Le dernier clip de Marwan Abdelhamid, Saint Levant de son nom de scène, est sorti le 22 février. Il s'agit du morceau titre de son prochain album Deira, dont la sortie est prévue en avril. Les influences musicales et visuelles allient les deux principales identités de l'artiste, palestinienne et algérienne. L'occasion de revenir sur son parcours musical et ses engagements politiques.
Tout a commencé sur TikTok et Instagram, les plateformes de sa génération, à laquelle on a attribué la lettre Z. Des bouts de clip, des paroles en trois langues, un look bien à lui. Quelques singles puis un premier EP intitulé « From Gaza with love ». Le titre dit les thèmes de prédilection du chanteur : la Palestine et l'amour. Le succès immédiat le propulse sur le devant de la scène. Le New York Times puis Le Monde lui offrent leurs colonnes pour un entretien. Et comme souvent lors des percées fulgurantes, les détracteurs s'en donnent à cœur joie. Pour qui se prend ce jeune homme de 23 ans, certes trilingue ? Qui représente-t-il ? Est-il vraiment palestinien ? A-t-il le droit de parler au nom de la Palestine ? Des questions qui reviennent sans cesse. Comme si l'identité palestinienne était inamovible, figée dans des clichés austères. Comme si s'en éloigner assignait les artistes à l'inauthenticité et à l'occidentalisation excessive. Cela en dit long de l'idée qu'on se fait de la Palestine, même chez ceux qui la défendent. Pour être palestinien, il faut rester dans le rang.
Le rang, Saint Levant n'en est pas un grand adepte. Il aime les chemins de traverse et brouiller les pistes par des choix musicaux et vestimentaires audacieux qui ne peuvent être du goût de tous. Il a le keffieh fleuri, et la langue aussi. À vingt ans, il partage dans ses premiers morceaux le récit de ses conquêtes amoureuses un peu maladroitement. Mais il sait aussi rire de lui-même en confectionnant des rimes facétieuses. Dans son morceau « From Gaza with love », il propose par exemple au mannequin américain d'origine palestinienne Bella Hadid de porter son nom de famille, Abdelhamid.
En novembre 2023, le jeune artiste fait partie du palmarès des hommes et des femmes de l'année GQ 20231. Lorsqu'il se rend à Paris pour recevoir son prix, les organisateurs lui demandent explicitement de ne pas évoquer la Palestine. Mais le rappeur ne cède pas. Au pupitre, il parle de Gaza sous les bombes et de l'occupation israélienne « qui dure depuis 75 ans ». Visiblement ému, il égrène les prénoms de certains enfants tués, dont il aurait aimé raconter l'histoire. Il veut rappeler que les Palestiniennes et les Palestiniens ont « des visages, des prénoms, des vies ».
Si le clip puise dans l'imaginaire de la résistance et de la contreculture, les motocyclistes sont un clin d'œil au clip de DJ Snake « Disco Maghreb », tourné en 2022 en Algérie. La culture algérienne est également présente dans le morceau à travers la mélodie chaâbi (musique populaire algéroise) qui donne un ton à la fois mélancolique et entrainant, avec un jeu de mandole et de derbouka renvoyant à l'autre identité de Saint Levant.
Sa mère, Maria Mohammedi, est en effet algéro-française et son père, Rachid Abdelhamid, palestino-serbe. Tous deux ont grandi en Algérie. En 1997, ils s'installent à Gaza où Maria, juriste de formation, travaille pour l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Ils y rejoignent les grands-parents paternels de Saint Levant. Son grand-père est originaire de Safad, au nord de la Palestine, dont il a été chassé autour de ses 8 ans, lors de la Nakba de 1948. Après s'être rendu seul en Syrie, il a obtenu une bourse d'études dans ce qui s'appelait encore à l'époque la Yougoslavie. Il y a rencontré son épouse, et le couple s'est installé dans les années 1960 en Algérie pour y travailler, lui comme ingénieur, elle en tant que médecin. Ils ont vécu là-bas jusqu'aux Accords d'Oslo, à la suite desquels ils ont rejoint l'Autorité palestinienne à Gaza. Son goût pour la musique, Saint Levant le tient probablement en partie de sa grand-mère maternelle qui enseignait cette matière au lycée français d'Alger.
Probablement pour mettre fin aux spéculations sur ses appartenances, Saint Levant a choisi d'intituler Deira son nouvel album de même que son morceau titre, sorti le vendredi 23 février, évoquant son lien personnel avec ce lieu. « Deira » qui signifie en arabe palestinien le vieux quartier, la médina ou plus généralement le village, renvoie au nom que son père, Rachid Abdelhamid, architecte et entrepreneur culturel, a donné à un hôtel dont il a dessiné les plans en s'inspirant des techniques de construction du sud algérien. Situé à Al-Rimal, quartier résidentiel de la ville de Gaza, face à la mer, l'hôtel était encore récemment l'un des joyaux de la ville. Il a été entièrement détruit par les bombardements de l'armée israélienne ces derniers mois.
Né à Jérusalem, Saint Levant a passé les sept premières années de sa vie dans cet hôtel, avant que ses parents ne soient obligés de partir pour la Jordanie. C'est entre le camp de réfugiés d'Al-Chati et le quartier Al-Rimal à Gaza que s'est dessinée son appartenance et, comme il le dit sans métaphore, qu'a débuté sa vie. Avant le « triste l'exil » dont il parle dans son morceau.
Ainsi, la Palestine symbolise pour Saint Levant la mère patrie. C'est sur cette image que se construit le clip réalisé par Mattias Russo-Larsson. De la ville jusqu'aux montagnes, on suit de jeunes femmes et hommes à moto, qui rassemblent en chemin les composantes nécessaires à la confection d'une étoffe. À la fin du clip, la tenture recouvrira une figure féminine incarnant la mère et la Palestine. La posture digne de cette femme, qui fixe droit dans les yeux les spectateurs, évoque la persévérance, le soumoud, cité dans le poème de la jeune actrice et autrice Saja Kilani, dont la voix ouvre le morceau. Le récit en images de la confection de l'étoffe est entrecoupé de séquences où l'on voit Saint Levant en compagnie de son invité sur ce morceau : le jeune rappeur MC Abdul. Entourés d'enfants, les deux artistes chantent leurs couplets, l'un en arabe (mélange de palestinien et d'algérien), l'autre en anglais. La voix de Saint Levant qui a gagné en maîtrise et en maturité s'allie parfaitement à celle du jeune rappeur gazaoui de 15 ans, fraîchement installé à Los Angeles, qui lui aussi affirme son appartenance palestinienne avec la seule, mais néanmoins percutante, phrase prononcée en arabe : « Rien n'égale la Palestine ».
Héritier de cette histoire familiale, Saint Levant n'est pas seulement un chanteur trilingue aux multiples nationalités, désormais établi à Los Angeles. En se contentant de gloser sur son multilinguisme, on ne voit dans son nom de scène qu'une maladresse orientaliste, et non un détournement facétieux du nom du couturier Yves Saint Laurent. C'est pourtant là une stratégie de réappropriation fréquente dans le hip-hop. En se perdant dans des débats stériles sur l'authenticité de ses appartenances, on passe à côté du parcours musical et politique de ce jeune artiste qui ne craint pas de faire entendre ses convictions.
L'album Deira, dont la sortie est prévue en avril, marque une étape importante de sa carrière. L'opus contient huit morceaux qui sont autant d'odes à la Palestine et à l'amour. À travers eux, Saint Levant évoque ses déceptions de manière touchante, rend hommage à ses proches et aux lieux qui l'ont marqué et construit. Pour l'occasion, il a signé avec SALXCO, le label de l'artiste canadien The Weeknd, mais a préservé une grande indépendance dans ses choix artistiques. Saint Levant réfléchit à la création de sa propre marque et a lancé l'initiative « 2048 Fellowship » pour le financement de projets d'artistes et de créateurs palestiniens qui ont à cœur d'exprimer, tout comme lui, leurs convictions politiques et leurs rêves d'une Palestine libre.
1NDLR. Classement du magazine américain de mode et de culture GQ, dont la version française existe depuis 2008.
Si Angelina Mango a remporté l'édition 2024 du festival de Sanremo, la plus importante compétition célébrant la chanson italienne, la victoire morale revient sans doute à Ghali, chanteur hip hop italien d'origine tunisienne. Il a été en effet le seul à avoir porté le mot « génocide » sur le devant de la scène la plus regardée du pays. Ce qui n'a pas manqué de faire réagir à la fois l'ambassadeur d'Israël et la télévision nationale.
Chaque jour, nos informations et nos programmes relatent, et continueront de le faire, la tragédie des otages aux mains du Hamas et rappellent le massacre d'enfants, de femmes et d'hommes le 7 octobre. Ma solidarité envers le peuple d'Israël et la communauté juive est sincère et profonde.
C'est par les mots de ce communiqué de presse lu en direct sur la principale chaîne de télévision publique italienne que s'achève la controverse soulevée par le Festival de Sanremo, un événement davantage capable de polariser les esprits que ne le feraient les élections. Le message ne se voulait même pas pondéré en commençant par condamner l'attaque du 7 octobre (prémisse incontournable à toute prise de parole sur Gaza aujourd'hui) pour faire ensuite cas des victimes palestiniennes, chiffres à l'appui. Non : ce que l'on a entendu, c'est une déclaration de soutien inconditionnel à Israël, à ses victimes, à ses otages. Pas un mot sur les civils tués, qui ont désormais dépassé la barre des 30 000 morts, dont plus de 10 000 enfants. Des morts invisibles, inexistants. Pour la Radiotélévision italienne (Rai), il ne se passe rien depuis quatre mois à Gaza.
Ce communiqué signé par Roberto Sergio, administrateur délégué de la Rai, a été diffusé lors de la dernière soirée du festival qui s'est tenu du 6 au 10 février, et ce à la suite de la protestation d'Alon Bar, ambassadeur d'Israël en Italie. Ce dernier n'a pas apprécié la phrase « stop au génocide », scandée par Ghali, un chanteur très populaire dans le pays, « un peu italien, un peu tunisien », comme il se définit lui-même. Traditionnellement, c'est cette dernière soirée qui fait toujours le plus d'audience, même si tout le monde en Italie prétend qu'il ne la regarde pas. Elle se poursuit sans relâche avec les votes des téléspectateurs1 pour finir sur le classement des super finalistes.
« Je considère qu'il est honteux que la scène du festival de Sanremo soit exploitée pour répandre la haine et la provocation d'une manière superficielle et irresponsable », a écrit l'ambassadeur israélien sur X (ex-Twitter) le matin du 11 février, quelques heures après que le rideau est retombé sur Sanremo. Ainsi, demander de ne pas tuer des innocents sans même nommer le coupable représente toujours pour Israël « une incitation à la haine », « une provocation ». Un monde à l'envers, dans lequel est désigné comme coupable celui qui prend la défense de la victime.
« Et je devais l'utiliser pour quoi cette scène ? », a répondu Ghali.
Je parle de cette question depuis que je suis enfant. Cela n'a pas commencé le 7 octobre, cela dure depuis longtemps. Les gens ont de plus en plus peur, et le fait que l'ambassadeur dise ce qu'il a dit n'envoie pas un bon signal. Cette politique de terreur continue, les gens ont de plus en plus peur de dire « arrêtez la guerre », « arrêtez le génocide ». Nous sommes à un moment de l'Histoire où les gens ont l'impression de courir un risque s'ils disent qu'ils sont en faveur de la paix, c'est absurde.
Sanremo représente une scène hautement politique, dans le sens où ce festival est le baromètre infaillible des humeurs nationales et populaires. Mais c'est une scène de plus en plus traversée par les styles et les notes d'une deuxième génération – les enfants d'immigrés - encore profondément exclue, et largement incomprise.
Pourtant, lors de l'édition 2023, alors que les bombes russes tombaient sur Kiev, la direction n'a pas hésité à ouvrir le festival par la lecture publique d'un message du président ukrainien Volodymyr Zelensky et plusieurs hommages, notamment en chansons, ont été rendus à la tragédie du peuple ukrainien.
L'édition de cette année a ainsi fait tomber le voile sur cette politique du deux poids deux mesures à l'œuvre dans le monde occidental depuis le 7 octobre, y compris dans l'espace public italien dominé par le narratif d'un gouvernement néo-fasciste. La semaine de festivités était d'autant plus choquante qu'elle se déroulait en parallèle des massacres diffusés sur les réseaux sociaux depuis Gaza. Deux directs simultanés, dystopie de notre temps.
Seuls deux artistes sur les 30 en compétition ont tenté de briser ce silence qui entoure la souffrance des Palestiniens. Dargen D'amico d'abord qui, lors de la soirée d'ouverture, a fait une référence générale aux « enfants qui meurent sous les bombes en Méditerranée », puis a répété un simple appel au cessez-le-feu, révélant par là que les mots « Palestine », « Gaza » et « Israël » étaient imprononçables.
Et puis est venu Ghali (de son nom complet Ghali Amdouni), né en Italie en 1993 de parents tunisiens, et élevé dans une banlieue difficile de Milan. Pendant toute la soirée, il était accompagné par l'extraterrestre Rich, un personnage déguisé à qui il demande à un moment : « Avons-nous quelque chose à dire ? ». C'est alors que son acolyte lui glisse à l'oreille le message que Ghali « répète » dans le micro : « Stop al genocidio » (« stop au génocide »). La phrase étonne autant qu'elle émeut, tant elle semble inattendue, imprévue, impossible. Pourtant, quelque chose de ce climat général de censure à l'égard de l'actualité palestinienne est déjà perceptible dans la chanson que Ghali présente au concours ce soir-là, « Casa mia » (Ma maison) :
Je n'ai pas envie de faire d'histoire.
Mais comment pouvez-vous dire que tout est normal ici ?
Pour tracer une frontière
Avec des lignes imaginaires, tu bombardes un hôpital
Pour un morceau de terre ou pour un morceau de pain
Il n'y a jamais de paix
Devant lui, dans les gradins, le public applaudit mais sans rien consentir. Il observe d'un regard paternaliste celui qui a réussi mais reste une exception, sous le gouvernement très à droite de Giorgia Meloni qui continue de s'opposer farouchement à tout amendement de la loi qui permettrait l'accession automatique à la citoyenneté italienne pour toute personne née en Italie de parents étrangers.
Cette discrimination a toujours été dénoncée dans les textes de Ghali : « Le journal en abuse/Parle de l'étranger/comme si c'était un alien », dit-il dans l'une de ses chansons les plus populaires, « Cara Italia » (Chère Italie). Cette thématique est également présente dans la chanson qu'il a présentée à Sanremo en compétition cette année :
Le chemin ne va pas chez moi
Si tu es chez toi, tu ne le sais pas
Chez moi
Chez toi
Où est la différence ? Il n'y en a pas
Mais laquelle est ma maison
Mais laquelle est ta maison
Depuis le ciel tout est semblable, je te jure
C'est au croisement du racisme et de l'islamophobie, du nationalisme et du soutien inconditionnel à Israël, que l'on peut apprécier la portée des vers chantés par Ghali à Sanremo. Dans un pays qui se perçoit encore comme beaucoup plus « blanc » qu'il ne l'est en réalité, et qui mobilise le narratif des « racines judéo-chrétiennes » propre à la théorie du choc des civilisations, Ghali - avec son visage non-blanc et son accent milanais prononcé - monte sur scène et chante en arabe. Plus encore : il le mélange à l'italien, pour envoyer un message encore plus fort.
Ce mélange se fait grâce à une collaboration avec Ratchopper, nom de scène de Souhayl Guesmi, un artiste talentueux originaire de Jendouba (région du nord-ouest de la Tunisie), ingénieur du son, compositeur et producteur, qui s'est fait connaître d'abord en Tunisie puis à l'étranger, et qui travaille avec Ghali depuis 2022. Ensemble, ils ont signé la première chanson en arabe qui a été chantée sur la scène de Sanremo : « Bayna » (« C'est clair »). C'est ce titre qui ouvre l'album Sensazione Ultra, sorti en 2022, et qui sert aussi de nom au bateau dont l'artiste a fait don à l'ONG Mediterranea, qui a secouru en deux ans plus de 200 personnes qui tentaient la traversée vers les côtes italiennes :
Méditerranée
Entre toi et moi, la Méditerranée
Le visage familier d'un étranger
Imagine le Coran à la radio
On ne dit pas du bien de nous aux informations
Tu rêves de l'Amérique, moi de l'Italie
De la nouvelle Italie
L'artiste commente ainsi son morceau sur les réseaux sociaux :
« Bayna » m'a permis de tenir ma promesse de chanter en arabe sur la scène de Sanremo. Grâce à cette chanson et à Mediterranea, nous avons sauvé des vies dans notre mer. J'aime et je crois en ce pays qui répudie la guerre par sa constitution2 Je suis aussi un vrai Italien3.
L'ultime performance de Ghali durant la soirée de Sanremo se fait alors sous le signe de la réappropriation et du renversement sémantique de la fameuse chanson « L'Italiano » de Toto Cutugno, devenue au fil des années la quintessence de l'approche nationale-populaire la plus provinciale. Ghali lance ainsi son message le plus profanateur. Avec élégance, il s'empare du texte de Cotugno et le retourne contre les détenteurs de discours identitaires, pour qui l'Autre est toujours une menace à contenir.
Le nationalisme du gouvernement de Giorgia Meloni et ses alliances avec la Lega4 ne sont d'ailleurs pas sans conséquence sur la télévision publique. Depuis le 15 mai 2023, c'est Giampaolo Rossi qui est à la tête de la Rai. Directeur de la fondation Alleanza Nazionale (Alliance nationale), un parti politique d'extrême droite fondé en 1995, et partisan assumé de la politique israélienne, Rossi est également chroniqueur à Il Giornale, journal d'extrême droite le plus important du pays. Il y affirme par exemple que l'antisémitisme et l'immigration vont de pair, n'hésitant pas à les associer à « l'enracinement dans les pays européens de communautés islamiques irréductibles aux valeurs de l'Occident ».
Le 13 février, deux jours après la diffusion du communiqué de la Rai en réaction au message de Ghali, des rassemblements ont eu lieu devant les bureaux régionaux de la télévision publique à Naples et à Turin, pour protester contre ce qui a été jugé par une partie des téléspectateurs comme de la propagande. Ces sit-in, pourtant pacifiques, ont été brutalement réprimés par la police.
Dans un tel contexte, Ghali apparaît aussi « alien » que sa marionnette, ou que celles et ceux qui essaient de parler de la Palestine, de la nommer, pour qu'elle existe. Et pour prononcer ces quelques mots d'humanité que sont « stop au génocide », il fallait un Italien tunisien, un extraterrestre à côté d'un alien.
« Ici, nous parlons de musique » est le leitmotiv qui vise à interdire tout débat sur l'actualité palestinienne, et pas seulement à Sanremo. Mais l'histoire de la chanson italienne, aujourd'hui traversée par la voix et le positionnement de chanteurs de deuxième génération, en dit beaucoup plus. Les chansons qui ont été présentées sur la scène de Sanremo durant cette édition 2024 ne pourront jamais être réduites à n'être « que des chansons ».
Traduit de l'italien par Christian Jouret.
1Les résultats du festival répondent à une arithmétique complexe où interviennent pendant trois soirées un jury radio, le vote des téléspectateurs et un jury salle de presse. Leur combinaison détermine le classement général.
2NDLR. Référence à l'article 11 de la constitution italienne qui stipule : « L'Italie répudie la guerre comme moyen d'attenter à la liberté des autres peuples et comme mode de solution des différends internationaux ».
3NDLR. Référence au titre de Toto Cotugno « Lasciatemi cantare » où le chanteur dit « je suis un Italien, un vrai Italien ».
4La Lega ou la Ligue du Nord est un parti politique italien populiste, d'extrême droite, eurosceptique et xénophobe initialement favorable à l'indépendance de la Padanie.
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La chanson « Telk Qadeya » (« Ceci est une cause ») du groupe égyptien Cairokee connaît un succès exceptionnel depuis sa sortie fin novembre 2023. En dénonçant l'indignation sélective du discours occidental qui se prétend à la pointe des combats progressistes mais n'a aucune considération pour le génocide en cours à Gaza, le titre traduit un ressentiment largement partagé dans le monde arabe.
C'est l'histoire d'une valse à trois temps qui est en train de devenir l'hymne d'une jeunesse arabe. « Telk Qadeya » (« Ceci est une cause ») est le dernier single de Cairokee, groupe de rock égyptien « avec une touche de fantaisie » (« with a twist »), selon leur propre expression. La chanson est sortie le 30 novembre 2023, presque deux mois après le début de la guerre génocidaire sur Gaza. L'annonce en a été faite sur les comptes officiels du groupe sans fioriture ni discours grandiloquent. Mais la chanson a fait plus d'un million de vues sur la seule chaîne YouTube du groupe, et a été reprise fin décembre par la chaîne libanaise Al-Mayadeen, illustrée par des vidéos de bombardements à Gaza. Si les mots « Gaza » ou « Palestine » ne figurent nulle part dans le texte, tout le monde sait bien de quoi il est question, et quel ordre mondial — mis à nu par la situation dans les territoires occupés — cette chanson vient pointer du doigt.
Largement partagé depuis sa sortie, le titre se retrouve sur les comptes des réseaux sociaux des Palestiniens de Gaza, adopté par ceux-là même dont il souhaitait porter la voix. Le groupe a d'ailleurs été invité à l'interpréter sur scène durant la cérémonie de clôture du festival égyptien du film d'El-Gouna, le 21 décembre 2023, où, contrairement au Red Sea Film Festival de Djeddah programmé quelques jours plus tôt, l'actualité palestinienne était fortement présente.
À travers son nouveau titre « Telk Qadeya », Cairokee renoue ainsi avec sa tradition de chanson politique. Formé en 2003 au Caire, le groupe a commencé à connaître un large succès en 2011, en signant la chanson qui deviendra la bande originale de la révolution du 25 janvier 2011, « Sout Al Horeya » (« La voix de la liberté »), en collaboration avec l'acteur et chanteur Hany Adel, à l'époque membre du groupe Wust El Balad. Le clip a été filmé sur la place Tahrir au lendemain du départ de Hosni Moubarak.
Depuis, Cairokee a connu de nombreux succès sans cependant échapper à la censure, notamment pour son album No'ta Beeda (« Point blanc ») en 2017 qui n'a pas été commercialisé en Égypte. Car contrairement à d'autres, le groupe a refusé toute compromission avec le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi. Et c'est dans la fidélité à ses premiers engagements que sort aujourd'hui la chanson « Telk Qadeya », dont les paroles sont signées Mostafa Ibrahim, le « poète mélancolique de la révolution égyptienne ».
Au fil des vers, la chanson dresse un état des lieux cru de la situation politique pour souligner l'étendue du fossé qui s'est creusé depuis le 7 octobre :
Être un ange de blanc vêtu
Avec une moitié de conscience
Faire cas du mouvement des libertés
Faire fi des mouvements de libération
Aux morts prodiguer son affection
Selon leur nationalité
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Les paroles ne se contentent pas de relever l'indignation sélective et les doubles standards d'un monde occidental qui a exclu les Palestiniens de l'espèce humaine, « comme si la terre qui les revêt/Ne venait pas de la planète terre ». Elles pointent également la logique inhérente à cette partie du monde qui se gargarise de combats sociétaux devenus les marqueurs d'une évolution morale dont l'Occident aurait l'exclusivité, tout en restant insensible au sort d'êtres humains en dehors de sa sphère culturelle. « Ça c'est une chose/Et ça c'en est une autre », martèle la chanson face à celui qui va « secourir des tortues marines/Et tuer des animaux humains »1, ou à cet autre qui appelle « son concierge "gardien" Aux côtés d'une armée qui abat des écoles »2.
La bande originale de ce constat est servie par la voix grave et posée du leader du groupe Amir Eid qui, pendant la première partie du morceau, interpelle l'Autre. Mais à mesure que la musique va crescendo, qu'un rythme oriental vient se mêler à celui de la valse et que les violons entrent en scène, la voix du chanteur monte dans les aigus. Son interlocuteur change d'identité : il ne s'adresse plus à celui qui « renvoie dos à dos/La victime et le bourreau/En tout honneur, intégrité/Et en toute neutralité » — référence sarcastique au discours médiatique qui se drape d'objectivité pour justifier l'invisibilisation des massacres en cours —, il parle avec celui qui « surgit des décombres » et lui dit :
Tu rassembles tes restes et tu te bats
Et tu montres à ce monde hypocrite
Comment fonctionne la loi de la jungle
Par où passe le chemin de la liberté
Et par où on attaque un char
En faisant explicitement référence à la lutte armée, la chanson interroge les normes légales que l'Occident a lui-même mises en place, et qu'il est le premier à contester. Elle entérine le refus de dépendre des détenteurs d'un discours creux n'ayant que de piètres condamnations à présenter « pour arrêter le carnage ».
Il n'est nullement question ici d'appeler à la démission. Juste ne plus rien attendre du camp d'en face : « Qu'importe que le monde se taise/Tu mourras libre et sans te rendre ». Deux paradigmes s'opposent, « Car ça c'est une chose/Et là c'est un combat », conclut la voix du chanteur, avant de s'évanouir dans un solo à la guitare électrique empreint de notes de blues.
Dès la sortie de « Telk Qadeya », la traduction anglaise du poème a été diffusée par Cairokee avec la chanson. L'image illustrant le single montre un buste de la statue de la Liberté à deux têtes, dénotant le double discours, au milieu d'un tableau rouge sang. Un message on ne peut plus limpide pour qui veut bien l'entendre.
Traduction du texte de la chanson par Nada Yafi.
Secourir des tortues de mer
Tuer des animaux humains
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Être un ange de blanc vêtu
Avec une moitié de conscience
Faire cas du mouvement des libertés
Faire fi des mouvements de libération
Aux morts prodiguer son affection
Selon leur nationalité
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Comment être civilisé
Satisfaire à tous les critères
Avoir un langage mesuré
Se plaire à embrasser les arbres
Appeler son concierge « gardien »
Aux côtés d'une armée qui abat des écoles
Se voir éclaboussé de sang
Et dire que tout le monde est victime
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Comment puis-je croire en ce monde
Qui vous parle d'humanité
Quand une mère pleure son enfant
Mort de faim
Ou sous les bombes
Un monde qui renvoie dos à dos
La victime et le bourreau
En tout honneur, intégrité
Et en toute neutralité
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Comment pourrais-je dormir en paix
Comment me boucher les oreilles
Lorsqu'une famille entière
Est enterrée dans sa maison
Et qu'on empêche les secours
Comme si la terre qui les revêt
Ne venait pas de la planète terre
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Habiter une vaste prison
Aux cellules de feu et de cendres
Et pouvoir surgir des décombres
En s'arrachant à ses blessures
Pour rendre gorge à l'assaillant
Pour dire à ce monde hypocrite
C'est là votre loi de la jungle
Trouver la voie de la liberté
Savoir pulvériser un char
Ça c'est une chose
Et ça c'en est une autre
Qu'importe que le monde se taise
Tu mourras libre et sans te rendre
Pour que des générations à venir
Apprennent à défendre une cause
À quoi bon adjurer le monde
Pour qu'il dénonce et qu'il condamne
Il peut condamner à sa guise
Mais pour arrêter le carnage
Réduire la poudre et le fracas
Ramener la lumière du matin
Condamner ne suffira pas
Car ça c'est une chose
Et là c'est un combat
Comme tous les ans, Nawaat, un des rares médias indépendants tunisiens, à la fois webzine et magazine papier, a tenu son festival dans la capitale. Si le thème initialement prévu cette année était celui des féminismes, l'actualité palestinienne a poussé la rédaction à élargir l'événement pour rendre hommage à l'esprit de résistance.
Du 15 au 17 décembre à Tunis s'est tenue la troisième édition du Festival Nawaat, du nom du blog tunisien fondé en 2004, et qui reste aujourd'hui un des rares médias non inféodés dans le pays. Il est d'ailleurs membre, comme Orient XXI, du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe.
Pour la durée de l'événement, Nawaat a ouvert ses splendides locaux, ancienne propriété de Wassila Bourguiba, la deuxième épouse de l'ancien président de la République Habib Bourguiba, non loin du centre-ville, à plusieurs centaines de personnes. Étaient notamment au rendez-vous débat et danse dans le jardin, immersion au cœur de la scène hip-hop avec le collectif Room 95, découverte d'archives cinématographiques palestiniennes, et flânerie entre les œuvres du photographe Chehine Dhahak.
L'exposition de ce dernier, Vagabondage, revient sur le thème de l'errance. Au fil des portraits volés, des solitudes isolées, des paysages marginaux, on erre littéralement entre les photos urbaines et périurbaines qui isolent l'instant saisi, tout comme les silhouettes de passage incarnant ici des tiers-lieux. L'anonymat rejoint le retranchement pour former l'essence d'une pérégrination sensible. Les titres « Easy rider », « Tree of life », « A kind of blue », « Just do it » figent dans l'humour noir les corps et les marges humanisées d'une Tunisie post-Révolution.
Car tout au long de ce festival, placé sous le thème de la résistance, il est question en premier lieu des corps. Les corps qui résistent, y compris contre eux-mêmes, avec le spectacle de danse Bon deuil !! de Feteh Khiari et Houcem Bouakroucha, accompagné musicalement par Ayoub Bouzidi. Tantôt en souffrance, tantôt complices, les jeunes danseurs contemporains cherchent à s'échapper de leur état/État, transmettant les aspirations révolutionnaires autant que les déceptions collectives. Le corps pense/panse les frustrations, même les plus politiques. Pourtant, dans la piscine vide de Nawaat où se déroule la performance, les jeunes Tunisiens ne plongent pas dans le désespoir. Ils s'évadent en cœur/chœur. L'optimisme grinçant était dans le titre…
L'optimisme, c'est aussi ce qui permet à divers·es artistes de trouver un espace-temps d'expression grâce au Festival, à l'heure où le budget du ministère tunisien des affaires culturelles est amenuisé, et où le contexte régional impacte la vie artistique de la cité. Dans son court-métrage expérimental Memories of concrete, Yasser Jridi filme au marché central les tâches itératives, les contradictions du quotidien, les vaines promesses de démocratie. Il est ici encore question de corps en mouvement, animés par des dialogues saccadés et des images surréalistes.
Mais le festival ne pouvait faire l'impasse sur la tragédie en cours dans la bande de Gaza. Le collectif Journées du cinéma de la résistance est ainsi mis à l'honneur. Créé à la suite de l'annulation des Journées cinématographiques de Carthage, ce collectif est coutumier des projections sauvages en extérieur. Les dernières en date se sont d'ailleurs tenues en solidarité avec la Palestine sur le mur de l'Institut français de Tunis, aujourd'hui couvert de tags propalestiniens, anti-colonisation et anti-Macron. À l'occasion du festival, le collectif était invité à présenter des films au sous-sol du bâtiment.
Au programme, un entretien filmé avec l'écrivain et militant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) Ghassan Kanafani remet la quête de justice au centre de la question israélo-palestinienne. Il réfute le terme de « conflit », lui préférant à juste titre celui de « mouvement de libération nationale pour des droits ». Le réalisateur Hani Jawharieh, un des fondateurs de la Palestine Film Unit (mort en 1976 en filmant la résistance) est aussi mis en avant. Scènes d'occupation à Gaza de Moustafa Abou Ali nous apprend que, déjà en 1973, les Gazaouis sont les plus craints par l'armée israélienne, et que, depuis l'occupation de la bande en 1967, plus de 10 000 personnes ont été faites prisonnières, certaines avec des peines de prison de 300 ans. En plus des humiliations quotidiennes clairement recensées, les projets d'évacuation vers le Sinaï et la Cisjordanie étaient déjà évoqués. Enfin, Les Femmes palestiniennes de Jocelyne Saab (1973) permet de saisir la ferveur des combattantes fedayin (ou fida'iyat en l'occurrence). Dans une séquence du documentaire tourné il y a un demi-siècle, l'une d'elles déclare que ce sont aussi « les États-Unis et la France qui nous font la guerre ». L'émancipation des femmes de l'occupation, mais aussi du patriarcat, se fera-t-elle par la lutte armée ?
Cette résistance des mémoires ne laisse pas de côté les Amazighs. Dans son film de réalité virtuelle Les Amazighs, Mémoires perdues (produit par Nawaat), Mohamed Arbi Soualhia cherche à préserver une mémoire collective amazighe. Entre les villages de Zraoua et de Tamezret, il archive l'architecture faite de tunnels troglodytes ainsi que la langue vernaculaire, face à l'exode des populations pour des raisons autant politiques que climatiques.
Le débat du festival tourne lui aussi autour de la condition des femmes, entre violences et résistances. Il est ouvert par le rappel du féminicide de masse à Gaza, qui a fait plus de 6 500 tuées depuis le déclenchement de l'offensive, sans détailler les conditions sanitaires déplorables qui ont empêché 50 000 femmes d'accoucher dignement.
Nabila Hamza, membre du bureau exécutif de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) insiste sur la multiplication par quatre, depuis 2022, des violences faites aux femmes, avec 27 victimes assassinées. Alors qu'il n'existe pas d'équivalent précis du terme « féminicide » en arabe, l'ATFD a réalisé une cartographie intitulée La Tunisie des femmes tuées. L'association a lancé un tribunal fictif à des fins de recensement, mais aussi « pour honorer la mémoire de ces femmes et raconter leur histoire ».
Les formes de violence contre les femmes sont, comme partout ailleurs, diverses. Elles sont principalement le fait de proches, en particulier maris ou ex-conjoints, et vont jusqu'au domaine cyber. Le phénomène est avant tout politique et social, et concerne l'intégralité de la société. Car, comme le rappelle la sociologue, l'assassinat résulte d'un « continuum de violences » non entendues, ni par les proches ni par les autorités.
Pourtant, comme le martèle Sondés Garbouj, psychologue spécialisée dans les violences basées sur le genre, la loi de 2017 relative à l'élimination de la violence à l'égard des femmes existe bel et bien. Salué par les organisations internationales, ce corpus juridique n'est toujours pas effectif du fait d'un manque de moyens et d'appropriation, tant par les citoyens que par les fonctionnaires. Mais si cette loi se veut dans la lignée du féminisme d'État de l'ancien président Habib Bourguiba, elle ne s'attaque pas à des problèmes sociaux de fond tels que les inégalités économiques, à commencer par les inégalités dans la succession.
Pour la journaliste Rim Saoudi, « si la société est malade, c'est aussi à cause du traitement médiatique du sujet », au mieux cantonné à la rubrique faits divers, et qui n'a jamais constitué une priorité. Une tendance aggravée par la banalisation de termes virilistes inappropriés tels que « crimes d'honneur » ou « crimes passionnels », des expressions vides de sens qui ne reflètent en rien le caractère possessionnel de l'acte.
Enfin, après les propos racistes et xénophobes du président Kaïs Saïed qui ont déclenché début 2023 une vague de violences contre les migrant·es noir·es en Tunisie, les femmes noires immigrées ont été une fois encore les plus touchées. Le témoignage d'Edwige, venue du Cameroun, constitue le moment le plus poignant de ce débat. Violée plusieurs fois pendant le trajet, y compris par des gardes-frontières algériens et tunisiens, elle est aujourd'hui économiquement exploitée à Tunis et subit un racisme quotidien. Dans le même temps, les agressions sexuelles se poursuivent, surtout de la part de chauffeurs de taxi.
Le mouvement présent dans ce festival est enfin celui des corps dansants sur les sonorités éclectiques de l'artiste tunisien Don Pac, qui serpente avec son premier album Fashion WeAk entre archives classiques et morceaux blues, afro, hip-hop et reggae. C'est toutefois Widad Mjama qui aura le plus électrisé l'atmosphère sous une pluie battante. Inspirée par les cris des cheikhats de la région d'Abda à l'ouest du Maroc et de leur poésie rebelle chantée depuis le XIIe siècle, la pionnière du rap marocain féminin présente sa nouvelle création Aita mon amour en duo avec le compositeur tunisien Khalil Hentati (EPI), tant pour agiter les corps que pour marquer les âmes, et combattre à voix nue les préjugés de genre.
Ce combat de Nawaat pour maintenir un espace de liberté et d'expression aura tenu ses promesses, porté par une équipe de journalistes engagé·es et solidaires. Gageons que cette culture de la résistance se poursuivra jusqu'à l'été pour une nouvelle édition du Festival qui structure décidément l'espace militant et artistique de la jeunesse tunisoise.
Le réseau des Médias indépendants sur le monde arabe a relancé fin 2023 ses activités avec une rencontre des rédacteurs et rédactrices en chef à Paris et leur participation à un atelier sur la liberté d'expression en Afrique du Nord. Un dossier de publications, de la part de chacun des médias du réseau, sur la santé mentale dans la région, est prévu pour le printemps prochain.
Il y a des sujets comme l’immigration pour lesquels le politique prend le peuple à témoin en le sondant, en se justifiant, d’autres sur lesquels on décide en catimini.
Ainsi il en va de la taxe streaming ajoutée discrètement au projet de loi de finances 2024 par un amendement unanime des groupes politiques au Sénat. Une taxe de 1,75 % sur le chiffre d’affaires des plateformes de streaming qui promettent qu’elle ne sera pas répercutée. Prix ou service, le consommateur sera bien perdant quelque part, et Spotify annonçait fin décembre qu’il retirait en conséquence son soutien aux Francofolies de La Rochelle et au Printemps de Bourges.
Cette nouvelle taxe devrait rapporter 15 millions d’euros, mais pourquoi faire ?
Pour financer la création musicale, et surtout son incarnation administrative, le Centre National de la Musique (CNM), calqué sur le modèle du Centre National du Cinéma (CNC), lui-même exposé à de nombreuses critiques. Cette vision administrée de la création artistique est problématique à plusieurs égards.
D’abord, parce qu’elle consiste en une redistribution à l’envers, des classes populaires vers la bourgeoisie. Ainsi, le CNC se finance par une taxe sur les entrées en salle, donc sur les consommateurs qui ont le mauvais goût d’aller voir des blockbusters américains, pour financer la diversité culturelle : c’est-à-dire les films qui ne rencontrent aucun succès (seuls 2 % des films aidés par le CNC sont rentables, d’après la Cour des comptes) mais plaisent à une petite élite de par leur moralité convenue, ou les films dont les producteurs et réalisateurs possèdent le capital social (c’est-à-dire les relations) nécessaire pour obtenir le soutien du CNC.
En effet, on ne compte plus les témoignages de producteurs indépendants, sans les connexions adéquates, qui n’ont jamais pu bénéficier d’un tel soutien, ni des conflits d’intérêts qui ne semblent que très peu émouvoir les médias : Jean-Michel Jarre a obtenu une subvention pour un spectacle au Château de Versailles par la Commission dont il est le président, quelques années après que le YouTubeur Cyprien a été soutenu par la Commission où il siégeait.
Pire, si on ajoute le soutien des collectivités locales, un Français paie plus cher en taxes et impôts, pour un film qu’il n’ira pas voir, que pour un billet de cinéma. Il est très étonnant que la gauche, tout particulièrement, accepte et encourage ce système, qui, bien loin de promouvoir l’ascension sociale, encourage la constitution de rentes au profit d’une élite culturelle qui mêle incestueusement les bénéficiaires et les donneurs d’ordre. À l’inverse, la désintermédiation permise par les plateformes de streaming a permis à de nombreux artistes d’émerger en s’autoproduisant, et en particulier des artistes de rap venus de quartiers populaires.
L’adoption de cette taxe est en outre l’occasion de revenir sur le manque d’honnêteté, voire le mensonge, qui tendent à briser la confiance entre le peuple et ses représentants. Si cet ajout au projet de loi de finances est l’œuvre des sénateurs, le gouvernement n’est pas tout à fait innocent.
Alors que l’imposition du streaming n’a jamais fait l’objet d’un débat public, le gouvernement pressait les plateformes de trouver un accord avec le CNM, sans quoi elles seraient taxées. Outre le fait que cette vision des négociations avec un fusil sur la tempe est une bien mauvaise illustration du consentement, elle dénote une forme de lâcheté de la part du gouvernement qui n’assume pas publiquement sa volonté de taxer les plateformes, et donc in fine les consommateurs.
Et comment ne peut pas le comprendre. Cette taxe vient percuter de plein fouet deux promesses gouvernementales : la diminution de l’impôt sur les ménages, qu’on ne peut en réalité atteindre sans repenser l’action publique, et la lutte contre les impôts de production dont la France est déjà la championne. Alors que l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 promettait un changement de méthodes politiques, nos dirigeants sont encore trop persuadés qu’on ne peut gouverner qu’en énonçant ce que la population doit entendre.
Or, pour mettre fin au dégagisme et à la défiance qui touchent notre démocratie, le politique (a fortiori s’il pense appartenir au camp de la raison) gagnerait à s’adresser au peuple comme à un adulte, avec honnêteté. Fait paradoxal, Javier Milei, qui a été à maintes reprises accusé de populisme par l’ensemble du monde politico-médiatique français, tient, depuis son élection à la tête de l’Argentine, un discours de vérité qui n’infantilise pas les citoyens. Lors de son discours d’investiture, il n’a promis aucun miracle. Au contraire, il a même assumé que, face à la situation catastrophique dans laquelle se trouve l’Argentine, le chemin du redressement économique passerait par une austérité radicale et inévitablement douloureuse à court terme.
Sur la taxe streaming, le débat public aurait gagné à ce que le gouvernement fasse preuve d’une telle transparence, soit auprès des acteurs en faveur de ladite taxe, en leur expliquant qu’elle allait contre leur politique fiscale, soit auprès des Français en leur expliquant pourquoi ils devraient assurer le financement d’une nouvelle agence d’État, et en quoi il permettrait de faire rayonner la création française, si tant est que cet objectif de politique publique dusse-t-il être assumé par l’État.
Si Rachida Dati veut se démarquer au ministère de la Culture, elle a une opportunité pour corriger un échec du bilan de sa prédécesseure.
Le gouvernement annonce la mise en place de la taxe sur les plateformes de streaming, en préparation depuis des mois. La loi montre le rapport de connivence entre les dirigeants et des bénéficiaires de redistributions à l’intérieur du pays.
La taxe sur les plateformes de musique finance ensuite des projets d’artistes, spectacles, et autres types d’acteurs. Les plateformes, en particulier le directeur de Spotify, donnent des arguments contre la loi…
Explique un communiqué de Spotify, cité par Les Échos :
« C’est un véritable coup dur porté à l’innovation, et aux perspectives de croissance de la musique enregistrée en France. Nous évaluons les suites à donner à la mise en place de cette mesure inéquitable, injuste et disproportionnée ».
En dépit des critiques de la part des plateformes, la taxe arrive dès l’année prochaine. Les partisans font de la communication dans les médias.
Une tribune de Télérama, de la part d’un défenseur de la loi, explique « Pourquoi la taxe streaming est une bonne nouvelle ».
L’auteur écrit :
« Le système de redistribution peut être questionné, c’est toujours sain. Mais il aurait été injuste et risqué que certains financent le CNM selon leur bon vouloir tandis que d’autres en ont l’obligation. Ne serait-ce que pour cette raison, la taxe streaming est une bonne nouvelle. »
Un autre, le président de l’association des producteurs indépendants – en somme, les bénéficiaires de la taxe – fait l’éloge de la loi dans une interview pour FranceTVInfo…
Il explique :
« Il s’agit d’une taxe d’un niveau très faible mais qui concerne l’ensemble des acteurs du numérique qui diffusent de la musique en ligne. Ça va des plateformes qu’on appelle pure players (dont c’est vraiment le cœur de métier) jusqu’aux plateformes dont c’est plutôt une activité parmi d’autres. Je pense aux Gafa notamment, mais également à tout ce qui est réseaux sociaux, etc. De la même manière que ces acteurs sont déjà taxés pour financer la création audiovisuelle dans sa diversité au CNC, on va les taxer aussi pour alimenter les programmes de soutien à la musique. »
Comme avec la plupart des taxes, les bénéficiaires justifient la mesure par une allusion au bien du pays. Il requiert, selon eux, plus de genres de musique, d’artistes, et de financements pour des musiciens en marge. Sinon, seule une poignée de styles de musique ou de créateurs toucheront des revenus, disent-ils.
Il répond aux plaintes de surtaxation des plateformes :
« Il est clair que du côté des pure players, comme Spotify ou Deezer, il y a une vraie vertu dans le système de rémunération de la création. Là, il s’agit de réaffecter un petit peu cet argent à des genres musicaux qui reçoivent aujourd’hui une rémunération très faible en streaming, car qui dit rémunération très faible dit faible capacité à se financer derrière, avec un vrai risque à terme que ça nuise à la diversité de la création locale. Quelque part, ce qu’on essaye de viser, c’est la vitalité renouvelée de la filière française, du tissu de production français. Sinon, à défaut, tout le monde ira vers des genres musicaux qui sont peu nombreux mais extrêmement rémunérateurs dans le streaming. »
La redistribution revient à une taxe sur le consommateur de biens et de services, pour une utilisation aux fins des dirigeants.
De toute façon, les chiffres des plateformes mettent à mal l’argument des partisans de la taxe. Un grand nombre d’artistes touchent des revenus… pas une poignée de stars de la musique pop.
Selon les chiffres partagés par Spotify, cités par Le Point, « 57 000 artistes ont généré plus de 10 000 dollars [contre 23 400 artistes en 2017]. Et 1060 artistes ont généré au moins un million de dollars [contre 460 en 2017]. »
Le site YouTube dit avoir payé 6 milliards de dollars aux chaînes de musique en 2022, en hausse par rapport à 4 milliards en 2021, et 3 milliards de dollars en 2019. Les distributions proviennent de publicités lors des vues, ou d’une part au revenu des abonnements payants à la plateforme.
Dans un marché, la création de musique et le soutien des artistes rémunèrent la réussite auprès du public. Les dirigeants veulent une emprise sur le financement de la musique. Ils prennent ainsi aux consommateurs via la taxation des plateformes. Puis ils distribuent l’argent selon les vœux d’une poignée de personnes aux commandes.
Les bénéficiaires des distributions justifient le transfert au prétexte d’un besoin chez les artistes. La taxe sur les plateformes revient à une prise de contrôle, comme d’autres interventions dans les vies des individus.
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Le gouvernement prépare à présent une taxe sur les plateformes de streaming. En principe, il compte ensuite utiliser les fonds pour des soutiens aux musiciens en France, sous forme d’événements ou subventions.
Les négociations en ce moment autour de la taxe donnent un aperçu du mode de fonctionnement des autorités. La plupart du temps, les interventions des dirigeants ont pour prétexte la défense d’un secteur ou d’une poignée d’acteurs dans l’économie – contre la concurrence ou le risque de faillite. Les artistes gagnent en général peu d’argent. Avec des aides au secteur ou barrières à la concurrence, les autorités génèrent ainsi l’enthousiasme chez un segment de l’électorat.
Le Centre national de la musique a vu le jour début 2020 sur décret du gouvernement.
Le groupe, selon Le Monde, « a pour mission de soutenir les professionnels de la musique et des variétés dans leur développement. »
En somme, il offre des soutiens à une poignée de musiciens et producteurs de musique ou spectacles.
À présent, il manque de financements. Le gouvernement prévoit ainsi la mise en place d’une taxe sur les plateformes de streaming.
Vous voyez le fonctionnement : les plateformes de musique en ligne, comme Deezer ou Spotify, investissent dans des contenus en fonction des goûts des utilisateurs et abonnés. Elles ont pour intérêt leur fidélisation. Par contre, le gouvernement n’a pas d’expertise ni de compétences dans l’investissement pour la création de musique. Il n’a pas besoin de retour sur investissement, ni de succès auprès des auditeurs.
Sans surprise, les bénéficiaires des aides n’y voient pas de problème !
Le Monde :
« L’hypothèse de la création d’une nouvelle taxe s’est soldée par une ligne de fracture chez les acteurs de la musique. D’un côté une vingtaine d’organismes représentatifs de la filière dont le Syndicat des musiques actuelles (SMA), le Prodiss (Syndicat national du spectacle musical et de variété) ou l’UPFI (Union des producteurs phonographiques français indépendants) se sont montrés très favorables à une mise à contribution de la diffusion numérique (plateformes de streaming, réseaux sociaux…), tant payante que gratuite ».
Le monde de la musique veut le même traitement que le milieu du cinéma : des aides pour la création de projets, sans lien avec le succès en salles.
Le journal continue :
« Le rapporteur souhaite appliquer à la musique le modèle vertueux du cinéma, dans lequel les blockbusters américains contribuent à financer les films français. »
L’idée de fond revient à une redistribution. Les particuliers dépensent de l’argent pour des abonnements, tickets de cinéma, concerts, ou musique digitale selon leurs préférences.
Les dirigeants en prennent une partie, puis la distribue à une clique d’artistes – sans rapport avec les choix des particuliers !
Les plateformes de streaming critiquent la mise en place de la taxe.
Selon Les Échos, les négociations ont lieu en ce moment.
Le gouvernement donne même une préférence à Deezer parmi les plateformes de streaming. En effet, la plateforme fait partie du monde de la French Tech ! Elle peut ainsi bénéficier d’une exemption partielle de la taxe.
Le journal explique :
« Un allégement [de la taxe] serait prévu pour les services qui réalisent une partie substantielle de leur chiffre d’affaires en France, ce qui permettrait en particulier aux acteurs hexagonaux, comme Deezer, d’être moins durement frappés au portefeuille que dans la version initiale, sachant que Deezer – comme Spotify – n’est déjà pas rentable. »
Les plateformes présentent des arguments contre la taxe.
Dans une tribune pour Les Échos, ils écrivent :
« Le streaming musical est aujourd’hui le seul secteur du numérique où l’Europe et la France disposent de leaders mondiaux, en mesure de concurrencer les Gafa. Mais cette compétition a un prix : nos services ne sont pas encore rentables en raison des investissements significatifs que nous devons réaliser pour concurrencer Apple, Google, ou TikTok. »
Le patron de Spotify enfonce le clou.
Dans une tribune pour Challenges, il explique :
« Une taxe sur les revenus du streaming impacterait en premier lieu les services de streaming français qui sont de loin les premiers soutiens du répertoire artistique français. »
L’intervention des autorités dans le domaine de la musique, comme dans le reste de l’économie, sert en général les intérêts d’une poignée d’acteurs dans l’économie. Des entreprises proches des dirigeants tirent des bienfaits des lois et distributions.
Pour une journaliste des Échos, la différence d’opinion sur la taxe, entre les plateformes et le milieu du spectacle (qui profite des aides) illustre un choc de cultures : « l’une plus solidaire, l’autre plus libérale. »
En réalité, chaque camp agit en fonction de ses intérêts, illustré par la réaction des créateurs de gros concerts à une proposition de loi récente. En effet, le gros des revenus pour les distributions proviennent des tournées de stars, et non de petites productions. Le gouvernement souhaite les mettre à contribution, tout comme les plateformes de streaming.
Selon Les Échos :
« Et certains producteurs des méga-tournées des stars internationales en France, jusqu’ici confraternels, ne voient pas d’un très bon œil le projet du sénateur d’affecter à l’avenir, non plus 35 % mais 50 % de la taxe billetterie au pot commun, contribuant déjà lourdement à la redistribution, notamment vers des petites salles et festivals déjà subventionnés par les collectivités. »
Le financement du Centre national de musique revient à mettre davantage de décisions sur l’investissement dans les artistes et créateurs de divertissement entre les mains de politiciens. Sans surprise, les gagnants à la redistribution espèrent plus d’interventions.
Les élus protègent une poignée d’artistes et entreprises du divertissement. Les particuliers perdent un peu plus de choix, et reçoivent moins de valeur pour leur argent.
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Par Loïc Damm, Benoît Bardy et Valérie Cochen de Cock.
Battements de notre cœur, flux d’air dans nos poumons, prosodie de notre voix ou mouvements de nos jambes… Notre corps est une mer de rythmes différents. Aucun des systèmes biologiques qui les génèrent n’est isolé : chacun interagit avec son environnement, constitué d’autres systèmes à l’intérieur ou à l’extérieur de notre corps qui ont leur propre rythmicité.
Le mouvement est un bel exemple d’interactions entre rythmes. Le simple fait de marcher, pas après pas, est en effet une construction complexe ! Que cette construction se grippe, et le mouvement en pâtit. D’où cette question : peut-on redonner du rythme à ceux qui le perde ? Oui, suggèrent certaines recherches. Petite explication, en partant des fondamentaux…
Si notre cerveau est à la manœuvre, tout un ensemble de structures nerveuses gouverne les cycles associés : des réseaux situés dans la moelle épinière insufflent les alternances d’activations musculaires nécessaires à sa genèse, mais ce sont les centres cérébraux supérieurs qui amènent la plasticité puisque c’est à leur niveau que se planifie l’initiation du mouvement ou la prise en compte des conditions de sa bonne exécution (évitement d’obstacles, etc.).
Le programme de base issu des réseaux de la moelle épinière est ainsi remodelé en fonction des exigences de l’environnement, retranscrites par nos sens… S’opère ce que les neuroscientifiques appellent le « couplage perception-action » : parce qu’il commande nos muscles et intègre les informations auditives ou visuelles, le système nerveux est capable de coupler nos sens à nos comportements.
C’est ce qui se passe lorsque nous jouons de la musique en groupe, où la coordination temporelle de nos gestes avec ceux de nos partenaires nous permet d’être à l’unisson. Cette synchronisation est possible par l’ajustement entre les rythmes auditifs/perçus et moteurs/exécutés. Cela signifie que les structures plutôt dédiées à la perception, et celles plutôt dédiées au mouvement, voient leurs liens se renforcer, formant un réseau fonctionnel dans le cerveau.
En d’autres termes, les structures cérébrales qui nous font bouger sont aussi celles qui nous font percevoir. Lors de l’écoute de morceaux de musique, qui combinent des séquences structurées de durées, de timbres et d’accents, la perception de la pulsation est l’événement psychologique qui revient le plus régulièrement.
Des pathologies peuvent entraver la production de ces rythmes. C’est le cas de la maladie de Parkinson pour laquelle les difficultés à se déplacer sont le premier handicap rapporté.
Les patients sont sujets à un « gel de la marche », c’est-à-dire une difficulté dans son initiation et sa progression à l’approche d’un obstacle ou d’un virage. Ces deux séquences majeures du mouvement sont affectées par la perte progressive des neurones sécrétant de la « dopamine » – un neurotransmetteur, soit une molécule assurant la transmission de l’information entre les cellules nerveuses.
Une structure cérébrale dite profonde, car enfouie sous les hémisphères cérébraux, les ganglions de la base (ou noyaux gris centraux), est particulièrement touchée. Or, ils gèrent la transition d’une étape à l’autre d’un mouvement : l’altération de leur fonctionnement va donc affecter toute la production de mouvements rythmiques en perturbant les rythmes cérébraux nécessaires au déclenchement des sous-mouvements composant une action.
Une marche hachée est symptomatique de cette difficulté de passer d’un sous-mouvement à l’autre. Si un patient dont la marche est irrégulière peut continuer à pédaler de façon plus fluide, c’est parce que le pédalage est moins dépendant du traitement séquentiel des informations sensorielles.
Le cycle de marche exige en effet la prise en compte de nombreuses informations sensorielles (par le cortex prémoteur) qui rendent compte tant des contraintes de l’environnement que de la bonne exécution du mouvement en cours : ce processus porte le nom d’intégration. La bonne connexion entre cortex et ganglions de la base permet l’adaptation de la marche aux spécificités de l’environnement – virage à anticiper, escalier à négocier, rue à traverser…
La perte des neurones à dopamine inhérente à la maladie de Parkinson empêche l’établissement de ces connexions (on parle de circuitopathie). Un large spectre d’effets moteurs en est la manifestation, de la locomotion à l’élocution.
Pourtant ce déficit peut être surmonté par une stratégie simple : en tirant simplement profit de l’appétence du cerveau pour des rythmes « pertinents », ceux avec lesquels nous pouvons synchroniser nos mouvements.
L’utilisation d’une horloge externe fournissant des repères réguliers, comme des stimulations auditives périodiques, permet de compenser les difficultés d’initiation et de maintien du mouvement en redonnant une structure temporelle aux actions. Cette stratégie est appelée « indiçage ».
Les patients bénéficient de cet indiçage qu’il soit visuel, tactile ou auditif – ce dernier permettant plus facilement de discriminer les rythmes envoyés. En témoigne une augmentation de la cadence et de la longueur des pas ainsi qu’une correction des asymétries de la démarche. Le patient marche plus vite et sa stabilité accrue réduit le risque de chute. Cette amélioration traduit le meilleur couplage entre flux auditif et appareil locomoteur au niveau du cerveau. Ces bénéfices se prolongent au-delà des séances de marche en musique.
Il y a deux explications possibles (qui ne sont pas exclusives) à ces améliorations :
Un élément majeur a été émis en évidence : la précision de la perception du rythme détermine la force du couplage entre la locomotion et la musique.
Des tests ont été développés pour évaluer nos capacités de perception d’une part, et nos capacités de synchronisation de nos mouvements avec la musique d’autre part. Par exemple remarquons-nous le décalage entre un métronome désynchronisé et les pulsations de la musique ? Sommes-nous capables de battre la mesure de morceaux à la rythmicité plus ou moins évidente ?
La précision de la perception du battement et de sa régularité est représentative des capacités de coordination, et peut être comparée à des normes établies. Ce qui permet d’en quantifier l’altération et peut parfois de servir d’aide au diagnostic.
Il existe une apparente contradiction entre l’influence bénéfique de l’indiçage et la détérioration de la perception des patients.
L’évaluation concomitante des capacités de perception et de la démarche sous l’influence de stimulations auditives a permis de clarifier ce point. Les patients qui bénéficient le plus de l’indiçage sont ceux qui ont préservé leurs capacités perceptives. Cela renforce l’hypothèse de la primauté de la force du couplage audio-moteur pour prédire les bénéfices de l’indiçage.
Les conséquences de la dégradation de la perception ne sont cependant pas une fatalité. Un réentraînement est possible grâce à des jeux sérieux au cours desquels le patient réapprend à se synchroniser avec la musique, à la danse qui est une activité de synchronisation sensorimotrice par excellence, etc.
Si la marche est améliorée par des indices auditifs délivrés au bon tempo, l’interactivité de ces stimulations est aussi un facteur essentiel à considérer pour améliorer la force du couplage.
Nous avons montré que le contrôle en temps réel de la relation entre les pulsations musicales et les pas du patient, par l’adaptation en continu du tempo musical, garantit un couplage audio-moteur idéal. Associés aux effets positifs de la musique, neurochimiques par la libération des hormones du plaisir, et psychologiques par le sentiment d’évasion qu’elle procure, les effets de la stimulation sur la marche sont immédiats. Les bénéfices de l’indiçage s’en trouvent encore améliorés.
L’un des défis actuels est d’évaluer les effets à long terme d’une telle approche.
La pleine perception de la musique passe par des structures motrices : n’a-t-on pas besoin de mettre tout notre corps en mouvement pour battre la mesure d’un morceau difficile ? Le recouvrement entre les structures de notre cerveau qui nous permettent de percevoir, et celles qui nous font bouger, ouvre une opportunité thérapeutique.
La rééducation du mouvement par la musique renforce en effet les liens entre la perception auditive rythmique et le comportement moteur. La musique s’immisce dans les réseaux moteurs du cerveau et peut compenser certains déficits créés par la maladie de Parkinson. Cette approche peut contribuer à améliorer la qualité de vie des patients et à réduire leur dépendance aux médicaments. Il s’agit donc d’un puissant outil de rééducation complémentaire de la thérapie pharmacologique.ré
D’autres pathologies présentant des déficits de la motricité sont également concernées. Sclérose en plaques, suite d’accident vasculaire cérébral (AVC) ou encore diabète de type II sont en cours d’études au sein de notre équipe.
Loïc Damm, Postdoctoral Researcher, Université de Montpellier; Benoît Bardy, Professeur en Sciences du Mouvement, fondateur du centre EuroMov, membre de l’Institut Universitaire de France (IUF), Université de Montpellier et Valérie Cochen de Cock, Docteure en neurologie, chercheuse HDR au sein de l’unité EuroMov Digital Health in Motion, Université de Montpellier – IMT Mines Ales, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Quand certaines marques tissent des partenariats avec des stars pour des chansons inédites, ce qui se passe en Égypte a une ampleur unique, où la publicité elle-même fait émerger une nouvelle esthétique pop. Avec toutes les contradictions d'un tel mariage.
Il est 1 h du matin sur le rooftop d'Ahmed Tarek Yahya au Caire, et la journée de travail commence dans ce home studio dernier cri. D'une dextérité incroyable, sautillant sur sa chaise avec une énergie communicative, il passe d'un bout à l'autre de la chanson en cours, et intervient en quelques secondes à peine sur chaque bribe musicale qu'il fait enregistrer au joueur de derbouka de l'autre côté de la vitre.
Deux heures plus tard la chanson est quasi terminée, et ce n'est que le milieu d'une session de travail pour ce producteur, fils d'un footballeur superstar, avec déjà à son actif plusieurs tubes de ces dernières années, comme « Al ghazaleh ray'a » l'année dernière ou, sur la voie de le devenir, « Beraha Ya Sheekha », et d'autres gloires, plus invisibles, comme cette chanson ce soir-là, catchy à souhait, mais justement destinée à faire oublier son auteur : c'est une pub.
Ces spots sont omniprésents pendant le mois de ramadan, moment où les familles se réunissent souvent autour de la télévision et des musalsalât (séries). Ces soap-opéras calibrés spécialement pour ce mois sont non seulement remplis de chansons, mais aussi ponctués d'interludes publicitaires, les plus chers de l'année, conçus pour être tout aussi mémorables.
Calibrées et produites avec soin, ces productions publicitaires virent même depuis quelques années à la chanson addictive et au tube plutôt qu'au simple jingle, jusqu'à se frayer un chemin dans les tops YouTube ou TikTok. En 2018, une publicité de l'acteur Mohamed Ramadan pour Etisalat, « Aqwa Cart fi Misr », a topé plusieurs dizaines de millions de vues, au point de réorienter sa carrière. Un tournant dans ce business.
La musique dans les publicités n'a rien d'inédit et fait même partie de la pop culture égyptienne. Comme pour d'autres pays arabes, YouTube regorge de vidéos nostalgiques des jingles et publicités des années 1980-2000, les années parabole et télévision. Des spots courts avec jingles tournant autour d'un nom de marque, associés surtout à l'agence de publicité Tarek Nour, l'une des plus grosses du pays ; ou des partenariats entre une marque et une star pour financer et avoir une exclusivité sur une nouvelle chanson, un modèle dont Amr Diab est le visage le plus connu.
La star égyptienne et Pepsi ont par exemple récemment fêté leurs vingt ans de publicité, et le chanteur fait même aujourd'hui plus de pubs que de clips. Mais les grandes années sont loin, et il vit désormais entre scandales et critiques, entre sa dernière pub Pepsi où les images de synthèse sur son visage ont fait parler ; une pub pour Citroën où il suit une femme presque comme un harceleur ; ou son supposé salaire de 15 millions de livres pour une publicité de la poste, l'un des rares chiffres jamais rendus publics dans ces partenariats où les agences de publicité restent évasives et les montants toujours des rumeurs, attisées par des stars s'attribuant des revenus extravagants qu'elles sont loin d'avoir en réalité.
Quinze millions de livres ? 595 000 euros. Ramenés à l'économie locale avec un salaire moyen 25 fois inférieur à celui des États-Unis, c'est l'équivalent de 16 millions de dollars (15 millions d'euros), l'ordre de grandeur des partenariats de Rihanna ou Beyoncé. Qu'une entreprise publique, dans un moment de crise économique majeure, dépense autant d'argent n'a pas manqué de faire scandale. Mais plus fondamentalement elle montre le déclin d'Amr Diab et de sa génération : il est loin le temps où les plus grandes publicités leur étaient réservées, y compris de marques de luxe, comme en 2008 quand la Libanaise Elissa représentait la même année les montres Corum, les lunettes Vogue, la joaillerie Lazurde et les téléphones Samsung. Le style musical dont il est le dépositaire, une pop arabe des années 2000, a lui aussi vieilli. Il fait pâle figure face à de nouvelles chansons survoltées et absurdes, l'exacte traduction musicale des overdoses de sucre du mois de ramadan qui se sont multipliées, avec désormais d'autres têtes : celles d'acteurs de séries, de télévision, des influenceurs ou des chanteurs de maharagan (électro chaabi égyptienne).
Pour le comprendre, il faut repartir d'un phénomène plus souterrain : dans l'histoire des rapports publicité/musique, ces très lucratifs partenariats de stars ne sont qu'une partie d'un phénomène régional plus large, qui concerne aussi les scènes indépendantes rock, rap et électro. Diplômé·es en marketing, graphisme ou publicité, beaucoup d'artistes sont sollicité·es pour faire des musiques de pub, souvent passe-partout et éloignée de leurs propres sons. Dans une économie musicale particulièrement difficile, la publicité est un complément de revenus, voire la source principale des revenus de nombreux artistes, pour certain·es publicitaires-artistes assumé·es.
Le Saoudien Majed Aissa par exemple, auteur d'un buzz en 2016 — « Barbs » — alliant clip soigné, pas de danse et son accrocheur, a depuis fait de la publicité sa principale carrière, ponctuée parfois de réalisations personnelles au compte-gouttes. Même chose chez les Égyptiens Hesham Afifi ou Wael Alaa avec son « Dr Alfons », musiciens et réalisateurs de clips. Chez d'autres, les codes publicitaires se mélangent à la musique au point de rendre impossible toute distinction (certaines musiques n'étant d'ailleurs pas disponibles hors de leur clip) : c'est le cas au Liban par exemple avec l'exubérante Remie Akl. Cette « Creative Director/Conceptual Content Creator/Artist » (d'après LinkedIn) semble appliquer une science publicitaire du message percutant et du montage nerveux à ses productions féministes et mordantes.
Les croisements entre la publicité et la musique sont donc nombreux. Mais il se passe en plus quelque chose de nouveau en Égypte, en ce moment où une nouvelle génération d'artistes s'est emparée de la pub comme terrain de jeu musical, en détournant au passage un son de l'Égypte très contemporain, le maharagan. Ce son électro local, au moment où il fait l'objet d'une interdiction de performances publiques par le très politique syndicat des artistes, réapparait par la bande dans chaque foyer — en étant au passage nettoyé et musclé avec une production pro, mêlé à un son pop catchy, et surtout dépouillé de ses paroles parfois sexuelles ou politiques — à l'image de ce qu'en fait l'aussi détesté qu'écouté discrètement chanteur/acteur Mohamed Ramadan.
Le phénomène était en fait d'emblée visible chez les artistes de maharagan au début des années 2010. Oka & Ortega, depuis séparés, se démultipliaient alors de pub en pub chez Royal Gel, Meatland, GtiDEmobile ou Mobinil. Pour un spécialiste de la scène égyptienne, rien d'anormal dans un milieu où l'enjeu de gagner de l'argent a toujours fait partie de l'ordinaire, ce qu'une lecture souvent trop politique (à en faire un son du prolétariat) fait oublier. Le refus d'aller vers la publicité reste limité à une frange bien particulière du monde musical, justement plus favorisée.
Depuis, derrière ces nouveaux titres se cachent d'autres ramifications du monde de la musique, des médias et de la publicité : ce n'est plus seulement le mélodiste et le parolier qui comptent, mais la figure du producteur. La génération d'Ahmad Tarek Yahya, Ahmed King Wahid, Moustapha El-Halawany, King Denzel (Madfaagya) rencontrant de nouveaux types de stars — réalisateurs de clips, influenceurs, et chanteurs à l'occasion, comme Tameem Youness, auteur d'un addictif « Track al-moussem » cette année.
Le format publicitaire est devenu un terrain de jeu par rapport à d'autres formats musicaux sclérosés, comme l'explique King Wahid — auteur d'un autre tube de l'année, « Setto Ana » du présentateur télé Akram Hosny. Le King a commencé à composer en travaillant pour une émission de la TV égyptienne : « C'était de la musique pour mutribin [chanteur à voix], le marché de la pub n'était pas important comme aujourd'hui. Mais je n'y trouvais pas vraiment de plaisir ». C'est toutefois une école de la rapidité où « on avait cinq jours pour tout préparer, mon rôle c'était de faire deux musiques chaque semaine ».
Cette nécessaire rapidité est l'une des compétences les plus centrales de la production de publicités : « Le lendemain on doit filmer la scène, et la chanson n'est pas écrite. On doit l'écrire et faire la composition, le montage, en 24 h ». Si la saison de ramadan accélère encore plus le rythme des publicités, et implique un certain esprit « ramadanish » (« plus émotionnel d'une manière ou d'une autre », résume un publicitaire), le fonctionnement global est déjà en permanence à flux tendu.
De fil en aiguille la professionnalisation s'est accentuée, les jeunes producteurs étoffant aussi leurs studios d'équipements dernier cri. Désormais, ces sons parodiques ont leur logique propre : l'ère n'est plus à une publicité avec l'actrice Hala Fakher pour des ventilateurs, ni à des émissions télé sur le modèle SNL1 (type Melon Show en Irak) avec paroles de tubes revues sous un format satirique. Un autre univers s'est dessiné : les réseaux sociaux se sont ajoutés aux créneaux visuels habituels, et les enfants du home studio ont rebattu les cartes.
Aujourd'hui, lorsque l'influenceur Khaled Mokhtar fait un clip-chanson en 2020, « Akado Min », en l'honneur d'une boisson mythique en Égypte, le jus de canne à sucre des échoppes dans la rue, le résultat est si convaincant qu'il brouille le registre. Dans une spirale de parodie de parodie, avec pour point de départ initial des chansons de marques de soda en Égypte (les publicités les plus importantes avec celles des opérateurs de télécoms), s'est créé un style désormais reconnaissable.
Exit l'ère de la chanson de star à la production sponsorisée par Pepsi, exit aussi l'ère du jingle avec son esthétique bricolage et demi-chanté par des stars du cinéma plutôt que de la musique des années 1990-2000 — caractère bancal en plus accentué par les seules sources restantes, d'extraits de VHS surcompressés sur YouTube. À l'époque, aucun des producteurs de pop arabe connus (Hamid El Chaeri, Tarek Madkour ou Tarek Akef) ne travaillait sur ces jingles, laissés à des musiciens maison au sein de Tarek Nour, voire surtout au fondateur lui-même.
Tarek Nour, fondateur de ce groupe au logo omniprésent en Égypte, très introduit dans les milieux politiques et spin doctor du référendum constitutionnel de 2014, a eu une formation musicale — il est visible en pleine frénésie créatrice au piano dans un portrait de l'émission Hadisson Akhar de Ricardo Karam — une compétence et sensibilité rare dans le monde de la publicité, devenue par la suite sa marque de fabrique. « Tous les Égyptiens connaissent la voix de Tarek Nour, c'est sa voix dans beaucoup de publicités, et avoir sa voix c'était un coût supplémentaire », souligne à ce titre Ahmed Tarek Yahya, ayant lui-même commencé sa carrière chez lui.
L'autre raison de cet essor des chansons, c'est l'intérêt des publicitaires eux-mêmes dans ce marché estimé en Égypte à presque 400 millions de dollars (366 millions d'euros), où la télévision reste le média le plus important. La musique est un marqueur distinctif dans un marché concurrentiel, où de nouveaux sons promettent d'incarner la nouveauté, l'accès à certains publics (jeunes) et certains supports : c'est sur ce créneau qu'est notamment positionné Mohamed Wasfy, fondateur de l'agence Bubblegum.
L'agence a produit l'un des plus gros tubes de pub récent, « Zahra », 80 millions de vues au compteur sur YouTube, et chanson jouée jusque dans des mariages. Succès à l'ampleur imprévue, d'un style toutefois assez classique plutôt que pop — maharagan, c'est l'un des titres marqueurs de ce nouveau phénomène, où la chanson a remplacé le jingle, et se doit désormais d'être originale. Ce que souligne aussi une autre équipe, celle de Yasmin Rassekh au sein de l'agence AB/TBWA au Caire : « On sort de l'époque où l'on utilisait une vieille chanson connue dont on changeait les paroles, et de celle du jingle où l'on chantait le nom de la marque ».
Pour le client comme pour l'agence, recourir à une chanson a plusieurs avantages : en premier lieu, « il y a plus de chance de “going viral”, et du point de vue du client c'est un pari moins risqué », selon Wasfy. Les chansons sont adaptées aux nouvelles stratégies globales des agences, avec des campagnes sur plusieurs supports à la fois : panneaux, télévision, YouTube et TikTok où l'on peut refaire les chorégraphies. Ces chansons sont aussi en retour un bon outil pour mesurer le succès d'une campagne : « On regarde les commentaires, comment les gens utilisent les jingles et les chansons dans leurs stories. TikTok est devenu essentiel pour voir si quelque chose est viral », comme l'explique Yasmin Rassekh.
Ensuite, dans le processus même d'aller-retour entre le client et l'agence, c'est une étape pratique pour matérialiser une stratégie : comparé à une publicité filmée classique, « quand on présente l'idée au client, c'est plus simple pour lui à évaluer, on peut déjà avoir la chanson avant de passer à la production » pour Wasfy. Enfin, une autre raison essentielle est le prix : faire une chanson ne coûte pas cher comparé aux budgets énormes de certaines pubs, et producteurs, compositeurs, paroliers ne touchent pas grand-chose par rapport aux stars. Plus encore, faire une nouvelle chanson représente un prix dérisoire par rapport aux tarifs conséquents d'une « synchro » de chanson connue.
Les paroles des chansons sont écrites dans l'agence, et un producteur est embauché pour en composer la musique (ces derniers gardant souvent des chansons sous le coude en prévision). « D'abord les paroles, ensuite on décide qui chante », souligne Yasmin Rassekh. Le tout est pensé pour un certain segment de population – classe A, B, C, D dans le jargon publicitaire — et/ou différentes régions de l'Égypte.
Dernière étape, le cas échéant, celle de sélectionner la star qui incarnera la chanson à l'image. « La célébrité doit correspondre à la marque » pour Mohamed Wasfy. Star qu'il faut aussi convaincre, à la fois par un cachet adapté, et en lui proposant des projets intéressants pour sa carrière. Wasfy décrit par exemple comment il a réussi à convaincre l'acteur Mohamed Saad pour un rôle à contre-emploi, pour finir un carton et un moyen de faire rebondir sa carrière : « On a eu une vision à laquelle il ne s'attendait pas. Depuis il a enchaîné d'autres pubs ». Une manière de dire aussi que les publicités ne consistent plus seulement à acheter la seule présence d'une star ou à mettre l'argent sur la table pour avoir l'exclusivité de sa dernière chanson. Ces stars par ailleurs affichent fièrement leurs publicités dans une rubrique dédiée sur leurs comptes YouTube, comme une part assumée de leur carrière.
Ces publicités rappellent des éléments de l'identité et de l'histoire égyptienne, au-delà des jingles Tarek Nour qu'Ahmed King Wahid « retenait tous » et sont parmi les premières mélodies qu'il n'ait jamais répétées sur son premier instrument, « un petit piano pour les enfants ». En amont, les stars ont toujours eu des affinités avec la publicité, d'abord imprimée — Oum Kalthoum elle-même pour du parfum —, ensuite dans les films ou à la radio. Les publicités d'aujourd'hui rappellent aussi une tradition particulière de chansons courtes et comiques, interludes des pièces de théâtre : les monologât. La tendance à la chansonnette, à l'ironie voire à l'absurde, plutôt qu'aux fresques musicales sérieuses et dignes, n'a en fait jamais cessé d'être une part essentielle de l'Égypte, à l'image des célèbres chansons du film Kaboria (1990).
De la même manière, il y a quelques mois, le voisin libanais pleurait la mort d'Elias Rahbani, le troisième des frères, avec Assi et Mansour, les deux artisans du canon de la musique libanaise moderne et de la chanteuse Feiruz. Elias, l'industriel et le commercial de la famille, s'était démarqué en se spécialisant dans une musique moins noble, en arabe, français plutôt qu'en anglais. Au point qu'un des souvenirs sonores remonté à la surface des réseaux sociaux à l'occasion de sa disparition a été une de ses publicités pour Barilla.
À front renversé, ce jingle tellement populaire était ensuite devenu une chanson — de Sabah — la même histoire qu'une pub Coca Cola devenue mythique aux États-Unis en 1971. C'était aussi au Liban qu'était apparu dans les années 1990 un nouveau type de carrière, personnifié par la chanteuse Haïfa Wehbé, devenue star de la chanson après être apparue dans des pubs.
Aujourd'hui s'écrit en Égypte une nouvelle étape d'un rapport particulier du monde arabe au lien entre musique et publicité. Quand la marque Barilla propose des playlists sur Spotify à la durée exacte de la cuisson de tel type de pâtes, dans le monde arabe les marques sont déjà ailleurs, elles ont sur Spotify leurs propres chansons. Quand certaines marques font parfois des partenariats avec des stars pour des chansons inédites, ce qui se passe en Égypte a une ampleur et une logique unique, où la publicité elle-même fait émerger une nouvelle esthétique pop.
Celle-ci se diffuse désormais à des chansons de plein droit, comme le récent « Onsa La Tonsa » de Sola Omar, où l'on retrouve une voix ironique typique de la pub, et certains se préparent déjà à l'étape suivante. Ahmed Tarek Yahya rêve désormais de « pouvoir exporter ces productions », d'en faire reconnaître le caractère musical et de pouvoir en sortir les versions longues. Un passage vers les plateformes de streaming qui serait par ailleurs synonyme de droits d'auteur pour ces tubes aux millions de vues perdues — parce que déjà publicités en elles-mêmes, et donc pas monétisables par d'autres pubs sur les grands réseaux sociaux.
1NDLR. Saturday Night Live (ou SNL) est une émission de divertissement à sketchs hebdomadaire américaine créée par Lorne Michaels.
Dans une ville fracturée par les divisions sociales et gagnée par la morosité, les sorties du jeudi soir sur le Nil à bord d'une felouque — l'un de ces gros bateaux à moteur populaires — sont l'une des rares occasions de s'amuser sans payer des fortunes. Le Nil n'est certes pas un territoire hors contrôle, mais à bord, le plaisir n'y est pas compté.
Il est un peu plus de 22 h ce jeudi 8 décembre 2022. Fatima se tient stoïque sur le rebord de la digue menant à l'un des trois bateaux qu'elle possède. Elle discute avec une de ses proches, dont les enfants en claquettes déambulent et jouent sur le muret en pierre. À quai, une felouque immobile accueille déjà à son bord plusieurs dizaines de personnes ; la plupart, assises sur les banquettes qui ceinturent l'embarcation, sirotent déjà des Stella, une marque de bière populaire en Égypte. Fatima indique d'un air nonchalant aux retardataires que le bateau n'est pas encore parti. Un retard d'1 h 30 n'est pas, au fond, si exceptionnel.
Le jeudi soir, afin de festoyer pour la première soirée du week-end, certains Cairotes optent pour une virée sur felouque, mais pas n'importe laquelle. Il ne s'agit pas du traditionnel voilier méditerranéen qui participe aux charmes de la découverte fluviale de la Haute-Égypte et fit dire à Gustave Flaubert lors de son voyage de 1849 que « toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un océan d'un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée »,, mais bien d'un bateau au moteur vrombissant. À l'odeur de gasoil se mêle l'instabilité de la chaloupe qui, pouvant atteindre une capacité de 120 personnes, fait craindre de chavirer à chaque remous.
Au départ de Zamalek, quartier dans le nord de Gezirah, l'île la plus cossue du Caire, la felouque est directement réservée auprès de Fatima par un groupe, de manière à accueillir un nombre conséquent de personnes. C'est généralement Mamdouh* qui s'en charge car, fort d'un tempérament jovial et d'une appétence pour la fête, il « trouve dans ces soirées une ambiance et une bringue rarement égalées ». En plus de la perception d'une éventuelle commission, cela valorise son aura sociale et lui confère un rôle d'animateur.
L'information se diffuse de surcroît via les réseaux sociaux, afin de se retrouver, entre amis, mais pas seulement. Bien que les habitués constituent la majorité des fêtards, la felouka reste, en effet, un des rares lieux nocturnes où la mixité de genres, de classes et de styles est encore possible. Son coût, 30 livres égyptiennes de l'heure (environ 0,92 euro après la récente dévaluation), n'est pas à la portée de tous, mais s'avère abordable pour une partie de la jeunesse égyptienne. Bien plus abordable en tout cas que les péniches discothèques de Zamalek, qui accueillent une clientèle aisée et branchée, ou même que les cabarets surannés du centre-ville et de l'avenue Al-Haram qui mène aux pyramides de Gizeh, et qui mélangent nouveaux riches égyptiens, touristes du Golfe et danseuses professionnelles.
Au-delà de l'aspect financier, et même de la sélection imposée à l'entrée de nombreux bars et boîtes de nuit, la violence symbolique qui inhibe les jeunes issus des quartiers populaires de sortir réside dans la localisation des lieux inédits de sociabilité nocturne, principalement dans les quartiers aisés de la capitale, à l'instar de Maadi (sud du Caire), de Zamalek et des nouveaux quartiers comme Tagamoa dans la ville du nouveau Caire. C'est comme si la pratique de ces géographies n'était pas autorisée à tous, et qu'une majorité de la population était soumise à un déni d'accès à la Cité, d'ailleurs accentué par le manque d'espaces publics, en particulier de promenades et de terrains de sport, la privatisation des berges du Nil et l'omniprésence de la circulation automobile. Cette dernière ayant toutefois le mérite de couvrir les conversations et d'anonymiser quelque peu les rencontres, comme les fontaines omeyyades en leur temps, en particulier pour les jeunes couples qui aiment à se retrouver sur le pont Qasr El-Nil, dos au tintamarre des klaxons et face aux lueurs oniriques du Nil.
De leur côté, les jeunes sans-le-sou n'ont d'autre choix que de rester chez eux ou bien d'aller s'asseoir en terrasse de café, préférablement de leur quartier, pour discuter, si ce n'est ressasser leur sentiment carcéral. Lui-même étant alimenté par l'impression holiste d'être prisonnier de toutes les facettes et de toutes les échelles de l'existant — État, société, famille, employeur (s'il en est), citoyenneté, particules d'oxygène polluées. Même les mariages populaires qui se déroulaient dans la rue et permettaient une réappropriation éphémère, mais festive du quartier, en particulier par la danse, y compris celle du bâton (tahtib), se font de moins en moins légion.
C'est pourquoi les soirées felouka offrent littéralement une sortie, une évasion, non seulement au cœur du Caire, mais surtout au centre du Nil. Le caractère fluvial procure à ces moments-là la saveur d'une certaine extraterritorialité qui octroie à tous une permission, dans un pays soumis à un régime politique plus liberticide que ne l'était le précédent. Le balancement des flots renvoie à lui seul au retournement du monde et à son échappée. Il s'agit, le temps d'une soirée, de renverser son quotidien, plutôt que de le déverser.
À son bord, les normes et les conventions dominantes sont donc inversées. Au-delà des inclinations alcoolisées et de la contestation possible d'une hétérosexualité normée, les choix sonores et chorégraphiques permettent à chacun de composer avec une petite marge de liberté, à la fois intime et collective. Les mahraganat, complaintes populaires du début des années 2 000, happées et rythmées de manière électronique, participent à l'euphorie collective et catalysent l'ambiance, le temps d'une soirée. Connus de tous, ces sons soudent les différences, et condensent en une seule énergie les cris et rages intérieurs de l'assistance. Ils rappellent néanmoins à tous leur(s) condition(s). Mais, là encore, l'idée est d'inverser la tendance ; de ne pas endurer ces sons, comme cela est le cas dans la plupart des lieux du Caire, des touk-touk aux salons de coiffure en passant par les restaurants populaires, mais plutôt de les dompter par la danse et un certain entrain grégaire.
Comme en France, les restrictions liées à la (non-)gestion sanitaire de la crise du Covid-19 au Caire ont permis aux autorités politiques de restreindre un peu plus la vie nocturne, considérée comme vecteur d'agitation, en particulier dans des endroits subversifs, mais plus généralement à l'ensemble des lieux d'accueil du public, sommés de fermer leurs portes plus tôt dans la nuit. La réputation de somnambule de la capitale égyptienne s'en est trouvée affectée alors que le contrôle des foules, omniprésent, en était facilité.
23 h 30, la felouque bat son plein avec une soixantaine de personnes à son bord, dansant sur les mahraganat les plus en vogue du moment, lorsqu'une patrouille de la police fluviale aborde le bateau. Extinction des feux et escamotage des boissons et des stupéfiants se propagent alors au même rythme. Les agents repartiront au bout d'une dizaine de minutes ; leur but principal, hormis celui de glaner un pot-de-vin (rashoua), est de rappeler aux tenanciers de l'embarcation et aux organisateurs que les autorités sécuritaires restent agissantes, et que, par voie de conséquence, le Nil n'est pas un territoire hors de contrôle.
Minuit et quart, la felouque passe sous le pont Imbaba, imposant ensemble bleu d'acier et de plomb, en partie ferroviaire avec ses trailles saillantes typiques du début du siècle dernier. À cet instant, sous la chape de l'ouvrage, d'un seul être, la foule se met en branle et tente, en cris et en chœur, de résister par la force de son éclat à ce couvercle qui la recouvre derechef. Un intervalle que la douce brise d'automne, favorisée par la platitude du fleuve, rend d'autant plus agréable aux corps que ceux-ci s'agitent vivement.
La felouque s'immobilise alors devant le Fairmont Nile City, un des hôtels les plus luxueux de la capitale, fort de ses sept restaurants-bars et de son casino. La foule ne redouble pas d'énergie pour narguer les puissants dans leurs tours arrogantes, mais reste indifférente au clivage, au contraste pécunier, comme pour bien signifier que la felouka est un lieu offshore, hors-sol, à l'écart de la violence sociale du Caire. Inutile de se soucier des représentations alors que le réel se concrétise, pour une fois. Le temps d'une soirée, la frustration sexuelle, les désillusions professionnelles, le labeur quotidien, les pressions sociétales et familiales sont oubliés et relégués au bitume froid et sec de la rive. Le temps d'une soirée.
00 h 32, à toute vitesse, sorti de l'ombre, un canot amène une demi-douzaine de nouveaux participants. L'effet de surprise et la séquence cinématographique qui l'accompagne stimulent la foule qui s'en épaissit davantage. La felouque prend corps au complet et chaloupe alors entre les flots. Contrairement aux embarcations (en particulier les dahabiya) que de nombreux riches Égyptiens et étrangers privatisent tout en cultivant leur entre-soi, ce rendez-vous fluvial hebdomadaire est communautaire, en cela qu'il construit un sentiment d'appartenance à un groupe (shela) sans pour autant être excluant, car l'idée est justement de (se) rencontrer, de (se) mélanger, de partager, comme si, pour l'occasion, les conditions et les destins s'oubliaient dans les eaux troubles et huileuses du Nil. Jusqu'à s'y dissoudre totalement. Au point de se soulager : aucun sentiment n'apparaît plus libertaire que celui de décharger sa vessie à la proue du navire pour les hommes, seuls face à l'immensité et aux reflets de la ville. Là encore le soulagement est évasion. Les femmes peuvent aussi s'y prêter, plutôt sur la poupe, à côté d'un capitaine impassible qui en aura de toute façon déjà vu des vertes et des pas mûres. Les moins à l'aise pourront toujours regagner la berge et se délester au Kentucky Fried Chicken, en face du ponton, pour défier avec allégresse les émanations funestes d'un capitalisme mondialisé.
Il est 1 h 00 et la fête est finie. Triste retour terrestre par une morsure du réel. À l'entrée de l'escalier qui mène à la ville, Fatima se dresse, robuste, et surjoue son rôle de videur pour collecter son dû. Son hijab noir lui donne encore plus de stature. Business as usual, sur le sol cairote. L'évasion s'évade et les tintements continus des automobiles tirent les fêtards de leur rêverie pour les renvoyer à leur propre amertume, avec pour piqûre de rappel le contact du flouze qu'ils extraient timidement de leurs poches.
Heureusement qu'Omar*, le vendeur ambulant de patates douces, permet d'atténuer ce retour abrupt à la réalité et de l'envelopper dans une nappe de fumée bien odorante. L'instant est d'ailleurs propice à une stagnation langoureuse, si commune sur les talus citadins et autres terrasses de cafés cairotes, entre une partie de backgammon (tawla) et le souffle d'un narguilé, comme pour étirer le temps. Plus tard, la foule s'étiolera et se dispersera, progressivement, pour replonger, anonymement, dans la folle cadence urbaine de la capitale. Le temps d'une longue semaine.
* Les prénoms ont été modifiés.
19 B, le nouveau long métrage du réalisateur égyptien Ahmad Abdalla, seul film égyptien en compétition au Festival international du film du Caire, a reçu le prix de la meilleure fiction arabe. Il met en scène des personnages antagonistes livrés à eux-mêmes dans une maison en ruine d'une banlieue résidentielle du Caire, et explore subtilement les thématiques de la vieillesse et de la survie en milieu urbain.
Il boit un verre d'alcool bon marché le soir, dans le jardin en friche de la villa dont il est le gardien depuis plus de 50 ans. Les vieilles chansons, diffusées par la radio, lui tiennent compagnie, propageant un air de tranquillité et de sérénité. Le concierge de cette ancienne demeure d'Héliopolis1, campé brillamment par Sayed Ragab, n'aime pas sortir de son cocon. Il se sent bien protégé des coups de la vie derrière les murs de cette résidence laissée à l'abandon, après l'émigration des propriétaires au Canada. Une voisine l'aide à nourrir gratuitement plusieurs chiens et chats de rue et à leur trouver des familles d'adoption.
Cette maison vide et délabrée est doucement rongée par le temps. Loin d'être un simple décor, elle fait partie intégrante du récit. Les souvenirs y règnent, et leur présence est rendue plus réelle par la musique qui s'associe à la dramaturgie, contribue à répandre une certaine ambiance. Avec le décor naturel des lieux, elle définit le style du film, son rythme, et caractérise les protagonistes qui évoluent sur scène.
C'est elle qui donne le ton de l'arrivée d'un autre personnage principal, dont on devine qu'il est venu troubler l'ordre établi. Répondant au prénom de Nasr et interprété par Ahmed Khaled Saleh, c'est un jeune qui s'occupe d'aider les gens du voisinage à garer leurs voitures dans la rue, en face de la villa, à défaut de parcs de stationnement. Un métier qu'il s'est inventé, comme tant d'autres dans la mégalopole surpeuplée. Son père ayant travaillé comme portier dans le coin, Nasr est familier du quartier. « Les chiens errants que vous abritez ne sont pas meilleurs que nous ! », lance-t-il, réclamant son « droit » de profiter, lui aussi, de la villa désertée que le vieux gardien a transformée en refuge pour animaux.
Nasr décide alors de squatter en partie l'ancienne maison, en y dormant la nuit et en s'en servant avec sa bande de copains comme dépôt pour leur marchandise de contrebande. Le vieux gardien craint le « bagarreur costaud » qui menace de le dénoncer auprès des autorités pour vol d'électricité. Il déteste sa présence, cherche sournoisement à le faire partir, mais toutes ses astuces sont vouées à l'échec.
Leur cohabitation difficile, voire quasi impossible, est traduite à merveille dans leurs échanges de regards et par le biais de la musique. Les vieilles chansons d'Oum Kalthoum et de Mohamed Abdel-Mottaleb2 qui peuplent les soirées du vieux concierge sont en dissonance avec les tempos des variétés électro-populaires (les mahraganet) à la mode, qu'écoutent Nasr et ses amis. Elles annoncent le conflit qui enfle jusqu'à la fin tragique, bien que le réalisateur affirme qu'il ne voulait pas tout à fait que les deux genres de musique tranchent grossièrement. Car à la suite d'une querelle avec le gardien, le jeune homme dégourdi sera mystérieusement assommé à coups de pierres, et enterré en silence dans la maison en ruine.
En travaillant sur le scénario pendant le confinement, je me suis posé la question : cette fin était-elle inéluctable ? Ou bien les deux personnages pouvaient-ils réussir une éventuelle cohabitation ? Je me suis inspiré d'un concierge que je croisais souvent, qui était tout le temps entouré de chiens et de chats, devant son palier. Et puis, en tissant son histoire, j'ai découvert que j'écrivais aussi sur moi-même, sur l'isolation, la vieillesse…
confesse le réalisateur Ahmad Abdalla, lors de la projection-débat de 19 B3, son sixième long métrage, durant le festival international du film du Caire (26 novembre-10 décembre 2022).
Né au Caire en 1979 et ayant fait des études en pédagogie musicale, Ahmad Abdalla est parfaitement conscient qu'il réside dans une ville sonore, où il y a toujours une radio allumée quelque part, un juke-box qui joue de l'autre côté de la rue. Il parvient dans ses films à recréer cette ambiance, à rendre compte des bruits ininterrompus de la cité, la musique que l'on entend constamment, venant des appartements, des voitures, des boutiques…
Dans 19 B, le vieux gardien ne supporte pas les rythmes haletants résultant de ce « voisinage forcé », et se couche à la belle étoile, devant la porte de la villa. Le jeune intrus fait alors son mea culpa : « Je ne veux pas vous expulser de chez vous ! », dit-il, exprimant sa détresse, en se mettant à nu devant la caméra. Nasr est ainsi à la fois victime et bourreau. Il l'est devenu à son insu, comme bien d'autres habitants de cette ville où l'on est livré à son sort, et où la survie est un combat quotidien. Et si les choses finissent par s'arranger tant bien que mal, c'est toujours « sans que personne ne s'en aperçoive ; on passe toujours inaperçus », constate naturellement l'un des personnages secondaires.
La lumière guide le regard du spectateur en hiérarchisant les images, dévoilant les subtilités. Comme le visage du vieux gardien que l'on scrute parfois dans ses moindres détails, dont on découvre la structure, les expressions, les mimiques.
Le comédien sexagénaire Sayed Ragab qui incarne le personnage crève l'écran, magnifié par le regard du directeur de la photographie Mostafa El-Kachef. Ce dernier a reçu une mention spéciale pour l'éclairage, tant il parvient à restituer les émotions les plus latentes, intériorisées par les interprètes. La construction d'un noir lugubre et inquiétant, lors des face-à-face entre les deux protagonistes pendant les périodes de coupures d'électricité, est enjolivée par la présence de multiples points de lumière.
Ahmad Abdalla a choisi de raconter en filigrane, d'évoquer des sentiments et des images tout en retenue, au lieu de les révéler aux yeux des spectateurs. « J'aime bien les histoires et les caractères mi-figue mi-raisin, les choses à moitié dites », a précisé le réalisateur, en réponse aux différentes interprétations sociopolitiques du film, où chacun peut trouver son compte. Une scène peut être dans la suggestion sans rien perdre de son éloquence.
Ahmad Abdalla
19 B
Égypte, 2022
95 minutes
Prix de la critique, de la meilleure contribution artistique et du meilleur film arabe au 44e Cairo International Film Festival
Capitale culturelle européenne par excellence, Berlin accueille aussi une activité artistique et intellectuelle arabe intense. Devenue ainsi une destination privilégiée et un lieu de rencontres pour les ressortissants arabes de différentes nationalités, la créativité y prend forme dans le moule de l'exil.
« Ce qui est bien à Berlin, c'est que lorsque tu as le mal du pays, tu as toujours la possibilité d'aller t'engueuler avec un Israélien », s'amuse Mohamed Badarneh, 45 ans, avec un sourire espiègle, avant de mordre dans son sandwich chawarma. Depuis onze ans, ce photographe palestinien d'Haïfa a élu domicile dans la capitale allemande, qui accueille également une communauté israélienne importante. Si ce choix était dans son cas guidé par l'amour — sa femme, rencontrée à Haïfa, est allemande —, l'installation dans cette ville l'a encouragé à se consacrer à sa passion tardive pour la photographie.
« Il y a plus d'activités culturelles arabes à Berlin que dans n'importe quelle ville du monde arabe », affirme Mohamed. Lui-même expose dans un petit espace de l'avenue Sonnenallee, dont la partie sud était un point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, et qui a été surnommée « Arabische strasse », la « rue arabe ». Commerces, cafés, restaurants, affiches rappelant les noms et les visages des prisonniers politiques palestiniens en Israël ou la grève de la faim d'Alaa Abdel Fattah, tout renvoie à Damas, Jérusalem, Bagdad ou Le Caire. La longue avenue traverse la partie sud du quartier de Neükolln qui accueille historiquement l'immigration syro-libanaise, mais aussi palestinienne. Leur présence remonte à la deuxième moitié des années 1970, après le début de la guerre civile au Liban, aidée par une proximité entre la gauche palestinienne et l'extrême gauche allemande. Sa manifestation la plus marquante a été l'opération Entebbe, lorsque le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et les Cellules révolutionnaires allemandes ont détourné un avion Air France qui effectuait un vol Tel-Aviv–Paris, en juin 1976.
Difficile d'estimer le nombre exact de Palestiniens vivant à Berlin, entre les sans-papiers et la complexité des statuts des uns et des autres (ceux de Jérusalem, des camps de réfugiés ou de l'intérieur). Mais tout le monde s'accorde à dire que la capitale allemande en accueille le plus grand nombre en Europe.
En cette mi-octobre, l'agenda culturel arabe de la ville est chargé. Un foisonnement rendu possible par l'esprit de la ville, dont le dynamisme artistique et culturel ne se dément pas depuis la réunification. « Berlin, ce n'est pas l'Allemagne », affirme Ines Lamari, artiste visuelle née à Stuttgart de parents tunisiens. La météo est particulièrement clémente en cette soirée, et Ines en profite pour venir admirer le coucher du soleil avec ses amis à Tempelhofer Feld, un ancien aéroport converti depuis 2010 en parc. Vélos, rollers, musique émanant des enceintes et joints qui passent de main en main, l'ambiance est festive et bon enfant, et les amis s'y croisent sans se donner rendez-vous. Ahmed Eid, musicien et producteur de musique originaire de Ramallah, renchérit : « S'il n'y avait pas Berlin en Allemagne, je ne vivrais même pas en Europe. »
Tout ce beau monde était présent trois soirs auparavant à AL.Berlin Festival, où toute la jeunesse arabe de la capitale semble s'être donné rendez-vous. L'événement a lieu à la Festsaal, grande salle de concert où l'on accède après plus d'une heure de queue. Trois scènes sont installées avec des programmes simultanés, tandis que dans la cour extérieure, des créateurs arabes exposent vêtements, bijoux et accessoires. L'affiche fait rêver, car il est rare qu'un même événement accueille autant de noms de la scène alternative arabe — avec ici un choix 100 % féminin : la Palestinienne d'Haïfa et Berlinoise d'adoption Rasha Nahas, la Sahraouie Aziza Ibrahim, l'Égyptienne Maryam Saleh ou encore la Marocaine Oum, sans parler de la scène électro dignement représentée par Makimakkuk, Taxi Kebab ou la DJ Sama AbdulHadi, pour ne citer que les plus célèbres. La capitale allemande est un passage obligé pour les artistes arabes en tournée européenne, comme ce sera le cas fin novembre pour le groupe égyptien Cairokee.
La soirée, démarrée à 19 h, ne déroge pas aux codes berlinois et se poursuit jusqu'à 6 h du matin. Le public ? Il est de toutes les couleurs — dans tous les sens du terme. Les queers côtoient les jeunes femmes voilées, et si la présence est majoritairement arabe, la notoriété du lieu attire également un public allemand qui vient découvrir une musique inconnue. Une mixité qui interpelle ceux et celles qui ont l'habitude de ce genre de concerts à Paris. Si une certaine forme de communautarisme est assumée à Berlin dans des événements faits par des Arabes pour les Arabes, on reste bien loin de la ghettoïsation parisienne. Même dans les quartiers populaires de la ville, la mixité sociale est là, et il n'est pas rare de croiser des femmes voilées dans les quartiers les plus bobos de la ville, comme Prenzlauer Berg ou Mitte.
La communauté artistique arabe a profité d'un environnement institutionnel favorable à la production culturelle, d'abord par une politique de titres de séjours plus souple que chez les voisins européens. Abdallah Al-Khatib, Palestinien de Syrie, réalisateur du documentaire Little Palestine, journal d'un siège, qui raconte le siège de l'ancien camp de réfugiés syrien de Yarmouk, près de Damas, en 2013, en a fait l'expérience. Après avoir été déplacés par le régime vers le nord de la Syrie, sa famille, ses amis et lui sont contraints de partir en Turquie, d'où ils essaient de rejoindre l'Europe. « J'ai profité de mon privilège de réalisateur pour les faire venir avec moi. » Il tente d'abord les consulats français et britannique qui lui ferment leurs portes. Seule Berlin reconnaît le privilège ; c'est là où il vit avec sa famille depuis 2019.
La politique culturelle de la ville soutient également les artistes arabes dans leurs projets, soit à travers des financements, soit en mettant à leur disposition des bâtiments publics. C'est notamment le cas pour Oyoun (Yeux), un centre qui met en œuvre des projets artistiques à travers des perspectives décoloniales, queers, féministes et migrantes. Le lieu accueille en ce mois de novembre 2022 l'exposition Moujahidate (Résistantes), « Femmes, résistance, alliance queer », à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance algérienne, en plus d'organiser des ateliers en non-mixité, comme celui dédié aux musulman·es queers.
C'est dans les locaux d'Oyoun que le café Bolbol a choisi d'élire domicile — sa troisième adresse depuis que le projet a vu le jour à Berlin. Il doit son nom à son fondateur, Nidal Bolbol, un Palestinien de Gaza qui le gère en compagnie de sa femme Nayar, Palestinienne de Jérusalem. La clientèle est mixte ici aussi, mais les vers de Mahmoud Darwich « J'ai la nostalgie du pain de ma mère/Et du café de ma mère » surplombant le bar annoncent la couleur. Un petit tableau avec le drapeau de la Palestine, la carte historique du pays et une miniature du Dôme du Rocher, symbole de la ville de Jérusalem, est accroché au mur. Ici et là, calligraphie et lampes arabes décorent ce lieu chaleureux, fait de canapés confortables et de chaises droites pour les plus studieux, où l'on vient grignoter un morceau entre amis ou siroter un café en travaillant.
On entre au café Bolbol comme dans un cocon. La playlist va de Mashrou' Leila à Souad Massi en passant par Ziad Rahbani ou BiGSaM, et tout le personnel, de la cuisine au bar, est palestinien ou syrien. On en oublierait presque qu'on est à Berlin. Nidal s'installe sur le canapé, jambe tendue, avant que sa chienne Samra vienne lui sauter dans les bras. « Elle est sourde », prévient-il pour qui tente de l'appeler. Le détail fait sourire pour cet ancien journaliste de Reuters amputé de la jambe droite après qu'un raid israélien a lâché une bombe sur la camionnette où il se trouvait avec ses collègues, durant l'opération « Plomb durci » à Gaza, en 2008.
Son travail pour une agence internationale lui permet d'être évacué pour être soigné à Jérusalem. De là-bas, il obtient un visa pour l'Allemagne dans le cadre d'un programme destiné aux journalistes palestiniens. « Je me suis toujours intéressé à Berlin, peut-être à cause du mur… », dit-il en référence au mur de séparation construit par Israël. Mais l'ancien journaliste de guerre finit par se lasser de la routine allemande et décide, en 2016, de lancer son projet Café Bolbol. Un lieu qu'il rêve « comme le salon d'une maison », une bulle de bienveillance pour les Arabes de Berlin qui viendraient s'y ressourcer, « un lieu de mélange arabe » où l'on ne réfléchit pas deux fois avant d'engager la conversation avec son voisin.
C'était le cas pour Reham Maslmani, designer graphique syrienne qui se lance aujourd'hui dans l'événementiel arabe à Berlin, avec sa boîte Eventet Berlin (eventet étant le pluriel d'event, événement en anglais, avec une déclinaison arabe), et qui est arrivée d'Alep en 2014. Elle découvre par hasard ce lieu après une première année austère passée à Berlin entre les cours d'allemand et son travail de serveuse dans un café : « À 30 ans, il fallait que je recommence tout depuis le début. Mes diplômes syriens ne valaient rien ici et mon expérience professionnelle n'était pas reconnue. » Elle retient difficilement ses larmes en évoquant son pays. Alors, le jour où elle débarque par hasard chez Bolbol pour voir l'exposition d'un peintre syrien, elle est aux anges : « Pour la première fois depuis que j'étais en Allemagne, je me trouvais dans un espace où je pouvais parler ma langue maternelle, où je n'avais pas à réfléchir à la place du verbe dans la phrase, se rappelle-t-elle en souriant. Je m'y précipitais dès que j'avais fini ma journée de travail et j'y restais jusqu'à la fermeture. Je les aidais même parfois à ranger les tables et les chaises. C'était notre maison ».
Avec son pouvoir attractif pour la diaspora, Berlin facilite l'émergence de projets transnationaux, ou plus exactement panarabes. Pour Ayham Majid Agha, metteur en scène originaire de Deir Ezzour, ville de l'est de la Syrie, cet écosystème est une chance unique en Europe. Installé à Berlin depuis 2014, il monte en 2017 le projet Exil ensemble au théâtre Maxim Gorki, où il réunit plusieurs acteurs et actrices venu·es de Syrie, de Palestine et d'Afghanistan. Désormais en résidence à la Berliner Union Film Ateliers (BUFA), il a monté le festival The Hanging Gardens of Oberlandstrasse (Les jardins suspendus d'Oberlandstrasse) dont la thématique principale est le « chez soi », et qui a eu lieu du 4 au 12 novembre sur près de 2 500 m² : « Après le projet Exil ensemble et toutes ces années passées à Berlin, la ville est devenue ma maison. Aujourd'hui, je suis marié, j'ai des enfants ici ». Mais pour le festival, il puise son inspiration dans l'histoire de sa région d'origine, située sur les rives de l'Euphrate :
Je parle et je lis le syriaque. Je me suis inspiré des légendes mésopotamiennes antiques, notamment celle des jardins suspendus de Babylone : l'histoire de la femme du roi de Babylone qui vient de Perse et qui était nostalgique de son pays. Pour la consoler, le roi lui fait construire des jardins suspendus qui lui rappellent sa contrée. J'ai donc demandé à tous les artistes qui participent à ce festival de rapporter à leur tour une œuvre en lien avec leur terre.
Photos, calligraphies, installations, vidéos, concerts… Ayham commence par réunir ses amis et ses connaissances qui le présentent à leur tour à d'autres artistes. Mise à part une artiste allemande, tous les autres participants sont étrangers, mais résident à Berlin : « Le projet aurait difficilement pu voir le jour ailleurs, poursuit le curateur, il aurait été beaucoup plus coûteux. Là, la plupart des artistes sont sur place, et les lieux sont gratuitement mis à ma disposition. »
De tels projets soulignent la possibilité qu'offre Berlin de se rencontrer entre ressortissants arabes jusque-là prisonniers de leurs passeports : « On fréquente désormais des gens que la politique coloniale et les frontières nous empêchaient de rencontrer », affirme Bolbol. Cela résumerait bien la naissance de la librairie Khan Al-Janoub (La maison du Sud), fondée par Fadi Abdennour, Palestinien de Ramallah, Rasha Hilwi, Palestinienne d'Acre aujourd'hui installée à Amsterdam et l'écrivain égyptien Mohamed Rabie.
« L'idée est venue, car il y avait un réel besoin », explique simplement Fadi, qui vit en Allemagne depuis 20 ans et qui est aussi un des cofondateurs du Festival du film arabe de Berlin (Al Film). C'est ce projet qui l'amène en 2009 depuis Leipzig vers la capitale allemande, mais dont il se décharge en 2020 pour se consacrer à la création de la librairie, qui compte sur ses étagères plus de 4 000 titres. Bien qu'elle se trouve au fond d'une cour d'immeuble, le bouche-à-oreille fonctionne et le public est au rendez-vous. Ce samedi soir, une rencontre a lieu dans cette cour — faute d'espace — avec l'historien égyptien spécialiste du XIXe siècle Khaled Fahmy. Au moins 70 personnes, debout pour la plupart dans le froid de la nuit qui s'installe écoutent religieusement le chercheur avant un débat qui se prolonge. Dans l'assistance, il y a entre autres Saleh Dabbah, pharmacien d'Acre dans la vie civile et critique de cinéma à ses heures perdues : « Je suis venu ici pour rencontrer le monde arabe », dit-il en parlant de Berlin. En échangeant avec Mayssoun, Palestinienne de Jordanie qui travaille à la librairie, on se découvre des connaissances communes, entre Haïfa, Beyrouth, Paris et Tunis. Elle sourit : « Ce n'est pas vrai qu'on vient de différents pays ! »
Hasard heureux des microcosmes transnationaux ? Pas seulement. Car plus que l'espace géographique, il existe un vrai terreau politique et culturel commun chez cette génération de trentenaires ou jeunes quadragénaires, qui trouve ses racines dans le moment clé des soulèvements arabes de 2011. Un lien qu'incarne le projet Febrayer Network (Réseau février), qui regroupe depuis 2020 quatre médias indépendants et leurs ami·es : Mada Masr (Égypte), Mégaphone (Liban), Al-Jumhuriya (Syriens basés à Berlin) et Sout (Jordanie). Ensemble, ils réfléchissent sur les dynamiques qui traversent le monde arabe dans le sillage de 2011 et sur sa production journalistique et intellectuelle. « Nous partagions la même réalité, et nous voulions dépasser ce sentiment de solitude généré par les circonstances politiques et économiques », explique Yasmine Daher, Palestinienne de Nazareth qui dirige la fondation, dont elle revendique la dimension progressiste et de gauche. Depuis Berlin, Febrayer Network soutient des projets ou des initiatives qui émergent dans le monde arabe, y compris à travers des formations en ligne.
Yasmine a soutenu une thèse en philosophie politique à Montréal avant de s'installer à Berlin dont elle explique le choix stratégique : « Il y a une nouvelle diaspora qui s'est formée ici. Une tension positive s'est créée entre les exilés d'ici et leurs pays d'origine ». Elle-même fait d'ailleurs partie du collectif Palästina Spricht (La Palestine parle), une cause difficile à défendre en Allemagne. Elle se rappelle les pressions subies par les autorités locales après l'organisation d'une tente solidaire à la suite de l'assassinat de la journaliste palestinienne Shireen Abou Akleh : « C'est quand même ironique cette démocratie où il est possible de critiquer le gouvernement allemand, mais pas l'israélien ! » Mohamed Jebali, Palestinien de l'intérieur et un des gérants du bar Al Berlin (les gens de Berlin), organisateur du festival homonyme s'en amuse : « Parfois, c'est plus difficile ici qu'à Tel-Aviv ! »
En évoquant ces projets collectifs (Febrayer Network, Khan Al-Janoub), Salma Mostafa Khalil, anthropologue égyptienne basée à Londres et qui fait des recherches sur le Berlin arabe, souligne le lien très fort que ces acteurs gardent avec le monde arabe, malgré la distance géographique :
Tous écrivent ou réfléchissent sur le monde arabe d'aujourd'hui, tous sont très ancrés dans le moment de 2011. C'est là où soudain, on s'est découverts les uns les autres en tant qu'individus arabes qui partagent les mêmes aspirations, et qui se parlent. On n'était plus réduits à nos gouvernements et on avait des causes communes.
« Ceux qui sont arrivés en 2015 portent une conscience politique qui s'est forgée en 2011 », rappelle Salma, en évoquant la vague syrienne. La politique d'accueil allemande envers les Syriens, qui a valu à Angela Merkel le surnom de « Mutti » (Maman), a de quoi faire rougir outre-Rhin. « Wir schaffen das ! » (Nous y arriverons !) a-t-elle déclaré en 2015. Résultat : quelques 790 000 Syriens sont régularisés en Allemagne entre 2013 et 2019. En France, seulement 10 000 ont obtenu le statut de réfugié entre 2011 et 2016. La photo du petit Aylan, Syrien kurde de 3 ans retrouvé mort noyé sur une plage turque devient l'image d'Épinal de la victime innocente. Mohannad, l'un des cofondateurs de la bibliothèque associative Baynatna (entre nous), qui met à disposition des lecteurs des ouvrages en arabe, se souvient :
L'image a collé à tous les Arabes, même ceux qui n'étaient pas réfugiés ou qui étaient arrivés auparavant. Les Allemands exprimaient leur empathie quand on disait qu'on était arrivés par voie maritime, alors que personne ne nous calculait quand on se prenait des bombes en Syrie ! Tout le monde voulait faire quelque chose avec les réfugiés, et recevoir les financements qui coulaient à flots.
Cette politique contribue à l'émergence d'un vrai public pour les activités culturelles arabes. « Il y a dix ans, un projet comme Khan Al Janoub n'aurait même pas pu être envisageable », reconnaît Fadi. Salma Khalil relativise toutefois cette image de pays d'accueil : « Il ne faut pas perdre de vue la logique de force de travail et de production qui prime dans toute politique migratoire. À Berlin, la production est culturelle. Et la production artistique arabe peut ramener des fonds et du tourisme ».
Une logique que certains comme Mohamed Badarneh tentent de court-circuiter en travaillant de manière indépendante. Certes, le photographe quadragénaire prépare un livre sur les avenues arabes en Europe, où il réserve à la Sonnenallee une place de choix. Mais il refuse de se laisser enfermer dans ce référent identitaire, comme le montre sa dernière exposition, The Forgotten Team, dédiée aux ouvriers népalais des chantiers du Mondial du Qatar. Pour lui, il est important qu'un Palestinien, un Arabe, soit à l'initiative de ce projet, pour marquer une solidarité entre ressortissants du Sud global.
Réfugiés ou simples immigrés, tous et toutes rêvent de recréer un monde arabe qui n'existe nulle part ailleurs, sauf ici. « Un monde arabe parallèle, où l'on peut être soi-même », résume Salma. Un chez soi qu'ils essaient de reconstruire en puisant dans leur terroir, comme Reham qui se produit parfois en public pour chanter des classiques arabes. Depuis 2017, elle n'est plus retournée à Alep : « Que je le veuille ou pas, la vie à Berlin m'a changée. Et je ne peux plus supporter la misère et la souffrance que je vois là-bas ». D'autres non plus ne reverront plus jamais leur pays, comme Nidal Bolbol que les autorités israéliennes empêchent de retourner à Gaza, malgré sa nationalité allemande.
En dépit de cette distance incompressible, certains tentent de focaliser sur ce que leur offre Berlin. Hiba Obeid, Palestinienne de Syrie qui travaille à la radio culturelle allemande et qui collabore avec le site panarabe Raseef 22 affirme : « Quand j'étais en Syrie, je ne me sentais pas aussi libre de mon écriture. Berlin me donne la possibilité d'adopter un discours féministe dans mes articles. Même mes sœurs qui vivent en Hollande n'ont pas cette liberté ». C'est aussi cette marge de liberté qu'exploitent les responsables de la librairie Khan Al Janoub, qui commence cette année à éditer des livres avec un mantra : publier à Berlin ce qui ne peut pas l'être dans le monde arabe, pour des raisons politiques, sociétales ou confessionnelles.
Jusqu'à quand ce foisonnement culturel pourra-t-il tenir ? La gentrification en marche de la capitale et l'essoufflement du pouvoir de séduction de 2011 agissent comme une menace. « Pour le dire en termes simples, les Syriens sont une mode qui risque bientôt de passer », prédit Salma Mostafa Khalil. Déjà en 2017, le nombre de nouveaux arrivants baisse sensiblement en Allemagne, et les lois d'asile se durcissent. La chercheuse met en garde contre la dépendance de nombre de ces initiatives envers les bailleurs de fonds et leur manque d'autonomie. Ce mode de financement peut influencer ou limiter les thématiques que les artistes arabes veulent traiter, en privilégiant celles en lien avec les libertés individuelles ou les réfugiés, plutôt que d'autres sujets plus politiques, assignant souvent les artistes à un rôle de victime. Une menace qui se fait plus pressante à l'heure où la guerre en Ukraine et l'afflux de ses nouveaux réfugiés risquent de réduire les financements culturels.
En ce début d'après-midi au café Bolbol, tandis que certains clients discutent et que d'autres travaillent sur leurs ordinateurs, un homme se met au piano et commence à jouer la chanson Ahwak de Abdelhalim Hafez. Je me tourne vers Nayar, la femme de Nidal, l'air interrogatif : « C'est Shadi, un Palestinien de Yarmouk. Il anime des ateliers dans le centre Oyoun et vient régulièrement prendre un café ici, chercher un peu de compagnie. La guerre l'a beaucoup traumatisé, il ne faut pas le contrarier ». Shadi continue de jouer. Il sourit à ceux qui reconnaissent l'air de Fayrouz qu'il vient d'entamer et s'amuse à faire le jukebox : « Qu'est-ce que tu veux écouter ? Shireen ? Majda ? Georges Wassouf ? » Quand on devine le titre, ses yeux s'illuminent. Comme s'il retrouvait dans le regard de l'autre, ici, à Berlin, un peu de son chez lui.
Dans son billet matinal du 30 mai 2022, la chroniqueuse de France Inter Sophia Aram se penche sur le retour médiatique de l'ex-rappeuse Diam's pour déplorer la disparition de voix féminines sur la scène musicale arabe à cause du poids de la religion. Un constat ? Plutôt une vue de l'esprit.
Où sont les divas américaines et européennes ? Qui sont les héritières de Maria Callas ou d'Aretha Franklin aujourd'hui ? Il y a dans ces questions matière à un débat musical, interrogeant les grandes figures actuelles de la musique occidentale ou la notion même de diva, réactualisée par Beyoncé, ainsi que l'évolution des styles et des influences musicales. Curieusement, ces mêmes questions se trouvent abordées via un tout autre prisme dès qu'il s'agit du monde arabe.
Dans sa chronique sur France Inter1, Sophia Aram apporte sa contribution au sujet médiatique du moment : le documentaire Salam co-réalisé par Mélanie Georgiades, nom civil de l'ex-rappeuse Diam's qui a renoncé à sa carrière après avoir choisi de se convertir à l'islam et de porter le voile. Cette dernière raconte dans ce film sa quête d'une paix intérieure qu'elle aurait trouvée grâce à la religion. À la question, posée en marge de la sortie du documentaire, de savoir si Mélanie désire que ses enfants fassent carrière dans la musique, l'ex-chanteuse répond par la négative, préférant dit-elle les éloigner des « passions » qui peuvent être quelque chose « de très destructeur ». Sophia Aram s'empare alors de cette réponse en critiquant l'idée de vouloir éloigner ses enfants de l'écoute de la musique — ce qui n'est pas du tout le propos de la principale intéressée —, et se lance dans un plaidoyer sur le mode « c'était mieux avant », mobilisant les voix arabes et féminines de son enfance, énumérant pêle-mêle les noms de quelques divas arabes qui vont d'Oum Kalthoum à Cheikha Rimitti, avant d'en arriver au triste constat que le monde arabe, oublié des dieux, non seulement ne compte plus de divas, mais n'en entretient même plus le souvenir.
Quel rapport y a-t-il entre ces divas d'antan et les supposés choix éducatifs de Diam's/Mélanie Georgiades, jeune femme d'origine chypriote dont le répertoire est, à part pour un certain public maghrébin, inconnu dans le monde arabe ? Comment cette transition se fait-elle ? La réponse est simple : l'islam, pardi ! La chroniqueuse de France Inter le dit tout de go : « Au fur et à mesure que l'influence de la religion a grandi, la voix de ces femmes s'est éteinte ».
Ce ne sont donc pas seulement les divas de la stature de Fairouz ou d'Asmahane qui auraient disparu du monde arabe, mais toute voix féminine, à l'exception de « Souad Massi et quelques autres ». Exit l'industrie musicale qui a fait l'âge d'or de la pop commerciale arabe, les festivals, l'industrie des clips ou les émissions de télé-crochet panarabes qui réunissent chaque saison un public qui va de l'océan Atlantique jusqu'au Golfe.
Si Sophia Aram est en quête de « femmes qui chant[ent] l'amour, la paix, le féminisme aussi », on en aurait une pléthore à lui recommander sur la scène musicale arabe actuelle. De nouvelles chanteuses n'ont, en réalité, jamais cessé de se manifester. Si la pop arabe commerciale n'a jamais manqué d'égéries, des Égyptiennes Ruby et Shireen Abdelwahab aux Libanaises Nancy Ajram et Haïfa Wahbé —, la scène alternative n'en est pas moins généreuse.
Certes, les choix musicaux sont moins classiques que ceux de Fairouz ou d'Asmahane, entre la DJ tunisienne Dina Abdelwahed, la Soudanaise Alsarah, leader du groupe Alsarah and the Nubatones, les Égyptiennes Maryam Saleh ou Dina El Wedidi, le style décalé et très politique des Libanaises Michelle et Noël Keserwany, ou encore la scène hip-hop féminine palestinienne, où la dabké2 épouse des accents électro. Qu'on les excuse donc de vivre avec leur époque, d'appartenir à une nouvelle génération.
Quant aux « héritières d'Oum Kalthoum et de Warda », les « nouvelles divas », elles existent toujours. Pas besoin de remonter jusqu'à Majda Erroumi (dont le père Halim Erroumi était un des mentors de Fairouz) ou Julia Botros, devenues des stars régionales dès les années 1980 et dont les concerts sont toujours des événements incontournables. La grâce de ces chanteuses à texte et à voix se trouve également aujourd'hui dans le répertoire de Faia Younan, qui a même remis au goût du jour les poèmes chantés en arabe standard, ou de Lena Chemamyan, dont la voix alterne entre répertoire syrien et arménien.
Sans parler de celles qui, comme Rima Khecheich, continuent à faire vivre un héritage musical levantin, n'hésitant pas à y mêler des accents jazzy. Certes, ces artistes ne vivent plus toutes dans le monde arabe pour différentes raisons, parmi lesquelles les guerres qui ont frappé la région. Mais elles sont bel et bien le produit de ces sociétés, de cette culture, tout islamique soit-elle.
Enfin, que Sophia Aram se rassure, dans ce monde arabe qui n'échappe pas à la mondialisation, des émissions comme « The Voice » accueillent des jeunes et des moins jeunes qui continuent à perpétuer le souvenir de ces divas, ou à faire découvrir leur répertoire le moins connu, car c'est souvent leurs chansons que les candidat.e.s choisissent de reprendre, pour valoriser leurs performances et forcer l'admiration du jury. En 2015, c'est même une Jordanienne voilée, Nidaa Cherara, qui a remporté l'édition arabe de « The Voice », diffusée sur la chaîne panarabe MBC. Lors des auditions à l'aveugle, elle avait fait se retourner trois des quatre fauteuils du jury en interprétant « Fat El Mi'ad », un titre d'Oum Kalthoum.
Le cas de Diam's/Mélanie Georgiades est en réalité à rapprocher — toutes proportions gardées — de la trajectoire d'un autre artiste : le chanteur anglais Cat Stevens, star de la musique folk dans les années 1970, à qui on doit notamment les succès mondialement connus « Lady d'Arbanville », « Wild World » ou encore « Father and Son ». Steven Demetre Georgiou de son vrai nom abandonnera son identité civile et sa carrière en 1977 pour devenir Yusuf Islam, et se consacrer à des œuvres philanthropiques. Une parenthèse d'une trentaine d'années qu'il ferme en 2010 en reprenant sa guitare et son répertoire, en sortant de nouveaux albums sous le nom de Yusuf/Cat Stevens et en se produisant à nouveau sur les scènes mondiales, toujours avec son fidèle compagnon Alun Davies. Les motifs de conversion du chanteur londonien comme ceux de Diam's, leur évolution, leurs quêtes et leur besoin d'une paix intérieure qui a généré ce rapport à la religion sont à comprendre dans leur parcours personnel. Une chose est sûre, il est à mille lieues d'Alger, du Caire ou de Beyrouth, au propre comme au figuré.
Le problème avec la chronique de Sophia Aram, ce n'est pas qu'elle soit nostalgique d'une autre époque, confondant ainsi à l'antenne le paradigme spatial et le temporel. Le problème c'est qu'elle ne manque pas une occasion de rappeler son appartenance à cette culture maghrébine et arabe, afin de mieux faire passer des réflexions que l'on serait en droit de qualifier de stéréotypées et réductrices, donnant l'impression qu'elle parle d'une culture qu'elle connaît et à laquelle elle a facilement accès.
Ne lui en déplaise, le souvenir de ces divas est toujours vivace. Du Maroc au Yémen, il y a encore aujourd'hui des millions d'Arabes qui commencent leur journée en écoutant Fairouz, tant et si bien que la question « et Fairouz, qu'écoute-t-elle le matin ? » est devenue une blague panarabe. Tant et si bien aussi que, lorsqu'Emmanuel Macron a profité de sa visite à Beyrouth en 2020 pour aller saluer la grande dame du Liban, les internautes arabes se sont demandé avec amusement sur Twitter : « Qui est le monsieur qui s'est pris en photo avec Fairouz ? », rappelant ainsi qui, à leurs yeux, devrait se sentir le plus honoré par une telle rencontre. Tant et si bien enfin que toute la presse arabe a célébré en chœur en novembre 2014 les 80 ans de celle que l'on surnomme affectueusement Jaret el amar (la voisine de la lune), en référence à l'une de ses chansons.
Le lendemain de la chronique de Sophia Aram, bien loin des studios de France Inter, ma belle-sœur m'a identifiée depuis Tunis sur une publication sur Facebook où elle écrivait :
On a enfin la réponse à la question qui taraude des millions de gens : qu'écoute Fairouz le matin ? Elle y a en fait elle-même répondu dans une interview donnée en 1999 : « J'écoute ma voix qui m'arrive par les fenêtres ».
La beauté de la réponse n'a d'équivalent que celle de cet hommage quotidien.
Ainsi, il semblerait que ce monde arabe où s'évanouissent la voix et le souvenir des divas n'existe que dans la chronique de Sophia Aram. Partout ailleurs, sur les plateaux télé, les chaînes YouTube ou Instagram devenues autant de terrains expérimentaux pour toutes sortes de reprises et de productions musicales, comme dans les maisons, les cafés ou les voitures, ces voix sont toujours présentes et leur répertoire se transmet de génération en génération. Elles demeurent une référence pour une production musicale qui, comme partout ailleurs, évolue, se renouvelle, accompagne son époque, car elle ne vit pas isolée. Preuve que conduire des croisades contre le voile et celles qui le portent n'empêche pas de se voiler la face. Mais dans cette France médiatique de moins en moins émue par l'arrivée au deuxième tour de l'extrême droite, nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui, sitôt le « barrage » fait, s'empressent de remettre à l'ordre du jour les obsessions chères à celle qu'on appelle pudiquement désormais « la droite de la droite ».
2Danse de groupe en ligne en Syrie, Palestine, Liban, Jordanie, Irak, traditionnellement pratiquée dans les mariages, les banquets et les fêtes occasionnelles.
Après un album de chansons pour enfants et Second Verse en 2019, Faraj Suleiman, talentueux pianiste de jazz palestinien, récidive. En tournée européenne pour son dernier album Better Than Berlin (2020), écrit avec l'auteur — palestinien lui aussi — Majd Kayyal. Il se produit au Cabaret sauvage à Paris ce mercredi 18 mai. Un concert unique à ne pas manquer.
Ceux et celles qui ont assisté au concert de jazz instrumental de Faraj Suleiman à l'été 2021 au Parc floral à Paris le découvriront cette fois dans un style différent, plus grand public certes, mais tout aussi exigeant musicalement. Dans Better Than Berlin, le pianiste mêle son talent de compositeur et de chanteur à celui du journaliste et écrivain palestinien Majd Kayyal, qui avait collaboré à l'album précédent. En plus de la ville d'Haïfa qui fait presque office de personnage dans cet opus — c'est elle qui serait « plus jolie que Berlin » —, les deux jeunes hommes ont en commun un engagement politique indéniable et un humour décapant.
Sorti fin 2020 en plein contexte pandémique, Better Than Berlin en porte la trace dans sa genèse même, puisque le compositeur était chez lui à Haïfa pendant l'enregistrement, tandis que les musiciens qui l'accompagnaient étaient à Paris, et c'est sur Zoom qu'ils ont conjugué leurs efforts. À sa sortie, l'album est d'abord présenté le 6 décembre 2020 via un Facebook live, puis partagé sur les différentes plateformes de streaming. Si le jazz est incontestablement son fil rouge, les morceaux jouent sur les registres humoristique, romantique, poétique… avec une dimension politique toujours là, en filigrane. Peut-on y échapper quand on est un Palestinien de l'intérieur ?
Pourquoi Berlin ? La ville est depuis quelques années prisée par beaucoup de jeunes Palestiniens de 1948 pour son cosmopolitisme et son ouverture. Obtenir un visa et un titre de séjour y est aussi plus facile qu'en France ou au Royaume-Uni. Chantés par Faraj Suleiman, les vers de Majd Kayyal évoquent avec sarcasme la contradiction animant leurs compatriotes qui ne rêvent que de partir, mais sont très vite rattrapés par un sentiment de nostalgie. Dans Melodies no more1, dont le style rappelle l'ambiance des comédies musicales jazzy avec la participation d'un chœur et d'un couple de chanteurs qui se donnent la réplique, on entend :
Nous avons fini de chanter
Nous voulons immigrer à Berlin
Et après deux mois là-bas
Nous publierons un statut sur la nostalgie
Dans la chanson Questions in my mind, titre phare de l'album, on écoute le monologue téléphonique d'un immigré palestinien d'Haïfa à Berlin. Le temps d'un appel à son ex-petite amie, nous voilà plongés dans cette ville du nord de la Palestine historique qu'on a soudain l'impression de voir sous nos yeux, même sans y avoir jamais mis les pieds. On sent presque l'odeur du pain de la boulangerie d'Oum Sabry qui réveille chez le personnage tant de souvenirs, on partage la rage d'Hassan qui « continue à crever les pneus de celui qui a pris sa place de parking », et on fuit comme les autres devant la police israélienne qui « continue toutes les nuits à faire chier les enfants arabes ». En 4 minutes, le tandem Majd Kayyal et Faraj Suleiman restitue l'ambiance d'une ville, ses bars qui ferment à l'aube et où les débats politiques se prolongent à n'en plus finir. Mais où l'on affectionne toujours les siens, quels qu'ils soient, malgré cette société que l'intimité a désertée, où « chaque balcon est plus proche de l'autre que ne peuvent l'être deux lèvres », ce quartier « qui ne change pas/Qui jette toujours la pierre à la femme, mais ne demande jamais des comptes au mec ».
L'album revendique un « chez soi-ville » dont il chante l'éloge, qu'il s'agisse d'Haïfa ou de Jaffa, ces lieux à taille humaine et empreints de présence et culture palestinienne en plein cœur d'Israël, qui conservent une mémoire collective, dont les rues restent encore un terrain de jeu pour les enfants face au moule de la ville cosmopolite, aux slogans progressistes, mais au regard empreint d'exotisme, charrié par la gentrification :
Qui s'est mis à vendre le mjaddara2 comme si c'était un plat gourmet ?
Pourquoi l'assiette de houmous coûte 30 [shekels] et personne ne s'en étonne ?
[…]
Ils veulent que je quitte le quartier pour transformer ma maison en bar
Repeindre la rue en jaune, masquer les couleurs sombres
La boulangerie de mon oncle est devenue une galerie
Ils disent que ça fait authentique3
La plume et la voix qui parlent étant palestiniennes, le contexte social et économique (« Si le capitalisme t'a en ligne de mire/Personne ne te sauvera ») croise forcément le contexte politique et colonial. Le chanteur s'interroge dans cette même chanson intitulée « Les rues de Jaffa » (en anglais « Hymn to Gentrification ») :
Qui nous a volé la nature
Pour nous demander de prendre soin de l'environnement ?
Qui a placé le marché dans un centre commercial ?
Qui nous a chassés de nos maisons ?
Qui les a divisées pour nous louer
Des studios plus petits qu'un cercueil ?
Qui est venu de Tel-Aviv ?
Je veux dire qui est venu de Pologne ?
Qui a construit des tours en verre
Et a détruit nos balcons ?
Sur un ton plus recueilli qui détonne avec le reste de l'album, « Elégie pour un martyr solitaire » prolonge sur une note funèbre ce sentiment de révolte froide. Sur une trompette à la mélodie orientale et des tambours battant une marche martiale, la voix de Faraj Suleiman s'élève telle une prière mélancolique, dans un style qui rappelle celui des chants religieux orthodoxes.
Toutefois, non dépourvus l'un et l'autre d'autodérision, Faraj Suleiman et Majd Kayyal s'attaquent aux institutions sociétales — matrimoniale, familiale —, notamment à travers le morceau « Marriage disposal », une sorte de pendant cynique à la chanson Marriage proposal de l'album précédent, Second Verse. Dans un style jazz burlesque, le tableau de la famille idéale recouvert du vernis du « coaching » et du développement personnel en prend pour son grade. Suleiman félicite ce mari parfait qui « pratique plus d'un sport/Fait le ménage à la maison et a même en tête le calendrier d'ovulation » de sa femme, puis s'adresse à celle-ci :
À quoi sert ton mari ?
À te soutenir dans ta carrière professionnelle ?
Tu ne deviendras jamais Angela Merkel
Ni même Ismaïl Haniyeh4
Je ne veux pas d'une success story
Je veux un espoir qui ne nous déçoive pas
Je ne veux pas bouffer la terre entière
Je veux juste qu'on mange quelque chose de bon
C'est que le tandem aime s'attaquer aux grands principes grandiloquents pour les démystifier. Dans la chanson « Bala ta'meh » (« Tasteless »), Kayyal a recours à l'allégorie gastronomique pour moquer les discours politiques fallacieusement progressistes ou le féminisme opportuniste :
On apprend tous à cuisiner
Pour impressionner une fille
Et montrer qu'on a des principes
De liberté qu'on affiche
Mais quand on est sous pression
On ouvre les boîtes de conserve
On essuie les miettes du changement
Et on reste droit dans ses bottes
Ici et là, entre deux strophes, des bouts de phrases parlées débordent des vers chantés et ne sont pas sans rappeler le style du libanais Ziad Rahbani5. Raccourci trop facile dès lors qu'il s'agit de musique arabe jazzy ? C'est Faraj Suleiman lui-même qui confirme l'influence quand il reprend sur scène « Bala Wala Chi » (Sans rien du tout), célèbre balade jazzy du musicien libanais, interprétée par Sami Hawat.
Dans un style piano-bar, le chanteur nous emmène ensuite à travers la chanson « Tal El-Samak » (La colline du poisson) dans un pur moment de poésie, entre l'image d'une jeune femme qui « s'est vêtue de soleil jusqu'à la fin de la semaine », et ce jeune homme sur la plage qui se demande :
Et si je continuais à nager au-delà de la ligne ?
Et si je redevenais un petit garçon qui n'a pas encore peur de l'espoir ?
Et si la vie demeurait cette suite de jours guidés par la folie ? […]
Et si on n'avait pas baptisé la lumière de nos vies
Avec la nuit de l'encre d'une seiche ?
Ou encore cet amoureux nostalgique de « Night Wander » dont le cœur errant :
À la lueur de l'aube,
Monte sur le vélo de l'imagination
Sur les toits des vieilles maisons
Et ouvre par effraction la porte du questionnement
Car derrière la façade de l'humour et du sarcasme, beaucoup d'émotion accompagne l'album Better Than Berlin depuis sa sortie, interprétée avec l'accent si reconnaissable des Palestiniens de Galilée6 — et donc de l'intérieur — qui fait chaleureusement sourire leurs compatriotes de Gaza ou de Cisjordanie. À chaque concert, le public palestinien ou plus largement arabe, dans la région ou en exil, reprend en chœur les morceaux les plus célèbres de l'opus, sans rater une seule note. La petite tournée européenne (Berlin — Londres — Paris) de la troupe (une quinzaine de personnes) ayant lieu dans le contexte du meurtre de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh par l'armée israélienne — à laquelle Faraj Suleiman n'a pas manqué de rendre hommage sur scène, le soir même, à Berlin — rappelle que le succès mérité de l'album tient évidemment à sa qualité, mais aussi à la symbolique d'une injustice politique qui n'en finit pas de mobiliser, et contre laquelle la création artistique demeure, par le fait même d'exister, une forme de résistance.
1L'album est en arabe palestinien, mais la plupart des titres sont bilingues.
2Plat populaire de la cuisine levantine à base de riz et de lentilles.
3En anglais dans le texte.
4Ancien Premier ministre palestinien et dirigeant du Hamas.
5Chanteur et musicien libanais, fils de Fairouz.
6C'est dans cette région que vivent la majorité des Palestiniens d'Israël.
Pour le 45e anniversaire de la disparition d'Abdelhalim Hafez (1929-1977), la presse du monde arabe – et plus particulièrement égyptienne – s'est répandue en hommages à celui qu'on surnommait « le rossignol brun ». Si ses chansons d'amour demeurent à ce jour de grands classiques, on oublie qu'il a aussi été le chantre du nassérisme.
Plusieurs images se superposent lorsque le nom d'Abdelhalim Hafez est évoqué : les vacances d'été les plus inoubliables du cinéma égyptien dans Abi fawqa'l chajara (Mon père est sur l'arbre, 1969), ses performances sur scène qui enflamment le public et où il incarne majestueusement ses morceaux, sa romance avec la non moins célèbre chanteuse et actrice Souad Hosni, ou encore l'homme qui, en privé, a longtemps souffert et lutté contre la bilharziose, maladie qui a fini par l'emporter le 30 mars 1977 à Londres.
Toutes ces images racontent fidèlement le parcours de cet enfant pauvre qui a grandi, comme beaucoup de célébrités égyptiennes, dans la province d'Al-Charqiyya. Orphelin à un an, Abdelhalim Chabana de son vrai nom a connu un destin exceptionnel qui s'est brutalement arrêté à la veille de ses 48 ans. Mais on ne saurait être exhaustif si on n'ajoute pas à ce tableau l'image de « Halim », comme aiment à l'appeler affectueusement ses compatriotes, chanteur du nassérisme.
En ce début des années 1950, l'Égypte a déjà ses poids lourds de la chanson qui occupent les planches et font vibrer tout le monde arabe, à l'instar d'Oum Kalthoum, Mohamed Abdelwahab ou Farid Al-Atrach. Aux côtés de futurs compositeurs célèbres, Abdelhalim Hafez fait partie d'une génération qui attend impatiemment sa chance. Pour elle, le pays a besoin de changement, d'un nouveau souffle. Elle le trouve dans le coup d'État du 23 juillet 1952, la « révolution des Officiers libres », qui met fin à la monarchie.
La quinzaine de chansons qu'interprète Abdelhalim couvre quasiment toute la période du nassérisme, puisqu'elle s'étend de 1952 jusqu'à 1968. Ces chansons sont marquées du sceau de deux compositeurs : Kamal Al-Tawil qui est, avec le parolier Abderrahmane Al-Abnoudi et le musicien Mohamed Al-Mougui, un des fidèles compagnons de route du « rossignol brun » ; et Baligh Hamdi, un des principaux musiciens égyptiens et arabes de son époque, qui a également mis son talent au service de grandes stars comme Oum Kalthoum, Warda ou Sabah. Halim comme ses compagnons se montre ainsi parfaitement capable de passer des chansons d'amour aux chansons dites patriotiques (jouant d'ailleurs parfois sur les deux registres), quoiqu'avec un succès et une qualité artistique assez inéquitable.
La première chanson qu'interprète celui qui se présentera jusqu'à la fin de sa vie comme « le fils de la révolution » s'intitule Al-‘ahd al-jadid (La nouvelle ère). Il l'enregistre en 1952 en duo avec Esmat Abdel Alim, que le grand public a vue à l'écran deux ans plus tôt dans le film Akher kezba (Dernier mensonge, 1950) aux côtés de Farid Al-Atrach, dont la postérité gardera la fameuse chanson Boussat el-rih (Tapis volant), où ils font le tour du monde arabe en musique en compagnie de la célèbre danseuse Samia Gamal. À ce moment-là, Abdelhalim n'est pas encore la star propulsée en 1955 par ses deux premiers films, Lahn el-wafa (Mélodie de la fidélité) dont il partage l'affiche avec Chadia, et Ayyamna el helwa (Nos beaux jours) dans lequel il joue et chante aux côtés du couple à la ville comme à l'écran Faten Hamama et Omar Al-Charif.
Fait notable, ces chants politiques suivent la trajectoire des discours de Gamal Abdel Nasser : si le premier morceau est en arabe standard, obéissant à tous les canons de l'hymne patriotique en termes de cuivres, de rythme, de chœur et de grandiloquence, Abdelhalim Hafez optera dès 1956 pour l'arabe égyptien, à l'instar du président à l'occasion du discours où il annonce la nationalisation de la compagnie du canal de Suez. Il chantera même en 1964 dans Baladi ya baladi (Mon pays ô mon pays) :
Ô mes compatriotes, je vais vous parler, comme ça, en baladi [en arabe populaire]
Je vous le dis en baladi, mes braves,
Notre révolution est une révolution d'hommes vaillants
Mieux encore, presque chacun des grands moments de la période est traduit en musique. Déjà entre l'été et l'automne 1956, Halim chante Ehna echaab (Nous sommes le peuple) à l'occasion de l'élection de Nasser comme président de la République, avec un chœur qui compte autant des hommes, des femmes que des enfants, puis enchaîne avec Allah ya baladna (Ô notre pays !) au lendemain de la guerre de Suez, plus connue de l'autre côté de la Méditerranée sous le nom de « la lâche agression tripartite ».
C'est sur un mode plus festif que le chanteur célèbre la construction du haut barrage d'Assouan. Toujours dans une composition de son fidèle ami Kamel Al-Tawil, Halim interprète Hikayet chaab (L'histoire d'un peuple) sur scène en 1960, dans une ambiance de kermesse. Il bat le rythme de ses mains, invite le public à donner de la voix pour accompagner le chœur sur scène. Le chant résonne :
Nous avons dit qu'on allait le construire
Et voilà, nous l'avons construit, le haut barrage
Ô colonisation ! Nous l'avons construit à la force de nos bras
Le haut barrage
Sans doute pour des besoins artistiques, le rôle des Soviétiques dans la construction du barrage d'Assouan a été allègrement éludé. Plus marquante que les paroles est la mise en scène théâtrale pour ce morceau, quand Abdelhalim Hafez coupe le chant pour s'adresser au public et le prendre à témoin. Le rossignol ne chante plus, il harangue la foule :
Il ne s'agit pas de l'histoire du barrage, mais de la lutte qui est derrière le barrage. C'est notre histoire à nous, l'histoire d'un peuple qui s'est levé pour cette marche sacrée ! […] Un peuple qui a lutté, et la victoire a été son destin !
On retrouve le même esprit avec la chanson Mataleb chaab (Les demandes d'un peuple) interprétée au Club des officiers, en présence de Nasser, à l'occasion du 10e anniversaire de la révolution de juillet 1952. Ici, le chant se fraye ponctuellement un chemin entre les extraits des discours de Nasser diffusés par haut-parleurs — et applaudis par Halim —, les slogans du chœur qui font penser davantage à un défilé militaire qu'à un concert (« La voie de la révolution est celle de la victoire ! Que vive l'armée et vive l'Égypte ! ») et les cuivres. Halim entame, sourire aux lèvres, un refrain presque touchant de simplisme :
Gamal l'a dessiné, et nous allons le construire
Et nous monterons avec lui par-dessus les nuages
Notre pays bien-aimé dont les trésors sont revenus à ses enfants
Pays d'hommes libres, tous révolutionnaires
Et personne, sauf son peuple, n'a son mot à dire
Comme tout barde digne de ce nom, Halim n'a pas seulement chanté la révolution socialiste et ses accomplissements, il a également contribué à préparer l'opinion à la guerre avant de chanter des hymnes pour galvaniser le moral des troupes. En 1965, optimiste et cynique, toujours grâce au duo de parolier et de compositeur Salah Gahine et Kamal Al-Tawil, Ya ahlan bel ma'arek (Bienvenue aux batailles), sur une musique dont le prélude est un savant mélange entre la mélodie de l'appel à la prière et le souffle épique des cuivres, il clame :
Bienvenue aux batailles
Chanceux est celui qui y prendra part
Leur feu est une bénédiction
Et nous en sortirons vainqueurs
Entre refrain militaire et strophes mélancoliques, le texte évoque les Officiers libres et la guerre de 1956, augurant d'une fin tout aussi victorieuse.
Avec l'approche de la guerre de 1967, Kamal Al-Tawil composera là aussi quatre chants militaires assez courts (parfois de moins d'une minute), dont la seule vocation est de galvaniser le moral des troupes, et dont on ne peut honnêtement dire qu'elles revêtent une véritable valeur artistique. Elles traduisent néanmoins l'esprit d'une époque.
Halim reste fidèle aux idéaux nassériens même au lendemain de la défaite de juin 1967, dont l'onde de choc traverse tout le monde arabe. Dans la foulée de ce que les Arabes appelleront la Naksa, il interprète ‘Adda ennahar (La journée s'est écoulée), sur une composition de Baligh Hamdi. Ironiquement, le début mélancolique de ce morceau qui va crescendo est de loin le plus intéressant artistiquement de tous les chants nassériens de l'artiste. Pour une fois, les cuivres cèdent la place au hautbois et aux violons, et les formules martiales et révolutionnaires sont abandonnées en faveur d'une métaphore filée, où l'Égypte est comparée à une jeune femme dans le crépuscule d'un soir sans lune. Halim chante alors avec les mêmes trémolos dans la voix qu'il avait sur une chanson comme La takzibi (Ne mens pas, 1962), où il incarnait un amoureux trahi.
Si le morceau est tout de suite enregistré en studio, le contexte qu'y apporte le chanteur sur scène lui donne encore plus de relief. Ainsi, dans ce concert de novembre 1967 au Koweït, le public ne cesse, comme partout, de lui réclamer ses titres les plus célèbres. Mais Halim a pris l'habitude d'imposer son programme de début de concert avant de répondre aux demandes du public. Il fait quelques blagues pour mieux faire passer la chose : « Vous êtes pressés ? Je vous ai dit, je chanterai tout ce que vous voulez, on a le temps ! C'est jeudi, personne ne travaille demain ! »1. Puis reprenant son sérieux, il parle de la guerre et annonce que tous les revenus du concert iront aux soldats et à leurs familles. Mieux, tous ses musiciens ont renoncé à leurs salaires pour en faire également don aux soldats.
Avec l'annonce de la démission de Nasser, Halim rejoint à sa manière les foules qui sortent pour demander au président de renoncer à sa décision. Il chante alors Nasser ya horriya (Nasser ô liberté, 1967). Puis, en phase avec cette Égypte officielle qui dit reprendre du poil de la bête, il interprète l'année suivante El bondou'eyya tkallemet (Le fusil a parlé), toujours composée par Baligh Hamdi, à qui l'on devra l'année suivante, et dans un tout autre genre, les chansons du dernier film d'Abdelhalim Hafez Abi fawqa'l chajara (« Mon père est sur l'arbre », 1969), qui deviendront d'immenses succès.
Le « rossignol brun » a également participé aux hymnes nationalistes arabes composés par Mohamed Abdelwahab, le plus célèbre d'entre tous étant Al-watan al-akbar (La plus grande patrie, 1960), qui en plus de rassembler plusieurs stars de l'époque, est tourné dans des codes qui n'ont rien à envier à l'art socialiste soviétique.
Abdelhalim chantera encore trois chansons du même acabit sous Anouar Al-Sadate à l'occasion de la récupération du Sinaï en 1973 (Sabah el khir ya Sina, Bonjour Sinaï) et la réouverture du canal de Suez en 1975 (El markeba ‘addet, Le navire est passé). Mais à l'époque, c'est davantage le virage de la poésie moderne que le chanteur prend en collaborant avec le poète syrien Nizar Kabbani qui retient l'attention du public.
On dit qu'Anouar Al-Sadate a interdit les chansons nassériennes d'Abdelhalim Hafez à la fin des années 1970, ce qui explique qu'elles soient tombées dans l'oubli. Décision présidentielle ou excès de zèle des fonctionnaires, toujours est-il qu'elles ont déserté les télévisions et les radios. Sans doute aussi que l'image du séduisant chanteur d'amour était davantage promise à la postérité que ces chants propagandistes qui semblent aujourd'hui d'un autre temps. Ils ont toutefois été diffusés sur la place Tahrir lors de la révolution du 25 janvier 2011, par les manifestants qui ont affiché les portraits de Nasser.
Abdelhalim restera fidèle au président égyptien même après la mort de ce dernier. Lors d'un concert à Damas le 22 février 1971, soit moins de 5 mois après la disparition du leader, Halim, la mine grave, demande au public syrien de se lever, pour une minute de silence, à la mémoire « de l'homme qui a vécu et qui s'est sacrifié pour la nation arabe et pour l'union ». Il interprète ensuite Ahlef bissamaha (Je jure par son ciel), dont les paroles sont inspirées du discours prononcé par Nasser lors de sa première visite à la capitale syrienne :
Était-ce par opportunisme que Abdelhalim s'est engagé dans cette voie, ou par la foi sincère de celui qui a connu la pauvreté et croyait à de meilleurs lendemains pour son pays ? Son immense succès en tant que chanteur et acteur le mettait sans nul doute à l'abri de ce genre d'impératifs, d'autant qu'il a largement dépassé le « quota » de ses pairs. Abdelhalim Hafez n'a jamais été lié à Nasser par une amitié privée, mais les deux hommes auront été portés au cinéma par le même acteur, Ahmed Zaki, lui aussi un enfant d'Al-Charqiyya, qui incarnera le président dans Nasser 56, tourné en noir et blanc en 1996, et les derniers mois du “rossignol brun” dans Halim (2006), alors qu'il était lui-même à l'approche de la mort.
1Le repos de fin de semaine étant vendredi et samedi au Koweït.
« All that glitters ain’t gold… » |
"Come. You Should Do That, Baby" |
"I Rock, Therefore I am !" |
"- Free ! Don’t Think I Ain’t." |
"- You never would have drank my coffee if I had nerver served you Cream" |
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- The chocolate invasion strats here ! |
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