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Autopiégés par les deepfakes : où sont les bugs ?

Par Dr Sylvie Blanco, Professor Senior Technology Innovation Management à Grenoble École de Management (GEM) & Dr. Yannick Chatelain Associate Professor IT / DIGITAL à Grenoble École de Management (GEM) & GEMinsights Content Manager.

« C’est magique, mais ça fait un peu peur quand même ! » dit Hélène Michel, professeur à Grenoble École de management, alors qu’elle prépare son cours « Innovation et Entrepreneuriat ».

Et d’ajouter, en riant un peu jaune :

« Regarde, en 20 minutes, j’ai fait le travail que je souhaite demander à mes étudiants en 12 heures. J’ai créé un nouveau service, basé sur des caméras high tech et de l’intelligence artificielle embarquée, pour des activités sportives avec des illustrations de situations concrètes, dans le monde réel, et un logo, comme si c’était vrai ! Je me mettrai au moins 18/20 ».

Cet échange peut paraître parfaitement anodin, mais la possibilité de produire des histoires et des visuels fictifs, perçus comme authentiques – des hypertrucages (deepfakes en anglais) – puis de les diffuser instantanément à l’échelle mondiale, suscitant fascination et désillusion, voire chaos à tous les niveaux de nos sociétés doit questionner. Il y a urgence !

En 2024, quel est leur impact positif et négatif ? Faut-il se prémunir de quelques effets indésirables immédiats et futurs, liés à un déploiement massif de son utilisation et où sont les bugs ?

 

Deepfake : essai de définition et origine

En 2014, le chercheur Ian Goodfellow a inventé le GAN (Generative Adversarial Networks), une technique à l’origine des deepfakes.

Cette technologie utilise deux algorithmes s’entraînant mutuellement : l’un vise à fabriquer des contrefaçons indétectables, l’autre à détecter les faux. Les premiers deepfakes sont apparus en novembre 2017 sur Reddit où un utilisateur anonyme nommé « u/deepfake » a créé le groupe subreddit r/deepfake. Il y partage des vidéos pornographiques avec les visages d’actrices X remplacés par ceux de célébrités hollywoodiennes, manipulations reposant sur le deep learning. Sept ans plus tard, le mot deepfake est comme entré dans le vocabulaire courant. Le flux de communications quotidiennes sur le sujet est incessant, créant un sentiment de fascination en même temps qu’une incapacité à percevoir le vrai du faux, à surmonter la surcharge d’informations de manière réfléchie.

Ce mot deepfake, que l’on se garde bien de traduire pour en préserver l’imaginaire technologique, est particulièrement bien choisi. Il contient en soi, un côté positif et un autre négatif. Le deep, de deep learning, c’est la performance avancée, la qualité quasi authentique de ce qui est produit. Le fake, c’est la partie trucage, la tromperie, la manipulation. Si on revient à la réalité de ce qu’est un deepfake (un trucage profond), c’est une technique de synthèse multimédia (image, son, vidéos, texte), qui permet de réaliser ou de modifier des contenus grâce à l’intelligence artificielle, générant ainsi, par superposition, de nouveaux contenus parfaitement faux et totalement crédibles. Cette technologie est devenue très facilement accessible à tout un chacun via des applications, simples d’utilisations comme Hoodem, DeepFake FaceSwap, qui se multiplient sur le réseau, des solutions pour IOS également comme : deepfaker.app, FaceAppZao, Reface, SpeakPic, DeepFaceLab, Reflect.

 

Des plus et des moins

Les deepfakes peuvent être naturellement utilisés à des fins malveillantes : désinformation, manipulation électorale, diffamation, revenge porn, escroquerie, phishing…

En 2019, la société d’IA Deeptrace avait découvert que 96 % des vidéos deepfakes étaient pornographiques, et que 99 % des visages cartographiés provenaient de visages de célébrités féminines appliqués sur le visage de stars du porno (Cf. Deep Fake Report : the state of deepfakes landscape, threats, and impact, 2019). Ces deepfakes malveillants se sophistiquent et se multiplient de façon exponentielle. Par exemple, vous avez peut-être été confrontés à une vidéo où Barack Obama traite Donald Trump de « connard total », ou bien celle dans laquelle Mark Zuckerberg se vante d’avoir « le contrôle total des données volées de milliards de personnes ». Et bien d’autres deepfakes à des fins bien plus malveillants circulent. Ce phénomène exige que chacun d’entre nous soit vigilant et, a minima, ne contribue pas à leur diffusion en les partageant.

Si l’on s’en tient aux effets médiatiques, interdire les deepfakes pourrait sembler une option.
Il est donc important de comprendre qu’ils ont aussi des objectifs positifs dans de nombreuses applications :

  • dans le divertissement, pour créer des effets spéciaux plus réalistes et immersifs, pour adapter des contenus audiovisuels à différentes langues et cultures
  • dans la préservation du patrimoine culturel, à des fins de restauration et d’animation historiques 
  • dans la recherche médicale pour générer des modèles de patients virtuels basés sur des données réelles, ce qui pourrait être utile dans le développement de traitements 
  • dans la formation et l’éducation, pour simuler des situations réalistes et accroître la partie émotionnelle essentielle à l’ancrage des apprentissages

 

Ainsi, selon une nouvelle étude publiée le 19 avril 2023 par le centre de recherche REVEAL de l’université de Bath :

« Regarder une vidéo de formation présentant une version deepfake de vous-même, par opposition à un clip mettant en vedette quelqu’un d’autre, rend l’apprentissage plus rapide, plus facile et plus amusant ». (Clarke & al., 2023)

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Comment avons-nous mis au point et démocratisé des outils technologiques de manière aussi peu appropriée, au sens de E.F. Schumacher (1973) dans son ouvrage Small is Beautiful : A Study of Economics as If People Mattered.

L’idée qu’il défend est celle d’une technologie scientifiquement éprouvée, à la fois adaptable aux besoins spécifiques de groupes d’utilisateurs clairement identifiés, et acceptables par toutes les parties prenantes de cette utilisation, tout au long de son cycle de vie, sans dégrader l’autonomie des communautés impliquées.

Considérons la période covid. Elle a très nettement favorisé une « aliénation des individus et des organisations à la technologie », entraînant des phénomènes de perte de contrôle et de confiance face à des utilisations non appropriées du numérique profitant de la vulnérabilité des citoyens (multiplication des arnaques santé par exemple). Ils se sont trouvés sur-sollicités et noyés sous un déluge de contenus, sans disposer des ressources nécessaires pour y faire face de manière pérenne et sécurisée. Avec l’IA générative et la prolifération des deepfakes, le défi d’échapper à la noyade et d’éviter d’être victime de manipulations devient démesuré !

La mécanique allant de la technologie à la société est (toujours) bien ancrée dans la théorie de Schumpeter datant du début du XXe siècle : les efforts et les investissements dans la technologie génèrent du développement économique par l’innovation et la productivité, qui se traduit ensuite en progrès social, par exemple, par la montée du niveau d’éducation. La question de l’adoption de la technologie par le marché de masse est un élément central de la réussite des acteurs économiques.

Comme le souligne très bien le philosophe Alain Damasio, les citoyens adoptent les solutions numériques (faciles d’utilisation et accessibles) et se réfugient dans un « techno-cocon » pour trois raisons principales :

  1. La paresse (les robots font à leur place)
  2. La peur associée à l’isolement (on a un réseau mondial d’amis)
  3. Les super-pouvoirs (le monde à portée de main avec son smartphone)

 

Cela s’applique parfaitement à l’IA générative : créer des contenus sans effort, presque instantanément, avec un résultat d’expert. Ainsi, dans le fantasme collectif, eu égard à la puissance réelle et exponentielle des outils disponibles, nous voilà bientôt tous écrivains, tous peintres, tous photographes, tous réalisateurs… nous voilà capables de produire en quelques minutes ce qui a priori nous aurait demandé des heures. Et dans le même temps, nous servons à l’amélioration continue des performances de ces technologies, au service de quelques grandes entreprises mondiales.

 

Deepfakes : où est le bug ?

Si le chemin vers la diffusion massive de l’IA générative est clair, éprouvé et explicable, d’où vient la crise actuelle autour des deepfake ? L’analyse des mécanismes de diffusion fait apparaître deux bugs principaux.

Le premier bug

Il s’apparente à ce que Nunes et al. (2014) appelle le phénomène « big bang disruption ».

La vitesse extrêmement rapide à laquelle se déploient massivement certaines applications technologiques ne laisse pas le temps de se prémunir contre ses effets indésirables, ni de se préparer à une bonne appropriation collective. On est continuellement en mode expérimentation, les utilisateurs faisant apparaître des limites et les big techs apportant des solutions à ces problèmes, le plus souvent technologiques. C’est la course à la technologie – en l’occurrence, la course aux solutions de détection des deepfakes, en même temps que l’on tente d’éduquer et de réglementer. Cette situation exige que l’on interroge notre capacité à sortir du système établi, à sortir de l’inertie et de l’inaction – à prendre le risque de faire autrement !

Le second bug

Selon Schumpeter, la diffusion technologique produit le progrès social par l’innovation et l’accroissement de la productivité ; mais cette dynamique ne peut pas durer éternellement ni s’appliquer à toutes technologies ! Si l’on considère par exemple la miniaturisation des produits électroniques, à un certain stade, elle a obligé à changer les équipements permettant de produire les puces électroniques afin qu’ils puissent manipuler des composants extrêmement petits. Peut-on en changer l’équipement qui sert à traiter les contenus générés par l’IA, c’est-à-dire nos cerveaux ? Doivent-ils apprendre à être plus productifs pour absorber les capacités des technologies de l’IA générative ? Il y a là un second bug de rupture cognitive, perceptive et émotionnelle que la société expérimente, emprisonnée dans un monde numérique qui s’est emparée de toutes les facettes de nos vies et de nos villes.

 

Quid de la suite : se discipliner pour se libérer du péril deepfake ?

Les groupes de réflexion produisant des scénarii, générés par l’IA ou par les humains pleuvent – pro-techno d’une part, pro-environnemental ou pro-social d’autre part. Au-delà de ces projections passionnantes, l’impératif est d’agir, de se prémunir contre les effets indésirables, jusqu’à une régression de la pensée comme le suggère E. Morin, tout en profitant des bénéfices liés aux deepfakes.

Face à un phénomène qui s’est immiscé à tous les niveaux de nos systèmes sociaux, les formes de mobilisation doivent être nombreuses, multiformes et partagées. En 2023 par exemple, la Région Auvergne-Rhône-Alpes a mandaté le pôle de compétitivité Minalogic et Grenoble École de management pour proposer des axes d’action face aux dangers des deepfakes. Un groupe d’experts* a proposé quatre axes étayés par des actions intégrant les dimensions réglementaires, éducatives, technologiques et les capacités d’expérimentations rapides – tout en soulignant que le levier central est avant tout humain, une nécessité de responsabilisation de chaque partie prenante.

Il y aurait des choses simples que chacun pourrait décider de mettre en place pour se préserver, voire pour créer un effet boule de neige favorable à amoindrir significativement le pouvoir de malveillance conféré par les deepfakes.

Quelques exemples :

  • prendre le temps de réfléchir sans se laisser embarquer par l’instantanéité associée aux deepfakes 
  • partager ses opinions et ses émotions face aux deepfakes, le plus possible entre personnes physiques 
  • accroître son niveau de vigilance sur la qualité de l’information et de ses sources 
  • équilibrer l’expérience du monde en version numérique et en version physique, au quotidien pour être en mesure de comparer

 

Toutefois, se pose la question du passage à l’action disciplinée à l’échelle mondiale !

Il s’agit d’un changement de culture numérique intrinsèquement long. Or, le temps fait cruellement défaut ! Des échéances majeures comme les JO de Paris ou encore les élections américaines constituent des terrains de jeux fantastiques pour les deepfakes de toutes natures – un chaos informationnel idoine pour immiscer des informations malveillantes qu’aucune plateforme media ne sera en mesure de détecter et de neutraliser de manière fiable et certaine.

La réalité ressemble à un scénario catastrophe : le mur est là, avec ces échanges susceptibles de marquer le monde ; les citoyens tous utilisateurs d’IA générative sont lancés à pleine vitesse droit dans ce mur, inconscients ; les pilotes de la dynamique ne maîtrisent pas leur engin supersonique, malgré des efforts majeurs ! Pris de vitesse, nous voilà mis devant ce terrible paradoxe : « réclamer en tant que citoyens la censure temporelle des hypertrucages pour préserver la liberté de penser et la liberté d’expression ».

Le changement de culture à grande échelle ne peut que venir d’une exigence citoyenne massive. Empêcher quelques bigs techs de continuer à générer et exploiter les vulnérabilités de nos sociétés est plus que légitime. Le faire sans demi-mesure est impératif : interdire des outils numériques tout comme on peut interdire des médicaments, des produits alimentaires ou d’entretien. Il faut redonner du poids aux citoyens dans la diffusion de ces technologies et reprendre ainsi un coup d’avance, pour que la liberté d’expression ne devienne pas responsable de sa propre destruction.

Ce mouvement, le paradoxe du ChatBlanc, pourrait obliger les big techs à (re)prendre le temps d’un développement technologique approprié, avec ses bacs à sable, voire des plateformes dédiées pour les créations avec IA. Les citoyens les plus éclairés pourraient avoir un rôle d’alerte connu, reconnu et effectif pour décrédibiliser ceux qui perdent la maîtrise de leurs outils. Au final, c’est peut-être la sauvegarde d’un Internet libre qui se joue !

Ce paradoxe du ChatBlanc, censurer les outils d’expression pour préserver la liberté d’expression à tout prix trouvera sans aucun doute de très nombreux opposants. L’expérimenter en lançant le mois du ChatBlanc à l’image du dry january permettrait d’appréhender le sujet à un niveau raisonnable tout en accélérant nos apprentissages au service d’une transformation culturelle mondiale.

 

Lucal Bisognin, Sylvie Blanco, Stéphanie Gauttier, Emmanuelle Heidsieck (Grenoble Ecole de Management) ; Kai Wang (Grenoble INP / GIPSALab / UGA), Sophie Guicherd (Guicherd Avocat), David Gal-Régniez, Philippe Wieczorek (Minalogic Auvergne-Rhône-Alpes), Ronan Le Hy (Probayes), Cyril Labbe (Université Grenoble Alpes / LIG), Amaury Habrard (Université Jean Monnet / LabHC), Serge Miguet (Université Lyon 2 / LIRIS) / Iuliia Tkachenko (Université Lyon 2 / LIRIS), Thierry Fournel (Université St Etienne), Eric Jouseau (WISE NRJ).

Souveraineté nationale en péril : l’alerte de Philippe Séguin

Par : Michel Gay

Article écrit à partir d’extraits du discours de Philippe Séguin de 2 h 30 sur l’Europe le 5 mai 1992 à l’Assemblée nationale.

 

Le 5 mai 1992, Philippe Séguin invitait l’Assemblée nationale à opposer l’exception d’irrecevabilité au projet de loi constitutionnelle présenté par le gouvernement aux députés comme préalable à la ratification des accords de Maastricht négociés le 10 décembre 1991 par les chefs d’État et de gouvernement des pays membres des communautés européennes, et signés le 7 février 1992.

Selon Philippe Séguin, ce projet de loi violait le principe même de la souveraineté nationale inaliénable et imprescriptible, ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs, en dehors duquel une société doit être considérée comme dépourvue de Constitution.

 

Des droits imprescriptibles

Philippe Séguin :

« Il existe en effet, au-dessus même de la charte constitutionnelle, des droits naturels, inaliénables et sacrés, à savoir les droits de l’homme et du citoyen tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789. Et quand l’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 rappelle que « La souveraineté nationale appartient au peuple », il ne fait que reconnaître le pacte originel qui est, depuis plus de deux cents ans, le fondement de notre Etat de droit. Nulle assemblée ne saurait donc accepter de violer délibérément ce pacte fondamental.

[…] Aucune assemblée n’a compétence pour se dessaisir de son pouvoir législatif par une loi d’habilitation générale, dépourvue de toute condition précise quant à sa durée et à sa finalité. A fortiori, aucune assemblée ne peut déléguer un pouvoir qu’elle n’exerce qu’au nom du peuple.

Or, le projet de loi soumis au Parlement français comportait une habilitation d’une généralité telle qu’elle pouvait être assimilée à un blanc-seing.

Et en 2023 ?

En 2023, voilà maintenant 65 ans que le traité de Rome a été signé et plus de 30 ans que le traité de Maastricht est entré en application après le vote favorable des Français (51 %…) le 20 septembre 1992.

Le projet de Constitution européenne avait cependant été refusé par les Français le 29 mai 2005 par referendum (55 % de non), et le 1er juin 2005 par les Pays-Bas.

Malgré ce refus, cette Constitution a été validée sous une autre forme par le traité de Lisbonne en octobre 2005, puis ratifiée par le Parlement français en février 2008.

Et depuis, comme l’avait annoncé Philippe Séguin, « d’Acte unique en règlements, de règlement en directives, de directives en jurisprudence, la construction européenne se fait sans les peuples. Elle se fait en catimini, dans le secret des cabinets, dans la pénombre des commissions, dans le clair-obscur des cours de Justice. »

En 2023, voilà donc plus de 30 ans que toute une oligarchie d’experts, de juges, de fonctionnaires (dont la puissante présidente allemande de la Commission européenne Ursula von der Leyen), et de gouvernants prend, au nom des peuples, sans en avoir reçu mandat, des décisions dont une formidable conspiration du silence dissimule les enjeux et minimise les conséquences.

Comme Philippe Séguin l’avait dénoncé, « Le conformisme ambiant, voire le terrorisme intellectuel qui règne aujourd’hui, disqualifie par avance quiconque n’adhère pas au dogme européen, et l’expose littéralement à l’invective. Qui veut se démarquer du culte fédéral est aussitôt tenu par les faiseurs d’opinion pour un nostalgique, ou un primaire, ou un nationaliste forcené prêt à renvoyer l’Europe aux vieux démons qui ont si souvent fait son malheur.

Comme l’avait prédit Philippe Seguin, les eurocrates encensent la République dans leurs discours et la ruine par leurs actes. L’Europe d’aujourd’hui « n’est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale. »

 

Indépendance et souveraineté

Philippe Séguin : 

« Il est de bon ton, aujourd’hui, de disserter à l’infini sur la signification même du concept de souveraineté, de le décomposer en menus morceaux, d’affirmer qu’il admet de multiples exceptions, que la souveraineté monétaire, ce n’est pas la même chose que l’identité collective, laquelle ne courrait aucun risque. Ou encore que l’impôt, la défense, les affaires étrangères, au fond, ne jouent qu’un rôle relatif dans l’exercice de la souveraineté.

Toutes ces arguties n’ont en réalité qu’un but : vider de sa signification ce mot gênant de « souveraineté » pour qu’il n’en soit plus question dans le débat.

La méthode est habile. En présentant chaque abandon parcellaire comme n’étant pas en soi décisif, on peut se permettre d’abandonner un à un les attributs de la souveraineté sans jamais convenir qu’on vise à la détruire dans son ensemble.

La souveraineté, cela ne se divise pas ni ne se partage et, bien sûr, cela ne se limite pas.

Pendant « le printemps de Prague » les doctrines de la « souveraineté divisée », de « la souveraineté partagée », de « la souveraineté limitée » ont rappelé au monde entier que ce sont autant d’expressions pour signifier qu’il n’y a plus du tout de souveraineté ! 

[…] En fait, ce traité est un « anticompromis » : iI interdit aux parlements nationaux, mais aussi aux gouvernements, de faire prévaloir l’intérêt national quand il est en cause.

[…] Tout ce dispositif imprégné d’une idéologie dirigiste et planificatrice est donc fort peu respectueux de la souveraineté des États membres tant en ce qui concerne la nature des règles de décisions que le caractère irréversible des transferts de pouvoirs envisagés.

Cessons de tricher, de dissimuler, de jouer sur les mots, de multiplier les sophismes : l’alternative est claire : nous devons conserver notre souveraineté ou y renoncer. »

 

Le piège s’est refermé

[…] « L’application des accords de Maastricht fut un piège dont le coût de la dénonciation est exorbitant. Aucune majorité parlementaire, quelles que soient les circonstances, ne pourra raisonnablement revenir sur ce qui a été fait.

[…] Craignons alors que les sentiments nationaux, à force d’être étouffés, ne s’exacerbent jusqu’à se muer en nationalismes et ne conduisent l’Europe, une fois encore, au bord de graves difficultés. Car rien n’est plus dangereux qu’une nation trop longtemps frustrée de la souveraineté par laquelle s’exprime sa liberté, c’est-à-dire son droit imprescriptible à choisir son destin.

On ne joue pas impunément avec les peuples et leur histoire. Toutes les chimères politiques sont appelées un jour ou l’autre à se briser sur les réalités historiques. La Russie a bel et bien fini par boire le communisme comme un buvard parce que la Russie avait plus de consistance historique que le communisme, mais à quel prix ? »

 

Comment réorganiser l’Europe !

Comment réorganiser l’Europe à partir des réalités de toutes les nationalités qui la composent.

Comment bâtir un nouveau système de coopération assurant la paix et la prospérité sans négliger ces réalités nationales dont les mouvements paraissent imperceptibles que parce qu’ils appartiennent à la très longue durée ? 

Voilà qui devrait tout naturellement être l’objet d’un vrai et grand débat public.

Le moment est venu de regarder en face la vraie nature des choses qui n’est pas technique mais politique, et de dire ouvertement, franchement, honnêtement, quels sont les enjeux. Il est temps que ce débat ait lieu. Il est temps de montrer aux Français qu’il y a plusieurs voies possibles et qu’ils ont le choix. Il est temps de leur montrer qu’on les mène vers une impasse et que l’espérance est ailleurs, du côté de la nation qui est la leur. »

 

Les technocrates européens (eurocrates) ne sont pas élus et ne sont responsables de leurs décisions devant personne. Imbus de leur pouvoir, ils obéissent à de sombres injonctions et à des banques, parfois étrangères, notamment américaines, qui mènent les Européens dans une impasse.

Ainsi, la nomination sans concertation par la commissaire Margrethe Verstager à la Commission européenne le 23 juillet 2023 de l’Américaine Fiona Scott Morton en tant que chef économiste de la direction générale de la concurrence… européenne (malgré la demande d’annulation de ce recrutement controversé par le gouvernement français) fait tout de même scandale au Parlement européen ! Le président Emmanuel Macron s’est dit « dubitatif »

Finalement, cette Américaine a dû renoncer devant la levée de boucliers en Europe… mais chacun a pu sentir le vent du boulet de la pression américaine !

À propos de l’Union européenne alors en gestation, le général de Gaulle déclarait déjà en juillet 1962 à Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, tome 1) :

« Cette commission politique de sages, je la vois bien artificielle. Ces sages voudraient cogiter ou se dresser devant les gouvernements ! Ils se prétendraient responsables de tout, alors qu’ils ne seraient responsables de rien devant personne. Ce qui ne serait pas pratique. ».

Et en janvier 1963, le général de Gaulle déclarait :

« Notre politique c’est de réaliser l’Union de l’Europe. […] Mais quelle Europe ? Il faut qu’elle soit véritablement européenne. Si elle n’est pas l’Europe des peuples, si elle est confiée à quelques organismes technocratiques plus ou moins intégrés, elle sera une histoire pour professionnels, limitée et sans avenir. Et ce sont les Américains qui en profiteront pour imposer leur hégémonie. L’Europe doit être in-dé-pen-dante […] ou elle ne sera qu’un conglomérat de protectorats américains ».

Comme l’annonçait déjà Philippe Séguin en 1992, « l’espérance est ailleurs ». Elle commande l’idée d’une nouvelle Union européenne, moins technocratique et plus démocratique.

[Recension] Les impérialistes revanchards, de Philippe Fabry

Sorti le 23 avril dernier, soit moins de six mois après La chute de l’empire européen, et toujours aux éditions Scripta Manent, Les impérialistes revanchards : Poutine, Hitler, Bonaparte et les autres s’inscrit dans les travaux menés par Philippe Fabry depuis maintenant près d’une décennie et commencés avec Rome, du libéralisme au socialisme publié en 2014 et pour lequel il reçut le prix Turgot du jeune talent l’année suivante.

Ces travaux continuent évidemment sur son site internet, historionomie.net, du nom du concept qui l’a fait connaître, mais également sur YouTube.

Ils ont pris une nouvelle tournure depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022. Depuis, le conflit a acquis un regain d’intérêt dans l’opinion occidentale avec le récent épisode de la rébellion du groupe Wagner les 23 et 24 juin dernier.

Après un conflit qui sert de point de départ à une analyse approfondie des racines et des dynamiques des puissances impérialistes, l’auteur trace des parallèles et des projections qui ne sont pas dénués de sérieux écueils.

 

Le point de départ russo-ukrainien

Revenant sur ses recherches, Philippe Fabry commence par procéder par entonnoir en expliquant une méthode que ses lecteurs connaissent bien. Le point de départ du livre n’étonnera pas davantage ceux qui le connaissent moins, puisqu’il part évidement du conflit russo-ukrainien, actualité de référence pour l’auteur depuis le déclenchement de l’invasion.

Usant de concepts géopolitiques classiques, Philippe Fabry note d’emblée la difficulté à associer deux des trois figures de la couverture de son livre dans l’esprit d’un Français, tout en faisant plusieurs parallèles avec Mussolini et Franco.

L’hégémonie est ici vue comme la base de la fondation des impérialismes évoqués, qui se heurtent à plusieurs facteurs allant du sentiment d’humiliation à l’identité, tout en passant par l’importance du référentiel géopolitique.

C’est dans ce cadre que l’auteur évoque plusieurs cas peu attendus, notamment orientaux, mais revient également à ses premiers amours en traitant dans un chapitre de l’Antiquité.

 

Une habituelle méthode de classification

Reprenant les concepts historionomiques habituels d’histoire contingente et d’histoire nécessaire, le contenu du livre s’apparente comme souvent à un jeu de parallèles dans une méthode de classification appuyée par une série de grandes étapes historiques à visée prospective.

Cette méthode de classification propre au travail de l’auteur permet de suivre une argumentation par phases, mais connaît toutefois des lacunes dont le constat est anticipé par l’auteur, notamment s’agissant des événements récents, ce qui n’empêche pas d’apprécier la grande clarté de la thèse exposée.

 

Une historionomie appliquée à l’impérialisme

Cette clarté est permise par une méthode déjà évoquée.

Appliquant l’historionomie à la question de l’impérialisme, Philippe Fabry met par exemple en exergue l’importance du niveau de puissance, du jeu des phases historiques, mais aussi et surtout celle du facteur anglo-saxon comme antagonisme commun des principaux impérialismes évoqués.

On reprochera toutefois à l’auteur l’usage qui semblera facile du concept de répliques, qui semble être utilisé pour justifier les incohérences de la classification du cas russe dans le modèle présenté.

Reprise de la comparaison régulière dans l’ouvrage avec la sismologie, ce concept, associé à celui des cas imparfaits qui font l’objet d’un chapitre dédié, vient appuyer la complexité du modèle présenté.

 

Une imperfection anticipée

Mais l’ouvrage souffre surtout de la difficulté, reconnue par l’auteur, d’anticiper des événements spécifiques qui n’influent toutefois pas sur le cadre général du modèle.

Autre point, qui n’est pas un défaut à proprement parler, mais qui pourra désarçonner les lecteurs trop enfermés dans leurs certitudes, est la somme des parallèles étonnants que propose l’auteur et dont la couverture n’est qu’une prémisse.

C’est justement cette agilité d’esprit qui constitue un des principaux atouts du livre. Si l’auteur propose évidemment un modèle, Philippe Fabry a un sens de l’uchronie plus qu’appréciable et rare dans ce type d’ouvrages.

Difficile également de ne pas citer les parallèles connus entre 1917 et la Commune de Paris ainsi que la réfutation nécessaire du parallèle bien trop fait entre Adolphe Thiers et Philippe Pétain.

 

Un essai de prospective historique

Au final, avec une vingtaine de cas historiques étudiés, Les impérialistes revanchards de Philippe Fabry nous plonge dans leurs racines, conditions et impératifs aussi bien que leur déroulement dans des phases claires et bien structurées, allant jusqu’à mener un travail rafraîchissant de prospective sur le cas russe, mais également chinois, iraniens, américains ainsi que français, l’Hexagone n’étant évidemment pas oublié et dont nous laisserons aux lecteurs le soin d’apprécier les conclusions proposées par l’auteur de ce court essai.

Les impérialistes revanchards : Poutine, Hitler, Bonaparte et les autres, Scripta Manent, 2023, 230 p. (ISBN 979-8390654675)

Lisnard vs Philippe : qui pour refonder la droite libérale ?

En avril dernier, un sondage de l’IFOP analysait le regard des Français sur les présidentiables de droite pour 2027. Ce sondage mettait en concurrence plusieurs personnalités en vue.

Selon une étude du même institut publiée deux semaines plus tard, les catégories sociales les plus favorables aux idées libérales sont les retraités, les dirigeants d’entreprise, les professions intermédiaires, les 35-49 ans, les titulaires de diplômes supérieurs, les non-diplômés et les classes moyennes.

La comparaison de ces deux études montre que si Édouard Philippe est celui qui est, aujourd’hui, le plus à même de rassembler la droite selon 47 % des Français, David Lisnard, tout en étant sans doute le moins connu et donc le dernier de cette liste, fait ses meilleurs scores dans les catégories sociales les plus sensibles aux enjeux de libertés.

Entre la popularité de l’un et le travail de fond de l’autre, il est plus qu’intéressant de mener une petite comparaison entre les hommes politiques les plus en vue de la sphère libérale.

 

Origines sociales : avantage Lisnard

Si les deux hommes ont approximativement le même âge, le comparatif de l’origine d’Édouard Philippe et David Lisnard montre déjà une tendance.

L’ancien Premier ministre est normand et fils d’enseignants. Ses arrière-grands-parents ont été militants PCF et CGT.

Le maire de Cannes est né à Limoges d’une mère danseuse de ballet et d’un père footballeur professionnel issu d’une famille de pêcheurs cannois implantés depuis le XVe siècle. Ses grands-parents et arrière-grands-parents sont entrepreneurs dans le domaine du BTP, du commerce et de l’hôtellerie.

 

Cursus scolaire : avantage Lisnard

Le simple fait qu’Édouard Philippe soit énarque suffirait à le disqualifier de la prétention à représenter la droite libérale, mais allons tout de même au bout des choses, car le maire du Havre a fait successivement hypokhâgne, Science Po puis l’ENA.

De son côté, le maire de la cité cannoise s’est contenté de la deuxième étape, tout en faisant plusieurs petits boulots pour financer ses études : déménageur, boucher puis commerçant.

 

Carrière : ex-aequo

En sortant de l’ENA, Édouard Philippe est devenu conseiller d’État puis avocat avant de devenir lobbyiste pour Areva, quelques années avant que l’entreprise d’État fondée par Anne Lauvergeon, l’ex-secrétaire générale adjointe du président Mitterrand, ne devienne Orano.

Après son départ de Matignon, Édouard Philippe entrera au conseil d’administration du géant français de gestion informatique Atos.

De son côté, David Lisnard n’occupera que des fonctions politiques, comme directeur de cabinet du député-maire de Lons-le-Saunier et vice-président de l’AMF Jacques Pélissard.

Adjoint au maire de Cannes, il sera président de plusieurs bâtiments et syndicats mixtes où il obtiendra des résultats impressionnants en termes de baisse de dépenses.

 

Parcours partisan : avantage Lisnard

Édouard Philippe a débuté son engagement politique au Parti socialiste, chez Michel Rocard, dans les années 1990. Un engagement qui ne l’a semble-t-il jamais réellement pénalisé, vu son parcours à partir de 2017. Il passera toutefois directement du PS au RPR avant de retourner vers le centre.

David Lisnard n’a pas eu autant de difficultés à se chercher. Engagé dès la fin des années 1980 au RPR, il militera pour son président en 1988 et 1995, restant fidèle au Corrézien.

 

Mandat : avantage Philippe

Au niveau de l’expérience du pouvoir, difficile de rivaliser avec quelqu’un qui a occupé Matignon durant plus de trois années après avoir été maire, conseiller général, président de communauté de commune, député et avant d’être président-fondateur de parti, à savoir Horizon.

De son côté, David Lisnard aura suivi le même parcours, à l’exception évidente du poste de chef de gouvernement, jusqu’à devenir président-fondateur de son propre mouvement, Nouvelle Énergie, parti intégré à LR.

 

Idéologie : avantage Lisnard

Le parti d’Édouard Philippe se revendique ouvertement du libéralisme, mais également du républicanisme et de l’europhilie. Ce dernier point met la puce à l’oreille quand on se souvient du plus évident : Édouard Philippe et les siens se sont fourvoyés dans un gouvernement jacobin et fortement teinté de saint-simonisme.

Sur les retraites, Édouard Philippe n’a rien proposé d’autre qu’une évolution paramétrique déjà bien trop connue : le recul de l’âge de départ.

Avec Gérard Longuet, David Lisnard a été un des seuls, à droite, à avoir évoqué la nécessité d’intégrer à notre système de retraite une part de capitalisation.

Nouvelle Énergie s’appuie explicitement sur des valeurs de liberté et de responsabilité individuelle, d’initiative locale et de performance publique au service de l’autorité régalienne de l’État.

Citant régulièrement Montesquieu, Tocqueville, Bastiat, Aron ou même Revel, David Lisnard parle régulièrement de l’urgence de débureaucratiser nos institutions.

Seul bémol, souligné par notre collègue Nathalie MP dans les colonnes d’Atlantico : David Lisnard aurait fait des appels du pied à Emmanuel Macron en 2016, époque où de nombreux libéraux s’étaient, eux aussi, laissés tenter.

 

À la recherche du Disraeli français

Si le duel semble inégal, n’oublions pas la popularité d’Édouard Philippe dans un électorat qui préfère décidément les élagueurs aux déracineurs, ceux qui coupent périodiquement les branches à ceux qui prennent le mal à la racine.

C’est pourtant bien de ce dernier profil que la droite libérale aurait besoin aujourd’hui. Après dix années de présidence occupée par un énarque jacobin, la droite doit s’incarner dans un entrepreneur girondin.

Malgré les rumeurs, il y a très peu de probabilités pour qu’Emmanuel Macron puisse réellement se représenter pour un troisième mandat. Le niveau d’exaspération à son égard est trop grand et cette proposition ne fait que montrer l’extrême fragilité de l’édifice sur lequel repose la majorité présidentielle. Après Emmanuel Macron, Renaissance ne sera qu’un tas de cendres éparpillées entre les forces politiques de l’Ancien Monde.

De son côté, la droite française se cherche. Tel est en particulier le cas des Républicains, point d’équilibre des droites, entre Renaissance et le Rassemblement national, et dont la situation est aujourd’hui celle du Parti conservateur britannique au XIXe siècle : un parti de petites chapelles et d’élus locaux sans chef ni colonne vertébrale idéologique, avant d’être repris en main par Benjamin Disraeli.

Depuis 2012, elle a perdu son chef, Nicolas Sarkozy, puis deux de ses intellectuels organiques : Patrick Buisson puis Éric Zemmour.

Depuis 11 ans, la droite se cherche un chef qui ferait ce que Benjamin Disraeli a fait aux Tories à la fin du XIXe siècle : unifier et structurer le Parti autour d’une doctrine.

Or, elle se fourvoie dans la recherche d’un chef comme un individu enchaînant les conquêtes afin de trouver la personne qu’elle épousera sans prendre la peine de se demander quel est le bon profil.

Ce profil n’est autre que celui d’un entrepreneur promoteur de l’initiative locale après des présidences Hollande et Macron menée par des énarques socialistes.

Aujourd’hui, David Lisnard est donc sans aucun doute le meilleur candidat pour devenir le Benjamin Disraeli français.

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