentaux pour toutes sortes de reprises et de productions musicales, comme dans les maisons, les cafés ou les voitures, ces voix sont toujours présentes et leur répertoire se transmet de génération en génération. Elles demeurent une référence pour une production musicale qui, comme partout ailleurs, évolue, se renouvelle, accompagne son époque, car elle ne vit pas isolée. Preuve que conduire des croisades contre le voile et celles qui le portent n'empêche pas de se voiler la face. Mais dans cette France médiatique de moins en moins émue par l'arrivée au deuxième tour de l'extrême droite, nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui, sitôt le « barrage » fait, s'empressent de remettre à l'ordre du jour les obsessions chères à celle qu'on appelle pudiquement désormais « la droite de la droite ».


2Danse de groupe en ligne en Syrie, Palestine, Liban, Jordanie, Irak, traditionnellement pratiquée dans les mariages, les banquets et les fêtes occasionnelles.

Prince et la révélation de Syracuse


Reconnaissons-le : depuis la mort de Prince, ses fans sont plutôt gâtés par l’équipe qui gère une oeuvre tentaculaire (dont probablement les deux tiers restent encore totalement inédits à ce jour). Presque tous les six mois s’enchainent les sorties discographiques princières, suscitant parfois l’amertume chez les plus exigeants des fans (ceux disposant du catalogue « non-officiel » de plusieurs centaines de CD). Des rééditions vinyles, des coffrets foisonnants, récemment un album dont nous n’avions même pas connaissance... Le tout à des prix abordables comparé à la « concurrence » des grands artistes pop qu’ils soient morts ou encore en activité.

La nouvelle livraison du "Prince Estate" pourrait pourtant décontenancer les drogués en manque de nouveaux enregistrements dont je fais modestement partie. Il s’agit d’un album et d’une vidéo tirés d’un concert que nous connaissons tous sur le bout des notes dans la communauté princière. Pourtant, ce choix n'est pas anodin. Ce concert donné le 30 mars 1985 à Syracuse, état de New-York, se situe vers la fin d'une tournée US qui a aligné près d’une centaine de dates de 1984 à 1985,. Sa diffusion télévisée à l'époque est pour beaucoup de fans le début des affaires sérieuses avec l’artiste, la vraie porte d’entrée vers une passion dévorante, une relation musicale qui durera trois décennies (et perdure malgré son décès en 2016). 

Rembobinons. 

Septembre 1984. J'ai 12 ans. J'achète la cassette audio de cet étrange type de 25 ans sorti de nulle part, vendu comme un surdoué musical et un redoutable showman, et qui connait un succès fulgurant aux Etats-Unis. Premiere curiosité, c’est par une émission de cinéma que j’en entends parler. Sur le sol américain cet été-là, le chanteur-musicien à veste à jabot trône simultanément aux box-office musical et cinématographique avec Purple Rain, un film semi autobiographique, à la prophétie auto-réalisatrice, sur son ascension et une bande-son que l’on s’arrache en magasin. Malgré ce triomphe de l’été, le film et l’album passent sous les radars en Europe. Le France est alors en pleine Jacksonmania. Ni le look androgyne du petit chanteur du Minnesota ni sa musique du diable ne font recette ici. Moi-même, je suis désarçonné par cet album éclectique, très organique à une époque de soupe-synthé, qui alterne les ballades, pop country ou sensuelles, aux paroles très crues, et des morceaux lorgnant sur le rock le plus brut. Prince y butine avec désinvolture de genre en genre tout en démontrant une totale maîtrise de chacun d'eux. Je sais que j'écoute quelque chose de différent, presque d'interdit, difficile à circonscrire dans un registre, l’adhésion n’est pas immédiate mais, je sais instantanément que des titres comme Beautiful Ones ou Darking Nikki survivront aux années et aux modes. Je n'affirme pas pour autant à l’époque que j'écoute du Prince comme j'aurais pu le faire avec du Téléphone ou du Cure, sentant  que ça ne fera pas l'unanimité autour de moi. 

Acte 2. Quelques mois plus tard, mai 1985. Alors que Purple Rain le film est distribué en catimini en France et bien que le single du même nom pointe timidement dans le Top 50 naissant, le magazine Rock n’folk annonce déjà la sortie d'un nouvel album de Prince… 8 mois après le précédent. Cette cadence ne baissera pratiquement jamais. Entre 1982 et 1987, soit les cinq années séparant les deux albums Thriller et Bad de Michael Jackson qui est le rival marketing que l’on oppose Prince, ce dernier sortira de son côté 5 albums et 3 films, produira une dizaine d’albums pour d’autres et accomplira des centaines de concerts. 

Pour la promotion du nouvel opus en 1985 Around The World in a Day, incrustés façon Jean-Christophe Averty dans la pochette psychédélique de l'album, Philippe Manœuvre et Jean-Pierre Dionnet, co-hôtes de la funky et sulfureuse émission Sex Machine le samedi soir tard sur le service public, introduisent la diffusion surprise du concert enregistré quelques semaines plus tôt. 


La lumière s’éteint, le show commence.


Hello Syracuse and the world. My name is Prince and I come to play with you. 

Cette nuit, télévisée, sera une révélation pour beaucoup. Durant deux heures, ce corps tressautant, bondissant, se tortillant, qu’il mime l’acte sexuel ou implore dieu au piano, nous a captivé. Garçon, fille, nous voulions tous être lui, tout en sachant pertinemment pour nous, comme pour ceux qui suivraient, que ce serait impossible, musicalement et physiquement. Un Michael Jackson pouvait s’imiter, le personnage contenait déjà sa part de caricature, un Prince personne ne s’y frottait : trop vif, trop alternatif, trop imprévisible. Le dernier tiers du concert constitué de deux jams étirés sur I Would Die 4U et Baby I’m a Star puis d’une version de 15 minutes de Purple Rain nous basculaient dans une autre dimension. Il y a la musique de Prince et il y a Prince fusionnant avec sa musique sur scène dans une transe électrique, une parade sans fin. 

L’acte 3 suivra quelques jours plus tard avec l’écoute perplexe du nouvel album, radicalement différent, et produisant le même effet : déstabilisation, envoutement, passion et la certitude que l'on est en présence d'un artiste vendu comme "mainstream", et de fait populaire à l'époque, mais totalement en rupture avec ce que l'on pourrait attendre de lui, atypique, aussi déroutant que doué. 

Le concert de Syracuse enregistré sur VHS puis passé par chacun des fans sur cassette audio, des années plus tard maintes fois édité en version pirate CD parfois même commercialisé dans des éditions non-officielles dans les FNAC et les supermarchés, fait parti des « classiques » de Prince. Pourtant, avec son image granuleuse et un son cotonneux, il n’a jamais fait l'objet d'une édition décente, à la hauteur de son contenu. 

37 ans après, c’est chose faite. Pour celui qui n’y connait rien sur Prince, qui a lu cet article jusqu'ici et se trouve donc être un peu curieux, voir ce concert est la meilleure manière d'entrer son oeuvre. 

Edition Double CD/BluRay et triple vinyl dans le commerce le 3 juin. 
Concert diffusé sur Arte en VOD à partir du 3 juin. 

En savoir + : 
- le livre encyclopédique (en anglais) de Duane Tudahl focalisé sur les deux seules années 84 et 85 dans la carrière de Prince (700 pages tout de même).
le podcast VIOLET, tout aussi encyclopédique mais en français, qui revient en détail sur chaque album de Prince et donc ceux mentionnés ici.

Faraj Suleiman, nouvelle bande-son de la Palestine

Après un album de chansons pour enfants et Second Verse en 2019, Faraj Suleiman, talentueux pianiste de jazz palestinien, récidive. En tournée européenne pour son dernier album Better Than Berlin (2020), écrit avec l'auteur — palestinien lui aussi — Majd Kayyal. Il se produit au Cabaret sauvage à Paris ce mercredi 18 mai. Un concert unique à ne pas manquer.

Ceux et celles qui ont assisté au concert de jazz instrumental de Faraj Suleiman à l'été 2021 au Parc floral à Paris le découvriront cette fois dans un style différent, plus grand public certes, mais tout aussi exigeant musicalement. Dans Better Than Berlin, le pianiste mêle son talent de compositeur et de chanteur à celui du journaliste et écrivain palestinien Majd Kayyal, qui avait collaboré à l'album précédent. En plus de la ville d'Haïfa qui fait presque office de personnage dans cet opus — c'est elle qui serait « plus jolie que Berlin » —, les deux jeunes hommes ont en commun un engagement politique indéniable et un humour décapant.

Sorti fin 2020 en plein contexte pandémique, Better Than Berlin en porte la trace dans sa genèse même, puisque le compositeur était chez lui à Haïfa pendant l'enregistrement, tandis que les musiciens qui l'accompagnaient étaient à Paris, et c'est sur Zoom qu'ils ont conjugué leurs efforts. À sa sortie, l'album est d'abord présenté le 6 décembre 2020 via un Facebook live, puis partagé sur les différentes plateformes de streaming. Si le jazz est incontestablement son fil rouge, les morceaux jouent sur les registres humoristique, romantique, poétique… avec une dimension politique toujours là, en filigrane. Peut-on y échapper quand on est un Palestinien de l'intérieur ?

Un chez soi-ville

Pourquoi Berlin ? La ville est depuis quelques années prisée par beaucoup de jeunes Palestiniens de 1948 pour son cosmopolitisme et son ouverture. Obtenir un visa et un titre de séjour y est aussi plus facile qu'en France ou au Royaume-Uni. Chantés par Faraj Suleiman, les vers de Majd Kayyal évoquent avec sarcasme la contradiction animant leurs compatriotes qui ne rêvent que de partir, mais sont très vite rattrapés par un sentiment de nostalgie. Dans Melodies no more1, dont le style rappelle l'ambiance des comédies musicales jazzy avec la participation d'un chœur et d'un couple de chanteurs qui se donnent la réplique, on entend :

Nous avons fini de chanter
Nous voulons immigrer à Berlin
Et après deux mois là-bas
Nous publierons un statut sur la nostalgie

Dans la chanson Questions in my mind, titre phare de l'album, on écoute le monologue téléphonique d'un immigré palestinien d'Haïfa à Berlin. Le temps d'un appel à son ex-petite amie, nous voilà plongés dans cette ville du nord de la Palestine historique qu'on a soudain l'impression de voir sous nos yeux, même sans y avoir jamais mis les pieds. On sent presque l'odeur du pain de la boulangerie d'Oum Sabry qui réveille chez le personnage tant de souvenirs, on partage la rage d'Hassan qui « continue à crever les pneus de celui qui a pris sa place de parking », et on fuit comme les autres devant la police israélienne qui « continue toutes les nuits à faire chier les enfants arabes ». En 4 minutes, le tandem Majd Kayyal et Faraj Suleiman restitue l'ambiance d'une ville, ses bars qui ferment à l'aube et où les débats politiques se prolongent à n'en plus finir. Mais où l'on affectionne toujours les siens, quels qu'ils soient, malgré cette société que l'intimité a désertée, où « chaque balcon est plus proche de l'autre que ne peuvent l'être deux lèvres », ce quartier « qui ne change pas/Qui jette toujours la pierre à la femme, mais ne demande jamais des comptes au mec ».

L'album revendique un « chez soi-ville » dont il chante l'éloge, qu'il s'agisse d'Haïfa ou de Jaffa, ces lieux à taille humaine et empreints de présence et culture palestinienne en plein cœur d'Israël, qui conservent une mémoire collective, dont les rues restent encore un terrain de jeu pour les enfants face au moule de la ville cosmopolite, aux slogans progressistes, mais au regard empreint d'exotisme, charrié par la gentrification :

Qui s'est mis à vendre le mjaddara2 comme si c'était un plat gourmet ?
Pourquoi l'assiette de houmous coûte 30 [shekels] et personne ne s'en étonne ?
[…]
Ils veulent que je quitte le quartier pour transformer ma maison en bar
Repeindre la rue en jaune, masquer les couleurs sombres
La boulangerie de mon oncle est devenue une galerie
Ils disent que ça fait authentique3

Une révolte froide

La plume et la voix qui parlent étant palestiniennes, le contexte social et économique (« Si le capitalisme t'a en ligne de mire/Personne ne te sauvera ») croise forcément le contexte politique et colonial. Le chanteur s'interroge dans cette même chanson intitulée « Les rues de Jaffa » (en anglais « Hymn to Gentrification ») :

Qui nous a volé la nature
Pour nous demander de prendre soin de l'environnement ?
Qui a placé le marché dans un centre commercial ?
Qui nous a chassés de nos maisons ?
Qui les a divisées pour nous louer
Des studios plus petits qu'un cercueil ?
Qui est venu de Tel-Aviv ?
Je veux dire qui est venu de Pologne ?
Qui a construit des tours en verre
Et a détruit nos balcons ?

Sur un ton plus recueilli qui détonne avec le reste de l'album, « Elégie pour un martyr solitaire » prolonge sur une note funèbre ce sentiment de révolte froide. Sur une trompette à la mélodie orientale et des tambours battant une marche martiale, la voix de Faraj Suleiman s'élève telle une prière mélancolique, dans un style qui rappelle celui des chants religieux orthodoxes.

Du jazz burlesque

Toutefois, non dépourvus l'un et l'autre d'autodérision, Faraj Suleiman et Majd Kayyal s'attaquent aux institutions sociétales — matrimoniale, familiale —, notamment à travers le morceau « Marriage disposal », une sorte de pendant cynique à la chanson Marriage proposal de l'album précédent, Second Verse. Dans un style jazz burlesque, le tableau de la famille idéale recouvert du vernis du « coaching » et du développement personnel en prend pour son grade. Suleiman félicite ce mari parfait qui « pratique plus d'un sport/Fait le ménage à la maison et a même en tête le calendrier d'ovulation » de sa femme, puis s'adresse à celle-ci :

À quoi sert ton mari ?
À te soutenir dans ta carrière professionnelle ?
Tu ne deviendras jamais Angela Merkel
Ni même Ismaïl Haniyeh4
Je ne veux pas d'une success story
Je veux un espoir qui ne nous déçoive pas
Je ne veux pas bouffer la terre entière
Je veux juste qu'on mange quelque chose de bon

C'est que le tandem aime s'attaquer aux grands principes grandiloquents pour les démystifier. Dans la chanson « Bala ta'meh » (« Tasteless »), Kayyal a recours à l'allégorie gastronomique pour moquer les discours politiques fallacieusement progressistes ou le féminisme opportuniste :

On apprend tous à cuisiner
Pour impressionner une fille
Et montrer qu'on a des principes
De liberté qu'on affiche
Mais quand on est sous pression
On ouvre les boîtes de conserve
On essuie les miettes du changement
Et on reste droit dans ses bottes

Ici et là, entre deux strophes, des bouts de phrases parlées débordent des vers chantés et ne sont pas sans rappeler le style du libanais Ziad Rahbani5. Raccourci trop facile dès lors qu'il s'agit de musique arabe jazzy ? C'est Faraj Suleiman lui-même qui confirme l'influence quand il reprend sur scène « Bala Wala Chi » (Sans rien du tout), célèbre balade jazzy du musicien libanais, interprétée par Sami Hawat.

« Et si je continuais à nager au-delà de la ligne ? »

Dans un style piano-bar, le chanteur nous emmène ensuite à travers la chanson « Tal El-Samak » (La colline du poisson) dans un pur moment de poésie, entre l'image d'une jeune femme qui « s'est vêtue de soleil jusqu'à la fin de la semaine », et ce jeune homme sur la plage qui se demande :

Et si je continuais à nager au-delà de la ligne ?
Et si je redevenais un petit garçon qui n'a pas encore peur de l'espoir ?
Et si la vie demeurait cette suite de jours guidés par la folie ? […]
Et si on n'avait pas baptisé la lumière de nos vies
Avec la nuit de l'encre d'une seiche ?

Ou encore cet amoureux nostalgique de « Night Wander » dont le cœur errant :

À la lueur de l'aube,
Monte sur le vélo de l'imagination
Sur les toits des vieilles maisons
Et ouvre par effraction la porte du questionnement

Car derrière la façade de l'humour et du sarcasme, beaucoup d'émotion accompagne l'album Better Than Berlin depuis sa sortie, interprétée avec l'accent si reconnaissable des Palestiniens de Galilée6 — et donc de l'intérieur — qui fait chaleureusement sourire leurs compatriotes de Gaza ou de Cisjordanie. À chaque concert, le public palestinien ou plus largement arabe, dans la région ou en exil, reprend en chœur les morceaux les plus célèbres de l'opus, sans rater une seule note. La petite tournée européenne (Berlin — Londres — Paris) de la troupe (une quinzaine de personnes) ayant lieu dans le contexte du meurtre de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh par l'armée israélienne — à laquelle Faraj Suleiman n'a pas manqué de rendre hommage sur scène, le soir même, à Berlin — rappelle que le succès mérité de l'album tient évidemment à sa qualité, mais aussi à la symbolique d'une injustice politique qui n'en finit pas de mobiliser, et contre laquelle la création artistique demeure, par le fait même d'exister, une forme de résistance.


1L'album est en arabe palestinien, mais la plupart des titres sont bilingues.

2Plat populaire de la cuisine levantine à base de riz et de lentilles.

3En anglais dans le texte.

4Ancien Premier ministre palestinien et dirigeant du Hamas.

5Chanteur et musicien libanais, fils de Fairouz.

6C'est dans cette région que vivent la majorité des Palestiniens d'Israël.

Abdelhalim Hafez, chanteur de charme et chantre de la révolution égyptienne

Pour le 45e anniversaire de la disparition d'Abdelhalim Hafez (1929-1977), la presse du monde arabe – et plus particulièrement égyptienne – s'est répandue en hommages à celui qu'on surnommait « le rossignol brun ». Si ses chansons d'amour demeurent à ce jour de grands classiques, on oublie qu'il a aussi été le chantre du nassérisme.

Plusieurs images se superposent lorsque le nom d'Abdelhalim Hafez est évoqué : les vacances d'été les plus inoubliables du cinéma égyptien dans Abi fawqa'l chajara (Mon père est sur l'arbre, 1969), ses performances sur scène qui enflamment le public et où il incarne majestueusement ses morceaux, sa romance avec la non moins célèbre chanteuse et actrice Souad Hosni, ou encore l'homme qui, en privé, a longtemps souffert et lutté contre la bilharziose, maladie qui a fini par l'emporter le 30 mars 1977 à Londres.

Toutes ces images racontent fidèlement le parcours de cet enfant pauvre qui a grandi, comme beaucoup de célébrités égyptiennes, dans la province d'Al-Charqiyya. Orphelin à un an, Abdelhalim Chabana de son vrai nom a connu un destin exceptionnel qui s'est brutalement arrêté à la veille de ses 48 ans. Mais on ne saurait être exhaustif si on n'ajoute pas à ce tableau l'image de « Halim », comme aiment à l'appeler affectueusement ses compatriotes, chanteur du nassérisme.

Une nouvelle génération

En ce début des années 1950, l'Égypte a déjà ses poids lourds de la chanson qui occupent les planches et font vibrer tout le monde arabe, à l'instar d'Oum Kalthoum, Mohamed Abdelwahab ou Farid Al-Atrach. Aux côtés de futurs compositeurs célèbres, Abdelhalim Hafez fait partie d'une génération qui attend impatiemment sa chance. Pour elle, le pays a besoin de changement, d'un nouveau souffle. Elle le trouve dans le coup d'État du 23 juillet 1952, la « révolution des Officiers libres », qui met fin à la monarchie.

La quinzaine de chansons qu'interprète Abdelhalim couvre quasiment toute la période du nassérisme, puisqu'elle s'étend de 1952 jusqu'à 1968. Ces chansons sont marquées du sceau de deux compositeurs : Kamal Al-Tawil qui est, avec le parolier Abderrahmane Al-Abnoudi et le musicien Mohamed Al-Mougui, un des fidèles compagnons de route du « rossignol brun » ; et Baligh Hamdi, un des principaux musiciens égyptiens et arabes de son époque, qui a également mis son talent au service de grandes stars comme Oum Kalthoum, Warda ou Sabah. Halim comme ses compagnons se montre ainsi parfaitement capable de passer des chansons d'amour aux chansons dites patriotiques (jouant d'ailleurs parfois sur les deux registres), quoiqu'avec un succès et une qualité artistique assez inéquitable.

La première chanson qu'interprète celui qui se présentera jusqu'à la fin de sa vie comme « le fils de la révolution » s'intitule Al-‘ahd al-jadid (La nouvelle ère). Il l'enregistre en 1952 en duo avec Esmat Abdel Alim, que le grand public a vue à l'écran deux ans plus tôt dans le film Akher kezba (Dernier mensonge, 1950) aux côtés de Farid Al-Atrach, dont la postérité gardera la fameuse chanson Boussat el-rih (Tapis volant), où ils font le tour du monde arabe en musique en compagnie de la célèbre danseuse Samia Gamal. À ce moment-là, Abdelhalim n'est pas encore la star propulsée en 1955 par ses deux premiers films, Lahn el-wafa (Mélodie de la fidélité) dont il partage l'affiche avec Chadia, et Ayyamna el helwa (Nos beaux jours) dans lequel il joue et chante aux côtés du couple à la ville comme à l'écran Faten Hamama et Omar Al-Charif.

La bande originale de la vie politique

Fait notable, ces chants politiques suivent la trajectoire des discours de Gamal Abdel Nasser : si le premier morceau est en arabe standard, obéissant à tous les canons de l'hymne patriotique en termes de cuivres, de rythme, de chœur et de grandiloquence, Abdelhalim Hafez optera dès 1956 pour l'arabe égyptien, à l'instar du président à l'occasion du discours où il annonce la nationalisation de la compagnie du canal de Suez. Il chantera même en 1964 dans Baladi ya baladi (Mon pays ô mon pays) :

Ô mes compatriotes, je vais vous parler, comme ça, en baladi [en arabe populaire]
Je vous le dis en baladi, mes braves,
Notre révolution est une révolution d'hommes vaillants

Mieux encore, presque chacun des grands moments de la période est traduit en musique. Déjà entre l'été et l'automne 1956, Halim chante Ehna echaab (Nous sommes le peuple) à l'occasion de l'élection de Nasser comme président de la République, avec un chœur qui compte autant des hommes, des femmes que des enfants, puis enchaîne avec Allah ya baladna (Ô notre pays !) au lendemain de la guerre de Suez, plus connue de l'autre côté de la Méditerranée sous le nom de « la lâche agression tripartite ».

Ehna echaab, ici interprétée en 1965.

C'est sur un mode plus festif que le chanteur célèbre la construction du haut barrage d'Assouan. Toujours dans une composition de son fidèle ami Kamel Al-Tawil, Halim interprète Hikayet chaab (L'histoire d'un peuple) sur scène en 1960, dans une ambiance de kermesse. Il bat le rythme de ses mains, invite le public à donner de la voix pour accompagner le chœur sur scène. Le chant résonne :

Nous avons dit qu'on allait le construire
Et voilà, nous l'avons construit, le haut barrage
Ô colonisation ! Nous l'avons construit à la force de nos bras
Le haut barrage

Sans doute pour des besoins artistiques, le rôle des Soviétiques dans la construction du barrage d'Assouan a été allègrement éludé. Plus marquante que les paroles est la mise en scène théâtrale pour ce morceau, quand Abdelhalim Hafez coupe le chant pour s'adresser au public et le prendre à témoin. Le rossignol ne chante plus, il harangue la foule :

Il ne s'agit pas de l'histoire du barrage, mais de la lutte qui est derrière le barrage. C'est notre histoire à nous, l'histoire d'un peuple qui s'est levé pour cette marche sacrée ! […] Un peuple qui a lutté, et la victoire a été son destin !

On retrouve le même esprit avec la chanson Mataleb chaab (Les demandes d'un peuple) interprétée au Club des officiers, en présence de Nasser, à l'occasion du 10e anniversaire de la révolution de juillet 1952. Ici, le chant se fraye ponctuellement un chemin entre les extraits des discours de Nasser diffusés par haut-parleurs — et applaudis par Halim —, les slogans du chœur qui font penser davantage à un défilé militaire qu'à un concert (« La voie de la révolution est celle de la victoire ! Que vive l'armée et vive l'Égypte ! ») et les cuivres. Halim entame, sourire aux lèvres, un refrain presque touchant de simplisme :

Gamal l'a dessiné, et nous allons le construire
Et nous monterons avec lui par-dessus les nuages
Notre pays bien-aimé dont les trésors sont revenus à ses enfants
Pays d'hommes libres, tous révolutionnaires
Et personne, sauf son peuple, n'a son mot à dire

Tambours et cuivres de la guerre

Comme tout barde digne de ce nom, Halim n'a pas seulement chanté la révolution socialiste et ses accomplissements, il a également contribué à préparer l'opinion à la guerre avant de chanter des hymnes pour galvaniser le moral des troupes. En 1965, optimiste et cynique, toujours grâce au duo de parolier et de compositeur Salah Gahine et Kamal Al-Tawil, Ya ahlan bel ma'arek (Bienvenue aux batailles), sur une musique dont le prélude est un savant mélange entre la mélodie de l'appel à la prière et le souffle épique des cuivres, il clame :

Bienvenue aux batailles
Chanceux est celui qui y prendra part
Leur feu est une bénédiction
Et nous en sortirons vainqueurs

Entre refrain militaire et strophes mélancoliques, le texte évoque les Officiers libres et la guerre de 1956, augurant d'une fin tout aussi victorieuse.

Avec l'approche de la guerre de 1967, Kamal Al-Tawil composera là aussi quatre chants militaires assez courts (parfois de moins d'une minute), dont la seule vocation est de galvaniser le moral des troupes, et dont on ne peut honnêtement dire qu'elles revêtent une véritable valeur artistique. Elles traduisent néanmoins l'esprit d'une époque.

Halim reste fidèle aux idéaux nassériens même au lendemain de la défaite de juin 1967, dont l'onde de choc traverse tout le monde arabe. Dans la foulée de ce que les Arabes appelleront la Naksa, il interprète ‘Adda ennahar (La journée s'est écoulée), sur une composition de Baligh Hamdi. Ironiquement, le début mélancolique de ce morceau qui va crescendo est de loin le plus intéressant artistiquement de tous les chants nassériens de l'artiste. Pour une fois, les cuivres cèdent la place au hautbois et aux violons, et les formules martiales et révolutionnaires sont abandonnées en faveur d'une métaphore filée, où l'Égypte est comparée à une jeune femme dans le crépuscule d'un soir sans lune. Halim chante alors avec les mêmes trémolos dans la voix qu'il avait sur une chanson comme La takzibi (Ne mens pas, 1962), où il incarnait un amoureux trahi.

Si le morceau est tout de suite enregistré en studio, le contexte qu'y apporte le chanteur sur scène lui donne encore plus de relief. Ainsi, dans ce concert de novembre 1967 au Koweït, le public ne cesse, comme partout, de lui réclamer ses titres les plus célèbres. Mais Halim a pris l'habitude d'imposer son programme de début de concert avant de répondre aux demandes du public. Il fait quelques blagues pour mieux faire passer la chose : « Vous êtes pressés ? Je vous ai dit, je chanterai tout ce que vous voulez, on a le temps ! C'est jeudi, personne ne travaille demain ! »1. Puis reprenant son sérieux, il parle de la guerre et annonce que tous les revenus du concert iront aux soldats et à leurs familles. Mieux, tous ses musiciens ont renoncé à leurs salaires pour en faire également don aux soldats.

Avec l'annonce de la démission de Nasser, Halim rejoint à sa manière les foules qui sortent pour demander au président de renoncer à sa décision. Il chante alors Nasser ya horriya (Nasser ô liberté, 1967). Puis, en phase avec cette Égypte officielle qui dit reprendre du poil de la bête, il interprète l'année suivante El bondou'eyya tkallemet (Le fusil a parlé), toujours composée par Baligh Hamdi, à qui l'on devra l'année suivante, et dans un tout autre genre, les chansons du dernier film d'Abdelhalim Hafez Abi fawqa'l chajara Mon père est sur l'arbre », 1969), qui deviendront d'immenses succès.

Le « rossignol brun » a également participé aux hymnes nationalistes arabes composés par Mohamed Abdelwahab, le plus célèbre d'entre tous étant Al-watan al-akbar (La plus grande patrie, 1960), qui en plus de rassembler plusieurs stars de l'époque, est tourné dans des codes qui n'ont rien à envier à l'art socialiste soviétique.

Abdelhalim chantera encore trois chansons du même acabit sous Anouar Al-Sadate à l'occasion de la récupération du Sinaï en 1973 (Sabah el khir ya Sina, Bonjour Sinaï) et la réouverture du canal de Suez en 1975 (El markeba ‘addet, Le navire est passé). Mais à l'époque, c'est davantage le virage de la poésie moderne que le chanteur prend en collaborant avec le poète syrien Nizar Kabbani qui retient l'attention du public.

On dit qu'Anouar Al-Sadate a interdit les chansons nassériennes d'Abdelhalim Hafez à la fin des années 1970, ce qui explique qu'elles soient tombées dans l'oubli. Décision présidentielle ou excès de zèle des fonctionnaires, toujours est-il qu'elles ont déserté les télévisions et les radios. Sans doute aussi que l'image du séduisant chanteur d'amour était davantage promise à la postérité que ces chants propagandistes qui semblent aujourd'hui d'un autre temps. Ils ont toutefois été diffusés sur la place Tahrir lors de la révolution du 25 janvier 2011, par les manifestants qui ont affiché les portraits de Nasser.

Abdelhalim restera fidèle au président égyptien même après la mort de ce dernier. Lors d'un concert à Damas le 22 février 1971, soit moins de 5 mois après la disparition du leader, Halim, la mine grave, demande au public syrien de se lever, pour une minute de silence, à la mémoire « de l'homme qui a vécu et qui s'est sacrifié pour la nation arabe et pour l'union ». Il interprète ensuite Ahlef bissamaha (Je jure par son ciel), dont les paroles sont inspirées du discours prononcé par Nasser lors de sa première visite à la capitale syrienne :

Était-ce par opportunisme que Abdelhalim s'est engagé dans cette voie, ou par la foi sincère de celui qui a connu la pauvreté et croyait à de meilleurs lendemains pour son pays ? Son immense succès en tant que chanteur et acteur le mettait sans nul doute à l'abri de ce genre d'impératifs, d'autant qu'il a largement dépassé le « quota » de ses pairs. Abdelhalim Hafez n'a jamais été lié à Nasser par une amitié privée, mais les deux hommes auront été portés au cinéma par le même acteur, Ahmed Zaki, lui aussi un enfant d'Al-Charqiyya, qui incarnera le président dans Nasser 56, tourné en noir et blanc en 1996, et les derniers mois du “rossignol brun” dans Halim (2006), alors qu'il était lui-même à l'approche de la mort.


1Le repos de fin de semaine étant vendredi et samedi au Koweït.

En 30 après Gainsbourg

Il y a 30 ans ce jour (en vrai c’était le 3 mars), les bras chargés de mes « nouveaux » enregistrements pirate de Prince, en rentrant d'une matinée à l’espace Wagram où se tenait une convention du disque  j’apprenais à la radio la mort de Serge Gainsbourg. L'annonce me surprenait peu. Aussi loin que le tout juste majeur que j’étais pouvait s’en souvenir, j’avais vu trainer dans un triste état - plus ou moins alcoolisé - d’un plateau télé à l’autre celui qui se complaisait dans le rôle du poète dandy et maudit. Je n’aurais finalement connu « de son vivant musical » que très peu de temps Gainsbourg. Cinq ou six ans grand maximum du collège au lycée et je ne connaissais à l’époque que son versant « contemporain », le Gainsbarre de "Love and the Beat" ou "You’re under arrest", pourtant par son attitude (l'engueulade avec Catherine Ringer chez Denisot, son passage à Droit de Réponse avec le professeur Choron, son happening du billet de banque brulé dans l'émission 7 sur 7...) et sa décontraction à envoyer se faire foutre tout le monde avec la plus belle mauvaise foi du monde, il m’aura profondément marqué. 

J’ai mis du temps à découvrir d’abord sa musique (et le génie de ses productions des années 70, foncez écouter "Melody Nelson", "L'homme à la tête de chou" et ses BO de l'époque) mais aussi les raisons de son apparente insouciance face à la mort qui apparaissant alors comme une envie de destruction. Il le dit lui-même dans plusieurs interviews, c’est un rescapé. Il aurait dû mourir pendant la guerre à plusieurs reprises et son succès à été relativement tardif (la trentaine bien passée), presque contre son gré. Il est le WTF incarné. Les hommages dans les médias sont assez discrets ce jour. Et pour cause, à peu près tout ce qu’est le Gainsbourg que j’ai connu dans les années 80 serait aujourd’hui interdit d’antenne. Les paroles équivoques sur l’inceste, le sexe, la cigarette à tout bout de champ, les provocations jubilatoires, les blagues douteuses. Gainsbarre ne pourrait tout simplement pas faire carrière aujourd’hui ou alors dans les rubriques faits-divers et juridiques. A la place on a Vianney. C’est bien Vianney. 

Ci-dessous son passage dans l'émission "Sex Machine" en 1984. C'était sur le service public le samedi soir oui messieurs dames : 

 

Le coffret 1999 de Prince : 1982 en 2019

C'est noël le 29 novembre pour tout fan de Prince qui se respecte. Ce vendredi sort le coffret "deluxe expanded édition" de l'album 1999 de Prince : 10 vinyles et un DVD, rien que ça. Après Piano and a Microphone et Originals, 1999 expanded édition est le troisième effort discographique de la Warner à destination des fans en moins d'un an. Et cette fois, il y a du vraiment massif. 


Reprenons depuis le début.

Fin 1982. Un an et demi avant le ras de marée planétaire de Purple Rain, 1999 est le double album qui a rendu Prince populaire aux Etats-Unis. C'est avec ce clip d'un inconnu ligoté par deux femmes sur un lit, diffusé un soir de 1983 sur Antenne 2 dans l'émission Sex Machine de Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manoeuvre que je découvre Prince. Calibré à la soupe du Top 50, le garçon de 11 ans ne comprend pas immédiatement ce qu'il voit et entend mais il sent bien que la vérité est par là, et qu'il lui faut convaincre un monde incrédule que plus rien ne sera pareil après :



L'album 1999 est passé « relativement » inaperçu en Europe à la différence du Thriller de Michael Jackson sorti la même semaine. Composé à l’hiver 81/82, entièrement réalisé dans le sous-sol de la maison de Prince, minimaliste, parfois pop, souvent très électronique, home-studio avant l'heure, 1999 vise à dépasser la seule audience noire américaine (les classements musicaux, passages radio, sont encore très compartimentés aux Etats-Unis à cette époque). Avec l'essor de MTV et des clips un peu chauds, l’alchimie électrique et sensuelle va fonctionner : l’album et la tournée qui va suivre seront un triomphe.


1999 est l’album de Prince que j’ai le plus acheté. Une fois en cassette en 87, puis en CD dans sa version simple à la fin des années 80, puis dans sa version complète dans les années 2000, puis en vinyle double quelques années après, puis en vinyle simple l’an dernier pour le Record Store Day puis enfin cette semaine avec ce coffret 10 vinyles qui propose :
- le double album remasterisé,
- un double album de face B,
- un double album de 24 chansons inédites enregistrées durant la période de la conception de l’album,
- deux doubles albums d’un concert de la tournée à Detroit,
- un dvd d’un concert de la tournée à Houston.


La première surprise de cette réédition, c’est l’album lui-même. Le nouveau mix de 1999 fait ressortir des nuances jusque-là inédites. 1999 est le sixième album de Prince à seulement 23 ans, mais c'est le premier vraiment composé au cordeau, moins spontané que les précédents mais plus audacieux aussi, où la place de chaque morceau est étudiée. Le son de 1999 suit deux tendances : une très synthétique, certains diront new-wave voire techno (Détroit n’est pas loin de Minneapolis où l’album est enregistré) et l’autre plus organique et soul avec Free ou International Lover. Les titres sont longs, hors formats classiques (entre 5 et 10 minutes d’où le double album), souvent hypnotiques, basés sur la répétition et des paroles assez crues. Y figurent plusieurs hits : le titre phare 1999 (un morceau prolifique débordant de sons que Prince compose en quelques minutes dans une chambre d’hôtel après avoir vu un documentaire sur Nostradamus), le torride Little Red Corvette ou l’antienne DMSR (Dance Music Sex Romance, qui aurait pu être l’autre nom de l’album).



La compilation des faces B et des différents mix, même si elle est cohérente, a peu d’interêt sauf pour les quatre perles qui s’y perdent. How come U dont call me anymore, Horny Toad et Irresistible Bitch sont des faces B d’une telle qualité qu’elles auraient méritées de figurer sur de vrais albums. Idem pour le « dance mix » de Little Red Corvette qui a, parait-il, lancé la mode des maxi 45t.

Le véritable intérêt de cette édition pour les fans ce sont les deux double albums de chansons inédites extraites du coffre fort de Prince et toutes enregistrées entre fin 1981 et début 1983. Même si les fans en connaissaient certaines, dans ces versions ou d’autres, nous en découvrons beaucoup dont même les archivistes les plus pointus ignoraient jusque-là l’existence : Rearrange, Money don't grow on trees, No Call U, Vagina ou Colleen. Cette abondance de morceaux inédits, inégaux, déroutants pour certains, témoigne d’abord d’un éclectisme fou. A l'époque Prince déstockait son excédent musical au travers d'autres artistes qui lui servaient de couverture : le groupe masculin The Time et celui féminin de Vanity 6. On connaissait donc déjà ce côté touche-à-tout chez lui, mais c'est encore un autre univers, ou plutôt des passerelles entre chacun de ces univers que l'on découvre ici.



La quintessence du son 1999 se retrouve sur les fabuleux Purple Music (repris 25 ans plus tard sur la scène du New Morning), Possessed ou Moonbeam Levels. D’autres titres prennent des chemins de traverse, voguent vers la pop ludique, les rivages de la country, voire du reggae. Prince aurait-il souhaité qu'ils sortent en l'état ? C'est une question à laquelle je n'ai qu'une réponse "- tu n'avais qu'à laisser un putain de testament !". En attendant il y a de quoi se régaler dans ce coffret. On découvre par exemple au milieu de la compilation des ébauches déjà bien affirmées d’un album qui sortira huit ans après, Grafitti Bridge (et dont il semble désormais évident avec des dernières pièces à conviction qu’il est quasiment exclusivement composé de « vieux » morceaux ré-assaisonnés au son des nineties).

Des prises alternatives enregistrées « live » en studio (International Lover, How come U ou un medley autour de Lady Cab Driver) fascinantes de maitrise et d’émotion, complètent ces disques. C’est le plus grand interêt à mon sens de cette compilation qui aurait pu même consacrer un ou deux disques complets à ces prises directes.



On regrettera l’absence d'Extraloveable, morceau indispensable enregistré à cette époque. La crainte par Warner d’une cabale #MeToo pour une rime sur le viol a déchiré tout espoir de réhabilitation discographique. Mais pas de panique à Puritanisme Park, la bite dessinée par Prince sur la pochette se dresse toujours sur le coffret. 


Le titre interdit en question (parce que what the fuck)

Le disque final du 1999 tour à Détroit (fin 82 donc), bien qu’inédit, est plus anecdotique pour les fans, puisque nombre d’enregistrements de qualité existent d’autres dates. En revanche, pour celui qui découvre le son 1999 et de sa tournée il faut impérativement commencer par là : l’album et le concert sont des versions différentes sur les mêmes thèmes (alors qu’une poignée de mois seulement séparent les deux enregistrements).


extrait du DVD du concert de Houston du 30 /11/82

Ce coffret qui vise à satisfaire tous les niveaux de fans est une réussite. 1999 c’est aussi un de ces albums de Prince qui ne prend pas une ride des décennies après sa sortie tant il est précurseur et a inspiré des générations de producteur. Il ne reste plus à attendre que Warner archives et Sony Legacy, fassent la même chose avant la fin du monde avec les... 39 albums officiels restants.

A écouter le podcast "The story of 1999" (en anglais)

Prince et la leçon de piano

On peut mettre à part l'édition Purple Rain Deluxe de l'an passé, le 21 septembre 2018 est distribué le premier réel album posthume de Prince, Piano and a Microphone. C’est en apparence un choix déconcertant de la Warner que d’avoir exploité le contenu d’une cassette audio d’une session au piano de Prince dans son home studio en 1983 pour en faire un album. Après tout, c’est le genre de choix improbable que Prince aurait pu faire.

A l’écoute c’est la claque. On y est. Force du toucher, précision de la voix et justesse dans la dinguerie, malgré le packaging l’album est tout sauf lugubre, c’est un brillant aperçu de la créativité et de la maîtrise du jeune Prince. Dur de ce dire que ce mec n’avait que 25 ans quand il balance sans une fausse note 30 minutes d’improvisation au piano en mêlant chant traditionnel, titres inédits, reprise de Joni Mitchell ou ébauches de futurs hits. 


Ce type a passé sa vie à travailler la musique et ça s’entend déjà à 25 ans. Le contenu était certes connu d'un grand nombre de fan, l'enregistrement pirate de cette session circulant depuis une vingtaine d'années mais pas dans une aussi bonne qualité. Le titre de l'album reprend le nom de l'ultime tournée (également au piano) de Prince où pour la première fois il revenait sur ses jeunes et cette année charnière de 1983. Il était alors à la veille de devenir une star planétaire.

Le plus dingue c’est de se dire que des milliers d’heures de la sorte nous attendent et qu’il n’y aura pas assez d’une vie pour les apprécier.


S’y retrouver dans les 23 albums Post-Warner de Prince (1995-2010)


Avec la "libération" de 23 albums de Prince sortis entre 1995 et 2010 et jusque-là inédits sur les plateformes de streaming (et la plupart introuvables dans le commerce), ceux qui ne connaissent pas l'étendue de l’œuvre de Prince après 1995 (après les années de hits, et un divorce laborieux avec sa maison de disques Warner) ont une chance assez dingue : Ils vont pouvoir découvrir des albums aussi riches et différents que The Rainbow Children, The Truth, One Nite Alon" ou Crystal Ball en une journée. J'avoue que je les envie. Devant cette profusion, un petit audio-guidage s'impose. Commençons donc la série avec le premier album de la seconde partie de carrière de Prince : The Gold Experience (1995). 

[1/23] THE GOLD EXPERIENCE ou le retour gâché

« All that glitters ain’t gold… »
 
L'album devait être son "Purple Rain 2" et a été fusillé à la fois par la Warner, sa maison de disques n'ayant pas trop apprécié ses récentes émancipations discographiques sur d'autres labels et sous d'autres noms, et Prince lui-même qui s'est comme souvent lassé du projet (la sortie a été bloquée durant 2 ans). Éclectique, nerveux et inspiré : Gold Experience est le parfait album pour commencer à écouter du Prince, on y retrouve un peu de tout ce qui a fait sa marque audio dans les années 90 : des ballades électriques calibrées sex (Shhh, Eye Hate U), une touche de rap (Pussy Control, Now), de rock (Endorphine Machine), du funk clintonien (Billy Jack Bitch) et des morceaux un peu plus dénudés (Shy)


Titres favoris : Billy Jack Bitch, Eye Hate U, Shhh
Le Sachiez-Tu : On y entend brièvement Ophélie Winter et Lenny Kravitz.


[2/23] COME ou quand Prince se dédouble

"Come. You Should Do That, Baby"

Comme c’est Prince et que « chaos » et « désordre » sont les maitres-mots de sa discographie, cette série Prince Post Warner 1995-2010 n’est déjà plus respectée dès le 2eépisode avec un album sorti en 1994 chez Warner. Mais on ne peut parler de Gold Experience sans évoquer COME, son album jumeau aussi sombre que Gold est lumineux.


Come et Gold étaient pensés par Prince pour sortir le même jour en 1994. Come sous le nom de Prince et Goldsigné d’un symbole imprononçable. Sur la pochette de Come sont d’ailleurs indiqués naissance et mort de Prince : 1958-1993. C’est à cette époque que l’on voit Prince arborer un « SLAVE » sur sa joue. Prince cherche alors à reprendre le contrôle de son nom et sortir comme bon lui semble ses albums (c'est-à-dire 1 tous les 3 mois). Mais il est contractuellement lié pour plusieurs années à la Warner qui n’a pas la même vision de la distribution. Les relations entre les deux sont exécrables. Prince va honorer son contrat en « lâchant » pour la major une série d’albums d’apparence bâclés mais qui contiennent chacun leurs pépites. Come est le premier de la série. C’est un de ses albums les plus courts, et hors-formats habituels (un titre a capella, un autre de 11 minutes…), avec peu de possibilité de singles là ou Goldest un album étiré mais très accessible avec 4 ou 5 hits potentiels. Prince avait tout misé sur Gold, Warner sortira Come. Les anciens amis ne s’aiment plus.

Titres Favoris : Papa,  Solo et Let it Go (pas celui de la reine des neiges hein)
LeSachiezTu : On entend des gémissements sur le dernier morceau Orgasm. Sont-ce ceux de Vanity (Denise Matthews), enregistrés dix ans plus tôt ? Si oui, dans quelles conditions ? Et pourquoi les réutiliser à ce moment-là en concluant cette ode à la jouissance sur un "I love You" ? Le débat reste ouvert.  Ils ont emporté leur secret dans l’afterworld, les deux sont décédés à 3 mois d’intervalle en 2016.


[3/23] CHAOS AND DISORDER ou quand Prince claque la porte

"I Rock, Therefore I am !"
Le bien nommé Chaos & Disorder est sorti à l’été 1996. Probablement enregistré en quatrième vitesse, l’album fait partie de ceux que Prince jetait à la Warner pour honorer son contrat. « C & D » est passé inaperçu personne ne daignant en assurer la promotion.  Si la compilation est plutôt cohérente et épurée (c’est probablement le plus « rock » de ses albums avec The Undertaker 1993), la plupart des morceaux comme I like It There ou Zanaleeprenaient réellement leur dimension en live. La pochette est symbolique de cette époque ou l'image de Prince (embourbé dans ses litiges juridiques et artistiques sur son nom et ses disques) se brouille complètement dans le public, au point de disparaitre des radars. Avec son côté "Je m'en bats les couilles", Chaos & Disorder est en tout point l’antithèse de l’album que Prince prépare au même moment et qui sortira sous un autre label à l’automne 1996. 1996, une année charnière à plus d’un titre dans la carrière et la vie intime de Prince. Mais ça nous en parlerons demain. 

Titres favoris : The Same December, Zanalee, Had U.
LeSachiezTu : Le dernier titre Had U (au choix « je t’avais » ou « je t’ai eu ») ne parle pas d’une femme, mais bien de ses 15 années chez Warner : « Kissed U, Disappoint U, Fuck U, Had U… »



[4/23] EMANCIPATION ou quand Prince se libère. Vraiment ?

"- Free ! Don’t Think I Ain’t."
On allait voir ce qu’on allait voir. Frustré de ne pas pouvoir distribuer autant de musique qu’il le voulait chez Warner, Prince sort chez EMI 36 chansons sur 3 CD de 1h pile chacun pour célébrer son amour et sa liberté artistique retrouvée. L’épais Emancipation, sorti en novembre 1996, est un tournant dans la production princière. Il y explore plus qu'avant plusieurs genres (Salsa, RnB, Rap, disco même) et, première, s’aventure dans des reprises de standards US (Bonnie Raitt, Joan Osborne, les Stylistics et les Delfonics). Si cette somme est incroyablement riche, la production n’est parfois pas à la hauteur de la créativité de certains titres (l’absence de cuivres sur Face Down reste un mystère) mais on y trouve son lot de bons grooves, de morceaux bien déglingués et un bel enchainement de ballades mélancoliques.


Emancipation fait également parti des opus « intimes » où Prince se livre le plus sur sa vie privée. Le disque 2 est intégralement consacré à son couple (il s’est marié avec Mayté Garcia). Le morceau Sex in The Summer est d’ailleurs rythmé par les battements de cœur de son enfant à naître. Emancipation est donc un album joyeux, résolument optimiste. La joie sera de courte durée. Son enfant, Amir, décèdera au bout de quelques jours, peu avant la sortie du disque dont il assurera quand même une longue promotion (ce qui n’était plus le cas depuis plusieurs années). Dans sa récente interview sur Schkopi-tv, Mayté revient sur l’importance qu’avait pour Prince ce disque. Elle l’a donc accompagné sur cette tournée promo malgré la peine. Prince disait que ses chansons étaient comme « ses enfants ». Pourtant quelque chose est cassé et son couple ne s’en remettra pas. C’est à cette époque, pour notre plus grand bonheur, qu’il s’embarque dans des tournées fleuves aux États-Unis et en Europe pour financer son association caritative « Love 4 one another ». Jusqu’à la fin, Prince ne jouera plus que très rarement des titres d’Emancipation sur scène. Paradoxalement cet album sur la liberté marque le début de son enfermement personnel et musical sur lui-même dans son gigantesque studio-blockhaus de Paisley Park « The White Mansion » à un moment où beaucoup de nouveaux sons et tendances musicales transforment la planète pop-rock. C'est aussi le début du bazar dans la distribution de sa musique, à partir de là il négociera disque par disque avec différents labels, quand il ne distribuera pas lui-même ses albums.


Titres favoris : Emancipation, Saviour, Joint 2 Joint, The Love We Make
LeSachiezTu : On entend Kate Bush sur le titre My Computer dont le thème est l’addiction à internet (10 ans avant la création de Facebook !). 


[5/23] CRYSTAL BALL ou quand Prince se pirate lui-même

"- You never would have drank my coffee if I had nerver served you Cream"

Prince est probablement, encore aujourd’hui, un des artistes les plus piratés : Les enregistrements des concerts bien sûr, le fameux Black Album, mais aussi des centaines de titres inédits ont circulé dès la fin des années 80. Ce marché parallèle atteignait un tel niveau que certaines paroles de chansons supposément inédites étaient parfaitement connues des fans qui les reprenaient durant les concerts. 

Au milieu des années 90, Prince veut reprendre la main sur les "bootleggers" et profiter des possibilités de l' internet naissant pour distribuer lui-même sa compilation de pirates. Crystal Ball est sa première ambitieuse démarche dans ce sens.

Disponible en 1998 uniquement en commande par téléphone ou via son site internet, Crystal Ball est un triple album dont le seul concept est d’offrir dans le désordre des morceaux inédits tirés du fameux "vault" (son coffre-fort à Paisley Park). L’emballage est sommaire avec une vague note rédigée par Prince où il explique le pourquoi et le comment de chaque titre.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69843042

On ne va pas chipoter, Crystal Ball est une mine d’or. Une mine qui se divise en trois catégories :
- Des morceaux de 1986 (Dream Factory, Last Heart, Sexual Suicide, Crucial ou le mythique Crystal Ball un titre résolument jazz de 11 minutes qui devait introduire un quadruple album refusé par la Warner).
- Des titres plus rock et RnB des années 90 (Aknowledege Me, The Ride, Interactive, Poom Poom, Calhoun Square…) qui auraient pu trouver leur place sur ses plus récents albums.
- Des curiosités : une séance à la batterie avec son comparse Morris Day, un poème  et des versions remixées.

S’il n’a pas vraiment de cohérence sonore, Crystal Ball montre plus que tout autre album la diversité de la production princière entre 1985 et 1995 et contient des classiques incontournables pour les fans.
Même s’il a été furtivement commercialisé en France sous le label Night and Day, ce triple album gâchant un peu son potentiel, autant dans l’assemblage bordélique que par sa distribution confidentielle, est symptomatique du sentiment ambigu que nous ressentions à l’époque. Nous avions d’un côté la satisfaction de pouvoir enfin entendre tout ça avec un bon son tout en déplorant que personne d’autres en dehors du cercle des fans ne le puisse. C’est enfin possible aujourd’hui. Profitez.

Titres favoris : Crystal Ball, Hide The Bone, Crucial, Days O Wild


Le SachiezTu : Crystal Ball est en fait un quintuple album. La version originale contient deux disques supplémentaires : un album instrumental improbable Kamasutra (qui n’est pas disponible dans la liste des 23 albums en streaming) et aussi The Truth un album acoustique à la guitare dont nous parlerons demain.


[6/23] THE TRUTH ou quand Prince est seul à la guitare

"- When the voices you hear command you to entertain the absurd..."

Fin des années 90, Prince est tiraillé entre son désir de revenir sur le devant de la scène comme à l’époque de Purple Rain (tout en sachant pertinemment que ce sera impossible) et sa volonté de faire la musique simplement pour un cercle plus restreint, ses amis ou ses fans de longue date, ou « fams ». Il va donc durant dix ans alterner des albums calibrés visant le grand public et des sorties ultra confidentielles pour son "audience rapprochée".

The Truth c’est 12 titres où Prince est seul à la guitare sèche, savamment accompagné de quelques effets sonores. Sans pochette et distribué en cadeau avec Crystal Ball en 1998, à l’évidence Prince n’avait aucune prétention d’exploser les charts avec cet unplugged. The Truth se glisse discrètement entre plusieurs albums largement surproduits avec, eux, de réelles ambitions commerciales (Emancipation et New Power Soul). Avec le recul on peut voir cette stratégie comme une erreur.
Cette volonté de se rapprocher des fans se poursuivra quelques années encore avec la création d’un « club » en ligne et des « célébrations » avec des concerts plus intimes (et acoustiques) chez lui à Paisley Park


Il faut voir aussi dans The Truth sa première affirmation discographique pour remettre en avant « la vraie musique par de vrais musiciens », un leitmotiv qui ne le quittera plus par la suite. Et preuve est faite avec cet album que Prince est un grand guitariste. De par sa simplicité et son authenticité, The Truth passe très bien l’épreuve du temps et serait probablement un carton s’il sortait aujourd’hui.


Titres favoris : The Truth, Fascination, Comeback, Welcome 2 The Dawn
LeSachiezTu : Animal Kingdom est une chanson pro-vegan offerte à l’association pour la défense des animaux PETA à l’occasion de son vingtième anniversaire.


[7/23] NEW POWER SOUL ou quand les disques de Prince commencent à devenir des prétextes à concerts

"- Freaks On This Side !"
1998 est une année princière faste. En plus de Crystal Ball, The Truth et Kamasutra, Prince sort un autre album sous le nom de son groupe le NPG (New Power Generation). Le NPG est une formation à géométrie variable et membres interchangeables (tous ont d’ailleurs repris la scène ensemble à la mort de Prince). 

Avec un son synthétique dans la continuité d’Emancipation, NewPowerSoul, avec son mélange heavy funk et guimauve, déroute sur certains titres. Une fois encore, c’est un album inégal dont la production laisse parfois dubitatif. L'album fait partie d’un triptyque le « NewPowerPak » composé de deux autres disques produits par Prince mais interprétés par deux de ses idoles de jeunesse : Chaka Khan et Larry Graham le bassiste de Sly and The Family Stone. Si Prince ne signe pas New Power Soul de son nom, il en assure néanmoins la promotion et plusieurs clips sont réalisés (dont The One par son épouse Mayté)

A écouter ici : http://tidal.com/us/store/album/61536195

L’album a été distribué en Europe dans le principal but de servir d’appui à une longue tournée le « Jam Of The Year Tour » qui a ressoudé les rangs des fans qui commençaient à se clairsemer. A Paris, ou il n’avait pas joué depuis quatre ans, l’année de ses 40 ans, Prince remet les pendules à l’heure et nous offre 2h30 de concert fabuleux et prouve avec force solo et grand écart qu’il est au sommet de son art. NewPowerSoul est l’exemple type de l’album dont on aime se souvenir pour les concerts et les longs jams qui y sont associés.

Titres Favoris : Push it Up, Come On, Mad Sex


Le SachiezTu : Il existe deux autres albums où Prince se cache derrière le groupe NPG : Goldnigga (1993) et Exodus (1995). A la différence de NewPowerSoul où il est en avant sur la pochette, il n’y est fait aucune mention de Prince ou alors via des messages cachés. Mais c’est bien lui aux commandes et qu'on entend sur la majeure partie des titres.


[8/23] THE VAULT : OLD FRIENDS 4 SALE ou quand Prince déstocke à prix cassé des pièces de collection

"- And they'll show you the friends that they're not"

Sorti à la fin de l’été 1999 The Vault : Old Friends 4 Sale est la dernière livraison contractuelle et à contrecœur (comme le montre la pochette) de Prince à la Warner. C'est un album à l’exact opposé du précédent NewPowerSoul. Selon le même schéma que Chaos And Disorder ou Come, Old Friends 
est très court, mais cette fois orienté smooth jazz et très accessible.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/90953

Cette collection de morceaux enregistrés entre 1986 et 1994 et d’extraits d’une musique de film jamais sortie (I’ll do Anything) s’avère une excellente surprise. Alternant les titres enlevés et plus sombres, on y retrouve enfin un Prince musicien au milieu d’autres musiciens, sans artifices électroniques et avec une vraie cohérence entre chaque titre. On regrette juste l’absence des autres titres de la BO d’I’ll Do Anything qui y auraient parfaitement trouvé leur place. Il n’y aura aucune promotion ni vidéo pour cet album.

On se met à rêver alors qu’il poursuive dans cette direction jazzy et intimiste sur scène mais, au tournant du millénaire, c’est dans un registre totalement différent que Prince prépare son (troisième) comeback.

Titres favoris : It’s about that walk, When the lights go down
LeSachiezTu : 5 Women est un titre à l’origine écrit pour Joe Cocker et figure dans son album Nightcalls en 1991.

[9/23] RAVE UNTO/INTO THE JOY FANTASTIC ou quand Prince rêvasse.

"- Don't hate me 'cause I'm beautiful !"
 Rave UNto The Joy Fantastic sort sur le label Arista en novembre 1999. L’album est symptomatique d’un travers qu’aura Prince durant 10 ans : il délaisse ce qui a fait sa marque de fabrique, des albums concepts et transgressifs, pour chercher à tout prix artistique à distribuer un album "catalogue" brassant différents genres avec pour chaque genre un titre formaté. Quand on cherche à plaire à tout le monde, il y a de grandes chances qu’on ne séduise vraiment personne. C’est le cas avec Rave Unto pourtant adossé à une impressionnante tournée promotionnelle en Europe (Prince ira jusque sur le plateau de Jean-Pierre Foucault !). 

Rap, ballade, clin d’œil à James Brown, solo au piano, rock fm… l’album part dans tous les sens et sonne comme une prétentieuse tentative de prouver qu’il maitrise tout mieux que tout le monde « I don’t follow trends, they just follow me ». Comme il s’agit de Prince les collaborations annoncées, que ce soit avec Gwen Stefani ou Sheryl Crow, n’en sont pas réellement et, cerise sur le pudding, le packaging n’a aucune âme (en un sens c’est raccord avec le contenu). Malgré tout, comme souvent avec Prince, on pioche deux ou trois titres magnifiques dans la bouillabaisse des 2 versions de l’album.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842702

Car, ce serait trop simple, un an plus tard une nouvelle version de l’album, nommée Rave INto The Joy Fantastic, est distribuée en CD via son site internet. Elle comprend des versions longues ou remixées, plus ou moins heureuses et un nouveau titre envoutant qu’on écoute alors en boucle : Beautiful Strange

A écouter ici (version 2) : https://www.deezer.com/fr/album/69843052

Bref, on sent à cette époque que Prince
1 / ne s’intéresse plus à ses albums en tant que tel (il mise de plus en plus sur la distribution en ligne, titre par titre, et le futur prouvera qu’il a raison)
2 / est clairement préoccupé par autre chose (on apprendra avec son prochain album qu’il s’agit de religion).

Pour les fans, plus que jamais, c’est désormais sur scène que ça se passe.


(reprise de Jimi Hendrix en décembre 1999. Extrait du DVD "Rave Unto the year 2000"

Titres favoris : Eye Love U But Eye Don’t Trust U Anymore, Beautiful Strange, Wherever U Go Whatever U Do.
Le SachiezTu : Le titre Rave Unto The Joy Fantastic a été enregistré en 1988 (à l’époque de Batman), soit 11 ans avant la sortie de l’album.


 [10/23] THE RAINBOW CHILDREN ou quand Prince prie en musique

"- I'm willing to do The Work Tell me now what about you ?"

Prince aura eu jusqu'à la fin la faculté de nous cueillir là où on ne l’attendait pas. Après quelques déceptions discographiques, à l'été 2001 il nous percute avec un album radicalement différent de tout ce qu'il a fait jusque-là sur le fond, la forme et la distribution.

Sur la forme, avec The Rainbow Children Prince assume enfin son penchant jazz d’un bout à l’autre d’un album. Il renoue également avec « l'album concept ». John Blackwell son nouveau batteur a précisé que l'album avait entièrement été réalisé avec seulement eux deux dans le studio. L’album peut déconcerter à la première écoute, mais c’est un classique et pour certains fans son dernier grand album.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842772

Sur le fond, fini l'équivoque ou la dualité sexe et spiritualité, The Rainbow Children gravite entièrement autour de la religion (même si tout reste cryptique). Jamais des psaumes n’ont sonné aussi funky. Ce disque est l’aboutissement artistique du travail spirituel que Prince entreprend sous l'influence de Larry Graham qu'il a rencontré peu après la mort de son enfant. Le bassiste de Sly and the Family Stone, très « investi » dans la religion, inspirera son « baby brother » à rejoindre les témoins de Jehovah. Certains en veulent à Graham pour cette « dérive ». Je pense, mais ça ne tient qu’à moi, qu’aussi déroutante qu’elle puisse nous paraitre ce détour a probablement rallongé d’au moins quinze ans la vie de Prince. La religion a par ailleurs toujours été présente dans ses disques à des degrés divers sous un axe plus profane ou blasphématoire.

Au début du siècle sur scène Prince est donc moins « dirty » et plus « mind », les « explicit lyrics » sont édulcorés, la chanson Sexuality est rebaptisée Spirituality et d’autres morceaux comme Sexy Mother Fucker ou Irresistible Bitch disparaissent de son répertoire. Côté promo, Prince ne fait plus une interview sans parler de la bible au milieu d’un charabia difficile à suivre.

Malgré son coup sur la cafetière, nous allons entrer avec cet album, et ceux qui vont suivre autour de son nouvel assemblage du NPG, dans une de ses meilleures périodes en concert.

Alors que l’industrie du disque dans sa quasi-totalité se méfie d’internet comme de la peste, l’album est disponible en téléchargement gratuit (nous sommes en 2001 !) sur le NPG Music Club, un site que Prince vient d’ouvrir et sur lequel il distribuera désormais sa musique. L’album sortira par la suite en CD et vinyle en France où il aura joli succès d’estime. Dix-sept ans après The Rainbow Children reste un album intemporel, et on entend toujours chaque soir ses premières notes au milieu d’autres standards dans le générique du Club JazzaFip. 


Titres Favoris : Rainbow Children, Mellow, 1+1+1=3, Everywhere
LeSachiezTu : Dans le cadre de la promotion de l’album et du NPG Music Club, Prince est le premier artiste de renommé à avoir donné l'exclusivité d'un titre (The Work) à Napster, le site d’échange de fichiers mp3 qui était dans le collimateur de l’industrie musicale.


[11/23] ONE NITE ALONE… ou quand Prince jouait du piano assis


Début des années 2000, Prince s’investit énormément dans le développement de son site internet, le NPG Music Club. Pour un abonnement annuel de 100$ les fans y ont accès à son blog, une émission mensuelle (précurseur des podcasts) et surtout des chansons et des vidéos inédites chaque mois, voire des albums (The Rainbow Children). Il y distribuait aussi des CD physiques comme Rave Into The Joy Fantastic ou ce One Nite Alone, son 25e album.

Après The Truth, One Nite Alone est le second album « unplugged » de Prince. Alors que depuis une dizaine d’années, l’autodidacte de la musique délaisse le piano sur ses disques et sur scène (nous avions tous en mémoire les longs passages de la tournée Lovesexy où il retournait un stade en quelques notes), il nous livre avec One Nite Alone 33 minutes émouvantes où il est seul face à l'instrument. Conséquence de ce qu’il vit à l’époque ? Son père, pianiste de jazz, est mort quelques mois plus tôt.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842782

One Nite Alone est son album le plus épuré, le plus triste, celui où on a le sentiment d’être le plus proche de lui (on l’entend quitter la pièce à la fin). L’album, bien que confidentiellement distribué, donne son nom à une tournée mondiale où nous retrouvons un Prince sur scène au piano à queue mais pas que. Et ça nous en parlerons demain.

Titres favoris : One Nite Alone, Avalanche, Arboretum
LeSachiezTu : Prince admirait Joni Mitchell. One Nite Alone contient une reprise de A Case of U. Une autre version est présente dans l’album Piano and a Microphone 1983 qui sortira le 25 septembre prochain chez... Warner.


[12/23] Le coffret ONE NITE ALONE LIVE ou quand Prince est en concert dans ton salon

"- If you came to put your purple rain coat on, you're in the wrong house

Même s’il vendait moins de disques dans la seconde partie de sa carrière Prince a toujours rempli les salles, du petit club réservé à l’arrache à 1h du matin au Stade de France booké seulement un mois avant le show. Et, soyons un peu objectifs, même un concert éventuellement « moins bon » de Prince dépassait de loin à peu près tout le reste de ce que j’ai vu avant, pendant et depuis. Si les fans le sont restés aussi longtemps malgré la difficulté à le suivre sans nom dans sa croisade anti-major et le labyrinthe mystico-bulshitesque de son bon-vouloir, c’est avant tout grâce à ses concerts et aux enregistrements de ses concerts, enfin les enregistrements pirates de ses concerts.

Car en déjà 25 ans de carrière, mis à part quelques programmes vidéo et le film Sign of the Times, Prince n’a jamais officiellement sorti de « live ». Il devait donc être sacrément fier de la tournée One Nite Alone pour en faire un triple-album. Le coffret One Nite Alone Live est distribué à la fin 2002 alors que Prince termine la tournée en Europe. Cette tournée, avec Prince et son groupe en costards, est exceptionnelle pour sa set-list sortant des hits attendus. L’album a été enregistré lors de la partie américaine autour d’une formation « jazz » (avec John Blackwell et Maceo Parker) et l’on y retrouve le son et les titres de The Rainbow Children et des morceaux moins connus (Extraordinary, Anna Stesia…) revisités sur le même mode.

Le second disque reprend le concept de son album précédent et on l’entend longuement seul au piano. Malheureusement l’enchainement des titres au piano est trop rapide pour vraiment créer une émotion. Le tout est même presque trop « lisse » par rapport à ce que nous avons expérimenté sur cette tournée.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842722

Le troisième disque ONE NITE ALONE LIVE… THE AFTERSHOW : IT AIN’T OVER ! est un collage de titres enregistrés lors d’aftershows dans des petits clubs sur cette même tournée. Car un concert de Prince c’était souvent l’angoisse d’un second concert surprise de Prince ailleurs dans la nuit. On ne compte plus ceux qui ont raté un premier concert dans l’espoir d’une bonne place au second qui n’aura finalement pas lieu (ou ailleurs) et ceux qui, à l’inverse, par le plus grand des hasards se sont retrouvés aux premières loges d’un concert surprise de Prince dans une boite de nuit alors qu’ils étaient venus pour une soirée mousse. Le son de ce troisième disque est donc différent, plus électrique, plus funk, plus décousu aussi, on y croise George Clinton, Larry Graham ou Musiq Soulchild, et une longue version à la guitare saturée d’une de ses plus belles chansons : Joy In Repetition. Tout cela est très bien mais il manque le principal : y être.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842892

Titres Favoris : Xenophobia, Strange Relationship, Anna Stesia, 2 Nigs United 4 West Compton, Dorothy Parker
LeSachiezTu : Il existe un DVD officiel de cette tournée, à regarder d’un œil seulement. One Nite Alone Live in Las Vegas est filmé avec les pieds (c’est l’époque où Prince filme tout lui-même au camescope parce que ça coute moins cher). Le DVD dure une heure et ne rend pas hommage ni à ce concert (qui en faisait trois) ni à cette tournée.




[13 et 14/23] XPECTATION et NEWS… ou quand Prince est à la croisée des chemins



Pas de répit, ce n'est jamais fini. La tournée One Nite Alone s’achève en décembre 2002 et le coffret Live vient tout juste de sortir et, pour les abonnés du NPG Music Club, l’année 2003 commence par un cadeau. Le matin du 1er janvier Prince offre un nouvel album en téléchargement : XPECTATION.
C’est une double révolution. C’est le premier album de Prince entièrement dématérialisé (il n’y aura jamais de version CD) et, si l’on met à part les 2 albums du groupe Madhouse (un de ses nombreux alias) sortis cher Warner dans les années 80 et 90, XPectation est le premier album entièrement instrumental qu’il signe de son nom. 

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842762

Entouré des musiciens de la tournée (John Blackwell, Candy Dulfer, Rhonda Smith) auxquels est invitée à se joindre la violoniste Vanessa Mae, Xpectation est une prolongation plus radicale du son jazz qu’il a initié deux ans plus tôt avec Rainbow Children. Il ne cherche ni le consensus ni à atteindre le grand public. Le sous-titre de l’album est explicite : New Directions in Music From Prince. L’album est une « expérience », inspirée dans la démarche par les disques de Miles Davis que Prince admirait. Le résultat est une succession de morceaux plus ou moins réussis aux allures de « jams » en studio. La distribution ultra confidentielle indique que Prince n’était, pour une fois, pas trop sûr de son coup et qu’il attendait des réactions de ses fans. Ceux-ci sont mitigés.

Il va poursuivre l’expérience avec un autre album instrumental NEWS qui sort dans la foulée en mai 2003 en version CD commercialisée à grande échelle. Cette fois c’est le saxophoniste Eric Leeds qui rejoint la formation. L’album a été enregistré en une prise et une journée. Il est composé de 4 morceaux (North, East, West, South) de 14 minutes chacun et sont pensés pour être écoutés en une seule fois à la suite.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842902

Malgré son joli packaging où Prince n’apparait pas (son nom est écrit en petit, perdu dans la pochette), News est encore moins commercial qu’Expectation, mais il est aussi plus intéressant et plus envoutant. News sera la plus mauvaise vente de disque de Prince.

Sa période jazz aura duré près de trois ans. Si Prince l’a incontestablement appréciée et qu’il a voulu donner des « preuves » à on ne sait qui qu’il était d’abord un musicien (ce que nous savions), on sent aussi qu’il se cherche musicalement, qu'il doit se réaffirmer commercialement et que nous sommes donc, en toute logique princière, à la veille de quelque chose de nouveau…

Something big is coming.


[15 et 16/23] THE CHOCOLATE INVASION et THE SLAUGHTERHOUSE ou quand Prince solde les comptes

- The chocolate invasion strats here !

 Début 2004. L’aventure NPG Music Club touche à sa fin. Les fans ont parfois eu la dent dure avec le club, mais avec le recul c’était une expérience fabuleuse. Durant 3 ans nous avons eu un contact plus « direct » avec la musique de Prince au fur et à mesure qu’il l’enregistrait.

Alors qu’un grand projet discographique et scénique pour le grand public se dessine (l’album et la tournée Musicology), un nouveau site est ouvert. Plusieurs albums sont mis en ligne sur le Musicology Download Store. A commencer par ces deux volumes regroupant les NPG TRAX, les chansons que Prince distillait chaque mois de 2000 à 2002 sur internet.

Il faut donc voir ces 2 volumes comme des compilations, jouables en mode shuffle à destination première de ses fans, pour marquer de façon plus officielle un moment de sa carrière où il a privilégié la musique en ligne, et non des albums « pensés ». La plupart des morceaux sont des chutes d’albums abandonnés. S’il y a une dominante funk-electro cohérente sur Chocolate Invasion, on y trouve des morceaux plus doux comme When I Lay My Hands on U ou U Make My Sunshine, un duo avec Angie Stone.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842442

"- How can a non-musician discuss the future of music from anything other a consumer point of view ?"

La recette est la même pour le volume 2, The SlaughterHouse, qui a peut-être un meilleur niveau global et sonne un peu plus techno. Le son y est de nouveau surproduit et la tonalité se veut futuriste.
Ces deux compilations ne sont jamais sorties en CD et, à quelques notables exceptions près, la plupart des titres des deux volumes n’ont pas été joués sur scène. Pourtant les clips de plusieurs chansons ont été tournés.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842402

Titres favoris : 2045 Radical man, Northside, Judas Smile, SexMeSexMeNot
LeSachiezTu : sur cette compilation figurent deux titres inspirés/écrits par/pour un film de Spike Lee, Bamboozled (Judas Smile et Radical Man). Ce n’est pas la première fois que Prince travaillait avec Spike Lee. Il avait déjà signé la BO de son film Girl 6 et avait participé au financement du biopic sur Malcolm X. Au générique de fin du récent Blackkklansman on peut également entendre un classique de la musique noire américaine repris au piano en 1983 : Mary Don’t U Weep. Spike Lee a également réalisé plusieurs vidéos pour Prince.


[17/23] C-NOTE ou quand Prince improvise

"- Now how am I gonna fill this empty room?"


Mars 2004, le troisième album distribué en téléchargement sur le Musicology Download Store est une perle. Pour la décoder, il faut revenir en arrière à l’automne 2002 sur la tournée One Nite Alone. En plus des titres et des podcasts, les abonnés du NPG Music Club avaient alors accès à la billetterie des concerts et des aftershows en avant-première mais aussi le privilège d’assister aux répétitions des concerts. Et, avec Prince, répétition équivaut parfois concert et souvent un concert différent de celui qui va suivre. C’est ainsi qu’à Paris, en amont des deux heures de concert puis des deux heures d’aftershow au Bataclan, 200 fans français ont assisté à un concert privé d’une heure dans un Zénith vide. Le summum est atteint au sportpaleis d’Anvers avec un soundcheck de 2h qui reste un de mes meilleurs souvenirs de cette époque et la seule fois où j'ai vu prince habillé en type lambda, dans une posture totalement décontractée, jouant les titres qu’on lui demandait.

C-Note revisite, trop brièvement, ces moments magiques. C’est une compilation de 5 morceaux dont 4 instrumentaux improvisés enregistrés à Copenhague et au Japon. Le disque est court (33 minutes) mais c’est un sans-faute. Les milliers d’heures d’enregistrements pirates qui circulent le prouvent : Prince était particulièrement doué pour ces exercices d’improvisation. La majeure partie de ses chansons sont nées sur scène, construites au fil de ces jams d’avant concert puis améliorées de preshow en show.

C-NOTE contient également la première version officielle d’une émouvante chanson « inédite » bien connue des fans depuis dix ans, Empty Room, dont on s’est toujours demandé pourquoi il ne l’avait pas sortie sur un album avant. Peut-être est-ce tout bêtement par ce que le titre (« salle vide ») prend sur cet album toute sa signification.
Il n’a jamais réitéré cette expérience « planifiée » de réelle proximité avec les fans, mis à part pour quelques «Celebrations» à Paisley Park et quelques chanceux au fil des tournées, pourtant il semblait l’apprécier.

Une pièce rare dans tous les sens du terme.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842552


[18/23]  MUSICOLOGY ...ou quand Prince fait le tour de la révolution

"- Kick the old school joint, for the true funk soldiers !"

Prince a multiplié les comeback plus ou moins réussis entre 1995 et 2003. En avril 2004, il se donne enfin les moyens commerciaux de ses ambitions.
Prince annonce à la fois la sortie de l'album Musicology et une très longues tournée américaine durant l'été. Première mondiale, le CD de Musicology est inclus dans le prix de vente du billet et sera distribué physiquement à l'entrée des concerts.
Cette fois, tout ceci est appuyé à un vrai plan média : superbe prestation avec Béyoncé aux Grammy Awards où ils reprennent Let's Go Crazy et Purple Rain, tournage d'un vrai vidéo-clip, une emission-concert à New York diffusée sur MTV et une prestation légendaire au Rock n'Roll Hall Of Fame avec Tom Petty. Il sera également le premier artiste à organiser une retransmission live du concert de lancement dans les salles de cinéma américaines.



Le Musicology Tour est une de ses tournées « greatest hits » la plus formatée avec, toujours (c'est Prince quoi), de grands moments et un long set acoustique à la guitare au milieu du public. C'est également une tournée sans effets où une grande place (scène centrale) est donnée aux musiciens : "real music by real musicians"



A l'exception du titre phare (hommage funky à James Brown et à la musique de son enfance) qui débute le concert, l'album Musicology a peu de rapport avec le concert du même nom. Peu ancré dans les sons du moments, l'album est un portfolio de genre divers (funk, pop, balades, rock...). Si l'ensemble montre proprement l'aisance et la diversité du musicien, Musicology laisse à l'époque une impression d'éparpillement. Plusieurs titres tiennent pourtant très bien les années et sont des merveilles de production.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842532

Si Musicology n'est pas un summum de créativité, ce sera en revanche un très gros succès commercial. Grâce à son coup de génie marketing (un cd vendu d'office dans une tournée à guichet fermé), Prince renoue avec les sommets des ventes de disques aux États-Unis. Il est enfin de retour sur les écrans et dans les esprits. L'aventure Musicology est la preuve que Prince comprend avant les autres que le rapport scène/vente de disque s'inverse à l'heure de la musique en ligne et du piratage. De surcroît, la recette lui permet de s’émanciper, avec une pointe de fierté, des "majors" du disque. Il fera désormais plus d'argent en concert qu'en cherchant à vendre des CD. Chaque album sera le pivot d'une tournée offrant l'opportunité d'une distribution ingénieuse de l'album qui, en retour, fera parler de la tournée.
 
La boucle est bouclée entre le petit Prince qui, pour s'entrainer à la guitare, achète un vinyle dans un "record store" au début de la vidéo de Musicology, et la dévalorisation du support CD symbolisée par la distribution gratuite de l'album à l'entrée du concert d'un Prince devenu grand... La musique n'est pas une question de formats mais d'émotions.



Titres favoris : Musicology, Call My Name, Dear Mr Man
LeSachiezTu :Dear My Man est une des rares chansons "politiques" de Prince (Other Titles In This Category Include : Baltimore, America et Sign Of The Times).


[19/23] 3121 ou quand Prince va en vacances

- You can come if you want to, but you can never leave"

Après sa longue tournée américaine de 2004 et une exposition médiatique comme il n’en avait pas bénéficié depuis une bonne dizaine d’années, pour la première fois de sa carrière, Prince souffle un peu. Pas de disque, pas de tournée en 2005.

L’indépendance retrouvée, Prince suit enfin le rythme que lui a dicté en vain la Warner pendant des années (une forte exposition pendant six mois pour le nouvel album et la tournée, puis un silence radio d’un ou deux ans avant le prochain album).
Celui qui est pourtant attaché à son Minnesota natal passe l’essentiel de cette année à Los Angeles dans la grande maison du 3121 Antelo Road. Il y organise des soirées où se pressent les people d’Hollywood. On retrouve quelques traces de ces nuits et concerts privés dans le livre photo de Afshin Shahidi : Prince A Private View… 

C’est le même Afshin qui réalise la pochette du 31e album de Prince : 3121. L’album sort en mars 2006 chez Universal, accompagné d’un beau plan marketing et de plusieurs prestations télé aux États-Unis et en Angleterre.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842852

L’album est, une fois encore, un collage de morceaux divers et légers dans l’esprit de Rave Unto The Joy Fantastic. Et, comme souvent depuis quelques années, on n’en ressort pas convaincu sur le moment, avant de lui trouver des qualités au fil des années.

La tournée à venir sera immobile, Prince décide de s’établir à Las Vegas sur la scène de l’Hôtel Casino Rio pour une série de shows durant toute l’année 2006. Il rode ici un concept qui traversera l’Atlantique l’année suivante.

Titres Favoris : 3121, Black Sweat, Get On The Boat

LeSachiezTu : Sur le CD de 3121 est sous-titré « The Music ». 3121 est aussi un film que Prince voulait distribuer en DVD avec l’album avec le sous-titre « The Movie ». Devant l’indigence narrative et formelle de la chose à côté de laquelle Grafitti Bridge ressemble à Citizen Kane, Universal a dû juger bon de brûler les copies. Le film restera inédit. Ce n’est pas une première expérience cinématographique pour Prince. Dans la foulée de Purple Rain, Prince a réalisé trois longs métrages, et durant vingt ans il a tourné (ou fait tourner) des centaines de clips et de programmes musicaux à Paisley Park. Si certains ont été diffusés (Sacrifice of Victor, Love 4 One Another, Beautiful Experience…), la plupart n’ont jamais été distribués, ni même vus.


[20/23] Planet Earth ou quand Prince occupe Londres

"- I love you baby, but not like I love my guitar"
Été 2007. Définitivement remis sur orbite marketing avec sa prestation historique à la mi-temps du Superbowl, Prince revient conquérir l'Europe qu'il avait délaissé pendant près de cinq ans. Il va allier le modèle de distribution expérimenté sur Musicology avec le principe de la tournée en résidence inauguré avec 3121. Inclus dans le prix du billet, l’album Planet Earth sera distribué à l’entrée du concert de la tournée européenne Earth Tour. 21 dates dans un lieu unique : l’O2 à Londres. Durant l’été tous les fans européens convergent donc en pèlerinage à Londres, certains pour une date, d’autres pour douze.



Même s'il est plutôt bien accueilli, on garde de meilleurs souvenirs de ces concerts que de l’album. Des disques kaléidoscopiques et sans concept, prétextes à tournée, égrainés par Prince de 2000 à 2010, Planet Earth est le moins inspiré (Oui, Guitar ressemble quand même BEAU-COUP au Back In USSR des Beatles). 2 ou 3 titres surnagent d’un ensemble très, trop, facile d’écoute et donc pas désagréable mais qui s’oublie très vite.

Mais, avec ces deux mois invraisemblables de concerts à l’O2, un main show modifié chaque soir et une douzaine d’aftershows, tout lui était pardonné à la fin de l’été.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69843302

Titres Favoris : Planet Earth, Chelsea Rodgers, Resolution



LeSachiezTu : Pour le lancement de la tournée, l’album sera distribué en Angleterre avec le journal Mail-On-Sunday. C’est une première pour un artiste de cette renommée.


[21/23] INDIGO NIGHTS ou quand, à l’heure du mp3, Prince sort le cd au boitier le plus encombrant du monde

« - Inside I’m still the same, but something else has changed »

Terminée l’époque de la course aux aftershows, la tournée Earth tour de l’été 2007 offre la possibilité de réserver des tickets pour l’aftershow qui aura lieu à 50 mètres du premier concert au Club Indigo. Sa présence n’est pas garantie, mais au final cet été londonien sera riche en concerts princiers d’anthologie autour de formations variables du NPG (des formations rock avec le couple Dunham, d’autres plus funk, latino ou encore plus jazz avec Renato Neto et Maceo Parker).
En 2008, le disque Indigo Nights est une sélection d’extraits de ces soirées, reflétant plusieurs de ces tendances.

A écouter : https://www.deezer.com/fr/album/69842942

Après avoir sorti un parfum pour l’album 3121, Prince décide d’accompagner le CD d'un livre de photos, ou plutôt l'inverse. Pour avoir le disque, il fallait acheter par correspondance le coffee table book de 5 kilos (pas très Planet Earth comme initiative).

Pour les habitués des enregistrements pirates et, plus encore pour ceux qui ont assisté aux concerts, une impression bizarre d’un mix trop propre se dégage de cet enregistrement. On regrette aussi ce choix de titres lorsqu’on connait le contenu des autres concerts. Mais tel est le fan de Prince : jamais content spécialement lorsqu’il est gâté.

Ce disque reste pourtant intéressant à plus d’un titre. Déjà pour les quelques morceaux rarement joués, pour ses reprises (Led Zeppelin, Aretha Franklin, Mother’s Finest) ainsi que pour le monologue central de Prince (qui s’étend sur 4 morceaux de Girls and Boys à Just Like U) où il évoque son rapport à la célébrité, sa jeunesse, des aveux à la fois drôle et pointant de réelles angoisses.

D’ailleurs, si le livre Indigo Nights est une succession de photos à sa gloire, cliché après cliché, l’artiste enfermé dans son hôtel y étale d’abord, consciemment ou non, son extrême solitude.


Titres Favoris : Indigo Nights/Get on The Boat, Misty Blue/Baby love, The One/Question Of U

LeSachiezTu : Plusieurs guests sont montées sur scène à l’Indigo, notamment Amy Winehouse et Will I Am. Ce n’est que le second live officiel de Prince en 30 ans de carrière. Ce sera le dernier de son vivant.


[22/23] LOTUS FLOW3R + MPLS SoUND ou quand Prince est plus incontrôlable que jamais

"-Donwload a future full of isolated boys and girls..."

Au fil de la première décennie des années 2000 Prince propose des albums « faciles » pour tenter de conquérir une autre audience que celle de ses fans, des albums « formatés » pour les radios … radios qui ne les diffusent pas. Les albums un peu plus pointus, eux, sont distribués sous d’autres modes. Le disque n’est plus qu’un support dans lequel il ne se projette plus vraiment. C’est n’est vraiment plus que sur scène qu’on l’apprécie, et qu’il s’améliore. Alors que sa production (officielle tout du moins) décontenance les fans, Prince multiplie dans la même période des prestations scéniques fabuleuses à un rythme toujours plus soutenu.

Chaque album est un coup marketing et le théâtre d’un évènement scénique que Prince gère en artisan, certains diront en amateur. Force est de constater qu’il est plutôt doué pour faire parler de lui. En 2009, pour son lancement, le triple album Lotus Flow3r est l’objet de trois concerts consécutifs le même soir à Los Angeles dans trois salles différentes. En parallèle, LotusFLow3r est vendu en exclusivité à prix cassé aux États-Unis dans une chaine de supermarché, Target (un peu comme si Johnny avait donné l’exclu de son album à Monoprix).

En Europe, la stratégie commerciale (s’il y en a une) est basée sur le plaisir de Prince de créer des évènements uniques. En juillet 2009, Prince s’invite au dernier moment au festival de Montreux pour deux concerts différents le même soir. La tournée promotionnelle d’octobre 2009 (le triple album est distribué en France par le label Because) sera l’occasion d’une des semaines de concerts princiers les plus intenses survenues sur le sol français. En assistant à la fashion-week, Prince décide de jouer sous la nef du Grand Palais. Organisés en quelques jours, et complets en une heure, ces deux concerts du 11 octobre 2009 sont un sommet de magie princière, à la fois pour le bordel général de l’entreprise (il n’y a quasiment eu aucunes répétions et la balance est faite en direct lors du premier concert), et la beauté du moment (pour le premier concert entre chiens et loups et les allers retours des pigeons d’un bout à l’autre de la verrière). Il remettra le couvert dès le lendemain à la Cigale avec un set plus funk à destination des abonnés de son nouveau site (succédant au NPGMC, puis au Musicology, puis au 3121). On sent pourtant lors de cette tournée quelques signes de faiblesse physique.


Si on a l’impression depuis quelques temps que non seulement le contenu des albums de Prince peut-être écouté dans n’importe quel ordre et que les titres sont également interchangeables d’un album à l’autre, LotusFlow3r échappe un peu à la règle. Déjà, il prend le temps d’offrir trois visions musicales. Le premier disque, « organique » est un condensé des dernières années musicales de Prince, un peu de jazz instrumental, une pointe de rock. Le tout est plutôt réussi.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842742


Le second disque MPLS Sound se veut un retour au son de ses débuts, plus électronique, le son de Minneapolis qu’il a contribué (avec d’autres) a lancé au début des années 80. Là à l’exception d’un Old Skool Company, particulièrement efficace, c’est moins concluant.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69843262

Le troisième album, Elixer (He Licks Her), met en avant sa protégée du moment, Bria Valente. Ce troisième album n’est mystérieusement pas disponible en streaming. C’est dommage c’est le plus intéressant du package. Il en interprétera des passages sur la scène du festival de jazz de Montreux.
Prince va bientôt entrer dans une nouvelle période, la dernière. Dans ce qui apparait avec le recul comme une fuite en avant, il multipliera les concerts comme jamais, tout en s’isolant humainement et musicalement.

Titres Favoris : Boom, Colonized Mind, Elixer, Old Skool Company

LeSachiezTu : Inspirée de ses tournées statiques à Londres et Las Vegas, Prince était en discussion à l’époque pour faire une nouvelle résidence à Paris. Elle se serait limitée à sept jours dans sept salles différentes parmi elles l’Olympia et Bercy … Entre le New Morning, la Cigale, le Grand Palais et le Stade de France, ce projet se sera finalement à moitié réalisé de 2009 à 2011.


[23/23] 20TEN ou Quand Prince renait en Europe

" I love everybody and everybody loves me"
2010 sera une année européenne pour Prince. Désormais l’artiste tourne dans les gros festivals d’été et pour l’occasion il distribuera son nouvel album 20TEN gratuitement via des magazines dans chaque pays visité, la veille même ou le jour même du concert.

Opération de la hanche ou painkillers ? Ce qui surprend lors de son passage au Main Square Festival d’Arras, neuf mois après le Grand Palais, c’est sa vitalité retrouvée. Si la set-list n’évolue guère depuis quelques temps (majorité de hits d’avant les années 2000), l’énergie et l’optimisme sont de retour.


L’album 20ten, probablement sorti des mêmes sessions d’enregistrements dans lesquelles il a puisé pour Planet Earth, 3121 et LotusFlow3r, est le plus abouti de la série. Sans prétention, plus inspiré, avec un peu plus de groove que les albums précédents et une bonne humeur communicative sur fond d'électronique, 20Ten est un « MPLS sound » réussi. Certains titres pourraient même figurer sur Controversy ou Dirty Mind. Le tout est une pop festive ne trahissant pas ce qu’il a fait il y a vingt ans, sans pour autant verser dans la nostalgie, et au contraire en donnant envie d’avoir la suite. Si le disque a un concept, c’est bien celui éphémère d’être écouté pour la première fois sur le chemin du concert, histoire de s’échauffer.

A écouter ici : https://www.deezer.com/fr/album/69842972

Nous n’avons pourtant pas perçu à l’époque que nous changions de paradigme princier. Celui qui s’était toujours battu pour faire vivre ses albums, s’en désintéressait désormais totalement. Une preuve parmi d’autres : après s’être battu dix ans pour reprendre possession ses masters et les réenregistrer, il n’en a rien fait une fois les avoir récupérés. C’est aussi une époque où Prince s’englue à nouveau dans une communication opaque, multiplie des prises de position clivantes (anti-internet par exemple, alors qu’il a été précurseur dans le domaine) et produit des contenus web de plus en plus amateurs et déroutants (à voir comme une nouvelle preuve du système autarcique dans lequel il se complaisait). De même, la profusion de tournées et de concerts (toujours complets) qui se sont enchainés par la suite à travers le monde (principalement aux États-Unis) contribuera à mettre sous le tapis une inquiétante anomalie dans ses bientôt 40 ans de carrière : il ne s'est jamais passé plus d'une année entre la sortie de deux albums de Prince.

Son album suivant, Art Official Age, qui déjà de son vivant a des vibrations testamentaires, ne sortira que 4 ans après en 2014 (O ironie et boucle bouclée) chez Warner.

De son propre aveu, dans les derniers mois de sa vie, celui qui ne dormait jamais et avait déjà vécu deux ou trois vie de plus que le commun des mortels, commençait à retrouver le sommeil. Il l’envisageait peut-être comme le signe de la fin de sa carrière. Alors que nombre de fans le pensait assagi, prêt pour entamer un nouveau pan de sa carrière plus « cool » dans des clubs de jazz ou des salles prestigieuses, il surprendra jusque dans sa sortie. Entre deux réclusions dans son bunker blanc où il n’échangeait plus qu’en mode « cryptique » avec une poignée de fans sur Instagram, Prince s’est livré sur scène jusqu’à la fin dans un récital au piano où il revisitait dans la joie et surtout la peine les souvenirs d’une jeunesse qu’il n’a au fond jamais quittée.

« …and there’s always a rainbow at the end of every rain »

Titres favoris : Future Soul Song, Lavaux, Laydown
LeSachiezTu : 20ten n’est sorti que dans la presse européenne (en France, dans le Courrier International). C’est un album inédit dans le reste du monde.

La play-liste de l'article (5h40 tout de même)



Le retour de Purple Rain


Et soudain 33 ans après, Purple Rain ressort dans les bacs et sur les plateformes de streaming dans un coffret à prix cassé. 

Comme je lis quelques commentaires blasés ici et là, faisons le point :
En toute objectivité, cette réédition est un évènement musical. Point.

Retour en arrière pour ceux qui ont raté les dernières minutes : 
Purple Rain est d’abord un film, tourné fin 83 dans la banlieue de Minneapolis avec un budget art et essai et qui sera le gros carton de l’été 84. Un projet fou sur le papier décidé par Prince Rogers Nelson, 25 ans et déjà 5 albums à son actif mais à la diffusion un peu trop limitée à son gout. Prince va se construire purement et simplement sa mythologie sur celluloïd. Un peu sur le modèle de Rocky tourné quelques années plus tôt, le film faussement autobiographique et totalement autoprophétique, raconte l’histoire d’un musicien surdoué, un peu badass et au melon surdimensionné qui va dépasser ses démons, la concurrence et son entourage pour devenir une star. Star, Prince va effectivement le devenir grâce au film et à sa musique composée presque en même temps que le tournage. L’été 1984, le film, l’album et ses singles seront simultanément en tête des classements publics et critiques dans le monde entier. L'ouragan parfait à l'époque du "vidéoclip" roi : le film donnait envie d’acheter le disque, le disque poussait à aller voir le film, et en ressortant du film ceux qui avaient déjà le disque achetaient le maxi-single de Let's go Crazy.

Pour ceux qui ne connaissent pas l’album original, Purple Rain par "Prince and the Revolution" c’est 9 titres dont 9 hits, dans des registres différents liés par un son électrique. Même si ce n’est paradoxalement pas le plus révolutionnaire de ses albums, Purple Rain est un précipité d’énergie, de souffre (le label Explicit Lyrics a été créé à cause de la chanson Darling Nikki), de mélodies et d’efficacité, avec une exécution zéro défaut.

Purple Rain c'est désormais un coffret de 4 disques.

Les 11 morceaux inédits du second disque offrent enfin au plus grand nombre un autre point de vue (moins calibré) sur l’artiste et la diversité des registres qu'il était capable d'aborder sur une période relativement courte (environ deux ans). En marge de la production officielle déjà abondante (un album par an pendant près de quarante ans), nombre de fans le sont restés grâce à une exploitation parallèle d’enregistrements "pirate" et d'une myriade de chutes de studio. On en retrouve quelques unes ici (Wonderful Ass ou Electric Intercourse) avec un son enfin parfait, ainsi que d’autres morceaux jusque là inconnus (notamment une version à tiroir d’une dizaine de minutes de We Can Fuck qui a elle seule justifie le coffret). La sélection des titres inédits ou des versions privilégie moins l’unité musicale que la cohérence avec l’environnement sonore du film (pourtant absent de cette édition). Plusieurs morceaux comme Possessed ou Father’s Song sont entendus dans le film mais ne figuraient pas sur l’album original. Quelque sonorités dans We Can Fuck ou Katrina Paper Dolls évoquent des passages du film.

Le troisième disque se concentre sur les versions "maxis" et les face B de cette période (rien de nouveau pour les fans, mais encore quelques "classiques" à découvrir pour les autres God, 17 days, ou Erotic City).

La cerise sur le gâteau de ce coffret est un DVD du concert de Syracuse filmé en 1985 (lors de la tournée fleuve dans la foulée du film). Plus qu’avec l’album, j’ai compris comme beaucoup d’autres en voyant ce concert dans les Enfants du Rock la même année qu’on dealait là avec quelqu’un d’exceptionnel dans toutes les dimensions du show : chant, improvisation, danse, multi-instrumentiste et un gout prononcé pour la provocation qu'elle soit sexuelle, religieuse ou artistique. Ça ne s’est jamais démenti, du moins sur scène, avec des propositions musicales sans cesse renouvelées, parfois difficiles à suivre, durant plus de trente ans.

Purple Rain sera a double tranchant pour Prince. Si le film et l'album lui ont permis d’acquérir une notoriété internationale, une assise financière et une légitimité artistique illimitée, le record pourpre serait indépassable. Purple Rain devenait aussi un piège, une référence obligée à la moindre évocation de son nom, alors que Prince est tellement plus que « seulement » Purple Rain


Prince est mort l'an passé. par surprise, à l'image de sa carrière, comme un nouveau concept album. Il n’aurait probablement pas approuvé ce coffret (il avait juste signé pour le remastering de l’album, le disque 1) comme il n’approuvait pas (euphémisme pour "procédure judiciaire systématique") les multiples enregistrements pirates, ni même la simple diffusion sur internet de sa musique. Avec ce coffret, la boite de Pandore est, timidement, ouverte. Nous allons probablement avoir accès à d’autres nouveautés qui se conjugueront toujours au passé. A l’exception de ses concerts, Prince ne regardait pas en arrière. Quand il sortait un album, il en sabordait souvent la promotion. C’était souvent déjà de l’histoire ancienne pour lui, il avait déjà trois ou quatre nouveaux albums enregistrés d’avance radicalement différents. C’est aussi cette énergie, qui semblait inépuisable, qui fascinait ses fans tout autant qu'elle les maintenait dans une dépendance plus ou moins larvée prête à se débrider à la moindre esquisse de sortie d’album ou d'annonce d'une tournée. 

L’été de la mort de Michael Jackson, j’avais une conversation avec une amie sur l’éventualité du décès de Prince (hypothèse proprement inconcevable). Je lui répondais que l’on aurait alors l'amère joie d'avoir le reste de nos vies pour enfin tout écouter pai-si-ble-ment et en découvrir encore  plus. Voilà on y est. Le spectacle est fini, l’œuvre est achevée, les lumières sont rallumées. On va rester encore un peu là. Histoire de voir s’il y n’aurait pas un truc imprévu qui déboulerait. 

"Tu sais avec Prince, on ne sait jamais".  

Purple Rain Deluxe Expanded, sorti le 23 juin, Warner/NPG, 3 CD/1 DVD, 21.99 euros.
Pour en savoir + : 
Purple Fam, histoire d’une addiction à Prince Raphaël Melki
The Rise of Prince (1958-1988), Alex Hahn, Laura Tiebert (en anglais)

Où étais-tu la nuit dernière ?

 
Journal, 21 avril 2016 > Toute la journée en montage. Je coupe les infos. A peine le temps de voir en fin d'après-midi, un partage Facebook au sujet d'un corps sans vie retrouvé à Paisley Park. Je ne m’inquiète pas plus que ça. Les filles rentrent vers 19h. En leur mettant des dessins animés sur la télé, j’aperçois un extrait de Purple Rain sur France 5. A 19h20, Prince sur une chaine nationale ? Lui qui (comme la bonne musique en général) est tricard des heures de grande écoute sur les médias depuis si longtemps. Je n’ai pas besoin de lire le synthé. Je comprends.

Prince est mort à 57 ans.

Ce moment, je ne le redoutais même pas tant il est inconcevable, surtout depuis que Prince entre apaisé dans une nouvelle phase de sa carrière et que je l’imaginais atterrir en douceur d’ici vingt ans dans des croisières souvenir pour ses anciens fans, ou dans un club de jazz, ou les deux. Je ne pleure pas. Je m’étonne même d’être totalement froid. Le téléphone vibre sans cesse. Des condoléances. Des cœurs. Des SMS. Je n’en ai jamais reçu autant et aussi vite. Je ne pensais pas avoir fait autant étalage de ma passion auprès de mon entourage et sur les réseaux. J’ai du mal à partir aux 50 ans de Jegoun. Je suis quand même sonné, ça monte. Gildan m’envoie un message :

- Tu sais ?
- Yep.

Le repas à la Comète n’est qu’un flottement cotonneux d’où je ne perçois que les échos du best-of de Michael Jackson que le patron a jugé bon de passer en boucle. Dans le brouhaha, sur l’écran d’une chaine d’info, j’aperçois Raphaël. Il a les mots justes et relève le niveau bien mal engagé tout à l’heure avec Eric Dahan qui n’a pas attendu dix minutes après l’annonce du décès de Prince pour piétiner son œuvre.

J’entraîne Gildan à la soirée hommage organisée en une heure par Schkopi au Réservoir. La première fois que j’y retourne depuis 2012 et le concert de The Family (les premiers interprètes de Nothing compres 2U). C'était le soir des 60 ans d’Eric Leeds. J’étais comme un fou, je discutais avec des légendes de mon adolescence qui ont collaboré avec Prince à des moments clés, et je filmais leur concert. Devant la salle, des visages sombres que je connais et d’autres visages, le regard tout aussi perdu, croisés au fil des années de concert en concert. J’ai presque honte de ne rien sentir, de ne rien afficher à part une décontraction de façade. Something does not compute. Nous pénétrons dans le club aux sombres éclairages pourpres alors que raisonne de la façon la plus glauque du monde sa chanson la plus triste : Sometimes it snows in april.

Sometimes it snows in april,
Sometimes I feel so bad,
Sometimes I wish life was never ending,
but all good things, they say, never last.

J’ai envie de partir.

Comment va-t-on faire ? Comment vais-je faire ? Comment ne pas parler de sa musique au passé alors que sa musique c'est lui ? Comment faire vivre tout ça ? Comment laisser la place à du nouveau tant il est inégalable ? 

Bientôt des souvenirs m’assaillent dans tous les sens : Des concerts évidemment, ceux auxquels j’ai eu le privilège (cher parfois) d’assister, mais aussi ceux que j’ai raté (ça fait partie de l’expérience, et finalement j’en garde aussi un bon souvenir. Je l’ai d’abord aimé grâce à ces centaines de concerts dont je ne connais que les enregistrements). Plein de flashs sans aucune hiérarchie sur ces petits moments qui n’ont rien et tout à voir avec lui, ces trente-trois dernières années où il m’a accompagné chaque jour. Je me souviens précisément du moment et de l’endroit où je l’ai découvert, aux balbutiements de mon adolescence. La déconcertante et magique première écoute d'Around the world in a day l'année suivante. Ce moment où j’ai clairement basculé, deux ans plus tard, avec la sortie de Sign of the Times et cette émission sur la toute jeune Skyrock diffusant l’intégralité du double album le soir même de sa sortie, les cassettes de compilation faites au collège, les paroles sur mes cahiers, les vinyles achetés à Londres en 1987 lors d'un week-end de gavage princier (disques stupidement revendus des années après), mon premier concert au Parc des princes en 90 (peut-être le moins bon de tous, et qui pourtant a été un déclencheur supplémentaire), les discussions entre fans sur Minitel, 3615 code stars, mes dessins, des heures de dessin autour de son univers (là il m’a vraiment aidé à passer des moments difficiles). Mon premier enregistrement pirate acheté 500 francs à un revendeur hollandais le Small club 2nd show that night, écouté en boucle cet été de solitude 1990 et qui est encore là sous mes yeux au moment où j’écris ces lignes. C’était tellement décoiffant musicalement, différent de ses hits et d’une qualité audio si parfaite que j’ai d’abord cru à un « fake ». Ma course aux bootlegs, mes pochettes recomposées, ces heures en sa compagnie auxquelles je ne faisais plus attention tant elles étaient naturelles, ces voyages en Europe et aux États-Unis que je planifiais toujours autour de ses concerts durant dix ans. Ces longues répétitions au palais des sports d'Anvers où il était habillé pour une fois (presque) en civil et jouait les morceaux que nous lui demandions. Cette inoubliable et improbable nuit dans un petit club à Las Vegas en 1999 après laquelle je me suis dit : « OK c’est bon. Ce que je viens de vivre pendant des heures est indépassable ».

Le New Morning dix ans après me prouvait que, oui, cela pouvait encore être dépassé.


Même si parfois il m’énervait, et que je m’en éloignais, il était toujours dans mon air. Ayant une défiance pour la vénération aveugle, je me suis toujours défendu d’être le "vrai fan" (ce qui m’a d’ailleurs connement fait rater pas mal de concerts y compris une fois juste en bas de chez moi) sans toutefois jamais cacher ma passion pour sa musique et son énergie (elles étaient trop consubstantielles de ma vie pour pourvoir les dissimuler). Mais cette nuit, au fil des heures les enchainements du DJ ReverendP et l’alcool font leur effet.

How can you just leave me standing  ? Alone in a world that's so cold.

Je craque sur une chanson "inoffensive" Beautiful, loved and blessed, une de ces ballades récentes sur lesquelles, entre les démos, les avalanches d’enregistrements inédits, de concerts, mon attention glissait jusqu’à présent. Cette nuit, cette chanson est une flèche tirée de l'au-delà qui me perce le cœur. Je pleure et bats la mesure. La joie et la peine, comme le sentiment amoureux. L’être aimé n’est jamais assez là. Même quand il est là. C’est exactement ce que je ressens. C'est ce que j’ai toujours ressenti avec Prince, avec des débordements parfois, une distance raisonnée à d’autres moments, ou en le refusant, tout simplement parce qu’un amour trop intense vous empêche parfois de vivre.

Body don’t wanna quit, gonna get another hit.

Dans les larmes, je bricole une cohérence à tout cela : cette dernière tournée énigmatique où il joue seul au piano (je dois avouer que ce trop-plein soudain m’agaçait alors qu’il snobait stupidement en live cet instrument dans lequel il excelle aussi bien, voire mieux, que dans les autres) et la reprise de Heroes depuis quelques semaines (lui qui n’a jamais joué du Bowie) sur cette même tournée. Même les paroles que je considérais être son seul point faible prennent une autre dimension, de Let’s go Crazy aux dernières secondes du dernier morceau de son dernier album. Je ne m’étais pas inquiété sur sa santé. Je m’inquiétais sur ses choix artistiques et commerciaux récemment, mais j’étais déterminé à rester insensible à sa personne (toujours ma vigilance à ne pas tomber dans le fanatisme), et je n’ai pas prêté d'importance à ce que j’interprète maintenant comme des signes. Sauf bizarrement la veille de son décès, où j’écoutai religieusement une émission de FIP qui lui était consacrée, en postant sur Twitter un commentaire sur chaque chanson (ce que je ne fais jamais). Expérience décalée qui ajoute au côté surréel de ma nuit blanche.

I’m gonna dance my life away.

Nous écoutons très fort sa musique jusqu’à très tard. On danse, on rit, on pleure. Comme dans un concert de Prince, plein d'inconnus sont au diapason de la même émotion. C’est ce qu’il fallait. Un énorme merci à Raphaël. Nous marchons à l’aube. Comme d’hab. Comme après le concert surprise  du Bataclan, toujours en 99, où à peine sorti, usé mais heureux, il fallait reprendre une journée de montage dans la foulée. Je dis au revoir à Gildan à Bastille. Il me rend mon casque qu’il avait gardé dans son sac. Et j'écoute encore celui que j'écoute au moins une fois par jour depuis trois décennies.

En me demandant de quoi demain sera fait.



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