Lateo.net - Flux RSS en pagaille (pour en ajouter : @ moi)

🔒
❌ À propos de FreshRSS
Il y a de nouveaux articles disponibles, cliquez pour rafraîchir la page.
À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Opération Bouclier du Dniepr ?

Il existe de nombreuses possibilités d’emploi de la force armée en situation de « confrontation » (ou de « contestation » si vous préférez le terme de doctrine), c’est-à-dire d’affrontement sous le seuil de cette guerre ouverte et générale qu’aucun des adversaires ne veut. L’une d’entre elles, évoquée à de nombreuses reprises sur les plateaux de télévision, mais que l’on reprend désormais depuis que le président de la République a déclaré qu’on ne pouvait rien exclure, consiste à déployer rapidement des forces afin de sanctuariser une zone. C’est un procédé à distinguer des missions d’interposition, comme les opérations sous Casques bleus ou l’opération française Licorne en Côte d’Ivoire, puisqu’il s’agit de faire face à un adversaire désigné en espérant qu’il ne devienne pas un ennemi. Cela a été fréquemment utilisé pendant la guerre froide afin de dissuader un adversaire de s’emparer d’une partie de son territoire ou de celui d’un allié, mais très rarement en s’introduisant dans une zone déjà en guerre. En fait, je n'ai que deux exemples contemporains en tête. C’est peu pour en tirer des leçons mais intéressant tout de même.

Voile sur le Nil

Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.

Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.

Une Manta dans le désert

Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.

Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.

La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.

Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.

Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Et rien en Ukraine

Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.

Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.

Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.

En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l'Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.

Napoléon Solo

Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.

En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.

Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi - en temps de guerre - ou l’adversaire - en temps de confrontation - mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.

Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.

Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».

Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.

Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.

Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.

Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».

Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance - déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».

On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.

Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n'est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.

A l'est rien de nouveau ?

Fin septembre 2022, je me demandais si le conflit en Ukraine n’était pas en train de connaître son « 1918 », c’est-à-dire le moment où la supériorité tactique d’un des camps lui permet de porter des coups suffisamment répétés et importants par provoquer l’effondrement de l’ennemi. Les Ukrainiens venaient de conduire une percée surprenante dans la province de Kharkiv et pressaient sur la tête de pont de Kherson jusqu’à son abandon par les Russes mi-novembre. Encore deux ou trois autres grandes offensives du même type dans les provinces de Louhansk et surtout de Zaporijjia en direction de Mélitopol et les Ukrainiens auraient pu obtenir une décision, à la condition bien sûr que les Russes ne réagissent pas, non pas dans le champ opérationnel où ils étaient alors plutôt dépassés mais dans le champ organique, celui des moyens. On sentait bien qu’il y avait une réticence de ce côté-là, essentiellement par peur politique des réactions à une mobilisation, mais la peur du désastre est un puissant stimulant à dépassement de blocage. Vladimir Poutine n’a pas franchi le pas de la mobilisation générale et de la nationalisation de l’économie, mais accepté le principe d’un engagement de plusieurs centaines de milliers de réservistes, du « stop-loss » (contrats sans limites de temps) des contrats de volontaires, un raidissement de la législation disciplinaire et des contraintes plus fortes sur l’industrie de défense. Cette mobilisation partielle a, comme prévu, suscité quelques remous mais rien d’incontrôlable, et cela a incontestablement permis de rétablir la situation sur le front.

Pour rester dans l’analogie avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ». Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.

On résume alors la stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.

Dans un contexte où il est difficile d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de 1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.

Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité. Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide particulière occidentale de génie civil.

Les opérations offensives ukrainiennes, comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement 30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones, missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour frapper où ils veulent - on imagine la frustration des Ukrainiens devant le spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?

Pendant que le front est tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les » armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées - aéromobiles, parachutistes, ou d’assaut aérien - mais aussi les forces territoriales – des villes ou des provinces - pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières, la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères et institutions.

On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale. Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures, le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.

Il y a un besoin de standardisation des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait pas d’École d’état-major et d’Écoles de guerre en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien. Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.

Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.

Point de situation : 1. Électrons, drones et saboteurs

Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies et ennemies relèvent rapidement du problème à trois corps de la science complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de domination outrageuse d’un camp.

Et bien évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des affrontements isolés dans le cadre d’une confrontation-compétition de longue haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y en a plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les « opérations de coups ».

J’avais utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre, commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes, d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales, sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une reddition par exemple - ce qui arrive rarement - ou une neutralisation de l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête, l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer le dispositif ennemi.

Les opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine, l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome ou parfois combinée.

Passons rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce n’est pas intéressant mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un « océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques. Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus quand ce n’est pas leur domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux réseaux russes.

Le champ aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera « opération Moscou » car la capitale en constitue la cible principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser leurs armes pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique. Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.

Qu’à cela ne tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre, et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez elle.

Sa deuxième particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne « non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette population russe que l’on présente surtout comme apathique.

Toutes ces attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas, elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes, un des buts recherchés par les Ukrainiens.

En bon militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum, dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés, dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d'Ostrov très près de la Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus rentables qui soient.

Les Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts. Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire avec plusieurs projets qu’il ne s’agit pas simplement d’inventer mais surtout de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui augmentera les capacités d’un coup.

Si la capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter, celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute sa profondeur dès le début de la guerre.

L’emploi de tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très inférieur à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre précision et souvent de moindre portée, et enfin en utilisant de plus en plus à la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à portée de tir.

Le tonnage d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la détermination ukrainienne, bien au contraire.

La campagne aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance. Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air volantes à 150 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.

Un des mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris soin de constituer une solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon, l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500 hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500 hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être 12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref, il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi constituer une force de sabotage dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.

Il n’en a rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on ne voit pas comment ils pourraient y remédier. Sans doute y songent-ils mais on n’improvise pas une force d’action en profondeur.

Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à part des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.

La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.

Pour commenter, allez plutôt ici

Neuf mois et après

Dans la guerre moderne, le succès d’une opération de conquête se mesure aux grandes villes dans lesquelles on plante des drapeaux. Or, qu’il s’agisse de l’offensive d’hiver russe ou de l’offensive d’été ukrainienne, nul nom de ville n’est apparu dans le paysage stratégique depuis la libération de Kherson en novembre dernier à l’exception de Bakhmut, une ville de la taille d’Asnières-sur-Seine prise après dix mois de lutte. On ne parle plus en réalité que de villages, voire de lieux-dits ou de points hauts, en considérant que leur prise ou leur défense constitue des victoires. À l’horizon microtactique, celui des hommes sous le feu aux émotions exacerbées par la présence de la mort, cela est vrai. Une rue défendue pendant des jours peut y constituer l’évènement d’une vie. À l’échelon stratégique, celui des nations en guerre, un village ne peut pas en revanche être considéré en soi comme une victoire.

Bras de fer

On peut donc se féliciter de la prise par les Ukrainiens du village d’Urozhaine dans le secteur de Velika Novosilka ainsi que sans doute de celle prochaine de Robotyne dans le secteur d’Orikhiv, mais ce ne sont toujours pas des victoires stratégiques. Les forces ukrainiennes sont toujours dans la zone de couverture d’un dispositif de défense russe qui reste solide. On reste donc toujours très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui, assez grossièrement, indique si on est en train de réussir ou non l’opération offensive selon le critère terrain. Ajoutons que dans les opérations ukrainiennes périphériques : l’encerclement de Bakhmut, la guérilla dans la région de Belgorod ou les coups de main sur la rive est du Dniepr dans la région de Kherson, les choses évoluent également peu. La progression autour de Bakhmut semble même arrêtée par la défense russe sur place, mais aussi peut-être par la nécessité ukrainienne de renforcer la zone de Koupiansk à Kerminna où les 6e, 20e et 41e armées russes, renforcées du 2e corps d’armée LNR, exercent une forte pression avec même une petite progression en direction de Koupiansk. Dans les faits, le transfert de forces du secteur de Bakhmut vers les secteurs menacés plus au nord semble être le seul vrai résultat obtenu par l’opération de revers russe. Comme on ne voit pas comment l’armée russe serait montée en gamme d’un coup, on ne voit pas non plus comment elle obtiendrait maintenant ce grand succès offensif qui lui échappe depuis juillet 2022.

On reste donc sur un bras de fer où les mains des deux adversaires bougent peu, mais ce qui importe dans un bras de fer n’est pas visible. À ce stade, l’hypothèse optimiste pour les Ukrainiens est que les muscles russes perdent leur force plus vite que les leurs et les choses basculent d’un coup. Or, les chiffres de pertes matérielles constatées de manière neutre (Oryx et War Spotter) ne donnent toujours pas une image claire d’un camp qui l’importerait nettement selon le critère des pertes.

Premier combat, celui des unités de mêlée : du 7 juin au 15 août, on constate que les Russes ont eu 10 véhicules de combat majeurs (tanks + AFC + IFV + ACP) russes perdus ou endommagés chaque jour, contre 4 à 5 pour les Ukrainiens. Ce qu’il faut retenir c’est que les Ukrainiens perdent chaque jour l’équivalent d’un bataillon de mêlée (chars de bataille-infanterie) sur les 400 dont ils disposent pour conquérir 7 km2. Les Russes perdent sans doute également un bataillon chaque jour mais plus gros que celui des Ukrainiens. La tendance depuis deux semaines est plus favorable aux Ukrainiens, mais sans que cela puisse être considéré comme un écart décisif.

Deuxième combat, celui de la puissance de feu : avec 231 pièces russes détruites ou endommagées, on est dans un rapport de 2,3 pièces par jour depuis le 8 mai, en baisse donc depuis le pointage il y a deux semaines (2,6), pour 0,7 pièce ukrainienne. La bataille de la contre-batterie semble nettement à l’avantage des Ukrainiens et plutôt plus qu’il y a deux semaines, mais l’intensité des feux russes semble finalement peu affectée selon le site Lookerstudio, très favorable aux Ukrainiens, puisque le nombre moyen de tirs quotidiens ne diminue pas, au moins dans la catégorie des lance-roquettes multiples. Il en est de même pour les frappes aériennes russes et les attaques d’hélicoptères, toujours aussi redoutables.

En dehors des quelques images spectaculaires de frappes dans la profondeur, qui perturbent incontestablement les réseaux logistiques (carburant et obus) et les réseaux de commandement, il n’y a pas d’indice flagrant d’une diminution rapide de la puissance de feu russe. L’introduction d’obus à sous-munitions américains, déjà utilisés semble-t-il, pour la prise d’Urozhaine par les brigades d’infanterie de marine ukrainiennes, peut peut-être changer un peu la donne s’ils arrivent en masse, mais il en est de même si les Russes parviennent à compenser la « famine d’obus » par des aides extérieures.

Depuis février 2022, les opérations offensives d’un camp ou de l’autre n’ont jamais duré plus de quatre mois, et en étant larges, du fait de l’usure des hommes, des machines et des ressources logistiques, mais aussi de la météo et surtout de la réaction de l’ennemi en défense. On peut grossièrement estimer qu’il reste un mois et demi pour que l’hypothèse du bras de fer gagnant, ou de la « percée de la digue » selon l’expression de Guillaume Ancel, se réalise. Plus le temps passe et plus sa probabilité d’occurrence au profit de l’hypothèse du bras de fer diminue.

Ajoutons que plus le temps passe et plus l’ampleur de la victoire éventuelle après une percée ou une pression forte sera également faible. Avant l’opération offensive ukrainienne, on évoquait Mélitopol ou Berdiansk comme objectifs dont l’atteinte pourrait être considérée comme des victoires stratégiques. Plus le temps passe, et plus on a tendance à considérer la prise de Tokmak sur l’axe d’Orikhiv ou celle de Bilmak sur l’axe de Veliky Novosilky comme des victoires de substitution, avant l’épuisement de l’opération. Mais même ainsi, et en considérant la possibilité éventuelle de relancer une nouvelle opération à l’automne-hiver, on serait encore très loin de l’objectif de libération totale du territoire ukrainien.

Et après

Si l’hypothèse du bras de fer permanent se confirme, c’est-à-dire qu’il s’avère impossible avec les moyens disponibles de bouger significativement le front, alors il faudra admettre que perdre un bataillon pour libérer 7 km2 n’est pas viable. On n’est pas obligé d’attaquer partout et tout le temps, si cela ne sert pas à grand-chose pour très cher. Le général Pétain a pris le commandement des forces françaises en mai 1917 après l’échec de la grande offensive organisée par Nivelle contre la ligne Hindenburg. Son premier réflexe a été de tout arrêter et d’édicter une série de directives non plus pour organiser une nième grande percée décisive, mais pour transformer l’armée française afin qu’elle puisse enfin gagner la guerre, non pas dans l’année comme tout le monde pressait les chefs militaires jusque-là, mais un an voire deux plus tard. Sa Directive n°1, qui exprimait sa vision générale, a été résumée par la formule « J’attends les Américains et les chars ».  Ce n’était pas évident tant la perspective d’avoir à mener une guerre longue pouvait effrayer une nation en souffrance depuis des années et une armée dont la moitié des divisions venait de se mettre en grève, mais il n’y avait pas d’autre solution et cela s’est avéré gagnant.

On suppose que le comité de guerre ukrainien a déjà sa Directive n°1 en cas d’échec de l’offensive actuelle. Il s’agirait de remplacer un temps les opérations offensives par une posture défensive générale et des « coups » afin de continuer à avoir des victoires afin de maintenir le moral des troupes, de la nation et des soutiens extérieurs tout en affaiblissant celui des Russes, avec toujours le secret espoir que ces coups peuvent par cumul faire chuter le régime russe. En 1917, Pétain a organisé ainsi des victoires « à coup sûr » en réunissant des moyens de feux écrasants sur des objectifs limités à Verdun en août et à la Malmaison en octobre et pour le reste a organisé une grande guerre de « commandos » le long du front.

La France y a peu participé mais Britanniques et Allemands se sont aussi engagés à l’époque dans la bataille des espaces communs afin de frapper directement les forces économiques et morales de la nation, avec les raids de bombardiers, de zeppelins ou de pièces d’artillerie géante sur les capitales ou les centres industriels, ou encore par les blocus maritimes. Dans la guerre actuelle, les raids aériens de machines inhabitées, missiles, roquettes et drones, ont encore de beaux jours devant eux. On y constate même un équilibre croissant qui se forme, les Russes ne tirant plus que ce qu’ils produisent en missiles de 1ère catégorie et complétant avec du tout-venant, et les Ukrainiens développant leur propre force de frappe à longue portée. Tout cela n’a pas la masse critique pour obtenir des effets stratégiques par les dégâts causés – il faudrait que les avions de combat puissent être engagés pour cela – mais maintient les esprits, y compris les nôtres, dans la guerre. Il en est sensiblement de même sur les eaux où missiles et drones navals dominent pour l’instant. Il s’y trouve encore beaucoup de coups à donner et de raids amphibies à réaliser. Peut-être verra-t-on aussi les cyberbatailles qui sont plutôt absentes depuis les premiers jours du conflit et à coup sûr, les trolls s’efforceront de convaincre les opinions occidentales qu’il faut cesser d’aider l’Ukraine pour X raisons, la plus hypocrite étant celle de la « paix à tout prix ».

Et derrière cette agitation, il faudra travailler et innover plus que l’ennemi. Dans les six derniers mois de 1917 l’industrie française enfin organisée en « économie de guerre » a produit autant d’équipement militaire que depuis le début de la guerre. L’armée française, qui subit le moins de pertes de toute la guerre en 1917, en profite pour se transformer en armée motorisée, la première du monde. C’est cette mobilité qui a permis ensuite de faire face aux offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre l’initiative à partir de l’été. Je ne sais pas trop en quoi l’armée ukrainienne se transformera, mais il faudra qu’elle le fasse, pour multiplier par trois ou quatre sa puissance de feu opérationnelle et tactique et ses techniques d’assaut. À l’instar de l’opération Tempête en Croatie en août 1995, il sera alors possible, et seulement à ce moment-là, de reprendre soudainement l’offensive et de libérer tout le territoire ukrainien. Vladimir Poutine et ses fidèles tentent de faire croire que le temps joue pour eux, rien n’est plus faux. L’Ukraine et ses alliés Est européens forment la zone du monde qui s’arme et se transforme militairement le plus vite. Quand on se croit une puissance et que l’on veut participer aux affaires du monde comme la France, c’est sans doute là qu’il faut être.

Pour commenter ici

Des chiffres et des êtres

Lorsqu’il arrive au 3e bureau (opérations) du Grand quartier général en 1917, le commandant et futur général Emile Laure est frappé de voir de grandes cartes à grande échelle sur les murs et tables et les officiers, normalement en charge de la conduite de grandes opérations, se féliciter de la prise d’un village, de quelques km2 ou de bilans chiffrés comme s’il s’agissait de grandes victoires. Il constate alors la dérive à laquelle a conduit la guerre de positions, avec le besoin d’apprécier les tendances, si possible de proclamer des succès et toujours de calmer son angoisse de l’inconnu, mais sans avoir de noms de villes connues à annoncer comme conquises ou perdues.

Il est ainsi logiquement pour la guerre en Ukraine et dans le grand GQG médiatique où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en évènements. Pour ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces évènements tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.

Obus sur canons égale contre-batterie

Ces précautions étant prises parlons de la situation sur le front. L’offensive ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de Louhansk.  

La bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar Gudmundsson (lookerstudio.google.com) qui compile les données fournies par les sources officielles ukrainiennes (et donc à prendre avec précautions) on constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes (on ne sait pas trop à quoi cela correspond) en juin et juillet, soit 1580 avec le mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis. L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191 pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai 2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8 mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera l’écart qui se resserre entre les deux camps.

Coups de béliers au Sud

Mon sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur la ligne de front mais le commandement ukrainien, mieux informé que moi, en a jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le groupe d’armées russe attaqué.

Il a donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les mêmes points et par les mêmes brigades que le 6-8 juin. On note peut-être une plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades seulement en premier échelon – 65e et 47e Mécanisées (BM) – et quatre en arrière, pour trois – 36e de Marine à l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au centre – et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une progression de la 47e BM relativement importante à l’est de Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske. On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue, et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des contre-attaques. Les autres secteurs de la zone – Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar – sont calmes ou font l’objet de combats minuscules.

Derrière les annonces, et on notera au passage combien les déclarations de la vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des officiels russes, il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable, par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits succès répétés.

Alors que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe offensif ukrainien est autour de Bakhmut avec un effort particulier au sud de la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu minée plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur Bakhmut.

Un tout petit Uranus au Nord

La contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le sud-est de Kreminna.

Tenter une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant pour que cela réussisse vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides. Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n'y a pas eu de renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant tout, et les déclarations ukrainiennes (voir plus haut) ont été très exagérées, comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de mise en retrait en recomplètement et en entrainement pendant des semaines de divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent finalement, si on raisonne en km2, les petites avances ukrainiennes au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk, On peut même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas importantes.  

Pour redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur. On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV, IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour. C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.

En résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact players. On y reviendra.

Pour commenter, allez plutôt ici

L’ébouillantement de la Crimée

Ce n’était pas complètement nouveau, mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aigu dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaut » où on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille - rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement.  Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.  

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.



Ce n’était pas complètement nouveau mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aiguë dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaud » ou on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille - rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisé à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement.  Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.  

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.

Des nouvelles de la GOO Ukrainienne

Rappel des épisodes précédents : au niveau stratégique l’Ukraine doit nécessairement être offensive si elle veut réaliser son objectif de libération totale de territoire. La Russie, de son côté, peut se contenter - et semble le faire – d’une posture purement défensive. Cette posture stratégique offensive ukrainienne oblige à agir fortement sur le front et/ou sur l’arrière ennemi. Les moyens ukrainiens pour agir directement sur l’arrière politique russe, un champ d’action très incertain, sont très limités. Le seul moyen pour agir directement et efficacement contre le front russe dans un délai raisonnable est d’organiser de grandes opérations offensives (GOO) qui permettront de le percer ou au moins de repousser très largement la ligne vers le sud. L’armée ukrainienne doit planter des drapeaux sur des villes importantes, pas sur des villages, et de coups en coups repousser par la force l’ennemi des territoires occupés et /ou provoquer par résonnance un ébranlement interne politique à Moscou qui obligera la Russie à négocier en position défavorable avant le désastre, façon Allemagne 1918. C’est du moins l’idée de manœuvre.

Deux problèmes opérationnels se posent cependant. Le premier est que l’armée ukrainienne n’a pas l’expérience des grandes opérations offensives, qui constituent certainement une des activités humaines les plus complexes à organiser. Celle en cours actuellement est la troisième seulement de son histoire depuis l’indépendance. La première, dans la province de Kharkiv en septembre 2022, a été très mobile et brillante, mais en profitant de circonstances tout à fait exceptionnelles. Le front russe de 2023 ne présente plus – sauf surprise à la russe – de telles opportunités. La seconde opération, plus conforme à la guerre de positions, s’est déroulée autour de la tête de pont de Kherson. Les choses y ont été beaucoup plus difficiles face à une zone de front russe très bien organisée et commandée, sans doute sur la fin par le général Mikhail Teplinsky, le commandant des troupes d’assaut par air et unanimement reconnu comme un des meilleurs officiers russes. On cite son nom, à retenir, car il fait aussi partie de ceux qui fustigent la manière dont cette guerre est conduite par le haut-commandement. La méthode utilisée à Kherson, martelage du front et interdiction en profondeur (en clair, coupure de la logistique via le Dniepr) s’est révélée payante, obligeant les Russes à se replier en bon ordre, mais humainement coûteuse.

On pouvait s’attendre, par pensée linéaire, à ce que les Ukrainiens fassent à nouveau « du Kherson » en attaquant partout sur la ligne tout en frappant en profondeur, mais c’était sans compter avec les ruptures conceptuelles. Le 23 octobre 1917, l’armée française a attaqué les Allemands à La Malmaison après leur avoir lancé 3 millions d’obus sur un front de 12 km (l’équivalent de plusieurs armes nucléaires tactiques et à peu près tout ce que les Ukrainiens ont utilisé en seize mois) et pourtant la grande offensive française suivante, le 18 juillet 1918 durant la seconde bataille de la Marne s’est effectuée pratiquement sans aucune préparation d’artillerie. Entre-temps, on a compris qu’on ne pouvait continuer de cette manière et on a trouvé autre chose. Cette fois, peut-être après une première phase de test, l’armée ukrainienne a renoncé au martelage, très coûteux en hommes pour des résultats limités tant que la défense était solide, ou plus exactement, elle a décidé de séquencer les choses : neutralisation d’abord du système de défense russe, assaut ensuite lorsque les conditions seront réunies, une sorte de Desert Storm – un mois de pilonnage en janvier-février 1991 du dispositif irakien en profondeur, suivi d’une estocade par une attaque terrestre de 100 heures – mais à l’échelle ukrainienne.

Après le manque d’expérience des GOO, le second problème ukrainien est que le soutien militaire occidental n’est plus forcément adapté à ce type de guerre. Dans les années 1970-1980, les forces de l’OTAN avaient développé tout un arsenal de moyens permettant de frapper fort les troupes du Pacte de Varsovie dans toute la profondeur de son dispositif de la ligne de contact jusqu’aux armées de deuxième échelon traversant la Pologne. On ne s’attendait pas à une guerre de positions de longue durée (mais on avait peut-être tort).

Depuis, on vit sur les restes des années 1980. La grande majorité des équipements encore en service dans l’OTAN a été conçue à cette époque ou dans sa foulée. Même le missile SCALP, le matériel star du moment, ou les canons Caesar ont été conçus au début des années 1990, à une époque où on se battait encore dans nos exercices contre une armée soviétique qui avait cessé d’exister. Le problème de ces équipements est qu’il y en a désormais beaucoup moins qu’à l’époque et avec encore moins de munitions. Pourquoi en effet maintenir ces équipements coûteux alors qu’il y avait l’aviation américaine qui était capable de faire tout le boulot sans grand risque ? Hormis pour l’Irak en 1991, qui a commis l’erreur d’envahir le Koweït alors même que les États-Unis et les Britanniques (pas les Français) pouvaient « roquer » leurs forces alors au top en Allemagne vers l’Arabie saoudite, les autres opérations de guerre contre les États dits voyous, se sont faites sous parapluie aérien américain. Oui, mais là en Ukraine il n’y a pas d’aviation américaine, il y a même assez peu d’aviation tout court et même avec 40 F-16, ce ne sera pas une campagne à l’américaine.

Tout doit donc se faire à l’ancienne et on se trouve fort dépourvu. Heureusement pour les Ukrainiens et contrairement aux pays européens, les États-Unis ont maintenu un effort militaire conséquent, à partir de 2001, et conservent encore des moyens importants dans tous les domaines, même si on est loin des capacités des années 1980. Donc en raclant un peu, on a pu à l’été 2022 rassembler une coalition de matériels d’artillerie pour la plupart prévus pour affronter les Soviétiques (en même temps ça tombe bien, puisque les Russes sont aussi équipés de matériels de l’époque) mais avec des stocks de munitions désormais faibles. Cette artillerie occidentale s’est ainsi adossée à une artillerie ukrainienne ex-soviétique avec peut-être de stocks initiaux sans doute importants (mais avec d’énormes quantités d’obus détruites juste avant-guerre par des sabotages russes) mais une capacité de renouvellement pratiquement réduite à une usine bulgare. Dans cette rareté générale, les Américains font encore figure de demi-riches, ce qui contribue à les maintenir dans cette position d’allié aussi indispensable que versatile. A qui d’autre faire appel en cas de problème important lorsqu’on n’a pas fait d’effort militaire soi-même ? Mais en même temps, comment faire totalement confiance à une puissance qui tous les quatre ans peut changer radicalement de politique étrangère et qui doit défendre ses intérêts simultanément dans le monde entier ?

Bref, le Desert Storm ukrainien est certainement une bonne idée, plus exactement - comme en 1916 - c’est celle que l’on commence à utiliser lorsqu’on commence à manquer d’hommes, mais il faut en avoir les moyens et c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas forcément un problème de lanceurs, qu’ils soient au sol ou en l’air d’ailleurs, mais de nombre de projectiles. Les Occidentaux arrivent en fond de cuve en obus de 155 mm, et comme on est encore loin de l’« économie de guerre », il faut continuer à fournir à ce que l’on a, mais aussi penser à autre chose, d’où les roquettes bricolées comme les Trembita ukrainiennes de 400 km de portée, l’option des armes à sous-munitions - indispensables par leur efficacité et leur nombre, pour taper les batteries d’artillerie - et celle des missiles à longue portée Storm-Shadow/SCALP ou, peut-être des ATACMS pour taper les dépôts et axes logistiques. Une autre option serait de faire main basse sur les énormes dépôts de munitions russes en Transnistrie. La bonne nouvelle pour les Ukrainiens est que les Russes sont sensiblement dans la même situation, avec des stocks d’obus tellement raréfiés qu’ils doivent faire appel aux Nord-Coréens, Iraniens et Biélorusses pour les approvisionner, mais aussi une usure du parc considérable.

Plusieurs indices indiquent clairement que la bataille d’artillerie est « la » bataille du moment. Du 1er mai au 21 juin, le commandement ukrainien revendique avoir détruit 1 000 pièces d’artillerie russes. Ce qu’il faut retenir, ce n’est pas le chiffre – sans aucun doute très exagéré – mais le fait que pour la première fois de la guerre les Ukrainiens revendiquent avoir détruit plus de pièces d’artillerie que de véhicules de combat. Du 8 mai au 13 juillet, Oryx indique environ 200 pièces d’artillerie russe détruites ou endommagées à coup sûr, ce qui est déjà considérable et surtout représente en deux mois et demi un quart des pertes totales russes constatées depuis le début de la guerre. Ajoutons à cela les déclarations du général Popov, le commandant de la 58e armée russe limogé depuis peu et qui parle clairement des difficultés russes dans cette bataille. Les Russes souffrent donc incontestablement, et plus que les Ukrainiens dont l’artillerie a perdu selon Oryx une cinquantaine de pièces depuis le 8 mai, ce qui est quand même un record.  

Pour autant, est-ce suffisant pour gagner cette bataille, qui ne serait elle-même que le préambule indispensable à des attaques de martelage de grande ampleur, le fameux « casse-briques », qui se dérouleraient dans de bien meilleures conditions. Il faudra sans doute attendre la fin du mois d’août pour avoir une petite idée de la tournure de la GOO ukrainienne, et donc aussi de la tournure de la guerre. 

Le salut est dans l'obus

Allons droit au but : l’opération offensive ukrainienne, ou peut-être plutôt désormais les trois opérations ukrainiennes séparées à Orikhiv, Velika Novosilka et Bakhmut, ne sont pas des opérations de conquête, de celles que l’on peut suivre sur la carte en voyant la progression rapide des petits drapeaux en direction d’un objectif lointain. Cela viendra peut-être mais pour l’instant, ce n’est pas possible. Or, si ce ne sont pas des opérations de conquête, ce sont forcément des opérations d’usure, opérations cumulatives dont on espère un jour voir émerger quelque chose comme la rupture d’une digue, selon l’expression de Guillaume Ancel (ici). Le problème majeur de ces opérations – assassinats ciblés, sanctions économiques, campagnes aériennes, guérilla, etc. - est qu'on ne sait jamais quand cette fameuse émergence surviendra et on est souvent déçu.

Back in Donbass

Revenons en arrière. La guerre, au sens anglais de warfare, de mouvement s’est transformée en guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait classique, même si pas forcément obligatoire. Cette guerre de positions qui signifiait que la guerre, au sens de war cette fois, allait durer longtemps incitait aussi aux actions sur l’arrière (frappes aériennes, sabotages, etc.) ou sur le « grand arrière » ukrainien (nous) par une campagne d’influence, en espérant que l’un de ces éléments arrive au niveau zéro de motivation et nullifie donc l’ensemble de l’effort de guerre. On aura reconnu là des opérations cumulatives.

Sur le front, les Russes étaient un peu plus pressés et s’empressaient de conquérir l’ensemble du Donbass. La méthode utilisée était, de manière tout à fait classique, celle du martelage ou du casse-briques pour reprendre l’expression mise en vogue par @escortert sur Twitter (ici) : neutralisation de la défense par le feu indirect et assaut de bataillons, répétés des centaines de fois autour de la poche dont ils espéraient s’emparer, de Severodonetsk à Kramatorsk. Les Russes ont beaucoup échoué mais ils ont parfois réussi et ils ont même rompu la digue une fois, à Popasna le 9 mai 2022 non loin de Bakhmut. Cette « émergence » n'a pas suffi en soi mais leur a donné un avantage décisif qui, après encore plusieurs semaines de martelage, leur a permis, outre Marioupol, de s’emparer des villes de Severodonetsk et de Lysychansk au tout début du mois de juillet. La moitié du travail de conquête était faite et puis, autre effet émergent plus inattendu cette fois, tout s’est arrêté. Un peu parce que l’arrivée de l’artillerie occidentale avait permis d’équilibrer un peu les débats, un peu aussi faute de combattants, car pour monter à l’assaut…il faut des troupes d’assaut et il n’en restait plus guère du côté russe alors que les Ukrainiens continuaient à fabriquer des brigades. C’était là toute la différence clausewitzienne entre une petite armée professionnelle de prince faite pour des guerres limitées et une armée d’une nation en armes engagée dans une guerre absolue.

Retenons cependant bien la leçon tactique : les forces russes n’ont pu progresser face à des positions retranchées depuis des années que parce qu’elles lançaient trois fois plus de projectiles en tout genre qu’elles n’en recevaient sur le nez. Le principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de positions. On ne parle pas alors de rapport de forces (RAPFOR) qui est toujours de fait plus ou moins équilibré, mais de rapport de feux (RAPFEU) qui lui ne l’est que rarement.

L’armée russe était devenue stérile offensivement et on pouvait se demander légitimement ce qu’il en était pour les Ukrainiens placés sur la défensive depuis avril. L’attaque de septembre à Kharkiv puis la réduction de la tête de pont de Kherson jusqu’à la mi-novembre par les Ukrainiens ont donné tort à ce scepticisme. D’un seul coup les opérations, quoique très différentes entre les provinces de Kharkiv et de Kherson, sont redevenues dynamiques. Cela n’était pourtant finalement qu’un peu illusoire et transitoire. Illusoire parce qu’il y a eu dans la province de Kharkiv une conjonction de circonstances tout à fait étonnante avec une incroyable faiblesse et un aveuglement des Russes dans ce secteur du front qui a fourni une occasion, brillamment saisie par les Ukrainiens de frapper un grand coup. C’était la deuxième et seule percée à ce jour du front après celle de Popasna et avec beaucoup plus d’effets. La bataille de la tête de pont de Kherson de son côté a été très différente mais a bénéficié aussi de circonstances favorables, la principale étant justement le fait de s’attaquer à une tête de pont. Et puis là encore les opérations offensives se sont arrêtées fin novembre, la faute cette fois en grande partie à un rehaussement significatif de la défense russe. Les Russes ont fait un pas de plus vers la guerre absolue par une forme de stalinisation partielle de la société et les effectifs sur le front ont doublé. Sous la direction du général Sourovikine, ils ont raccourci le front en évacuant la tête de pont de Kherson et en s’appuyant sur l’obstacle du Dniepr. Ils ont ensuite et enfin travaillé, construisant une « ligne Surovikine » dans les secteurs qui étaient jusque-là un peu faibles. L’aspect offensif était surtout le fait des opérations à l’arrière, comme la campagne de frappes sur le réseau électrique, une nouvelle opération cumulative qui n’a pas donné grand-chose, et un peu de l’opération d’attaque de Bakhmut confiée à la société Wagner.

Avec la prise de commandement direct par Gerasimov, les Ruses ont tenté de renouer avec le casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit deux fois moins que d’avril à juillet 2022. On peut même se demander, à 3 ou 4 km2 par jour s’il y avait une réelle volonté de conquérir le Donbass comme à l’époque et s’il ne s’agissait pas simplement d’améliorer la position défensive et d’acquérir quelques victoires plus symboliques qu’autre chose à Soledar et Bakhmut. Plus de 1000 km2 et trois villes importantes, Marioupol, Severodonetsk et Lysychansk, conquis pour Donbass 1 et 500 km2 et Bakhmut pour Donbass 2. Le fait que les Russes aient lancé environ 3-4 millions de projectiles divers dans Donbass 1 et seulement un à deux million(s) dans Donbass 2 n’y est pas pour rien.

A la recherche de l’effet émergent

Rappelons que stratégiquement, les Russes peuvent néanmoins se contenter d’un front bloqué ou simplement grignoté par les Ukrainiens. Ils « mènent au score » et si la guerre s’arrêtait demain le Kremlin pourrait s’en accommoder et proclamer victoire (« on a déjoué préventivement une grande offensive contre le Donbass », « on a résisté à l’OTAN », « on a libéré ceci ou cela » etc.). Leur stratégie peut simplement être de résister sur le front et d’attendre que l’arrière et surtout le grand arrière s’épuisent quitte, à l’aider un peu. Il n’en est évidemment pas de même pour les Ukrainiens, dont l’objectif est de libérer l’ensemble du territoire de toute présence russe, ni pour nous, qui sommes (sans doute, car rien n’est affiché clairement) plutôt désireux d’une victoire ukrainienne rapide sinon complète.

Est-ce que les Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif, mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ? On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité. Oublions d’emblée l’idée de percer comme dans la province de Kharkiv, tout le front russe est désormais solide. Reste donc le martèlement, ou le fameux « casse-briques », et nous revoici donc dans une opération cumulative dont on espère voir émerger quelque chose avant la fin de l’été.

Parlons terrain d’abord. Selon le site Twitter @War_Mapper les Ukrainiens ont libéré 200 km2 en un mois, soit l’équivalent de cinq cantons français alors qu’il s’agit de reconquérir l’équivalent de l’Occitanie et de la région PACA réunies. Les Ukrainiens ne peuvent évidemment pas se satisfaire de ça. Ils ne gagneront pas la guerre à coup de 7 km2 par jour d’où l’espoir que cela va faire émerger quelque chose comme la fameuse digue qui se brise sous les vagues ou le château de sable qui fond. Le problème est que cela reste pour l’instant dans le domaine du souhait.

Du côté des pertes, le bilan du côté des unités de combat est plutôt mince avec selon « Saint Oryx », 455 matériels majeurs russes touchés depuis le 7 juin 2023 dont 233 véhicules de combat majeurs (chars de bataille et véhicules blindé d’infanterie), soit environ 7,5 VCM par jour. Ce n’est finalement guère plus que depuis le début de l’année. Pire, les pertes ukrainiennes identifiées dans le même temps sont respectivement de 283 matériels et de 126 véhicules de combat majeurs, soit environ 4 par jour, ce qui est plus que depuis le début de la guerre. Jamais depuis le début de la guerre, il n’y a eu un aussi faible écart sur Oryx entre les pertes des deux camps. On peut donc difficilement dire que les Ukrainiens sont en en train de « saigner à blanc » les Russes. Cette perte quotidienne, et il y a une bonne partie de matériels réparables parmi eux voire mêmes quelques-uns récupérés chez les Ukrainiens, correspond sensiblement à la production industrielle. À ce rythme là, à la fin de l’été, le capital matériel russe sera entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque autant.

Il faut donc au moins pour l’instant placer son espoir ailleurs. C’est généralement à ce moment-là que l’on parle du moral des troupes russes. Celui-ci serait au plus bas, ce que confirmeraient de nombreuses plaintes filmées ou de messages interceptés. Le problème est qu’on entend ça pratiquement depuis la fin du premier mois de guerre et que l’on ne voit toujours pas d’effets sur le terrain, hormis une certaine apathie offensive. Ce que l’on constate d’abord c’est que ces soldats ne rejettent jamais le pourquoi de la guerre mais seulement les conditions dans laquelle ils la mènent en réclamant de meilleurs équipements et des munitions (des obus en particulier, on y revient toujours). On ne voit pas non plus d’images de redditions massives ou de groupes de déserteurs vivant à l’arrière du front, à la manière de l’armée allemande fin 1918. Or, ce sont les indices les plus sûrs que quelque chose ne va pas du tout. On ne peut pas interpréter la mutinerie de Wagner comme le signe d’un affaiblissement moral de cette troupe. Bref, faire reposer une stratégie sur l’espoir que l’armée russe va s’effondrer comme en 1917 n’est pas absurde mais simplement très aléatoire. Il est délicat de combattre en se fondant juste sur un espoir très incertain.

L’essentiel est invisible pour les yeux

Au bilan, tant que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux, le fameux 3 contre 1 en projectiles de toute sorte, ils ne pourront pas espérer raisonnablement obtenir un succès et pour le rappeler une nouvelle fois, conquérir un village n’est pas un succès stratégique. Un succès majeur c’est aller à Mélitopol ou Berdiansk, un succès mineur mais succès quand même serait de prendre Tokmak. Pour cela, il n’y a pas d’autre solution comme pour percer la ligne d’El Alamein, la ligne Mareth en Tunisie, la ligne Gothique en Italie, les lignes allemandes en Russie à Orel et ailleurs ou encore les défenses allemandes en Normandie, que d’avancer en paralysant les défenses par une force de frappe suffisamment écrasante, une FFSE. Le chef d’état-major des armées américain, Mark Milley, évoquait récemment les deux mois de combat acharné qu’il a fallu mener en Normandie avant la percée d’Avranches. Il a oublié de dire que les Alliés avaient lancé à quatre reprises l’équivalent d’une arme nucléaire tactique sur les Allemands avant de percer, cela a même servi de base aux premières réflexions sur l’emploi des ANT dans les années 1950. A cet égard, je ne peux que recommander la lecture de l’impressionnant Combattre en dictature - 1944 la Wehrmacht face au débarquement de Jean-Luc Leleu pour comprendre ce que cela représentait. Certaines lignes de défense ont pu être contournées, comme celle de la 8e armée britannique à El-Gazala en mai 1942 ou bien sûr deux ans plus tôt notre Ligne Maginot qui avaient toutes les deux le malheur d’être contournables. Pour le reste, pas moyen de passer à travers sans un déluge de projectiles, obus de mortiers, de canons, d’obusiers, roquettes, missiles, peu importe et peu importe le lanceur qu’il soit au sol, en l’air ou sur l’eau pourvu qu’il lance quelque chose.

Or, le malheur de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022, époque Kherson et surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions téléopérées plutôt efficaces. Retournons le problème : si les Ukrainiens lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1, l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. Mais ils ne les ont pas, du moins par encore. Loin de la question des avions F-16, qui serait un apport intéressant pour cette FFSE mais pas décisif, on ne comprend pas très bien pourquoi les Etats-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie et abondants. Peut-être s’agissait-il d’une réticence morale à livrer une arme jugée « sale », car il y a un certain nombre de non-explosés (les Forces spéciales françaises ont connu leurs plus fortes pertes, en 1991, à cause de ça) mais livrés beaucoup plus tôt cela aurait changé les choses. Il en est de même pour les missiles ATACMS, beaucoup moins nombreux, mais très efficaces avec une très longue portée. On aurait pu y ajouter aussi depuis longtemps les vénérables avions d’attaque A-10 que réclamaient les Ukrainiens, certes vulnérables dans l’environnement moderne, mais qui terrifieraient les premières lignes russes, etc. Mais surtout le nerf de la guerre en guerre, c’est l’obus de 155 mm qu’il faudrait envoyer par centaines de milliers en Ukraine ou de 152 mm rachetés à tous les pays anciennement équipés par l’Union soviétique et qui ne les utiliseront de toute façon jamais. Il faudra qu’on explique aussi pourquoi, seize mois après le début de la guerre on est toujours incapable de produire plus d’obus. Heureusement que ce n’est pas nous qui avons été envahis.

Bref, si on veut vraiment que l’Ukraine gagne, il faut avant tout lui envoyer beaucoup de projectiles. Cela lui permettra d’abord de gagner la bataille d’artillerie qui est en cours, dont on ne parle jamais, car elle est peu visible et qui est pourtant le préalable indispensable au succès. Je me demande même parfois si les petites attaques des bataillons de mêlée ukrainiens ne s’inscrivent pas d’abord dans cette bataille en faisant tirer l’artillerie russe en barrage afin qu’elle se dévoile et se fasse taper en retour. S’il y a un chiffre finalement encourageant sur Oryx, c’est celui des pertes de l’artillerie russe. En deux mois et au prix d’une quarantaine de pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française. En comptant, les destructions non vues et l’usure des pièces d’artillerie, sans doute plus rapide dans l’artillerie russe, ancienne, que dans l’Ukrainienne, c’est peut-être le double qui a été réellement perdu. Les dépôts de munitions comme celui de Makiivka, à une quinzaine de kilomètres seulement de la ligne de contact, continuent à être frappés. En augmentant un peu ce rythme et avec l’apport occidental accéléré, cette bataille des feux peut, peut-être être gagnée fin août ou début septembre.

C’est peut-être le seul effet réaliste que l’on peut voir émerger dans toute cette bataille et sans doute aussi le seul qui puisse débloquer cette situation stratégique figée depuis sept mois. Si on n’y parvient pas à la fin de l’été et alors que les stocks et la production seront à la peine dans les deux cas, on sera probablement parti sur un front gelé et l’espoir de voir émerger quelque chose se reportera sur les arrières.

L’offensive ukrainienne est-elle un échec ? (2)

Considérons maintenant l’articulation des forces. Là encore, l’organisation ukrainienne n’est pas très claire. 

Si on connaît les brigades, la brique de base de cette armée, et si on parvient à les identifier sur le front, on ne sait pas très bien comment elles sont commandées. On trouve ainsi 14 brigades du Dniepr à Huliapole exclue, avec Oirkhiv comme centre de gravité, et 17 de Huliapole inclue à Vuhledar inclue, largement centrées sur Velika Novosilka. Au total, un quart de l’armée ukrainienne se retrouve concentré dans la zone de l’opération Zapo-Donetsk. C’est à la fois beaucoup, car cela suppose des affaiblissements ailleurs, et peu face à un adversaire sensiblement de même volume et placé en défensive.

Cette répartition des brigades laisse supposer deux secteurs opérationnels différents commandées par deux états-majors de corps d’armée, eux-mêmes sous la coupe d’un commandement spécifique pour l’opération, directement de l’état-major central à Kiev ou plus probablement du commandement régional Ouest. Outre ces deux corps d’armée, ce commandement de l’opération doit conserver aussi sous sa coupe une force spécifique de frappes dans la profondeur, pour simplifier tout ce qui peut frapper à plus de 40 km de la ligne de contact.

L’expérience tend à prouver qu’il est difficile de commander plus de cinq unités de même rang en même temps, et tous les échelons militaires sont organisés dans cet esprit. On suppose, on espère en tout cas pour l’organisation ukrainienne, que les deux corps d’armée eux-mêmes s’appuient sur un échelon intermédiaire de niveau division, organisé fonctionnellement et/ou géographiquement.

On peut donc imaginer, même si elles ne portent pas ce titre, qu’il existe trois divisions ou au moins trois petits états-majors de ce niveau, dans le corps d’armée Ouest : une division d’artillerie, forte de la 44e brigade d’artillerie et de la 19e brigade de missiles, ce qui doit représenter un ordre de grandeur de 120 pièces à longue portée ; une division Dniepr avec quatre brigades de manœuvre (128e Montagne, 15e Assaut, 65e et 117e Méca), une brigade de Garde nationale et un échelon de renseignement avec un bataillon de reconnaissance et le groupement des forces spéciales de la Marine ; une division Orikhiv avec cinq brigades de manœuvre (118e, 47e, 33e et 116e Méca 3e Assaut [à confirmer]), deux brigades de Territoriale/Garde nationale et un régiment de Forces spéciales.

On notera que si la division Dniepr est plutôt « pointe avant » (une brigade en premier échelon, les autres en deuxième échelon) la division Orikhiv est très concentrée vers l’avant, ce qui témoigne que visiblement l’effort ukrainien se portait dans cette région avec l’espoir d’y obtenir des résultats plus rapides qu’ailleurs.

Le corps d’armée Est est sans doute organisé de manière similaire avec sa division d’artillerie (45e et 55e brigades, la dernière équipée de Caesar, soit environ 120 à 140 pièces), et trois divisions de manœuvre aux contours plus difficiles à déterminer. On se risquera à distinguer une division Huliaipole, une division Valika Novosilka et une division Vuhledar. La première pourrait être de forte de cinq brigades de manœuvre (23e Méca et 36e Marine en 1er échelon, 67e Méca, 82e Assaut aérien et 3e Blindée en deuxième échelon) avec une brigade territoriale et un bataillon de reconnaissance. La deuxième est encore plus puissante avec la 31e Méca, 68e Chasseurs, 35e et 37e Marine en premier échelon, 1ère et 4e Blindée en 2e échelon avec deux brigades territoriales). La troisième enfin est la plus faible avec seulement la 72e Méca et une brigade territoriale.

On rappellera l’extrême hétérogénéité de touts ces unités dont pas une, jusqu’au niveau de la compagnie/batterie, n’est équipée comme la voisine et une organisation verticale où chacun ne sait pas ce que fait le voisin (et notamment où il est, ce qui induit de nombreux tirs fratricides) pour comprendre une partie de la lenteur des manœuvres ukrainiennes, du fait de « coûts de transaction » pour se coordonner ou simplement s’approvisionner.

Comment cela s’articule-t-il ? En combinant du feu et du choc. Quand on dispose de la surprise et d’un rapport de forces opérationnel très favorable, on peut se passer de cette combinaison pour attaquer, percer et exploiter sans modelage préalable. Cela a été le cas pour les Ukrainiens dans la province de Kharkiv en septembre 2022, mais c’est un cas très isolé, quasiment une anomalie dans cette guerre. Dans tous les autres cas, c’est l’artillerie qui permet d’avancer. Plus exactement, c’est la supériorité des feux qui permet de manœuvrer.

La guerre de position est donc avant tout une bataille dans la 3e dimension. Il y a d’abord les feux dans la profondeur sous les ordres directs du commandement de l’opération ou du commandement central. Le principe est simple, peu importe le vecteur - avions ou artillerie à longue portée – pourvu que l’on envoie des projectiles (roquettes, missiles Storm Shadow, bombes volantes GLSDB, bombes guidées, etc.) sur des cibles fixes ou semi-fixes (dépôts) dans la profondeur. On peut y ajouter les actions de sabotage au sol. On compte alors en dizaines de projectiles, quelques centaines ou plus, mais ceux-ci pourvu qu’ils s’appuient sur un bon réseau de ciblage, contribuent à entraver les mouvements opérationnels ou logistiques en zone arrière ainsi que le fonctionnement du commandement. C’est un « facteur de supériorité opérationnelle » ukrainien, en clair un avantage comparatif, mais qui manque sans doute d’un peu de masse pour être décisif. Les Russes sont gênés et prennent des coups mais ils ne sont pas paralysés. On regrettera pour les Ukrainiens que les États-Unis aient tardé à fournir des ATACMS, ces missiles tirés depuis des HIMARS et d’une portée de 300 km.

Le second étage est la contre-batterie. Ce qui empêche les forces de manœuvre ukrainiennes d’avancer, c’est avant tout l’artillerie russe, combinée aux obstacles et aux points d’appui), qui frappe quelques minutes seulement être apparue dans le paysage. Si on veut avancer, il faut donc commencer par au moins neutraliser l’artillerie russe et si possible la détruire. Ça, c’est le premier travail des deux divisions d’artillerie décrites plus haut et de leurs 204-260 pièces, avec leur environnement de drones et de radars de contre-batterie. Les 20 bataillons d’artillerie des brigades de manœuvre, soit un total d’environ 400 pièces, peuvent se joindre également ponctuellement à cette campagne si les cibles sont à leur portée.

Les chiffres du ministère de la Défense ukrainien sont à prendre avec beaucoup de précautions quant aux bilans annoncés, mais ils indiquent à coup sûr une beaucoup plus grande activité de l’artillerie ukrainienne à partir de la mi-mai, en fait un triplement des tirs par rapport à la moyenne depuis le 1er janvier. Il s’agit de l’activité sur tout le théâtre et pour les toutes les missions, mais ces chiffres indiquent assez clairement le début de la phase de préparation de l’offensive Zapo-Donetsk après des mois de retenues et d’économies des obus. On note aussi une activité un peu plus importante de l’aviation ukrainienne, de l’ordre de 13-14 sorties par jour contre 10, ce qui reste marginal.

Est-ce que tout cela est efficace ? Entre le 8 mai et le 1er juillet, le site Oryx comptabilise une centaine de pièces d’artillerie russe clairement identifiées comme détruites ou endommagées sur l’ensemble du théâtre, dont peut-être un ordre de grandeur réel de 150 dont la majorité (100 ?) dans la zone Zapo-Donetsk. Pour être juste, la bataille d’artillerie est à deux sens et Oryx comptabilise aussi une bonne trentaine de pièces ukrainiennes perdues et donc réellement de l’ordre d’une cinquantaine. On rappellera que l’artillerie de tous les camps connaît aussi des pertes invisibles par son simple fonctionnement. Un canon doit ainsi changer son tube tous les 2 000 obus, en étant très large, sous peine de tirer dans les coins ou, pire, d’éclater. Il y a donc ainsi chaque jour plusieurs dizaines de tubes à changer dans les deux cas. Quelles sont leurs capacités en la matière ? On n’en sait pas grand-chose.

En résumé, l’artillerie russe (3 500 pièces de tout type au début de 2023 en Ukraine, dont peut-être un millier dans le groupe d’armées Zapo-Donetsk) souffre mais n’est pas encore abattue, loin de là, et c’est sans doute pour cela que l’offensive ukrainienne piétine. Son principal problème est peut-être surtout le manque d’obus (le « point Oméga ») avec une production et des importations cachées (Biélorussie, Corée du Nord, Iran, peut-être Chine) qui ne permettent plus d’en consommer comme au printemps 2022. Cette pénurie est cependant compensée en partie par une meilleure technique (l’artillerie russe subissant moins de pertes que les unités de manœuvre a pu capitaliser de l’expérience) et l’apport des munitions téléopérées, les Lancet en particulier.

Au bilan, l’artillerie russe, associée à des forces aériennes – avions et surtout hélicoptères d’attaque - qui ont beaucoup plus de facilité à agir en zone de défense (ils peuvent tirer à distance pratiquement depuis la zone principale de défense) qu’en zone ukrainienne reste encore un excellent empêcheur d’attaquer. On ne voit pas comment, à ce rythme, comment ils pourraient en être autrement pendant encore plusieurs mois. Maintenant le rythme de contre-batterie peut effectivement augmenter avec l’aide occidentale, mais les Russes ont également aussi encore des capacités d’adaptation.

Les deux corps d’armée ukrainiens ont ensuite pour mission d’atteindre les deux effets majeurs probables, Tokmak et Bilmak sur la route T0803, à force d’attaques de groupements tactiques. Pour l’instant, leur avance est très modeste et se limite à deux poches dans la première position, ou position de couverture, russe. La progression moyenne est d’environ 8 km2 par jour sur un espace de bataille d’environ 6 000 km2 de la ligne de contact jusqu’à la ligne Mykhailivka-Tokmak-Bilmik-Volnovakha. C’est évidemment très en dessous de la norme souhaitable pour les Ukrainiens pour atteindre les deux effets majeurs dans un délai de trois mois. Et encore ne s’agit-il pour l’instant que de la zone de couverture tenue par un ensemble disparate de bataillons réguliers complétés d’auxiliaires, bataillons de volontaires BARS, miliciens DNR, bataillons de prisonniers Storm-Z. La bataille pour la zone de défense principale, environ dix kilomètres en arrière de la ligne de contact, sera sans aucun doute plus difficile encore.

La faute en revient d’abord à l’absence de supériorité nette d’artillerie susceptible, une fois l’artillerie russe neutralisée, d’écraser les points d’appui ennemis sous les obus, à l’absence de bulles de protection forte contre les aéronefs et surtout les drones, et sans doute aussi à la faiblesse numérique des équipements de génie indispensables au bréchage. Sans doute aurait-il été préférable de tailler le volume de l’action à la hauteur de celui des appuis disponibles – génie, artillerie, drones, brouillage électronique, défense aérienne mobile – en les concentrant sur un seul corps d’armée et en formant des unités spécialisées, équipées et entrainées pour la seule mission de bréchage. Au lieu de cela, les moyens sont dispersés, peut-être sous-utilisés et surtout s’usent dès la conquête de la ligne de couverture alors que le plus dur reste à faire.

À défaut de conquérir du terrain, on peut essayer d’abord d’user grandement l’ennemi afin de pouvoir conquérir ensuite plus facilement le terrain. Reprenons les chiffres d’Oryx. Oryx comptabilise environ 200 engins principaux de combat (Tanks + AFV +IFV + APC selon la terminologie du site) russes détruits ou endommagés sur l’ensemble du théâtre en un mois. Dans le même temps, il comptabilise 150 EPC ukrainiens. C’est inédit, le rapport de pertes étant plutôt jusque-là de l’ordre de 1 à 3 ou 4 en faveur des Ukrainiens. Je considérais alors que les pertes russes étaient sous-estimées d’environ 50 % (en ajoutant les engins détruits ou en endommagés non vus) et qu’il fallait compter 60 pertes pour 1 EPC perdu. Avec 250 EPC perdus cela donne 15 000 pertes pour le mois de juin, soit une moyenne de 500 pertes par jour, ce qui paraît crédible. Mais en doublant comme d’habitude les pertes matérielles ukrainiennes et en comptant 160 pertes par EPC, cela donnerait 300 engins réellement perdus et avec 120 pertes par EPC, ce qui donnerait 36 000 pertes, soit 1200 par jour, ce qui est manifestement très exagéré. Ce qu’il faut retenir, c’est que les pertes ukrainiennes et russes semblent en réalité s’équilibrer, ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour les Ukrainiens à l’offensive. On rappellera que l’attaquant n’est pas condamné à subir des pertes supérieures au défenseur. S’il a forcément un désavantage, c’est bien les différences de qualité tactique et de puissance de feu lourdes qui font les différences de pertes.

En résumé, si le potentiel ukrainien consacré à l’offensive Zapo-Donetsk est à peine entamé, ce qui a été entamé n’a pas permis d’obtenir des résultats probants. Les Ukrainiens peuvent continuer dans cette voie en espérant finalement faire craquer l’artillerie ennemie ou ses forces en ligne et en réserve. Cela peut survenir effectivement, mais pour autant aucun signe ne semble pour l’instant conforter un tel espoir. Ils peuvent également arrêter une opération mal engagée et réorganiser leur dispositif, en concentrant absolument tous les moyens d’appui disponibles dans la zone offensive et même sur une seule partie de cette zone, quitte par exemple à faire l’impasse sur la défense des villes contre les drones Shahed 136 qui absorbent de très précieux moyens antiaériens et d’appui direct. L’aide occidentale doit se porter en urgence sur ces moyens d’appui, génie, canons-mitrailleurs, etc. et en obus de 155 mm bien sûr et munitions à longue portée. Peut-être faut-il aussi envisager d’autres méthodes, comme les bataillons de brèche et l’infanterie d’infiltration, pour évoluer dans un espace dangereux, mais finalement humainement peu dense avec dix fois moins d’hommes qu’en 1918 sur un front de même dimension.  

Rappelons pour conclure que depuis sept mois maintenant le front a à peine bougé dans les deux sens, et on ne peut considérer la prise de Bakhmut comme un grand mouvement. Quand avec les mêmes moyens et méthodes on se trouve à n’avoir plus de résultats, il faut soit renoncer à son objectif, soit accroître considérablement les mêmes moyens, soit changer les méthodes.

L’offensive ukrainienne est-elle un échec ?

Oubliez la question, c’est un leurre pour piéger ceux qui se contentent de réagir à des titres sur les réseaux sociaux sans prendre le temps de lire la suite. Considérez que c’est juste l’occasion de faire sur plusieurs billets un petit point de situation et de se poser quelques questions sur les opérations en cours.

Ce ne sont pas les armées qui font les guerres mais les nations et la force des nations en lutte se mesure selon une équation très simple : F = armée x arrière où si un seul des deux termes est égal est 0, la force totale est nulle. On peut donc agir par des opérations sur l’avant et/ou l’arrière afin de modifier le rapport de forces et d’atteindre son objectif stratégique.

Pour l’instant, car cela a déjà et peut encore évoluer, l’objectif stratégique ukrainien est toujours de chasser l’occupant russe de tous les territoires occupés, Donbass et Crimée. Pour y parvenir l’Ukraine dispose de quelques cartes faibles pour agir sur l’arrière russe : les raids et les frappes sur le sol russe afin de saper le moral russe ou au contraire renforcer celui des Ukrainiens. Elles s’ajoutent aux cartes occidentales « sanctions économiques » et « isolement diplomatique », mais au total il n’y a là rien de suffisant pour, selon les mots du ministère des Affaires étrangères français, « faire renoncer la Russie devant le coût prohibitif de la guerre ». 

L’Ukraine dispose en revanche de quelques cartes fortes pour conduire des opérations militaires offensives ou défensives en Ukraine : un bon réseau de défense aérienne, un corps de défense territoriale solide, une bonne force de frappe en profondeur sur le théâtre et surtout un corps de 80 brigades de manœuvre, dont une soixantaine de bonne qualité tactique (la France pourrait peut-être déployer l’équivalent de 6 à 8 de ces brigades).

La plus importante de ces opérations ukrainiennes, baptisons là définitivement Zapo-Donetsk ou Z-D, a donc débuté maintenant il y a 22 jours au moins dans sa phase d’attaque. C’est déjà beaucoup et on a pourtant encore beaucoup de mal pour en dessiner les contours. On ne voit pas encore très bien en effet quel est l’objectif qui aurait été écrit dans l’ordre d’opérations (ORDOPE). Un objectif opérationnel est un effet à obtenir sur le terrain et/ou l’ennemi. On peut ainsi chercher à défendre ou conquérir un point ou une zone mais on peut aussi chercher à « saigner à blanc » l’ennemi ou encore gagner du temps. Ce qui est absolument nécessaire dans cette opération Z-D est que cet objectif soit à la hauteur des enjeux, des moyens engagés et des attentes, bref, qu’il soit important.

On pourrait donc imaginer que Zapo-Donetsk soit une opération « éventreur » ou « tueur » du nom des opérations américaines en Corée de février à avril 1951, objectif à but terrain limité mais cherchant à tuer le maximum de combattants chinois et nord-coréens sous des déluges de feu autour des phalanges blindées qui avançaient. Ce ne sera pas le cas, les Ukrainiens ne disposant pas du tout de la même puissance de feu que les Américains. Ce ne sera pas le cas non plus car l’armée ukrainienne a toujours été très orientée « terrain » en défensive, ne lâchant pas un mètre - ce qui coûte cher humainement - comme en offensive en préférant occuper l’espace que de poursuivre l’ennemi, ce qui sauve une partie des forces ennemies. Inversement, et cela peut paraître paradoxal pour une armée qui a un tel mépris de ses hommes aux petits échelons mais les Russes ne se sont pas accrochés aux terrains – région de Kiev, île aux serpents, poche de Kherson - où ils pouvaient perdre beaucoup de forces en s’obstinant. Au bilan depuis le 1er avril et le désastre russe autour de Kiev, bataille imbriquée où la défense ukrainienne en grande profondeur a été excellente, les Ukrainiens ont repris beaucoup de terrain, mais les pertes ont eu tendance à s’équilibrer entre les deux camps.

L’objectif assigné à l’opération Z-D a donc été un point à atteindre, entre la centrale nucléaire de Zaporijia, Melitopol et Berdiansk. La prise d’un seul de ces points, surtout parmi les deux derniers serait considérés comme un succès majeur. L’arrivée à proximité de l’un d’entre eux, ce qui suffirait peut-être à rendre le front intenable constituerait déjà un succès important. Il serait sans doute préférable de privilégier un seul objectif afin de concentrer les forces sur une seule zone et d’y obtenir une supériorité des feux. C’est après tout l’avantage principal de l’attaquant que de pouvoir choisir ses points d’attaque là où le défenseur est obligé de se disperser. Là on aurait du mal à définir s’il y a un, deux ou – horreur- trois objectifs ukrainiens dans l’ordre d’opération.

Un fois le ou les objectifs choisis, il faut entrer dans la matrice. En clair, on voit comment on peut faire pour y arriver (les modes d’action, MA) et comment l’ennemi peut nous en empêcher (modes d’action ennemis, ME) et on croise.

Du côté des MA, on pourrait avoir quelque chose comme :

MA 1 : Le torrent lent. On avance partout et puis on voit, position après position. Toute brèche est exploitée le plus profondément possible, sans direction a priori.

MA 2 : Attaque à Tokmak. Concentration des efforts de feu et de choc sans interruption depuis Orikhiv et en direction de Tokmak. Rayonnement ensuite vers le Dniepr et Melitopol.

MA 3 : Vers la mer. Concentration des efforts de feu et de choc sans interruption autour de la poche russe au sud de Velika Novosilka jusqu’à la route T0803. Avance ensuite vers Berdiansk ou Marioupol.

L’officier français reconnaitra des « effets majeurs » possibles dans Tokmak ou la route T0803. C’est le minimum à faire pour être sûr de remplir la mission. Il est vrai que l’atteinte de l’un ou de l’autre donnerait aux Ukrainiens un avantage considérable, et pourrait même constituer de quoi considérer l’opération comme un succès minimal.

Tous ces MA s’accompagnent d’une campagne de frappes en profondeur afin d’affaiblir, sinon d’asphyxier les forces russes dans le secteur à la manière de la poche de Kherson, ainsi que d'attaques secondaires dans d'autres secteurs.

Du côté russe, les choses sont plus simples, comme souvent en défense.

ME 1 : Freiner et tuer. Échanger du terrain contre des pertes ukrainiennes et du temps. Tenir fermement la deuxième position. Préparer une troisième position au nord de Mélitopol et Berdiansk.

ME 2 : Pas un pouce. Résister sur la première position et reprendre tout terrain perdu. Peu importe les pertes russes. Toutes les réserves sont engagés sur le front de Z-D.

ME 3 : Tenir et contre-attaquer. Résister sur la deuxième position et contre-attaquer dans la province de Louhansk, pour au mieux y reprendre le terrain ou au moins fixer les forces ukrainiennes.  

Dans tous les cas, la défense est là aussi complétée par une campagne de frappes en profondeur afin de fixer la défense aérienne ukrainienne à l’arrière et d’entraver les flux vers le front et de petites opérations périphériques.

Normalement, on confronte ensuite MA et ME dans une matrice. C’est généralement un exercice de pensée, mais quand on est sérieux on joue. On fait un jeu de guerre, un wargame, et on voit se qui passe dans toutes les configurations. En fonction des résultats, on choisit MA définitif, et on donne leur mission à toutes les unités subordonnées. Au jour J à l’heure H, on lance la première phase de l’opération, qui peut être une phase de préparation si on ne bénéficie pas de la surprise ou directement une phase d’attaque.

Point important : on a un peu tendance à considérer qu’une opération se déroule toujours en deux étapes distinctes : la planification avant le jour J puis la conduite, au cours de laquelle on déroule le plan et on s’adapte aux aléas des combats tout en conservant le même cap. Ce n’est que lorsque l’objectif est atteint ou au contraire lorsqu’il devient évident qu’il ne le sera pas que l’opération prend fin. Mais il peut y avoir aussi des opérations en fondu-enchaîné où on commence l’action sans avoir vraiment choisi son mode d’action et on le choisit en fonction des évènements. C’est rare et cela demande une certaine sophistication du commandement mais ce n’est pas impossible et c’est peut-être ce à quoi on assiste en ce moment. Car en fait, on l’a dit on a un peu de mal à lire le schéma de l’opération ukrainienne.

(à suivre)

Pour commenter, allez plutôt ici


Les embruns russes

L’État moderne dispose du monopole de la force physique légitime selon la thèse classique de Max Weber. Ce n’est visiblement pas le cas dans la Russie de Poutine, comme si la domination de la société par une oligarchie administrativo-mafieuse devait déboucher également sur un oligopole de l’emploi de la force. On trouve certes en Russie le contrat social de délégation de la sécurité à l’État en échange de l’impôt. On peut même comme dans les empires décrits par le grand historien Ibn Khaldoun voir un cœur de société démilitarisé par le régime afin de ne pas constituer une menace politique et un instrument de force professionnel recruté dans la périphérie sociale et ethnique de ce cœur de société. La première différence est que ce cœur de société est quand même abreuvé de l’idée qu’il est grandement menacé afin d’avoir des citoyens pacifiés mais aussi serrant les rangs. La seconde est que cette force armée et de sécurité est éclatée en asabiyya concurrentes, pour conserver le vocabulaire d’Ibn Khaldoun.

Les forces armées sont toujours organisées de manière classique, mais si elles sont désormais majoritairement composées de professionnels, grande nouveauté en Russie, avec de grands services – terre, air, marine, fusées et assaut par air – relativement concurrents et dont certaines unités, d’élite et loyales à leurs chefs plus qu’à toute autre chose. On pense à la 45e brigade spéciale ou les brigades de Spetsnaz du GRU, le service de renseignement militaire, qui pourraient facilement être utilisées dans un contexte intérieur ainsi que le réseau d’espionnage Agentura. Mais les deux autres services de renseignement, FSB et SVR, disposent également de leurs forces armées. Dans l’absolu, le FSB, qui contrôle les gardes-frontières, disposerait d’autant d’hommes en uniforme que l’armée de Terre russe. Dans les faits pour les coups durs internes, le directeur Alexandre Bortnikov dispose surtout de ses deux bataillons spéciaux, Alfa et Vympel. Le SVR de son côté et son chef Sergueï Narychkine, dispose du bataillon Zaslon, à vocation internationale, comme son service.

Mais ce n’est pas tout. En 2016, la garde nationale (Rosgvardia) est formée réunissant toutes les forces d’intervention (OMON et SOBR encore plus spécialisées) et de maintien de l’ordre de la police – là encore presque autant qu’une armée de Terre - sous les ordres de Victor Zolotov, ancien garde du corps du maire de Saint-Pétersbourg et partenaire de judo et de boxe de Vladimir Poutine. On trouve aussi le FSO, le service de protection des personnalités, encore une force conséquente de 20 000 hommes dont le régiment du Kremlin, plus de 5 500, sous le commandement de Dmitry Kotchnev, là encore choisi pour sa main de fer et sa fidélité espérée totale. Il est possible que le prochain ministre de la Défense en soit issu avec Alexeï Dioumine.

Et il y a enfin les armées personnelles, comme les régiments tchétchènes de Ramzan Kadyrov, en théorie intégrés à la Garde nationale mais en fait autonomes et bien sûr la désormais bien connue société Wagner d’Evgueni Prigojine. Mais les gouverneurs peuvent aussi former des bataillons de volontaires, et toute puissance économique, comme Gazprom, ou tout oligarque pourvu qu’il obtienne un blanc-seing du pouvoir peut transformer de l’argent en force armée. On peut même cumuler les choses, on peut par exemple être ministre de la Défense, comme Sergueï Choïgou, et disposer de sa propre petite armée privée Patriot.

Tout cela fait beaucoup pour un seul État, mais c’est fait exprès. Quitte à avoir plusieurs puissances militaires autonomes et forcément concurrentes dans un contexte mafieux de partage du pouvoir et des richesses, autant en avoir beaucoup afin qu’elles se neutralisent mutuellement. Cette « guerre des tours », par référence aux tours du Kremlin, reste normalement discrète et contrôlée mais pour peu que le leader tombe cette guerre feutrée entre tours peut basculer dans la violence car avec l’éloignement de la démocratie et plus de 23 ans de pouvoir personnel on imagine de plus en plus difficilement une transition tranquille par la voie des urnes. On n’y est sans doute pas encore, Vladimir Poutine semblant en bonne forme physique malgré toutes les rumeurs de maladie.

Ce qui est nouveau en fait est que ce système d’oligopole de la force légitime rencontre depuis plus d’un an une autre tradition depuis la révolte du cuirassé Potemkine en 1905 : les secousses politiques consécutives aux échecs militaires. La faiblesse de l’armée russe en Ukraine a donné par contrecoup plus d’importance aux armées privées qui y étaient engagées, surtout quand elles obtenaient de meilleurs résultats. Elle a autorisé aussi la contestation de la gestion de la guerre et la possibilité pour certains seigneurs de guerre de se mettre en avant jusqu’à tenter de défier le pouvoir. Seul, aucun de ces petits imperators n’a la masse critique pour l’emporter définitivement. Le vrai risque de déstabilisation surviendra lorsque plusieurs se coaliseront contre le pouvoir. Là la guerre des tours se transformerait véritablement en guerre pour le trône, dans un pays à plusieurs milliers de têtes nucléaires.

Pour les commentaires, allez ici

La bataille pour la première position

Partons d’un chiffre : 42. C’est le nombre de véhicules de combat (chars de bataille, véhicules de combat d’infanterie et en comptant cette fois aussi les Léopard 2R équipés de dispositif de bréchage) ukrainiens détruits comptabilisés par le site Oryx du 7 au 14 juin 2023, pour 75 russes. On connaît les grandes limites de l’exercice, le décalage forcé de la mise en ligne par rapport aux évènements et surtout le fait de ne pas comptabiliser ce qui n’a pas été rendu visible. On rappellera aussi que ces chiffres concernent l’ensemble du théâtre ukrainien et non pas seulement l’opération X même si on se doute que c’est là que se situent les plus lourdes pertes.

Ce que l’on peut dire cependant est qu’il s’agit d’un chiffre plus élevé que la moyenne et il faut revenir aux premières semaines de guerre pour trouver des équivalents. En même temps, dans l’absolu ce ne sont pas des chiffres très élevés non plus. On peut considérer que les douze brigades de manœuvre engagées en premier échelon par les Ukrainiens, neuf déjà en place et trois en renfort, comptent environ 1200 véhicules de combat en ordre de marche (autour de 1 400 en théorie). À ce titre, même en doublant l’estimation d’Oryx et en considérant qu'une brigade est neutralisée lorsqu’elle atteint 40 % de ses équipements majeurs, cela donne un potentiel de quatre mois de combats à ce rythme de pertes. Les hommes qui servent ces matériels auront craqué bien avant. Retenons à ce stade que malgré les vidéos servis abondamment par le camp russe, les pertes matérielles ukrainiennes globales semblent plutôt modérées. Montrer cent fois une vidéo d’un char détruit donne toujours un seul char réellement détruit.

Ces pertes matérielles sont en revanche assez inégalement réparties, en qualité d’abord avec sans doute une part non négligeable du parc des précieux engins de génie. Une armée moderne à l’attaque est une horlogerie délicate. Il lui faut engager simultanément des moyens qui protègent les troupes d’assaut des menaces du ciel, drones, obus, avions et hélicoptères d’attaque, d'autres qui neutralisent les points d’appui ennemis par le feu et d'autres enfin qui permettent de s’emparer de ces points d’appui ou de les contourner en franchissant des obstacles de toute sorte. Qu’il manque une pièce essentielle dans cet ensemble et tout s’enraye. La force ukrainienne dispose à peu près de tout ce qu’il faut mais présente quelques points faibles comme la lutte anti-drones, les moyens de franchissement ou la quantité d’obus d’artillerie, qui reflètent d’ailleurs nos propres faiblesses. Il reste à déterminer si l’ensemble sera encore complètement cohérent après la conquête de la première position russe, la désorganisation de la force d’assaut ukrainienne était justement la mission cette première position. Il est intéressant de noter surtout que ces pertes sont inégales selon les unités. Sur 42 véhicules de combat vus comme détruits en une semaine, on trouve en effet 4 Léopard 2A4 et A6, 3 Léopard 2R et 16 VCI Bradley. En considérant que tous ces véhicules occidentaux appartiennent à la même brigade, le 47e mécanisée, cela fait d’un seul coup aussi beaucoup pour une seule unité.

Pour les hommes (94 % des pertes ukrainiennes civiles et militaires sont des hommes), les choses sont plus compliquées à déterminer. Si on reprend une nouvelle fois les chiffres des pertes de véhicules de combat d’Oryx depuis le début de la guerre et si on les compare avec les pertes humaines totales estimées dans les deux camps, on obtient une moyenne de 120 tués et blessés ukrainiens pour un char/véhicule d'infanterie constaté perdu et 60 du côté russe. Il ne s’agit évidemment pas des pertes dans ces véhicules, mais juste d’une estimation grossière par l’application d’un coefficient de corrélation. Cela donnerait donc pour cette semaine un ordre de grandeur de près de 5 000 soldats ukrainiens touchés, donc 2 500 définitivement hors de combat (tués, blessés graves, prisonniers) en une semaine et 2500 qui peuvent revenir rapidement en ligne. En considérant que 3 à 4 000 de ces hommes sont dans l’opération X, cela donne à ce rythme une capacité de combat de trois mois pour les 12 brigades de premier échelon avant d’être réduit à 30 % des effectifs. Là encore les relèves seront, normalement, effectuées avant.

Car derrière ces douze brigades de manœuvre ukrainiennes de premier échelon, et ces six brigades territoriales ou de garde nationale qui tiennent les positions, on trouve au sud de la ville de Zaporijia un deuxième échelon de dix brigades de manœuvre prêt à relever celles de l’avant ou de venir attaquer elles-mêmes la ligne. Entre Zaporijia et Dnipro, on trouve même une réserve stratégique de cinq brigades susceptibles d’être engagées partout. Bref, la ressource ukrainienne est à peine entamée.

Mais il en est sensiblement de même du côté russe. Oryx comptabilise donc 75 véhicules de combat détruits sur l’ensemble du théâtre cette semaine. Là encore, on ne sait trop ce qui relève de l’opération X mais cela représente sans doute la majorité de pertes. C’est, là encore, un peu plus que la moyenne des semaines précédentes, mais pas autant que les 238 véhicules de combat perdus chaque semaine entre le 24 février et le 1er avril 2022, en grande partie dans la bataille de Kiev (le fameux « leurre » cher aux influenceurs prorusses). Cela représenterait aussi environ 4 500 hommes en appliquant le ratio de 60 pour 1 véhicule, dont une majorité face à l’opération X. Ce sont dans les deux cas des taux de pertes encore largement soutenables pour les 28 brigades/régiments identifiés dans ce secteur.

On notera au passage que les pertes des défenseurs russes semblent équivalentes en homme ou supérieures en matériel (on note aussi 14 pièces d'artillerie russes perdues contre quatre ukrainiennes depuis le 1er juin) à celles des attaquants. Cela peut paraître paradoxal, les attaquants étant censés se découvrir plus au feu que les défenseurs, cela ne l’est pas en réalité. Rappelons que les unités engagées de part et d’autre doivent faire face à deux menaces. Elles peuvent s’affronter directement en combat « rapproché », en fait souvent de manière lointaine où il est bien plus fait usage de mitrailleuses lourdes, canons-mitrailleurs et tubes de chars que de fusils d’assaut. Dans ces conditions, l’affaire est bien plus une affaire de qualité que de nombre. 

Le principe est simple en cas de rencontre entre deux unités, l’unité de plus haut niveau tactique sur une échelle de 1 à 10 l’emporte systématiquement et l’ampleur de sa victoire sera plus que proportionnelle à l’écart de niveau entre les deux forces ennemies. La position défensive sur une position retranchée apporte un bonus d'un échelon ainsi que, en attaque comme en défense, l'appui d'un puissant complexe de reconnaissance-frappes. Au bout du compte, à niveau équivalent le combat est indécis et soumis aux aléas du hasard ; avec un niveau de plus on gagne de manière limitée ; avec deux niveaux d’écart, on l’emporte nettement avec beaucoup moins de pertes que l’autre : avec trois niveaux, on écrase l'ennemi. 

Rappelons aussi avant d’aller plus loin que la notion d’un rapport de forces de « 3 pour 1 » à réunir pour pouvoir l’emporter une attaque a du sens au niveau stratégique (l’armée de Terre française de 1990 l’emporterait sans doute sur celle de 2023 car elle était trois fois plus nombreuse) mais pas au niveau tactique, disons au niveau de la brigade et en dessous. Dans ce monde là très dangereux, à partir d’un certain seuil, ajouter des hommes c’est faire monter légèrement le M de l’équation mais c’est surtout ajouter des pertes. C’est donc possible si on se moque des pertes, comme le faisait Wagner à Bakhmut, mais ce n’est pas du tout la norme. Depuis presque cent ans les rapports de force des combats terrestres ne dépassent que très rarement le 2 contre 1 et bien souvent les attaquants sont inférieurs en nombre aux défenseurs. On y revient donc, au niveau tactique la taille ne compte pas beaucoup. Seule compte la différence de niveau tactique. 

Toute la difficulté d’une armée sera de concilier masse et niveau tactique car ce ne sont pas des critères parfaitement compatibles. Le point clé est de disposer et conserver une grande quantité de cadres – officiers et sous-officiers – de bonne qualité, malgré l’intensité des combats et l’ampleur des pertes.

Que constate-t-on maintenant sur le terrain ? Les Ukrainiens ont lancé tout ou presque de leur premier échelon à l’attaque de la première position russe, chaque brigade agissant par colonnes de bataillons interarmes.

D’Ouest en Est, près du Dniepr à Lobkove la 128e brigade de montagne a progressé et a été stoppée par les éléments avancés russes sans subir trop de pertes. La 65e brigade mécanisée à fait de même plus à l’Est dans la zone de Nesterianka. L’engagement des 33e et 47e brigades mécanisées depuis Orikhiv en direction respectivement de Robotyne et Verbove a été en revanche plus intense. La 33e brigade a bien progressé avant d’être stoppée. Elle a même subi une contre-attaque depuis la ligne principale du 291e régiment de la 42e division motorisée mais celle-ci a été stoppée à son tour. Les pertes ont été assez sensibles de part et d’autre. L’échec le plus important est venu de la 47e brigade dont les quatre colonnes d’assaut ont été sévèrement étrillées devant le groupement russe de la 22e brigade Spetsnaz et de la 45e brigade de Forces spéciales, utilisées en formation d’infanterie. Dans le secteur central de Houliaipole, la 46e brigade aéromobile ukrainienne (équipée notamment de véhicules VAB français) a légèrement progressé. On a donc globalement eu à l'Ouest et au centre des combats de niveau équilibré qui n’ont pas donné grand-chose et un combat déséquilibré qui a abouti à un grave échec. La 47e brigade étant censée avoir été formée par les Occidentaux, il faudra peut-être se poser quelques questions.

Si les Ukrainiens ont clairement été contenus dans la partie Ouest du front, ils ont été beaucoup plus victorieux dans la zone de Velika Novosilka. Ils y ont bénéficié de la forme en saillant du front, qui leur permettait de coordonner l’action de flanc de plusieurs brigades (si on forme des poches sur les flancs, les unités russes à l'avant sont menacées d’encerclement et doivent se replier), là où les brigades à l’Ouest devaient attaquer en parallèle en ligne droite sans avoir beaucoup de possibilité de s’aider mutuellement. Les Ukrainiens disposaient d’unités pas forcément parmi les plus lourdement équipées mais de bonne qualité tactique, comme la 37e brigade d’infanterie de marine (avec des AMX-10RC français) venue du secteur de Vuhledar et qui a attaqué avec succès le flanc Est de la poche. La 35e brigade d’infanterie de marine au nord et la 68e brigade de chasseurs ainsi que la 31e Mécanisée  à l’Est ont également martelé la première position jusqu’à imposer le repli russe. Les Ukrainiens ont ainsi conquis la première position russe des deux côtés de la rivière Mokri Yali, repoussé une contre-attaque de la 127e division motorisée depuis la ligne principale et continuent désormais leur progression méthodique vers le Sud. Plus de 75 % du terrain conquis par les Ukrainiens en une semaine l’a été dans ce seul secteur, et il est probable qu’il est de même pour les pertes infligées aux Russes.

En résumé, comme on pouvait s’y attendre, le combat est difficile et ressemble évidemment bien plus aux longs mois nécessaires pour la conquête de la tête de pont de Kherson, où le dispositif russe était moins profond et trois fois plus faible que dans la zone de Zaporijia-Donetsk, qu’à la percée de Kharkiv en septembre 2022, qui était en fait une anomalie tant les Russes y étaient anormalement faibles. Ces combats sont également assez conformes aux attentes. Les brigades expérimentées sont meilleures que les jeunes brigades, et ce quel que soit le matériel de même gamme utilisé et même si bien sûr ce serait encore mieux si les meilleurs avaient le meilleur matériel. Mais même les brigades d'élite ne réussissent pas si elles ne se coordonnent pas bien avec un complexe de reconnaissance-frappes susceptible de leur offrir une protection contre ce qui tombe du ciel et un appui contre ce qui vient du sol.

Cette première semaine de combat ne constitue sans doute qu’un demi-succès par rapport à ce qui était espéré par le commandement ukrainien, mais il ne s’agit justement que de la première semaine. Beaucoup d’autres viendront et il n’y a encore à ce stade aucun moyen de savoir qui l’emportera dans ce bras de fer. 

La Voie de l'épée migre progressivement. Vous pouvez déjà retrouver et commenter ce billet ici

J comme Juin

La multiplication des raids et des frappes depuis un mois avec une accélération ces derniers jours indiquait clairement que l’on entrait dans une autre séquence de la guerre. Nous y sommes désormais complètement.

Le retour de la guerre de corsaires

Il y a eu d’abord la multiplication des raids profonds dans la 3e dimension (3D), avec du côté russe près de 200 drones Shahed, qu’il faut considérer comme des missiles de croisière low cost à faible puissance, et une centaine de missiles, soit les quelques dizaines de missiles de première catégorie fabriqués dans le mois et des missiles « reconvertis », dont surtout des S300 utilisés pour frapper près de la frontière.

La « campagne V » contre le réseau électrique ukrainien lancée en octobre 2022 jusqu’au mois de mars 2023 est définitivement terminée et, comme c’était largement anticipé, a échoué. S’il faut toujours considérer les bilans de victoire ukrainiens avec précaution, le taux d’interception de missiles est désormais très élevé et en conjonction avec une capacité de frappes de missiles de première catégorie limitée à ce qui est produit, cela donne au bout du compte désormais très peu de coups au but. Pourquoi s’obstiner alors puisque cela paraît stérile avec une charge totale explosive arrivant sur cible qui ne doit pas dépasser 10 tonnes en un mois ? Parce que parfois cela passe et permet d’infliger quelques coups, comme sur le QG de l’état-major des armées à Kiev ou le dernier navire un peu important de la flotte ukrainienne à Odessa, et que cela peut peut-être gêner la préparation de l’opération offensive ukrainienne.

Il s’agit peut-être surtout d’épuiser la défense aérienne et fixer dans la défense des villes et des bases des moyens à courte portée qui pourraient être utilisées sur le front. L’affaiblissement de la défense faute de munitions donnerait peut-être plus de liberté d’action aux forces aériennes russes (VKS), ce qui pourrait changer la donne, les VKS étant encore un actif sous-utilisé. Peut-être faut-il voir l’insistance ukrainienne à obtenir et engager des avions F16 comme un moyen de renforcer la défense aérienne avec des plateformes de tir volantes et dont les munitions air-air sont abondantes.

Les Ukrainiens ne sont pas en reste avec une série de frappes utilisant là encore tous les moyens disponibles, depuis de vieux missiles Tochka-U jusqu’aux modernes missiles Storm Shadow en passant par les drones ou l’artillerie à longue portée. L’objectif principal de cette campagne est clairement vers le bas (le 2D) avec une série de destructions d’infrastructures (voie ferrée, dépôt, bases, etc.) à Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Crimée (par drones) ou même le territoire russe à Krasnodar ou Belgorod. L’attaque sur Moscou le 30 mai par plusieurs dizaines de drones, avec de très faibles charges explosives, visait sans doute plutôt la 5e couche (5D) de la communication et de l’influence pour reprendre la classification du Centre de doctrine et d'enseignement du commandement (CDEC). Autrement dit il s’agissait surtout de frapper les esprits russes (« vous n’êtes pas défendus ! ») et ukrainiens (« nous pouvons rendre aux Russes la monnaie de leur pièce ! »). Il en est de même pour le faux discours de Poutine de quarante minutes diffusé sur certains écrans russes le 5 juin dernier en piratant les antennes TV et radio de la Mir (4D, électromagnétique, à destination de la 5D)

Il en est de même au sol (2D) avec les raids dans la région de Belgorod. Dans l’absolu, les Ukrainiens seraient tout à fait légitimes à attaquer le territoire russe puisqu’ils ont eux-mêmes été envahis. On aurait pu même imaginer une prise de gages en Russie, visiblement plus faciles à conquérir que le territoire ukrainien à libérer, en vue d’un échange éventuel de territoires par négociations. Dans le cadre de leur confrontation avec la Russie, les Occidentaux – les Américains surtout - ont peur de rétorsions russes sur leur propre territoire et d’une escalade directe entre les deux camps, aussi sont-ils très réticents à ce que la guerre sorte du territoire ukrainien, surtout si cela s’effectue avec les équipements majeurs qu’ils ont fournis aux Ukrainiens. Ces derniers ont contourné le problème une première fois en lançant des opérations purement clandestines du service de renseignement extérieur ukrainien (SZR) ou des Forces spéciales, puis en ne frappant le territoire russe qu’avec des matériels made in Ukraine, et enfin en utilisant des auxiliaires, des milices russes en l’occurrence pour lancer des raids ouverts. L’emploi de cette nouvelle carte opérationnelle paraît plutôt habile puisqu’on ne peut reprocher à des Russes d’être en Russie et que cela témoigne de l’existence d’une opposition interne armée à Vladimir Poutine et bien sûr, malgré la discrétion officielle, tout cela est organisé par l’armée ukrainienne et appuyé par son artillerie. Les effets militaires sont faibles, sauf à obliger les forces russes à détourner des moyens du front ukrainien pour protéger le nouveau front russe, mais les effets dans la couche médiatique sont importants. On oublie la prise de Bakhmut par les Russes et l’entrée facile d’assaillants sur le sol russe est évidemment une humiliation. Pour autant, cela nourrit aussi le discours officiel d’une grande menace justifiant la guerre préventive et défensive lancée depuis février 2022. Il n’est jamais question cependant dans les discours du fait qu’il s’agit de Russes, mais simplement d’Ukrainiens (ce qui est faux) nazis (ce qui est en partie vrai). Le plus étonnant est la persistance de ces raids, qui n’ont d’ailleurs pas commencé le 22 mai, et la création d’un véritable nouveau front. Peut-être les Ukrainiens peuvent-ils effectivement continuer à alimenter ce front tout en restant en arrière en engageant de nouveaux volontaires russes, l’action actuelle faisant office d’« opération d’appel », et surtout en engageant d’autres unités de la région, tchétchènes, géorgiennes, etc. ou en utilisant des sociétés privées dont on nierait connaître les activités. Après avoir mis le pied dans la porte et si ce front perdure peut-être finiront-ils aussi de l’accoutumance par y engager aussi et ouvertement des unités régulières.

Encore une fois tout cela relève de la guerre de corsaires, faite de coups et non de conquête du terrain. Cela peut constituer une stratégie en soi visant à l’usure de l’adversaire et le renforcement de son propre moral ou de celui des Alliés, avec le risque d’une montée aux extrêmes par la spirale attaques-représailles. L’expérience historique tend à montrer que cela suffit rarement à gagner une guerre, mais on y reviendra peut-être par défaut si le front reste figé. En attendant, tous ces coups et ces frappes s’inscrivent dans la préparation ou la contre-préparation de l’opération offensive ukrainienne, que l’on a baptisé X, visant à percer le front quelque part.

Rendez-vous avec X

On a déjà beaucoup spéculé sur la zone où pourrait être porté l’effort principal ukrainien, pour aboutir à la conclusion qu’il ne pourrait y avoir que deux zones possibles : la province de Louhansk et celle de Zaporijjia. Par l’ampleur des obstacles (Dniepr) et des fortifications (province de Donetsk), il paraît impossible en effet de percer ailleurs, or on le rappelle une nouvelle fois les Ukrainiens sont obligés de percer le front pour espérer atteindre leur objectif stratégique de libération complète du territoire. Cela n’empêche pas de préparer des opérations secondaires en périphérie de l’effort principal afin de leurrer, fixer des forces russes ou de profiter d’un affaiblissement ennemi au profit de la zone principale.

Les attaques ukrainiennes au nord et au sud de Bakhmut s’inscrivent sans doute dans ce cadre, en profitant peut-être justement de l’affaiblissement du secteur russe par la relève de Wagner par des unités qui ne connaissent pas le terrain et sont peut-être de moindre qualité tactique. Peut-être y a-t-il là la possibilité d’une victoire de substitution en cas d’échec de l’offensive X sur la zone principale.

Une autre option périphérique pourrait être l’occupation éclair de la Transnistrie, cette région de Moldavie occupée par une toute petite armée russe. L’intérêt serait d’infliger sans engager beaucoup de moyens une défaite facile aux Russes et de récupérer des stocks considérables de munitions. Bien entendu cela ne pourrait se faire qu’à la demande du gouvernement moldave et en coopération de la petite armée moldave. Cela constituerait cependant l’élargissement de la guerre à un pays voisin alors que, encore une fois, les Américains s’efforcent de contenir autant que possible les opérations en Ukraine. Cette carte pourrait aussi être jouée en cas d’échec de X.

Bien entendu, le camp russe a également tout intérêt à mener à son tour des opérations de contre-préparation. On peut même se demander sur l’opération que l’on avait baptisée Donbass 2 en pensant qu’il s’agissait de conquérir complètement le Donbass n’était pas une vaste opération de contre-préparation visant simplement à solidifier le front russe en occupant notamment des bases de départ possibles pour une offensive ukrainienne. On peut difficilement expliquer autrement l’obstination, toujours mise en échec, à s’emparer de Vuhledar.

C’est logiquement dans le cadre de cette contre-préparation qu’il faut comprendre le sabotage du barrage de Nova Kakhovka, même s’il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un accident. L’inondation est un procédé défensif aussi vieux que les digues. Les Ukrainiens l’ont utilisé, à petite échelle, au tout début de la guerre dans le nord-ouest de Kiev afin d’entraver la progression des 35e et 36e armées russes. Le barrage de Nova Kakhovka, dont on rappellera qu’il est tenu et surveillé par les forces russes depuis le mois de mars 2022, est tel par ses dimensions et sa configuration qu’il ne peut être détruit par un projectile aérien ou d’artillerie. Tout au plus peut-on espérer un tel effet par une série de frappes, dont on ne voit pas comment elle aurait pu échapper à l’attention des Russes. La destruction que l’on a pu constater n’a pu être réellement effectuée que par le placement précis d’une très forte charge d’explosif, ce qui réduit quand même largement le champ des possibles coupables. Tout cela avait déjà été évoqué au mois d’octobre lors du repli russe de la tête de pont de Kherson. Les Russes s’étaient alors contentés de détruire la route d’accès sur la rive ouest et de préparer le sabotage du barrage en cas d’approche ukrainienne.

La destruction du barrage leur permet finalement de neutraliser militairement le secteur en empêchant toute manœuvre un tant soit peu importante à travers la zone inondée. Cela les soulage d’une opération secondaire ukrainienne de raids à travers le fleuve ou le long de la côte, ou peut-être de pouvoir joindre, à partir de la région de Nova Kakhovka justement, une offensive ukrainienne venant de Zaporijjia en direction de la centrale nucléaire d’Enerhodar. Cela crée par ailleurs et à court terme un désastre humanitaire à gérer pour les Ukrainiens, puis à plus long terme la ruine d’une partie de l’agriculture ukrainienne très dépendante de l’irrigation depuis l’immense lac artificiel formé par le barrage. Le prix à payer, la coupure de la fourniture en eau potable de la Crimée par le canal de Crimée du Nord, relevant plus de la gêne que du sacrifice, les Russes ayant appris à se passer de cette eau, qui n’arrivait depuis des années que par intermittence et même plus du tout depuis 2019.

Ce sabotage intervient logiquement alors que la phase d’assaut de X commence.

X à Zaporijjia

Tout indique désormais que les Ukrainiens ont choisi de porter leur effort principal dans le secteur central du front entre le Dniepr et Vuhledar, que pour simplifier on appellera secteur de Zaporrijia même s’il déborde sur la province de Donetsk.

On avait déjà identifié la mise en place d’une dizaine de brigades en arrière du secteur éclaté en bataillons dans les rares forêts et nombreuses localités de la région. On retrouve désormais certaines de ces unités en renforcement des brigades de première ligne, signe clair que les choses sérieuses ont commencé.

Rappelons rapidement le défi : le secteur de Zaporijjia-Vulhedar est tenu par quatre armées russes et un corps d’armée (sur un total de 19 en Ukraine), totalisant a priori 28 brigades/régiments de combat et neuf brigades/régiments d’artillerie. Cet ensemble est organisé en trois niveaux : une première position de plusieurs lignes (une ligne = échiquier de points d’appui au cœur d’obstacles, mines, tranchées, etc.) de densité croissante sur plusieurs kilomètres de profondeur ; une deuxième position reliant les points clés arrière comme Mykhaïlivka, Tokmak, Polohy et enfin la réserve arrière à Mélitopol. Le tout peut encore bien sûr être appuyé en avant de la ligne de contact par l’artillerie à longue portée et drones ainsi que par des forces aériennes toujours actives sur la ligne de front.

La phase actuelle est donc celle du bréchage. Tous les axes du secteur sont attaqués simultanément depuis deux jours par une douzaine de groupements tactiques (bataillons renforcés) ukrainiens. Tout cela est conforme à l’opération prévue. Ce qui est important est de constater est qu’il s’agit d’attaques surtout menées par les unités en ligne, avec néanmoins le renfort de plusieurs brigades de la réserve de manœuvre dont la 33e Méca équipée de Léopard 2 et peut-être aussi la 3e brigade blindée (3e BB) à côté de la 1ère BB, la plus puissante unité ukrainienne déjà sur place. La présence de la 3e BB, si elle est confirmée, indiquerait clairement qu’il s’agit du secteur principal puisqu’elle était stationnée jusque-là près de la province de Louhansk, l’autre option envisagée. Le deuxième échelon n'est pas encore complètement engagé. Les combats sont durs, comme c’était prévisible et il faudra attendre au moins une semaine pour commencer à estimer une tendance.

La progression ukrainienne est plutôt conforme aux normes attendues, mais les images montrant une embuscade d’artillerie réalisée sur une compagnie blindée-mécanisée ukrainienne, sans doute de la 46e brigade mécanisée, approchant de la ligne de contact est beaucoup plus inquiétante. On y voit en effet une colonne de chars de bataille Léopard 2 et de véhicules de combat d’infanterie à quelques mètres seulement de distance les uns des autres coincés sur une route de part et d’autre de zones minées. La colonne n’était pas protégée des drones de l’artillerie russe qui a pu ainsi effectuer frapper les engins groupés. Les pertes sont relativement limitées, un Léopard 2 et sans doute deux M 113, mais le plus important est que cette affaire montre qu’une des compagnies les plus puissantes de l’armée ukrainienne, avec des Léopard 2, n’est pas commandée par un officier du meilleur niveau tactique. Le capital principal d’une armée n’est pas son stock matériel, mais son capital d’officiers et sous-officiers en nombre et en valeur. On sait que ce capital de cadres a fondu du côté russe du fait de pertes considérables ce qui explique la difficulté à organiser des opérations complexes de ce côté. La chose est plus difficile à appréhender pour le côté ukrainien et en cela, cette bataille en cours sera un révélateur de la véritable valeur de l’armée ukrainienne. 

Un ours et un renard sont dans un livre

Après quelque temps préoccupé par d’autres affaires me voici de retour sur La voie de l’épée.  Avant de revenir très vite sur la situation guerrière quelque part dans le monde, et plus particulièrement en Ukraine, commençons par un peu d’auto-promotion.

L’ours et le renard est née d’une idée de Jean Lopez, qui après le succès de La conduite de la guerre écrit avec Benoist Bihan, m’a proposé en septembre dernier d’utiliser la formule du dialogue pour parler du conflit ukrainien. Comment refuser ? J’étais un fan du « Rendez-vous avec X » de France Inter et je trouvais que cette manière de procéder était finalement à la fois la plus didactique qui soit et la plus agréable à lire alors que l’on parle de choses somme toutes complexes. Après avoir songé à compiler les articles de ce blog consacré à la guerre en Ukraine, à la manière d’Olivier Kempf et de ses chroniques hebdomadaires, c’était sans doute aussi la seule manière possible d’écrire un essai un peu complet sur un sujet aussi vaste en aussi peu de temps.  

Nous avons donc commencé aussitôt un jeu de questions-réponses quasi quotidien pour accoucher d’une histoire, car les historiens, comme leur nom l’indique, sont d’abord des gens qui racontent des histoires. Et en bons historiens, nous avons commencé par le début et finit par la fin selon le bon conseil que l’on trouve dans Alice au pays des merveilles. Bien entendu, comme l’écriture du manuscrit a commencé en septembre, il a fallu faire un premier bond dans le temps pour expliquer les racines politiques longues du conflit jusqu’à la guerre de 2014-2015, que l’on peut considérer aussi comme la première phase de la guerre russo-ukrainienne. Cela a été alors l’occasion d’entrer en peu dans la machinerie militaire tactique (la manière de mener les combats) et opérationnelle (la manière de combiner une série de combats pour approcher de l’objectif stratégique). Il a fallu décrire ensuite les évolutions militaires entre 2015 et 2022, jusqu’à la position et la forme des « pièces au départ du coup » en février 2022. Je mesurais une nouvelle fois à cette occasion qu’à condition d’avoir un peu plus travaillé cette période au préalable, il aurait été possible de moins se tromper sur les débuts du conflit.  

L’Histoire immédiate ne commence en fait qu’à la page 125 et au passage « Histoire immédiate » n’est pas un oxymore. Il s’est bien agi à ce moment-là d’analyser des faits récents avec suffisamment de sources et d’informations disponibles (le militaire parlera plutôt de « renseignements ») pour faire une analyse approfondie en cours d’action. Il aurait été impossible pour un historien de faire un tel travail il y a quelques dizaines d’années par manque justement d’informations disponibles. Maintenant c'est possible et il faut comprendre « Histoire immédiate » comme Histoire comme pouvant se faire avec des sources immédiatement disponibles. Comme avec Le Logrus du cycle des Princes d’Ambre chacun peut faire venir à soi de l’information en masse pour simplement se renseigner sur quelque chose, sélectionner ce qui corrobore nos opinions pour les militants et enfin faire un travail scientifique pour ceux qui ont le temps, l’envie et la méthode, 

Pour ma part, j’ai commencé à faire de l’analyse de conflits - de la guerre du feu à la guerre en Ukraine - en 2004 en étant doctorant en Histoire et après été breveté de l’Ecole de guerre, car au passage le militaire n’est pas seulement un spécialiste du combat comme j’ai pu le lire, mais aussi un spécialiste des opérations, et doit être capable aussi de réflexion stratégique, même s’il n’en a pas le monopole évidemment. Ce n’est pas une certitude d’infaillibilité, mais simplement une assurance pour que - si possible – les prévisions tombent juste à 70 %. Les vatniks (ceux qui gobent la propagande du Kremlin depuis l’Union soviétique) s’acharneront évidemment comme des piranhas sur les 30 % restants. Si l’un d’entre eux fait l’effort de lire L’ours et le renard, ce qui est peu probable, il pourra collecter des éléments (quitte à les déformer un peu ou simplement les décontextualiser) susceptibles de nourrir les autres.

Avoir pris le temps d’analyser les choses par écrit régulièrement sur ce blog m’a permis de répondre aux questions et aux commentaires de Jean à temps. Cela m’a permis aussi de m’auto-analyser rétrospectivement, un exercice toujours salutaire, et de voir si je m’approchais de la norme de 70 %. Quand ce n’était pas le cas, je me suis efforcé de rester dans l’esprit du moment pour comprendre il y avait eu erreur. A cet égard, l’intérêt d’un blog réside aussi dans les commentaires et que s’il ne m’est pas possible de les lire tous et encore moins d’y répondre, constitue quand même une source inestimable d’informations brutes ou simplement de ressentis, ce qui constitue aussi des informations. Il appartiendra aux historiens du futur, peut-être Jean et moi d’ailleurs, de compléter et de corriger cette histoire immédiate grâce à l’accès à d’autres sources, ou simplement en allant sur le terrain des combats.

Entre temps, la forme de cette guerre scandée en périodes assez différenciées de quelques semaines à quelques mois a permis de chapitrer assez facilement le livre : blitzkrieg, première offensive du Donbass, contre-offensive ukrainienne, seconde offensive du Donbass. La seule (petite) difficulté comme souvent aura été de concilier la description d’opérations séquentielles au sol et celle des opérations pointillistes et quasi permanentes dans les espaces dits « communs ». On a résolu le problème comme d’habitude en insérant un chapitre spécifique entre deux chapitres d’opérations terrestres.

Si le point de départ était à peu près clair, il a fallu déterminer ensuite où s’arrête ce qui suffit selon un vieux précepte bouddhiste. Cette fin nous l’avons finalement fixé au 6 avril 2023, avec évidemment le risque d’un décalage avec les évènements au moment de la publication le 25 mai. Le hasard des guerres a fait que finalement le livre ne se trouve pas dépassé dès sa sortie. Si le livre rencontre un public, et il semble que ce soit le cas, il y aura forcément un numéro deux. Nous sommes donc preneurs de remarques et corrections qui permettront de faire mieux la prochaine fois.

Dernier point : en voyant le titre proposé, je me suis immédiatement demandé qui était l’ours et qui était le renard entre Jean Lopez et moi. J’endosse volontiers le rôle de l’ours.

Michel Goya, Jean Lopez, L'ours et le renard

Perrin, 2023, 346 p.

Assaut à Zapo

Publié le 22 avril 2023

Ce n’est pas tout d’avoir une force de manœuvre. Il faut s’en servir efficacement. Il ne peut être question pour les Ukrainiens de « corriger » le front comme les Russes, mais bien de percer et de s’emparer d’un objectif lointain : Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Donetsk, Horlivka, Lysychansk-Severodonetsk ou Starobilsk. S’il n’y a pas au moins un de ces objectifs avec un drapeau ukrainien après l’offensive, celle-ci sera considérée comme une victoire mineure en admettant même que les Ukrainiens aient réussi à progresser de manière importante sur le terrain. 

C’est une chose difficile. Deux percées seulement ont été réussies dans cette guerre : à Popasna par les Russes au mois de mai 2022 et surtout dans la province de Kharkiv par les Ukrainiens en septembre. Or les positions des deux côtés, surtout du côté russe, sont actuellement bien plus solides qu’elles ne l’étaient qu’à l’époque.

Concrètement, il y a deux problèmes successifs à résoudre pour les Ukrainiens : s’emparer le plus vite possible des positions retranchées et exploiter cette conquête. Voyons ce que cela représente dans la province de Zaporijjia, la zone d’attaque la plus probable.

En position

Les positions retranchées sont un réseau de points d’appui de sections enterrés ou installés dans des localités, protégés et reliés par des lignes successives de mines, de tranchées et d’obstacles comme les « dents de dragon ». Normalement, si le terrain le permet, ces points d’appui sont organisés en triangle base avant (deux sections devant, une derrière – deux compagnies devant, une derrière, etc.) afin qu’ils puissent s’appuyer mutuellement et appliquer des feux sur ceux qui tentent de franchir les obstacles. À ce stade, mitrailleuses lourdes et mortiers sont les armes principales.

On se trouve loin des densités de lignes des deux guerres mondiales, mais une position retranchée russe peut avoir jusqu’à plusieurs kilomètres de profondeur. Pire, dans certaines zones, comme dans la province de Zaporijjia, on trouve une deuxième position parallèle cinq et à six kilomètres en arrière et des môles défensifs autour des villes. Cette deuxième position est alors occupée par le deuxième échelon des grandes unités en charge de la défense et parfois l’artillerie de division ou de brigade. Plus en arrière encore on trouve les unités de réserve de l’armée et l’artillerie à longue portée. Cette artillerie a évidemment pour double mission en défense de contre-battre l’artillerie ukrainienne et de frapper toute concentration de forces en avant de la première position de défense ou à défaut de placer des barrages d’obus devant elle.
Le « front » de Zaporrijia, au sens de structure de commandement russe, dispose ainsi d’un premier échelon composé d’une « division composite » (régiments DNR, Wagner) près du Dniepr et des 19e et 42e divisions motorisées de la 58e armée jusqu’à la limite administrative de la province. Cette première position s’appuie particulièrement à l’Ouest sur la ville de Vassylivka et les coupures des rivières qui se jettent dans le Dniepr, au centre sur un groupe de villages sur les hauteurs (150 m d’altitude) autour de Solodka Balka et à l’Est sur la ville de Polohy.

La deuxième position, de cinq à dix kilomètres en arrière, est organisée d’abord sur la ligne parallèle au front Dniepr-Mykhaïlivka-Tokmak, puis sur la route qui mène de Tokmak à Polohy. On y trouve deux régiments de Garde nationale, Wagner, la 11e brigade d’assaut aérien (à Tokmak) et peut-être la 22e brigade de Spetsnaz ainsi que la 45e brigade des Forces spéciales, utilisées comme infanterie, ainsi que l’artillerie des divisions et plus en arrière, celle de l’armée. Même si on ne connaît pas bien l’attitude de Wagner, on peut considérer l’ensemble du secteur sous la responsabilité de la 58e armée, qui sur place depuis les premiers jours de la guerre.

Plus en arrière encore, constituant sans doute les réserves du front, on trouve la 36e armée (deux brigades seulement) dans la région de la centrale nucléaire d’Enerhodar, le 68e corps d’armée avec 18e division de mitrailleurs et de la 39e brigade à Mélitopol et enfin la 36e armée (deux brigades) dans le carrefour de routes Verkhnii Tokmak 20 km au sud de Polohy et 30 km à l’est de Tokmak. Et si cela ne suffit pas, les Russes peuvent encore faire appel aux renforts de la 49e et à la 29e armée dans la province de Kherson ou, surtout, de la 8e armée à Donetsk, notamment dans le conglomérat de forces au sud de Vuhledar.

Dans la profondeur

Parvenir jusqu’à Melitopol à 60 km des lignes ukrainiennes demandera l’organisation de l’opération la plus complexe de l’histoire de l’armée ukrainienne. Elle devra concerner au moins l’équivalent de vingt brigades de combat ou d’artillerie et escadrons aériens organisés en trois forces soutenues par un réseau logistique particulièrement agile.

On qualifiera la première force de « complexe reconnaissance-frappes » (CRF), selon la terminologie soviétique. Elle est constituée d’un ensemble intégré de capteurs et d’effecteurs susceptibles de frapper de manière autonome dans la profondeur du dispositif ennemi. On y retrouve avions et hélicoptères de combat, missiles, drones, brigades d’artillerie à longue portée, forces spéciales et partisans. Le CRF ukrainien existe depuis l’été 2022. Sa mission avant le jour J de l’offensive sera d’affaiblir autant que possible l’ennemi en attaquant ses bases, ses postes de commandement, ses dépôts et flux logistiques, etc. C’est ce qui a été fait avec succès pendant la campagne de Kherson. Sa mission pendant le jour J sera d’interdire et au moins d’entraver tous les mouvements en arrière de la zone de combat principale.

Le CRF a connu un saut qualitatif important ces derniers mois avec la livraison de Mig-29 polonais et slovaques capables de tirer des bombes guidées JDAM-ER (plus de 70km de portée) et de GLSDB (Ground Launched Small Diameter Bomb) des bombes volantes GBU-39 de 270 kg qui peuvent être lancées par les HIMARS à 150 km avec une grande précision. On ne connaît pas en revanche la quantité réelle de munitions, celles-ci comme les plus classiques, alors que les besoins sont très importants. Si le stock de munitions est plutôt réduit, il faudra plutôt les réserver pour le jour J et se contenter de frapper en préalable les cibles repérées de plus haute valeur, avec aussi cette contrainte de frapper un peu partout sur la ligne de front pour ne pas donner d’indices sur la zone d’attaque.

Reste aussi la possibilité d’attaques au sol, de commandos et/ou de partisans en arrière de l’ennemi. La densité de forces russes sur un espace ouvert (peu de grandes conurbations ou de forêts) et la forte pression exercée sur la population (surveillance coercitive, représailles possibles) rendent compliquée la circulation clandestine de combattants et d’équipements. Il est donc également difficile d’organiser des attaques non-suicidaires (les attaques suicidaires sont très simplifiées par l’absence de repli, la partie la plus difficile à organiser). On ne peut exclure certains « coups » mais il ne faut pas s’attendre à une action importante de ce côté, comme pouvaient l’être les offensives de sabotage précédant les grandes opérations de l’armée rouge en 1943-1944. L’intérêt du réseau clandestin est surtout le renseignement.

Dans la boîte

La seconde force, qui n’est pas encore complètement en place, sera chargée de s’emparer des positions de défense. Elle doit être particulièrement dense et surtout constituée de brigades puissantes. Dans le secteur qui nous intéresse ici, face à la 58e armée russe on trouve six brigades ukrainiennes de Kamianske sur le Dniepr à Houliapole au nord de Polohy. C’est sans doute trop peu, mais l’arrivée soudaine de nouvelles brigades serait évidemment suspecte, à moins là encore que des renforcements interviennent aussi simultanément dans d’autres secteurs et notamment face à la province de Louhansk, l’autre secteur d’attaque probable. Huit brigades constitueraient une densité un peu plus appropriée.

Le plus important est que ces brigades soient suffisamment fortes pour avancer chacune de cinq kilomètres en profondeur dans une défense dense et sur une dizaine de kilomètres de large. On notera que sur les six brigades actuellement en place, on trouve deux brigades territoriales et une brigade de garde nationale, par principe destinées à défendre un secteur plutôt qu’à l’attaquer. Elles devraient être remplacées par des brigades de manœuvre, pas forcément parmi celles nouvelles formées, mais peut-être parmi les plus expérimentées et solides à condition de les avoir mis au repos après le retrait du Donbass. À défaut, on peut peut-être utiliser les brigades territoriales et de garde nationale comme masques, en les renforçant considérablement. Dans tous les cas de figure ces brigades d’assaut doivent être à effectif organique à peu près complet, mais également très renforcées afin d’être capables chacune de battre un régiment russe fortifié. Il leur faut absolument un bataillon de génie au lieu d’une compagnie et sans doute un deuxième bataillon d’artillerie ainsi qu’un bataillon d’infanterie mécanisée. Il serait bon afin d’organiser le combat très complexe qui s’annoncent que ces brigades d’assaut soient regroupées et commandées par des états-majors de divisions, ou corps d’armée, face à chacun des trois axes principaux de l’offensive : le long du Dniepr, au centre en direction de Tokmat et contre Polohy.

Le combat de ces brigades d’assaut consistera à combiner l’action de leur artillerie organique et de leur petite flotte de drones avec celle des bataillons d’assaut, mélange de génie pour franchir les obstacles, d’infanterie mécanisée lourdement blindée et équipée d’armes collectives dont peut-être des mortiers, pour protéger, reconnaître et occuper, et de chars servant de canons d’assaut. Chaque bataillon agit normalement dans une boîte de quelques centaines de mètres de large. Le schéma d’action classique y est le suivant :

1 Frappes d’artillerie sur les premières lignes ennemies afin de neutraliser les défenseurs et de détruire quelques obstacles.

2 Report des frappes d’artillerie au-delà de la boîte pour la fermer à toute intrusion ennemie à l’arrière. Pour appuyer les unités d’assaut dans la boîte, on s’appuie alors sur les tirs directs de canons et surtout de mitrailleuses lourdes placés sur les côtés du bataillon d’assaut. Au fur et à mesure de la progression de ce dernier, ces tirs directs s’écartent et finissent par cloisonner la boîte sur les côtés. Les tirs indirects en revanche, mortiers et parfois mitrailleuses en tir courbe, sont permanents devant les troupes d’assaut.

3 Les unités d’assaut avancent, peut-être précédées de drones harceleurs qui renseignent et frappent quelques dizaines ou centaines de mètres devant eux. La progression s’effectue fondamentalement au rythme des sapeurs qui ouvrent des passages dans les mines ou mettent en place des ponts. Les groupes de fantassins, où prédominent les mitrailleuses et les lance-roquettes antichars, protègent les sapeurs en saturant les défenses, et exploitent les petites brèches qu’ils effectuent. Le combat se fait autant que possible en véhicules très blindés et à pied lorsque que les véhicules ne peuvent passer.

Une progression de 100 mètres ou plus par heure dans une position fortifiée sera considérée comme fulgurante. Tout dépend en réalité de la valeur de la résistance. Celle-ci peut s’effondrer tout de suite, et les défenseurs s’enfuir comme cela s’est parfois vu lors de l’offensive de Kharkiv ou autour de la tête de pont de Kherson. Mais ils peuvent aussi résister, et s’ils résistent (en clair s’ils peuvent tirer avec des armes collectives sans être neutralisés) la progression est tout de suite beaucoup plus lente. Comme tout cela est un peu aléatoire, il faut s’attendre à la formation d’une ligne discontinue avec aucune avancée à certains endroits et des poches par ailleurs. Tout l’art consiste alors à manœuvrer non plus seulement axialement, mais également latéralement afin de menacer l’arrière des poches ennemies. La menace suffit généralement à les faire céder (à condition qu’ils sachent qu’ils sont menacés) mais cette manœuvre demande énormément de coordination ne serait-ce que pour éviter les tirs fratricides. Tout le combat de positions d’une manière générale demande énormément de compétences tactiques et de solidité au feu, ce qui ne s’acquiert que par l’expérience et un entraînement intensif, notamment sur des positions retranchées reconstituées à l’arrière. Les Ukrainiens disposent-ils de cette masse critique de compétences ? C’est la condition première de la réussite. On progresse ainsi jusqu’à obtenir des brèches dans la première position ennemie et si on a encore assez de forces jusqu’à la conquête de la deuxième position.  

En avant

Dès qu’il y a la possibilité de progresser de quelques kilomètres, il faut foncer. C’est là qu’intervient la force d’exploitation, moins puissante que la force d’assaut mais plus mobile. Elle n’est pas nécessairement juste derrière la force d’assaut le jour J mais doit être capable de la rejoindre en quelques heures, comme la 1ère brigade blindée par exemple qui se trouve au nord de Hulvaipole ou les brigades mécanisées proches ou dans la grande ville de Zaporijjia. Il faut compter pour avoir une chance d’obtenir des résultats importants, au moins huit autres brigades, qui viendraient se raccrocher au dernier moment aux trois corps d’armée en ligne.

La mission de la force d’exploitation est de pousser le plus loin possible jusqu’à ne plus pouvoir avancer face à une nouvelle ligne de défense ou rencontrer les réserves ennemies, ce qui donne lieu à des combats dits « de rencontre ». Une première difficulté consiste déjà à franchir la première position ennemie conquise par la force d’assaut. On peut passer à travers cette dernière, mais c’est une manœuvre là encore très délicate ou exploiter un trou dans le dispositif pour « rayonner » ensuite sur tous les axes, avec des forces légères très rapides en tête pour renseigner et des bataillons de reconnaissance pour vaincre les résistances les plus légères. Derrière suivent les bataillons blindés-mécanisés, mélanges systématiques de compagnies de chars et d’infanterie.

Et là c’est la grande incertitude. Les combats aux deux extrémités à Vassylivka et à Polohy peuvent virer au combat urbain, très rapide ou au contraire très lent en fonction de la décision de résister ou non des Russes. Ce sont, surtout le premier, des points clés essentiels qui conditionnent beaucoup la suite des évènements. Les Russes devraient donc essayer de les tenir, mais on a vu dans le passé qu’ils hésitaient devant une défense urbaine qui pourrait se révéler être un piège. On ne sait pas trop qu’elle sera leur attitude. En revanche dans la grande plaine du centre, on peut assister au nord de Tokmak à des combats mobiles entre la force d’exploitation ukrainienne et les brigades russes engagées en contre-attaque, le tout survolé par les drones et les obus guidés. Ce serait une première à cette échelle en Ukraine. On peut miser dans ce cas plutôt sur une victoire des Ukrainiens, plus aptes, semble-t-il, à ce type de combat. Mais les Russes peuvent se contenter aussi de défendre sur une nouvelle ligne en faisant appel à tout leurs renforts. On assistera donc comme dans le cas de l’offensive à Kharkiv en septembre, à une course entre l’avancée ukrainienne et la formation de cette nouvelle ligne de défense.

A moins d’un effondrement de l’armée russe, qu’on pronostique régulièrement mais qui ne vient jamais, cette nouvelle ligne surviendra forcément. Si les Ukrainiens s’emparent de Vassylivka, Tokmat et Polohy, poussent peut-être jusqu’à Enerhodar et sa centrale nucléaire, puis s’arrêtent devant la résistance russe, cela sera considéré comme une victoire, mais loin d’être décisive. S’ils parviennent jusqu’à Mélitopol, ce sera une victoire majeure, mais là encore les Ukrainiens seront encore loin de leur objectif stratégique actuel de reconquête de tous les territoires occupés. Pour avoir un véritable effet stratégique, il faudra monter une nouvelle grande offensive, vers Berdiansk et Marioupol ? Vers la province de Kherson et la limite de la Crimée ? Dans une autre région ? Cela prendra encore beaucoup de temps à organiser, à condition que tout le potentiel offensif et notamment en munitions n’ait pas déjà été consommé. On pourrait cependant atteindre à nouveau les limites du début de la guerre. Comme pendant la guerre de Corée, cela pourrait servir de base à un armistice.

Anatomie du corps de bataille

Cela fait un peu « archaïque » comme diraient certains à l’Élysée regrettant le peu d’avions dans le ciel ou de bâtiments sur l’eau, mais ce sont les brigades de combat terrestres, et actuellement celles de l’armée ukrainienne, qu’il faut observer en priorité pour mieux appréhender les évolutions de la guerre en Ukraine dans les mois à venir. 

La bataille des quatre armées

La brigade, d’environ 3 000 hommes avec d’assez larges variations, est la structure de base de l’armée ukrainienne. Là où ça se complique, c’est que les Ukrainiens ont des brigades d’au moins treize modèles différents appartenant à six grandes forces aux ordres de deux ministères, et on ne parle pas des bataillons réguliers ou de milices qui s’y ajoutent.

Parmi ces forces, la principale est l’armée d’active du ministère de la Défense. Appelons là « force de manœuvre ». Elle compte huit types de brigades de combat (blindée, mécanisée, motorisée, assaut aérien, aéroportée, aéromobile, montagne, chasseurs). On peut y ajouter les brigades d’infanterie de marine et plus récemment la brigade de fusiliers de l’Air car elles sont organisées comme les brigades de l’armée de Terre et commandées opérationnellement par elle. Dix modèles différents au final, c’est évidemment trop d’autant plus que c’est inutile. A horizon visible aucune brigade aéroportée, d’assaut par air ou aéromobile – la différence est subtile - ne sera par exemple larguée ou héliportée, mais cela flatte l’esprit de corps et constituent des petits fiefs de commandement.

En réalité, on peut classer toutes ces brigades en trois grandes catégories : les brigades blindées, d’infanterie mécanisée et d’infanterie motorisée, en fonction de la quantité de chars de bataille dont elles disposent. Les brigades blindées (BB) – trois bataillons de chars, un bataillon d’infanterie, un bataillon d’artillerie, un bataillon de défense aérienne, plusieurs compagnies d’appui et soutien – et les brigades mécanisées (BMe), organisées avec la proportion inverse de bataillons de chars et d’infanterie, constituent la force de choc. Elles sont normalement équipées avec le matériel le plus lourd. Toutes les autres brigades ont la même structure que les brigades mécanisées, mais avec une seule compagnie de chars au lieu d’un bataillon et des véhicules blindés plutôt à roues. La 46e brigade aéromobile est ainsi équipée de VAB français et les 58e et les 59e de Humvees américains. Ce n’est pas complètement satisfaisant, mais on les regroupera sous l’appellation de « brigades motorisées » (BMo).

Au début de la guerre, selon le Military Balance 2021 cette force de manœuvre comprenait 29 brigades d’active et quatre de réserve active. Au cours de la guerre, quelques-unes d’entre elles ont été détruites, à Marioupol, ou dissoutes (des brigades de réserve qui n’ont pas été formées) mais beaucoup d’autres en revanche ont été constituées dans deux périodes intenses de formation, au cours de l’été et au tournant de 2022-2023.

Si on en croit plusieurs sources ouvertes (en particulier Macette Escortet @escortert, Jomini of The West @JominiW et Poulet volant @Pouletvolant3 sur Twitter ou MilitaryLand.net) les BB sont restées au nombre de quatre avec cependant une 5e brigade actuellement à Kryvyï Rih qui n’a jamais été engagée au combat et dont on ne connaît pas bien le sort. Pour faire compliqué, les Ukrainiens ont aussi un 12e bataillon de chars indépendant. Deux brigades blindées seraient en cours de formation avec les chars de bataille et véhicules de combat d’infanterie qui arrivent sur le territoire.

L’effort principal a porté sur les brigades mécanisées qui sont passées de 10 à la mobilisation, pour atteindre 23 au mois de novembre et peut-être 33 ou 34 lorsque les unités actuellement en formation seront prêtes. Il y avait également 14 BMo au début de la guerre, il devrait y en avoir 23 à 25 au printemps 2023.  Avec donc un total de 59 à 62 brigades en avril 2023, la force de manœuvre aura doublé en un peu plus d’un an.

La deuxième grande force du ministère de la Défense est la « force territoriale ». Elle a été créée par une loi en juillet 2021 et activée le 1er janvier 2022, très peu de temps donc avant le début de la guerre.  Une brigade territoriale (BT) a été formée dans chacune des 25 provinces, auxquelles se sont ajoutées six autres dès le début de la guerre dans les principales villes (et à leurs frais), puis encore deux ou trois par la suite. Au total, on compte maintenant 31 ou 32 BT. Ce sont fondamentalement des brigades d’infanterie légère de taille variable avec quelques compagnies d’appui (mortiers, génie) et de soutien, gérées administrativement par les provinces ou les villes et opérationnellement par les commandements militaires régionaux. Composées par des réservistes et des volontaires de la « réserve passive » (des réservistes non formés militairement), les BT ont pour mission première d’assurer la protection des points sensibles d’une région et de mener un combat de guérilla si elles venaient à se trouver sur les arrières de l’ennemi. C’est sensiblement, ce qu’on a appelé initialement en France la « défense intérieure du territoire » devenue « opérationnelle » par la suite. Ces brigades ont été d’une très grande utilité dans le début de la guerre dans la phase de mouvement et alors que les forces russes avaient largement pénétré à l’intérieur du territoire. Elles ont été moins utiles, car trop légères, dans la guerre de positions. L’évolution a surtout consisté à densifier ces brigades, avec un équipement plus lourd en particulier, et parfois en les renforçant de bataillons d’active, afin de leur permettre de « tenir la ligne » à côté de brigades de manœuvre. Elles y tiennent normalement un rôle défensif, plus à la mesure de leurs capacités, mais elles sont parfois engagées à l’attaque. La légion internationale y est rattachée, dont quelques bataillons sont vraiment opérationnels.

Pour une raison étrange, le ministère de l’Intérieur dispose aussi de son armée. C’est une survivance des improvisations de 2014 avec peut-être le souci de ne pas laisser le premier rôle au ministère de la Défense. L’Intérieur a donc militarisé sa garde nationale au début de la guerre pour former, à partir de ses effectifs et des milices de 2014, des brigades de sécurité urbaine. Les brigades de garde nationale,  a priori sept actuellement, agissent fondamentalement comme des brigades territoriales mais plutôt dans un cadre urbain. On les considérera comme des BT par la suite.

Le ministère de l’Intérieur a voulu avoir aussi sa force de manœuvre. Il disposait au début de la guerre de la 4e brigade de réaction rapide, classée BMe, et il s’efforce depuis le début de l’année 2023 de former une Garde offensive à partir de brigades de garde nationale et de milices importantes, comme Azov, transformées en brigades d’assaut. Ce sont des brigades BMo à trois bataillons d’infanterie (parfois quatre) le plus souvent renforcées d’une compagnie de chars de bataille et des appuis normaux d’une brigade de manœuvre de l’armée.  

Au bilan, toutes forces réunies les forces terrestres ukrainiennes devraient donc disposer actuellement de 106 à 111 brigades de combat en ligne ou en formation. Où sont-elles ?

Géographie de la force

La première zone de déploiement est constituée par les 7 secteurs actuellement inactifs ou peu actifs qu’il faut couvrir et surveiller : la frontière ouest avec la Biélorussie, le secteur de Kiev, Soumy et de Kharkiv sur la frontière russe, la zone de Kherson, la côte de la mer Noire et enfin la Transnistrie. Sur le site MilitaryLand.net, sans compter les bataillons indépendants toute cette zone de surveillance considérable est tenue par un total de 26 brigades dont 18 territoriales et cinq de Garde nationale. On ne compte donc parmi elles que deux BMe et une BMo, peut-être d’ailleurs aussi en repos/reconstitution. C’est très peu au regard de l’ampleur des zones à surveiller, ce qui témoigne de la confiance dans les obstacles naturels (le Dniepr, les marais du Pripet, la zone forestière au nord de Kiev, la dangerosité de la côte de la mer Noire) et dans les renseignements disponibles sur la menace russe réelle en Biélorussie ou dans les régions de Koursk et Voronej. Malgré toutes les communications et alertes, l’Ukraine ne craint pas visiblement pour l’instant d’offensive russe par ces régions et n’a pas l’intention non plus d’envahir la Transnistrie. Seule compte vraiment la ligne de front.

Cette grande ligne de front, depuis la frontière russe au nord la province de Louhansk jusqu’au Dniepr dans la province de Zaporijjia, peut être partagée en cinq secteurs de l’échelon corps d’armée/armée : Louhansk, la poche de Siversk, Bakhmut, Donetsk et Zaporijjia. On peut distinguer ces secteurs par la densité et la composition des forces déployées, entre secteurs prioritaires (forte densité, présence importante de BB et BMe) et secondaires (faible densité, forte proportion de BT). La présence de bataillons autonomes, qu’il est toujours compliqué de coordonner dans les opérations offensives, est également un indice de zone défensive. Il est intéressant de voir également la position des brigades entre la première ligne et l’arrière immédiat (quelques dizaines de kilomètres). Dans une posture générale défensive, une forte présence arrière avec des BB et BMe est l’indice d’une certaine inquiétude quant à la possibilité d’une percée ennemie. Leur rareté est au contraire un signe de confiance.

On peut identifier au total 59 brigades sur le front, placées et organisées en symétrie de l’offensive russe. On trouve ainsi une très forte densité de forces dans la province de Donetsk avec 42 brigades et évidemment en premier lieu dans le secteur de Bakhmut. De la route M03 au nord de Bakhmut jusqu’à Kurdiumivka au sud, on trouve 14 brigades sur peut-être une quarantaine de kilomètres, renforcées par ailleurs de 5 à 6 bataillons détachés d’autres brigades ou autonomes. Sur le flanc nord du secteur nord de Bakhmut, on trouve neuf autres brigades jusqu’aux abords de Lysychansk, perdue début juillet, et sur le flanc sud jusqu’à Vuhledar, les Ukrainiens ont encore 14 brigades face à une forte pression russe. En position arrière de toute cette zone prioritaire, on trouve une petite réserve de cinq brigades.

Cette force principale est non seulement dense mais aussi puissante. On y trouve trois BB (4e, 17e et 1ère) ainsi que le 12e bataillon indépendant, en général placés un peu en arrière en réserve d’intervention. La ligne est aussi tenue par 12 BMe, dont la 4e de réaction rapide de la Garde offensive, et 18 BMo, dont deux d’infanterie de marine transférées depuis Kherson et cinq de la Garde offensive. Le ministère de l’Intérieur veut visiblement « en être », même s’il ne commande pas opérationnellement ces unités.  L’ensemble représente presque l’équivalent de toute la force de manœuvre ukrainienne au début de la guerre concentrée dans la seule province de Donetsk. On trouve également neuf brigades territoriales et de garde nationale (dont la brigade présidentielle, difficile à classer), plutôt dans les zones arrière à défendre (Siversk, Kramatorsk, Lyman, Sloviansk) mais parfois aussi en première ligne. On trouve également six brigades d’artillerie pour les appuyer, dont quatre à proximité de la poche de Bakhmut et deux près de Vuhledar (dont la 55e équipée de canons Caesar).

De part et d’autre de cette zone centrale prioritaire, on trouve deux secteurs secondaires. Le premier est au nord, dans la province de Louhansk avec seulement neuf brigades déployées sur une centaine de kilomètres, dont la 3e BB près de la frontière russe, six BMe ou Bmo dont deux de la Garde offensive et deux BT. L’ensemble, très actif côté ukrainien jusqu’à la fin de l’année 2022 est donc maintenant plutôt délaissé, les Ukrainiens se contentant surtout de protéger Koupiansk et de couvrir les sorties sud de Kreminna. Le second secteur « calme » est au sud dans la province de Zaporijia, de Vuhledar (exclue) jusqu’au Dniepr. C’est de loin le secteur le moins dense avec huit brigades seulement dont cinq BT et 3 de manœuvre (mécanisée, assaut, montagne) entre Orikhiv et le Dniepr, ce qui indique, il est vrai, un certain d’intérêt pour cette zone au sud de la grande ville de Zaporijia. La 44e brigade d’artillerie appuie le secteur.

Au bilan, l’Ukraine a donc concentré sur le front la très grande majorité de ses brigades de manœuvre opérationnelles renforcées de quelques BT. Pour autant, à l’exception de la région de Bakhmut, la densité des forces est plutôt faible. Beaucoup de brigades ukrainiennes ont ainsi plus de 10 km de front à défendre. Les réserves sont également très réduites. Cela indique une certaine confiance des Ukrainiens dans leur capacité à résister à l’offensive russe sur la première ligne sans crainte d’être percé. De fait, le bilan des engagements depuis le mois de janvier leur donne raison. Cette faible densité et les réserves très réduites à l’arrière n’autorisent en revanche aucune opération offensive d’ampleur, mais seulement des attaques locales destinées à repousser un peu la ligne ennemie. Pour percer le front quelque part, il faudra obligatoirement faire venir au moins dix brigades de manœuvre de la grande zone arrière à l’intérieur du territoire ukrainien.

Cette grande zone arrière devrait donc abriter les 21 à 26 brigades qui manquent dans le décompte, ce qui correspond à peu près aux brigades qui devraient être en formation plus quelques unités au repos/reconstitution. C’est un grand archipel de garnisons et de centres de formation à l’abri des coups. On peut y distinguer trois groupements. Le premier est sur la rive gauche du Dniepr, immédiatement au nord de Dnipro. Il réunit six BMe et une BMo (chasseurs). Ce sont presque toutes des unités de formation récente. La 46e brigade mécanisée est la première formée avec des équipements occidentaux, sans doute en novembre 2022. Il est intéressant de noter qu’elle était alors près de Kharkiv et qu’elle a été transférée plus au sud, et notamment près de la route E50, axe principal vers le Donbass. Toutes les autres brigades, sauf la 60e BMe qui est peut-être une BMo transformée, ont été créées en janvier ou février 2023 et elles ne sont donc sans doute pas encore complètement opérationnelles.

Le deuxième groupement est au sud de Dnipro. Il comprend également six brigades, cinq mécanisées et une d’assaut aérien, mais seule la 63e brigade mécanisée est ancienne. Toutes les autres datent de début 2023 et même de mars 2023 dans le cas de la 82e d’assaut aérien. On peut y rattacher la mystérieuse 5e brigade blindée apparemment déployée à Kryvyï Rih et dont on disait qu’elle était équipée de T-72 polonais et les YPR-765 PAC néerlandais. Placées autour des axes E50 et H11, toutes ces brigades peuvent franchir rapidement le Dniepr à Dnipro et rejoindre le Donbass.

Le troisième groupement est plus lointain, entre Mykolaev et Odessa. Il comprend cinq brigades, trois mécanisées et deux d’infanterie de marine, toutes formées en 2023. On y trouve notamment la 41e mécanisée, très récemment formée et normalement équipée de véhicules occidentaux.

Au total, on compte donc 19 brigades de manœuvre dans cette zone arrière. Restent deux à sept brigades non identifiées. On ne trouve pas par exemple la 11e brigade motorisée et la brigade de fusiliers de l’air en formation, ni surtout la future « brigade Léopard ».

Le cœur de l’armée bouge

L’Ukraine effectue donc un effort considérable de formation de nouvelles unités. Pour cela, il faut d’abord des hommes. Il en faut déjà peut-être 15 à 20 000 par mois pour combler les pertes dans les brigades déjà existantes. Constituer les nouvelles brigades de manœuvre depuis novembre, mais aussi renforcer toutes les autres composantes des forces armées en a demandé au moins 70 000 de plus. Pour faire face à tous ces besoins, il a fallu sans aucun doute puiser dans les brigades territoriales, les milices, la police nationale ou les gardes-frontières. Le flux de volontaires civils commençant à se tarir, il a fallu aussi appeler autoritairement plus d’hommes sous les drapeaux, par exemple 30 000 hommes pour le seul mois de janvier. Cela ne manque de susciter quelques grincements et un phénomène montant d’esquives au service, facilité par la corruption endémique. Beaucoup des soldats de ces nouvelles brigades ont été formés par les Occidentaux, en particulier au Royaume-Uni. La majorité l’a été et l’est encore en Ukraine même. La principale inconnue humaine est plutôt celle de l’encadrement. Reste-t-il assez d’officiers et de sous-officiers en Ukraine pour occuper les 5 ou 6 000 postes d’encadrement des nouvelles brigades ? Peut-on considérer qu’une année de guerre a formé au feu une génération nouvelle de cadres ? Les écoles de cadres sont-elles suffisantes ? On ne sait pas trop.

Les ressources humaines sont tendues, mais les vrais facteurs limitants sont l’équipement lourd et la logistique qui va avec. Pour équiper ou rééquiper toutes les brigades dans la grande zone arrière, sans parler donc du recomplètement des brigades engagées au front, il faut au moins 400 chars de bataille, 2 000 véhicules blindés d’infanterie et 350 pièces d’artillerie, et des dizaines de milliers de tonnes de munitions ou de carburant. Cela dépasse tout ce que les Occidentaux peuvent fournir. Il faut donc épuiser les stocks et récupérer tout ce qu’il est possible de prendre aux Russes. Tout cela demande du temps pour être acheminé et réuni. Il n’est surtout pas évident qu’il soit possible de faire un effort aussi important une nouvelle fois, au moins jusqu’à ce que les chaînes de production fonctionnent à plein régime en Europe et aux États-Unis.

Mais ce n’est pas tout, il faut aussi travailler pour faire de cet assemblage de ressources des unités militaires cohérentes capables de mener des opérations offensives, les plus complexes. Pour cela, il faut autant d’états-majors que de brigades, mais aussi pour coiffer ces brigades, des états-majors de divisions, selon l’organisation occidentale, ou de corps d’armée/armée, à la manière russe. Il semble que la formation de ces grandes unités ait été décidée. On se demande d’ailleurs pourquoi cela n’a été fait plus tôt afin de gérer plus rationnellement ce capharnaüm d’unités différentes aux équipements les plus variés. Il faudrait cependant que l’armée ukrainienne forme une vingtaine de divisions pour simplement encadrer la force de manœuvre. Tout cela ne s’improvise pas. Il faut des milliers d’officiers formés au travail d’état-major et toute la structure technique de commandement et de circulation de l’information correspondante. C’est un nouveau chantier énorme.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fallait environ dix mois pour former une division de l’état-major jusqu’au dernier groupe de combat d’infanterie, et six mois pour une brigade. Les brigades ukrainiennes sont petites. On espère faire ça en quatre mois en Ukraine. C’est court, mais faisable avec beaucoup de motivation et en allant à l’essentiel. Avec quelques états-majors de division formés, on peut considérer que tout cet effort peut commencer à porter ses fruits en avril. Les Ukrainiens auront alors peut-être de quoi constituer une première masse de manœuvre d’une dizaine de brigades leur permettant déjà de mener une offensive de grande ampleur et ils devraient doubler cette capacité en mai, le moment où la météo sera également la plus favorable.

Le défi suivant sera celui de la reconfiguration de l’ordre de bataille afin de passer d’une posture générale défensive à une posture offensive. Comme il est préférable, pour mieux assurer le succès, d’utiliser les meilleures brigades et donc les plus expérimentées en fer de lance, on assistera peut-être d’abord à une relève sur le front d’anciens par les nouveaux. Puis il faudra densifier les brigades de première ligne dans le secteur choisie pour l’offensive (on considérera que les Ukrainiens agiront par offensives successives et non simultanées comme les Russes). Ce ne signifiera pas simplement ajouter plus de brigades de manœuvre mais aussi renforcer ces brigades, en particulier des moyens de génie. Le génie dit d’« assaut » avec ses engins de franchissement d’obstacles, des coupures de tranchées aux champs de mines en passant par les cours d’eau, et de réduction des zones très fortifiées est plus que jamais indispensable à la réussite de la phase 1 de l’offensive : la prise des positions retranchées ennemies. On l’évoque beaucoup moins que les chars de bataille mais dans une guerre de position, ces moyens sont au moins aussi importants. Or, les États-Unis ont, à la demande des Ukrainiens, apporté une aide particulière dans ce domaine depuis la fin de 2022. Au lieu d’une compagnie, on devrait donc voir fleurir des bataillons de génie dans les brigades, et peut-être même des « bataillons de brèche » génie-infanterie, au moins dans les zones d’attaque.

Il faudra aussi réunir sur la rocade arrière à un carrefour d’axes qui permette de rejoindre rapidement plusieurs points du front, les brigades chargées de l’exploitation de l’assaut initial si une percée a pu être obtenue. À défaut, ces brigades pourront renforcer ou relever celles de première ligne afin d’effectuer une « double poussée » jusqu’à faire craquer l’ennemi. Il faut aussi placer au bon endroit les brigades d’artillerie et leurs axes logistiques afin de préparer les frappes brèves mais massives de neutralisation ou d’interdiction. Il est probable que les Ukrainiens ont prévu également un plan de freinage des forces de réserve russes en arrière du secteur attaqué. Cela passe, plutôt dans la province de Zaporijia, par l’action de sabotage de partisans, peut-être aidés de commandos infiltrés via le Dniepr et des frappes dans la profondeur à l’aide des forces aériennes ou surtout des lance-roquettes multiples avec les nouvelles munitions guidées fournies par les Américains. Cette campagne de sabotages et de frappes dans la profondeur peut commencer des semaines avant l'offensive, mais elle devra s'effectuer un peu partout pour ne pas donner d'indices sur les intentions ukrainiennes.

La principale difficulté sera en effet de masquer ces préparatifs aux nombreux capteurs ennemis : agents infiltrés, écoutes, drones, satellites. Après plus d’un an de guerre, les Ukrainiens sont désormais bien rodés à cet exercice : déplacement hors des vues satellitaire (dont les survols sont annoncés par les Américains) et de nuit, discipline radio, camouflage. Mais comme il est pratiquement impossible de tout masquer, il faudra également inclure des feintes et des mouvements trompeurs. Plusieurs bases de départ possibles sur la rocade de Zaporijjia à Koupiansk faisant face à autant d’axes d’attaque possible (le long du Dniepr, Orikhiv vers Tokmak, sud de Vuhledar, nord et/ou sud Bakhmut, Lysychansk, Kreminna ou Svatove) devront sans doute être occupées en même temps.

On le voit, tout le travail nécessaire pour recroiser les courbes d’intensité stratégiques de Svetchine, en clair être plus fort que les Russes et reprendre l’initiative des opérations, est considérable. Beaucoup a été fait par les Ukrainiens et les choses peuvent s’accélérer à partir de maintenant. 

L'empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine

Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.

Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.

Duellistes dans un espace mouvant

L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.

À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.   

La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire).  Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.

Blackout et Corsaire

Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique - le réseau électrique - et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.

Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.

Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.

À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.

De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.

Donbass 2 et l’Opération X

Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.

Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.

Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.  

En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.  

Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.

Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.

Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.

Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.

Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable

En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.

Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.

Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.

Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.

En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu'un évènement extraordinaire - mort d'un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. - survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.

L’offensive d’hiver – Face B

Rappelons les bases : un affrontement politique, par exemple une guerre, suppose dans les deux camps d’avoir un but à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens des uns et des autres. Dans le cadre de cette stratégie on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaire ou non, afin d’atteindre le but politique. On ajoutera le carburant essentiel de cette machinerie : l’espoir que cela serve à quelque chose.

Branloire pérenne en Ukraine

Tout cela comme disait Montaigne est « branloire pérenne », non pas au sens de spéculation vaine, mais de contextes toujours changeants. L’objectif politique ukrainien a pu ainsi évoluer de simplement survivre à l’invasion russe avec une stratégie défensive, puis l’espoir grandissant à partir de repousser l’ennemi jusqu’aux limites du 24 février, puis les victoires aidants de le chasser complètement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

Les ambitions russes, qui sont essentiellement celles de Vladimir Poutine, ont également évolué avec le temps dans le sens inverse de celui des Ukrainiens, la guerre étant un jeu à somme nulle. La stratégie actuelle, que l’on pourrait rebaptiser « Anaconda » si cet animal existait dans ces latitudes, est celle de la pression sur l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à ce que ça craque quelque(s) part(s) : le soutien des opinions publiques occidentales ou au moins des classes politiques, le soutien matériel, l’économie ukrainienne, la pouvoir de Volodymyr Zelensky, le corps de bataille ukrainien, le moral de la population, etc. avec possiblement un effet domino jusqu’à l’épuisement de tout espoir et donc in fine l’obligation de négocier défavorablement. On verra ensuite ce qu’il y aura à négocier, l’essentiel est de se présenter en vainqueur à la table. Cela peut prendre trois mois, trois ans ou dix ans, peu importe pour Poutine à partir du moment où l’« arrière » russe tient de gré ou de force.

C’est dans ce cadre-là que l’on peut interpréter l’opération militaire Donbass 2 en cours. En tenant compte de la médiocrité tactique de ses éléments de manœuvre mais de la supériorité de sa puissance de feu, et arguant de l’impossibilité de percer, le commandement russe exerce un martelage de la ligne de front avec un échelon unique. Cela ressemble quand même furieusement à l’opération Donbass 1 d’avril à début juillet, avec simplement plus d’hommes à sacrifier. On peut donc supposer, et les dosages d’efforts semblent le montrer, que l’objectif terrain de l’opération est le même qu’à l’époque : la conquête complète des deux provinces du Donbass.

Face à cela, et en considérant que les buts politiques n’ont pas varié, la stratégie occidentale dans la confrontation avec la Russie est également celle de la « pression craquante » par le biais des sanctions économiques, la recherche de l’isolement diplomatique et l’aide à l’Ukraine. Grâce en partie à cette aide, la stratégie ukrainienne est essentiellement militaire et vise à la destruction du corps expéditionnaire russe en Ukraine suivie de l’incapacité de la Russie à retenter l’expérience de l’invasion.

Pour détruire une armée, on ne connaît guère d’autres modes opératoires que l’attrition ou l’anéantissement. On se bat en essayant d’infliger bien plus de pertes à l’ennemi qu’à soi-même ou bien on essaie de disloquer le dispositif d’une grande unité afin de lui faire perdre sa cohérence. Dans les faits, les deux peuvent se combiner et l’opération d’attrition peut-être simplement une opération d’anéantissement qui n’a pas réussi et se prolonge. C’est un peu le cas de Donbass 1 qui visait à encercler les principales villes du Donbass encore sous contrôle ukrainien et s’est rapidement transformé en une grande bataille d’usure de gagne terrain et de matraquage d’artillerie sur des Ukrainiens qui ne voulaient rien lâcher. Avec l’unique percée de l’opération, à Poposna le 9 mai, la bataille a pu commencer à ressembler à une bataille d’anéantissement avec la possibilité d’un encerclement de forces ukrainiennes dans la poche de Lysychansk. Cela n’a pas été le cas, mais on a pu croire que le rapport de force se trouvait encore plus favorable aux Russes après la bataille du fait des lourdes pertes ukrainiennes.

C’est l’inverse qui s’est passé. Les pertes absolues russes ont été supérieures à celle des Ukrainiens. Les exemples historiques des combats de position tendant à montrer que les pertes des défenseurs sont le plus souvent plus importantes que celles des attaquants dans la phase initiale de la bataille – effet de surprise, emploi maximal de la puissance de feu – mais que les choses s’inversent si l’attaque n’a pas permis de conquérir la position ennemie et que l’on s’acharne malgré tout pendant des jours, des semaines voire des mois sur cette même position. La défense s’adapte, se renforcer, et engage des renforts de force ou de feu sur un ennemi de mieux en mieux connu, la part des feux directs s’accroît également et dans ce cadre-là frappe plus ceux qui ne sont pas enterrés.

Autrement dit, si l’objectif premier n’est pas de percer mais d’éliminer le maximum de combattants ennemis, il faut combiner une débauche d’obus dans un temps très court et une phalange qui puisse progresser protégée par le blindage et le terrain tout en projetant un maximum de feu direct – et dans ce cas mitrailleuses lourdes et canons mitrailleurs font la majorité du bilan – sur ceux qui cherchent à tenir le terrain. Une fois l’avance terminée, il faut immédiatement passer en mode défensif et verrouiller la zone tenue. C’était le principe des opérations américaines contre la ligne fortifiée en Corée au printemps 1951 dont les noms, « Tueur » ou « Eventreur », indiquent bien l’objet premier. Hors de ces conditions et s’il s’obstine, c’est l’attaquant qui finit par s’user comme lors de la bataille de la Somme en 1916.

Et puis les pertes sont relatives. Lancer Donbass 1en avril sous cette forme alors que l’on ne dispose que de 180 000 hommes, déjà très éprouvés par le désastre de Kiev, sans renforts suffisants face à une armée ukrainienne qui a mobilisé la nation et fabrique ou renforce à tour des bras ses brigades est une aberration. On pourra arguer de la médiocrité tactique des unités russes qui ne permettait pas de faire autrement. On répondra qu’il fallait alors prendre le temps de mobiliser des forces à ce moment-là et de travailler à l’arrière pendant des mois avant de relancer une opération offensive. En croyant user l’armée ukrainienne, ce sont les Russes surtout qui se sont épuisés. Le croisement des « courbes d’intensité stratégique », pour reprendre l’expression d’Alexandre Svetchine, se sont finalement croisés encore plus tôt que prévu en faveur des Ukrainiens.

Héritant ainsi de la supériorité opérative, mélange de masse et niveau tactique moyen supérieur (NTM) les Ukrainiens ont pu contre-attaquer en menant cette fois deux opérations d’anéantissement sur les deux zones faibles de l’ennemi. Dans le premier cas dans la province de Kharkiv en septembre, ils ont pu faire une « Uzkub 1918 », c’est-à-dire une percée suivie d’une exploitation en profondeur disloquant le dispositif adverse. Dans le second cas dans la province de Kherson en octobre-novembre en faisant une « Soissons 1918 » en étouffant la tête de pont sur la rive droite du Dniepr. Ils auraient sans doute atteint leur objectif stratégique militaire s’ils avaient pu maintenir ce momentum et accumuler encore plusieurs autres batailles d’anéantissement à Louhansk ou Zaporijjia par exemple. Ils n’y sont pas parvenus, la faute à l’entropie propre des opérations qui a usé aussi les moyens ukrainiens, à la météo et aussi surtout à l’ennemi qui a su réagir. A ce stade, on peut simplement imaginer ce qui se serait passé si tous les moyens, dont les véhicules blindés de tout type, promis pour le printemps 2023 par la coalition de Ramstein avait été donné à l’été 2022.

Donbass, le retour

On se retrouve donc fin novembre au point de départ de l’été 2022 avec simplement une ligne fortifiée russe plus dense qu’à l’époque. Que faire ? Pour atteindre leur objectif stratégique actuel, les Ukrainiens n’ont d’autre choix que d’attaquer la ligne, et ce alors même que les Russes ont pris l’initiative d’une nouvelle opération offensive.

On pourrait imaginer dans l’absolu un combat mobile défensif mobile dans la profondeur. Les forces principales ne tiennent pas le terrain, mais freinent l’ennemi et lui infligent des coups dès que possible, une version à grande échelle de la « trame antichars » que l’on apprenait dans les années 1980, combinée à la corrosion de la guérilla sur les arrières. C’est ainsi que les Ukrainiens ont brillamment vaincu cinq armées russes autour de Kiev en février-mars, leur ont infligé des pertes importantes puis ont repris le terrain abandonné. Tactiquement, ce serait sans aucun doute à l’avantage des Ukrainiens, visiblement supérieur en capacités et moyens dans cette forme de combat. C’est probablement impossible pour des raisons politiques et psychologiques. Il n’est pas question de céder du terrain ukrainien, un peu comme en 1917-1918 lorsque beaucoup de généraux français refusaient de copier l’idée allemande de défense en profondeur. La bataille de Kiev a été une bataille subie.

Une autre option est de tenir fermement le terrain sur certains points mais d’attaquer ailleurs, en opération Killer ou en recherche de percée, à la manière de la résistance à l’« offensive de la paix » 15 juillet 1918 sur la Marne suivie de la contre-attaque de Villers-Cotterêts trois jours plus tard sur le flanc de l’attaque allemande. Cela suppose d’avoir les moyens de maintenir un groupe de forces, pas forcément en premier échelon, prêt à contre-attaquer sur un point faible décelé dans le dispositif adverse. Le problème est qu’on constate aussi une forte absorption des brigades ukrainiennes pour simplement tenir la ligne sous la pression russe et qu’on ne voit pas le deuxième échelon d’au moins dix brigades qui seraient nécessaires pour tenter une contre-attaque. On n’a pas forcément non plus identifié de point faible dans des positions russes qui paraissent plus solides que jamais.

La troisième option est l’usure et l’attente. Faire payer chaque mètre gagné par les Russes par des pertes très supérieures à celles des Ukrainiens, jusqu’affaiblir suffisamment l’armée russe et ensuite, et seulement à ce moment-là, reprendre l’initiative pour lancer à nouveau les batailles d’anéantissement qui seules permettent d’avancer vers la victoire. Cela demande de la patience malgré la pression ennemie, des moyens et du temps pour disposer de la masse critique nécessaire pour attaquer une ligne de défense solide. Cette masse critique est faite de moyens de feu et de choc qui doivent être très nettement supérieurs à ceux de l’ennemi dans la zone attaquée.

Il est difficile de lire dans l’articulation des forces ukrainiennes, peut-être encore plus que dans celles des Russes. Ce que l’on constate est une forte proportion des brigades de manœuvre ou territoriales engagées le long de la ligne de front et donc peu en deuxième échelon, dans la zone Poltava-Krasnohrad en particulier, pour rejoindre n’importe quel point de front, l’attaquer, percer et exploiter. Il est toujours nécessaire par ailleurs de couvrir face aux frontières russes et biélorusse, sans doute avec des brigades au repos/reconstitution. Ce que l’on constate aussi et surtout est un gros travail de fabrication de nouvelles brigades, dont une brigade blindée et huit mécanisées. Plus de 30 000 conscrits ont été appelés au service au mois de janvier, ce qui est très supérieur aux mois précédents. Contrairement aux Russes, et malgré l’urgence stratégique, il semble donc que les Ukrainiens ont apparemment choisi d’être patients avant de pouvoir réattaquer en force.

Il reste donc d’abord maintenir à déterminer si les Ukrainiens peuvent dans les trois mois à venir résister à Donbass 2 en ne perdant ni de terrain décisif (et Bakhmut n’est pas un terrain décisif), ni trop d’hommes, les deux critères rappelons-le n’était pas forcément compatibles. Le plus difficile est peut-être dans ces conditions de résister à l’idée de faire du Verdun partout, car si Verdun a montré aux Allemands la détermination française, cela a été payé de pertes supérieures chez les Français. L’essentiel dans cette phase est que Sloviansk et Kramatorsk ne tombent pas et qu’au moins deux russes tombent pour chaque ukrainien. Il restera ensuite à lancer enfin les deux ou trois batailles d’anéantissement qui manquent pour reprendre les terrains perdus depuis le 24 février et plonger l’armée russe dans l’impuissance et la Russie dans le doute. Cela demandera sans doute encore plus d’efforts que pour les victoires de septembre à novembre et bien plus que la question des véhicules, c’est l’insuffisance de l’artillerie ukrainienne qui est préoccupante.  

Si ces deux paris sont réussis, l’Ukraine se sera rapprochée de son objectif stratégique militaire de destruction de l’armée russe et de son objectif politique de libération totale de ses territoires. Elle se sera rapprochée aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. Or, en politique comme en physique l’approche de la forte gravité transforme la physique à son approche. Nul doute que la branloire pérenne risque de bouger très fort à ce moment-là sans que personne à ce stade sache dans quel sens. Nul doute aussi que ces deux défis ne sont pas relevés, la branloire bougera également.

L' offensive d'hiver

On évoque beaucoup la possibilité d’une nouvelle grande opération offensive russe, à l’occasion notamment de l’anniversaire du début de la guerre le 24 février prochain. Outre que les différentes dates attendues avec angoisse durant cette guerre n’ont guère été fertiles en évènements particuliers, il est quand même très probable que cette grande opération offensive a déjà commencé. Nous y sommes entrés progressivement par une augmentation graduelle du nombre d’attaques jusqu’à un seuil critique où la majorité des moyens sont engagés. Si l’habitude est respectée, nous en sortirons dans deux ou trois mois.

Contournement impossible, percée difficile

Cette offensive russe d’hiver ressemble tellement à celle d’avril à juin que l’on peut la baptiser « deuxième offensive du Donbass » avec probablement le même objectif de conquête complète de la province de Donetsk et toujours le même flou sur l’objectif politique recherché au-delà de cet objectif militaire.

Cette nouvelle offensive a lieu simplement sur une ligne de front plus réduite qu’en avril puisque la tête de pont de Kherson a disparu et que les Russes ont été presque entièrement chassés de la province de Kharkiv, mais elle a lieu uniquement « plein fer » sur cette ligne. Il est vrai qu’il est difficile pour les Russes, comme pour les Ukrainiens d’ailleurs, de faire autrement.

On ne peut projeter de forces par-dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes qui rendrait l’expérience extrêmement périlleuse. Il n’est pas possible non plus de contourner par la mer à la manière du débarquement américain à Inchon en Corée en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur et les côtes sont trop dangereuses d’accès. Et puis, même y parvenant, il faudrait par air ou par mer, être capable d’alimenter, tenir puis agrandir la tête de pont formée, et ce n’est pas évident. Un franchissement offensif du Dniepr d’un côté comme de l’autre engendrerait des problèmes similaires, tant l’obstacle est important. Les Russes y sont parvenus un peu par surprise au tout de début de la guerre, avant de se retrouver bloqués puis refoulés. Ils ne bénéficieraient plus, ni les Ukrainiens, de telles conditions favorables.

Les Russes peuvent enfin tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou celle de la Biélorussie qui constituent des murs politiques infranchissables pour les Ukrainiens. L’état-major de la 2earmée a été installé en Biélorussie avec peut-être 8 à 10 000 hommes. On assiste aussi à une concentration de forces dans la province de Belgorod, sans doute sous le commandement de la 20e armée. À ce stade, c’est clairement insuffisant pour imaginer menacer à nouveau Kiev. Ces deux armées sont surtout des cadres de formation de troupes à l’heure actuelle, et dans le cas de la province de Belgorod participent à la promotion de l’idée que la Russie et même la Biélorussie sont menacées. D’un point de vue ukrainien, même si on agite cette menace, car il faut toujours stimuler l’attention des Occidentaux et leur désir d’aider, il est probable que l’on aimerait bien que les Russes tentent à nouveau de pénétrer en Ukraine par ces côtés afin de leur infliger presque à coup sûr une défaite majeure.

NTM en Ukraine

Car il n’y a pas que des questions de géographie ou d’équipements adaptés. Il y a aussi ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi donné ce que l’on appeler la « puissance relative ». C’est fondamentalement l’association d’une masse de moyens et de compétences. Ces compétences elles-mêmes peuvent évoluer selon plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’incitation à apprendre, s’adapter, innover. Cette incitation évolue en fonction de l’ampleur des défis à résoudre et de la confiance que l’on a à y parvenir. Sans stress organisationnel, disons en temps de paix, l’incitation à évoluer est beaucoup plus faible qu’alors qu’il y a des missions dangereuses et des défis multiples à résoudre. Autrement dit, les leçons sont plus chères, mais on apprend et on évolue beaucoup plus vite lorsqu’on combat pour de vrai, justement parce que les leçons sont chères. Le niveau tactique moyen (NTM) progresse et si en parallèle le nombre d’unités augmente, la puissance relative de l’armée augmente au carré.

Bien évidemment, cette incitation va produire des effets plus ou moins importants en fonction de l’écosystème d’apprentissage. Face à des défis similaires, certaines armées vont plus progresser et plus vite que d’autres selon, sans entrer dans le détail, leur capacité interne à susciter, promouvoir puis imposer des idées nouvelles. À cet égard, et même s’il ne faut pas l’idéaliser dans ce domaine, l’armée ukrainienne a incontestablement une plus grande propension à apprendre et innover que l’armée russe. Après un an de guerre, ce constat est inchangé.

Un autre facteur essentiel est le niveau de pertes. Il est difficile de capitaliser une expérience collective quand trop de membres meurent ou disparaissent parce que blessés ou mutés ailleurs. En mars et en mai 1918, les divisions mobiles allemandes percent les lignes de défense britanniques puis françaises et il faut donc les affronter en terrain libre hors de la zone des tranchées. Face à ce nouveau défi, les artilleurs français s’en sortent plutôt bien car il y a encore parmi eux beaucoup de vétérans de 1914. Innover, c’est parfois se souvenir et il leur suffit de puiser dans les expériences passées analogues pour trouver des solutions. Les fantassins français en revanche, qui subissent depuis le début des pertes très supérieures à celle des artilleurs, n’ont de leur côté plus de vétérans de 1914. Ils ne connaissent que le combat de tranchées et il leur faut tout réinventer sous le feu.

Pourquoi parler de cela à l’occasion de cette offensive d’hiver en Ukraine ? Parce que le NTM est une donnée stratégique suprême. L’armée russe en Ukraine est maintenant plus nombreuse qu’à l’été avec l’arrivée des mobilisés, les mobiks. Elle dispose même peut-être de 180 bataillons de manœuvre, mais le taux de perte et de turn over a été tél que ces bataillons, certes très hétérogènes entre un bataillon de mobikset une unité de Wagner + (hors ex-prisonniers), restent d’une qualité tactique médiocre. Quand une unité, pourtant d’élite au départ, comme la 155e brigade d’infanterie navale doit être reconstituée deux fois, on peut imaginer qu’elle a eu du mal à capitaliser sur son expérience ou par exemple que les soldats formés au feu et qui auraient pu constituer de bons sous-officiers ne sont simplement plus là. Le NTM conditionne largement la forme des combats. Avec des soldats, des cadres et des états-majors bien formés on peut organiser des combats ou des batailles complexes, sans cela c’est impossible. Dans ce cas, il n’y a que deux solutions, soit on attend pour rehausser le niveau tactique moyen et pouvoir ensuite organiser des opérations plus ambitieuses, soit on attaque tout de suite mais très pauvrement tactiquement.

Face aux offensives ukrainiennes de l’automne, les Russes ont réussi une « Hindenburg 1917 », du moins ils en ont réussi les premières phases avec la mise en place d’une solide ligne de défense sur le front et la mobilisation des forces en arrière. À l’abri de ce bouclier, les Allemands avaient alors tenté d’étouffer le Royaume-Uni par la guerre sous-marine à outrance. On peut la comparer à la campagne des missiles sur le réseau énergétique ukrainien. Mais ils ont surtout travaillé. Après avoir récupéré des forces du front russe, ils ont durant l’hiver 1917-1918 la patience de reconstituer une masse de manœuvre à base de divisions recomplétées, réorganisées et entraînées pendant des semaines sur de nouvelles méthodes. Le problème pour eux est que les Alliés ont également beaucoup travaillé dans cette période. Les opérations de 1918 se trouvent de part et d’autre d’un niveau de complexité impossible à atteindre avec les compétences de 1916 à l’époque des batailles de Verdun ou de La Somme. Il est d’ailleurs probable que dès les années 1920, après la démobilisation des forces on ne soit déjà plus capable de les organiser.

Bref, devant ce dilemme, par pression politique ou pour prendre l’initiative les stratèges russes ont décidé d’attaquer tout de suite et donc très pauvrement à base, comme d’avril à juin, d’assaut de bataillons sous appui d’artillerie, mais avec peu de fantassins compétents et trois fois moins d’obus. Disons-le tout de suite, cela se paye mécaniquement de lourdes pertes, trois fois plus chaque jour que pendant la première bataille du Donbass selon les chiffres ukrainiens, il est vrai à prendre toujours avec précautions. Les Russes restent donc sciemment dans une trappe à incompétence.

L’assommoir arithmétique

Ces attaques ont lieu sur l’ensemble du théâtre d’opérations avec une distribution des forces russes plutôt dense et équitable, autrement dit dispersée et sans deuxième échelon. Cela indique déjà qu’il n’y a pas de volonté réelle de percer, mais simplement de pousser et à défaut de fixer et d’user.

On se souvient que le secteur de Kherson avait été très renforcé au cours de l’été, trop sans doute. On y retrouve toujours les 49e armée et 5e armée, plus le 22ecorps d’armée et qui tiennent la rive gauche du Dniepr avec des forces réduites. En arrière, la petite 29e armée sert de réserve à proximité de la Crimée. C’est un ensemble disparate privé de la plupart de ses unités de manœuvre les plus lourdes au profit bataillons légers, une vingtaine au total. Le premier échelon sert de « mur du Dniepr » et mène surtout une bataille d’artillerie et de commandos le long du front. L’arrière sert sans doute surtout de zone de réserve et reconstitution. On y trouve notamment plusieurs divisions et brigades d’assaut par air éprouvées par les combats.

Le secteur de Zaporijjia est plus actif. La 35e armée, réduite, tient la centrale nucléaire d’Enerhodar et la rive sud du Dniepr, mais la 36e armée a renforcé la 58earmée sur la ligne de contact. L’ensemble, qui représente entre 30 et 40 bataillons de manœuvre, est insuffisant pour une opération offensive de grande envergure, mais permet de mener des attaques locales sur Orikhiv et Vuhledar, qui fait partie de l’oblast de Donetsk. Ce sont deux points clés de la zone. Orikhiv est un carrefour routier important qui commande toute la manœuvre à l’ouest du front de Zaporijjia, sa possession offrirait à la fois une base de départ éventuelle pour des attaques futures ou au contraire en priverait les Ukrainiens. Vuhledar de son côté est surtout une base de feux, et peut-être plus tard de manœuvre, ukrainienne qui menace avec l’artillerie à longue portée tout le réseau de communication entre Donetsk-ville et Marioupol. Sa conquête, qui est loin d’être réalisée, soulagerait l’approvisionnement de toute la zone sud occupée par les Russes, un axe d’autant plus important que celui venant de Crimée a été endommagé. En résumé, la mission du secteur de Zaporajjia semble être surtout de rectifier la ligne à son avantage en s’emparant de point clés et en fixant le maximum de forces ukrainiennes au profit de l’attaque principale.

Cette attaque principale a lieu évidemment dans le Donbass dont les deux provinces forment en réalité trois secteurs regroupant plus d’une centaine de bataillons de manœuvre. Le plus au sud, le secteur de Donetsk-ville, est occupé par la 8e armée russe et le 1ercorps d’armée DNR et vise, comme depuis le début de la guerre, à repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville et hors de la position fortifiée qu’ils tiennent depuis 2015. Il s’agit plus d’une opération de pression, aux gains limités à quelques villages, que d’une tentative de percée et de dislocation. Le secteur le plus au nord est celui de la province de Kharkiv. On y trouve la 1ère armée blindée de la garde, la 4e division blindée en particulier, et les 14e et 68e corps d’armée. Sa mission semble être de protéger la frontière de la province de Louhansk, en débordant par le nord de la ligne de contact à l’intérieure de la province de Kharkiv. Son objectif immédiat est le bourg de Dvoritchna en tête de pont au-delà de la rivière Oskil et son objectif ultérieur semble être Koupiansk. Plus au sud la 41earmée russe tient la région de Svatove.

L’effort russe est porté entre les deux, sur un secteur que l’on peut baptiser « Kreminna-Bakhmut » du nom des deux batailles aux extrémités d’une opération offensive générale en direction de Sloviansk-Kramatorsk. L’effort à Kreminna est porté par la 20earmée et le 3e corps d’armée, avec la 7e division d’assaut par air (VDV) comme fer de lance. Il s’agit de ce côté de repousser les Ukrainiens vers la rivière Oskil et de pénétrer à nouveau dans la zone forestière de la rivière Donets en direction de Lyman et Siversk. L’effort est appuyé au sud depuis Lysychansk par le 2e corps d’armée LNR renforcé de bataillons de mobilisés russes. De son côté, l’effort à Bakhmut est porté par la société Wagner, dont les effectifs sur place équivalent à celui d’une armée régulière russe, mais renforcée de la 106e division d’assaut aérien et de brigades d’artillerie de la 8e armée. L’attaque sur Bakhmut progresse lentement, mais inexorablement au nord et surtout au sud-ouest de la ville. La zone tenue par les Ukrainiens commence à former nettement une poche qui n’est plus par ailleurs alimentée que par un petit axe. La question de l’abandon de Bakhmut ou d'une contre-attaque par les Ukrainiens se pose forcément.

En résumé, d’un point de vue russe l’offensive progresse et use l’armée ukrainienne. Grâce à un apport régulier de forces par une mobilisation désormais sans limites des hommes et de l’industrie, le général Gérasimov peut espérer par une pression continue conquérir le Donbass pour l’été 2023. Il sera temps alors en fonction des rapports de forces de décider de l’évolution des buts stratégiques. Dans tous les cas, alors que le pays résiste à la pression extérieure des sanctions et qu’il n’y a pas de troubles internes, le temps semble jouer en faveur de l’assommoir arithmétique russe.

On compare parfois le conflit en Ukraine avec la guerre de l’hiver 1939-1940 entre l’URSS et la Finlande, en faisant le parallèle entre la détermination et des succès des Finlandais et des Ukrainiens face à un envahisseur incomparablement plus puissant. On oublie de mentionner que les Soviétiques l’ont finalement emporté par une débauche de moyens et de sacrifices. Après des mois d’efforts et 350 000 morts ou blessés (six fois plus que les défenseurs) les Soviétiques ont finalement percé la ligne Mannerheim et poussé le gouvernement finlandais à reconnaître sa défaite et négocier défavorablement. C’est très probablement comme cela que l’on voit les choses à Moscou. L’expérience de cette guerre tend pourtant à montrer que les prévisions au-delà de trois mois ne valent pas grand-chose.

La guerre se fait toujours au moins à deux, la prochaine fois, on parlera du camp ukrainien.

Pour en finir avec la cobelligérance

Une des rares victoires russes de la confrontation avec l’« Occident global » est d’avoir réussi à introduire le mot « cobelligérant » dans le débat. Dans les faits, ce mot n’apparaît que très rarement dans les affaires stratégiques et pour cause puisqu’il désigne le fait d'être en guerre contre un ennemi commun sans alliance militaire formelle, ce qui n’arrive que très rarement. L’Union soviétique attaquant la Pologne deux semaines après l’Allemagne en septembre 1939 en constitue un exemple. Le terme « cobelligérant » a pourtant été utilisé très tôt par la diplomatie russe dès lors que des pays ont décidé d’aider l’Ukraine envahie, et surtout de l’aider militairement. Il s’agissait alors d’abord de démontrer qu’en aidant militairement l’Ukraine, les pays occidentaux ne devenaient pas complètement des « ennemis », puisque le terme n’était prudemment pas utilisé, mais plutôt des « presque ennemis » s’approchant dangereusement du seuil de la guerre ouverte, ce que personne ne veut. Une aide jugée trop « escalatoire », sans que l’on sache trop en quoi, susciterait alors des réactions du même ordre, sans que l’on sache non plus lesquelles. Bref, il s’agissait d’introduire l’idée, portée ensuite par les sympathisants conscients ou non, que « l’aide c’est la guerre ».

Les gouvernements se sont crûs obligés de répondre à l’accusation. En France, la ministre des armées employait le terme dès le 1er mars pour expliquer qu’au grand jamais ce ne serait le cas (ce qui est une évidence, au pire on serait alliés dans une guerre que la Russie nous aurait déclaré). Emmanuel Macron expliquait dès le 7 mars vouloir « stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants » tandis que plusieurs personnalités politiques d’opposition estimaient que simplement fournir des armements à l’Ukraine « ferait de nous des cobelligérants ». On rappellera qu’en France la ligne de comportement vis-à-vis de la Russie, telle qu’elle est exprimée dans tous les Livres blancs et revues stratégiques depuis 2008 est, malgré les attaques et l’intrusion en tout genre, le « dialogue ferme ». A ce stade de la guerre russo-ukrainienne, il s’agit donc encore de « persuader » la Russie d’arrêter son invasion par un calcul coûts-profits. On cherche à faire monter les coûts pour la Russie par des sanctions économiques et on aide l’Ukraine à se défendre, obligation morale si on veut que le droit international soit respecté et ce qui a aussi pour effet de faire monter les coûts militaires pour la Russie.

C’est à ce moment-là aussi que l’on se répand en explications sur la distinction entre équipements non létaux et armes qui elles-mêmes sont forcément « défensives », ou encore « non escalatoires » car non agressives. Cela rappelle immanquablement les débats de l’entre-deux-guerres sur le thème « le char est-il une arme offensive ? » et si c’est le cas, un État pacifique doit-il en posséder ? N’est-ce pas une provocation, une menace pour les voisins ? Ligne Maginot = bien ; chars de bataille = pas bien. C’est évidemment absurde, ce sont les opérations qui sont offensives ou défensives, pas les moyens qui y sont utilisés. Les armes « défensives » ou « offensives », pour ne pas dire « offensantes », ont cependant encore de beaux jours devant elle.

Dans les faits, les choses sont pourtant simples. Soutenir un État en guerre sans combattre soi-même n’est pas être en guerre contre l’ennemi de cet État. Quand l’Union soviétique fournit au Nord-Vietnam en guerre contre les États-Unis, le Sud-Vietnam et leurs alliés des centaines de milliers de tonnes d’équipements pour une valeur totale pour 1965-1975 d’environ 110 milliards d’euros actuels, personne ne songe à la qualifier de cobelligérante. Idem pour la Chine qui fait la même chose à moindre échelle. Et pourtant, des milliers de soldats américains vont périr directement à cause de cette aide comme par exemple l’énorme capacité de défense aérienne – canons, missiles et avions de chasse – fournie. Ces choses paraissent comme normales et évidentes dans la cadre de la guerre froide. Cela n’empêche pas dans le même temps des relations diplomatiques presque normales entre Soviétiques et Américains et même des accords importants, comme ceux relatifs à la limitation des armements nucléaires.

On rétorquera que le territoire des États-Unis n’était pas menacé par cette aide, et qu’il n’y avait donc pas au Vietnam d’enjeux vitaux engagés pour les Américains. Malgré des discours grandiloquents du genre « le sud-est asiatique est l’avenir du monde et si on ne combat pas il sera sous le contrôle des communistes chinois, ce qui est inacceptable », ce qui est à peu près la teneur du discours sur l'état de l'Union de Nixon en 1970, cela est vrai. Lorsque les Russes ont voulu déployer des missiles armés nucléairement à Cuba, les réactions ont été plus vives que lorsqu’ils ont été placés en Europe de l’Est, et si la guerre s’était passée au Mexique plutôt qu’au Vietnam, les perceptions auraient sans doute été différentes. Car et c’est bien là toute la difficulté du jeu subtil de l’escalade qui réside, comme au poker, dans sa subjectivité. On ne sait pas forcément très bien ce qui peut provoquer une réaction adverse - pas « ennemie » précisons-bien puisqu’il n’y a pas guerre, mais c’est souvent pareil en temps de guerre -  d’autant plus que les choses peuvent évoluer dans le temps ou que l’on ne se comprend pas forcément très bien.

Au début d’octobre 1950, après avoir vaincu l’armée nord-coréenne dans le sud, les Américains et Sud-Coréens décident de pénétrer en Corée en Nord afin de réunifier le pays. Cela ne plaît ni à l’Union soviétique, ni surtout à la Chine populaire qui multiplie les gestes – déclarations, mouvements de troupes, parades – pour faire comprendre qu’elle est prête à entrer en guerre pour sauver la Corée du Nord. Tout cela paraît trop sibyllin aux Américains qui poursuivent la conquête du Nord. Début novembre, les Chinois effectuent même un ultime avertissement conventionnel en attaquant les forces américaines en pointe, avant de se replier derrière la limite du fleuve Yalu. Les Américains interprètent cela comme un signe de faiblesse et continuent. A la fin du mois, les Chinois lancent donc une offensive générale qui inflige une sévère défaite aux Américains. Cet évènement contribuera plus tard à dissuader ces derniers d’envahir le Nord-Vietnam.

On ne sait pas forcément comment l’adversaire perçoit les choses, à moins d’avoir des renseignements de première main. Et encore une taupe dans le premier cercle du pouvoir adverse peut aussi se tromper et dans tous les cas joue pour son propre compte. On suppute aussi sur ce que cet adversaire peut faire. Si on considère qu’il est impuissant, par manque de moyens ou de volonté, il n’y a, en théorie, aucune limite à l’aide à apporter au pays soutenu puisqu’il n'y aura pas de réaction. Mais dans le cas de la Russie, c’est peu probable. On a donc tâtonné avec l’Ukraine. On a aidé et puis on a vu ce qui se passait. 

Reprenons les trois critères de décision évoqués récemment par Emmanuel Macron quant à l’envoi de chars Leclerc en Ukraine : utile, non escalatoire et sans nous affaiblir. Lorsque la guerre commence en février 2022, on envoie d’abord des équipements légers comme des missiles antichars ou antiaériens portables. C’est évidemment tactiquement utile et ce d’autant plus que c’est assez rapidement absorbable par les forces ukrainiennes. Cela ne nous affaiblit pas trop dans un contexte où on estime généralement que cela ne suffira pas à arrêter les Russes. Il faut peut-être en garder sous le coude au cas où la guerre s’étendrait en Europe de l’Est. On s’empresse aussi de qualifier tout cela de « défensif » pour réduire le coefficient escalatoire de l’aide (CEA) et on se prépare à toutes les rétorsions possibles dans les champs de la confrontation (cyberespace, économie, influence, etc.). Finalement, non seulement la Russie réagit peu, hormis par ses déclarations et une carte nucléaire faible (mise en alerte modérée sans menace concrète), mais en plus les Ukrainiens résistent.

Que faire ? Vladimir Poutine ne renonce évidemment pas devant les coûts induits. Bien que très éloignées des objectifs initiaux, les forces russes ont quand même conquis des territoires non négligeables en Ukraine. Et, puis à partir d’un certain seuil, les coûts incitent même à poursuivre, ne serait-ce que pour les justifier ou « se refaire ».  Poutine n’est donc étrangement pas persuadé par notre diplomatie que « cela ne vaut pas le coup » et ne retire pas ses forces.

On reste dans un schéma de guerre conventionnelle industrielle tout à fait classique, qui lorsqu’elle ne se termine pas très vite (et se transforme éventuellement en guérilla comme en Irak en 2003) a tendance à durer très longtemps. Il faut trouver autre chose. Les Russes imposent une longue guerre d’usure et de positions. On y répond par une aide plus massive. On s’affaiblit forcément un peu tant l’hypothèse d’avoir à mener ou soutenir une guerre conventionnelle longue n’a pas été anticipée. Il n’y a ni stocks ni capacité à remonter en puissance très vite et aider massivement avec des équipements lourds, comme les pièces d’artillerie qui constituent l’urgence du moment, c’est forcément prendre dans notre muscle. Dans le même temps, la Russie perd aussi ses muscles en Ukraine et ne représente plus dans l’immédiat une menace pour les pays d’Europe de l’est.

Et puis, la Russie n’a pas beaucoup réagi à la première vague de soutien militaire, par crainte également de l’escalade ou peut-être simplement parce qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle se contente de ressortir la carte nucléaire et d’ajouter le thème « poursuivre l’aide à l’Ukraine, c’est faire durer ses souffrances » au discours initial. Cela permet à des personnalités en mal d’existence exprimer leur détestation des « va-t-en guerre », mais seulement s’ils sont ukrainiens ou occidentaux. En même temps, cela tombe bien puisque ce conflit dont tout le monde perçoit la dangerosité est peut-être le premier où il n’y a justement pas de courant interventionniste comme on a pu en connaître dans le passé depuis les conflits en ex-Yougoslavie. La très grande majorité de la population soutient l’idée d’aider l’Ukraine, mais personne ne veut faire la guerre à la Russie. On voit donc des Don Quichotte s’élancer contre des monstres imaginaires, qui ont au moins le mérite de permettre de combattre sans autre risque que le ridicule.

Peu de réactions russes donc, et aucune ligne rouge réellement tracée, mais on ne sait jamais. Il y a un consensus pour estimer que le CEA sera élevé si les armes fournies peuvent servir à attaquer en masse et en profondeur (escalade verticale d’intensité) le sol russe (escalade horizontale géographique). On considère alors, sans doute avec raison, que cela nourrirait le discours russe selon lequel cette « opération spéciale » est bien une guerre défensive contre une agression existentielle de l’OTAN, atténuerait les échecs en Ukraine (« ce n’est pas l’Ukraine, c’est tout l’Occident global qui est contre nous ») et justifierait la stalinisation complète du pays ainsi qu’une montée aux extrêmes. Les armes fournies sont donc « bridées », techniquement (pas de munitions à trop longue portée) et politiquement avec la garantie, sous peine de cessation de crédit, de ne pas les utiliser pour attaquer ouvertement la Russie. A cet égard, la fourniture de chars de bataille, à part le fait de nourrir les fantasmes sur les Panzerdivisionen, ne présente pas de CEA particulier, en tout cas moins que des lance-roquettes multiples par exemple. On n’imagine pas une seconde les brigades blindées ukrainiennes foncer vers Kursk.  Ce n’est jamais une bonne idée et les Ukrainiens le savent puisqu’ils étaient dans les rangs de l’Armée rouge. Les avions de combat dont on parle maintenant, c’est un peu autre chose puisqu’ils ont la possibilité, à condition de franchir une défense du ciel très dense, de pénétrer en profondeur dans le territoire russe. CEA plus élevé pour une utilité moindre, cela méritera sans doute plus de débats que pour les chars de bataille.

Soyons un peu clairs dans le flou de l’avenir. Après un tel investissement, une défaite de l’Ukraine serait également une défaite majeure pour nous, pour notre position dans le monde, mais aussi pour le droit international qui pourrait être bafoué impunément. La menace russe peut-être affaiblie un temps par l’effort, et peut-être toujours engluée dans une guérilla sans fin en Ukraine, se reporterait immanquablement sur l’Europe qui est désormais et pour longtemps considérée comme un adversaire par la Russie. Il est vrai que ce sera sans aucune doute encore également le cas si la Russie perd, humiliée ou pas, avec ou sans garanties de sécurité. Il faudra au passage peut-être expliquer un jour par quoi un pays comme la Russie, accessoirement la plus grande puissance nucléaire au monde, peut-il vraiment être menacé. Et puis il y a les fameux troubles russes qu’il faut éviter. Comme si on pouvait quelque chose au fait que la Russie soit devenue un pré-Game of Thrones attendant la mort du roi vieillissant entouré de purs bandits avec leurs armées comme les Zolotov, Prigojine ou Kadyrov, de services de Siloviki rivaux également armés ou d’oligarques mafieux. Dans un an ou dans dix ans, il y aura forcément des troubles en Russie. Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais le fait d’aider ou pas l’Ukraine n’y change pas grand-chose. Au pire, on peut se dire qu’il vaut mieux que ce pays soit dans notre camps à ce moment-là.

Donc, continuons à aider l’Ukraine et le plus massivement sera le mieux si on veut des résultats décisifs dans pas trop longtemps, et puis adaptons nous aux problèmes à venir en gardant le cap de nos intérêts stratégiques. Or, des problèmes à résoudre, il y en aura beaucoup. Pour y faire face, il vaudra mieux être costaud militairement et pour une fois y avoir un peu réfléchi avant.  

Le tombeau de Poutine - Trois scenarios pour la suite de la guerre en Ukraine


L’anticipation est au futur ce que le souvenir est au passé, une pure construction intellectuelle qui se prend un peu pour de la réalité, cette création permanente. Ces projections passées ou futures sont pourtant indispensables à l’action. On cède souvent aux premières aux anniversaires et aux secondes en début d’année, comme si par un biais optimiste on imaginait que cela pouvait se réaliser avant sa fin. On commence donc à décrire la guerre en Ukraine comme devant se terminer obligatoirement en 2023. Rien n’est moins sûr pourtant comme on va le voir.

Un bon officier d’état-major s’efforce toujours de regrouper les possibilités décrites dans le champ de manipulation cognitive de son chef, pas plus de cinq objets et parfois moins pour certains chefs. On va se contenter de trois scénarios pour la suite des évènements qui, comme les mousquetaires, sont en fait quatre.

1 Reconquista 

La campagne de frappes s’enraye face à la montée en puissance de la défense anti-aérienne et faute de munitions russes. Grâce à l’aide occidentale, qui ne faiblit pas, la mobilisation intérieure et un bon processus d’innovations, les forces aéroterrestres ukrainiennes restent supérieures aux forces russes. Elles le sont suffisamment pour infliger des coups décisifs et des dislocations de dispositifs, a priori d’abord dans les provinces de Louhansk et de Zaporijjia. L’armée russe ne parvient pas à arrêter l’armée ukrainienne qui enveloppe les républiques du Donbass et s’approche de la Crimée. Ces défaites et cette approche de zones très sensibles provoquent forcément un grand stress du côté russe.

Écartons l’hypothèse du stress paralysant. On pouvait imaginer lors des succès ukrainiens de septembre-octobre que le Kremlin reste en situation d’inertie consciente, paralysée par la peur des conséquences intérieures de l’implication de la société russe dans la guerre, seule issue possible pour contrer l’armée ukrainienne. Il n’en a rien été, Vladimir Poutine ordonnant une mobilisation partielle des hommes et de l’industrie, le raidissement de la discipline et procédant même à l’annexion des conquêtes. Ce saut a provoqué quelques troubles, en particulier une fuite massive intérieure et extérieure des mobilisables, mais le test a finalement été réussi. Il n’y a eu aucune révolte sinon très ponctuelle en « Russie périphérique » lors de l’annonce de la mobilisation et la stratégie « Hindenburg 1917 » - rigidification du front + frappes sur la profondeur stratégique de l’ennemi – a permis de stopper, au moins provisoirement, les Ukrainiens. Le surcroît de pertes provoqué par l’engagement massif de mobilisés mal formés, pourtant d’un coefficient de sensibilité politique plus grand que celui des contractuels, n’a pas non plus engendré de troubles sérieux. Dans ces conditions, pourquoi s’arrêter là ?

Dans le champ extérieur, la Russie peut essayer d’accentuer la pression sur les pays occidentaux afin qu’ils cessent enfin leur aide, condition sine qua non de la victoire de l’Ukraine. La menace directe de rétorsion s’avérant inefficace, la Russie peut être tentée par des opérations clandestines en Europe occidentale (cyberattaques, sabotages), « niées mais pas trop » afin de délivrer quand même un message. L’inconvénient de ce mode d’action qui vise à provoquer un stress paralysant peut au contraire produire un stress stimulant, mais contre la Russie. Notons qu’il peut en être de même à l’inverse pour les actions occidentales clandestines ou non menées contre la Russie. La Russie peut jouer sur une mobilisation accrue de ses sympathisants. Mais là encore on semble loin de foules scandant « plutôt Poutiniens que mort », comme les « rouges » en puissance des années 1980, qui quoique plus nombreux n’avaient pas non plus modifié les politiques du moment. Dans tous les cas de figure, les effets stratégiques à attendre dans cette voie seraient sans doute trop lents à survenir pour enrayer la « reconquista » ukrainienne, qui elle-même a plutôt tendance à renforcer le soutien occidental, car on voit que l’aide fournie est utile et efficace, ce qui est plus stimulant que lorsqu’on imagine que c’est à fond perdu.

À défaut de démobiliser les pays occidentaux et bien sûr l’Ukraine, le Kremlin jouera donc la carte de la mobilisation accrue de la société russe. Après la première tranche de 150 000 hommes déjà engagée en Ukraine fin 2022 puis la deuxième bientôt, rien n’interdit désormais d’envoyer de nouvelles classes dans le brasier au fur et à mesure de l’avancée ukrainienne, pour au moins la freiner et au mieux la stopper. Si cela réussit, on basculera dans les scénarios 2 ou 3.

Cela peut aussi échouer parce que les problèmes de l’armée russe sont trop structurels pour que l’envoi de mobilisés ou de conscrits y change vraiment les choses. Dans ce cas, Les défaites continueront, l’armée russe reculera et le doute augmentera dans la société russe par l’accroissement des sacrifices qui apparaissent en plus comme inutiles ainsi qu’au Kremlin où on s’inquiètera aussi de la perte possible du Donbass mais surtout de la Crimée. Dans un pays où on ne pardonne pas les désastres extérieurs, la politique de Vladimir Poutine sera forcément remise en cause. La guerre en Ukraine se doublera alors de troubles en Russie, peut-être dans les rues de Saint-Pétersbourg comme en 1917 et/ou plus sûrement entre les tours du Kremlin. Vladimir Poutine peut alors se retirer en douceur, à la manière de Khrouchtchev en 1964, mais c’est peu probable. Il tentera plus probablement de se maintenir au pouvoir à tout prix.

1 bis, Crimée châtiment

Cette tentative peut passer par une « stalinisation » accrue à l’intérieur, purges et dictature, à condition de pouvoir s’appuyer sur un appareil sécuritaire de confiance, le FSB ou la Rosgvardia, et une escalade vis-à-vis de l’extérieur avec l’emploi de l’arme nucléaire, très probablement d’abord par une frappe d’avertissement en mer Noire ou en haute altitude. Il est certain que ce recours au nucléaire accentuera considérablement le stress en Russie et contribuera probablement aux troubles au sommet de la part de groupes ou d’individus puissants qui ne souhaitent pas être entraînés dans un processus qui apparait désastreux pour la Russie et donc in fine et peut-être surtout pour eux-mêmes.

Si le processus d’engagement des forces nucléaires en riposte d’une attaque de même type peut se faire en très en petit comité du fait de l’urgence de la situation, et dans ce cas-là il n’y a guère de doutes sur la décision, on peut supposer qu’il n’en serait pas de même en cas d’emploi en premier. Dans le seul cas à ce jour, la décision d’Harry Truman d’utiliser l’arme atomique contre le Japon en 1945 a été précédée de longues discussions. Alors que toutes les conditions étaient réunies pour une décision favorable – pas de riposte japonaise possible, niveau de violence déjà inouï à ce moment-là de la guerre, possibilité d’accélérer la fin de la guerre et d’impressionner l’Union soviétique, etc. – Truman a pourtant hésité. On peut imaginer qu’une décision similaire dans une Russie beaucoup plus menacée et vulnérable susciterait quelques débats et quelques doutes au sein de l’appareil d’État. Il est probable qu’un tel « aventurisme », pour reprendre l’accusation portée à Khrouchtchev au moment de son éviction, susciterait, sans doute même avant la fin du processus de décision, quelques réactions parmi les tours et pas forcément dans le sens d’un suicide collectif. Mais nous sommes là dans une zone extrême où les prévisions comportementales sont difficiles. Si Poutine est empêché, il parait difficile cependant de l’imaginer toujours au pouvoir le lendemain.

Admettons qu’il ne soit pas empêché et lance un avertissement nucléaire. Le recours en premier au nucléaire, même sous forme d’avertissement, entraînera immanquablement une condamnation internationale et la perte des quelques alliés, en particulier la Chine. Dans une hypothèse optimiste pour Poutine, on peut cependant imaginer que Joe Biden fasse comme Barack Obama face à Bachar al Assad en 2013 et se dégonfle finalement devant l’emploi d’armes de destruction massive. L’Occident ne bouge pas et l’Ukraine prend peur et accepte de négocier ou du moins d’aller plus loin. Nous voilà plongés dans le scénario 3.

Dans un second cas, le plus probable, la Russie frappe mais n’empêche rien. Les pays de l’OTAN entrent en guerre. Profitons en au passage pour tuer cette idée de cobelligérance instillée par le discours russe et qui n’a en aucun sens dans le cas de la guerre en Ukraine. On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des armements fournis n’y change rien.

En revanche, l’emploi de l’arme nucléaire par la Russie entraîne des frappes conventionnelles de grande ampleur contre les forces russes en Ukraine. L’armée russe se trouve encore plus en difficulté et il n’y a pas d’autre choix pour Vladimir Poutine dans ce poker que de « monter » pour essayer d’obtenir quand même cette paralysie ou de « se coucher » ou d’« être couché ». Alors que son entourage ne peut plus ignorer dans quel engrenage il se trouve impliqué, il est probable qu’il intervienne à un moment donné pour imposer le plus tôt possible la deuxième solution, ce qui, on y revient, implique sans aucun doute le retrait de Poutine. Le nouveau pouvoir –qu’il soit radical ou non et changeant avec le temps, peu importe du moment qu’il renonce à l’emploi de l’arme nucléaire - devra bon gré mal gré admettre la défaite et le retrait forcé de l’Ukraine. Comme il est exclu que l’Ukraine poursuive son avantage sur le sol russe, les choses peuvent en rester là sous une forme de guerre froide prolongée, scénario 3, ou déboucher sur un vrai traité de paix et une normalisation progressive des rapports avec l’Ukraine et les pays occidentaux.

2 La route vers l’inconnu

Comme en politique les courbes se croisent rarement deux fois dans les guerres. On y assiste généralement à des flux qui se terminent par une victoire rapide ou par un inéluctable reflux si l’ennemi attaqué prend le dessus. Mais un croisement peut arriver. La guerre de Corée est ainsi pleine de flux et reflux en 1950 et 1951 et Séoul y change quatre fois de main.

Renverser le rapport de forces en Ukraine suppose d’abord un épuisement ukrainien par les pertes militaires trop lourdes, la ruine du pays et l’essoufflement de l’aide occidentale par manque de volonté ou simplement de moyens une fois les stocks disponibles épuisés. De l’autre côté, il faut imaginer au contraire une mobilisation des ressources humaines et industrielles russe qui réussit ainsi qu’une bonne réorganisation des forces et des innovations. En résumé, le processus que l’on a connu dans les six premiers mois de la guerre mais au profit des Russes cette fois. Le rapport de forces redevient favorable aux Russes. Qu’en faire ? Trois hypothèses sont possibles.

La Russie peut décider de verrouiller le statu quo, en considérant que ce serait déjà une victoire même si largement en deçà de ce qui était espéré au départ. Vladimir Poutine sauve son pouvoir. Il peut espérer obtenir une paix négociée mais il est infiniment plus probable que l’on se tourne vers le scénario 3 de longue guerre.

La Russie peut renouveler sa tentative avortée de s’emparer de tout le Donbass, la « libération » du Donbass de la « menace ukronazie » étant après tout le prétexte de la guerre. On sera donc reparti pour une nouvelle offensive jusqu’à la prise de Kramatorsk, Sloviansk et Pokrovsk. Soit la nouvelle supériorité russe est importante et les choses se feront rapidement, soit et c’est le plus probable, elle n’est pas suffisante pour éviter à nouveau de très longs mois de minuscules combats et de progressions qui se mesurent en mètres. Ce serait la prolongation des tensions et des incertitudes intérieures sur une durée indéterminée, avec la perspective d’un éventuel nouveau croisement des courbes.

Si la supériorité est vraiment écrasante, Vladimir Poutine peut peut-être renouer avec les objectifs initiaux de destruction de l’armée ukrainienne, de conquête de Kiev puis d’occupation du pays. En admettant que cela soit possible, on voit mal comment, alors que la société ukrainienne est militarisée, déterminée et simplement qu’il y ait des armes partout, cette situation ne déboucherait pas sur une Tchétchénie puissance 10 qui serait au bout du compte forcément désastreuse pour la Russie. Que ce soit clandestinement, à partir d’un réduit à l’ouest ou depuis la Pologne, le pouvoir ukrainien actuel pourrait continuer à conduire une résistance centralisée, mais celle-ci peut s’effectuer aussi « à l’afghane » de manière dispersée mais toujours soutenue par les Occidentaux. Ce serait à nouveau le scénario 3 de longue guerre mais sous sa forme sans doute la plus terrible pour tous. A ce stade, c’est quand même la moins probable.  

3 Ni victoire, ni paix

Dans ce scénario, l’effort ukrainien de reconquête se trouve contrebalancé par l’effort russe de mobilisation. Les deux adversaires sont en position d’équilibre sans jamais parvenir à modifier significativement le rapport de forces à leur avantage. La consommation de soldats et de matériels, qu’ils soient produits ou importés, dépasse très largement leur production et les combats diminuent en intensité entre adversaires épuisés. Comme cela a été évoqué plus haut et même si la probabilité en est faible, on peut imaginer aussi que le sentiment d’être au seuil d’un basculement nucléaire, peut aussi contribuer au calme des ardeurs.

Le conflit gelé devient alors comme celui du Donbass de 2015 à 2022 mais à plus grande échelle. Notons que, comme cela a été dit plus haut, l’éviction des troupes russes de tous les territoires ukrainiens, peut aussi déboucher sur un conflit gelé. Les Russes se satisferaient plutôt de la première solution, moins de la seconde, mais dans les deux camps on ne pourra sans doute pas échapper à un état de guerre permanent des sociétés pendant de longues années. À l’instar d’Israël, cela n’empêche pas la démocratie et le dynamisme économique. Sur la longue durée, la victoire de l’Ukraine sur la Russie ou au moins sa sécurité passe en premier lieu par ce dynamisme économique nécessairement supérieur à celui de la Russie. En attendant, tout est à reconstruire.

Avant même toute alliance militaire, il y a toute une architecture de soutien à l’Ukraine, humanitaire d’abord et économique ensuite, à organiser sur la longue durée. L’Union européenne peut être cette structure. L’institution européenne a de gros défauts, mais c’est une machine à développement. Le niveau de vie des Ukrainiens était équivalent à celui des Polonais en 1991, il était devenu quatre fois inférieur avant le début de la guerre. Or, l’Ukraine quatre fois plus riche qu’au début de 2022 serait quatre fois plus puissante face à la Russie. L’Ukraine en paix ou du moins sans combats, c’est aussi un marché où ceux qui ont le plus aidé le pays précédemment et qui ont su en profiter pour se placer en toucheront les dividendes, pour leur bien et celui des Ukrainiens qu’ils aident. À ce jeu-là, les entreprises allemandes sont souvent les premières et les françaises, par manque d’audace et par manque de coopération diplomatico-économique, les dernières.  

Il faut penser aussi à une architecture de sécurité où la priorité ne sera pas de ménager une Russie hostile, mais au contraire de s’en préserver. Qu’on le veuille ou non et quel que soit en fait le scénario, la rupture avec la Russie est consommée et elle le restera tant qu’un régime démocratique et amical ne sera pas en place à Moscou.  En attendant, et cela peut être long, la confrontation avec la Russie sera un état permanent. Les sanctions et les embargos continueront, les actions clandestines également ainsi que les jeux d’influence.

Cela implique aussi une remise en ordre de bataille de nos forces armées, de notre industrie de Défense et de nos divers instruments de puissance (c’est-à-dire tout ce qui peut nuire à la Russie ou à toute autre puissance qui nous ennuierait) et arrêter d’affirmer que le dialogue est la solution à tous les problèmes, ou alors on dialogue avec un gros bâton à la main. Cette nouvelle puissance doit en premier lieu aider l’Ukraine qui se retrouve en première ligne face à l’adversaire principal comme l’était la République fédérale allemande pendant la guerre froide. Cette politique de puissance européenne doit, comme pour la reconstruction, nous aider aussi à nous placer et engranger des gains politiques. Pour l’instant, dans ce contexte-là, ce sont les Américains qui raflent la mise, mais ils se sont dotés, eux, des moyens de le faire.

En conclusion, aucun des scénarios exposés n’est satisfaisant pour qui que ce soit, mais c’est ainsi. Faire des choix en temps de guerre, c’est toujours gérer du difficile.

AMX-Men

Commençons par les termes. On appellera « char de bataille », ce qui est communément appelé « char » ou « tank », un engin porteur d’un canon lourd - au minimum de 75 mm- et fortement protégé, ce qui induit un engin d’au moins une trentaine de tonnes et l’usage de chenilles, pour également d’une bonne mobilité tout terrain.

On considère communément que l’armée ukrainienne disposait au début de la guerre d’un peu moins de 900 chars de bataille, tous ex-soviétiques et pour une large majorité des T-64 modernisés en version BM Bulat et surtout BV (plus de 600) avec une petite minorité de T-72 de différents modèles et quelques T-80. Contrairement à la France, l’Ukraine a eu également la sagesse de conserver des chars de bataille en stock, au moins un millier de T-64 et de T-72 à la disponibilité il est vrai très incertaine.

L’Ukraine a reçu ensuite 40 T-72 M de la part de la Tchéquie et 250 T 72 M, M1 et PT-91 de la Pologne, des engins rapidement utilisables par l’armée ukrainienne, car, à quelques détails près, déjà utilisés. On peut y ajouter une part des 533 chars de bataille russes capturés à ce jour selon le site OSINT Oryx et également utilisables pour ceux qui ont été remis en état. On notera à cet égard, l’importance de la Tchéquie et de la Slovaquie, qui ont conservé la capacité de réparer et de moderniser à grande échelle – environ 150 chars/mois- des engins ex-soviétiques et servent largement d’atelier de réparation pour les Ukrainiens.

De l’autre côté, Oryx comptabilise 441 chars de bataille ukrainiens, toutes origines confondues, perdus au combat. Comme toujours, il s’agit là de pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Notons par ailleurs que même parmi ceux qui n’ont pas été détruits, dix mois de guerre et de surutilisation ont induit une grande usure des matériels. Le taux d’indisponibilité du parc restant doit être élevé et s’accroître. En résumé, l’Ukraine a perdu définitivement plus du tiers de ses chars de bataille et qu’un bon tiers doit être en mauvais état. Il y a donc en la matière, comme dans toutes les matières en réalité, urgence et après l’artillerie et la défense sol-air, le débat se porte maintenant sur la fourniture d’engins blindés et notamment de chars de bataille occidentaux.

Le problème est que les pays occidentaux ne fabriquent plus que très peu de chars. Tous leurs modèles datent de la guerre froide et seule l’Allemagne est capable de fabriquer un ou deux châssis de char lourd par mois, châssis qui peut servir pour construire un Léopard 2 ou un PzH 2000, l’obusier fourni à l’Ukraine. Dans les autres pays, on se contente de réparer et moderniser l’existant. Les pays ouest européens hésitent également à engager au loin leurs parcs réduits d’engins de gamme 60 tonnes au service, à la maintenance et à la logistique compliqués. On a préféré, en fait l’Allemagne, qui produisent encore un peu, et les États-Unis qui ont des stocks, mais pas la France qui n’a ni l’une ni l’autre de ses capacités, agir en « roque » en fournissant Léopard 2 et Abrams aux pays est européens qui acceptaient de fournir des chars ex-soviétiques.

C’est dans ce contexte que la France vient de jouer un coup diplomatique en proposant d’envoyer les premiers chars de conception occidentale en Ukraine (après le renoncement de l’Espagne en août). Dans les faits, l’AMX-10RC n’est pas vraiment un char de bataille. L’AMX-10 Roues-Canon et pour les derniers modèles également « Rénové » est un engin de reconnaissance, rapide, mobile et suffisamment léger (moins de 20 tonnes) pour être assez facilement déployé. Il se trouve, performance française, qu’on a pu adjoindre un canon de 105 mm sur ce véhicule léger. C’est ce qui nous permis de l’employer de fait comme « char de bataille déployable » dans presque toutes les opérations extérieures depuis quarante ans, tandis que les vrais chars de bataille français, les AMX-30 B2 et surtout les Leclerc, ne l’étaient que pendant la guerre du Golfe, au Kosovo, au Liban et désormais en Roumanie.

C’est un excellent engin dans son rôle, très utile par sa mobilité opérationnelle pour servir dans les unités de « pompiers » en arrière du front ou exploitation « cavalière » d’une brèche de celui-ci, comme pendant la bataille de septembre dans la province de Kharkiv. Il est plus simple à utiliser qu’un Leclerc et bien moins complexe à nourrir et entretenir, sauf peut-être pour les munitions de 105 mm qui sont spécifiques et dont on ignore les stocks en France. Il n'est pas fait cependant pour le combat face à des chars de bataille, aux canons plus lourds et de plus grande allonge, et se trouve bien moins protégé que ces derniers face à tout l’armement antichar du champ de bataille moderne.

Comme tout ce que l’on fournit, l’AMX-10 RC n’est également disponible qu’à peu d’exemplaires. Au début de 2021, il y avait 250 AMX-10 RC dans l’ordre de bataille théorique français (mais combien de réellement opérationnels ?) et a commencé depuis cette époque à être remplacé par l’EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) Jaguar à raison de 3 par mois environ. À moins de prendre dans l’ordre de bataille, et même ainsi, on pourra difficilement engager plus de quelques dizaines d’unités. On pourra par la suite fournir les AMX-10 RC au fur et à mesure des livraisons des Jaguar, mais il y a intérêt à accélérer la production de ces derniers.

En résumé, la France va envoyer de quoi équiper dans les semaines qui viennent un bataillon des brigades de reconnaissance ou peut-être des brigades de chars ukrainiennes d’un bon engin plutôt rustique, endurant et mobile dont ils sauront sans doute faire un excellent usage, mais qui ne va pas changer le cours de la guerre. Au passage, on communique beaucoup moins sur la livraison des Bastion APC de la société Renault Trucks, un excellent véhicule léger de transport de troupes blindé, un besoin au moins aussi important pour les Ukrainiens que les chars de bataille alors qu’ils subissent de lourdes pertes en étant obligés d’utiliser des pick-up non protégés. Là encore, on n’évoque cependant que quelques dizaines d’unités. La France fait de l’artisanat.

Le plus important est sans doute ailleurs. Pour une fois, la France apparaît en pointe dans un domaine dans ce conflit, même si c’est un peu exagéré, et espère y jouer un rôle moteur. On verra si c’est suivi d’effets. Si l’Allemagne décidait d’engager des Léopards 2 A4 en Ukraine ou si les États-Unis y déployaient des Abrams M1 ou M2, on pourra se féliciter d’avoir initié le mouvement à peu de frais. Le problème est qu’il sera difficile d’expliquer pourquoi on n’engage pas non plus de chars Leclerc.

Les joueurs du néant - Point de situation du 27 décembre

La stratégie n’est souvent qu’une résolution de problèmes successifs avec au loin une idée plus ou moins claire de la paix que l’on veut obtenir. La prolongation de la guerre en Ukraine a vu les deux camps accumuler les problèmes à résoudre avec des ressources différentes. Le vainqueur sera celui qui y parviendra le moins mal.  

Stalinisation partielle

Après deux mois et demi d’avancées rapides dans les provinces de Kharkiv et Kherson, l’offensive ukrainienne est désormais à l’arrêt, la faute à la météo d’automne avec ses pluies et sa boue qui gênent les manœuvres, la faute surtout à la nouvelle stratégie russe. Le 11 septembre dernier, on évoquait sur ce blog l’idée que les Russes ne pourraient jamais éviter une défaite cinglante sans un changement radical de posture. Ce changement radical a eu lieu.

Passons sur l’annexion des provinces conquises après un référendum surréaliste. Un tour de magie ne produit un prestige - le coup de théâtre final - que si l’illusion a été parfaite auparavant. Personne, sauf peut-être Vladimir Poutine, n’a pensé que transformer des terres conquises en terres russes allaient changer les perceptions de la population russe devenue, d’un seul coup ardente, à défendre la nouvelle mère patrie ou des ennemis et leurs soutiens qui auraient été dissuadés de provoquer une escalade en s’y attaquant. La carte « annexion » a fait pschitt et les choses sont revenues comme avant. Kherson, a été abandonnée quelques jours après avoir été déclarée « russe à jamais » et l’artillerie russe n’hésite pas visiblement à tuer ceux qui sont normalement des concitoyens. 

Non, le vrai changement a été la stalinisation de l’armée russe. Si la mobilisation de 300 000 réservistes, et l’envoi immédiat de 40 000 d’entre eux sur la ligne de front, en a constitué l’élément le plus visible, il ne faut pas oublier le durcissement de la discipline avec le retour de l’interdiction de se constituer prisonnier comme lors de la Grande Guerre patriotique ou encore l’obligation indéfinie de service une fois déployés en Ukraine. Les commissaires politiques sont déjà là depuis plusieurs années, mais la société privée Wagner a réintroduit récemment les détachements de barrage en deuxième échelon (la mort certaine si on recule contre la mort possible si on avance). Ce n’est pas encore la mobilisation générale, mais personne n’est dupe. Le Rubicon a été franchi.

La formation militaire russe s’effectue directement dans les unités de combat, or les unités et leurs cadres sont presque entièrement en Ukraine, laissant en arrière des conscrits jouant aux cartes ou astiquant le peu de matériel qui reste. Il aurait été logique lorsque l’Ukraine conquise est devenue russe de les envoyer sur place rejoindre leurs unités d’origine. Cela n’a pas été le cas et c’est très étonnant. Peut-être qu’envoyer au combat ces très jeunes hommes était plus délicat qu’envoyer des « vieux » réservistes. Ce non-engagement reste à ce jour un mystère. Maintenant, si on n’avait plus les moyens de former les classes de 130-160 000 conscrits, on en avait encore moins pour 300 000 réservistes. Là encore, peut-être croyait-on que ces anciens militaires, en théorie, n’en avaient pas besoin.

Tout s'est fait dans le plus grand désordre, et, à la guerre, le désordre se paie avec du sang. C’est avec du sang et de lourdes pertes que la ligne Surovikine est tenue, mais elle est finalement tenue et le test est plutôt réussi politiquement. La « stalinisation partielle » a provoqué un grand exode extérieur ou intérieur, de nombreux incidents, des plaintes sur les conditions d’emploi mais toujours pas de révolte. Pourquoi s’arrêter là maintenant que la vie des soldats ne compte plus du tout ? Le sacrifice de la première tranche de mobilisés a sauvé la situation, l’arrivée de la seconde – les 150 000 hommes encore en formation en Biélorussie et en Russie - permettra soit de geler définitivement la situation, soit de reprendre l’initiative. Et si cela ne suffit pas, il sera toujours possible d’en envoyer plusieurs centaines de milliers de plus. Le pot des cartes « poitrines » est encore plein, même s’il y a sans doute une carte « seuil critique de mécontentement » qui peut surgir à tout moment, une carte qui peut devenir explosive si elle est posée sur un fond de défaites et de difficultés économiques.

Mais les hommes ne sont pas tout. L’armée russe est toujours « artillo-centrée » et ce d’autant plus qu’il faut compenser la médiocrité constante de la gamme tactique des bataillons par plus d’obus. Au mois de juin, on évoquait le point oméga, ce moment où il n’est plus possible d’attaquer à grande échelle faute d’obus, la consommation (et les destructions) dépassant alors largement la production. Nouveau problème pour l'armée russe : on semble s’approcher de ce point oméga. Les cadences de tir quotidiennes ont déjà été divisées par trois depuis l’été, tandis qu’on voit des vidéos de soldats réclamer des obus et des images de grands dépôts vides en Russie. Il est vrai que l’Ukraine éprouve les mêmes difficultés et comme c’était également annoncé, s’approche aussi du point oméga. Cela a contribué aussi à limiter les manœuvres ukrainiennes qui se seraient trouvées en bien meilleure position si elles avaient pu conserver les cadences de tir de l’été. De part et d’autre, on cherche partout des cartes « obus ». Celui qui en trouvera aura un avantage majeur sur son adversaire. Y 

parvenir est incertain mais influerait toutefois grandement sur la suite de la guerre.

Du sang et des armes

Le plus étonnant, dans ce contexte, est que les Russes maintiennent une attitude très agressive en multipliant les attaques, forcément petites, le long du Donbass comme si l’objectif de conquête complète annoncée le 25 mars n’avait pas été abandonné. Les Russes n’ont visiblement pas encore admis qu’ils cherchaient systématiquement à atteindre des objectifs démesurés pour leur main et qu’ils y épuisaient à chaque fois leur armée. La bataille de Kiev en février-mars (le fameux « leurre ») a cassé une première fois leur force terrestre. Les pertes matérielles russes documentées et donc sans doute également humaines de ce premier mois de guerre représentent au moins un quart du total des pertes à ce jour. C’est l’extrême érosion des quatre armées engagées autour de Kiev qui a imposé leur repli rapide. Les trois mois suivants de la bataille du Donbass ont à nouveau épuisé l’armée russe et l’ont rendu à nouveau vulnérable. Ne pouvant plus attaquer à grande échelle, ni même tout défendre avec des forces réduites, les Russes ont été obligés de faire l’impasse dans la province de Kharkiv, en partie pour défendre la tête de pont de Kherson. Ils ont fini par exploser à Kharkiv et au bout du compte à devoir abandonner aussi la tête de pont.

Ils viennent maintenant de sauver la situation et pourtant ils attaquent dans des conditions difficiles le long de zones fortifiées et sans espoir de disloquer l’ennemi, mais seulement de dégager la ville de Donetsk ou de s’emparer de Bakhmut, pour la plus grande gloire d’Evgueni Prigojine, à la tête de Wagner. D’une certaine façon, les Russes se créent eux-mêmes des problèmes en s’usant dans des attaques impossibles.

En attaquant à tout va, les Russes s’usent effectivement, mais ils espèrent aussi sans doute faire de même avec les Ukrainiens qui acceptent ce combat. Peut-être s’agit-il pour ces derniers de refuser à tout prix de céder du terrain, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Peut-être choisissent ils aussi ces combats justement pour à nouveau saigner à blanc l’armée russe afin de pouvoir également attaquer ensuite à grande échelle. Chercher simplement à tuer le maximum d’ennemis est le niveau zéro de la tactique, sauf si les pertes infligées sont suffisamment importantes pour empêcher l’ennemi de progresser par l’expérience. Compte tenu de l’actuelle structure de fabrication de soldats toujours aussi médiocre du côté russe et en tout cas inférieure à celle des Ukrainiens, c’est peut-être une bonne carte, sanglante, à jouer.

Créer des problèmes chez l’ennemi

Ce n’est tout de résoudre ses propres problèmes, encore faut-il en créer chez l’ennemi en fonction des cartes dont on dispose dans sa main. Depuis octobre, les Russes dilapident leur arsenal de missiles à longue portée pour ravager le réseau électrique ukrainien, en espérant entraver l’effort de guerre ukrainien, augmenter le coût du soutien occidental et affecter le moral de la population en la plongeant dans le noir et le froid. C’est l’exemple type de carte faible jouée par défaut, parce qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres en main et sans trop croire à sa réussite. Là encore, cette campagne de missiles approche de son point oméga, probablement dans deux ou trois mois et là encore on cherche des cartes « drones et missiles », notamment du côté de l’Iran afin de pouvoir continuer les frappes.

Mais cette action a aussi pour effet de provoquer un renforcement de la défense aérienne ukrainienne par la livraison occidentale de systèmes à moyenne et longue portée. Ce renforcement est lent, car ces systèmes sont rares, mais inexorables. La mise en place d’une batterie Patriot Pac-2 permettra de protéger efficacement une grande partie du pays contre les missiles. Deux batteries protégeaient presque tout le pays. Le risque pour les Russes est de se voir interdire totalement le ciel dans la profondeur, mais aussi également de plus en plus sur la ligne de front. Associé à des moyens de neutralisation de défense aérienne russes, et à la livraison d’avions d’attaque comme les A-10 Thunderbolt que les Américains avaient refusé, cela peut changer la donne sur le front et compenser l’affaiblissement de l’artillerie.

Autre carte relativement simple à jouer : la diversion biélorusse. L’entrée en guerre de la Biélorussie est l’Arlésienne du conflit. Le président Loukachenko freine des quatre fers cette entrée en guerre dont il sait qu’elle provoquerait immanquablement des troubles dans son pays et peut-être sa chute. Il est cependant toujours possible de maintenir une menace en direction de Kiev afin au moins de fixer des forces ukrainiennes dans le nord. L’état-major de la 2e armée combinée a été déployé en Biélorussie avec plusieurs milliers d’hommes, l’équipement lourd de quelques bataillons et quelques lanceurs de missiles Iskander et des batteries S-400, peut-être à destination de l’OTAN. Dans les faits, la carte biélorusse est faible. L’armée biélorusse est très faible et sert surtout de stocks de matériels et de munitions pour les Russes. Quant aux milliers de soldats russes, il s’agit surtout de mobilisés utilisant la structure de formation biélorusse. Dans le pire des cas, une nouvelle offensive russe ou russo-biélorusse, forcément limitée par le terrain aux abords du Dniepr, aurait sans doute encore moins de chance de réussir que celle du 24 février.

Côté ukrainien, on joue la carte des frappes de drones en profondeur sur le territoire russe et en particulier par deux fois sur la base de bombardiers d’Engels, sur la Volga. Plusieurs TU-95 ont été endommagés, ce qui est loin d’être négligeable, mais les effets de cette mini-campagne sont encore plus symboliques que matériels. Si les Ukrainiens parvenaient seuls ou avec l’aide d’un allié à fabriquer en série ces nouveaux projectiles (drones TU-141 améliorés ou missile made in Ukraine) pourrait avoir une influence stratégique. Mais, méfiance, ces bombardements peuvent à leur tour alimenter le discours victimaire du gouvernement russe et la population se sentir réellement menacée. Il faut toujours se méfier des effets secondaires de ses actions.

Nous sommes actuellement dans un temps faible, faible au niveau stratégique parce qu’au niveau tactique les choses restent toujours aussi fortes pour ceux qui combattent. Il reste cependant des cartes à tirer au pot et des problèmes à créer jusqu’au moment où aucun des deux camps ne pourra plus les résoudre ou que le pot à cartes soit vide des deux côtés. Actuellement, les paris sont plutôt contre Poutine, avec l’inconnue de sa réaction et de celle de son entourage lorsqu’il ne pourra plus résoudre les problèmes de son armée.

Tumulte à Bakhmut

Depuis la reconquête de Kherson le 11 novembre, clôturant deux mois d’offensives et deux victoires spectaculaires ukrainiennes, les opérations semblent marquer le pas, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont moins violentes. On meurt tout autant dans ces petits combats fragmentés que dans les grandes attaques, mais pour chaque soldat tombé de part et d’autre, il y a infiniment moins de terrain conquis.

Il ne s’agit sans doute là que d’une pause opérationnelle avec la reprise d’opérations d’ampleur lorsque les conditions – météo, logistique, reconstitution des forces, mise en place d’appuis, etc.- le permettront comme après l’arrêt de juillet-août. En attendant et par contraste avec l’absence de grands mouvements, les combats autour de la ville de Bakhmut, ont acquis le statut de bataille et c’est peut-être la principale surprise du moment.

La ligne Surovikine

La défaite cinglante des forces russes au début du mois de septembre dans la province de Kharkiv a agi comme un révélateur. Face à la supériorité désormais manifeste de l’armée ukrainienne, il n’était plus possible pour la Russie de continuer à faire la guerre de cette manière sous peine d’un effondrement militaire. S’il faut faire un parallèle historique, le changement opéré par les Russes à la fin du mois de septembre a ressemblé par de nombreux aspects à celui des Allemands à la fin de 1916 après les deux batailles géantes de Verdun et de la Somme : changement de direction militaire, création d’une grande ligne fortifiée, repli derrière cette ligne, mobilisation industrielle et reconstitution des forces en attendant de pouvoir reprendre l’offensive. Dans le même temps, les Allemands accentuent la pression sur les sociétés ennemies par les bombardements des capitales, le blocus économique du Royaume-Uni par la guerre sous-marine et le soutien aux révolutionnaires russes. En 2022, le Kremlin a ajouté une touche russe avec une mobilisation de réservistes anarchique et l’envoi immédiat au front de dizaines de milliers de poitrines sans formation ni équipements adaptés, mais encadrés par une législation d’inspiration stalinienne punissant par exemple par avance ceux qui se constitueraient prisonniers.

À partir du mois d’octobre, on creuse donc partout côté russe y compris devant la Crimée ou Marioupol, on colmate le front de Louhansk en formant une ligne frontière-Svatove-Kreminna, on se replie derrière le Dniepr dans la province de Kherson et on contre-attaque seulement le long de la province de Donetsk. Des salves hebdomadaires de missiles et de drones frappeurs s’abattent par ailleurs sur les infrastructures énergétiques, en particulier électriques, du pays afin d’entraver l’effort de guerre ukrainien et de saper le moral de la population.

La nouvelle stratégie russe a suscité, comme c’était attendu, quelques troubles intérieurs et en particulier une fuite massive des réfractaires, mais pas de révolte. Elle peut donc, du moins le croit-on au Kremlin, s’inscrire dans la durée en comptant sur un épuisement plus rapide des sociétés ukrainienne et même occidentales que du côté russe, afin d’obtenir au moins un statu quo, qui pourrait être présenté malgré les immenses pertes et dégâts comme une victoire par Vladimir Poutine, et au mieux la possibilité de reprendre l’offensive au début de 2023 avec une armée renouvelée.

Dans l’immédiat et au prix de pertes humaines considérables, cette stratégie semble porter ses fruits malgré la perte de Kherson. Contrariée également par la pluie et la boue de l’automne, l’offensive ukrainienne devant Svatove et Kreminna marque le pas, tandis que les attaques russes dans la province de Donetsk attirent l’attention. Tactiquement, ces attaques semblent étranges puisqu’elles s’effectuent dans des zones solidement tenues par l’ennemi, du fort au fort donc. C’est peut-être parce que la conquête complète de la province de Donetsk reste le dernier, au sens de seul, objectif terrain possible à atteindre pour les Russes. C’est sans doute aussi paradoxalement dans cette longue bande fortifiée que les forces russes sont le plus à même d’utiliser leur seul principal atout : l’artillerie. Ce terrain fortifié édifié depuis 2015 est le plus important au monde après celui qui sépare les deux Corées. Il avantage évidemment le défenseur et nous rappelle l’utilité de la fortification de campagne mais il oblige aussi à rester sur place. Or, coller au terrain, le tenir absolument, c’est offrir des cibles immobiles à la puissance de feu russe. L'artillerie russe est amoindrie par le harcèlement de sa logistique par les frappes ukrainiennes et simplement par la raréfaction des obus, mais même en tirant trois fois moins qu'au moins de juin, elle envoie encore en moyenne 20 000 obus par jour, contre peut-être 7 000 ukrainiens.

Les attaques russes de Donetsk ressemblent ainsi beaucoup à celles du trimestre avril-mai-juin mais en plus petits. Là où ils employaient encore des bataillons, ils n’utilisent plus que des détachements d’assaut de la taille maximale de compagnies - c’est le retour des « compagnies d’avant-garde » bien connues des soldats de la guerre froide – précédées de lourdes frappes d’artillerie pour s’emparer au mieux de quelques centaines de mètres en une journée, voire quelques dizaines dans les zones urbaines. Les détachements d’assaut sont parfois précédés de reconnaissances de « consommables », ceux dont les pertes comptent peu pour les Russes comme certains miliciens du Donbass ou des prisonniers recrutés par Wagner. Contrairement aux « expendables » de cinéma, ce ne sont pas des soldats d’élite et ils sont mal équipés, mais dans le cas des prisonniers de Wagner ils sont moralement soutenus par le plomb des pelotons de barrage. Employés parfois en masse ils ont pu surprendre et subjuguer les Ukrainiens sur quelques positions, mais ils servent surtout à indiquer à l’artillerie où sont les défenseurs. Si l’artillerie fait bien son travail sur ces positions décelées, le détachement d’assaut pourra alors peut-être occuper le terrain. Si ce n’est pas le cas, l’artillerie aura usé les forces ukrainiennes. Dans ces combats, les Ukrainiens tombent bien plus souvent par les éclats ou le souffle des obus et roquettes que par les balles d’AK-12. Un médecin franco-ukrainien déclarait récemment avoir vu passer des centaines de blessés en trois semaines dans son centre de triage dans la région mais pas un seul blessé par balle.

Petit Verdun

Parmi une petite dizaine de combats le long du Donbass, la bataille de Bakhmut est devenue emblématique de cette nouvelle campagne offensive russe. Après la prise de Severodonetsk le 25 juin et de Lysychansk le 3 juillet par les Russes, celle de Bakhmut apparaissait comme l’étape indispensable pour aborder Kramatorsk et Sloviansk par le sud-est. La ville de 70 000 habitants a été frappée sporadiquement depuis la fin du mois de mai et on pensait qu’elle serait subjuguée au mois de juillet, mais les choses avaient changé. Alors que leur avance paraît alors inexorable, les forces russes sont en fait épuisées par l’effort fourni depuis trois mois et frappées d’une sorte d’apathie offensive.

C’est le moment où le groupe Wagner, l’armée de l’entrepreneur Evgueni Prigogjine, saisit l’occasion de se montrer. Le groupe a alors des bataillons sur différents fronts, dont Kherson, mais la zone de Bakhmut est sa zone d’action principale. Il n’en faut pas plus pour décider de s’emparer de la ville, en déconnexion alors avec la tendance générale de l’armée russe et peut-être justement parce qu’en déconnexion avec cette armée alors très critiquée. Bakhmut est alors la plus grande ville prenable par les forces de la coalition russe. Et il ne faut sans doute pas chercher d’autre raison à ces attaques obstinées qui prennent de l’ampleur depuis le 1er août. De ce fait, la bataille devient connue et devient donc aussi un objet stratégique. C’est une sorte de bataille Potemkine qu’on ne peut se permettre de perdre sous peine de perdre aussi la face.

Tactiquement, les grandes villes sont difficiles à prendre. Toutes celles qui ont été prises en Ukraine par un camp l’ont été par surprise, comme Melitopol au début de la guerre, ou après un encerclement ou une menace d’encerclement, comme à Marioupol, Lysychansk voire Kherson. Même ainsi cela n’a pas été certain. Tchernihiv ou Soumy ont résisté en étant encerclées pendant des semaines avant le repli des forces russes. Aucune grande ville n’a pu être saisie alors qu’elle était reliée à son camp et que le défenseur pouvait toujours ravitailler et relever ses forces. Non que ce soit impossible, c’est simplement beaucoup plus difficile.

C’est la raison pour laquelle les Russes, avec Wagner en pointe avec des miliciens du Donbass et l’artillerie régulière, attaquent la ville de trois côtés simultanément, espérant comme au go couper toutes les « vies » de Bakhmut : par le nord via Soledar, le sud via Zaitseve puis Optyne et directement par l’est depuis Poproskve et la route T0504. On est loin des « offensives à grande vitesse ». La progression est millimétrique, de l’ordre parfois de 100 mètres par semaine, mais semble inexorable au moins dans le sud et à l’est. À ce jour, les Russes aborderaient enfin la ville de Bakhmut proprement dite, en particulier à l’est où ils se sont emparés de la zone industrielle le long de la rue Patrice Lumumba et semblent avoir pénétré dans le grand quartier résidentiel à l’est de la rivière Bakumukovka. Ils se seraient également emparés d’Optyne au sud, mais piétinent encore au nord.

Le plus étonnant est que les Ukrainiens ont accepté la bataille dans ce qui apparait pour eux surtout comme un piège à feux. Ils ont déployé une armée de six brigades renforcées de bataillons autonomes sur une douzaine de kilomètres de front, soit plus d’un homme par mètre de front. Les Ukrainiens ont organisé des rotations de brigades, ce qui témoigne de leur volonté de mener le combat sur la durée, un élément de comparaison de plus au-delà des images, des méthodes de combat et la valeur symbolique des combats, avec la bataille de Verdun en 1916. Il est possible que Bakhmut ait fait fonction d’aimant pour les Ukrainiens au détriment de l’attaque qu’ils semblaient organiser en direction de Kreminna ou peut-être dans la province de Zaporijia. Ce serait là un premier succès russe, le deuxième étant de « saigner à blanc » l’armée ukrainienne pour rester dans l’analogie avec Verdun et le troisième serait simplement de planter le drapeau russe (ou de Wagner) au centre de Bakhmut.

Pour autant, comme pour les Allemands en 1916 cette bataille peut aussi être un piège pour les Russes. En premier lieu, il n’est pas du tout certain que la bataille de Bakhmut soit le principal ralentisseur des opérations ukrainiennes. Si, comme le laissent entrevoir certains indices, les Ukrainiens attendent la solidification des sols pour tenter de percer dans la province de Zaporijjia, l’attaque de Bakhmut n’aura pas freiné les ambitions ukrainiennes et passera au second plan. Mais même en devenant la bataille principale, Les Russes subissent aussi des pertes terribles dans les combats autour de Bakhmut et en subiront sans doute encore plus à l’intérieur de la ville, là où le combat rapproché prend le pas sur le pilonnage d’artillerie. S’il est possible pour les Russes de couper la route M03 qui alimente la ville par le nord, un pont clé serait déjà détruit, il leur sera presque impossible de couper celui qui l’alimente par l’ouest. Autrement dit, il y aura toujours des soldats ukrainiens, renouvelés, bien équipés, motivés, souvent compétents dans la ville à moins de prendre chaque bâtiment. La prise de Bakhmut, maison par maison, est un défi majeur pour l’armée russe qui, rappelons-le, ne dispose pas du meilleur capital humain en nombre et qualités. Pire, si même ils parvenaient à prendre la ville, il sera difficile de la tenir puisqu’elle se trouve sous les feux des hauteurs de Tchassiv Iar 4 km à l’ouest.

Au bout du compte, en exagérant un peu Bakhmut peut aussi être le tombeau de l’armée russe et c’est peut-être pour cela que les Ukrainiens acceptent cette bataille, nouvelle surprise dans cette guerre qui n’en manque pas.

La guerre des missiles - Point de situation du 28 novembre 2022


Depuis le 10 octobre, les forces russes lancent une campagne de frappes de grande ampleur sur le réseau de production et d’alimentation électrique ukrainien. Plus d’un siècle après la Première Guerre mondiale et les premiers bombardements visant à grande échelle des objectifs purement civils, c’est la première campagne soviéto-russe vraiment douhetienne, cherchant donc à obtenir la soumission d’un Etat ennemi ou au moins son profond affaiblissement principalement par la voie des airs. Elle ne risque pas de réussir.

Hiroshima sur Dniepr

Il existe plusieurs moyens pour frapper des infrastructures civiles dans toute la profondeur d’un pays ennemi : commandos infiltrés, artillerie, hélicoptères et avions d’attaque, bombardiers, missiles balistiques et de croisière, et désormais aussi drones-frappeurs. En fonction de leur portée, on peut distinguer deux zones d’action principales.

La première est la Bordure, une bande large de 60 km qui borde la frontière avec la Russie et la ligne de front en Ukraine. C'est la zone où les projectiles de tout type peuvent tomber, en premier lieu ceux de l'artillerie. 

La seconde est le Pays des missiles où, comme son nom l'indique, les Russes n'engagent plus depuis des mois que des missiles de portée diverse et depuis peu des drones-frappeurs.

La puissance de feu projetée n'y est pas du tout la même. Depuis le début du mois d'avril, la Bordure a dû recevoir entre 15 et 30 kilotonnes d’explosifs au total. C’est sensiblement l’équivalent de l’explosion du 6 août 1945 à Hiroshima, à cette différence près que ces milliers de tonnes d’explosif ont été répartis dans l’espace et le temps et non concentrés sur un point précis densément peuplé. L’immense majorité des projectiles y sont lancés contre les positions militaires ukrainiennes, mais une part non négligeable d’entre eux tombe aussi sur les villes de la bordure, de Kharkiv à Kherson en passant par Sloviansk ou Nikopol.

Le Pays des missiles, qui représente 90 % de la superficie totale sous contrôle ukrainien, a dû recevoir de son côté entre 1 et 1,5 kilotonne d'explosif de missiles et, marginalement, de drones, autrement dit de machines volantes sans humains. Les Russes y ont bien effectué des raids d'aéronefs dans la phase initiale fluide de la guerre, celle où on tâtonne pour fixer des pratiques adaptées face à l’ennemi et s’accorder avec les autres composantes des forces amies. Ils y ont renoncé dès lors que le ciel de l’intérieur s’est avéré trop dangereux pour les humains volants.

L’incapacité russe à détruire très vite le système de défense aérienne (SDA) ukrainien, ou même à le neutraliser durablement, est la cause de cette éviction. L’attaque russe initiale a été trop faible, avec 163 missiles et quelques centaines de sorties aériennes peu précises en trois jours là où les Américains avaient lancé 500 missiles et 1 700 sorties sur l’Irak le seul 20 mars 2003. Surtout ces frappes n’ont pu frapper que ce qui n’avait pas bougé, les Ukrainiens alertés ayant eu le temps de déplacer et de camoufler tout ce qui pouvait l’être. Après quelques jours, le SDA ukrainien, à peine amoindri, était à nouveau opérationnel. Il a commencé par imposer aux aéronefs de voler très bas, et lorsque la défense de cet étage est devenu lui-même très dense avec l’arrivée des missiles à courte portée fournis par les pays occidentaux, tout est devenu très dangereux.

Au 28 novembre, le site néerlandais en sources ouvertes Oryx documentait la perte de 63 avions et de 71 hélicoptères. Ces pertes, évidemment inférieures à la réalité des aéronefs mis définitivement hors de combat sont survenues pour leur grande majorité avant la fin du mois d’avril. Depuis, avions et hélicoptères russes ne vont plus à l’intérieur du pays et restent aux abords de l'Ukraine ou dans la Bordure.

La réciproque est également vraie. La défense aérienne russe, guidée notamment par les deux grands radars Podlet-K1 en Biélorussie et dans la province de Kherson et avec ses batteries de S-400 entourant l’Ukraine et ses patrouilles de MIG-31 BM équipés de missiles R-37 portant à 400 km, interdit également le ciel russe, laissant toutefois parfois la place à quelques raids audacieux en très basse altitude. 

L’appel aux missiles

Ne reste donc pour réaliser des frappes en profondeur que la force russe de missiles conventionnels à longue portée. Cette force est un instrument stratégique patiemment développé à grands frais depuis le début des années 2000 afin notamment de compenser la supériorité militaire américaine. En 2019, l’Institut suédois FOI estimait que la Russie disposait de 1 300 missiles modernes, puissants et à longue portée : 9K720 Iskander balistiques sol-sol, Kh-101/Kh-555 croisière air-sol et 3M-54 Kalibr croisière mer-sol. En 2022, on était sans doute à plus de 1 900.

Dans l’attaque comme la défense, cette force de frappe constitue à la fois une force de bombardement susceptible de frapper puissamment tout ennemi dans la profondeur de son dispositif et un échelon stratégique prénucléaire. Elle constitue en effet un échelon de puissance intermédiaire qui permet d’éviter d’être placé trop tôt le dilemme de l’emploi de l’arme nucléaire en cas de défaite conventionnelle sur le sol russe. La plupart de ces missiles ou des versions adaptées peuvent d’ailleurs porter un projectile nucléaire le cas échéant.

Cet arsenal est au passage particulièrement coûteux (20 à 30 milliards d’euros de la conception à la mise hors service) pour un budget de Défense, il est vrai très sous-estimé, de 65 milliards avant-guerre. Il présente l'avantage de ne pas risquer la vie de pilotes mais souffre aussi de plusieurs contraintes. De tels engins, qui nécessitent de longues minutes de vol pour atteindre leur cible, ne peuvent être utilisés qu’une seule fois et seulement contre des objectifs acquis selon un processus assez lent passant par le centre opérationnel de Moscou qui transmet les informations sur les cibles aux quatre états-majors de districts militaires déployés qui organisent ensuite les missions. La mise en place tardive d’un commandement unique de théâtre a sans aucun doute donné plus de cohérence à l’organisation des frappes mais il n’est pas certain que le processus soit plus rapide. De fait, ces missiles ne sont utilisés que contre des infrastructures jugées critiques. Reste à déterminer lesquelles.

Après la première phase de recherche, vaine, de la suprématie aérienne, les états-majors russes tâtonnent dans le choix des cibles. En mars-avril, un effort particulier est fait sur les communications et l’industrie avec en plus quelques frappes d’opportunité sur des cibles militaires. Les Russes essayent, en liaison avec des cyberattaques, de couper les flux téléphoniques ou internautiques et les émissions de télévision ou de radio en s’attaquant aux tours émettrices. C’est un échec. Depuis 2014, les Ukrainiens se sont bien adaptés au champ de bataille quasi permanent du cyberespace et les Russes ne réussissent pas à couper les communications, qui dépendent désormais beaucoup de réseaux satellitaires qui leur échappent. De son côté, l’industrie de Défense ukrainienne s’est rapidement adaptée à la menace en protégeant, camouflant et dispersant ses sites. Les frappes d’opportunité ont eu plus de succès comme l’attaque massive le 13 mars de la base militaire de Yavoriv, camp de formation à l’extrême ouest de l’Ukraine et passage obligé pour les volontaires de la Légion des volontaires étrangers et d’une partie de l’aide matérielle étrangère. Quelques missiles hypersoniques Kh-47M2 Kinzhal ont également été utilisés dans cette période, sans autre but véritable au regard de leur coût d’emploi que de tester ces munitions en condition opérationnelle et d’impressionner.

D’autres frappes sont plus incompréhensibles, car elles ne peuvent que soulever l’indignation, comme celle contre l’université de Kharkiv et surtout celles frappant directement la population. Le 9 mars, un missile russe frappe l’hôpital pour enfants et la maternité de Marioupol et le 8 avril un autre largue des sous-munitions sur une foule devant la gare de Kramatorsk faisant 56 morts et le double de blessés.

Du côté ukrainien, la tentation est évidemment forte de frapper également des objectifs civils russes pour se venger ou pour dissuader l’adversaire de continuer. Les capacités ukrainiennes sont cependant limitées à un stock inconnu de missiles Tochka-U de 120 km de portée. Ils ont été utilisés pour frapper les bases aériennes russes de Millerovo et Taganrog ainsi que les navires russes dans le port ukrainien de Berdyansk. L’Ukraine nie en revanche toute frappe contre des objectifs civils, ce que contestent les autorités séparatistes qui déclarent que la ville de Donetsk a été frappée le 20 mars par un Tochka-U tuant 23 personnes. La frappe sur la gare de Kramatorsk quelques jours plus tard pourrait ainsi être une frappe de représailles pour cette attaque avec d’ailleurs le même type de missile sur lequel était inscrit en russe « Pour nos enfants ».

Si l’artillerie russe frappe désormais continuellement les villes de la Bordure, et si celle de l’armée ukrainienne est accusée d’avoir touché sept fois Donetsk, il n’y a plus, après le massacre de Kramatorsk de missiles lancés directement sur la population afin de provoquer sciemment un massacre. Cela n’empêche pas les pertes civiles, mais il faut considérer celles-ci comme des dommages collatéraux de l’attaque principale, comme lors de l’attaque de la gare de Tchaplino le 24 août qui vise un train militaire mais tue également dix civils. Il est vrai que les Russes font peu d’effort pour éviter ces victimes, mais par éthique ou par intérêt dans un contexte très médiatisé on évite désormais de trop indigner par des frappes très meurtrières.

À la fin du mois de mai, les Russes constatent qu’ils ont consommé environ 2 000 missiles pour un bilan assez maigre. Le stock de missiles modernes russes avait été largement caché et sous-estimé par les pays occidentaux mais il n’est pas non plus inépuisable. L’efficacité de la campagne est par ailleurs d’autant plus réduite que la défense ukrainienne fait des progrès constants passant d’une capacité d’interception de missiles de 30 % en mars à plus de 50 % en juin.

Pour tenir la distance, les Russes réduisent le rythme des frappes et font appel au deuxième cercle de missiles. Outre les vieux Tochka-U déjà évoqués et mis en œuvre dès la fin du mois de mars, les Russes détournent de leurs missions premières des missiles anti-navires et anti-aériens. Non seulement ils dilapident leur précieux stock de missiles dédiés au sol, mais ils réduisent aussi leurs capacités « anti-accès » du ciel et de la mer. 

À longue portée, les Russes lancent de vieux Kh-22 anti-navires, déclassés en 2007 ou leur version modernisée Kh-32 ainsi que les modernes P 800 Oniks tirés depuis le sol, soit un potentiel de plus de 800 engins. À courte portée, 120 km au maximum, et en parallèle de quelques Tochka-U, ils emploient également des petits Kh-35 lancés par air, et surtout des missiles anti-aérien S- 300 convertis à la frappe au sol. Ces S-300 sont nombreux et invulnérables à la défense ukrainienne du fait de leur grande vitesse.

D'une manière générale, les missiles de ce deuxième cercle sont moins puissants que ceux du premier, et surtout peu optimisés pour le tir au sol comme le montre l’attaque du 27 juin à Krementchouk avec deux Kh-22 qui aboutit par erreur à la destruction d’un centre commercial et la mort de 20 personnes. Ce deuxième cercle n'étant pas non plus inépuisable, les Russes commencent aussi à l’été à chercher des fournisseurs extérieurs, en particulier l’Iran qui pourrait leur fournir des missiles Fateh-110 (300 km de portée) et/ou des Zolfaghar (700 km).

Durant cette nouvelle phase qui début en juin, les cibles prioritaires sont l’alimentation en carburant et les voies ferrées. Cette nouvelle campagne de frappes ne fait cependant pas plus émerger d’effet stratégique que la précédente. Si la logistique ukrainienne est évidemment partiellement entravée, les missiles russes n’empêchent en rien l’armée ukrainienne de recevoir de nouveaux équipements occidentaux, de monter en puissance et même de dépasser en capacités les forces terrestres russes. Les Ukrainiens sont même capables de monter une attaque complexe de grande ampleur dans la province de Kharkiv en septembre et d’y infliger un coup sévère à la force terrestre russe. Ces succès s’accompagnent par ailleurs de raids et de frappes « corsaires » sur les bases arrière russes, y compris jusqu’en Crimée et même sur le pont de Kertch le 8 octobre.

V comme vain

Ce retournement de situation fait approcher le conflit de la guerre totale. Oubliant l’idée de destruction du régime de Kiev et de son armée, Vladimir Poutine recherche désormais l’acceptation ukrainienne du statu quo, objectif qui ne nécessite pas forcément d'opérations de conquête.

Face à l’armée ukrainienne, il s’agit désormais de tenir autant que possible en attendant peut-être de pouvoir reprendre l’offensive. La mobilisation partielle décrétée le 21 septembre est l’instrument principal de cet axe stratégique. Une première vague de 80 000 hommes est envoyée immédiatement en sacrifice en Ukraine afin de tenir les positions, ou même de les conforter, au prix de lourdes pertes. Une deuxième vague de 200 0000, soit un doublement des forces russes en Ukraine, doit les rejoindre après une meilleure préparation. Si cela ne suffit pas, d’autres poitrines viendront.    

Il s’agit ensuite dans un deuxième axe de persuader les opinions publiques occidentales de cesser d’aider l’Ukraine, en jouant sur les conséquences de la guerre sur la vie quotidienne (qui deviennent dans le discours prorusse « conséquences des sanctions contre la Russie »), la peur d’être entraîné dans un conflit mondial décidé par les États-Unis concepteurs du piège ukrainien et enfin la déconsidération des Ukrainiens et de leur président. C’est là encore un espoir de long terme pour Poutine.

Et il y a enfin une nouvelle campagne de frappes qui, dans cette posture générale défensive, devient l’instrument offensif et le seul susceptible, avec l’usure ukrainienne sur le front, d’obtenir une décision. Contrairement aux précédentes, cette nouvelle campagne qui vise prioritairement le réseau électrique ukrainien est décorrélée de ce qui se passe sur le front puisqu’elle n’affecte que marginalement l’armée ukrainienne. Le principal effet militaire en est sans doute la nécessité pour les Ukrainiens de retirer des moyens du front pour les consacrer à la défense des villes, notamment contre les drones.

Pour le reste, il s’agit simplement de créer une gigantesque crise humanitaire en privant la population d’électricité et de chauffage à l’arrivée de l’hiver. L’objectif, non affiché, est sans aucun doute de casser le moral de la population, le véritable centre de gravité clausewitzien ukrainien. Contrairement à la Russie, c’est l’opinion publique qui décide de la politique à suivre dans la guerre en Ukraine. Un cessez-le-feu suivi d’une négociation de paix n’a ainsi aucune chance de se réaliser contre l’avis contraire et très majoritaire d’une population ukrainienne par ailleurs volontiers contestataire contre un État dont elle se méfie. Il ne sert donc à rien de convaincre Volodymyr Zelensky, c’est la population qu’il faut pousser à renoncer en la faisant souffrir. Dans tous les cas, on ravagera l’économie ukrainienne pour longtemps et cela peut toujours servir si les choses doivent durer. On se trouve donc clairement dans un nouvel avatar des théories de Giulio Douhet, cherchant à obtenir la victoire par le ciel alors que le front terrestre est figé.

Techniquement, le ministre de la Défense ukrainien estimait que les Russes disposaient encore le 18 novembre de 630 missiles dans le premier cercle avec une capacité de production d’une trentaine par mois, ainsi qu’environ 500 anti-navires à longue portée. Il y a là de quoi réaliser encore une vingtaine de salves d’une cinquantaine de missiles, car l’usage de moyens désormais rares est plus rationnel en se concentrant sur un seul réseau jugé critique et en saturant les défenses par une série de blitz d’une journée, espacés de plusieurs jours de pause. On frappe ainsi également bien plus les esprits, le but ultime, qu’en saupoudrant continuellement le pays de quelques missiles. Si ces chiffres sont exacts et si la méthode ne change pas, les Russes peuvent ainsi continuer jusqu’au mois de février, peut-être mars et plus encore bien sûr si un autre pays leur fournit de nouveaux missiles.

Une autre nouveauté est l’engagement simultané de drones- frappeurs iraniens, des Shahed 136 pour la grande majorité. Le principal intérêt des Shahed-136, employés pour la première fois le 1er septembre, est d’avoir des caractéristiques inverses et donc complémentaires de celles des missiles. Ils sont lents et portent une charge explosive six à dix fois inférieure à celle d’un missile, charge qu’ils ne peuvent envoyer à grande distance que sur une cible fixe. Ils sont en revanche peu coûteux et donc nombreux. La Russie pourrait ainsi en recevoir plus de 2 000 tout en proclamant les fabriquer elle-même sous le nom de Geran-2. Il faut les considérer comme des obus d’artillerie d’une portée de 1 000 km qui maintiennent le stress des habitants entre deux salves de missiles beaucoup plus destructeurs.

Cette nouvelle campagne a également introduit deux risques nouveaux qui peuvent dépasser les frontières : le risque nucléaire puisque les trois centrales en activité ont besoin d’électricité pour simplement ne pas provoquer d’accident grave et le risque d’incidents de frontière. Lorsqu’on lance des dizaines de missiles et d’anti-missiles à plusieurs centaines de kilomètres de portée avec une fiabilité qui ne peut être totale, on doit s’attendre à ce qu’il y ait des projections hors des frontières surtout lorsque l’attaque russe est juste à la limite. Cela a été le cas en octobre avec des fragments de missiles russes tombés en Moldavie et plus sérieusement, puisqu’il y a eu deux victimes, le 15 novembre dans un petit village polonais à quelques kilomètres de la frontière frappé accidentellement par la chute d’un missile S-300 ukrainien. L’incident a surtout été l’occasion de démonstrations politiques, plutôt heureuses du côté de l’OTAN où on a géré la chose avec calme et détermination, plutôt malheureuses du côté de Volodymyr Zelensky qui a accusé immédiatement et improprement les Russes sans se dédire vraiment par la suite. Dans un contexte médiatisé, les mots sont des munitions et les tirs fratricides peuvent exister aussi dans la communication.

Le problème majeur pour les Russes est cependant que leur stratégie a très peu de chances de réussir. Il n’y a en effet aucune campagne aérienne qui soit parvenue seule à abattre le moral d’une population dans le passé, et ce n’est pas celle des missiles russes qui va faire craquer des gens qui ont connu aussi la crise des années 1990. Même s’ils ont froid ou justement parce qu’ils ont froid, il est beaucoup plus probable que la détermination des Ukrainiens sorte plus renforcée qu’affaiblie de cette épreuve.

Cette campagne de frappes sans avions dans le ciel ukrainien, batteries, navires et bombardiers restants à distance de sécurité, ressemble plus que toute autre à celle des armes de vengeance V1 et V2 (Vergeltungswaffen, armes de vengeance) de l’Allemagne nazie à partir de 1944, un emploi de ressources rares pour frapper inutilement des villes parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre et que cela permet de montrer aux siens que l’on fait quelque chose. Il est vrai que les Alliés avaient fait bien pire aux villes allemandes, mais cela avait eu au moins une influence importante sur les opérations. Là, les frappes russes n’ont pas d’effet sur la ligne de front et il n’y a rien à venger sinon les humiliations, comme l’attaque du pont de Kertch, ou les défaites, comme la prise de Kherson par les Ukrainiens.

Ce n’est cependant pas parce qu’une stratégie ne va pas réussir qu’il ne faut rien faire. Il faut au contraire tout faire pour qu’elle échoue encore plus vite et plus complètement afin au moins d’éviter des souffrances inutiles. Les Soviétiques n’avaient pas hésité à se dépouiller de centaines de batteries anti-aériennes de toute sorte pour aider les Nord-Vietnamiens à abattre des avions américains, considérant que tout avion détruit au Vietnam n’aurait pas à l’être en Europe. À la même époque, ils n’avaient pas hésité non plus à déployer une division complète de défense aérienne, avec ses batteries de missiles et ses escadrilles de Mig-21 pour stopper la campagne aérienne israélienne, ce qui avait été l’occasion de quelques affrontements discrets avec les Israéliens mais avait permis de mettre fin à la campagne de frappes sur l’Égypte. Il ne s’agit pas pour les pays occidentaux de faire de même, sauf si la Russie franchit la première la ligne séparant la confrontation de la guerre, mais d’aider les Ukrainiens à surmonter cette campagne de frappes par l’aide humanitaire, l’aide à la reconstruction des réseaux électriques et au renforcement de la défense aérienne. Ce sera l’occasion pour nous d’apprendre comme faire face à toutes ces menaces.

À vrai dire, les stratégies de pression sur la population peuvent réussir, comme en 1918 en Allemagne où le moral s’est effondré après des années de privation mais surtout après une série de défaites militaires, ou encore en Russie un an plus tôt, après là aussi des défaites militaires mais surtout une incapacité de l’État à faire face aux besoins de la population. Ce ne sont pas les frappes allemandes, comme celles qui s’abattaient au même moment sur Londres et Paris, qui ont poussé les Russes à se soulever en février 1917, mais la faim, le froid et la nullité d’un gouvernement que l’armée effondrée n’a pas cherché à défendre, bien au contraire. Ce n’est pas la pression directe de l’étranger sur la population russe qui a fait craquer celle-ci, mais le spectacle des défaites de son armée et la gabegie de son administration. Un exemple à méditer dans ce long bras de fer que cherchent désormais les Russes.

La guerre en Ukraine - Au feu et à mesure

La guerre n’est pas chose linéaire, mais affaire de séquences. Celle qui se déroule en Ukraine a commencé classiquement par la séquence de révélation, celle où on constate de visu les capacités réelles des deux armées qui s’opposent. C’est souvent la plus surprenante, car comme pour deux équipes de sport qui n’ont pas joué pendant des années, il n’est possible de fonder les pronostics que sur des apparences.

Depuis le début des guerres industrielles, cette phase de révélation est souvent et rapidement cruelle pour l’un des camps, tant la capacité de destruction des armées modernes est importante. L’armée qui dispose des plus grandes capacités, et on rappellera que le capital matériel y est moins important que celui des hommes, l’emporte normalement très vite et de manière écrasante. L’affaire ne dure alors que quelques semaines, voire quelques jours.

Notons que ce duel des armes gagné, qu’il faut distinguer de la guerre elle-même qui engage toute la nation, n’augure de la Victoire avec un grand V que si elle s’accompagne d’une acceptation par l’exécutif politique ennemi. Dans la guerre en Ukraine, on a pu imaginer, alors que l’on anticipait généralement une victoire russe dans le duel des armées que la guerre se serait prolongée quand même sous forme de grande guérilla.  

Cette anticipation n’a pas duré longtemps, car le révélateur des combats a montré dès les deux premières semaines plutôt un équilibre des forces. La guerre peut parfois s’arrêter à ce stade, si l’agresseur n’a rien gagné à son invasion et que l’agressé de son côté ne cherche pas à se venger ou le poursuivre comme lors de la guerre de 1979 entre la Chine et le Vietnam. Si en Ukraine, les forces russes avaient été stoppées dès leur ligne de départ le 24 février, il aurait été peut-être possible pour les Russes de maquiller leur échec en « leçon » infligée à l’Ukraine ou de prétendre avoir déjoué un projet d’offensive ukrainienne dans le Donbass et on en serait resté là, au moins pour un temps.

Cela n’a pas été le cas. La Russie a subi une énorme défaite militaire autour de Kiev et n’a pas réussi à s’emparer de Kharkiv, mais elle a conquis de larges pans des provinces de Louhansk, Zaporijjia et Kherson. Elle a donc désormais beaucoup plus de choses à perdre si elle renonce que si son armée était restée sur la ligne du 24 février. Elle a par ailleurs encore l’espoir de continuer à avancer en adaptant son armée, qui reste puissante, au nouveau contexte. La guerre continue donc, mais elle est alors condamnée à être longue car il n’y pas souvent de demi-mesure dans les guerres industrielles. Si on ne gagne pas en quelques semaines, il faudra alors compter en années.

La faute en revient en partie à la violence même des combats. Se protéger dans les villes et les retranchements est le meilleur moyen de se soustraire un peu à la puissance de feu moderne. Les armées y ont spontanément recours dès lors qu’elles sont en posture défensive et disposent d’un peu de temps pour s’organiser. S’il n’y a pas de victoire militaire rapide, on assiste donc mécaniquement à une cristallisation progressive du front et un ralentissement mécanique des opérations. C’est ce qui se passe un peu partout en Ukraine à partir de mi-mars. Un front continu s’est formé du nord de Kharkiv à la tête de pont de Kherson, tandis que les Russes retirent à la fin du mois leurs armées décimées dans le nord du pays. Les frontières de Biélorussie et de Russie jusqu’à Kharkiv, prolongent la ligne de front par une barrière que les Ukrainiens ne peuvent franchir par crainte de provoquer une escalade majeure.

C’est le début de la guerre longue, celle où en arrière de la zone opérationnelle les nations mobilisent pleinement leurs forces pour augmenter les capacités de leurs armées et plus en arrière encore celle où les différentes nations extérieures choisissent leur camp. La guerre est alors globale.

Cette guerre longue débute par une séquence de trois mois. Elle est toujours à l’initiative des Russes, plus à l’aise dans cette guerre de positions que dans celle de mouvement grâce à leur puissante artillerie. Ils ont également réduit leurs objectifs à la taille de leurs moyens. Il s’agira cette fois à conquérir complètement le Donbass à grands coups de petites attaques sous appui d’artillerie. C’est lent, méthodique, mais paraît inexorable. Alors que Sevorodonetsk et Lysychansk sont tombées, on peut alors imaginer que Sloviansk et Kramatorsk seront les prise suivantes et que si rien ne change les Russes auront atteint leur objectif stratégique au mois de septembre.

Mais les choses changent toujours à la guerre et si on y est surpris, c’est qu’on se concentre sur le visible, comme les mouvements des drapeaux sur la carte des combats, et que l’on néglige les processus périphériques plus discrets. Dans la zone du duel des armées, on voit tout de suite les effets des opérations de conquête, le terrain change plus ou moins de main, alors que ceux des opérations de raids et de frappes sont plus longs, diffus et souvent indirects. On gagne rarement les batailles en frappant simplement les forces ennemies, mais en les affaiblissant ainsi on facilite le choc des unités de manœuvre.

En arrière de la zone des combats, celle de la stratégie opérationnelle, il y a aussi la zone où s’exerce la stratégie des moyens (ou organique). C’est un archipel de camps ou de centres de formation/réflexion où on s’efforce d’augmenter ou au moins de restaurer les capacités des forces. Cet archipel s’active automatiquement dès le début des combats, mais souvent de manière fragmentée et improvisée. On apprend d’abord sur le tas et on bricole avec les moyens immédiatement à disposition. Et puis, avec l’allongement de la guerre, le processus se complexifie et s’organise. Il faut synthétiser les retours d’expérience, enseigner à tous les meilleures pratiques, instruire les nouvelles recrues, reposer les anciennes, associer les deux, apprendre à utiliser les équipements reçus, entrainer les états-majors, etc.

En superposition de cette zone de restauration/fabrication des capacités de combat, il y a la société qui en fournit les ressources humaines ou matérielles. Cette société subit elle-même une pression forte, des sanctions économiques jusqu’aux frappes aériennes en passant par les cyberattaques ou la propagande, afin qu’elle renonce justement de fournir des ressources et de se souffrir. En périphérie des pays en guerre, il y a les pays alliés qui y interviennent et qui eux-mêmes sont soumis à la même pression sur les sociétés, hors bien sûr celle des combats et des frappes.

En résumé, en arrière de la zone des combats où finalement les choses sont les plus prédictibles, il y a tout un réseau de processus politiques, économiques, diplomatiques, militaires, logistiques, souvent connectés entre eux. Les surprises à l’avant viennent de ces flux, de choses, d’idées ou de sentiments, qui viennent de l’arrière.

Au mois de juillet 2022, la surprise vient de l’arrêt soudain de l’avancée des drapeaux russes sur la carte. Rétrospectivement, on peut l’expliquer par la conjonction d’une usure des troupes de manœuvre russes que ne compensait pas une « structure de production de soldats » très imparfaite en opposition à une structure ukrainienne qui parvenait elle à augmenter les capacités en ligne. On a pu constater aussi les effets de la nouvelle artillerie ukrainienne fournie par les Occidentaux qui ont permis par une campagne intelligente de frappes d’enrayer la logistique de l’artillerie ennemie ou de cloisonner les forces sur la tête de pont de Kherson. Les Russes ne trouvent pas de parade tactique et ne parviennent pas à se renforcer.

On aboutit ainsi à un équilibre où rien ne bouge en juillet et août jusqu’à laisser croire par prolongement de la tendance qu’il en sera ainsi pendant de longs mois. Il n’en est évidemment rien, car les processus arrière sont toujours à l’œuvre et que la montée en puissance de l’armée ukrainienne se poursuit alors que l’armée russe stagne toujours voire s’affaiblit.

La nouvelle rupture, et donc le début d’une nouvelle phase, est arrivée début septembre par une victoire spectaculaire ukrainienne dans la province de Kharkiv et au nord de Sloviansk. Loin des grignotages russes de la phase précédente ou même de l’« usure dynamique » de la bataille de Kiev les Ukrainiens s’avèrent capables de produire des chocs offensifs, une première dans cette guerre. La conquête de terrain est nette et peut-être surtout le coup porté à l’armée russe, et donc par secousses à la société puis au régime politique, est violent. La supériorité militaire ukrainienne est alors évidente, ce qui oblige à la Russie à sortir de sa torpeur en activant différemment les processus arrière.

Sur le front, il s’agit désormais de former ce que l’on pourrait nommer une « ligne Sourovikine », du nom du nouveau commandant en chef de l’ « opération spéciale », comme il y a eu la « ligne Hindendurg » en 1917 et selon les mêmes principes : résister à la supériorité militaire ennemie derrière une ligne de défense solide le temps de mobiliser en arrière suffisamment de forces pour pouvoir reprendre l’initiative. La nouvelle stratégie opérationnelle s’accompagne d’un coup politique, l’annexion par la Russie des zones ukrainiennes conquises, et d’une mobilisation de réservistes dont une première vague doit en urgence et au prix de lourdes pertes servir à renforcer la ligne Sourovikine, tandis que la deuxième, 200 000 hommes, soit une nouvelle armée complète, doit, après une formation plus solide, venir changer le rapport de forces sur le terrain. Si cela ne suffit pas, une nouvelle mobilisation interviendra ou on engagera les conscrits. Dans le même temps, les frappes sur les villes deviennent plus ciblées, les infrastructures énergétiques, afin de « mieux » faire souffrir la population ukrainienne en espérant ainsi peser indirectement sur les opérations militaires et surtout faire capituler cette population. Sur le front périphérique, la Russie cherche au moins des fournisseurs qui lui permettront de poursuivre son effort de guerre, Iran, Biélorussie, Corée du Nord peut-être, et bien sûr à saper le soutien à l’Ukraine au sein des opinions publiques occidentales.

Ces nouveaux axes d’effort russes suffiront-ils à casser la nouvelle tendance ? Il faut toujours un peu de temps pour voir surgir des effets par ailleurs ambivalents.

La mobilisation russe, parfaitement inorganisée, a peut-être aidé à renforcer la ligne Sourovikine sur le Donbass, mais c’est un poison lent. La mobilisation n’est pas populaire, suscite des fuites massives à l’étranger ou à l’intérieur du pays, et provoque de multiples incidents et de plaintes de la première vague envoyée directement sur le front sans préparation. À partir d’une certaine masse critique, ces plaintes et refus, associés aux cercueils de zinc sans victoire associée, peuvent se transformer en contestation de la guerre.

Dans la zone opérationnelle, l’Ukraine a obtenu un nouveau choc en réduisant la tête de pont de Kherson et en s’emparant de la ville évacuée sans combat par les forces russes. Si les effets sur l’armée russe de cette victoire sont sans doute moins importants qu’à Kharkiv, les effets politiques sont considérables. Ils contredisent les efforts russes. Déclarée « russe pour toujours » à peine 41 jours plus tôt Kherson est abandonnée sans combat et même sans une escalade quelconque hormis dans les doses de missiles lancées sur les villes ukrainiennes. Contrairement à ce qui était proclamé au moment de l’annexion, on peut donc pénétrer sur le sol sacré de la patrie russe et s’y emparer d’une grande ville sans susciter de réaction. Se coucher après le franchissement d’une ligne rouge que l’on a proclamé à grand bruit quelques jours plus tôt seulement est le plus sûr moyen de se décrédibiliser pour la suite.

Ce nouveau choc affaiblit aussi la possibilité, déjà mince, de faire craquer la population ukrainienne par la peur et le froid. Ce genre de stratégie ne peut fonctionner que si cette pression s’accompagne de défaites sur le terrain, tuant ainsi tout espoir que les choses s’améliorent. Or, les Ukrainiens sous les bombes entendent parler de victoires, et ils entendent aussi parler des exactions perpétrées par les Russes dans les territoires qui viennent d’être libérés. Rien qui les incite là à demander une « paix blanche », mais au contraire tout qui les pousse à en finir au plus vite en chassant les occupants. Il en est sensiblement de même dans les opinions publiques occidentales qui constatent aussi que l’aide fournie et les sacrifices éventuels, modestes par rapport à ceux des Ukrainiens, servent au moins à quelque chose. Tout pousse au contraire à accentuer encore l’aide aux Ukrainiens alors qu’à l’inverse soutenir un régime russe de perdants même pas magnifiques, bien au contraire, devient plus difficile.

À la guerre, tout commence et tout finit par des batailles. Les victoires sur le terrain, même défensives ou symboliques, nourrissent l’espoir de l’arrière et les ressources de l’arrière nourrissent les victoires. La phase actuelle à l’avantage des Ukrainiens a presque trois mois, c’est déjà un peu vieux pour une séquence de guerre moderne. Les Ukrainiens ont tout intérêt à pousser encore leur avantage tant que c’est encore possible. Le Dniepr interdit la manœuvre, mais en permettant d’avancer les batteries à longue portée, y compris les batteries antinavires, jusqu’à la région de Kherson on agrandit encore la zone qui peut être battue par les feux précis ou peut-être les raids d’infiltration.

Pour le reste, le déplacement des forces de Kherson peut alimenter les autres fronts. Les unités russes repliées sont déjà signalées dans la région de Kreminna, ce qui tend à montrer l’importance pour eux de ce front de Louhansk. Les Ukrainiens peuvent y porter aussi leur effort afin de porter un nouveau choc, comme ils peuvent le faire aussi dans la région de Zaporijjia, l’autre zone de manœuvre possible.  Ils peuvent attaquer à partir de Vuhledar au sud-est de Donetsk-ville. La zone est également sensible pour les Russes car elle menace l’une des deux voies ferrées, l’autre étant celle du pont de Kerch, qui alimentent les zones conquises des provinces de Zaporijia, Kherson et la Crimée. Ils peuvent aussi attaquer plus près du Dniepr face à Tokmak par exemple. Peu importe à la limite, l’essentiel est d’aller vite et de frapper fort, malgré la météo d’automne un autre processus changeant qui influe sur les opérations, avant la fin de la séquence.

Quand et comment se terminera cette séquence ? Il faut bien l’admettre, nul ne le sait. La guerre relève bien plus des théories du chaos que du déterminisme des sciences de la matière. Les choses y sont trop humaines, avec des ennemis intelligents et très motivés qui réagissent forcément aux changements de l’autre, et les paramètres, politiques, économiques, diplomatiques, sociétaux, etc. sont trop nombreux pour pouvoir les appréhender tous dans leurs interactions.

On peut ainsi imaginer comme en juillet, mais à l’inverse, que les Ukrainiens ont finalement été plus usés que l’on ne pensait dans les combats précédents ou n’ont plus de stocks de munitions, le point oméga, et qu’ils ne peuvent plus mener d’offensives face à des Russes renforcés. On assisterait alors à une nouvelle phase d’équilibre statique pour l’hiver, avant peut-être même une reprise de l’offensive russe au printemps dans le Donbass.

Mais on peut imaginer aussi des grappes d’innovations d’un côté ou de l’autre, plus probablement du côté ukrainien clairement plus imaginatif, avec de nouvelles structures tactiques, de procédés ou encore de nouveaux équipements. La fourniture par les Américains d’ATACMS (Army Tactical Missile System) à portée de 300 km ou la fabrication locale de nouveaux missiles balistiques ou encore de drones plus puissants peuvent-ils changer la donne ? La Russie de son côté peut-elle mettre en œuvre enfin une vraie structure de « construction de soldats » ? Peut-elle trouver un moyen de mieux exploiter ses 750 aéronefs pilotés basés autour de l’Ukraine en résistant au système de défense anti-aérien ukrainien ?

Les changements peuvent aussi être politiques internes, du côté de Moscou en particulier, mais aussi à Kiev. Tout le monde pense au remplacement de Vladimir Poutine, mais quand et au profit de qui et pour quelle politique ? S’il ne change pas de politique, ce nouveau pouvoir, demain, dans six mois ou jamais, peut-il lui-même être renversé par un autre qui admettra l’échec ?

Nul ne le sait, l’analyse des guerres pendant la guerre se fait à la torche au sein d’une obscurité remplie de monstres. On avance et puis on voit jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’un des camps ne peut et ne veut plus continuer.

Des ponts pas loin-Point de situation du 11 novembre 2022

Le commandement russe vient donc d’annoncer le repli de toutes ses forces sur la gauche du Dniepr. Plus exactement, Vladimir Poutine a accepté la proposition, qui devait être assez ancienne, de ses généraux de retirer la 49e armée et le 22e corps d’armée de cette position intenable. Peut-être a-t-il eu la délicatesse d’attendre la fin des élections américaines afin de ne pas offrir une victoire indirecte à la politique ukrainienne de Joe Biden.

Poutine renonce ainsi à toute idée de conquérir un jour Odessa et accepte l’affront d’abandonner Kherson, proclamée « russe pour toujours » il y a 41 jours à peine. Déclarer sol russe intouchable un territoire que l’on est en réalité en train de perdre au moment où on parle, c’est faire monter fortement les enchères politiques avec un jeu militaire faible en main et sans l’excuse de ne pas connaître le jeu de l’autre. Il lui fallait donc s’attendre aussi à des pertes de face en proportion de l’emphase de son discours.

Pour tenter de sauver la face justement, ce retrait s’est accompagné d’une manœuvre de justification – sauver la vie de la population et de ses soldats – et de distraction, non pas au sens d’amusement mais de détournement de l’attention. Les ficelles de la distraction sont désormais bien connues. L’accusation, avec preuves « à venir », d’avoir fait ou de préparer quelque chose de très sale est le procédé le plus classique. Même si cette accusation sortie du chapeau-cachette est farfelue, elle occupe les médias et les esprits pourvu qu’elle soit terrible. On peut même, art suprême, combiner justification et accusation, comme lorsqu’on annonce vouloir protéger les gens (lire « kidnapper des populations entières et piller tout ce qui est pillable ») du projet ukrainien de vouloir détruire le barrage de Kakhovka. Plus tragiquement, la manœuvre de distraction peut aussi s’apparenter à des représailles en augmentant par exemple très significativement le dosage des frappes de missiles et de drones sur les infrastructures de vie de la population. On assistera aussi probablement, à une manœuvre d’atténuation de la défaite avec l’idée de leurre, comme pour l’offensive initiale sur Kiev (un leurre dont l’armée russe ne s’est jamais remise), ou en expliquant que l’ennemi a été fixé sur cet objectif et qu’il a subi de lourdes pertes. Pour peu que la manœuvre de repli soit bien exécutée et il sera même possible de transformer tout cela en quasi-victoire défensive contre les forces supérieures de l’OTAN.

Notons quand même cette innovation russe assez inédite consistant à annoncer à l’avance une manœuvre tactique à la télévision, une manœuvre de repli par ailleurs délicate à gérer et dont le succès repose sur une bonne planification et la surprise. Bien entendu, il s’agissait là de faire porter le poids de la décision malheureuse sur le ministre et non Vladimir Poutine, d’un seul coup très absent des médias, et de faire passer à la population les messages décrits plus haut. Il est vrai que de toute façon, le repli était déjà commencé et qu’il n’y avait plus de surprise depuis longtemps.

Tactiquement, un repli sous le feu n’est pas une manœuvre facile. Pour l’instant, les Russes y sont plutôt bien parvenus, que ce soit à toute petite échelle sur l’île aux serpents, de la partie de la ville de Kharkiv qu’ils occupaient et bien sûr du nord de l’Ukraine à la fin du mois de mars, même si les replis des 35eet 36e armées au nord-ouest de Kiev ont parfois tourné à la débandade. Le dégagement de la tête de pont de Kherson est préparé depuis des semaines et de nombreux moyens lourds ont déjà été replié sur l’autre rive. On va donc sans doute assister à une manœuvre classique de freinage, à base d’obstacles minés, d’unité retardatrices et de barrages d’artillerie, sur plusieurs dizaines de kilomètres jusqu’aux points de franchissement le long du fleuve. La défense peut se durcir sur ces points de passage, en particulier à Kherson, afin de couvrir les opérations de franchissement du Dniepr qui constitueront sans doute la phase la plus périlleuse de la manœuvre.

Dans tous les cas, cette manœuvre complexe constituera un « crash test » de la solidité de l’armée russe. Si le repli se fait en bon ordre, sans trop de pertes et d’abandon de matériels, il montrera qu’une armée russe en repli peut effectuer des manœuvres complexes et conserver sa cohésion. Dans le cas contraire, et si on assiste à une forme de fuite désordonnée, des captures massives de matériel ou, pire, de celle de nombreux combattants comme dans la percée dans la province de Kharkiv, le coup au moral et même au potentiel sera très fort.

Les forces ukrainiennes, dont le mode d’action du siège à grande échelle est validé, auront logiquement incité à exercer le maximum de pression sur les Russes en repli afin d’essayer de transformer justement le bon ordre en débandade. C’est cependant aussi du côté de l’attaquant une manœuvre délicate qui oblige à s’exposer et qui peut être couteuse face à un adversaire un peu habile. Dans les replis déjà évoqués autour de Kiev, les Ukrainiens ont plutôt été prudents dans la poursuite, il en sera sans doute de même dans la région de Kherson. S’ils le peuvent, ils devraient s’infiltrer dans la ville et s’appuyer sur la résistance intérieure pour faciliter l’arrivée des brigades de manœuvre, à priori la 28ebrigade mécanisée en premier.

C’est avec ce harcèlement seul que la notion de « piège », le buzzworddu moment, peut seulement avoir un sens au-delà des scénarios catastrophe d’inondations, de bombes sales voire d’emploi d’arme nucléaire que l’on se plait à agiter. La défense acharnée de la ville par les Russes, façon « Stalingrad sur le Dniepr », ne semble plus d’actualité. C’était de toute façon, une mission quasi suicidaire et en réalité à terme un piège pour les Russes adossés au fleuve. Les Ukrainiens ont bien essayé à Severodonetsk avant de renoncer rapidement.

On imagine aussi parfois le bombardement à outrance de Kherson par les Russes une fois occupée par les forces ukrainiennes. On passera sur le fait qu’il s’agirait de ravager une ville déclarée russe par les Russes, pour considérer l’inutilité de la chose. Une ville est l’endroit où on est le mieux protégé de l’artillerie. Il faut y lancer des centaines d’obus pour espérer y tuer un homme. L’artillerie peut briser des positions ou des équipements repérés avec précision, dans le cadre de la contre-batterie par exemple, elle peut tuer en masse des hommes à découvert, mais pour le reste son rôle est de neutraliser si possible en coordination avec des manœuvres terrestres sinon cela n’offre qu’un intérêt limité. Neutraliser temporairement des troupes ennemies, en les obligeant à se cacher et se protéger, n’a d’intérêt que si cela s’accompagne d’une manœuvre. En bref, oui il y aura des obus russes qui tomberont sur Kherson et les alentours, peut-être même des frappes aériennes. Cela donnera lieu à une longue bataille des feux où l’artillerie ukrainienne, qui aura désormais le loisir de se rapprocher du fleuve Dniepr, pourra frapper au HIMARS une grande partie de la zone sud occupée par les Russes et jusqu’aux abords de la Crimée.

Il est probable en revanche que les manœuvres s’arrêteront là. S’il peut être intéressant de laisser planer la menace d’un franchissement de force, il faut comprendre la difficulté de l’exercice qui, avec la largeur du fleuve, s’apparenterait à une opération amphibie de débarquement de grande ampleur. Cela demanderait beaucoup d’efforts et de prises de risques pour créer une tête de pont fragile. En réalité, la situation qu’on vécu les Russes mais inversée. A la limite, une véritable opération amphibie pour aborder le sud de Kherson par le golfe de Dniprovska et la pointe avancée du parc naturel d’Heroiske serait plus facile, mais elle resterait forcément limitée.

Il est beaucoup plus utile, de part et d’autre, de déplacer les forces ailleurs. Quatorze brigades ukrainiennes, soit sensiblement le cinquième des unités de combat disponibles, sont actuellement concentrées autour de la tête de pont. Quatre ou cinq, et plus particulièrement des unités territoriales de garde nationale pour tenir la rive gauche du Dniepr. Les huit brigades de manœuvre en revanche, après recomplètement et repos représentent une ressource majeure qui peut être décisive sur un autre point. Le général Surovikine tient évidemment le même raisonnement avec ce qui restera des forces de la 49e Armée et du 22ecorps une fois le franchissement terminé. La 5e armée, déjà présente sur la rive gauche, peut tenir la ligne et ce qui restera des forces repliées, moins nombreuses et en moins bon état que les forces ukrainiennes pourront également être déployées ailleurs.  

Si on élargit le scope, en ce 11 novembre la guerre se poursuit toujours à la manière de 1918. Les Ukrainiens ont toujours pour stratégie opérationnelle de marteler le front par des offensives à 10-15 brigades, et des « opérations corsaires » jusqu’à, au mieux, faire s’effondrer l’armée russe sous les coups ou, au pire, chasser progressivement l’ennemi de tous les territoires qu’il occupe dans le courant de 2023. L’horizon stratégique ukrainien s’arrête là avec au-delà la perspective d’un conflit gelé sur la frontière russo-ukrainienne ou l’acceptation de la défaite par la Russie par un traité de paix.

Du côté russe, on joue sur une posture générale défensive sur le front avec trois axes d’effort dont on espère qu’ils permettront de renverser la situation : presser la population ukrainienne avec la « campagne de l’énergie » afin quelle même fasse pression sur son gouvernement, influencer les opinions publiques occidentales afin de faire cesser le soutien à l’Ukraine et enfin transformer suffisamment l’armée russe grâce à la mobilisation partielle pour briser l’élan ukrainien. on notera au passage sa ressemblance avec les derniers espoirs de l'Allemagne en 1944 : armes miracles - paix séparée avec les Occidentaux - Volkssturm. A ce stade, la préservation de l’acquis des conquêtes serait sans doute considérée par les Russes comme une victoire acceptable.  

Dans la confrontation de ces stratégies, tout est donc affaire d’économie des forces. Et c’est là que le transfert des brigades de manœuvre de Kherson peut avoir un effet stratégique soit en étant engagé dans une autre bataille, soit en roquant avec des brigades en couverture au nord et qui, elles, seraient engagées. Le défi majeur est pour les Ukrainiens de conserver leur supériorité en nombre d’unités de combat de bon niveau tactique et grâce à cela de multiplier les victoires dans le plus court laps de temps possible. Il a fallu aux Alliés douze offensives victorieuses de juillet à novembre 1918 pour briser complètement à la fois l’armée allemande et accélérer les changements politiques en Allemagne. Il en faudra moins, peut-être cinq ou six, pour briser l’armée russe, si possible avant l’arrivée des 200 000 hommes en cours de préparation en Russie.

En considérant comme acquise la victoire à Kherson, les Ukrainiens en ont obtenu deux en trois mois. Il resterait donc encore trois ou quatre grands batailles à gagner d’ici au printemps à la limite quel que soit l’endroit pourvu qu’elles permettent de casser l’armée russe. Comme en novembre 1918, il n’y aurait même pas besoin de pénétrer sur le territoire pour obtenir la victoire. L’Alsace-Lorraine n’a pas été libérée par la conquête mais par l’effondrement de l’armée allemande. Dans ce cadre là, la stratégie organique a autant d’importance que la stratégie opérationnelle. Gagne celui-ci qui emploie le mieux ses forces, mais gagne aussi celui qui est le plus apte à créer, former, reconstituer, transformer ses forces par exemple en « armée alpine » pour l’hiver. Les cinq victoires ukrainiennes à venir dans les six mois se forgent maintenant à l’arrière.   

Carte @Pouletvolant3

Alerte atomique

Et si on parlait de guerre nucléaire pour changer, histoire de tenter d’éclaircir quelques obscurités ?

Feu les armes nucléaires tactiques

D'abord, les armes nucléaires tactiques (ANT) faut oublier. Il y a en a qui ont essayé, ils ont eu des problèmes. Les ANT, qui comme leur nom l’indique sont destinées à combattre une armée ennemie, ont existé, mais pendant une période assez brève.

Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, il n’existait qu’une seule force de frappe nucléaire au monde : la flotte de bombardiers du Strategic Air Commandaméricain. On imaginait alors en cas de guerre, et l’Union soviétique est vite apparue comme l’ennemi des États-Unis le plus probable, de lancer une campagne de bombardement des villes à la manière de celle menée récemment contre l’Allemagne et le Japon, mais beaucoup plus « efficace ». Le problème majeur pour les Américains à l’époque est que cela n’empêcherait pas la puissante armée soviétique d’envahir l’Europe occidentale.

Au tournant des années 1950, les choses changent. En premier lieu, les Soviétiques accèdent à la puissance nucléaire et même, comme les États-Unis, à la puissance thermonucléaire. Il se passera encore quelques années avant que les Soviétiques soient capables de frapper le sol américain, mais les principes de la dissuasion par l’équilibre de la terreur se mettent en place. En se dotant de moyens diversifiés, abondants et inarrêtables par une défense, chacun des deux camps dispose d’une capacité dite de « seconde frappe » : vous pouvez toujours m’attaquer même massivement avec des armes thermonucléaires, il m’en restera toujours assez pour vous ravager en retour. C’est terrifiant, mais au moins les choses à ce niveau clairement stratégique sont claires et plutôt stables.

C'est en dessous que les choses sont plus compliquées. Concrètement, la question qui s'y pose est : que faire si je suis attaqué conventionnellement et que je ne peux pas résister ?

C’est là qu’intervient le deuxième changement majeur des années 1950. Les progrès technologiques sont alors tels qu’à côté des bombes H on parvient aussi à miniaturiser les munitions atomiques. On peut donc dès le milieu des années 1950 en fabriquer en grande quantité et de puissance très variable. L’US Army saisit l’occasion la première. Cela lui permet d’exister face à ses rivales institutionnelles et surtout de pouvoir compenser son infériorité numérique face à l’armée soviétique. On assiste alors à un immense engouement pour les ANT et le champ de bataille atomique. On fabrique des lance-roquettes, des mines, des obus, des missiles anti-aériens ou des torpilles atomiques par milliers pour les lancer, après autorisation présidentielle quand même, sur les Soviétiques.

Et puis surviennent quelques petits problèmes. On s’aperçoit que l’on a peut-être sous-estimé certains effets des armes atomiques, en particulier la radioactivité et les impulsions électromagnétiques. Et comme il est forcément question d’employer les ANT en grande quantité, sinon cela n’aurait aucun intérêt tactique (il a fallu l’équivalent en explosif de 4 ANT de gamme « Hiroshima » pour débloquer la bataille de Normandie à l’été 1944), on s’aperçoit que le champ de bataille futur sera particulièrement compliqué à gérer en soi. Il le sera encore plus dès lors que les Soviétiques se dotent aussi d’armes semblables. Tous les scénarios d’une guerre en Europe, qui serait ainsi forcément atomique d’emblée, donnent des résultats catastrophiques.

On ne voit pas bien alors ce qui distinguerait le niveau tactique du niveau stratégique, sinon que du point de vue des deux supergrands le premier ne traiterait que de la destruction de l’Europe alors que le second les concernerait directement. Séparer les deux niveaux est une illusion.  Une arme est nucléaire ou elle ne l'est pas et que dès qu'on en emploie une, quelle que soit sa puissance, on déstabilise l’équilibre de la terreur. Les ANT sont d’autant plus dangereuses que l’on a décentralisé l’emploi à de nombreux petits décideurs en cas de coupure de communication avec l’exécutif politique. Lors de la crise de Cuba en 1962 on s’est trouvé ainsi avec deux sous-marins soviétiques isolés ayant armé leurs torpilles atomiques face aux navires américains. Les commandants ont sagement décidé de ne pas les utiliser.

Et puis, l’arme nucléaire est aussi une arme maudite. Son emploi par les Américains contre le Japon avait alors frappé les esprits, mais pas forcément suscité d’émotion, les massacres provoqués restant dans les normes terribles de la guerre mondiale. Le bombardement de Tokyo du 9 mars 1945, entre autres, avait par exemple provoqué plus de morts que celui d’Hiroshima dans un immense incendie. Ce n’est que quelque temps après la fin de la guerre que l’on prend pleinement conscience de l’horreur de la destruction des villes et du caractère particulier de l’arme nucléaire. Si son usage reste admis dans un conflit existentiel, il devient tabou hors de ce contexte. Alors que tout milite pour son emploi, sauf peut-être la rareté des munitions disponibles, l’arme nucléaire n’est pas utilisée par les Américains en Corée malgré leurs difficultés sur le terrain. Elle ne le sera pas non plus contre le Nord-Vietnam malgré l’immense arsenal d’ANT alors disponible. Il en est de même dans tous les conflits engageant des puissances nucléaires, y compris des puissances nucléaires entre elles comme la Chine et l’Union soviétique en 1969.

En résumé, les ANT se sont avérées une illusion. Elles se sont révélées finalement de peu d’intérêt tactique et très dangereuses en faisant franchir très rapidement et massivement un seuil nucléaire au-delà duquel on ne voit pas très bien comment arrêter la progression vers l’apocalypse. Elles ont donc été bannies des plans d’emploi de l’OTAN comme de l’Union soviétique dans les années 1970 et progressivement retirées des forces. Il n’y a plus désormais qu’un échelon conventionnel et un échelon nucléaire, forcément stratégique.

Stop ou encore ?

Mais tout cela ne résolvait la question évoquée plus haut de l’infériorité conventionnelle. Le problème est sensiblement le même que celui de la notion de légitime défense. Deux individus armés se faisant face et ayant toujours la possibilité de riposter si l’autre tire sont dans la même situation que deux puissances nucléaires hostiles et disposant d’une capacité de seconde frappe. Cela fait peur, mais c’est dissuasif, et c’est dissuasif parce que cela fait peur. Les choses sont un peu plus compliquées si l’un des deux individus ne brandit pas son arme, mais s’avance vers lui avec l’intention de le frapper. Ajoutons qu’il y a autour des protagonistes un public qui jugera très négativement celui qui utilisera son arme en premier, sauf pour défendre sa vie.

C’est sensiblement le problème posé aux nations de l’OTAN jusqu’à la fin des années 1980 angoissées d'être subjuguées par les forces du Pacte du Varsovie. Une fois oublié l’emploi des ANT pour compenser cette infériorité, on a pu être tentée de franchir le seuil nucléaire en premier de manière limitée afin de calmer les ardeurs de l’autre, comme un tir de semonce ou un tir dans la jambe pour reprendre la problématique de la légitime défense. C'est le premier étage nucléaire de la doctrine de riposte graduée américaine élaborée au début des années 1960 ou l’idée française d’« ultime avertissement » destiné à montrer sa détermination et à placer l’adversaire devant le choix du « stop ou encore ». On parle alors d’un niveau « préstratégique » ou « substratégique » pour montrer que l’on n’est pas encore aux choses très sérieuses qui seules apparemment méritent le qualificatif pur de « stratégique ». Admettons.

Premier problème : on ne sait pas très bien à quoi ressemblerait cet ultime avertissement. On imagine que l’on emploierait plutôt des armes nucléaires de faible puissance en petit nombre et si possible sur des cibles militaires. Oui, mais ces armes sont généralement d’une faible portée et alors que l’on se trouve imbriquée avec l’ennemi et plutôt sur le recul on risque de frapper sur le territoire ami. C’était sensiblement ce que prévoyait la France en lançant d’un coup ses 25 missiles Pluton, anciennement « tactiques » et devenus « préstratégiques », sur les forces soviétiques qui auraient pénétré en République fédérale allemande. Outre qu’il était impossible de frapper 25 objectifs militaires mobiles en même temps, cela équivalait à provoquer 25 Hiroshima sur le territoire allemand (les Allemands adhéraient modérément à ce concept). A ce niveau de puissance, autant envoyer un missile intercontinental en Union soviétique. C’est ce qu’imaginait en 1978 le général britannique John Hackett dans The Third World War à cette différence que c’étaient les Soviétiques bloqués en RFA qui frappaient les premiers en détruisant la ville de Birmingham. Les Britanniques ripostaient en détruisant Minsk. Dans le livre de Hackett, cette escalade permettait effectivement de désescalader mais d’une manière imprévue. L’emploi de l’arme nucléaire provoquait en effet des troubles profonds en Union soviétique, et en premier lieu en Ukraine, qui aboutissaient à l’éclatement du pays et à un changement de régime à Moscou qui signait la paix.

Ce scénario est intéressant à plus d’un titre dans les temps qui courent mais peut-être surtout pour montrer qu’en réalité on ne sait pas du tout ce qui se passerait après l’ultime avertissement.  L'exercice Proud Prophet, réalisé aux États-Unis en 1983 afin notamment de tester plusieurs scénarios de guerre mondiale a abouti à des conclusions beaucoup plus pessimistes que celui de John Hackett. En clair, l’ultime avertissement y a toujours débouché sur une escalade vers l’échange de frappes thermonucléaires. On concluait d’une manière générale qu’il valait mieux éviter tout ça en repoussant autant que possible le seuil nucléaire en étant plus fort conventionnellement. Face à quelqu’un qui veut vous frapper et sur lequel vous n’osez pas tirer, le plus simple à condition d’avoir le temps est d’être plus costaud que lui. C’est ce que les Américains ont réussi à faire dans les années 1980 avec une impressionnante démonstration de forces en écrasant l’armée irakienne en 1991. Du coup, on a un peu oublié toutes ces considérations dans les pays occidentaux.

Twist again à Moscou

La Russie au contraire, qui subissait de son côté une humiliante défaite à Grozny en 1994, découvrait son infériorité militaire face aux États-Unis. Les Russes ont alors intégré à leur tour dans la doctrine de 2000 l'idée d'un échelon substratégique où on s’efforcerait de refroidir les ardeurs de l’autre par l’emploi du nucléaire. C’est quelque chose qui est  alors joué dans presque tous les exercices Zapad, tout en admettant sans trop le dire comme en Occident que c’est boiteux et incertain. Tout en conservant une force nucléaire pléthorique, les Russes ont conclu eux aussi qu'il fallait se renforcer conventionnellement pour éviter de se retrouver devant le dilemme de l'emploi du nucléaire en premier, d'où l'investissement massif dans des moyens destinés à contrer ceux des États-Unis avec une force de frappe à distance, aéronefs et surtout missiles balistiques ou de croisière, une défense antiaérienne de grande densité, etc.

Les Russes sont ainsi redevenues capables de résister conventionnellement à l’OTAN (les forces russes et précédemment soviétiques se présentent toujours dans la défensive contre l’OTAN même lorsqu’elles envahissent des pays). Redevenus forts, ils sont revenus en 2020 à une doctrine proche de la nôtre : le « nucléaire » (il n’est plus question de tactique nulle part) ne sera utilisé que contre une menace sur l’existence même de l’État. Si on retient beaucoup les déclarations fréquentes des officiels russes quant à la possession de l’arme nucléaire, il faut constater que ce sont des rappels et non des menaces. Ces déclarations sont d’ailleurs presque toujours en deux temps : « Nous rappelons que nous disposons de l’arme nucléaire » puis le lendemain « mais qu’elle ne sera utilisée que pour défendre l’existence de l’État russe ».

Libre à quelques trublions de la télé ou à l’ex-président Dmitri Medvedev de jouer les « bad cops » et de faire peur, l'existence de l'État russe n’est pas menacé, ni nucléairement, ni conventionnellement que ce soit par les États-Unis ou par l’armée ukrainienne. Cette dernière peut grignoter le territoire ukrainien conquis par les Russes tout en restant sous le seuil nucléaire, dont on rappellera que son franchissement, quelle que soit la puissance utilisée, aurait un coût énorme - mise au ban des nations, fin du soutien de la Chine, probables attaques conventionnelles américaines de rétorsion, peut-être déstabilisation interne – pour des gains très incertains.

La qualification de russe des territoires conquis n’a dissuadé personne. Kherson, une ville importante désormais « russe », est sur le point d’être conquise par les Ukrainiens. La guerre est déjà portée sur le sol de la Crimée par des attaques diverses. On appelait cela la stratégie de l’artichaut, la conquête successive de feuilles dont aucune n’est d’un intérêt vital. En Ukraine, les feuilles s’appellent des oblasts et aucun n’est vital pour la Russie, par même la Crimée dont la Russie s’est très bien passée de 1954 à 2014. De toute façon, on n’en est pas encore là et la Russie a encore des ressources avant de commencer à imaginer l’emploi effectif du nucléaire.

Impasse mexicaine

Car en fait, l'arme nucléaire est utilisée tous les jours depuis 1945 mais dans le champ de la communication même silencieuse. C'est avant tout une arme psychologique dont les Russes abusent. Le principal intérêt stratégique du nucléaire est qu’il fait peur. Il ne faut donc pas hésiter à utiliser le mot afin de diaboliser l’adversaire, légitimer une guerre qui ne l’est pas forcément et dissuader les acteurs extérieurs de s’en mêler. Les États-Unis l’ont fait contre l’Irak, la Russie fait de même contre l’Ukraine.

Manque de chances de ce point de vue, contrairement à l’Irak (on s’en doutait un peu quand même) on sait pertinemment que l’Ukraine n’a pas d’armes nucléaires puisqu’elle a dû renoncer à celles qu’elle avait héritées de l’Union soviétique en échange, rappelons-le, de la garantie que ses frontières ne seraient pas touchées. On va donc lui en inventer.

A la fin du mois d’octobre, le général Shoigu, ministre de la Défense russe a ainsi accusé successivement l’Ukraine de fabriquer une « bombe sale », de vouloir provoquer un accident nucléaire sur la centrale de Zaporijjia et d’exiger des frappes nucléaires préventives américaines contre les armes russes. La ficelle est grosse (les Ukrainiens sont des affreux, ils ne méritent pas d’être soutenus, mais combattus), mais n’attache que ceux qui veulent l’être. Rappelons au passage qu’une « bombe sale » est un explosif enrobé de matières radioactives et que cela n’offre pas le moindre intérêt militaire. Si cela peut constituer une arme intéressante pour des organisations terroristes (faire peur) à condition de survivre à la manipulation des matières radioactives, cela n’offre aucune utilité pour un État d’irradier un village ou un quartier d’une ville et d’y augmenter le nombre de cancers. Si on veut tuer des gens autant utiliser directement des missiles comme celui lancé par les Russes ou les séparatistes sur la gare de Kramatorsk le 8 avril et qui a tué 57 personnes et blessé 109 autres. C’est à peu près et sur la longue durée la létalité de la bombe sale que pourraient éventuellement fabriquer les Ukrainiens.

Pour le reste, les Ukrainiens accusent aussi les Russes de menacer de vouloir les frapper atomiquement et de chantage à l’accident nucléaire, ce qui dans le premier cas est, on l’a vu, improbable et dans le second pas plus sérieux que l’accusation inverse. Quant à la demande, vite effacée, de procéder à des frappes préventives américaines sur l’arsenal nucléaire russe c’est évidemment d’une grande maladresse. C’est bien plus irréaliste encore que de demander une zone d’exclusion aérienne et surtout embarrassant pour les États-Unis.

Les États-Unis de leur côté jouent à la fois de la dissuasion verbale, rappelant qu’il ne saurait être question de banaliser l’emploi de l’arme nucléaire, qu’eux-mêmes n’ont plus utilisé depuis 1945 alors qu’ils en avaient de multiples occasions, et qu’une frappe russe susciterait forcément des réactions militaires, sans aucun doute conventionnelles, afin de rendre le « coût d’entrée » dans la guerre nucléaire à un niveau prohibitif.

Les Russes menacent l’Ukraine qui implique les États-Unis malgré eux et qui eux-mêmes menacent la Russie. Cela ressemble à une impasse mexicaine. C’est très impressionnant dans les films, mais cela débouche rarement sur autre chose que d'une négociation de désescalade.

Bref, on n’a pas encore fini de jouer à se faire peur au-dessus des combats de tranchées.

Missiles, menaces et mensonges - Point de situation du 24 octobre 2022


Commençons par quelques nouvelles du ciel.

Machines volantes et petite stratégie

Le plus visible dans l’évolution de la situation est la transformation de la campagne aérienne russe de frappes de théâtre (théâtre aussi au sens de scène) de ponctuelle à systématique. Il ne s’agit plus depuis le 10 octobre de frapper de manière irrégulière des objectifs fixes décelée dans la profondeur mais de produire d’abord un effet de masse avec l’emploi de plusieurs dizaines de missiles balistiques ou de croisière, accompagnés de drones-projectiles en plus grand nombre encore. Dans cet avatar de la théorie des cercles de Warden, ces 400 millions d’euros de projectiles quotidiens sont utilisés officiellement pour frapper les infrastructures du « système de vie » ukrainien et plus particulièrement son réseau énergétique.

En cela, cette campagne, menée uniquement avec des projectiles inanimés, rappelle immanquablement celle des armes « V » comme « vengeance » lancées par l’Allemagne nazie sur l’Angleterre puis les pays libérés à l’Ouest à partir de juin 1944. Comme à l’époque, ce sont des dizaines de projectiles qui sont lancés chaque jour sur les villes sans que l’on sache s’il s’agit vraiment d’une véritable stratégie de paralysie, de représailles après une série d’humiliations ou d’un acte de simple communication à l’usage des faucons du régime, de sa propre population ou de ses troupes que l’on tente ainsi de rassurer. On constatera d’abord qu’il est étrange de prétendre vouloir libérer une population d’un joug néonazi en frappant directement ou indirectement la vie de cette population. On rappellera surtout la vanité d’une telle approche.

Si l’objectif est d’obtenir la capitulation des peuples ou leur révolte contre des dirigeants incapables de les protéger, c’est-à-dire la même stratégie que les organisations terroristes, c’est aussi inhumain que stupide. Si les peuples entiers peuvent craquer et obliger leurs dirigeants à demander grâce, le phénomène est assez rare et semble même se limiter aux exemples russes et allemands de la fin de la Première Guerre mondiale après des années de privations, souffrances et surtout du spectacle de désastres sur le front. On notera que dans ces deux cas, ce n’est pas certainement pas parce que les civils allemands et russes ont reçu des projectiles venus du ciel - rares à l’époque – qu’ils se sont révoltés, mais bien parce que les sacrifices consentis ne s’accompagnaient plus d’un espoir que cela serve à quoi que ce soit.  Les peuples ne se rebellent éventuellement contre leur gouvernement que lorsqu’il n’y a plus d’espoir de victoire militaire.

On en est loin des deux côtés dans la guerre actuelle en Ukraine et quand on espère encore la victoire, c’est surtout aux agresseurs du ciel que l’on en veut, un contexte propice à l’escalade. Il n’y a aucune raison que ceux que l’on frappe en représailles réagissent différemment que soi mais on le fait quand même. Les Ukrainiens frappent aussi les villes tenues par les Russes et même à Belgorod en Russie. C’est pour l’instant très ponctuel, cela pourrait devenir aussi une campagne systématique satisfaisant ainsi un désir de vengeance. Ce serait une grande erreur au profit du gouvernement russe qui cherche désespérément à mobiliser psychologiquement sa population avant de le faire réellement.

Les campagnes aériennes sur les infrastructures peuvent avoir plus d’intérêt en entravant la production de guerre, surtout en frappant sur certains secteurs clés. Cela a été le cas sur l’Allemagne, pendant la Seconde Guerre mondiale. Encore faut-il qu’il y ait quelque chose d’important à détruire. Quand on ravage des pays aussi peu industrialisés que la Corée du Nord ou le Nord-Vietnam, alors que leurs approvisionnements militaires viennent d’un étranger intouchable, cela ne sert pas à grand-chose sinon à ralentir un peu la manœuvre ennemie. Encore faut-il aussi déployer beaucoup de moyens. Les missiles russes font effectivement beaucoup de dégâts, mais ils sont peu nombreux à chaque fois et leur stock n’est pas illimité. Au moins 2 000 d’entre eux ont déjà été utilisés, soit une valeur totale de l’ordre de dix milliards d’euros, et ils en produisent très peu. Le fait que les Russes en soient réduits à utiliser aussi de vieux missiles anti-navires ou des missiles anti-aériens dans ce rôle témoigne déjà d’une crainte de dilapidation de cette précieuse force de frappe.

La fourniture par l’Iran ou la Corée du Nord de missiles balistiques pourrait peut-être changer la donne en permettant de prolonger la campagne V. Ces armes étant plutôt de faible précision, cette campagne dériverait donc de plus en plus vers une pure campagne anti-cités, à la manière du « bombardement de zone » cher au général britannique « Bomber » Harris. À défaut, seul l’engagement dans la profondeur de l’aviation russe pourrait permettre de continuer la campagne avec d’ailleurs plus d’efficacité et d’ampleur mais sans aucun doute au prix de pertes intolérables dans un environnement anti-aérien aussi dense. On est loin des flottes de milliers d’avions de la Seconde Guerre mondiale, une force aérienne de quelques centaines d’appareils vulnérables à une défense anti-aérienne moderne peut être détruite en quelques semaines.

En attendant, l’emploi des drones-projectiles Shahed-131 ou surtout 136, rebaptisés Geran (Géranium) 2 pour faire croire qu’ils sont russes, présentent l’intérêt d’être peu coûteux et donc nombreux. Mais avec une charge explosive de quelques dizaines de kilos d’explosif, il faut les considérer comme des obus de gros calibre semblables à ceux lancés par milliers chaque jour sur la ligne de front, mais avec une très grande portée. Ils seraient sans doute très utiles pour frapper des objectifs fixes dans la profondeur du champ de bataille, mais les Russes préfèrent les utiliser pour frapper les villes où ils produisent surtout du stress, ce qui renvoie à la question de l’objectif premier de cette campagne. Finalement, le seul intérêt militaire de l’emploi de ces drones contre les villes est de contraindre les Ukrainiens à consacrer des moyens matériels importants, comme des canons mitrailleurs, à la traque de ces V1 low cost.

Vers un Stalingrad sur Dniepr ?

Sur la ligne de front, la zone la plus critique actuellement se trouve du côté de Kherson où malgré un black out informationnel inédit plusieurs indices, comme le repli d’une partie de la population de la ville mais aussi semble-t-il de soldats russes, semblent indiquer une nouvelle phase active après deux semaines de préparation.


Sept brigades de mêlée ukrainiennes sont actuellement concentrées avec une brigade d’artillerie autour de la moitié nord de la poche russe contre seulement quatre dans la partie sud entre Kherson et Mykolayev. Avec les deux brigades territoriales en réserve à Mykolayev, c’est désormais un cinquième des unités de mêlée ukrainiennes – environ 40 000 hommes - qui se trouve concentré dans ce secteur, contre 12 brigades/régiments russes disparates, soit environ 20 000 hommes au plus fort du déploiement, peut-être moins maintenant, sous le commandement de la 49earmée.

Les forces d’appui, air et surtout artillerie, doivent être sensiblement équivalentes de part et d’autre pour harceler le dispositif ennemi et ses arrières, et ponctuellement appuyer une attaque ukrainienne ou au contraire lui faire barrage. La méthode ukrainienne est très classique dans un tel contexte de camp retranché à ciel ouvert et consiste en attaques de bataillon sur de petits espaces afin de « cabosser » le front et former de petites poches obligeant les Russes à un repli sur une nouvelle ligne. C’était la méthode utilisée par les Russes dans le Donbass. On parle donc maintenant d’un nouveau cabossage avec une seconde avance le long du fleuve, cette fois en direction de Mylove à 30 km au nord du point de passage de Nova Kakhovka, associée à une attaque latérale depuis Davidyv Brid. Si ces succès sont avérés, les Russes n’auront pas d’autre choix que de se replier à nouveau.

À ce stade, si on exclut la possibilité pour les Russes, par manque de moyens, de contre-attaquer et de reprendre le terrain perdu, il n’y a que deux options possibles pour eux. Le premier est le recul pied à pied vers le fleuve, au risque d’un effondrement soudain ou d’une prise au piège si les Ukrainiens continuent à progresser rapidement le long du fleuve et/ou s’ils progressent à nouveau directement vers Kherson. Le second est le repli rapide derrière la protection du fleuve, à la manière du repli des armées autour de Kiev fin mars. Reste la question de la ville même de Kherson, dont on imagine mal qu’elle soit abandonnée sans combat par les Russes. Il faut donc s’attendre à une grande bataille, un Stalingrad sur le Dniepr, qui pourrait commencer dans les prochains jours, les prochaines semaines ou peut-être jamais si la ville est évacuée.

Les forces ukrainiennes se trouveront ensuite devant le Dniepr et il est peu probable qu’elles puissent aller au-delà, au moins dans l’immédiat, ce franchissement devant prendre l’allure d’une opération amphibie tant le fleuve est large. En fait, le Dniepr marque déjà la ligne de démarcation entre les deux camps sur plusieurs centaines de kilomètres. Il est plus probable que les Ukrainiens déplacent la majeure partie de leurs brigades sur une autre partie du front.

Le front des accusations réciproques

La bataille de la poche de Kherson s’accompagne d’une nouvelle menace réciproque sur une grande infrastructure civile sur la ligne de contact, en l’occurrence le grand barrage de Kakhovka. Comme pour le cas de la centrale nucléaire de Zaporijjia personne n’a intérêt à la catastrophe mais tout le monde a intérêt à présenter l’autre comme voulant la provoquer.

La destruction du barrage et la libération des 18 milliards de tonnes d’eau retenue provoqueraient une inondation gigantesque et dévastatrice en aval. On rappellera qu’un ouvrage civil de cette importance, de 30 mètres de haut et quelques mètres de large sur 3 km de long ne peut être détruit avec quelques obus d’artillerie, mais avec des tonnes d’explosifs bien placées. En d’autres termes, la destruction par les Ukrainiens nécessiterait une série de frappes aériennes très visibles, et il serait difficile dans ce cas pour eux d’accuser les Russes. Inversement, s’il n’y a qu’une seule grande explosion, le coupable sera forcément la Russie, seule à même de placer la charge, qui ne manquerait pas pour autant d’accuser les Ukrainiens du méfait. On ne voit pas en réalité qu’elle serait l’intérêt de dévaster ce qui pour chacun constitue son propre territoire. S’il s’agit de bloquer les troupes de l’autre camp, le Dniepr constitue déjà un obstacle majeur sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter.

Le principal intérêt de cette accusation, comme celle d’emploi envisagé par les Ukrainiens d’une « bombe sale » (c’est-à-dire d’une munition lourde associée à des éléments radioactifs afin d’irradier toute une région) relève de la communication. Il s’agit de décrire l’autre comme un affreux prêt aux pires ignominies, y compris sur son propre territoire et son propre peuple. Cela permet de détourner l'attention, de légitimer un peu plus la guerre et de fournir des arguments à tous les sympathisants étrangers, qui reprendront intégralement les éléments de langage. Au pire, cela peut constituer une justification a priori à une escalade qui dans ce cas serait préventive. Au pire du pire, cela peut annoncer une opération réelle dont la responsabilité serait attribuée à l’adversaire, un exercice aussi cynique que délicat tant l’indignation obligatoire provoquée par de tels actes peut se retourner. Il est vrai que, comme après le massacre de Katyn en mars 1940 où l’arme de destruction massive (4 500 morts) s’appelait Vassili Blokhine, l’attribution du méfait à un autre, la négation forcenée devant les évidences et le soutien inconditionnel des militants peuvent permettre d’entretenir pendant très longtemps un doute salvateur.

Donetsk, Louhansk et X

L’autre zone active est le Donbass, avec une multitude de petits combats de la taille de la compagnie aux bataillons tout le long de la ligne de front. Les Ukrainiens ont l’initiative de ces attaques sur la frontière de la province de Louhansk et les Russes, en fait surtout Wagner et les brigades LNR/DNR, le long de celle de Donetsk. Les Russes semblent toujours s’obstiner à s’emparer complètement de la province de Donetsk, ou au moins à dégager la ville capitale. Ils progressent lentement autour de la petite ville d’Avdiïvka à quelques kilomètres de Donetsk comme ils (Wagner) ont progressé autour de Bakhmut depuis le mois de juillet avant de reculer à nouveau. En dehors d’un effondrement très improbable du front ukrainien qui serait par ailleurs peu utile tant les réserves russes manquent actuellement pour pouvoir réaliser une exploitation, il faudrait au moins deux ans à ce rythme pour conquérir le Donbass. Sans réserve, et donc sans supériorité numérique d’unités de combat de bonne qualité, ce genre de stratégie de type « Somme, 1916 » n’apporte pas grand-chose.

Du côté de la province de Louhansk, où réside leur deuxième effort après Kherson, les Ukrainiens ont réuni 13 brigades de mêlée de la frontière russe jusqu’à la zone forestière de la rivière Donets. En face, les Russes ont constitué un ensemble disparate de groupements tactiques issus de neuf divisions différentes (ils en ont quatorze) qui s’efforce de former une ligne solide. Il est très difficile d’évaluer la capacité de résistance de cet ensemble hétérogène qui reçoit prioritairement l’afflux des mobilisés, autant source de problèmes que renforcement. Les Ukrainiens disposant d’une supériorité de moyens dans la zone, on se trouve dans une phase de préparation, avec des reconnaissances offensives le long de la ligne en particulier dans le nord où la densité des forces est encore faible et où chacun essaie de déborder l’autre.

Cette phase de préparation est plus longue qu’anticipée mais on peut néanmoins considérer que les Ukrainiens vont reprendre des attaques de plus grande envergure soit vers Kreminna, une zone néanmoins difficile à prendre, soit plus probablement vers Svatove, directement ou par le nord. Avec Svatove entre leurs mains, Starobilsk, le point clé de tout le nord-ouest deviendrait accessible et tout le complexe urbain Kreminna - Roubijné – Severodonetsk – Lyssytchansk serait abordable par le nord.

Mais on peut imaginer aussi que les Ukrainiens décident aussi de basculer complètement leur effort sur la zone entre le Dniepr et Vouhledar (ligne DV) au sud-ouest de la ville de Donetsk, une zone plutôt calme jusqu’à présent. C’est la bataille X évoquée il y a un mois.

Les Ukrainiens disposent d’une soixantaine de brigades de mêlée. On peut en identifier 42 le long de la ligne de front. Où sont les autres ? Certaines sont en protection de Kharkiv et au nord de Kiev alors que les Russes procèdent à des gesticulations le long de la frontière russe et en Biélorussie pour en fixer un maximum. D’autres sont au repos. Il en reste cependant sans doute assez pour compléter les six déjà présentes sur la ligne DV.


Il faut toujours s’intéresser aux brigades blindées (BB) ukrainiennes, car ce sont leurs forces de choc dans les espaces un peu ouverts. Les 3e et 4eBB sont dans le Donbass, la 17e qui s’y trouvait a disparu des radars, ainsi que la 5e BB, formation de réserve intacte et équipée des chars T-72M1 fournis par la Pologne et des véhicules de combat d’infanterie YPR-765 néerlandais. Quant à la 1ère BB, la plus puissante de toutes, elle se trouve justement en arrière de la ligne DV. On note aussi dans le secteur la présence de deux brigades d’artillerie, une densité inhabituellement forte. En face, après la 58e armée russe, affaiblie par de nombreux prélèvements, on trouve aussi en réserve entre la centrale nucléaire d’Enerhodar et la Crimée les petites 36e et 5e armée, à moins qu’une ou une partie d’entre elles ait été rappelée au nord.

Une opération importante nécessite un état-major pour la planifier et la conduire. L’état-major de la zone Sud conduit la bataille de Kherson et celui de la zone Nord s’occupe de la bataille du Donbass. Il n’est pas évident que ce dernier ait la capacité de gérer une nouvelle offensive. Auquel cas, on peut concevoir l’appel à un autre état-major, celui de la zone ouest par exemple inactif depuis des mois. Il faut considérer aussi toute la logistique nécessaire à une troisième offensive. Il n’est pas évident que les Ukrainiens aient toutes ces ressources, et il sera peut-être nécessaire d’attendre l’arrêt d’une des deux offensives en cours, mais s’ils en disposent ils ont effectivement tout intérêt à attaquer entre Orikhiv, Houliaïpole et Vouhledar, prioritairement sur les deux premiers, car ce sont les points qui offrent le plus de possibilités. La prise de Tokmak serait déjà un grand succès, celle de Mélitopol marquerait le glas de la présence russe dans les provinces de Kherson et Zaporajjia et presque le retour aux lignes du 24 février, premier seuil stratégique.

Cartes de : War Mapper @War_Mapper

Guerre en Ukraine et LPM-Le top 4 des enseignements de la guerre actuelle

La guerre en Ukraine n’est pas terminée, loin s’en faut, mais alors que l’on réfléchit à nouveau en France sur notre modèle d’armées et sur la future loi de programmation militaire, il n’est pas inutile de revenir sur ce qui parait déjà évident au regard des huit mois de conflit. C’est une appréciation évidemment personnelle et donc tout aussi évidemment critiquable avec des arguments.

1-20 % des ressources pour ceux qui font 80 % du travail, c’est peu

Les difficultés de la Russie à vaincre militairement l’Ukraine, un pays au budget de défense officiellement 13 fois inférieur (et officieusement bien plus encore, malgré l’aide américaine avant 2022) s’explique d’abord par un modèle d’armée inadapté au contexte.

La Russie a voulu une armée de classe « Etats-Unis » avec un PIB à peine supérieur à celui de l’Italie et il a fallu forcément effectuer des arbitrages. Chacune de ses composantes a argué de son absolue priorité pour assurer la dissuasion nucléaire, la présence et le prestige du drapeau blanc-bleu-rouge dans le monde, le soutien à l’industrie et parfois pour gagner les guerres à mener.

Au bout du compte, la Russie a opté pour le maintien d’un arsenal nucléaire pléthorique, la modernisation massive de son aviation et de sa marine, une défense antiaérienne puissante, la création et le développement des forces spéciales et d’une force d’assaut aérien indépendante. Il ne restait plus que 20 % des ressources pour l’armée de Terre. La confrontation et éventuellement la guerre contre les pays occidentaux ont attiré les regards, les esprits et les budgets (toujours agiter la menace la plus forte pour attirer les finances) alors que la probabilité d’une telle guerre était et reste toujours très faible, dissuasion nucléaire oblige. Au nom du « plus permettant le moins », on a cru que ce modèle pouvait faire face à tout et cela s’est avéré un leurre lorsqu’il a fallu mener une vraie guerre et sans l’excuse de la surprise puisque c’est la Russie elle-même qui a déclenché cette guerre.

De la lutte contre des organisations armées à l’invasion d’un pays, on ne gagne pas les guerres en tuant tous les combattants ennemis à distance – une stratégie de riche Sisyphe qui ne veut pas prendre de risque - mais en occupant le terrain. Or, l’armée russe en charge de planter les drapeaux était bien inférieure à ce qu’elle aurait pu être au regard du potentiel du pays.  

En face, par défaut de moyens et ambition limitée à la défense du territoire, l’armée ukrainienne a consacré 90 % de ses ressources à ses forces terrestres et aux moyens anti-accès. Alors qu’une grande partie du modèle d’armée russe ne pouvait être engagé contre l’Ukraine, le rapport de forces réel sur le terrain s’est donc retrouvé beaucoup moins déséquilibré qu’il aurait pu être. Peu importe de pouvoir gagner éventuellement des guerres hypothétiques, et d’autant plus hypothétiques qu’elles opposeraient des puissances nucléaires, si on n’est pas capable de gagner les guerres majeures du moment et notamment celles que l’on a décidées.

On ajoutera pour aller plus loin dans le détail du modèle que non seulement l’armée de Terre russe a été négligée, mais que le modèle même de cette armée de Terre, fondée sur la puissance de feu de l’artillerie et la puissance de choc des chars de bataille, s’est trouvé pris en défaut. Il n’est pas moyen de gagner une guerre majeure sans infanterie, la sienne ou celle des alliés que l’on soutient, nombreuse et de qualité, surtout lorsque le milieu est complexe et urbanisé comme l’Ukraine. L’armée de Terre russe disposait d’autant moins de cette infanterie nécessaire que les meilleurs éléments étaient pris par les forces aéroportées et les brigades d’infanterie navale, de bonnes unités, mais mal équipées et mal organisées pour combattre autrement que dans le cadre d’opérations aéromobiles/aéroportées/amphibies, qui se sont révélées rarissimes.

2. Le stock, c’est la survie

Le rapport de forces était d’autant moins favorable aux Russes que les Ukrainiens disposaient de réelles réserves humaines au contraire d’eux. Pouvoir faire face à un changement radical de contexte, c’est être capable de remonter en puissance très vite ou au moins de pouvoir alimenter la puissance sur la durée. Russes et Ukrainiens ont eu l’intelligence de s’appuyer sur leurs stocks de vieux équipements majeurs hérités de l’armée soviétique. Rétrofités, ils ont permis de disposer de la masse matérielle. La différence est que les Ukrainiens ont mieux organisé la ressource humaine destinée à se servir de cette masse matérielle.

On ne peut remonter en puissance rapidement sans faire appel aux ressources du reste de la nation. L’Ukraine a organisé cet appel, pas la Russie. Les Ukrainiens disposaient de réelles réserves d’hommes expérimentés qui ont permis de compléter les brigades d’active, d’en former de nouvelles à la mobilisation et de constituer le cadre des brigades territoriales. Avec l’afflux des volontaires puis des mobilisés, les Ukrainiens ont disposé d’une masse d’hommes qui sont devenus des soldats au bout de plusieurs mois de formation et d’expérience. On peut ajouter que cet apport de la nation a aussi été un apport de compétences particulières et même d’équipements civils d’utilité militaire. Grâce à cet effort de mobilisation et avec l’aide matérielle occidentale, l’armée ukrainienne est devenue la plus puissante d’Europe à l’été 2022.  

En face, rien de tel car rien n’a été prévu. Un peu comme la France dans la guerre contre l’Irak en 1990, la Russie a engagé un corps expéditionnaire uniquement composé de soldats professionnels, mais sans avoir prévu une réserve opérationnelle professionnelle de même ampleur pour le compléter ou le soutenir. Depuis le début de la guerre, la Russie improvise donc en la matière, du ratissage de volontaires jusqu’à la mobilisation partielle chaotique, et cela ne donne évidemment pas de bons résultats. On ne fait pas sérieusement de guerre de haute intensité, pour reprendre le terme désormais consacré, sans avoir au préalable simplifié les procédures administratives, organisé des stocks d’équipements et de ressources logistiques, des unités de réserves complètes, le recensement de tous les individus ayant une expérience militaire, la possibilité de réquisition d’équipements civils et planifié la transformation des chaines de production.

Ajoutons que même si, comme les pays occidentaux actuellement, on reste dans le cadre d’une confrontation et pas de la guerre, disposer au moins de stocks d’équipements et de structures de formation permet au moins d’aider matériellement beaucoup plus facilement le pays allié qui, lui, est engagé en guerre.

3. Le ciel est-il devenu trop dangereux pour les humains ?

Une des caractéristiques de la guerre en Ukraine est qu’on y voit peu d’avions, les stars ( à 70 % américaines) des guerres en coalition que l’on menait pendant le « Nouvel ordre mondial ». Ce n’est pas complètement nouveau. Déjà la guerre de 2014-2015 dans le Donbass s’était faite pratiquement sans aéronefs pilotés, ainsi que celle entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020. La raison principale réside dans la difficulté à engager des engins pilotés à plusieurs dizaines de millions d’euros dans un environnement dense de défense antiaérienne sur plusieurs couches. Malgré la prudence dans leur emploi, les forces aériennes russes ont perdu à ce jour 63 avions et 53 hélicoptères, pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Il existe par ailleurs des moyens alternatifs pour réaliser quand même les missions de ces aéronefs : drones en tout genre, artillerie à longue portée et missiles. La campagne russe de frappes dans la profondeur du territoire ukrainien est la première à être presque entièrement menée avec des missiles ou quasi missiles depuis celle des V-1 et V-2 allemands en 1944-45. Elle a sensiblement la même inefficacité.

On notera qu’après avoir placé toute sa confiance dans la certitude de disposer de la supériorité aérienne (avec l’aide américaine dès qu’il fallait faire quelque chose d’important et/ou de longue durée) et dans son souci d’économies à tout crin, la France a sacrifié à la fois son artillerie antiaérienne et son artillerie sol-sol ainsi que les drones, qui paraissaient ne pas avoir d’utilité dans un tel contexte dont on savait pourtant pertinemment qu’il aurait une fin. Si les forces aériennes américaines sont encore capables à grands frais d’évoluer dans un environnement aussi hostile, qu’en est-il réellement des forces françaises ?

Le problème se pose également pour les opérations amphibies ou simplement près des côtes, à portée de missilerie ou encore pour les opérations d’assaut aérien. Doit-on y renoncer au profit d’autres modes d’action ? Faut-il adapter les moyens pour les rendre capables de pénétrer malgré tout des défenses anti-accès puissantes ? Est-ce que cela vaut le coup ?

4. L’atome, c’est la paix ou presque

On n’a jamais parlé autant de l’arme atomique depuis les années 1980. C’est l’occasion au moins de rappeler combien elle est utile pour empêcher les guerres entre les puissances qui la possèdent. Si l’arme nucléaire n’avait pas existé, nous serions non pas au seuil d’une troisième guerre mondiale, mais d’une quatrième, puisque la troisième aurait certainement déjà eu lieu durant entre l’OTAN, le Pacte de Varsovie et la Chine entre 1950 et 1990.

Il faut donc pour la France continuer à améliorer cet outil et conserver cette capacité de seconde frappe (être capable de répondre à une attaque nucléaire massive) qui seule permet réellement d’être dissuasif face à une autre puissance nucléaire. Le problème majeur est que cela a un coût, et même un coût croissant. Le coût supplémentaire du renouvellement des moyens de notre force de frappe nucléaire est en train de dévorer l’augmentation du budget des armées et donc, à moins d’augmenter encore ce budget, de produire des effets d’éviction.

C’est l’occasion de rappeler la nécessité d’avoir des moyens en fonction de ses ambitions – si on faisait le même effort de défense qu’en 1989 le budget des armées serait de 70 milliards d’euros - ou si ce n’est pas possible de faire l’inverse, sinon la France se trouvera dans la position actuelle de la Russie dès lors qu’il s’agira de faire réellement la guerre.

Extension du problème de la lutte - Point de situation du 11 octobre

Rappelons une nouvelle fois les évidences. Il existe trois niveaux d’affrontement, c’est-à-dire de recherche d’imposer sa volonté par la force, dans les relations internationales modernes : la confrontation, où on exerce une pression sur l’autre de toutes les manières imaginables mais sans se battre ; la guerre conventionnelle, qui est la même chose que la confrontation plus des combats et la guerre nucléaire, qui est la même chose que la guerre conventionnelle mais avec l’emploi effectif d’armes atomiques.

Franchir un de ces seuils, de la confrontation à la guerre conventionnelle et de la guerre conventionnelle à la guerre atomique, est toujours délicat. On s’engage dans un nouveau vortex souvent incertain dans ses résultats, mais certain dans ses coûts énormes et avec une grande difficulté à revenir en arrière. Approcher un seuil, c’est approcher un objet à très forte gravité. La physique s’y déforme et à force de s’approcher on peut franchir un point de non-retour. Notons d’ailleurs que les forces présentes aux abords de ces deux seuils n’ont pas non plus la même intensité. Approcher de la guerre conventionnelle équivaut à s’approcher d’une étoile massive, c’est dangereux mais gérable, alors que de son côté la guerre nucléaire est un terrifiant trou noir. On hésite donc encore plus à s’en approcher, jusqu’à même – entre puissance nucléaires - éviter de franchir le seuil précédent.

À l’intérieur de ces espaces, les stratégies sont fondamentalement de deux types : par pression jusqu’à l’émergence du résultat escompté et cela ressemble à du poker, ou par une séquence d’actions où le succès de l’une d’entre elles dépend du succès de la précédente et on pense évidemment dans ce cas aux échecs. La première stratégie est largement cachée jusqu’au dénouement, la seconde se suit sur une carte.

La difficulté de compréhension de la crise actuelle est un mélange de tout cela. Il y a à la fois une guerre — la Russie contre l’Ukraine — et une confrontation — la Russie contre l’Alliance atlantique – précédente à la guerre en Ukraine (faut-il rappeler ce qui se passe en Afrique ?) mais qui a évidemment pris un tour beaucoup plus grave depuis. Par ailleurs, si la confrontation entre la Russie et l’Alliance atlantique relève presque uniquement du poker (paquets successifs de sanctions, accroissement de l’aide militaires en nature et volume, coupures ou embargos, messages plus ou moins explicites via des sabotages, influence, etc.), la guerre en Ukraine comprend un échiquier des opérations militaires posé sur un tapis plus large où on joue aussi un poker plus sinistre encore que celui auquel nous jouons puisqu’il tue. C’est dans le cadre de la confrontation que nous aidons l’Ukraine dans sa guerre, sans vouloir pour autant franchir le seuil de la guerre et les Russes sont dans la même posture.

Ce n’est pas nouveau. Alors que les États-Unis soutiennent le Sud-Vietnam et font la guerre au Nord-Vietnam, l’Union soviétique apporte une aide militaire massive au Nord. Quelques années plus tard, les rôles sont inversés et c’est l’Union soviétique qui fait la guerre en Afghanistan et soutient les régimes éthiopiens ou angolais tandis que les Occidentaux, cette fois unis, s’y opposent. Dans les deux cas, Soviétiques et Occidentaux ne s’affrontent pas directement militairement.

A ce stade de l’affrontement actuel, la confrontation russo-occidentale prend de l’ampleur. On est passé aux sabotages économiques non revendiqués, y compris peut-être récemment sur le réseau ferré allemand. Il s’agit toujours pour les Russes, à court terme d’ébranler les opinions publiques occidentales et surtout ouest-européennes, dans leur conviction à soutenir l’Ukraine «au nom de la paix». Privé de soutien l’Ukraine aura beaucoup de mal à poursuivre le combat. Mais il faut bien comprendre et le discours de Vladimir Poutine le 30 septembre a été clair, que la rupture est désormais consommée et qu’un nouveau rideau de fer est tombé. Le régime russe nous a déclaré une confrontation permanente. Même si on décidait d’arrêter l’aide à l’Ukraine, la lutte continuerait.

Dans la guerre en cours en Ukraine, les choses ont moins bougé sur l’échiquier cette semaine que les précédentes. Dans la bataille de Kherson, les forces russes ont rétabli une ligne de défense cinq kilomètres au sud de l’axe Davydiv Brid-Dudchany et la poche n’a pas bougé. Les frappes d’interdiction et le quasi-siège de la tête de pont se poursuivent. Dans la bataille du nord, les Ukrainiens ont ralenti dans leur progression vers Kreminna et Svatove, consolidant leur position entre Lyman et la rivière Oskil. Les Russes de leur côté, poursuivent des petites attaques à l’ouest de la ville de Donetsk et au sud de Bakhmut, où ils se sont emparés de plusieurs villages. La ligne sud Zaporijia-sud Donetsk n’a pas bougé. Les forces ukrainiennes consolident, digèrent leurs victoires et reconstituent ou relèvent leurs forces usées par plus d’un mois de combats ininterrompus. Ce ralentissement est mis à profit par les forces russes pour tenter de rétablir des lignes de défense plus solides. Nul doute cependant que les offensives ukrainiennes vont reprendre rapidement dans les mêmes secteurs nord et sud car ils ont encore beaucoup de potentiel de succès stratégiques : la prise du carrefour de Starobilsk livrerait tout le nord de la province de Louhansk, les libérations de Lysychansk et Severodonetsk annuleraient tous les succès russes des trois mois de guerre de tranchées, la destruction de la 49e armée sur la tête de pont rive droite du Dniepr serait un coup très dur aux forces russes et la conquête de Kherson serait une victoire majeure. Mais il n’est toujours pas exclu, si les Ukrainiens en ont les moyens, qu’une troisième offensive soit également portée en direction de Mélitopol.

Face à ces menaces, les marges de manœuvre russes restent limitées, comptant sur les pluies d’automne et la neige de l’hiver pour ralentir les mouvements et donc en premier lieu ceux des Ukrainiens, puis sur l’arrivée de renforts mobilisés. Le problème, pour rester dans la métaphore échiquéenne, est que les Russes n’ont que des pions à envoyer sur l’échiquier là où les Ukrainiens dominent en nombre de pièces et continuent à les renforcer voire en fabriquent de nouvelles. Si la boue de novembre peut effectivement ralentir les opérations, le froid hivernal ne les interdit pas et vu comment les forces russes semblent être équipées pour l’hiver (un comble et un nouvel indice des défaillances du système) il est possible que cela les pénalise encore plus que les Ukrainiens. Un autre expédient réside dans l’implication biélorusse. Le président Loukachenko louvoie depuis le début de la guerre entre son obéissance obligée envers Vladimir Poutine et le risque de profonde déstabilisation interne que provoquerait une entrée en guerre de son pays. Il a donc une stratégie de limite de seuil, offrant tout ce qu’il est possible de faire pour aider l’armée russe — l’utilisation de son sol, le pillage de ses équipements, le maintien d’une menace de fixation à la frontière ukrainienne — sans entrer en guerre. Peut-être y sera-t-il obligé, mais son armée est une «armée Potemkine» qui serait sans aucun doute battue par l’armée ukrainienne actuelle. Le sacrifice des Biélorusses soulagerait un temps les Russes mais au prix d’un ébranlement de la Biélorussie aux conséquences très incertaines. Au bilan, il n’est du tout certain que ces nouveaux éléments militaires puissent inverser la tendance sur l’échiquier, mais ils maintiennent l’espoir pour le camp russe.

Cela permet aussi peut-être de gagner aussi du temps dans l’autre champ de la guerre, celui de la pression sur le tapis. L’attaque ukrainienne dans la nuit du 7 au 8 octobre contre le pont de Kerch qui relie la Crimée à la Russie, détruisant un axe routier sur deux, endommageant la voie ferrée et fragilisant l’ensemble, est à la limite entre les deux champs et ce sont les meilleurs coups. On peut en effet la considérer à la fois comme un moyen d’entraver la logistique des forces russes dans le sud de l’Ukraine, en préparation peut-être d’une nouvelle offensive, et comme un affront à Vladimir Poutine dont c’est le grand œuvre. Peu importe la méthode employée, c’est une opération clandestine d’autant plus remarquable qu’elle a réussi à percer un réseau de protection très dense et très vanté, ce qui ajoute encore à l’affront.

Un tel acte ne pouvait rester impuni alors que la «guerre des tours (du Kremlin)» semble se réveiller entre les baronnies sécuritaires russes — FSB, SVD, GRU, le ministère de la Défense, la Garde nationale, le groupe Prigojine, Kadyrov — et que l’action même de Poutine semble contestée au sein même du petit Politburo du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev en tête. Les représailles ont pris la seule forme possible : par une intensification forte de la campagne de frappes arrières. En faisant feu de tout bois, missiles en tout genre, drones, roquettes pour les zones proches du front, il s’est agi de frapper le maximum de villes afin d’avoir le maximum d’impact psychologique, sous couvert de frappes sur les infrastructures. Les avions de combat sont toujours autant étrangement absents de cette campagne qui ressemble quand même beaucoup à celle des armes V allemandes, V comme vengeance mais aussi comme tentative désespérée de faire craquer la population ukrainienne et donc ensuite l’exécutif. C’est un espoir fréquemment caressé depuis la Première Guerre mondiale avec les raids de Zeppelin sur l’Angleterre ou les bombardements de 1918 sur Paris par les canons longs allemands, mais toujours déçu à moins de l’accompagner d’une victoire ou au moins d’une grosse menace sur l’échiquier terrestre. À destination des faucons russes et de la population ukrainienne, cette escalade sinon en nature mais du moins en intensité de la campagne de frappes a aussi des effets contradictoires sur les opinions publiques occidentales, entre soutien accru à l’Ukraine et faux «discours de paix» de la part du parti prorusse 

(entendre «cessons d’aider l’Ukraine»).

On verra si les Russes ont la volonté et les moyens de poursuivre cette campagne de frappes à haute intensité. Faute de missiles, peut-être seront-ils obligés d’y intégrer les forces aériennes qui risquent alors de subir de gros dégâts face à la défense antiaérienne ukrainienne. Dans tous les cas, il y a urgence pour les pays occidentaux à aider les Ukrainiens à gagner par le sol la bataille du ciel, par souci humanitaire mais aussi pour contribuer à détruire deux atouts militaires russes : leur force de missiles (dont on rappellera qu’ils peuvent porter des armes nucléaires) déjà très amoindrie et leur force aérienne, encore préservée. C’est encore un domaine où par facilité et petite économie, la France s’est largement désarmée mais elle possède, comme les canons Caesar dans l’artillerie sol-sol, quelques dizaines d’objets artisanaux de luxe comme les missiles Aster 30, qui seraient très utiles dans cette bataille.

En résumé, avec les annexions des territoires conquis, la mobilisation partielle, l’implication biélorusse accrue, la campagne accrue de destruction de l’économie ukrainienne et les frappes de vengeance, Vladimir Poutine tente de compenser une dynamique militaire défavorable dans la guerre en cours. Avec la pression énergétique, avec l’aide de l’OPEP qui augmente le prix du pétrole, la campagne d’influence, peut-être la réalisation ou la menace de sabotages et d’autres surprises qui viendront sans doute, il tente également de reprendre l’initiative dans la confrontation avec l’Occident tout en restant sous le seuil de la guerre. C’est au moins autant d’espoirs pour lui et tant qu’il y a de l’espoir, on ne pense pas à utiliser d’armes nucléaires.

The Naked and The Words-The War, point of situation

Thanks to Stéphane Cardon for the translation

First some news from the front. After the capture of Lyman and the new blow to the Russian forces, the Ukrainian forces of the Eastern Command continued their advance in the strip of 25-30 km between the Oskil and Krasna rivers, both centered north-south. On October 2nd, the Ukrainian brigade crossed the Oskil at Kupyansk and advanced rapidly east and southeast towards Svatove. In conjunction with the attack coming from the south and in particular from Lyman on the three axes between the two rivers, this new breakthrough compelled the Russian forces to fall back from their position in Borova, on the Oskil, before being surrounded. The Russian units are trying to build back a front along the Krasna. They hope to make it a solid line of defense, using the urban chain that runs along it. It is not sure that they will succeed, the Ukrainian units trying to advance faster than the defense is organizing. Ukrainian forces have already established a foothold, it seems, in the small towns of Chervonopopivka and Pishchane on the P66 highway that connects Svatove to Kreminna, 30 km east of Lyman. The town of Kreminna (20,000 inhabitants pre-war) is held by the forces of the Russian 20th Army which fell back from the Lyman Pocket.

Even though the attrition of the units engaged since a month and the logistic elongation, which we will note that it also feeds lots of catches to the enemy,  the ukrainian forces necessarily have the interest to maintain a pressure by the maneuver on the russian forces that struggles to reestablish. The Ukrainian effort will probably be carried on the capture of Kremmina and mostly on Rubizhne (56.000 inhabitants), which was already the subject to intense fighting from mars to may. The capture of Rubizhne will open the door, on one part to the reconquest of Lysychansk and Severodonetsk which could be approached by the north and by the seizure on the north-east city of Starobilsk, the communication node of all of the Luhansk province. The Ukrainian forces will then be at the heart of the annexed provinces by the same Russia that said that it will protect them at all cost.

Hence, after weeks of pressure, the Ukrainian forces of the South command has done in turn a very significant push on the north part of the Russian bridgehead  in Kherson, along the Dniepr River. The Russians have acknowledged the capture of Zolota Balka by the Ukrainians, like always, by the so-called cost of “horrible losses” which would result in a Pyrrhic victory. Although the Ukrainians have chased further south down the road TO403 and even reached Dudchany, which represents the first real breach in this strongly fortified zone. Having gone to the same parallel as the bridgehead West of Davydiv Brid, the Ukrainians seem to have forced the Russians of the northern sector to retreat. They now threaten the center sector and maybe even the first crossing point of the Dniepr at Nova Kakhovka. On the other fronts of the area, the south zone of the bridgehead isn’t moving, the Ukrainians may-be using the balance of the forces from one point to another, which would be rational, while the artillery prohibition campaign and harassing continues in order to isolate the Russians.

In summary, strong by their number and their tactical superiority, the Ukrainians are advancing pretty much everywhere they attack, by conserving the initiative in face of a Russian commandment which doesn’t seem to work rationally. We find ourselves clearly in a gap on the decision making speed, according to the famous loop OODA (Observe-Orient-Decide-Act) of John Boyd although perfectly described by Marc Bloch in “L’étrange Défaite”. Things seem to be going too fast for the Russians. We can feel the centralisation until the higher level or at least the burden to not anger the ones in a higher level of command. An insisting rumor pretends that the forces of Lyman did not receive the order to retreat on the 30th of September, in order to not ruin the “Annexation celebration” , which had severe and often mortal consequences for a large number of Russian soldiers. Although we do not understand either the stubbornness to multiply the attacks on Bakhmutlike a fly against a window. If the capture of this city did have a value in July by opening the way to Kramatorsk, nowadays it doesn’t have one anymore, the only explanation would be to offer a victory.

In the meantime, the Russians are concentrating on this objective some forces which still have some strength left and which would undoubtedly be more useful elsewhere. Holding the Kherson bridgehead at all costs cannot be explained militarily either. While the Russian forces are overall outnumbered and struggling in many sectors, the choice to place one-sixth of the total forces (some suggest an even larger proportion) and among the best in a small bridgehead in risk to be isolated is extremely dangerous. The position is paradoxically solid but also fragile, as it can explode under pressure. If it happens, it could be a decisive disaster for the fate of the Russian expeditionary force in Ukraine, and it’s only to keep the city of Kherson, and to keep the possibility of one day attacking Odessa.

The situation could only improve for the Russians through a profound transformation of their military tool. This couldn’t come from a general movement from below like the French army before the Battle of the Marne from August to September 1914 or from above by the energy of a general de Lattre arriving in Indochina. The first possibility is not in the Russian military DNA, the second can’t happen when you don’t want to see an imperator and potential rival emerge. So the transformation came from Vladimir Putin who, reluctantly, decided to mobilize the resources of the nation in the war effort and in consequence brang this war into the whole Russian society.

Let us remember this anomaly that Putin wanted a major war, of high intensity to use the current word,meaning a conflict essential in its stakes – here the life or death of nations – and significant in the magnitude of the material used and the violence deployed, committed without even declaring it and without mobilizing the nation. Vladimir Putin's Russia has become like the empires described by Ibn Khaldun. A pacified general population in the sense of demilitarized and passive, only used to work and provide wealth to an asabiya, resulting from the “social organization”, the Siloviki, and an army recruited in peripheral, geographical and social Russia.

This model of society, moreover sufficiently corrupt not to ensure its proper functioning, failed to defeat an equally corrupt Ukrainian society, but which mobilized itself entirely and benefited from the help of western democracies. Ukraine has succeeded in a patriotic mass uprising unlike Russian power.

To fight, meaning to kill and eventually to be killed, is not at all natural. To take these risks, you need three things: good reasons to do it, confidence in your ability to do it and finally the feeling that it is worthwhile. Despite the losses, Ukraine has succeeded, after several months of mobilization, training and victories, in bringing together these ingredients for several hundred thousand men and women. Facing this, the Russian expeditionary force in Ukraine does not have much chance, limited in its capacity to replace the enormous losses, with the motivation often above all linked to the "esprit de corps" of regiments and brigades in increasing breaking down and now rather accumulating failures.

Vladimir Putin tried to change the odds by raising a first Pandora's box, the appeal to the nation, while threatening to raise a second, the use of nuclear power. This is the primary reason for this rush to annex the conquered territories, a long-standing project but which was envisaged in a position of strength and not on the back foot. The kremlin hoped that the extension of the Russian border would give a good reason to fight for all those who are now sent there authoritatively. And it comes with an offer of discussion on the mode "what's mine is mine, the rest is negotiable", and terrible threats, it is also supposed to be good reasons for the Ukrainians to stop to fight and for the westerners to stop to help. This annexation had no chance of being recognized by anyone, and especially not by the Ukrainians. But the main goal was that Russians recognized it and that Western sympathizers use it to bring more fear, in order to push Ukraine to accept defeat in the name of peace.

So this is how the Kremlin hopes to reverse the situation with a "levée en masse" about which we are wary, and rightly so in view of the massive and here again unprecedented leak that it causes. Whatever, nobody dared to plan the organization of a mobilization behind the back of the Tsar when he had said that it would never take place. Here, then, in the most complete bardak, are hundreds of thousands of men sent in bulk to the sorting centers by the regional governors to respect the numbers requested, as when Stalin gave quotas for deportees. Arriving at the sorting center, we see those who can really serve or who don’t have the means to pay a bribe. Those who cannot get through will then discover that the equipment depots are largely empty, due to lack of organization or lack of anticipation except that of the increase in the bank account of some. We are always looking, among others, for hundreds of thousands of winter outfits that have probably been paid for, but never made.

We find another Stalinian touch in the law on the hardening of sanctions for the refractories and even nowadays for the prisoners, whom just learned that they will go to a Russian jail as soon as the Ukrainians release them, that adds to the more modern element like the “stop-loss” which transforms the time-limited contracts of the soldiers that went to war with a voluntary contract in order to serve some time in ukraine, into a open-ended contract.

By a lot there except for the duty to protect the “Motherland” which gives good reasons to fight, and even less confidence in its capacities, weakness, its inexistant means, and its unknown friends. As of victories, the Motherland doesn’t risk to show up with a bunch of bulk soldiers in front of a Ukrainian army which has become the best in Europe with the help of the occident (many recent examples show that even that is not enough) and its internal energy. If the 200.000 mobilized soldiers announced by the minister Choïgu are sent right now by little packs directly in the units of combat on the frontlines, and the units that do not have enough people to be elsewhere, they will not reinforce them but will rather hinder them. Those frail recruits without any particular skills will be dead weight, figuratively at first before they will really be soon, and will be even faster than the other ones.

No revolts or mutineries are expected to happen immediately. In Russia, the best case scenario is that you kneel before the Tsar and beg for him to correct the errors of the boyar, where we take refuge in an extreme passivity. It really needs a lot of accumulated suffering in order to see a battleship Potemkine, or the hungry workers in Pétrograd in February 1917, or even the mothers that ask where their sent sons were sent to the furnace in Afghanistan or in Chechnya are. Oftentimes the sufferings alone do not suffice, they need to be followed by disasters.  Even though they do spark shakes in the political world, no direct seizure of power happens, shakings end up replacing the current defaulting regime by another one, more liberal like in february 1917 or in 1991  or more harder like the bolsheviks taking power in november 1917 or Putin succeeding to Eltsine on the turn of year 2000s.

Therefore, we are prompted to see disasters and horrors in Ukraine before we can put our hands on the second Pandora’s box, the one we only open in last resort. Every month, a Russian  leader recalls the fact that the famous box exists and the next day another one recalls the fact that nobody will touch it except if there is an existential threat for Russia. It’s a game, and a dangerous one at that, in which we played practically every four or five years during the Cold War and that we had forgotten since 1989 except in the Indian sub-continent. Never had everybody dared to play with this game until the end.  Nobody had wanted to link their name to the first use of a nuclear bomb after that it became taboo since it’s use in Japan. Until nowadays, Russia had always respected that game : the nuclear weapon’s only use is to stirr fear into the enemy and we take care to avoid any military aggression which would provoke an escalation and will up the probability of its use.  In the frame of a confrontation, everything else is conceivable, including the sabotage of the gazoducs, nevertheless we do not fight armed in front of each other, at least at a big scale.

Two elements have changed since the 30th of September. The first is the most disturbing passage from Vladimir Putin's surrealist speech on September 30, to recall precisely the example of the American atomic strikes on Japan, but not to emphasize that this marked an end with the creation of a taboo, but on the contrary to explain that this constituted a precedent which could justify all the others. It is a subtle change of tone compared to a finally very common discourse. The second, more obvious and probably too much, is the displacement of the Russian border, which would give the right for Russian to make anything they want for the defense of the Motherland. It is a bit like if France had invaded Belgium, annexed Wallonia on the pretext that French is spoken there, and declared that the use of nuclear weapons to defend this new France would not be ruled out.

These two elements and the effect of many of the various statements, from Medvedev to Kadyrov, make the matter more serious if not more likely. There is still a long way before the nuclear card is the only one to play. The partial mobilization, which will no doubt be followed by others, should be seen as a pot draw of new cards, and there are still plenty of hopes on the Russian side to get the weakening of aid to Ukraine by the decadent West. There are also strong doubts about the credibility of a terrible punishment for crossing a border that one does not even know.

We have made it more clear as a red line. We do not see either to which state of what is in the end a snacking of the new Motherland we will start to use a nuclear weapon, no matter the power since the only thing that counts is the label “nuclear”. Will the Russians accept to become a pariah state of all the international community, including China because Melitopol was recaptured by the Ukrainians ? Will they accept the suffering from disastrous conventional strikes on their forces, on their base in Sébastopol, on the Kerch bridge, and so on, because it is inconceivable to accept the trivialisation of nuclear use ? We cannot eternally multiply strategic errors.

In 1983, the britannic general John Hackett described the third world war in a book of the same name. In order to get out of the dead-end in which his attack on the Federal republic  of Germany was, where the Soviets destroyed Birmingham with a nuclear strike. Minsk was destroyed immediately in response. The fear of the apocalypse sufficiently shaked the Soviet Union enough to provoke its burst and collapse. The revolt then started in Ukraine.

Les nus et les mots - La guerre, point de situation.

D’abord quelques nouvelles du front. Après la prise de Lyman et le nouveau coup porté aux forces russes, les forces ukrainiennes du Commandement Est continuent leur progression dans la bande de 25-30 km entre les rivières Oskil et Krasna toutes deux axées nord-sud. Le 2 octobre, la brigade ukrainienne a franchi l’Oskil à Koupiansk et progressé rapidement vers l’est et le sud-est en direction de Svatove. En conjonction avec la poussée venant du sud et notamment de Lyman sur les trois axes entre les deux rivières, cette nouvelle percée a obligé les forces russes à se replier de la position de Borova, sur l’Oskil, avant d’être encerclées. Les unités russes tentent de se rétablir le long de la Krasna, en espérant en faire une ligne de défense solide à partir de la chaîne urbaine qui la longe. Il n’est pas évident qu’ils y parviennent, les unités ukrainiennes s’efforçant de progresser plus vite que ne s’organise la défense. Elles ont déjà pris pied, semble-t-il, dans les petites villes de Chervonopopivka et Pishchane sur l’autoroute P66 qui relie Svatove à Kreminna, à 30 km à l’est de Lyman. La ville de Kreminna (20 000 habitants avant-guerre) est tenue par les forces de la 20earmée russe qui se sont repliées de la poche de Lyman. 

Malgré l’usure des unités engagées depuis un mois et l’élongation logistique, dont on notera qu’elle se nourrit aussi des nombreuses prises à l’ennemi, les forces ukrainiennes ont forcément intérêt à maintenir une pression par la manœuvre sur les forces russes qui peinent à se rétablir. L’effort ukrainien sera probablement porté sur la prise de Kreminna et surtout de Rubizhne (56 000 habitants), qui avaient déjà fait l’objet de combats intenses de mars à mai. La prise de Rubizhne ouvrirait la porte, d’une part à la reconquête de Lysychansk et Severodonetsk qui pourraient être abordées par le nord et d’autre part à la saisie 60 km au nord-est de la petite ville Starobilsk, nœud de communication de tout le nord de la province de Louhansk.  Les forces ukrainiennes seront alors en plein cœur des provinces annexées par la Russie et dont elle avertissait qu’elles seraient défendues par tous les moyens.

Après des semaines de pression, les forces ukrainiennes du Commandement Sud ont réalisé à leur tour une avancée très importante dans la partie nord de la tête de pont russe de Kherson le long du fleuve Dniepr. Les Russes ont reconnu la prise de Zolota Balka par les Ukrainiens, comme toujours soi-disant au prix de « pertes terribles » qui en ferait une victoire à la Pyrrhus. Mais les Ukrainiens ont poursuivi plus au sud sur la route T0403 et même atteint Dudchany, ce qui représente la première vraie percée dans cette zone solidement défendue. Parvenus sur le même parallèle que la petite tête de pont de Davydiv Brid à l’ouest du dispositif, les Ukrainiens ont semble-t-il obligé les forces russes du secteur nord à se replier. Ils menacent désormais le secteur centre et peut-être même le point de passage sur le Dniepr de Nova Kakhovka. Pour le reste, la zone sud de la tête de pont ne bouge guère, les Ukrainiens pratiquant peut—être la balance des forces d’un point à l’autre du front, ce qui serait rationnel, tandis que la campagne d’artillerie d’interdiction et de harcèlement continue pour isoler les Russes.

En résumé, forts de leur nombre et de leur supériorité tactique, les Ukrainiens avancent un peu partout où ils attaquent, en conservant l’initiative face à un commandement russe dont on ne comprend pas bien le fonctionnement. On se trouve clairement dans un décalage de vitesse de décision, selon la fameuse boucle OODA (Observation-orientation-décision-action) de John Boyd mais déjà parfaitement décrite par Marc Bloch dans L’étrange défaite. Les choses semblent aller trop vite pour les Russes dont on sent la centralisation jusqu’au plus haut niveau ou au moins le souci de ne pas fâcher ce plus haut niveau. Une rumeur insistante prétend que les forces de Lyman n’auraient pas été repliées le 30 septembre pour ne pas gâcher la « fête de l’annexion », ce qui a eu des conséquences graves et souvent mortelles pour de nombreux soldats russes. Mais on ne comprend pas non plus l’obstination à multiplier les attaques contre Bakhmut comme une mouche contre une vitre. Si la prise de cette ville avait un intérêt au mois de juillet en ouvrant un passage vers Kramatorsk, elle n’en a plus aucun désormais hormis peut-être celui d’offrir une victoire. 

En attendant, les Russes concentrent sur cet objectif quelques forces encore combatives qui seraient sans doute plus utiles ailleurs. La tenue à tout prix de la tête de pont de Kherson ne s’explique pas non plus militairement. Alors que les forces russes sont globalement inférieures en nombre et sont en difficulté dans de nombreux secteurs, le choix de placer un sixième des forces totales (certains évoquent une proportion plus grande encore) et parmi les meilleures dans une petite tête de pont susceptible d’être isolée est extrêmement dangereux. La position est paradoxalement solide mais aussi fragile, car elle peut exploser sous la pression. Ce serait un désastre peut-être décisif pour le destin du corps expéditionnaire russe en Ukraine, tout cela pour conserver la ville de Kherson et la possibilité d’attaquer un jour Odessa.

La situation ne pouvait s’améliorer pour les Russes que par une transformation profonde de leur outil militaire. Celle-ci n’est pas venue d’un mouvement général d’en bas à la manière de l’armée française avant la bataille de la Marne d’août à septembre 1914 ou d’en haut par l’énergie d’un général de Lattre arrivant en Indochine. La première possibilité n’est pas dans l’ADN militaire russe, la seconde n’est pas possible dès lors que l’on ne veut pas voir émerger un imperator et rival potentiel. La transformation est donc venue de Vladimir Poutine qui, avec réticence, a décidé de mobiliser les ressources de la nation dans l’effort de guerre et donc de faire entrer cette guerre dans toute la société.

Rappelons cette anomalie qui voulait qu’une guerre majeure, de haute intensité pour employer le vocable actuel, c’est-à-dire un conflit essentiel dans ses enjeux – ici la vie ou la mort de nations – et important dans l’ampleur des moyens déployés et de la violence déployés, soit engagée sans même la déclarer et sans procéder à une mobilisation de la nation. La Russie de Vladimir Poutine est devenue comme les empires décrits par Ibn khaldun. Une population générale pacifiée au sens de démilitarisée et passive sinon pour travailler et fournir des richesses à une asabiyaissue des « structures de forces », les Siloviki, et une armée recrutée dans la Russie périphérique, géographique et sociale.

Ce modèle de société, par ailleurs suffisamment corrompue pour ne pas en assurer le bon fonctionnement, a échoué à vaincre une société ukrainienne tout aussi corrompue, mais qui s’est mobilisée toute entière et a bénéficié de l’aide des démocraties occidentales. L’Ukraine a réussi une levée en masse patriotique là où le pouvoir russe s’y refusait.

Combattre, c’est-à-dire tuer et éventuellement se faire tuer, n’est pas du tout naturel. Pour prendre ces risques, il faut trois ingrédients : de bonnes raisons de le faire comme la défense de la nation, de la confiance dans sa capacité à pouvoir le faire et enfin le sentiment que cela a une utilité sur le terrain. Malgré les pertes, l’Ukraine a réussi après plusieurs mois de mobilisation, de formation et de victoires, à réunir ces ingrédients chez plusieurs centaines de milliers d’hommes et de femmes. Face à cela, le corps expéditionnaire russe en Ukraine n’a plus beaucoup de chances, limité dans sa simple capacité à remplacer les pertes énormes, à la motivation souvent surtout liée à l’« esprit de corps » de régiments et brigades en décomposition croissante et accumulant désormais plutôt les échecs.

Vladimir Poutine a donc essayé de conjurer le sort en soulevant une première boîte de Pandore, l’appel à la nation, tout en menaçant d’en soulever une deuxième, l’emploi du nucléaire. C’est la raison première de cette précipitation à annexer les territoires conquis, un projet de longue date mais qui était envisagé en position de force et non pas sur le reculoir. L’extension de la frontière et de la terre russes est ainsi espérée donner une bonne raison de combattre à tous ceux qui y seront désormais envoyés autoritairement. Accompagné d’une offre de discussion sur le mode « ce qui est à moi est à moi, le reste est négociable », et de menaces terribles, elle est censée aussi donner de bonnes raisons de ne plus combattre pour les Ukrainiens et surtout pour les Occidentaux de ne plus aider. Cette annexion n’avait aucune chance d’être reconnue par quiconque, et surtout pas par les Ukrainiens, mais l’essentiel était qu’elle le fut par les Russes et que les sympathisants occidentaux s’en saisissent au nom de la paix et de la peur pour pousser l’Ukraine à accepter la défaite.

Voilà donc comment on espère à son tour renverser la situation avec une « levée en masse » dont on se méfie, et à juste titre au regard de la fuite massive et là encore inédite qu’elle provoque. Qu’importe. Personne n’a osé planifier l’organisation d’une mobilisation dans le dos du Tsar dès lors que celui-ci avait dit qu’elle n’aurait jamais lieu. Voici donc dans le bardakle plus complet des centaines de milliers d’hommes envoyés en vrac dans les centres de triage par les gouverneurs de région pour respecter les chiffres demandés, comme lorsque Staline donnait des quotas de déportés. Arrivés en centre de tri, on voit ceux qui peuvent réellement servir ou qui n’ont pas les moyens de payer discrètement une exemption. Ceux qui ne peuvent passer au travers vont ensuite découvrir que les dépôts d’équipements sont largement vides, par défaut d’organisation ou manque d’anticipation sauf celle de l’augmentation du compte en banque de certains. On cherche ainsi toujours, parmi d’autres, des centaines de milliers de tenues d’hiver qui ont sans doute été payées, mais jamais fabriquées.

On trouve une autre touche stalinienne dans la loi sur le durcissement des sanctions pour les réfractaires et même désormais pour les prisonniers, qui viennent d’apprendre qu’ils iront en prison russe dès qu’ils seront libérés par les Ukrainiens, qui s’ajoute à un élément plus moderne comme le « stop-loss » qui transforme les CDD des soldats qui s’étaient portés volontaires pour servir un temps en Ukraine en CDI non dénonçables.

Par grand-chose là-dedans hormis le devoir de défendre la « Patrie étendue » qui donne de bonnes raisons de combattre, et encore moins de confiance dans ses capacités, faibles, ses moyens, inexistants, et ses amis, inconnus. Quant aux victoires, elles ne risquent pas de survenir avec des soldats de vrac face à une armée ukrainienne devenue la meilleure d’Europe avec l’aide occidentale (plusieurs exemples récents montrent que ce n’est pas suffisant en soi) et son énergie intérieure. Si les 200 000 mobilisés annoncés par le ministre Choïgu sont envoyés tout de suite et par petits paquets directement dans les unités de combat sur la ligne de front, et les unités ne sont pas assez nombreuses pour être beaucoup ailleurs, ils ne les renforceront pas mais au contraire les plomberont. Des bleus fragiles et sans compétences y sont des poids morts, au figuré d’abord avant de l’être vraiment ensuite et beaucoup plus souvent que les autres. 

Pas de révolte et de mutinerie à attendre pourtant dans l’immédiat. En Russie, au mieux on se révolte d’abord à genoux en allant voir le Tsar pour qu’il corrige les erreurs des boyards, ou on se réfugie dans une extrême passivité. Il faut vraiment beaucoup de souffrance accumulée pour voir un cuirassé Potemkine, les ouvrières qui ont faim à Pétrograd en février 1917 ou encore les mères qui demandent où sont leurs fils envoyés à la fournaise des guerres horribles d’Afghanistan ou de Tchétchénie. Souvent d'ailleurs les souffrances seules ne suffisent pas, il faut qu’elles soient aussi accompagnées de désastres. Ces colères ne suscitent par ailleurs que des ébranlements et non des prises directes du pouvoir. Ces secousses finissent par faire remplacer le régime défaillant par un autre, plus libéral comme en février 1917 ou en 1991 ou plus durs comme les bolcheviks prenant le pouvoir en novembre 1917 ou Poutine succédant à Eltsine au tournant de l’an 2000.

On risque donc de voir encore du désastre et des horreurs en Ukraine avant de mettre la main sur la deuxième boîte de Pandore, celle qu’on n’ouvre qu'en dernier recours. Tous les mois, un dirigeant russe rappelle qu’elle existe et un autre rappelle le lendemain que l’on n’y posera la main qu’en cas de menace existentielle pour la Russie. C’est un jeu, dangereux, auquel on jouait pratiquement tous les quatre ou cinq ans durant la guerre froide et que l’on avait oublié depuis 1989 sauf dans le sous-continent indien. Jamais personne n’a osé y jouer jusqu’au bout. Personne n’a voulu attacher son nom à l’emploi en premier de l’arme nucléaire après que celle-ci soit devenue taboue après sa seule utilisation au Japon. Jusqu’à présent, la Russie a respecté la règle du jeu : l’arme nucléaire sert à faire peur et on prend soin d’éviter toute agression militaire qui provoquerait une escalade et augmenterait la probabilité d’emploi réciproque. Dans le cadre d’une confrontation, tout le reste est envisageable, y compris le sabotage de gazoducs, mais on ne se combat pas les armes à la main l’un en face de l’autre, au moins à grande échelle.

Deux éléments ont changé cependant depuis le 30 septembre. Le premier est le passage le plus inquiétant du discours surréaliste de Vladimir Poutine le 30 septembre pour rappeler justement l’exemple des frappes atomiques américaines sur le Japon mais pas pour souligner que cela marquait une fin avec la création d’un tabou, mais au contraire pour expliquer que cela constituait un précédent qui pouvait justifier tous les autres. C’est un subtil changement de ton par rapport à un discours finalement très orthodoxe. Le second, plus évident et trop sans doute, est le déplacement de la frontière russe, qui permet de déclarer que tout est possible dès lors qu’il s’agît de la Patrie. C’est un peu comme si la France avait envahi la Belgique, annexé la Wallonie sous prétexte qu’on y parle français, et déclaré que l’on n’exclurait pas l’emploi de l’arme nucléaire pour défendre cette nouvelle France.

Ces deux éléments et l’effet de nombre des déclarations diverses, de Medvedev à Kadyrov, rendent l’affaire plus sérieuse sinon plus probable. Il y a encore loin avant que la carte nucléaire soit la seule à jouer. La mobilisation partielle, qui sera sans aucun doute suivie par d’autres, doit être considérée comme un tirage au pot de nouvelles cartes, et il y a encore beaucoup d’espoirs du côté russe d’obtenir l’affaiblissement de l’aide à l’Ukraine par l’Occident décadent. Il y a également de forts doutes sur la crédibilité d’un châtiment terrible en cas de franchissement d’une frontière que l’on ne connaît même pas.

On a fait plus clair comme ligne rouge. On ne voit pas non plus à quel stade de ce qui est un bout du compte un grignotage de la nouvelle mère-patrie on commencera à utiliser une arme nucléaire, peu importe sa puissance puisque ce qui compte est le label « nucléaire ». Les Russes vont-ils accepter de devenir un État paria de toute la communauté internationale, y compris la Chine parce que Mélitopol a été reconquise par les Ukrainiens ? Vont-ils accepter de subir des frappes conventionnelles dévastatrices sur les forces russes, la base de Sébastopol, le pont de Kerch ou autre, parce qu’il est inconcevable d’accepter la banalisation de l’emploi nucléaire ? On ne peut éternellement multiplier les erreurs stratégiques.

En 1983, le général britannique John Hackett décrivait la troisième guerre mondiale dans une livre du même nom. Pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait leur attaque de la République fédérale allemande, les Soviétiques détruisaient la ville de Birmingham avec une frappe nucléaire. Minsk était détruite immédiatement en riposte. La peur de l’apocalypse ébranlait alors suffisamment l’Union soviétique pour provoquer son éclatement et son effondrement. La révolte commençait d'ailleurs en Ukraine.

L’art opératif à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 3. La fabrique des batailles

L’art opératif consiste à modeler et actionner des ressources militaires dans des ensembles cohérents baptisés « campagnes » afin d’atteindre les objectifs stratégiques. Une seule campagne peut parfois suffire à cela et c’était l’espoir des Russes avec leur offensive à grande vitesse de février-mars. Il en faut en réalité souvent plusieurs, qui se succèdent dans le temps ou se superposent, toujours de la même forme ou non.

On a ainsi connu en Ukraine deux campagnes terrestres offensives russes successives et de formes différentes auxquelles répondaient deux campagnes défensives antagonistes. Il y aussi une campagne navale et une campagne de frappes russes dans la grande profondeur qui perdurent et auxquelles répondent également des campagnes défensives et offensives ukrainiennes.

En parallèle de ces campagnes dans les espaces vides, et on pourrait y ajouter celle dans le cyberespace, on assiste maintenant au développement d’une campagne offensive aéroterrestre ukrainienne. Il est probable que ce ne soit pas la dernière.

Les briques des batailles

L’Ukraine n’a pu passer à l’offensive que parce que ses forces terrestres étaient suffisamment montées en puissance pour autoriser cela. Une montée en puissance s’effectue toujours qualitativement et/ou quantitativement.

Qualitativement, il s’agit d’avoir des unités de combat qui soient d’une gamme tactique supérieure à celles de l’unité sur les différents points de contact. Un point de contact terrestre est la zone où, avec ses armes, on peut tirer directement efficacement sur l’ennemi. Cela correspond sensiblement en Ukraine à une confrontation tactique sur quelques km2. La supériorité numérique importe peu à cette échelle où elle ne dépasse presque jamais le 2 contre 1. La supériorité qualitative en revanche est essentielle.

La valeur des équipements est évidemment importante, mais outre qu’en Ukraine ces équipements sont souvent assez proches de part et d’autre, ce sont bien les facteurs humains - solidité au feu, compétences, commandement, organisation - qui font vraiment la différence dans cet environnement mortel. Les facteurs extérieurs, comme le terrain ou les appuis feux, viennent accentuer ou compenser la différence de gamme tactique entre les adversaires et au bout du compte celui dont le niveau est le plus élevé l’emporte systématiquement, et ce de manière plus que proportionnelle à cette différence. Notons que cette gamme tactique peut évoluer aussi en fonction de la forme des campagnes. Telle unité légère bien adaptée à la défense de zone et la guérilla peut se trouver moins compétente et adaptée dans un combat de positions où l’ennemi dispose d’une puissante artillerie.

Quantitativement, il s’agit d’avoir le maximum d’unités de combat et si possible plus que l’ennemi. Si la supériorité numérique joue peu au niveau tactique, elle est très importante au niveau de la campagne. Si on faisait s’affronter l’armée de Terre française d’aujourd’hui avec celle de 1990 après mobilisation, il est probable que ce soit celle de 1990 qui l’emportât. Celle de 2022 gagnerait la plupart des combats mais serait sans doute dépassée par la supériorité numérique de celle de 1990 qui, parce que plus nombreuse, pourrait multiplier les combats et surtout manœuvrer dans des endroits où son adversaire ne pourrait être. Notons bien que ces deux critères sont partiellement contradictoires. Quand, à ressources données, on investit beaucoup de ressources sur la force de chaque unité de combat, avec des équipements très sophistiqués notamment, on réduit le nombre d’unités que l’on peut se payer.

Avec le temps, on l’a vu, l’armée ukrainienne a obtenu la supériorité dans les deux domaines, avec le flux de plusieurs dizaines de milliers de soldats nouvellement formés, un chiffre supérieur à celui des pertes définitives – morts, blessés graves, prisonniers et disparus – et la croissance de compétence des unités engagées qu’elles soient de manœuvre ou, surtout, territoriales. En résumé, l’armée ukrainienne dispose d’une soixantaine de brigades de qualité variable mais plutôt bonne et en tout cas supérieure en moyenne à celle des unités russes. Il est difficile d’estimer par comparaison le nombre de groupements russes et séparatistes, d’autant plus que ces groupements sont devenus très disparates. On peut considérer qu’il représente désormais une masse de manœuvre inférieure en volume et en qualité tactique moyenne à celle des Ukrainiens. Cette infériorité tactique peut encore être compensée localement en s’appuyant sur des positions retranchées et une artillerie encore très supérieure en volume.

C’est bien pour compenser cette infériorité générale sans espoir de retournement par la voie de recrutement de seuls volontaires qu’une mobilisation partielle a été décidée en Russie. Elle s’effectue en parallèle d’un processus politique accéléré de transformation en terres russes des territoires conquis et des républiques séparatistes. À partir du moment où on combat sur le sol russe les conscrits déjà sous les drapeaux peuvent être engagés tout de suite, soit un potentiel de quelques dizaines de milliers d’hommes un peu formés pour les forces terrestres. Les réservistes mobilisés peuvent également être déployés en renforcement individuel ou par bataillons constitués, ce qui dans ce cas prendra forcément des mois.

L’espoir est clairement de doper le volume des forces russes engagées en Ukraine au risque d’un abaissement très net d’une qualité moyenne déjà insuffisante. La posture est clairement défensive à court terme avec le souci de sanctuariser les conquêtes en s’accrochant au terrain, même avec des troupes médiocres, avant les pluies d’automne et la « saison des mauvaises routes » (Raspoutitsa) qui handicapent toutes les opérations offensives. Il sera temps ensuite de procéder à une amélioration qualitative des unités et de peut-être envisager une offensive d’hiver ou de printemps. Du côté ukrainien, il s’agit de réunir, d’activer et d’alimenter logistiquement des groupes de brigades afin d’organiser le maximum de batailles offensives avant cette échéance.

Batailles

Les esprits sont actuellement accaparés par la bataille qui se poursuit dans le nord-est de l’Ukraine. Elle se déroule sur plusieurs espaces.

Le premier est la rivière Oskil, sur un axe nord-sud, le long des quatre points de passage. Les brigades qui ont conquis la zone sont réparties sur ces points, avec l’espoir au mieux d’établir des têtes de pont à partir desquelles manœuvrer ensuite ou au pire de fixer le maximum d’unités russes, car les Russes ont visiblement décidé de résister sur la rivière. Pour les Ukrainiens, les possibilités les plus importantes sont au nord de cette ligne dans la zone de Dvorichna.

Le deuxième espace est au nord des villes de Sloviansk et Seversk, le long de la rivière Donets et de la zone forestière du parc national Sviati Hory, un axe général Ouest-Est. On trouve là sans doute quatre brigades qui poussent vers le nord en faisant notamment pression sur la ville de Lyman tenue par deux bataillons de réserve opérationnelle russe BARS et deux bataillons cosaques sous la direction de la 2e armée russe. Outre une avance progressive, toute cette pression permet là aussi de fixer des forces russes rares.

L’effort principal et peut-être décisif se trouve entre les deux espaces, entre la rivière Oskil et le parc national Sviati Hory. On y trouve encore quatre brigades, dont au moins une brigade blindée, qui font face à ce qui reste de la 90edivision blindée russe. La 90e division blindée russe résiste et parfois contre-attaque mais le groupement ukrainien a réussi à progresser Ridkodub et Nove et constitué une nouvelle poche. Il est très possible que cette percée entraîne un nouveau grand recul russe, que ce soit à Lyman ou sur la rivière Oskil.

Face à la poussée générale ukrainienne, les 2e et 41e armées russes, sans doute alimentées par des renforts de la zone de Belgorod de la 6eet de la 1ère armée de chars tentent de reformer un front solide. Pendant ce temps, les Russes poursuivent leurs attaques dans la zone entre Lysychansk et Horlivka, sans doute pour contrarier l’offensive ukrainienne au-delà de la rivière Donets, mais aussi encore et toujours depuis trois mois pour s’emparer de Bakhmut à 50 km au sud-est de Kramatorsk. Des combats limités se poursuivent aussi toujours dans la région de Donetsk. On ne comprend pas bien désormais la logique de cet effort qui a absorbe des ressources qui seraient sans doute plus utiles pour la défense du nord, mais peut-être s’agit-il simplement d’essayer obtenir une victoire.

A l’autre extrémité du font, troisième bataille, le siège de la tête de pont de Kherson se poursuit, un siège de la taille d’un département français, avec toutes les difficultés et les perspectives de l’exercice. La zone est solidement tenue par douze brigades/régiments russes d’une taille moyenne de 1 500 hommes, avec au total 150-200 chars de bataille et 800 véhicules de combat d’infanterie, appuyés par environ 250 à 300 pièces d’artillerie dont peut-être 80 LRM. Les forces ukrainiennes sont à peine supérieures en volume mais elles ont les moyens de lancer des petites attaques locales sur les trois zones de progression au nord, au centre et l’extrême sud du dispositif. Il n’est pas exclu que les Ukrainiens tentent une opération amphibie sur la presqu’île du parc national Biloberezhia Sviatoslava au sud de Kherson.

L’essentiel de l’effort porte dans la campagne d’interdiction de la part de l’artillerie à longue portée et des forces aériennes ukrainiennes de plus en plus présentes. Cette campagne d’interdiction qui frappe surtout les dépôts et les axes logistiques, en particulier sur le Dniepr, isole les forces russes au-delà du fleuve avec peu de perspectives d’amélioration pour elles. Dans le cadre général d’une campagne défensive russe, la logique militaire suggérerait plutôt d’évacuer la zone afin de profiter de la protection du fleuve et de redéployer les forces dans d’autres régions menacées. La logique politique impose de conserver sous contrôle russe au moins la ville de Kherson et la possibilité d’attaquer à nouveau en direction d’Odessa. Dans le dialogue stratégique, l’échelon politique doit avoir le dernier mot mais à méconnaître trop les réalités militaires, il risque le désastre. La résilience slave, tant vantée, a aussi ses limites et il n’est pas évident que les soldats russes isolés au-delà du Dniepr attendent avec autant d’enthousiasme que les autres les pluies d’automne et les rigueurs de l’hiver. Si rien ne change par ailleurs, la poursuite de la bataille au-delà du Dniepr présente de grands risques de désastre pour les Russes.

Et puis, il y a la bataille X, celle que les Ukrainiens ont peut-être la perspective d’organiser en arrière du front grâce à leur supériorité numérique et qualitative et en admettant qu’ils disposent de la logistique adéquate. Pour avoir une idée de son volume, il faudrait comptabiliser le nombre de brigades qui ne sont pas en ligne.

Cette bataille X peut être l’exploitation de la percée entre Oskil et Lyman, en direction de l’est. L’art opératif, c’est souvent l’organisation de la conquête de points clés, et dans cette région la prise de Svatove puis à 50 km plus à l’est de Starobilsk annulerait complètement les résultats de l’invasion russe dans la région et obligerait la logistique russe a largement contourner la zone pour alimenter les forces en DNR/LNR.

La bataille X peut être aussi une attaque dans la vaste zone allant du Dniepr au sud de Zaporijia jusqu’à la DNR, avec Orikhiv, Houliaïpole ou Vouhledar comme point d’effort. La partie des oblasts de Zaporijia et de Kherson tenue par les Russes est occupée par plusieurs armées russes avec la 58e en première ligne, mais de la même façon que la pression sur Kherson avait attiré des forces russes dans le sud du théâtre d’opérations, les Ukrainiens attendant peut-être que leurs succès dans le nord obligent cette fois à dégarnir le sud. C’est l’avantage de disposer de la supériorité en nombre de bonnes unités de manœuvre. Quoiqu’il en soit, une nouvelle bataille victorieuse ukrainienne pourrait être, sinon décisive du moins avoir des conséquences importantes. Reste à savoir s’ils sont capables de l’organiser et de la mener à temps.

A ce stade, on ne voit pas comment il pourrait y avoir de bataille offensive Y initiée par les Russes, de la dimension par exemple de celle des Ukrainiens dans le nord-est qui engage une douzaine de brigades.

On l’a dit, les campagnes peuvent être successives ou superposées. En parallèle et plutôt au- dessus de ces batailles terrestres, il y a la campagne pour savoir qui peut engager le plus d’objets dans le ciel au-dessus des champs de bataille, qu’il s’agisse d’avions, de drones, d’hélicoptères et même d’obus. Une campagne dont on notera au passage, alors que les deux flottes aériennes sont en opposition, la rareté des combats aériens. Cette campagne a un contenu technique très important et c’est peut-être dans ce champ que l’aide occidentale peut-être la plus utile. Tout ce qui permet de neutraliser la défense anti-aérienne adverse, comme les missiles antiradars AGM-88 fournis depuis peu par les Américains, permet de faciliter aussi l’emploi de ses propres aéronefs ou projectiles, en appui direct ou en interdiction. Inversement tout ce qui permet de contrer la menace des aéronefs et missiles ennemis, comme les batteries NASAMS promises et peut-être un jour les excellents SAMP/T Mamba français, facilite la manœuvre au sol et donc la réussite des batailles. On ne sait pas très bien en quoi la capture de nombreux matériels sensibles russes, radars, guerre électronique, véhicules de transmission, après la victoire de Balakliya peut influencer cette campagne essentielle pour la suite de la guerre.

La mise en place en Ukraine d’une défense antiaérienne aussi imperméable que celle d’Israël par exemple pourrait éviter cette escalade dangereuse qui naît lorsqu’on se sent impuissant sur le champ de bataille mais que l’on dispose de moyens de frapper le pays et les populations. La paralysie des réseaux civils de communication, dans tous les sens du terme, peut avoir un effet sur plusieurs fonctions de l’art opératif, logistique, commandement, manœuvre. Les frappes sur les populations, directement ou sur ce qui lui permet de vivre, que ce soit sciemment ou par maladresse assumée, afin de saper la volonté des peuples et d’obliger les dirigeants à négocier, voire à capituler, n’ont guère eu de succès dans l’histoire. S’obstiner à le faire parce que simplement c’est possible et qu’on ne sait pas quoi faire d’autre relève de la part des Russes de la criminalité de guerre. Cela incite d’ailleurs l’adversaire ukrainien à faire parfois de même, comme les frappes sur la ville de Donetsk, et provoque ainsi une spirale terrible.  

En résumé, les campagnes de la fin de l’été sont à l’avantage des Ukrainiens qui ont incontestablement l’initiative. Elles ont eu suffisamment d’effets pour engendrer un changement radical de stratégie organique russe, celle qui génère et organise les moyens. Un changement radical aux effets encore largement incertains sur la suite des opérations.

L’art opératif soviétique à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 2. Les âmes mortes

En fétichisant leurs victoires de la fin de la Grande Guerre patriotique, les Russes ont oublié que pour l’opération Bagration, il y avait 2,3 millions de soldats soviétiques contre 800 000 Allemands, et que pour Tempête d’août, ils étaient 1,6 million contre 600 000 japonais et avec 20 fois plus de chars et près de 30 000 pièces d’artillerie, ce qui aide à la réussite. Mieux encore, après des années de lutte les unités soviétiques étaient devenues des communautés militaires professionnelles solides et fiables. Le rapport de forces n’est pas le même en Ukraine.

La coalition militaire russe

Dans cet entre-deux hybride entre la vieille tradition d’armée de masse de conscription et l’objectif d’une armée professionnelle moderne, les Russes n’ont finalement pu engager initialement que 160 000 hommes en Ukraine. Pire encore, ils n’ont pas prévu une réserve professionnelle au moins équivalente pour la renforcer individuellement ou par unités constituées. Une armée professionnelle sans réserve est forcément petite et vulnérable à toute surprise qui nécessiterait des moyens importants. L’« opération spéciale » était condamnée à réussir tout de suite sous peine de se retrouver en grande difficulté. Elle n’a pas réussi tout de suite.

Une bonne planification est une bonne prévision de la manière dont ses forces vont se comporter face à celle de l’ennemi. Encore faut-il bien connaître les capacités de ses « pions tactiques », ce qui n’est pas facile lorsque ces pions sont hétérogènes.

Durant la réforme Serdioukov, toutes les divisions de l’armée de Terre avaient été remplacées par des brigades, puis avec Choïgu à partir de 2012 on est revenu aux structures anciennes en divisions et régiments, mais pas complètement et de nombreuses brigades indépendantes ont été maintenues. Entre l’échelon « armée », qui actionne ces divisions et brigades, on a formé aussi des corps d’armée, en fait des petites armées. Cela suffirait déjà à donner des migraines  dans un état-major, mais ce n’est pas tout.

En voulant conserver malgré tout une armée un peu volumineuse tout en ayant insuffisamment de volontaires pour la professionnaliser complètement, la Russie a conservé une conscription réduite pour occuper à peu près le tiers des effectifs des unités. Mais comme les conscrits ne peuvent être engagés autrement que dans une guerre officiellement déclarée, il a fallu tout restructurer. Chaque brigade ou régiment a été ainsi tenu de former deux groupements tactiques (GT) composés uniquement de volontaires pour combattre en Ukraine mais avec une cohérence à reconstruire. En théorie, chaque GT est l’association d’un bataillon de mêlée – infanterie, chars – et d’un bataillon d’appui – obusiers, lance-roquettes multiples, antichars, antiaériens. Dans les faits, en partant d’unités matrices de composition différentes, on a abouti à l’engagement de 120 groupements tous un peu différents de 600 à 900 hommes.  

Cet ensemble forme le noyau, déjà complexe, du corps expéditionnaire russe, mais comme celle du IIIe Reich, l’armée russe moderne est un ensemble d’armées différentes et parfois concurrentes. La plus performante est l’armée d’assaut par air (VDV), distincte de de l’armée de Terre. Elle forme 12 brigades ou régiments presque complets à l’engagement en Ukraine car beaucoup plus professionnalisés que les unités de l’armée de Terre. Les VDV disposent aussi de la 45ebrigade de Forces spéciales, en fait une brigade d’assaut par air d’élite, qui s’ajoute aux petites brigades de spetsnaz du service de renseignement militaire (GRU) présentes normalement dans chaque armée.

Les Russes ont beaucoup investi dans cette armée prestigieuse, mais il y a deux problèmes. Le premier est que dans un contexte de ressources humaines rares, les VDV ont drainé une grande partie des engagés volontaires russes, au détriment des unités de l’armée de Terre désormais pauvres en bons fantassins et donc fragilisées. Le second est que cette armée d’élite est conçue pour être aéroportée ou, surtout, héliportée. Elle est donc organisée en petites unités aéromécanisées équipées de véhicules blindés suffisamment légers pour être transportées par air. Or, après l’échec de l’héliportage d’un bataillon sur l’aéroport d’Hostomel au début de la guerre, les unités d’assaut par air n’ont plus fait aucun assaut par air, se contentant de combattre comme de vulgaires fantassins avec cet inconvénient qu’elles sont moins bien équipées qu’eux avec des véhicules moins protégés, moins bien armés et transportant moins. Les VDV ont par ailleurs peu de chars et surtout beaucoup moins d’appuis que les forces terrestres.

La Marine dispose aussi de sa propre force terrestre destinée aux opérations amphibies. Comme les VDV, les cinq petites brigades disponibles sont des unités d’élite équipées plutôt légèrement, et comme les VDV elles ne seront pas utilisées dans le cadre prévu mais comme unités terrestres avec les mêmes qualités et inconvénients.

Il y a aussi les armées périphériques à celles du ministère russe de la Défense. La principale en volume est composée des deux petites armées des républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk (DNR/LNR), mélange de bataillons de milices politiques, plutôt bons comme Sparta ou Somali, et de 11 régiments/brigades composés de conscrits réquisitionnés, entre 30 et 40 000 hommes au total souvent peu formés et motivés, et dans tous les cas mal équipés. Les régiments DNR/LNR, initialement sous la coupe de la 8e armée russe, constituent surtout un réservoir de régiments de supplétifs parfois engagés loin de chez eux.

Et puis il y a les armées des amis de Vladimir Poutine. En parallèle, de l’armée régulière, la Russie a formé également une Garde nationale (RosGvardia) sous les ordres du général Viktor Zolotov, ancien du KGB, ancien garde du corps, et proche du président de la fédération russe. La Garde nationale, qui a absorbé les forces d’intervention de la Police nationale, est normalement chargée du maintien de l’ordre et à ce titre est engagée aussi en Ukraine afin d’assurer le contrôle et la sécurité arrière des armées. On la retrouve donc dans les zones occupées, en particulier dans les oblasts de Kherson et Zaporijjia, mais avec peu de capacités militaires et sans que l’on sache trop comment s’effectue la coordination avec les forces armées.

Dans le cadre initial de cette Garde nationale a émergé aussi l’armée privée de Ramzan Kadyrov chef de la république tchétchène, soit l’équivalent d’une division d’infanterie formée à partir des forces de sécurité, les « kadyrovtsy » et qui agit comme une petite armée alliée.  

Il y a enfin Wagner, l’armée privée de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine, également proche de Poutine, de la taille d’une petite division d’infanterie et qui dispose de moyens propres, y compris une petite aviation. Prigojine dispose aussi de certains pouvoirs particuliers comme celui de recruter où il veut, y compris dans les prisons.

Il faut ajouter à toutes ces forces terrestres, les 6e, 4eet 14e armées aériennes affectées aux districts militaires entourant la périphérie du théâtre ukrainien et la flotte de la mer Noire, des ensembles de guerre en milieu fluide, et donc l’emploi a été tâtonnant. On a désormais une force interarmées de missiles qui frappe dans toute l’Ukraine et des escadres aériennes agissant en prudentes opérations de frappes planifiées en avant des armées au sol.

Ce qu’il faut retenir dans ce qui nous intéresse, c’est que l’outil militaire russe est très hétérogène et fragmenté en forces souvent peu coopératives. Cela ne facilite pas une bonne estimation des capacités réelles des unités, d’autant plus que l’on y ment assez facilement malgré la présence de commissaires politiques, et la planification des opérations s’en trouve faussée d’autant.

La coalition militaire ukrainienne

L’armée ukrainienne du début de la guerre n’est guère plus homogène. On y compte en réalité trois armées : l’active, la territoriale et la garde nationale.

Comme en Russie l’armée d’active est mixte mais à la différence de la Russie, les soldats appelés sont engagés en même temps que les professionnels, ce qui a au moins le mérite initial de ne pas rompre la cohésion des brigades. Comme en Russie, également on distingue les brigades de l’armée de Terre, celles des troupes d’assaut par air et celles de la Marine. Le ministère de l’Intérieur dispose même au moins d’une pure brigade de manœuvre mécanisée avec la 4e Brigade de réaction rapide. La nouvelle différence avec la Russie est que cette force initiale a été renforcée d’un quart par des brigades de réserve.

Au total, on peut compter 34 brigades de manœuvre, ce qui équivaut sensiblement aux unités de mêlée d’une centaine de groupements tactiques russes mais à beaucoup moins en artillerie. On ne compte pas moins de sept types de brigades différentes, ce qui est sans doute trop, mais la chaîne de commandement au-dessus d’elles est beaucoup plus simple qu’en Russie puisque ces brigades sont directement actionnées par les commandements régionaux ou le commandement central à Kiev qui dirige aussi les Forces spéciales, de la taille d’une petite division d’infanterie légère.

La seconde armée est formée des 28 brigades territoriales. Unités constituées de réservistes et de volontaires sans expérience, les brigades territoriales ont été organisées juste avant le début de la guerre pour la défense de zones et des missions secondaires, comme la protection de sites ou de points de contrôle, permettent ainsi de soulager les brigades de manœuvre. Ce sont fondamentalement des brigades d’infanterie légère de taille variable et sans beaucoup de moyens lourds.

La troisième est le conglomérat d’unités chapeauté par le ministère de l’Intérieur avec des brigades de Garde nationale, assez peu différentes des brigades territoriales, et une myriade de bataillons autonomes de volontaires comme ceux du Régiment Azov. On pourrait y ajouter une quatrième armée avec la Légion internationale pour la défense territoriale de l'Ukraine, un autre conglomérat de bataillons, de recrutement étranger, de 15 à 20 000 hommes au total.

Avec une force aérienne et antiaérienne petite mais active au sol et en l’air, et des forces navales réduites, à la défense des côtes, l’armée ukrainienne est au bout du compte presque aussi hétéroclite que celles des Russes, mais plus facile à gérer au moins dans un contexte de défense de zone où il y a peu de manœuvres à organiser.

Entropie, néguentropie

Sans entrer dans le détail des actions tactiques, il faut comprendre que dans la confrontation des modèles le corps expéditionnaire russe s’est considérablement usé en pénétrant dans le dispositif de défense en profondeur ukrainien. Le choc opératif espéré n’a jamais eu lieu et les armées russes se sont corrodées au fur et à mesure de leur avancée vers Kiev. Elles ne s’en sont jamais remises.

Environ un tiers des pertes russes en véhicules de combat de la guerre sont survenues dans le premier mois de guerre. En pertes humaines, cela se traduit par 20 à 25 000 tués et blessés, concentrés pour une grande majorité dans les unités de mêlée des 120 groupements tactiques. Or, ces petits groupements formés de soldats volontaires à contrat court avec un encadrement réduit qui lui-même a beaucoup souffert, peuvent être durs au combat mais ne sont pas résilients. Lorsqu’ils cassent, ils constituent une communauté trop réduite et trop faible pour être reconstituée rapidement.

Le comblement des pertes russes initiales s’est fait par la récupération de tous les groupements tactiques encore disponibles en Russie, une quarantaine environ, qui ont été engagés dans la foulée au feu et ont pour beaucoup connu le même sort que les précédents. Puis, lorsque le roi s’est trouvé nu faute de réserves professionnelles organisées, il a fallu passer par une grande campagne de recomplètement individuel en ratissant dans les forces armées et en recrutant des volontaires pour six mois à tour de bras. Or, se porter volontaire pour intégrer une unité « à risque », c’est-à-dire celles au bout du compte qui permettent de gagner une guerre, n’est pas forcément très attrayant même avec une bonne solde. On y a de fortes chances de s’y faire tuer ou mutiler pour quelque chose dont on ne voit pas bien si ça peut servir à quelque chose, même tactiquement, et sans la fierté d’appartenir à une communauté prestigieuse ou au moins accueillante. La vie de soldat russe n’est déjà pas très attrayante en temps de paix, elle l’est encore moins en temps de guerre.

Au bilan, alors même que les Russes réduisaient leur art opérationnel à un combat plus simple, à coup de combinaisons de frappes d’artillerie et d’assaut de bataillons dans l’attaque et de position statique en défense, le capital humain de l’armée de Terre russe s’est dégradé faute de renforts suffisants et de temps pour reconstituer de véritables unités de combat. Comme les serfs morts tout en étant encore vivants administrativement dans « Les âmes mortes » de Nicolas Gogol, il y a bien des listes de noms de soldats dans les brigades et divisions russes mais elles ne correspondaient plus à celle des combattants véritables, beaucoup moins nombreux. Dans certains endroits dans la zone qui a été attaquée par les Ukrainiens entre Kharkiv et Sloviansk au début du mois de septembre, on a même trouvé parfois des mannequins à la place des hommes.

Par défaut, les Russes ont donc utilisé leurs unités périphériques comme force d’attaque dans toute cette deuxième phase de la guerre. Parachutistes, fantassins de marine, brigades tchétchènes et Wagner ont ainsi été engagés et surengagés pendant trois mois. Eux aussi s’y sont brisés. Plusieurs régiments d’assaut par air n’existent plus, et plusieurs autres de ces unités n’ont plus aucune valeur opérationnelle, réduites à peu de choses et épuisées. Là encore le remplacement n’a pas suivi parce qu’il ne pouvait pas suivre faute d’hommes et de temps.

Les choses ne pourront pas s’améliorer pour les Russes tant que toutes les unités de combat ou presque seront en première ligne, mais comme les Russes manquent justement d’unités de combat, elles peuvent difficilement en être retirées. Le redéploiement de la 36e armée et de la 5e armée dans la région de Mélitopol avait peut-être cette fonction de reconstitution en plus de celle de réserve du front de Kherson, mais il a considérablement affaibli le front nord et les Russes l’ont payé cher et sont obligés de renforcer à nouveau le nord. Ce n’est pas l’emploi tous azimuts des unités de supplétifs des DNR/LNR qui va permettre de résoudre ce problème, celles-ci ayant encore plus souffert que les unités russes et étant devenues encore plus fragiles. Seules les armées privées s’en sortent un peu mieux mais elles restent marginales en volume.

Faute de masse, l’armée russe s’est épuisée dans un choc opératif initial raté et qui s’est retourné contre elle, puis dans de longs combats de tranchées où elle a pu reprendre le dessus mais là encore au prix de pertes non remplacées complètement. Depuis le mois de juillet, l’état-major général peut encore voir de nombreuses unités sur la carte mais il ne peut plus en faire grand-chose à part tenir des positions pendant quelque temps. La possibilité d’une victoire russe passe désormais, à la manière de l’armée allemande en crise sur le front ouest fin 1916, par une « ligne Hindenburg » et un profond travail de reconstitution, d’intégration des bataillons qui arrivent quand même de Russie et d’innovation.

Les armées ukrainiennes ont beaucoup souffert aussi mais elles disposaient de réserves, ce qui les a sauvées.

Les brigades de manœuvre se sont révélées des structures résilientes. Aucune n’a semble-t-il été détruite malgré les combats, y compris ceux très durs du Donbass en mai-juin, et elles ont la taille critique pour former une communauté militaire avec un esprit de corps et la possibilité de dissocier combat et apprentissage. Les brigades ukrainiennes sont d’autant plus résilientes et apprenantes qu’un effort encore incomplet mais réel a été fait avant-guerre avec l’aide occidentale pour constituer un vrai corps de sous-officiers. Les procédures de commandement s’y sont aussi un peu assouplies et plus encore lorsque des civils ont été intégrés au début de la mobilisation. Tout cela est essentiel. La guerre est une succession d’innombrables petits combats et entre des troupes « mécanisées » qui par ailleurs connaissent mal les procédures et des troupes plus motivées et plus agiles dans la prise de décision, la balance ceteris paribus tend plutôt à pencher en faveur des secondes. Bref, les unités de manœuvre ukrainiennes ont plutôt bien résisté.

Mais cela n’était pas suffisant, l’armée de manœuvre ukrainienne restant en volume et surtout en moyens inférieure à l’armée russe. Ce qui a sauvé la situation dans la guerre de positions, c’est la transformation des brigades territoriales. Conçues initialement pour effectuer de la défense de zone, les brigades territoriales et de garde nationale ont ensuite été engagées sur les parties de la ligne de front les plus calmes puis ont été transformées en unités de manœuvre. Cela est passé un temps par l’intégration de bataillons issus des brigades de manœuvre, au risque très réel d’affaiblir ces dernières, et par l’alourdissement progressif de leur équipement. Plusieurs de ces nouvelles brigades ont été engagées ensuite dans des combats plus durs, et sans doute parfois prématurément comme dans la défense de Lysychansk-Severodonetsk où elles y ont beaucoup souffert. Maintenant, ces brigades sont capables de manœuvre offensive simple, en complément des brigades de manœuvre ou parfois seules comme dans le nord de Kharkiv.

Cette densification des brigades territoriales a permis de disposer d’un nombre d’unités suffisant pour tenir le front et donc de pouvoir aussi en retirer pour se reconstituer à l’arrière, intégrer progressivement les nombreuses recrues appelées au début de la guerre et qui ont eu le temps d’apprendre les bases du métier de soldat. On y apprend aussi à se servir des équipements nouveaux fournis par les Occidentaux, avec peut-être l’aide de soldats fantômes.

Le nombre de combattants réels ukrainiens excède désormais et celui de ses âmes mortes et surtout celui des Russes. Il reste encore à intégrer et dépolitiser les bataillons autonomes dans des brigades régulières où ils seront plus utiles.

Le nombre d’unités en ligne permet surtout de constituer des masses de manœuvre à l’arrière pour attaquer rapidement les points du front. La logistique, surtout avec autant de matériels différents, est certainement un casse-tête pour les états-majors mais ceux-ci, non seulement on l’a vu sont techniquement meilleurs, mais ils peuvent plus facilement réaliser leurs plans avec des unités plus standardisées et donc on connaît la fiabilité. Si les Russes ont tout intérêt à former une « ligne Hindenburg » au plus vite, les Ukrainiens ont intérêt maintenant à la choquer sans cesse.

L’ art opératif soviétique à l’épreuve de la guerre en Ukraine – 1. Udar sur Dniepr


L’art opératif soviétique (AOS) plaît beaucoup aux historiens militaires et aux stratégistes, comme souvent d’ailleurs la réflexion russe généralement originale et riche. Ses principes ont été établis par un petit groupe d’officiers vétérans des guerres de la Russie à l’Union soviétique au début du XXe siècle et qui ont entrepris d’analyser les conflits de l’ère industrielle. Dans un consensus, ils ont établi que les guerres modernes actionnant de grandes masses et impliquant toutes les ressources des nations pouvaient difficilement se gagner en quelques grandes batailles « décisives », parfois une seule, mais nécessitaient une longue distribution des efforts dans l’espace et le temps.

C’est l’organisation de cette distribution des efforts tactiques pour atteindre l’objectif stratégique politico-militaire, une situation qu’ils n’ont évidemment pas inventée, qu’ils ont baptisée « art opératif ».

Bagration for ever

A cette époque de l’entre-deux-guerres, le problème est celui du front continu, issu de l’augmentation considérable de la puissance de feu durant les décennies précédentes, alors que le reste, le déplacement ou la circulation de l’information, restait inchangé depuis des siècles. Quand on doit faire face à pied et sans protection à une grande puissance de feu, percer le dispositif ennemi et parfois même simplement l’atteindre devient difficile. Reste le contournement. Mais quand les armées sont gigantesques et occupent tout l’espace, ce contournement devient également impossible et cela donne les lignes de tranchées de la Grande Guerre.

L’AOS s’appuie principalement sur les solutions expérimentées en 1918 sur le front Ouest en combinant les méthodes allemande et française. La première consistait à combiner surprise, puissance de feu et troupes d’assaut pour casser le front par une attaque directe, puis à exploiter la percée au maximum dans la profondeur par des divisions d’infanterie. Les Allemands cherchaient à gagner la guerre le plus vite possible par des attaques de ce type les plus puissantes possibles. La méthode française de son côté consistait à s’appuyer sur une grande motorisation pour distribuer des forces le long du front très vite, ce qui a permis d’abord de colmater les percées ennemies puis d’organiser une série d’attaques de moindre ampleur que celles des Allemands mais deux fois plus rapides à mettre en place. La manœuvre latérale rapide française l’a au bout du compte emporté sur la manœuvre axiale lente allemande.

Toukhatchevski, Svetchine, Isserson et d’autres ont donc imaginé une combinaison des deux méthodes en profitant des progrès rapides des engins motorisés mais aussi des moyens de communication. L’offensive idéale est donc pour eux une grande attaque directe par surprise sur un large front et la plus grande profondeur possible afin de provoquer un choc (Udar) et la dislocation du dispositif ennemi. Dans l’absolu, en particulier pour Mikhaïl Toukhatchevski, tout doit arriver en même temps ou du moins le plus vite possible dans le dispositif ennemi, « artillerie volante », parachutistes en assaut vertical, groupes de manœuvre infiltrés dans la profondeur, artillerie, colonnes d’attaques blindées, etc. afin d’obtenir sa dislocation. Comme généralement un seul « udar » ne suffit pas à atteindre l’objectif stratégique, il faudra, surtout pour Svetchine, multiplier ces chocs afin de conserver l’initiative jusqu’à la victoire.

Les concepteurs de l’AOS essayèrent aussi d’imposer l’idée d’un « niveau opératif » purement militaire nécessaire pour la mise en œuvre de l’art opératif, en réalité surtout un panneau « interdit d’entrée » aux politiques. Cela ne les protégera des purges et leurs idées ne seront mis en œuvre véritablement qu’avec les victoires spectaculaires de 1943 à 1945 contre les Allemands et les Japonais devenues dès lors des références indépassables. Depuis la fin de la Grande Guerre patriotique, l’armée soviétique/russe cherche en permanence à pouvoir reproduire l’opération Bagration qui a permis de détruire un groupe d’armées allemand en Biélorussie à l’été 1944.

Les évolutions qui ont pu avoir lieu par la suite sont toujours intégrées dans le modèle, y compris l’arme atomique dont l’emploi est d’abord envisagé en préalable comme « préparation d’artillerie », puis en butoir comme seuil à ne pas franchir. On notera au passage que l’AOS ne s’intéresse de fait qu’aux opérations offensives, même dans une posture stratégique défensive. L’URSS/Russie se croit toujours menacée et conçoit l’attaque comme le meilleur moyen de se défendre avant que son sol soit ravagé. L’« offensive à grande vitesse » conçue au début des années 1980 par le maréchal Ogarkov pour envahir la République fédérale allemande est toujours une opération Bagration mais avec les nouvelles technologies de l’information et sous le seuil nucléaire. Tout au plus après les victoires spectaculaires des Américains contre l’Irak en 1991 et 2003, certains théoriciens russes ont essayé aussi d’y coller des concepts empruntés à l’adversaire comme l’emploi en séquence des forces aériennes – neutralisation des défenses aériennes/antiaériennes, puis frappes en profondeur et paralysie des réseaux ennemis en préalable des grandes offensives aéroterrestres, mais la greffe aura un peu de mal à se faire.  

Le succès de l’AOS repose sur une planification très précise et soignée afin de coordonner au mieux les actions de forces très différentes, ce qui suppose en amont d’avoir l’appréciation la plus juste possible de l’ennemi mais aussi de ses propres forces, et une fois le plan élaboré, d’avoir un instrument qui soit matériellement, intellectuellement et moralement capable de le mettre en œuvre strictement. Comme dans l’industrie de l’époque, l’AOS est donc très tayloriste avec un échelon de conception et un échelon d’exécution aussi distinct qu’un cerveau et des muscles. Au niveau le plus bas, les soldats et leurs cadres immédiats sont comme des ouvriers peu qualifiés à qui on demande d’appliquer simplement les procédures prévues pour chaque situation, ce qui a au moins l’avantage de la vitesse. Une fois l’action terminée, on leur demande de rendre compte intégralement des résultats obtenus pour maintenir l’appréciation claire de la situation.

Quand toutes les conditions sont réunies – bonne appréciation de la situation amie/ennemie, plan de coordination précis par un état-major compétent, exécution parfaite par des unités qui maîtrisent bien les procédures - la méthode est redoutable. Le problème est que ces conditions n’ont plus été réunies depuis 1945 et certainement pas en Ukraine.

La Stavka du pauvre

Commençons par le cerveau, le niveau de planification opérationnelle. On pouvait imaginer, on a cru même, que les états-majors russes du niveau de l’armée (corps d’armée dans les armées occidentales) et au-dessus seraient bons, ne serait-ce que par leur expérience dans le Donbass en 2014-2015 et surtout en Syrie, où la plupart des officiers supérieurs russes sont passés. Les deux offensives russes réussies dans le Donbass à l’été 2014 et en février 2015 étaient du niveau d’une armée complète, et si les forces terrestres russes n’ont pas été engagées en Syrie, l’état-major du corps expéditionnaire a planifié et conduit pendant plusieurs années l’emploi de moyens navals et surtout aériens importants en conjonction avec les opérations militaires de la coalition pro-Assad.

On a finalement été surpris en février-mars 2022 par la médiocrité de la planification des opérations des neuf armées engagées, ainsi que de la flotte de la mer Noire et des forces aérospatiales (VKS) qui donnaient l’impression de « faire leur guerre » chacune de leurs côtés, loin de la discipline et de la coordination exigées par les canons de l’AOS. L’art opératif, c’est la traduction en ordres tactiques, aux armées puis en dessous, d’objectifs stratégiques accompagnés d’impératifs et de contraintes politiques. Encore faut-il que ces objectifs soient clairs, ce qui n’était pas forcément le cas. Encore faut-il aussi que la chaîne de commandement soit également claire.

Dans l’absolu, la stratégie est définie par un dialogue entre le chef politique, qui donne sa vision et des hauts responsables militaires qui estiment la manière dont il est possible de la réaliser. La « Stavka », ou état-major général ou encore centre de planification et conduite des opérations, est alors chargé de traduire cela en missions.

Normalement, le chef politique ne parle pas le langage militaire et ne s’immisce pas dans le détail de la traduction de sa vision des choses en missions sur le terrain. Quand les choses sont bien faites, la stratégie se traduit en ordres militaires tout le long de la chaîne tactique. Les choses ne sont pas bien faites en Russie avec un Vladimir Poutine qui se méfie de généraux trop puissants, dialogue plutôt avec ceux qui lui disent ce qu’il veut entendre et s’immisce dans le détail des opérations sans avoir lui-même la moindre expérience militaire. Cela ne donne généralement pas de bons résultats.

Tout en étant minimisée politiquement au rang d’« opération spéciale », la guerre en Ukraine est également la plus importante jamais menée par Moscou depuis 1945. On a d’abord tâtonné pour savoir s’il fallait créer un échelon intermédiaire entre Moscou et les trois états-majors de districts militaires qui avaient pris en compte chacun un secteur du front (district Est en Biélorusse, district Centre à l’est de l’Ukraine, et district Sud pour le Donbass), la flotte de la mer Noire, les VKS, les forces d’assaut aérien (VDV) qui forment une armée à part et le Commandement des opérations spéciales. Un commandement de campagne aéroterrestre a finalement été formé en avril et confiée au général Dvornikov rapidement remplacé par le général Zhidko. Il semble qu’on soit revenu en août à deux commandements de zone commandés par Moscou dont un confié au général Surovikia. Ce dernier est surtout connu pour sa loyauté politique, loyauté qui lui avait valu d’être nommé, lui un « terrien », à la tête des VKS en 2017 afin de reprendre en main une structure jugée un peu trop indépendante. Les régimes autoritaires n’aiment pas les généraux trop victorieux et donc souvent aussi populaires.

En face, le système de commandement ukrainien, que les Russes ont été incapables par ailleurs de paralyser techniquement, s’est finalement avéré supérieur. Il est vrai que celui-ci avait d’abord à mener une campagne défensive, techniquement plus simple à organiser qu’une opération offensive de grande ampleur sur un territoire étranger. La structure territoriale du commandement, de l’oblast au commandement central à Kiev en passant par les commandements régionaux s’est avérée bien adaptée à cela. Plus que l’intrusion et la méfiance politique, c’est l’influence et les complicités avec les Russes qui ont peut-être le plus perturbé le système notamment dans le commandement Sud défaillant initialement devant l’attaque de la 58e armée russe venue de Crimée.

Élément fondamental, les Ukrainiens sont depuis le début bien mieux renseignés sur eux-mêmes et surtout sur l’ennemi que les Russes, parce qu’ils sont chez eux, bénéficient de l’aide de la population, disposent de nombreux capteurs, luttent pour leur survie ce qui incite à mettre de côté rivalités et jeux politiques au profit d’une plus grande honnêteté et reçoivent une aide très précieuse en la matière de la part des États-Unis. Les états-majors ukrainiens voient mieux les choses que leurs ennemis, qui n’ont été pas été capables de déceler par exemple la présence début septembre de cinq brigades ukrainiennes à quelques kilomètres de Balakliya, ni l’extrême faiblesse de leur propre dispositif. C’est d’ailleurs sur l’état de ses propres troupes que les comptes rendus sont souvent les plus faux, après ceux des résultats obtenus sur l’ennemi. L’état-major ukrainien n’est pas exempt d’erreur, la défense acharnée du saillant de Lysychansk-Severodonetsk au mois de juin contre toute logique a en sans doute été une puisque les deux villes sont quand même tombées et que les forces ukrainiennes y ont perdu beaucoup d’hommes. Peut-être était-ce d’ailleurs le résultat d’une intrusion politique.

D’une manière générale, le haut-commandement ukrainien se débrouille plutôt bien, et avec sans doute l’aide américaine et britannique, est capable d’organiser des opérations, à la fois inventives dans la guerre de corsaires - ces coups portés dans la profondeur du dispositif ennemi - et de plus en plus complexes sur la ligne de front, alors que l’on a le sentiment inverse que les Russes font des choses de moins en moins sophistiquées avec le temps. Il est vrai aussi que réfléchir et faire de beaux plans n’est pas tout en temps de guerre, il faut aussi que les ordres soient exécutés et bien exécutés. Si les Ukrainiens font de plus en plus de choses et les Russes plutôt de moins en moins, c’est aussi parce que d’un côté il y a des « muscles » qui répondent de mieux en mieux alors que de l’autre, ils s’atrophient.

(à suivre)

1918 en Ukraine ?

11 septembre 2022

Il faut toujours s’intéresser aux combats dont les résultats sont surprenants, car ils indiquent souvent des tendances nouvelles.

Percée

En faisant un point de situation au début de cette semaine, on aurait égrené les noms de villages que les deux camps ont attaqués. On aurait expliqué ainsi que les Russes avaient ainsi continué à attaquer autour de la ville de Donetsk, puis en direction de Bakhmut et de Seversk à l’est du couple Sloviansk-Kramatorsk, progressant souvent de manière millimétrique. Les Ukrainiens de leur côté ont continué à avancer lentement au nord et un peu au sud de la tête de pont russe de Kherson, tout en continuant à mener d’importantes frappes d’interdiction sur les arrières.

Et puis la surprise est venue du nord. Le 6 septembre, après une préparation de quelques semaines, les forces ukrainiennes ont lancé à l’attaque un groupement de cinq brigades de manœuvre réunies dans la région de Zmiv-Andriivak au sud-ouest de Kharkiv, associé à deux groupements périphériques, un au sud de Balakliya avec une brigade renforcée d’un bataillon de chars et un autre au nord face à Chkalovske avec deux brigades territoriales. Avec au moins une brigade d’artillerie, trois groupements de forces spéciales et plusieurs bataillons indépendants, on a là un dispositif au moins aussi important que celui engagé autour de la tête de pont de Kherson.  

L’attaque surprend complètement les forces russes assez réduites de la 144edivision motorisée renforcée d’unités indépendantes disparates. La petite ville (25 000 habitants) de Balakliya, est prise très vite. La percée est exploitée immédiatement.

Le groupement principal se fractionne en deux. Le premier part vers le nord-ouest en direction de Shevtchenkove, qui est prise le 9. À partir de là, une brigade mécanisée poursuit vers le nord et joint son action à celle des deux territoriales tandis que deux brigades précédées de forces spéciales en véhicules légers foncent vers Kupiansk la base arrière russe de toute la région. Pendant ce temps, deux autres brigades progressent plein ouest vers la rivière Oskil avec l’intention d’encercler la zone clé d’Yzium.

A ce stade, les Ukrainiens ont obtenu pour la première fois de cette guerre, hors siège de Marioupol, une dislocation de dispositif. Il ne s’est plus agi de repousser une force ennemie, mais bien de pénétrer en son cœur jusqu’à sa structure de commandement et rendre la force incapable d’un combat cohérent. Cela se traduit concrètement par une proportion inhabituelle de prisonniers, peut-être plus d’un millier, et la capture de nombreux matériels y compris sensibles (guerre électronique, véhicules de transmissions, radars) qui vont alimenter les dépôts ukrainiens et intéresser les services occidentaux. Les forces russes sont bousculées et ne tentent vraiment de freiner l’avance ukrainienne que par les forces aériennes.

Le 10 septembre, ce qui restait de la 18e division russe est chassée de Kupiansk dans la journée. Une des deux brigades ukrainiennes garde la position et la possibilité de franchir la rivière Oskil tandis que la deuxième rejoint la poussée au nord vers Velykyi Burluk puis la frontière russe. Au sud, l’énorme dispositif russe à Yzium, au moins une quinzaine de groupements tactiques issus de quatre divisions et brigades indépendantes, est replié en catastrophe vers l’est, au-delà de la zone forestière de la rivière Donets. Yzium est prise. Pendant ce temps, des attaques ukrainiennes ont lieu également autour de la poche de Kramatorsk, jusqu’à Lyman au nord de Sloviansk et peut-être même aux abords de Lysychansk, prise par les Russes en juillet. L’aéroport au nord-est de Donetsk est peut-être lui-même menacé.

Les forces russes tentent maintenant de rétablir une ligne de front avec les forces retirées d’Yzium, les renforts de la zone de la grande base arrière de Belgorod et surtout du sud. On ne sait pas encore quand et comment ils parviendront à le faire.

Quand on assiste à une telle surprise, triomphe pour les uns, désastre pour les autres, c’est qu’il y a une conjonction de très bonnes choses d’un côté et d’incompétence de l’autre. D’un côté, les Ukrainiens ont été capables d’organiser simultanément deux offensives très différentes, dans la région de Kherson et celle de Kharkiv, incluant au total au moins 15 brigades de manœuvre, là où les Russes ne parviennent plus à monter des attaques d’une ampleur supérieure à une brigade ou un régiment depuis juillet.

Le plus étonnant est peut-être que la réunion de cinq brigades blindées-mécanisées près du front à Zmiv soit passée inaperçue des Russes, malgré leurs moyens de renseignement depuis les satellites d’observation jusqu’aux équipes de reconnaissance en profondeur et les espions, en passant pas les moyens d’écoute ou les drones, voire les avions ou hélicoptères, car les Russes ont toujours la supériorité dans les airs au moins près du front. Il est vrai que beaucoup de ces moyens ont été réduits par les combats, mais il y a eu incontestablement une défaillance grave dans l’estimation tactique de la situation au sein de la chaîne de commandement russe.

Peut-être que le haut-commandement russe, dont les têtes étaient réunies au même moment en Extrême-Orient avec un certain nombre de moyens pour parader à l’exercice Zapad, s’est lui-même trompé sur la valeur de son armée en Ukraine. On avait compris que, sans l’avouer complètement, il avait renoncé à la conquête complète du Donbass en limitant les attaques dans la région pour privilégier la défense du sud. Il ignorait sans doute aussi combien son armée était devenue faible au nord. Il y a dans la chaîne des gens qui ont fauté et/ou menti.

Courbes

On a évoqué à plusieurs reprises l’idée d’une armée comme masse de compétences, qui s’accroît ou décroît en fonction de la conjonction des ressources fournies et de la capacité d’apprentissage. Il apparaît maintenant clairement que la masse de compétences russes est en régression depuis le début de la guerre.

La guerre de mouvement n’a pas permis d’atteindre les objectifs stratégiques, et en cela elle a été un échec, mais elle a connu des succès tactiques de la part d’armées bien organisées, comme la 58e au sud. Le passage à une campagne de positions au tournant de mars et avril, avec des modes d’action beaucoup plus simples, témoignait déjà d’une baisse de compétences après les pertes initiales. Cette campagne a permis d’obtenir quelques succès, 1 000 km2conquis en trois mois, à comparer au 2 000 pris par les Ukrainiens en trois jours, mais au prix une nouvelle fois de lourdes pertes. Les meilleures troupes constamment sollicitées ont beaucoup souffert et ont été remplacées par des bataillons de recrues à la valeur très inférieure ou par des expédients comme les mercenaires de Wagner ou les bataillons de mobilisés des républiques séparatistes, mal équipés et peu motivés pour combattre à Kherson ou Kharkiv.

La « pause opérationnelle » du mois de juillet, pause qui dure toujours, a été un symptôme de cet affaiblissement qui ressemble à l’atteinte du point Oméga, qui décrit le moment où une armée n’a plus les ressources pour organiser des offensives de grande ampleur. Désorganisées, renforcées insuffisamment en nombre et encore plus en qualité, divisions et brigades russes ont vu la gamme tactique des unités de manœuvre devenir encore plus hétérogène et diminuer en moyenne.  

Dans le même temps, l’évolution de l’armée ukrainienne s’est faite dans l’autre sens. On a pu en douter un moment, au mois de juin notamment lorsque la pression et les pertes étaient fortes dans le Donbass, mais la tendance à long terme conjuguant l’apport de l’aide occidentale et de la mobilisation – et donc aussi de l’instruction militaire – des forces de la nation ukrainienne était plutôt à celle d’une élévation du nombre et de la gamme tactique des unités de combat et d’appui.

Il restait à déterminer quand les courbes se croiseraient à l’avantage des Ukrainiens. Surestimant une nouvelle fois les Russes et sous-estimant les Ukrainiens, on imaginait cela plutôt en automne voire en 2023, avec de nouvelles opérations offensives d’ampleur, voire le retour de la guerre de mouvement. C’est apparemment arrivé maintenant.

1918 ?

On compare souvent depuis le mois d’avril la forme de la guerre à celle de la Première Guerre mondiale, passant d’une phase de mouvement à une phase de tranchées, oubliant souvent qu’elle s’est terminée en 1918 par une nouvelle guerre de mouvement, d’un autre style il est vrai que celle de 1914. On peut peut-être considérer que 1918 a maintenant commencé en Ukraine. Cette campagne de mouvement de 1918 s’est effectuée de deux manières : par quelques offensives de grande ampleur des Allemands du printemps à l’été puis par une série de multiples petites offensives alliés de l’été à l’automne, jusqu’à l’effondrement allemand.

Actuellement, les Ukrainiens font les deux. L’attaque de la tête de pont de Kherson ressemble en réalité à un siège, où par la précision de leur artillerie moderne mais aussi une petite force aérienne d’attaque renouvelée, conjuguée à de multiples petites attaques, les Ukrainiens s’efforcent d’obtenir par la pression l’isolement et le repli des 20 000 soldats russes au-delà du Dniepr. C’est un peu l’équivalent de la réduction de la poche allemande de Soissons en juillet 1918. S’ils y parviennent, ce serait à nouveau un coup dur, matériellement et psychologiquement pour les forces russes. Dans le nord, les forces ukrainiennes ont réussi une percée et une dislocation, pour la première fois de toute leur jeune histoire. Cela ressemble justement à la création de cette poche de Soissons, lorsque le 27 mai 1918, les Allemands ont attaqué dans la zone, en diversion des opérations principale dans les Flandres et ont crevé jusqu’à la Marne un front mal défendu par les Français.  

A charge pour les Ukrainiens maintenant d’exploiter à fond leur succès puis de maintenir ces gains territoriaux malgré les difficultés logistiques que cela peut induire. S’ils y parviennent, et s’ils continuent de bénéficier de l’avantage du nombre et de la qualité tactique des unités de combat, associé à une plus grande souplesse du commandement et de bons appuis, leurs possibilités sont très grandes. Comme les Alliés en 1918, ils pourront déplacer les brigades et les appuis d’un point à l’autre du front plus vite que les Russes et multiplier les attaques importantes. On imagine ce qu’une percée similaire à celle de Balakliya pourrait donner sur le front jusque-là plutôt calme au sud de Zaporojie, avec une exploitation vers Melitopol, de la centrale nucléaire d’Enerhodar voire de Marioupol, ce qui serait un symbole très fort. Elle mettrait en danger aussi à la fois la Crimée et la zone de Kherson.

Ne négligeons pas l’aspect psychologique des choses. Il faut une bonne raison et l’espoir que cela serve à quelque chose pour prendre des risques mortels au combat. C’est évidemment moins difficile lorsqu’on croit que cela va contribuer à la victoire plutôt que ne servir à rien. Or, sans prise de risque, il y a rarement des victoires.

Les semaines à venir seront déterminantes pour voir si on se trouve vraiment dans un 1918 à l’avantage des Ukrainiens où s’il ne s’agit que de circonstances heureuses et d’une anomalie avant de revenir à un retour à la rigidité des fronts. Si on est bien passé à une nouvelle phase, on ne voit pas comment les Russes pourraient s’en sortir sans un changement radical de leur armée. Le problème est que ce changement radical, qui passerait forcément par une forme de mobilisation de la nation, est une boîte de Pandore.

Des ponts trop loin

Il y a trois unités de mesure des opérations en cours en Ukraine : la frappe, le raid et l’attaque. La frappe est l’envoi d’un ou plusieurs projectiles représentant quelques centaines de kilos d’explosifs sur un point donné. Le raid est la même chose, mais en employant une petite unité terrestre qui va effectuer elle-même la destruction sur le point donné avant de revenir. L’attaque est la manœuvre d’au maximum un bataillon de mêlée, soit dans les normes russes et ukrainiennes guère plus de 100 à 200 hommes visant à s’emparer d’un point. On peut mesurer ainsi l’évolution de la forme des combats en fonction des dosages, de la combinaison et de la réussite de ces trois modes d’action.

L’odyssée de l’impasse

Quand on assiste surtout à de nombreuses attaques réussies avec la conquête de nombreux km2, on se trouve typiquement dans une «guerre de mouvement», ou plutôt pour garder leur sens aux mots, à une «campagne de mouvement» que l’on peut suivre sur la carte en faisant bouger tous les jours des petits drapeaux. Quand les drapeaux bougent beaucoup moins vite et que l’on commence à s’intéresser surtout aux raids et aux nombre de frappes, c’est que l’on a basculé dans une «campagne de position» où l’objectif premier n’est plus la conquête du terrain mais l’affaiblissement de l’autre.

Clausewitz décrivait l’affrontement des États comme le choc de deux trinités. Aux pointes de ces deux triangles, les armées se rencontrent et s’affrontent. Au-dessus d’elles les États décident. En bas et en arrière de part et d’autre, le peuple fournit les ressources nécessaires aux armées selon deux modes : l’«appel au peuple» (Révolution française, nationalisme prussien, etc.), puissant, mais dangereux comme l’ouverture d’une boîte de Pandore, et la «guerre de Prince» qui maintient autant que possible le peuple à l’écart en ne s’appuyant que sur des soldats de métier parfois même étrangers. Le processus normal de la guerre était donc pour lui celui d’un duel des armes dont la conclusion s’impose aux États par un traité de paix où le vainqueur impose ses conditions au vaincu en proportion de l’ampleur de son succès. À l’époque de Clausewitz, le duel trouvait toujours assez rapidement sa conclusion, mais depuis la révolution militaire industrielle et en premier lieu l’augmentation soudaine de la puissance de feu il peut arriver que ce duel s’enraye et que la guerre que tout le monde espérait courte voit surgir une ligne de front bien solide et le ralentissement très rapide des opérations.

En Ukraine, il a fallu à peine plus d’un mois pour atteindre ce stade. Depuis en cinq mois, la puissante armée russe qui faisait si peur a pris seulement trois villes d’au moins 100 000 habitants : Marioupol, Lysychansk et Severodonetsk. L’armée ukrainienne de son côté n'en pu en reprendre d’assaut aucune. En revanche, on a multiplié dans les communiqués le nom de villages, et parfois de parties de villages, attaquées, pris ou repris, le long du Donbass, près de Kharkiv ou sur la ligne de la tête de pont russe au-delà du Dniepr dans la région de Kherson. On se retrouve dans une impasse dont on avait oublié qu’elle était classique.

Pour en sortir, il y a alors deux approches. La première consiste à essayer de sortir de la crise en modifiant le rapport de forces entre les deux armées afin de pouvoir reprendre le duel, cette «campagne de mouvement» beaucoup plus décisive. La seconde est de s’attaquer directement au reste de la nation, afin d’en briser la volonté et les ressources, avec cette particularité que l’arrière ukrainien s’étend jusqu’au bloc occidental et que c’est ce même bloc occidental qui s’attaque à l’arrière russe, en particulier par le biais des sanctions économiques. Les Russes espèrent que les Occidentaux ne voudront pas avoir froid pour l’Ukraine, et le bloc occidental espère on ne sait trop quoi en fait de sérieux, du renoncement de Vladimir Poutine à poursuivre la guerre à la rébellion de la population en passant par une révolution de palais. On en reparlera.

Revenons au duel, ses frappes, ses raids et ses attaques. Changer le rapport de forces s’effectue de deux manières : la première consiste à multiplier ces actions afin d’affaiblir l’autre, ses unités de combat, mais peut-être surtout son deuxième échelon, réseau de commandement, artillerie, bases, dépôts, etc. La seconde consiste à se renforcer en créant de nouvelles unités et surtout en innovant, c’est-à-dire en opérant une combinaison différente de moyens matériels, de compétences/méthodes, de structures et de façons de voir les choses (culture), les quatre composantes d’une Pratique (ce que l'on réellement capable de faire). C’est un processus moins visible que le premier et qui fait donc l’objet de moins d’attention, mais qui est pourtant le plus important.

Dans les faits, et depuis le premier jour de la guerre ce processus est en œuvre des deux côtés, avec un avantage pour le camp ukrainien qui a réalisé un «appel au peuple» qu’il ne faut pas considérer comme un seul appel aux bras, mais aussi aux cerveaux et aux compétences, qui bénéficie du soutien occidental, et qui est surtout beaucoup plus stimulé par l’urgence que l’armée russe du Prince. L’évolution connaît ensuite deux phases en fondu enchaîné. La première est celle du bricolage où on s’adapte en fonction des idées et des moyens sur étagères, souvent de manière un peu anarchique. La seconde, qui se surajoute plutôt qu’elle ne se substitue, est celle de la rationalisation où on forme des liens plus profonds entre les besoins des armées et l’infrastructure arrière de production des moyens, infrastructure qui dans le cas ukrainien va jusqu’au cœur du bloc occidental. On constitue alors une boucle complète depuis les idées nées sur le front et la connexion avec l’infrastructure arrière souvent par le biais d’intrapreneurs civilo-militaires, experts militaires ou réservistes civils, qui alimentent un cerveau militaire qui tente de coordonner tout cela en doctrines et ordres afin de modifier la pratique. On peut espérer ainsi sortir de la crise tactique, à la manière de la sortie d’une crise schumpetérienne, mais cela demande beaucoup d’effort et de temps.

Tout ce long préambule pour parler évidemment de la bataille de la tête de pont de Kherson, une bataille qui n’a jamais cessé en réalité depuis le début de la guerre, mais qui prend un tour nouveau et que les Ukrainiens décrivent comme la sortie de crise tactique et le retour des combats où on ne se contente pas de grignoter, mais où on disloque des armées ennemies. C’est sans doute un peu tôt.

Pendant ce temps du côté de Kherson

Rappelons rapidement les données du problème tactique. La zone tenue par les Russes au nord du Dniepr est une poche de 20 à 50 km de large au-delà du fleuve et de 150 km de Kherson à Vysokopillya, la petite ville la plus au nord. En écoutant les informations, on pourrait imaginer que les forces ukrainiennes sont aux abords de Kherson. Il n’en est rien, on se bat ici sur la surface moyenne d’un département français. Quand on annonce triomphalement avoir pris un village, il faut donc imaginer un communiqué de victoire indiquant la prise d’une bourgade dans, par exemple, les Hautes-Pyrénées. Cette zone très plate, assez ouverte et visible depuis le ciel, est maillée par un réseau de petits villages assez dense au sud (un tous les 2/3 km) entre Mykolaev et Kherson et plus ouvert au nord de la rivière Inhulets qui coupe la zone au premier tiers sud et longe le reste.

Elle est défendue par un ensemble assez disparate de 22 à 25 groupements tactiques (GT) sous le commandement du 22e corps d’armée et de la 49earmée. En théorie, un GT russe regroupe un bataillon blindé-mécanisé et un groupement d’artillerie très diversifiée, soit au total environ 800 hommes. À ce stade de la guerre, cette structure théorique est loin d’être respectée et elle varie beaucoup d’une unité à l’autre entre les troupes d’assaut par air, très présentes dans la zone, les brigades de l’armée de Terre russe ou les trois régiments de la République séparatiste de Donetsk, mal équipés, mal formés et qui se demandent ce qu’ils font là. Ces groupements s’appuient sur les points d’appui de villages fortifiés reliés par des tranchées en un seul échelon de plusieurs lignes au sud près de Kherson et en deux échelons au centre du dispositif entre les lignes de défense le long de la rivière Inhulets une réserve près du Dniepr au-delà de Nova Kakhovka, le deuxième point d’entrée russe dans la tête de pont après Kherson. Outre les batteries détachées dans les groupements, l’artillerie de la 49e armée est répartie en deux groupements. Le principal, avec les lance-roquettes multiples, est au sud du Dniepr et de Kherson dans le Park Vsohosvoho d’où il est possible de frapper la moitié de la zone d’opération. Le second est dans l’échelon de réserve au nord de Nova Kakhovka pour frapper sur toute la partie Nord. Les postes de commandement des grandes unités, et en premier lieu celui de la 49e Armée sont pour la plupart au sud du Dniepr entre Kherson et Nova Kakovka.

Depuis peu, les Russes ont réuni aussi une réserve générale de trois armées entre le Dniepr et Mélitopol : la 5e au sud à une cinquantaine de kilomètres de Nova Kakhovka, la 35e à 100 km au nord de Nova Kakhovka jusqu’à la centrale nucléaire d’Enerhodar et la petite 29e armée près de la Crimée également à une centaine de kilomètres. En comptant les quelques éléments de réserve de la 58e armée à Mélitopol, à 250 km, les Russes disposent de 27 GT et au moins trois groupements d’artillerie d’armée susceptibles d’intervenir au profit de la tête de pont, sans parler des forces aériennes et des régiments d’hélicoptères de combat.

L’ensemble du dispositif russe est donc considérable, pratiquement le tiers de tout le corps expéditionnaire en Ukraine, ce qui témoigne par ailleurs d’une redistribution des forces en faveur du sud et probablement au détriment du Donbass, ce qui expliquerait peut-être le ralentissement des attaques dans ce secteur.

Face à cela, les Ukrainiens semblent persuadés d’avoir suffisamment fait évoluer leur pratique et élever le niveau de gamme tactique pour pouvoir au moins disloquer en un mois le dispositif russe au nord du fleuve et sans doute reprendre Kherson. Leur atout est la nouvelle artillerie fournie par les Occidentaux, obusiers et lance-roquettes multiples HIMARS et peut-être M-270, très supérieurs en précision et en cadence de tir aux équivalents russes. La majeure partie de cette artillerie de gamme supérieure a été réunie autour de la tête de pont puis on a assisté depuis plusieurs semaines à une multiplication des frappes sur le deuxième échelon russe, et jusqu’en Crimée. Cette campagne de raids et de frappes a incontestablement fait beaucoup de mal à l’artillerie russe et sa logistique, aux forces aériennes aussi durement touchées en Crimée et parfois obligées de s’éloigner de la zone d’action. Les Ukrainiens se sont également efforcés d’isoler les forces russes au nord du Dniepr en rendant aussi peu utilisables que possible les quelques ponts sur le Dniepr.

Après cette phase de modelage, les Ukrainiens ont ensuite lancé le 29 août leur plus grande préparation d’artillerie de la guerre, frappant simultanément les forces russes de deuxième échelon au sud du Dniepr et les unités russes de première ligne en préalable d’une douzaine d’attaques sur toute la largeur du front. Face aux 22-25 GT de la région, les Ukrainiens, commandés depuis Mykolayev, ont déployés sept brigades et quatre bataillons de manœuvre de l’armée régulière, sept brigades de l’armée territoriale et de la Garde nationale et quelques milices. Les Forces spéciales ukrainiennes sont également très présentes. Les structures ukrainiennes, qui ne semblent pas avoir beaucoup varié depuis le début de la guerre, sont différentes de celles des Russes. Une brigade de manœuvre doit équivaloir à peu près trois GT russes. Une brigade territoriale est une grosse brigade d’infanterie, légèrement équipée et formée. Elle est plus apte à la tenue du terrain qu’à sa conquête. Les unités de garde nationale et de milices sont également des unités d’infanterie, souvent de qualité encore inférieure. L’ensemble donne malgré tout une légère supériorité numérique aux attaquants, ce qui est la norme des combats modernes très loin des 3 contre 1 jugés indispensables, mais qu’on ne réalise quasiment jamais.

Ce sont donc les brigades de manœuvre qui portent les attaques et effectivement plutôt bien. Complètement au sud du dispositif, la 28e brigade mécanisée a pris Pravdhine et réalisé une avancée de plusieurs kilomètres, peut-être la plus importante avancée ukrainienne de la guerre, le long de la route T1501 jusqu’à Tomyna Balka à 25 km de Kherson. L’avancée est d’ailleurs telle que l’unité se trouve en flèche et très vulnérable à des contre-attaques. Au centre de la zone d’action, la 36e brigade d’infanterie de marine a pris Sukhyi Stavok et élargi un peu la tête de pont au-delà de l’Inhulets. Au nord aussi, la 60e brigade motorisée a progressé le long du Dniepr à Zolota Bravka et Petrivka, tandis que sur la bordure nord-ouest de la zone la 63e brigade motorisée et peut-être la 5e brigade de chars se sont emparées d’Arkhanhelske et de Novodmytrivka, en faisant fuir le 109e régiment DNR.

Cela faisait longtemps que les forces ukrainiennes n’avaient pas réussi autant d’attaques dans une même journée. Pour autant, cela reste des succès minuscules (Arkhanhelske est un village de 239 habitants) et on est toujours dans du grignotage. Pour un premier jour de grande offensive et après une préparation d’artillerie inédite, c’est en fait assez peu. Rien n’indique, pour l’instant en tout cas, une évolution radicale de la pratique ukrainienne qui permettrait d’espérer une dislocation de la 49e armée, c’est-à-dire le moment où elle n’est plus capable de combattre de manière cohérente. Pour réussir, il aurait fallu au moins une quinzaine d’attaques victorieuses et si possible dans un même secteur afin d’obtenir un ébranlement qui aurait pu déboucher sur autre chose, comme un repli général. Peut-être que les forces ukrainiennes parviendront par la suite à augmenter leur nombre d’attaques réussies tout en maintenant la même pression par leur force de frappe, mais il faudrait pour cela au moins aller au-delà de sept brigades de manœuvre en bon état pour un front de 150 km. Il n’est pas certain qu’ils aient cette ressource. Si les choses continuent comme cela, et en comptant sur une très improbable absence de réaction russe, il faudra des mois aux Ukrainiens pour atteindre le Dniepr et encore plus pour prendre Kherson.

Le premier constat de l’offensive ukrainienne est donc qu’on ne semble pas sorti de la crise et de l’enraiement du duel des armes. La guerre de corsaires, la guerre des coups et des coups d’éclat, a encore des mois devant elle. Il ne sera pas possible apparemment d’éviter une profonde transformation de leurs armées si les deux camps veulent relancer des opérations offensives. Il ne sera pas possible non plus d’éviter aussi une bataille des opinions sur les arrières.

Vers une guerre de corsaires en Ukraine ?

Dans le point de situation du 21 mai, j’estimais que si les rapports de force restaient comme ils étaient et s’ils continuaient à «alimenter» le front avec les mêmes ressources, les Russes devraient s’être emparés du couple de villes Severodonetsk-Lysychansk pour le mois de juillet et du couple Sloviansk-Kramatorsk pour la fin du mois d’août. La conquête du Donbass, l’objectif offensif affiché officiellement depuis le 29 mars, aurait alors été presqu’atteint. Il ne manquerait plus que la prise de la petite ville de Pokrovk nœud routier au centre de ce qui resterait sous contrôle ukrainien de la province de Donetsk pour afficher une victoire complète.

Si la première partie de l’hypothèse s’est avérée exacte, il est désormais infiniment peu probable que les forces russes parviennent à s’emparer de Sloviansk-Kramatorsk avant la fin du mois d’août, ni même celui de septembre. C’est qu’entre temps, les choses ont effectivement changé et que l’on s’approche du point Oméga, ce moment où les ressources disponibles en stock ou en production ne suffisent plus à alimenter les attaques. Celles-ci continuent bien sûr, du côté de Bakhmut notamment, la porte d’entrée sud du saillant de Kramatorsk ou plus au sud à proximité de la ville Donetsk, mais le rendement global de tous ces combats en km2conquis depuis un mois est le plus faible de toute la guerre. Les choses ne vont pas mieux du côté ukrainien, où plusieurs avancées avaient pu être réalisées dans la région de Kharkiv, avant d’y être stoppées et parfois refoulées. Du côté de Kherson, l’autre front offensif ukrainien, le résultat de la division entre le nombre de fois où le mot «contre-offensive» a été prononcé depuis deux mois et le nombre de km2réellement conquis ne cesse d’augmenter.

Avant même la publication de cartes montrant la réduction rapide du nombre de frappes d’artillerie, le nerf de la guerre de positions, il y a eu des indices de changement. Le 8 juillet, Vladimir Poutine annonçait que «les choses sérieuses n’avaient pas encore commencé en Ukraine». Quelques jours plus tard, son ministre des affaires étrangères promettait une extension territoriale du conflit «au-delà du Donbass» ajoutant un peu plus tard que «La Russie aidera obligatoirement l’Ukraine à se débarrasser du régime “antipopulaire” de Kiev». En général, quand des dirigeants politiques se croient obligés d’annoncer qu’ils ne lâcheront rien, c’est qu’en réalité le terrain est déjà en train de les lâcher. Toutes ces déclarations coïncidaient en effet avec la période la moins active des forces russes depuis le début de la guerre, ce que l’on a baptisé «pause opérationnelle», c’est-à-dire une phase de reconstitution/redistribution des forces qui devaient déboucher normalement sur une nouvelle impulsion. Idem du côté ukrainien, où après l’ébranlement de la défaite dans le saillant de Severodonetsk, on s’est cru obligés de remobiliser les forces par une purge interne et la une nouvelle annonce d’une grande offensive à Kherson, alors qu’on pansait surtout les blessures du Donbass.

Une guerre est une conjonction de deux calculs de coût à la marge. Si on pense que les sacrifices du combat du lendemain peuvent permettre d’atteindre quelque résultat, même symboliques, on continue. C’est ainsi que par cumul de petites décisions de continuer des guerres finissent par devenir longue et horriblement coûteuses pour tout le monde, contrairement à ce qui était presque toujours souhaité au départ. Ce n’est que lorsqu’au moins un des deux camps finit par considérer qu’il n’y a pour lui aucun espoir et que tout sacrifice est désormais inutile, que l’on peut envisager une paix par soumission. Tout cela est évidemment très subjectif. Le commandement stratégique allemand considère en octobre 1918 qu’il n’y a plus aucune utilité à continuer la guerre, car il n’y a plus aucun scénario possible de victoire. Celui de 1945 continue la guerre jusqu’à la prise de Berlin, car il s’accroche encore à l’idée d’un retournement possible grâce notamment aux «armes miracles» ou au changement d’alliance des Alliés occidentaux contre l’Union soviétique. Vaincre, c’est détruire tous les scénarios de victoire chez l’ennemi.

Il peut arriver, plus exceptionnellement, que les deux camps considèrent simultanément l’inutilité de continuer, parce qu’on a atteint de part et d’autre au moins un objectif acceptable qui réduit l’utilité de continuer. On peut parvenir ainsi à une paix par commun accord. Cela supposerait en Ukraine que comme dans la théorie des jeux, les Russes considèrent avoir atteint le minimum des objectifs atteignables avec ce qu’ils ont déjà conquis et les Ukrainiens le maximum de ce qu’ils pouvaient espérer compte tenu du rapport des forces initial. C’est souvent un point d’équilibre instable et cela ne donne généralement qu’une paix provisoire.

On n’en cependant pas encore là en Ukraine, les deux adversaires ne pouvant pas encore se satisfaire de la situation actuelle et chacun d’eux ayant encore des scénarios de victoire. Dans ces conditions tout ce qui peut permettre, même un peu, de poursuivre la conquête du Donbass d’un côté et de refouler les Russes vers les lignes du 24 février de l’autre est considéré comme utile et justifie de continuer.

Le problème et pour reboucler avec ce qui a été plus haut est que ces objectifs imposent de conquérir du terrain, or c’est de plus en plus difficile. Attaquer une solide position défensive signifie réunir des moyens importants et réunir des moyens importants dans un environnement très surveillé signifie être vu et frappé. On peut essayer de se camoufler, de réunir les forces au dernier moment, de contre-battre au préalable l’artillerie ennemie, de s’entourer d’une solide bulle antiaérienne, de neutraliser les défenses par des feux indirects puis de mener l’assaut, mais tout cela demande des efforts considérables pour gagner un village ou au mieux quelques kilomètres. C’est possible mais coûteux alors que les ressources déclinent.

Le pendant défensif de ce jeu à somme nulle, c’est-à-dire freiner l’autre dans l’atteinte de son objectif est plus facile, que ce soit statiquement avec des fortifications de campagne qui, à condition de travailler, sont de plus en plus résistantes avec le temps, ou plus dynamiquement par des frappes en profondeur sur le réseau de commandement ou de logistique. C’est ainsi que l’on vient dans les médias à plus commenter des frappes d’artillerie que des batailles.

Toute la question est de savoir si on assiste ainsi à une nouvelle phase des combats après la « guerre » (il manque en français la distinction entre War— la guerre comme acte politique — et Warfare — l’art opérationnel) de mouvement, la guerre de conquête de positions et que l’on pourrait baptiser «guerre de corsaires», pour reprendre un terme utilisé pendant la guerre d’Indochine et donner une appellation un peu romantique à ce qui n’est en réalité qu’une guerre d’usure. L’idée est qu’il est «hors de prix» en l’état actuel des forces de conquérir et tenir de grandes portions de terrain, et qu’il faut donc se contenter d’attaquer l’ennemi de manière ponctuelle par des raids et des frappes. Cela peut servir à appuyer un long processus de négociation comme en Corée de 1951 à 1953. Cela peut parfois, par cumul de petites actions indépendantes, faire émerger un effet stratégique comme lors du siège de Sadr City par les Américains en 2008 ou même lors des affrontements réguliers entre Israël et le Hamas ou très récemment le Jihad islamique à Gaza. Cela peut aussi servir à montrer que l’on fait quelque chose et maintenir la motivation de tous, l’armée, la population et les Alliés, en multipliant les petites victoires, alors que pendant ce temps on transforme son armée. C’est la stratégie française de l’été 1917 au printemps 1918 face aux Allemands. C’est celle de l’Égypte pendant la guerre d’usure de 1969 à 1970. C’est peut-être ce qui est en train de se passer en Ukraine.

La guerre d’usure signifie donc porter des coups avec les moyens dont on dispose mais, sauf très ponctuellement, sans occuper le terrain. Dans le dernier exemple cité avant l’Ukraine, les Égyptiens ont ainsi utilisé leur puissante artillerie puis des unités de commandos de plus en plus nombreuses pour harceler les postes israéliens le long du canal de Suez ou attaquer le port d’Eilat. Les Israéliens ont répliqué à leur tour par des raids de commandos spectaculaires y compris sur le territoire égyptien, des frappes d’artillerie sur les villes proches du canal et surtout par une campagne de raids aériens en Égypte. L’intervention par surprise d’une division de défense aérienne soviétique, bel exemple de stratégie de «piéton imprudent» a mis fin à la guerre d’usure. Les Soviétiques ont été battus tactiquement mais leur escalade a provoqué la peur d’une extension du conflit, ce qui a calmé toutes les ardeurs. Comme souvent dans ce type d’affrontement les deux adversaires peuvent prétendre l’avoir emporté, ce qui dans le cas égyptien était psychologiquement inestimable après le désastre de la guerre des Six Jours en 1967.

La guerre en Ukraine commence effectivement à prendre cette forme. La pause opérationnelle russe s’est terminée officiellement le 16 juillet. On constate depuis un déclin assez rapide de l’action de l’artillerie russe, pour des raisons diverses mais surtout l’entrave à la logistique des obus frappés par les tirs ukrainiens ou la raréfaction des stocks. Or dans la guerre de positions «l’artillerie conquiert et l’infanterie occupe», avec moins d’obus, il y a nécessairement moins d’attaques. Celle-ci se limitent de fait à quelques petites actions dans le Donbass sans grand résultat, sauf peut-être du côté de Bakhmut, ce qui est maigre au regard de la puissance globale de l’armée russe déployée en Ukraine ainsi que ses alliés. On constate par ailleurs le déploiement du volume d’une armée russe dans la zone sud du Dniepr, probablement à destination défensive, ce qui, si cela se confirmait témoignerait de la nouvelle orientation.

On a surtout assisté depuis la fin de la pause russe à une multiplication des tirs de missiles balistiques ou de croisière sur de nombreuses villes ukrainiennes. Cette capacité à mener cette longue campagne de frappes témoigne d’ailleurs de ressources matérielles que l’on avait sous-estimé (tout en surestimant leur fiabilité technique), mais les Russes parviennent à maintenir les frappes de missiles, quitte à utiliser des vieux missiles antinavires déclassés KH-22 Kitchen ou même des missiles antiaériens S-300 frappant à terre. Ils utilisent toujours avec puissance leur redoutable force de lance-roquettes multiples, beaucoup moins précise que les batteries américaines de HIMARS mais bien plus volumineuse, et qui peut toujours frapper les arrières ukrainiens ainsi que l’aviation d’attaque et les hélicoptères russes.

Une des surprises de ce conflit est la discrétion des unités de commandos russes. Les Russes ont pourtant construit une véritable armée de soldats fantômes de la 45ebrigade spéciale aux brigades de Spetsnaz des différentes armées et une force de raids avec quatre divisions et quatre brigades aéroportées/assaut par air. L’échec des raids aéromobiles initiaux à Kiev a sans doute refroidi l’audace du commandement russe, et la 45e brigade et les unités d’assaut aérien ont surtout été engagées comme unités d’infanterie. Les Spetsnaz aussi sont parfois employés comme unités de bonne infanterie, notamment à Kherson, mais ils servent aussi sans aucun doute pour fournir du renseignement de ciblage dans la profondeur ou inversement pour contrer les infiltrations des Forces spéciales ukrainiennes notamment près de l’axe logistique de Belgorod au Donbass. Pour autant, on ne peut mettre aucune action spectaculaire — au sens d’audacieuse et médiatique — à leur actif, ce qui pourtant est assez paradoxalement pour des «hommes de l’ombre» un de leur intérêt. Un ciel dangereux se prête mal aux infiltrations par voie aérienne, mais les coups de main restent possibles sur le front.

En face, les choses sont plus ambiguës politiquement, car si les forces ukrainiennes peuvent évidemment agir sans autre retenue que la préservation de la population dans les zones occupées par les Russes ou les républiques séparatistes, il leur est beaucoup plus délicat d’attaquer la Russie de peur de provoquer une escalade jusqu’à l’entrée en guerre officielle de la Russie et une mobilisation des moyens qui iraient au-delà de la «mobilisation molle» actuelle.

Les Ukrainiens disposent de moins de moyens mais ceux-ci sont plus variés et leur emploi est sans doute plus imaginatif. Ils bénéficient également de plus de renseignements dans la profondeur ennemie que les Russes grâce à l’appui technique des États-Unis, mais aussi et peut-être surtout par le lien toujours maintenu avec la population des zones occupées. Ils ont été capables de «coups» en profondeur moins nombreux mais d’autant plus spectaculaires qu’ils ont parfois eu lieu, sans être revendiqués, en territoire russe. On se souvient donc des frappes par missiles sur la base aérienne russe de Millerovo dès le 25 février, sur les navires de débarquement dans le port de Berdiansk ou sans doute le 9 août sur la base aérienne de Saki en Crimée. Il y a eu aussi un raid aéromobile sur Belgorod le 1er avril et des destructions de ponts ferroviaires en Russie. La livraison de l’artillerie «moderne» (elle date en réalité souvent un peu) occidentale, comme les pièces Caesar et surtout les lance-roquettes multiples de grande précision HIMARS ou M-270 qui à condition d’un suivi logistique précis offre des perspectives nouvelles à la guérilla d’artillerie, avec depuis plusieurs semaines une campagne de frappes sur les dépôts d’obus russes.

Les actions les plus spectaculaires ont eu lieu en mer, ce qui est normal pour une guerre de corsaires, avec bien sûr la destruction du croiseur Moskva le 14 avril par la combinaison d’un raid de drones et d’une frappe de missiles antinavires. Il y a eu aussi plusieurs attaques de drones, d’avions de combat et de tir d’artillerie sur l’île aux serpents prise et occupée par les Russes dès le début de la guerre qui ont abouti, exemple rare de ce qu’une stratégie de coups peut obtenir, à son abandon par les Russes le 30 juin et un planter de drapeau ukrainien un peu plus tard. La mer offre d’ailleurs certaines possibilités de guérilla sur les côtes, de part et d’autre. On peut imaginer ce que les Ukrainiens pourraient faire avec les petits patrouilleurs Mark VI Patrol Boat commandés avant-guerre et livrables via les fleuves européens, une fois armés de missiles légers Sea Griffin ou de drones rôdeurs de type Switchblade 600, voire de roquettes anti-sous-marines.

Comme pour les Russes on attend toujours des raids spectaculaires de commandos, mais là encore peut-être que les circonstances actuelles les empêchent. On attend surtout la mise en place d’un véritable réseau de partisans de l’ampleur par exemple de la guérilla arabe sunnite en Irak contre les Américains à partir de l’été 2003. Ce serait là une véritable menace pour les forces russes et un grand atout ukrainien. Mais pour l’instant, par peur de subir le sort des Tchétchènes, par manque de moyens, par désintérêt aussi ou même parfois adhésion russe, cette guérilla se limite à quelques sabotages, des assassinats de collaborateurs des Russes, du renseignement et des tracts. La capacité à construire ou non cette guérilla est un enjeu majeur pour l’Ukraine.

Bien entendu cette guerre de corsaires s’exerce dans tous les domaines, y compris civils, et rejoint en cela la confrontation Occident-Russie. Des cyberattaques jusqu’à l’influence auprès des sympathisants afin d’influer la politique des États en passant par tous les instruments de pression économiques, tout est utilisable pour saper la force de l’autre. Tout cela est bien connu désormais.

Maintenant, on l’a dit tout cela est rarement décisif. On peut comme dans le Sinaï faire des raids et des attaques pendant des mois, voire des années sans rien changer à la situation stratégique. À moins que les deux camps réduisent leurs objectifs, ce type de guerre ne peut se concevoir réellement qu’en accompagnement ou en substitut provisoire d’une nouvelle campagne où on plantera des drapeaux sur une carte, Pour cela, pas d’autres solutions que de transformer les armées actuelles afin qu’elles soient à nouveau capables de percer ou au moins de marteler le front avec plus d’efficacité. On suppose que c’est un processus déjà engagé de part et d’autre. Ce n’est pas seulement un problème de volume de forces. C’est une transformation profonde qui est nécessaire, ce qui prendrait des années dans une armée en paix mais devra s’effectuer en quelques mois au cœur de la guerre. Le premier qui combinera à nouveau une puissance de feu écrasante, d’où qu’elle vienne, avec de véritables et nombreuses divisions d’attaque de positions plantera les drapeaux en premier.

La boum

L’arme nucléaire est à nouveau à la mode. Vladimir Poutine, ses ministres et quelques présentateurs de télévision énervés adorent rappeler toutes les deux semaines que la Russie de cette arme et qu’elle est capable de foudroyer n’importe quel pays, notamment occidental. Ils n’expliquent jamais en revanche pourquoi ils l’utiliseraient, sauf de temps en temps en rappelant que ce ne serait que pour se préserver d’une menace existentielle. Comme nous donc, retour à la case départ. Le premier qui emploie une arme atomique contre une autre puissance nucléaire s’en prendra immédiatement une en retour et cette perspective refroidit les ardeurs depuis soixante-dix ans.  Mieux, cela suffit aussi à faire en sorte que l’on évite à tout prix de s’affronter de manière conventionnelle, au moins de manière large et visible, de peur de monter très vite « vers le bouton » (qui n’est d’ailleurs pas un bouton). L’arme nucléaire est donc en réalité utilisée tous les jours, mais pour dissuader de s’en servir.

Pour se faire peur, on a quand même trouvé un scénario d’emploi possible en expliquant que les Russes utiliseraient peut-être une arme nucléaire « tactique » en Ukraine afin d’« escalader pour désescalader », autrement dit ils frapperaient atomiquement afin d’intimider tout le monde et d’imposer la paix à l’Ukraine façon Japon 1945. Cela mérite une anecdote de boomer, non pas en référence au baby-boom mais au boum atomique qui était alors dans tous les esprits à une certain époque.

Nous sommes en 1983. Cette année-là les Soviétiques, persuadés que les États-Unis sont à deux doigts de déclencher une guerre contre eux, abattent l’avion de ligne Korean Air Flight 007 au large du Japon, confondu avec un avion de surveillance. Quelques semaines plus tard, ils mettent en alerte toutes leurs forces à l’occasion de l’exercice de l’OTAN Able Archer perçu comme le prélude à une offensive. C’est l’année où, malgré les protestations des partisans conscients ou non de Moscou, les Américains commencent aussi à déployer en Europe des missiles Pershing II afin de contrer la menace des SS-20 soviétiques. L’« horloge de la fin du monde » de l’université de Chicago qui mesure depuis 1947 l’avancée vers le minuit d’une guerre nucléaire indique alors 23 h 56.

Cette année est aussi celle où à la fin du mois de mai les Américains organisent un grand exercice de simulation stratégique baptisé Proud Prophet. Ce jeu de guerre est sans doute le plus important jamais réalisé car il implique les plus hautes autorités politiques et militaires américaines face à une Red Team composée des meilleurs connaisseurs civils et militaires de l’Union soviétique. Son but est de déterminer la meilleure stratégie possible face à tous les scénarios possibles d’affrontements. L’existence de cet exercice ne sera révélée qu’en 2012 et une bonne partie de son déroulement est encore classifié.

Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’on y a testé plusieurs emplois possibles de l’arme nucléaire. En 1983, on ne parle déjà plus d’arme nucléaire tactique. On y a cru pendant vingt ans à partir du milieu des années 1950 avant de comprendre que l’emploi de milliers de têtes nucléaires sur le sol et le ciel d’un théâtre d’opérations pouvaient poser quelques problèmes pratiques et surtout stratégiques. On a cessé d’en fabriquer et on les a mis un peu en retrait. En France, on a rebaptisé « préstratégiques » des missiles Pluton qui la veille encore étaient « tactiques ». De toute façon, à partir du moment où c’est le chef politique des armées qui décide de l’emploi d’une arme – et c’est le cas partout – celle-ci est forcément stratégique et seulement stratégique. Les Soviétiques suivent alors la même logique et même si les textes disent longtemps le contraire, ils font comme tout le monde : ils n’emploieront l’arme nucléaire, quelle que soit la puissance de l’arme, que dans les « grandes occasions ». Même lors des affrontements avec la Chine à la fin des années 1960, ils sont très tentés (et la Chine s’en souvient) mais n’emploient pas finalement d’armes nucléaires. C’est encore le cas, alors qu’ils sont en difficulté en Afghanistan ou même en Afrique dans les années 1980. L’étiquette atomique a pour effet Midas de transformer celui qui l’utilise en premier en paria et personne ne veut subir cette opprobre internationale, d’autant plus que l’on peut obtenir les mêmes effets sur le terrain avec des armes conventionnelles modernes qu’avec des munitions atomiques de faible puissance.

Plus de champ de bataille atomique donc, mais un emploi purement stratégique de l’arme nucléaire. Mais comment faire alors pour arrêter les Soviétiques que l’on croit alors très supérieurs dans le domaine militaire conventionnel, dans une attaque contre l’Europe occidentale.

Et c’est là que l’on teste dans Proud Prophetle concept d’escalade nucléaire afin de désescalader. Alors que l’on recule sur le terrain et que l’on s’approche du Rhin, une frappe nucléaire limitée montrera la détermination de son camp à aller plus loin et figera probablement les Soviétiques. Ce n’est pas très éloigné de l’idée française de frappe « préstratégique « évoquée plus haut, consistant à provoquer une vingtaine d’explosions type Hiroshima en Allemagne pour montrer que l’on est badass et prêt à aller jusqu’au suicide mutuel. On notera que les Allemands étaient modérément enthousiastes devant tous ces concepts. Mais le problème majeur révélé par Proud Prophet est que cela ne calmait pas du tout les joueurs soviétiques mais au contraire leur faisait peur et les incitait à escalader tout de suite. Absolument toutes les simulations où on a testé ce concept ont abouti à un échange généralisé de coups et une apocalypse nucléaire, un peu comme dans le film WarGames sorti la même année. Cet exercice a donc tué le concept et n’a pas été pour rien, semble-t-il, dans l’acceptation de Ronald Reagan de négocier le retrait mutuel des armes nucléaires à faible portée (ex-tactiques) ou à portée intermédiaire d’Europe, première étape de la fin de la guerre froide.

Tout cela pour dire, vous l’aurez compris, que je ne crois pas une seule seconde à l’emploi autrement que déclaratoire de l’arme nucléaire dans le cadre de ce conflit russo-ukrainien et dans cette confrontation russo-occidentale. À l’exception de l’exemple du Japon en 1945, dont il faut d’ailleurs sans doute relativiser l’impact stratégique, l’arme nucléaire n’a servi que comme arme de communication explicite ou implicite et il est bon que cela continue ainsi.

Le front de Kherson

L'organisation de la défense russe

La zone tenue par les Russes au nord du Dniepr est une poche de 20 à 50 km de large au-delà du fleuve et de 150 km de Kherson à Vysokopillya, la petite ville la plus au nord, soit environ 5 000 km2 et l’équivalent d’un département français. Cette tête de pont forme à la fois une zone de protection de la zone conquise au sud du Dniepr et de la Crimée, mais aussi une éventuelle base de départ pour d’éventuelles futures offensives russes, en particulier en direction d’Odessa. 

Le front de Kherson est tenu par la 49e armée russe venue du Caucase via la Crimée. Elle y a relevé la 58e armée qui avait conquis la zone au tout début de la guerre. La 49e armée ne comprend normalement que deux brigades d’infanterie motorisée (34e et 205e) et la 25e brigade de reconnaissance en profondeur (Spetsnaz), ainsi que ses brigades d’appui et une brigade logistique. En arrivant sur la zone au mois de mars, la 49e armée a pris sous son commandement le 22ecorps d’armée fort de la 126e brigade de défense de côte, la 127ebrigade de reconnaissance (les deux sensiblement organisées comme des brigades motorisées) et la 10e brigade de Spetsnaz, ainsi que la 7e division et la 11e brigade d’assaut aérien. Elle a reçu en renfort la petite 20edivision d’infanterie motorisée (deux régiments) en provenance de la 8e armée ainsi peut-être qu’une brigade indépendante (4e) et surtout la 98edivision aéroportée. En cas d’urgence, la 49e armée pourrait être renforcée de quelques brigades ou régiments de la 58e armée au repos dans la région de Melitopol, à 200 km de Kherson et avec le risque de dégarnir un front de Zaporijjia déjà peu dense.  

Comme toujours dans ce conflit et des deux côtés, on se retrouve avec un capharnaüm d’unités disparates : états-majors d’armée, de corps d’armée, de divisions ou de brigades autonomes, brigades et régiments motorisés, brigades et régiments d’assaut aérien ou aéroportés. Dans l’absolu c’est un ensemble assez puissant avec a priori 14 brigades ou régiments de combat répartis entre le commandement direct de la 49e armée à Kherson et celui du 22e corps d’armée plus au nord à Nova Kakhovka-Tavriisk, l’autre point de passage sur le Dniepr. Cette force de combat rassemble en théorie plus de 20 000 hommes. En réalité, beaucoup d’unités ont été engagées dans le secteur depuis le début de la guerre et ne disposent plus qu’au mieux 50 % de leur potentiel. Les unités nouvellement arrivées, comme la 98e division aéroportée, sont moins usées.

Comme partout ailleurs en Ukraine, le point fort russe dans le front de Kherson est la force de frappe à longue distance. La 49e armée dispose de ses deux brigades d’artillerie (artillerie automotrice, lance-roquettes multiples et antiaérienne), les trois divisions de leur régiment d’artillerie et chaque brigade indépendante ont un bataillon. On peut estimer que les Russes disposent d’environ 200-250 pièces d’artillerie diverses qui permettent pour les LRM de frapper depuis l’arrière du Dniepr jusqu’à 20-30 km au-delà de la ligne de front dans la profondeur du dispositif ukrainien. Les obusiers peuvent pour la plupart appuyer la défense du compartiment Sud depuis le sud du Dniepr alors qu’ils doivent être au nord pour appuyer celle des compartiments Centre et Nord, ce qui implique de faire traverser le fleuve aux camions d’obus. Les forces russes bénéficient également d’une capacité de plusieurs dizaines de sorties quotidiennes d’avions et d’hélicoptères d’attaque au-dessus de leur zone.

On est donc en présence d’un réseau de défense de 14 unités de manœuvre de 800 à 1 500 hommes qui tiennent un front de 150 km, soit une dizaine de kilomètres pour un millier d’hommes. C’est une densité assez faible qui est compensée par un terrain globalement favorable à la défense et qui est désormais aménagé depuis plusieurs mois. La défense est organisée en deux grands secteurs coupés par la rivière Inhulets.

Kherson est défendue en avant sur une ligne de contact de 40 km de la côte à l’Inhulets et 15 km de profondeur. Les Russes appuient leur défense sur plusieurs lignes successives organisées sur l’échiquier de villages transformés en points d’appui répartis tous les 2-3 km. Le secteur n’est traversé que de trois routes pénétrantes qui vont de Mykolayev et de Snihourivka vers Kherson, dont une, au centre, assez étroite. Hors de ces axes, des petites routes et un terrain ouvert de champs dont on ne sait trop s’il est praticable aux engins blindés.

Le secteur de Nova Kakhovka est un rectangle grossier de 50 km sur 100 qui s’appuie au sud et à l’ouest par la rivière Inhulets, avec la petite ville de Snihourivka comme point d’inflexion et tête de pont russe au-delà de la rivière et un espace plus ouvert d’Ivanivka au Dniepr. La défense russe s’appuie sur l’Inhulets et les petites villes qui le longent, puis sur un autre échiquier de villages moins dense qu’au sud, à raison d’un tous les 5 km. Le point d’entrée ukrainien de ce compartiment de terrain est le couple Davydiv Brid-Ivanika sur l’Inhulets d’où partent les seules routes pénétrantes vers le Dniepr vers Nova Kakhovka.

En résumé, le front russe est constitué d’une série de plusieurs dizaines de points d’appui de bataillons ou compagnies appuyés par une puissante artillerie, au sud du Dniepr pour le secteur Kherson et au nord pour celui de Nova Kakhovka, avec ce que cela implique comme flux logistiques. Le terrain est très plat et ouvert. Toute manœuvre un peu importante et impliquant des véhicules de combat est donc assez facilement repérable depuis le sol ou le ciel, et frappable en dix minutes par l’artillerie ou les feux aériens. Le terrain ouvert et cloisonné en quelques grands axes étroits et droits est aussi un parfait terrain à missiles antichars. En fond de tableau, le Dniepr est un obstacle considérable, impossible à franchir à son embouchure complexe et très large par ailleurs. On ne peut le franchir qu’en s’emparant de Kherson (300 000 habitants avant-guerre) ou de Kakhovka-Tavriisk (100 000 habitants) qui peuvent constituer de solides bastions. Si les ponts sur le Dniepr sont rares, les Russes bénéficient cependant de deux rocades qui longent le fleuve au nord et au sud.

Possibilités et difficultés ukrainiennes

Le commandement ukrainien dispose de son côté d’un ensemble de forces tout aussi disparate. La 241e brigade territoriale, une petite brigade de marche d’infanterie navale et la 28e brigade mécanisée font face au compartiment Sud russe. Un deuxième groupement fort de trois brigades de manœuvre (36e infanterie navale, 14e mécanisée et 61e motorisée), une brigade territoriale (109e), le 17e bataillon de chars indépendant et un bataillon de milice font face aux forces russes du compartiment centre. Le compartiment Nord est de son côté abordé par la 108e territoriale, la 63e mécanisée et la 60e motorisée. On compte également deux groupements de réserve, le premier fort de deux brigades territoriales (123e, 124e) est à Mykolaev, le second est à Kryvyi Rhi à quelques dizaines de kilomètres au nord du front avec la 21e brigade de garde nationale surtout la 5e brigade blindée. 

Le commandement ukrainien, comme celui des Russes, gagnerait à réorganiser ses forces en divisions cohérentes regroupant des brigades plus homogènes. Cela viendra sans doute dès qu’il sera possible de préparer des forces plus en arrière.

Au total, les Ukrainiens alignent 15 brigades ou équivalents. Ces brigades ukrainiennes sont plutôt moins usées que les russes et d’un effectif généralement plus élevé (environ 2 000 hommes, parfois plus) mais pour autant le rapport de forces n’est pas très avantageux. Six de ces quinze brigades sont composées de territoriaux et gardes nationaux plutôt légèrement équipés et surtout bien moins encadrés et formés qu’une brigade de manœuvre. Restent neuf brigades de manœuvre et la 1ère brigade de forces spéciales. C’est peu pour 150 km de front.

L’artillerie ukrainienne est répartie dans les unités à raison d’un bataillon par brigade de manœuvre avec sans doute le renfort de la brigade du commandement de la région Sud. Ses équipements sont proches de ceux des Russes, mais de moindre volume (aux alentours de 150 pièces) et bénéficiant de moins d’obus. Le secteur de Mykolaev regroupe également la presque totalité des hélicoptères disponibles par les Ukrainiens et d’une escadrille de drones armés Bayraktar TB2, difficilement utilisable dans un ciel très défendu par les brigades antiaériennes russes. La grande nouveauté est l’arrivée croissante de l’artillerie occidentale, disparate, mais globalement d’une plus grande précision et parfois d’une plus grande portée que l’artillerie russe. La batterie de lance-roquette multiple HIMARS placée dans la région de Voznesensk est capable de frapper avec précision pourvu que l’on dispose de renseignement sur toute la zone russe et même au sud du Dniepr.

Comme sur les autres fronts ukrainiens, mais peut-être plus qu’ailleurs encore du fait de l’ouverture et de la visibilité du champ d’opération du bassin du Dniepr, il est difficile de concentrer des moyens sans être rapidement frappé et ce jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres au-delà de la ligne de contact. Cela limite considérablement les possibilités de manœuvre. Là comme ailleurs à Kharkiv, il serait possible pour les Ukrainiens de chercher à inverser d’abord le rapport de puissance de feu à longue portée grâce à l’aide occidentale avant de lancer des attaques de grande ampleur. Cela peut demander des mois, en admettant que ce soit possible.

À défaut, si le commandement ukrainien veut malgré tout récupérer la zone de Kherson au plus vite, il reste deux possibilités.

La première est d’essayer d’obtenir un affaiblissement général du dispositif ennemi par un harcèlement à grande échelle et de stériliser toute capacité offensive (objectif russe) ou d’imposer un repli (objectif ukrainien) à la manière de ce qui s’est passé autour de Kiev au mois de mars. Ce harcèlement consiste en une série de raids au sol par de petites unités de combat à pied ou en véhicules s’infiltrant dans le dispositif ennemi pour y effectuer des dégâts ou par une multitude de frappes (artillerie, drones, hélicoptères, avions) précises sur des objectifs identifiés. Ce mode d’action nécessite cependant beaucoup d’actions, et donc beaucoup de moyens, pour espérer obtenir un effet par ailleurs assez aléatoire et rarement rapide. En clair, il faudrait que les Ukrainiens frappent jour et nuit le dispositif russe avec tout ce qu’ils ont d’armes de précision et attaquent l’ensemble de la ligne toutes les nuits avec des dizaines de commandos pour rendre la vie intenable aux Russes au-delà du Dniepr au bout de plusieurs semaines. Les Ukrainiens n’ont ni les moyens, ni le temps d’y parvenir. Cela viendra peut-être par la suite, mais pour l’instant ce n’est pas le cas.

La seconde, par incompatible avec la première si on dispose de moyens adaptés, est de créer des espaces de manœuvre en neutralisant momentanément la puissance de feux adverses, par une contre-batterie efficace ou la destruction de la logistique ainsi que l’interdiction du ciel sur un espace donné par la concentration de batteries antiaériennes sur plusieurs couches, puis en « encageant » une zone cible (en coupant les ponts et les routes des renforts possibles), neutralisant la défense par des feux à plus courte portée (mortiers- tirs directs) et enfin en attaquant brutalement la position avec un ou deux bataillons. La zone conquise, généralement un village, est ensuite immédiatement organisée défensivement pour faire face aux contre-attaques. C’est la méthode des boîtes d’attaque utilisée par les Russes dans le Donbass, à cette différence près que les Ukrainiens ne peuvent ravager les villages ou les villes par leur artillerie avant de les attaquer. Contrairement à la première méthode, dont on espère voir émerger d’un seul coup un effet par cumul de petites actions indépendantes, il s’agit là d’agir en séquences de coups, chaque coup dépendant du résultat précédent. Autrement dit, il s’agit de marteler intelligemment le front en créant des poches de quelques dizaines de kilomètres carrés qui finiront par rendre des zones intenables pour l’ennemi sous peine d’encerclement. Les poches réunies deviennent alors des zones de centaines de kilomètres carrés et de zones en zone on peut ainsi avancer jusqu’à l’objectif final, en l’occurrence le Dniepr pour les Ukrainiens.

Pour cela, à défaut d’une supériorité numérique plus marquée, il n’est pas d’autre solution que de jouer sur une meilleure économie des forces en réunissant les bataillons d’artillerie de brigades dans un ou deux grands groupements d’appui à 20 km et en regroupant sous un même commandement cinq des neuf brigades de manœuvre face à un seul compartiment donné : face à Kherson au sud, au centre dans la région de la tête de pont de Davydiv Brid ou encore sur la limite nord. En restant sur la défensive ailleurs et en acceptant même d'y perdre un peu de terrain, il serait possible de regrouper assez de forces pour espérer progresser village par village par un martèlement continu d’attaques de bataillons. Bien entendu ce processus ne se passera pas sans réaction russe, par un renforcement du secteur, peut-être des contre-attaques importantes, ou simplement en attaquant à nouveau dans le Donbass et placer ainsi les forces ukrainiennes sous tension avec l’obligation de venir renforcer le secteur Sloviansk-Kramatorsk.

Si les séries d’attaques ukrainiennes finissent par rencontrer une forte résistance, où en arrivant aux abords de Kherson ce qui nécessitera une reconfiguration des forces ukrainiennes en mode « combat urbain », le groupement d’artillerie d’appui doit pouvoir basculer très vite avec deux brigades de manœuvre sur un autre point d’attaque sur le front. S’il n’est possible de lancer de grandes attaques, il faut multiplier les petites actions que ce soit des attaques ou des manœuvres latérales. L’essentiel est de conserver l’initiative. À ce prix, les forces ukrainiennes peuvent seulement espérer atteindre le Dniepr à la fin du mois d’août. La prise de Kherson ou le franchissement du fleuve par ailleurs constitueront d’autres défis à relever, mais l’approche de l’artillerie à longue portée du fleuve ouvrirait de nouvelles perspectives et constituerait déjà une grande victoire. Ce sera cependant très difficile.

Point de situation des opérations en Ukraine 20 juillet 2022


La guerre en Ukraine connaît actuellement sa plus faible activité militaire depuis le 24 février, au moins sur la carte où très peu de terrain a changé de main depuis une semaine.

Sur les différents fronts en effet, les opérations – russes pour la grande majorité – se sont limitées à des combats de reconnaissance et de quelques prises ou reprises de petites positions. La très grande majorité de ces petites manœuvres a eu lieu autour de la nouvelle zone-objectif russe sur les angles du triangle Sloviansk-Siversk-Bakhmut.

Au nord de Sloviansk, il s’agit en réalité surtout de reconnaissances autour de l’autoroute M03. Le plus intéressant est l’effort porté sur le village de Kurulka, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Sloviansk et qui semble indiquer que les Russes n’ont pas renoncé à envelopper la ville par l’ouest et de s’emparer du point clé de Barvinkove. Tout cet arc est encore solidement défendu par trois brigades ukrainiennes, dont la 3e blindée, et plusieurs bataillons de milices. Les sorties nord-est de Sloviansk face à la zone forestière de la rivière Donets, un axe d’approche difficile pour les Russes, sont tenues par la 95e brigade d’assaut aérien et n’a pas connu d’activité particulière.

Les évènements les plus importants ont eu lieu à l’ouest de Sloviansk-Kramatorsk sur la nouvelle ligne de défense nord-sud Seversk-Soledar-Bakhmut établie après le repli de Lysychansk. La ligne elle-même est tenue par cinq brigades ukrainiennes dont trois ont connu les combats de la poche Severodonetsk-Lysychansk, sont sans doute très affaiblies et profitent de la relative accalmie pour se reconstituer. Elles sont couvertes en avant par un premier échelon de bataillons divers sur la route T1302. Les combats les plus importants dans les villages à 5-15 km de Seversk, tenue par la 128e brigade de montagne, mais des reconnaissances en force ont eu lieu également au sud de Bakhmut et à l’est de Soledar. L’activité sur toutes les autres zones de combat de Kharkiv à Kherson est des plus réduites sur le terrain, y compris dans ce dernier cas où les Ukrainiens annoncent une offensive depuis des semaines. Il s’agit peut-être d’ailleurs d’une manœuvre de diversion, auquel cas elle a réussi puisque les Russes ont renforcé le secteur.

Les forces russes ont obtenu une victoire nette en s’emparant de la poche Severodonetsk-Lysychansk, et peut-être aussi importante que la conquête elle-même, ils ont infligé des pertes sensibles aux forces ukrainiennes dans cette bataille. Le colonel Markus Reisner (Autriche) estime que les forces ukrainiennes auraient perdu un quart de leurs unités de manœuvre depuis le 25 juin, en grande partie dans la bataille de Severodonetsk-Lysychansk alors que les forces russes auraient reçu 15 groupements tactiques de renforts durant la même période. Le rapport de forces des unités de manœuvre serait ainsi passé de presque 1 pour 1,1 à 1 pour 1,8 en faveur des Russes. Il est en réalité très difficile de mesurer cette évolution. Mais il est incontestable que les forces ukrainiennes ont subi de fortes pertes pendant la bataille, en particulier dans la phase de repli où plusieurs unités ont été encerclées et où beaucoup de matériel lourd a été abandonné.

Il est intéressant de noter l’évolution des pertes matérielles à partir des chiffres de destructions documentées par le site OSINT Oryx. En multipliant ces pertes visibles par 1,3 pour les Russes pour s’approcher de la réalité, les Russes auraient perdu environ 900 véhicules de combat majeurs (chars et véhicules de combat d’infanterie) de la mi-mars à la mi-avril, puis 400 le mois suivant, 300 et enfin 250 dans le dernier mois. Pour les Ukrainiens, en multipliant les chiffres par 2 (les pertes ukrainiennes sont moins documentées) on obtient pour les mêmes périodes respectivement 250, 200, 110 et 90. Ce qui est intéressant derrière ces chiffres est leur tendance à la baisse. Le changement de posture opérationnelle de la guerre de mouvement à la guerre de position, où on subit moins de pertes matérielles et souvent aussi moins de pertes humaines, explique la première rupture à la baisse. La diminution constante ensuite s’explique par une réduction croissante de l’ampleur des opérations.

On a déjà évoqué le principe de la crise schumpetériennequi décrit une situation où avec les mêmes ressources et pratiques on obtient de moins en moins de résultats. La surface sur laquelle on peut appliquer des attaques importantes en Ukraine se réduit et les délais pour les réaliser sont de plus en plus longs. Il faut plusieurs mois pour conquérir une zone de 30 x 50 km comme celle de Severodonetsk-Lysychansk et les moyens actuels ne permettent de ne mener qu’une grande opération de ce type à la fois. Cela explique la pause opérationnelle actuelle, nécessaire aux Russes pour reconstituer les forces et les stocks avant une nouvelle offensive.

Les ressources nécessaires ont déjà été décrites. Depuis 1915, on sait que dans une guerre de position, il faut des forces avancées et un bon réseau arrière.

À l’avant, pour pouvoir s’emparer et dépasser une ligne fortifiée, il faut de l’artillerie lourde afin de neutraliser les défenses par écrasement bref et massif et des troupes d’assaut pour profiter de cette neutralisation. Ces troupes d’assaut sont à la fois protégées par du blindage, si le terrain permet de faire progresser des engins blindés, et à pied. Leur rôle est de s’emparer de la ligne de défense et si possible complètement afin de laisser la place à des troupes plus mobiles, à pied sur quelques kilomètres ou portées s’il est possible d’aller plus loin, qui exploiteront la percée en terrain libre. Le problème est qu’on parvient rarement dans ce conflit de positions à effectuer une percée. La prise de Popasna, mi-mai par les Russes en constitue un rare exemple et sur quelques kilomètres cependant, une percée qui s’est révélée décisive pour la suite de la bataille.

À l’arrière, il faut un bon réseau qui permette d’alimenter le front en ressources, et la première ressource d’une guerre de position ce sont les obus d’artillerie. Il faut donc des flux d’obus par trains et camions depuis l’arrière jusqu’au front. Il faut être capable aussi de se déplacer latéralement afin de pouvoir renforcer très vite n’importe quel point du front, en attaque comme en défense. C’est toute la différence en 1918 entre la méthode allemande qui permettait de monter des assauts très puissants et de s’emparer de lignes fortifiées et la méthode française de manœuvre latérale rapide qui permettait de contrer n’importe quelle percée puis d’organiser très vite des attaques réduites dans leur ampleur et de conserver l’initiative.

La campagne se joue donc à l’avant et sur la profondeur.

On a déjà longuement évoqué les combats à l’avant, ceux qui font bouger les lignes de front, et qui sont maintenant un peu à l’arrêt. Faisons juste deux remarques. La première est que le combat de position ne peut être mené de la même façon du côté ukrainien que du côté russe. On imagine mal en effet les Ukrainiens écraser complètement Kherson sous les obus afin de pouvoir s’en emparer. Il leur faut déployer des moyens de feu précis et une excellente force d’assaut avec une excellente capacité de coopération interarmes. De toute façon, rien ne sera vraiment possible à grande échelle tant que les Russes pourront utiliser massivement le ciel par les aéronefs et les obus.  C’est là qu’interviennent les nouveaux équipements fournis par les Occidentaux, et donc à 70 % des Américains. Il est intéressant de noter que parmi les armes fournies récemment, les 250 chars T-72 polonais (un parc supérieur à celui de l’armée de Terre française) utilisés dans les brigades blindées ukrainiennes des régions de Kherson et de Kharkiv n’ont guère eu d’effet sensible. La mise en place de systèmes antiaériens NASAMS (Norwegian Advanced Surface to Air Missile System) pourrait avoir plus d’importance en desserrant la pression aérienne russe.

La seconde remarque concerne l’importance dans ces combats des cours d’eau comme les rivières Donets ou Bakhmutovka dans le Donbass ou Inhoulets dans la région de Kherson, sans parler du Dniepr ou même du Dniestr. Le franchissement des cours d’eau était presque une obsession au début des années 1970 lorsqu’on se préparait à combattre le Pacte de Varsovie au centre de l’Europe. À l’époque, on avait été très effrayé lorsque les Soviétiques avaient mis en service un véhicule de combat d’infanterie, le BMP, capable de franchir les fleuves. On s’était alors empressé de les imiter en développant à notre tour des véhicules similaires, comme l’AMX-10P, avant de s’apercevoir que l’on avait sacrifié le blindage pour pouvoir flotter, mais que cela était extrêmement difficile à mettre en œuvre (10 % des berges de cours d’eau étaient utilisables). La capacité du génie à construire rapidement des ponts était beaucoup plus utile. On disposait alors en France de cette capacité, avant de l’abandonner par économie et parce que c’était peu utile en Afghanistan et au Sahel. Cette capacité est remise au goût du jour en Ukraine où celui qui possède la capacité de construire très vite des ponts solides dispose d’un atout offensif presque aussi important qu’une bonne artillerie lourde. Le Dniepr est par ailleurs parfois tellement large que son franchissement relèverait même d’une opération amphibie, en particulier dans la zone de 200 km qui va de Nova Kakhovka, à l’est de Kherson jusqu’à Zaporojie. Ce serait une opportunité considérable pour les Ukrainiens s’ils disposaient des moyens d’effectuer cette opération dans cette zone peu défendue. Cela viendra peut-être plus tard.

La campagne en profondeur est pour l’instant et pour la première fois dans cette guerre la plus importante. On parle beaucoup en ce moment du rôle de l’artillerie à longue portée occidentale et en particulier des lance-roquettes multiples HIMARS ou M-270, qui, avec ce qui reste de leurs LRM ex-soviétiques et parfois l’emploi de quelques aéronefs, permet aux Ukrainiens de frapper le réseau arrière russe. Rappelons qu’il s’agit là d’abord de l’acquisition d’un atout dont disposent déjà les Russes avec leur supériorité aérienne et leur importante force de LRM. Les Russes frappent déjà les points et les flux logistiques arrière et même sur la grande profondeur de tout le territoire ukrainien à coup de missiles, ce qui entrave fortement la capacité de manœuvre ennemie. Les Ukrainiens le faisaient aussi, mais avec beaucoup moins de moyens et la difficulté politique de frapper en Russie, afin de ne pas provoquer une escalade, c’est-à-dire concrètement une mobilisation générale russe. L’artillerie occidentale, combiné à une meilleure capacité de renseignement, donne désormais aussi cet atout aux Ukrainiens qui peuvent désormais frapper précisément, par rapport aux Russes, sur la moitié de la zone tenue par les Russes en Ukraine. Plusieurs postes de commandement russes ont été ainsi touchés, des ponts - comme celui d'Antonivka près de Kherson - des bases aériennes et surtout depuis deux semaines des dépôts d’obus. Ce n'est pas une arme miracle, puisqu’il est toujours possible aux Russes de s’adapter à la menace mais c’est cette adaptation même qui constitue un premier résultat. Les Russes sont ainsi obligés de disperser et d’éloigner leurs dépôts de la ligne de front pour les placer près de la côte, ce qui à moins de disposer de beaucoup plus de camions allonge considérablement les délais. De plus grandes élongations imposent aussi de consacrer une part plus importante au carburant par rapport aux obus. Comme du côté ukrainien, cela ralentit les opérations tout en accélérant l’avancée vers le point oméga, ce moment où il n’est plus possible d’attaquer faute d’obus.

Notons que cette campagne dans la profondeur ukrainienne à permis d’obtenir un premier résultat stratégique en chassant les Russes de l’île des Serpents et de la côté Ouest de la mer Noire. On assiste même à des transferts de navires russes de la base de Sébastopol vers celle de Novorossiisk, sans doute par crainte de la fourniture par les Américains de missiles ATACMS lançables par LRM et d’une portée de 300 km. Cet éloignement russe permet de faire transiter une partie du précieux blé bloqué à Odessa par le long de la côte puis par le fleuve Danube.

Il y a donc une divergence du côté russe entre des opérations de plus en plus lentes à monter du fait de ressources plus difficiles à réunir et la nécessité d’atteindre au plus vite les objectifs de conquête, c’est-à-dire au moins la zone Sloviansk-Kramatorsk, avant de passer dans une posture défensive plus facile à tenir. On imagine donc la concentration et l’organisation précise de tous les moyens encore disponibles autour de cet objectif, ce qui nécessite quelques délais puis leur emploi à fond de manière interrompue par une série de « boîtes d’attaques » jusqu’à la fin du mois d’août et peut-être du mois de septembre. Après il sera possible de proposer un cessez-le-feu et de compter sur la lassitude des opinions publiques occidentales devant les contraintes et les efforts imposés par la confrontation avec la Russie pour réduire l’aide à l’Ukraine. Le « général hiver » a toujours été un des meilleurs généraux russes.

Point de situation des opérations en Ukraine du 6 juillet 2022—La campagne d’été

La campagne russe de conquête du Donbass vient de franchir une nouvelle étape avec la prise de Severodonetsk et Lysychansk, deux des quatre ville-objectifs, et le repli des forces ukrainiennes qui les défendaient. Après une courte pause opérationnelle, tous les efforts russes vont maintenant se concentrer sur la prise de Sloviansk et Kramatorsk avant la fin de l’été. Cela sera certainement plus difficile et on entre désormais dans une grande période d'incertitudes.

Fin de partie à Severodonetsk-Lysychansk

Après Severodonetsk le 25 juin, la ville de Lysychansk est tombée le 3 juillet après le repli des forces ukrainiennes sous la menace d’un encerclement. La province de Louhansk est désormais complètement sous contrôle russe, un résultat à peu près inéluctable depuis la percée russe mi-mai à Popasna

Les forces ukrainiennes se replient sur une ligne Siversk-Soledar-Bakhmut (SSB) le long de la rivière Bakhmutovka et de la rocade T0513. C’est une région assez plate, peu boisée et urbanisée, avec des vues lointaines, mais avec de nombreux petits cours d’eau et des terrains meubles qui obligent tous les véhicules à emprunter les routes. La ligne peut constituer une barrière solide si le terrain a pu être organisé défensivement, concrètement si on y a creusé de solides et profondes fortifications de campagne. Si ce n’est pas le cas, ce qui est probable les deux points d’appui de Siversk (12000 habitants avant-guerre) et surtout de Bakhmut (77000) seront solides, alors que le reste sera vulnérable aux feux à longue distance russes. Pour l’instant, la ligne SSB est occupée par cinq brigades de manœuvre, dont la 4e brigade mobile de la Garde nationale et deux brigades territoriales, tandis que plusieurs régiments de milice, une brigade de manœuvre et deux de territoriales sont encore à l’est de la ligne SSB et mènent un combat de freinage avant de franchir à leur tour la ligne.

Une manœuvre de repli avec autant d’unités sur un si petit espace visible et cloisonné est toujours complexe à organiser sous la pression. Une question importante est de savoir ce que les Ukrainiens ont perdu comme forces dans la défense de la poche de Severodonetsk-Lysychansk dès lors qu’il apparaissait que celle-ci était condamnée. Quand on est en posture défensive avec un rapport de forces défavorable, il est pratiquement impossible de tout conserver simultanément, entre le terrain, le temps ou les forces. Il faut faire des sacrifices. Les Ukrainiens ont décidé de résister dans la poche aussi longtemps que possible afin de gagner du temps mais au risque de faire encercler de nombreuses brigades. Ils n’ont pas pu conserver le terrain, ont retardé l’avance russe d’un peu plus d’un mois mais sans doute au prix de pertes conséquentes. Ces pertes sont sans doute surtout matérielles et le site OSINT Oryx note une augmentation assez nette de la proportion de captures, la moitié des véhicules de combat par exemple, parmi les pertes documentées des Ukrainiens mais sans que celles-ci soient non plus très élevées. On ignore l’ampleur des pertes matérielles russes, qui sont sans doute un peu plus importantes que celles des Ukrainiens, mais quand on occupe le terrain, il est plus facile de récupérer et réparer ses véhicules endommagés même si ce n’est pas du tout un point fort russe.

Les pertes humaines de la bataille de la poche de Severodonetsk-Lysychansk sont encore plus difficiles à déterminer. Elles sont sans aucun doute importantes de part et d’autre, et il s’agit même peut-être là de la bataille la plus meurtrière de la guerre. La vingtaine de brigades et corps divers ukrainiens qui ont participé à cette bataille depuis la 30e brigade mécanisée au sud-est de Bakhmut jusqu’à la 79e brigade d’assaut aérien à l’ouest de Siversk ont forcément beaucoup souffert à des degrés divers de ces semaines de combat. Les plus éprouvées sont sans doute surtout les quelques brigades territoriales qui ont été engagées en première ligne malgré leur inexpérience et leur légèreté matérielle. La défaite et le repli sont souvent accompagnés d’un sentiment d’impuissance depuis qui ne sont jamais bons non plus pour le moral. Les forces en repli ont forcément perdu une grande partie de leur efficacité opérationnelle, et elles nécessiteraient d’être placées au repos-reconstitution en arrière de la zone de combat, au moins dans la zone de Kramatosk et encore mieux en arrière de la zone de combats, mais il n’est pas évident que les Ukrainiens aient ce luxe.

Ce qui a sans doute sauvé les forces ukrainiennes est qu’en réalité les forces russes n’ont pas réellement cherché à les détruire. C’est peut-être trop ambitieux pour des forces qui elles-mêmes s’usent et dont on voit qu’elles ont du mal à aller au-delà d’un seul grand axe d’effort — en l’occurrence le sud de Lysyschansk sur lequel on concentre la force d’assaut et la masse d’artillerie, avec sa lourde logistique. Cet effort se résume par ailleurs à une série de poussées, dans le cadre de «boites d'attaques » d’au maximum 10 km sur 10, à l’échelle d’une brigade/régiment et pendant quelques jours, toujours sous l'appui de l'artillerie. Ces poussées, comme en Syrie, sont à entendre au premier degré de recherche de l’éviction de l’adversaire d’une zone, par l’attaque elle-même ou la menace d’un enveloppement après plusieurs avancées russes sur ses flancs. La méthode ne recherche pas prioritairement la destruction de l’ennemi mais son départ, car les objectifs premiers sont le terrain, à obtenir si possible au moindre coût. Une avancée au rythme moyen de 2 km/jour, lorsque les choses vont bien, laisse toujours le temps à l’adversaire de se replier, à charge à l’artillerie et aux forces aériennes de le harceler durant ce mouvement.  

Pour l’instant, les forces russes semblent continuer à pousser vers Siversk sur un demi-cercle de 5 à 15 km de la ville et peut-être chercher à prendre la ville dans la foulée. Ils attaquent aussi au sud-est de Bakhmut dans la région du réservoir Vuhlehirske et de Kodema avec l’espoir au mieux d’encercler la 30e brigade mécanisée ukrainienne qui tient la zone et au pire, et plus probable, de la repousser vers Bakhmut. Ailleurs, ils occupent et poussent sans grands combats. Les progressions sont assez lentes, car les unités russes, et particulièrement le pool de troupes d’assaut sur qui porte la charge de la grande majorité des attaques, ont également souffert et perdu de leur capacité. On voit mal comment elles pourraient ne pas passer là aussi par une phase de reconstitution et de redistribution des forces.

La bataille à venir

Maintenant que la campagne du Donbass se réduit à la bataille de Sloviansk-Kramatorsk, les Russes devraient logiquement continuer à rester en posture défensive partout ailleurs, et chercher à résister tout en fixant le maximum de forces ukrainiennes (frappes d’artillerie sur la ville de Soumy, gesticulation biélorusse, maintien de la ligne d’artillerie -20 km — au nord de Kharkiv et frappes, etc.). Leur effort devrait en même temps se porter sur l’investissement par «boîtes d’attaques» du couple SK.

La prise de Sloviansk-Kramatorsk ne sera cependant pas chose aisée. Les deux villes sont presque collées pour former un ensemble de 250000 habitants en temps de paix (une population sans doute réduite à 20 %), soit la dimension de Chernihiv qui, avec des moyens réduits et beaucoup moins de temps de préparation, avait résisté à une armée russe entière de fin février à fin mars. En fait, Sloviansk et Kramatorsk sont aussi reliées à Droujkivka (60000 habitants) et Kostiantynivka (77000) pour former une conurbation de 60 km de long sur la route H20. L’ensemble, surtout à Kramatorsk, est beaucoup mieux relié au reste de l’Ukraine que ne l’était la poche de Severodonetsk-Lysychansk.

Il faut donc s’attendre à un long investissement morceau par morceau, en commençant par Sloviansk, qui serait attaqué par plusieurs directions : depuis la région base d’Izium au nord-ouest de la ville et autour de l’autoroute M03, par au nord-ouest depuis Lyman et la zone boisée qui longe la rivière Donetsk et par le sud-est par Bakhmut, également sur l’autoroute. Ne serait-ce que parce que c’est un nœud routier la possession de Bakhmut paraît indispensable à la poursuite des opérations russes à l’ouest. Sa prise aurait également l’avantage de menacer d’enveloppement les forces ukrainiennes qui seraient sur la ligne SSB.

La stratégie ukrainienne réside toujours dans l’espoir de tenir assez longtemps pour empêcher les Russes d’atteindre leur objectif de conquête complète du Donbass jusqu’à ce que le rapport de forces change, par affaiblissement russe et renforcement ukrainien.

Cela passe par plusieurs axes. Le premier est bien sûr la défense des objectifs eux-mêmes, par la défense éloignée par fortifications de campagne et la résistance à l’intérieur des bastions. Il faut espérer pour les Ukrainiens qu’ils aient mis à profit ces quatre mois pour creuser des souterrains, fortifier, accumuler des stocks de vivres et munitions, etc. Pour au moins espérer tenir autant de temps.

Le second est par des contre-attaques périphériques, destinées à obliger l’adversaire à dégarnir le front principal. Actuellement, après avoir attaqué au nord de Kharkiv et s’y être fait repousser, l’effort ukrainien est clairement du côté du front de Kherson, entre Mykolaev et Kherson d’une part et plus au nord dans la zone de Lozove et Davydiv Brid où les Ukrainiens ont établi une petite tête de pont au-delà de la rivière Inhulets. Ils cherchent à prendre le contrôle de la route qui va jusqu’à Nova Kakhovka au-delà du Dniepr et dont la prise impliquerait sans doute le repli des forces russes au-delà du Dniepr. On est loin du compte, les forces sont équilibrées et les Ukrainiens manquent d’artillerie pour effectuer leurs propres poussées, d’autant plus qu’ils ne peuvent l’utiliser de manière aussi écrasante et indifférente aux populations que les Russes. Pour l’instant les progressions ukrainiennes sont minimes et parfois annulées par des contre-attaques russes.

La campagne dans la profondeur

La guerre en Ukraine est par de nombreux aspects la guerre qui n’a pas eu lieu en République fédérale allemande (RFA) pendant la guerre froide, avec sensiblement les mêmes méthodes et pour 80 % les mêmes matériels, à peine modernisés. Dans les années 1970, on s’interrogeait beaucoup du côté soviétique sur la manière dont on pourrait conquérir la RFA en quelques jours, sans que l’arme nucléaire soit employée de part et d’autre. Cela a donné naissance à la doctrine des «offensives à grande vitesse» du maréchal Ogarkov, directement inspirée des méthodes de la fin de la Seconde Guerre mondiale, comme l’opération Tempête d’août en Mandchourie en 1945, modèle absolu de l’art opératif russe.

Du côté occidental, on s’est d’abord intéressé à un combat de freinage et d’usure, puis avec les doctrines AirLand Battle et FOFA (Follow-on-Forces Attack, Attaque des forces de deuxième échelon) s’est ajouté l’idée de frapper autant que possible l’ennemi dans la profondeur sur un certain de point décisifs dont la destruction enrayerait la machine soviétique. On a développé alors certains équipements spécifiques comme les lance-roquettes multiples de grande précision, que l’on retrouve maintenant sur le terrain ukrainien.

Au-delà de la défense directe de l’objectif premier des Russes et des attaques périphériques, le troisième axe d’effort ukrainien est une campagne de frappes de précision en profondeur. Ce ne sont pas évidemment pas les seuls à pratiquer cette campagne, les Russes le font également et essentiellement avec des missiles balistiques ou de croisière. Ce n’est pas nouveau non plus, les Ukrainiens ont réussi ainsi attaques en profondeur sur des objectifs logistiques, poste de commandement, bases ou en zone occupée et même en Russie. Le 1er avril, un raid de deux hélicoptères d’attaque ukrainiens a ainsi détruit un dépôt de carburant à Belgorod, la grande base arrière russe à une quarantaine de kilomètres au-delà de la frontière et le 3 juillet, plusieurs missiles Totchka-U ukrainiens sont encore tombés sur la ville. Les forces spéciales ukrainiennes ont réussi aussi quelques raids de sabotage.

C’était évidemment utile, avec cette contrainte majeure pour les deux camps que les frappes en profondeur peuvent toucher la population ce qui suscite forcément l’indignation et pour l’Ukraine que toute attaque sur le sol russe (elles ne sont jamais revendiquées) peut contribuer à l’escalade vers une déclaration officielle de guerre. Ce n’est pas décisif cependant. La nouveauté est qu’avec l’arrivée de pièces d’artillerie précise à longue portée comme les PzH 2000 allemands ou les Caesar français mais surtout les lance-roquettes M142 HIMARS américains qui peuvent frapper sur 80 km avec un écart circulaire probable de 5 mètres (un coup au but sur deux dans un cercle de 5 m de rayon), il devient possible de franchir un seuil. L’artillerie à longue portée à déjà largement contribué à rendre intenable par les Russes la tenue de l’île aux Serpents à 40 km de côtes, mais on assiste surtout depuis plus d’une semaine à de nombreuses destructions de dépôts de munitions russes, 11 en 9 jours précisément, pour moitié dans la région de Donetsk en arrière du front principal et deux près de Melitopol avec d’énormes dégâts semble-t-il.

L’artillerie est la force principale des Russes, mais cette artillerie est dépendante d’un ravitaillement lourd et complexe en obus. Comme tous les pondéreux, le transport s’effectue d’abord en bateau ou dans le cas présent en chemin de fer depuis la Russie jusqu’à des dépôts placés systématiquement près des gares. Les camions des brigades de ravitaillement des armées viennent ensuite effectuer des navettes jusqu’aux dépôts avancés des divisions, à une quarantaine de km de la ligne de front d’où on alimente ensuite les dépôts des brigades/régiments (10-15 km) et des groupements tactiques (4-5 km). Dans la campagne autour de Kiev ce sont ces longues colonnes de camions qui avaient été prioritairement attaquées par drones ou par les forces de mêlée ukrainiennes, ce qui avait constitué un facteur déterminant de la victoire. Cette fois, les convois, évoluant à l’arrière du front et mieux protégés qu’en février-mars, sont moins vulnérables.

Il faut donc profiter de la nouvelle allonge ukrainienne, précise mais pas massive, et de la bonne capacité de renseignement par les moyens américains et les partisans locaux pour frapper en amont, en particulier les voies ferrées (mais il existe des brigades de réparation dédiées à leur remise en état rapide) et surtout les dépôts des gares. Plus on détruit de dépôts et plus en on empêche l’artillerie russe de fonctionner, bien plus que si on cherche à détruire les pièces. C’est ce qui commence à se passer. Cela peut imposer d’éloigner encore les gares utilisées et les dépôts au-delà de la portée de tir des HIMARS, mais cela se fera au prix de l’allongement des navettes de camions et donc aussi au bout du compte au moindre nombre d’obus amenés chaque jour aux batteries. Sans obus, pas d’attaque et sans attaque pas de victoire. 

On peut imaginer maintenant ce qui se serait passé si on (les États-Unis en fait) avait effectué ces transferts d’équipements, mais aussi les batteries antiaériennes NASAMS dès la fin du mois de mars au moment où se dessinait le nouveau mode opératoire russe. Les frappes de précision en profondeur dureraient depuis un mois et les choses seraient très différentes, obligeant sans doute les Russes à changer à nouveau de pratique. Tant que l’on peut changer, on peut continuer à combattre, quand on ne peut plus on est vaincu par le plus fort.

Point de situation des opérations en Ukraine 18 juin 2022- Perspectives

 

C’est le rapport de forces réel ou estimé qui détermine si l’objectif stratégique fixé aux forces armées peut être offensif ou défensif. Le gouvernement ukrainien peut proclamer vouloir refouler les Russes sur la ligne du 24 février 2022, celui-ci est inatteignable en l’état actuel des forces. Il le sera peut-être à long terme avec la formation d’une nouvelle armée ukrainienne grâce à la mobilisation nationale et l’aide occidentale, mais pour l’instant, ce sont les Russes qui ont seuls la possibilité d’avoir un objectif stratégique offensif. Celui-ci s’est beaucoup réduit au fur et à mesure que le rapport de force réel a remplacé le rapport de force estimé, très favorable aux Russes, avant le début de la guerre. L’objectif stratégique russe affiché depuis la fin du mois de mars est la conquête complète des deux provinces du Donbass.

En termes opérationnels cela pourrait se traduire par l’« effet majeur » - un effet à obtenir dans un cadre espace-temps précis - suivant : « S’emparer avant la fin de l’été des quatre villes principales du Donbass encore contrôlées par les Ukrainiens ainsi que Pokrovsk au centre de la province de Donetsk ». En position défensive, l’effet majeur ukrainien semble ne pouvoir être que d’empêcher les Russes d’atteindre le leur.   

On assiste donc à un bras de fer autour des villes objectifs avec pour l’instant un peu de progression sur le terrain à l’avantage des Russes, mais au prix de trois mois de combats. Or, quand les combats sont très violents, mais qu’il n’y a que peu de changements dans l’espace, c’est l’autre terme de l’équation - le temps – qu’il faut particulièrement observer.

Vers le point oméga

Historiquement, c’est la grande létalité des feux directs antichar et antipersonnel qui fait passer de la guerre de mouvement à la guerre de position, et c’est l’artillerie, au sol ou en l’air, qui permet de sortir de la guerre de position. Attaquer dans un contexte de guerre de positions, c’est d’abord essayer de neutraliser l’artillerie et les défenses ennemies par un déluge d’obus ou roquettes, puis progresser vers ces défenses pour s’en emparer. Mais si la contre-batterie n’a pas été efficace, progresser implique aussi de se trouver à son tour sous les obus de l’artillerie adverse, ce qui rend la chose beaucoup plus difficile. Or, l’artillerie russe, non pas tant en nombre de pièces, mais en nombre d’obus, domine largement les débats avec, si on croit les déclarations récentes, de l’ordre de 6 projectiles envoyés pour 1 seul ukrainien. Autrement dit, la probabilité de réussite d’une attaque russe est plus importante que celle d’une attaque ukrainienne surtout si cette attaque est menée par une bonne infanterie.

Le nombre de km2 conquis par les Russes est donc plus important que celui des Ukrainiens, ce qui par cumul peut faire émerger des succès tactiques importants comme parvenir à percer à Popasna ou menacer d’encercler Lyman et obliger ses défenseurs à se replier. La succession de ces succès tactiques peut ensuite permettre de produire des succès opérationnels, sur le terrain, comme la prise prochaine de Severodonetsk, ou sur les forces ennemies par exemple en les encerclant. Mais tout cela a un coût, humain bien sûr, mais aussi matériel, et c’est là que le temps intervient.

Dans les hypothèses d’une guerre entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie dans les années 1980, personne n’imaginait que celle-ci puisse durer plus de quelques semaines. On se fondait alors beaucoup sur l’exemple de la guerre d’octobre 1973 entre Israël et les pays arabes voisins, guerre dont les combats s’étaient arrêtés au bout de 19 jours et alors que les deux camps avaient perdu la moitié de leur matériels majeurs – avions, chars, etc.- en 19 jours. On parlait alors de « nouvelle létalité » du champ de bataille moderne. Les anciens soldats de la guerre froide, qui sont à la tête des armées maintenant, sont donc surpris de voir une guerre de même type qui dure depuis bientôt quatre mois. Le ministre de la Défense ukrainien a avoué il y a quelques jours que ses forces avaient atteint cette moitié de pertes avec 400 chars perdus, 1 300 véhicules d’infanterie et 700 systèmes d’artillerie. Il s’agit là d’une estimation et non un état précis, et à rebours des discours habituels minimisant ses propres pertes peut-être s’agit-il de susciter un sentiment d’urgence auprès des pays occidentaux, mais cela paraît vraisemblable comme ordre de grandeur.

Ces chiffres correspondent sensiblement au double des pertes documentées par le site OSINT Oryx, ce qui donne déjà une idée de la marge d’erreur entre le visible et le réel. Des matériels militaires, surtout des vieux ex-soviétiques, peuvent être perdus sans être frappés. C’est particulièrement valable pour les tubes d’artillerie hors d’usage après quelques milliers de coups. On se trouve quand même très loin de la « nouvelle létalité » imaginée dans les années 1970-1980. Pour autant, la destruction finit par faire son œuvre.  Les combats répétés produisent une entropie. Les unités perdent des hommes tués, blessés, prisonniers, qui sont souvent remplacés dans l’urgence par des inconnus souvent moins compétents. Le tissu social se désagrège avec ce qu’il apporte de force de résistance, et le capital de savoir-faire diminue. On perd aussi bien sûr de nombreux équipements à un niveau qui dépasse nettement, au moins dans un premier temps, celui de la production. Les matériels sont détruits et endommagés par les tirs ennemis (et parfois amis). Ils peuvent être aussi abandonnés, de l’ordre d’un tiers des pertes de part et d’autre en Ukraine, pour se sauver ou par qu’ils sont coupés d’une chaîne d’approvisionnement qui n’arrive plus à suivre.

Pour compenser un peu cette entropie, on bricole. On forme des unités « de marche », on met à l’écart et on cannibalise les unités qui n’ont plus de valeur et on surutilise celles qui en ont encore en concentrant sur elles une logistique qui se réduit. Mais ces unités elles-mêmes finissent par s’user et il arrive un moment où il n’y a plus de stocks de véhicules de remplacement ou de munitions, d’obus en premier lieu. On atteint alors le point oméga, où on peut au mieux se défendre, mais où il n’y a plus du tout de capacité offensive jusqu’à ce qu’on reconstitue les forces.

Toute la question est maintenant de savoir quand seront atteints les points oméga des armées russe et ukrainienne. En l’état actuel des choses, il semble que ce soient plutôt les Ukrainiens, dont les pertes humaines dépassent peut-être désormais celles des Russes et surtout qui commencent à être sérieusement à court de munitions critiques. Pour pouvoir atteindre leur effet majeur, c’est-à-dire empêcher les Russes de s’emparer du Donbass avant que ceux-ci aient atteint leur point oméga, cela suppose à la fois de combattre intelligemment dans le champ opérationnel et de repousser autant que possible leur point oméga dans le champ organique grâce à une mobilisation de leurs ressources et l’aide occidentale.

Combattre intelligemment dans le contexte actuel c’est passer à une posture défensive. Ce sont les attaques qui coûtent le plus cher, mais encore faut-il qu’elles soient « rentables » et c’est rarement le cas face aux points forts russes comme à Popasna et qui plus est avec des brigades territoriales bien moins solides que les brigades de manœuvre. Si attaques il doit y avoir, celles-ci doivent avoir la forme de raids limités dans le ciel ou au sol et à coup sûr. Pour le reste, il faut défendre en profondeur en acceptant de perdre du terrain à l’avant pour sauvegarder ses forces, tout en faisant payer cher en hommes et en temps chaque km2 gagné par les Russes. Les Ukrainiens sont dans la position des armées alliées devant résister jusqu’en juillet 1918 face à la supériorité allemande en attendant les renforts américains et surtout ceux de l’industrie française, la différence c’est que cette fois c’est l’industrie américaine qui va arriver en renfort.

Des obus, des obus et des obus

Du côté des ressources, l’aide occidentale doit d’abord passer par la fourniture de moyens permettant de faire vivre l’existant ukrainien ex-soviétique, et ce dans tous les domaines. C’est essentiellement le fait des anciens pays du Pacte de Varsovie qui peuvent encore avoir des équipements et des stocks, et parfois en produire encore comme les obus d’artillerie en Bulgarie. La deuxième possibilité est de racheter sur le marché de l’occasion de l’équipement ex-soviétique à tous les pays qui en disposent encore. La troisième possibilité est d’utiliser les nombreux équipements récupérés sur les Russes. Avec ces ressources, et en puisant sur les stocks, les forces ukrainiennes peuvent encore remplacer les véhicules ex-soviétiques leurs unités de manœuvre pendant plusieurs mois. Le problème est surtout logistique et plus particulièrement dans les munitions d’artillerie. Les obus ex-soviétiques ne sont que peu fabriqués hors de Russie. Les productions annuelles ukrainiennes ou bulgares ne permettent de satisfaire que quelques jours de combat et même en récupérant des obus de 152 mm et autres partout où c’est possible, il est inconcevable que l’actuelle artillerie ukrainienne puisse rivaliser avec celle des Russes.

La deuxième voie consiste à transformer complètement le capital technique ukrainien. Dans l’urgence, il s’agit surtout de remplacer la vieille artillerie ukrainienne ex-soviétique en train de fondre par une artillerie occidentale, plus moderne, plus précise et à plus longue portée et donc entre autres beaucoup plus efficace en contre-batterie. C’est un chantier gigantesque. Les armées européennes ont réduit leur artillerie à la portion congrue, par économie et dans la croyance que la suprématie aérienne occidentale (lire américaine) permettait de s’en passer. Les États-Unis ont également réduit leur artillerie par rapport à la guerre froide, mais dans une moindre mesure. Rappelons au passage, que si l’effort français en % du PIB avait été identique à celui des Américains, on aurait investi entre 200 et 300 milliards d’euros de plus depuis 1990 dans notre capital technique et notre industrie de défense.

Alors que l’industrie de défense occidentale et singulièrement en France est devenue de l’artisanat – Nexter sort actuellement un canon Caesar tous les 40 jours – il est difficile d’imaginer réussir ce pari sans dépouiller ses propres unités. Le problème est peut-être encore plus critique pour les obus. La production actuelle américaine (200 à 250 000 coups par an environ) suffirait juste à alimenter l’artillerie ukrainienne pendant un mois au rythme de tir actuel. La France de son côté à acquis en dix ans pour sa propre artillerie l’équivalent d’une semaine de tir en Ukraine. Il doit rester l’équivalent de trois jours. L’aide militaire à l’Ukraine sur la longue durée et d’une manière générale le nouveau paysage stratégique passe par une révolution de notre industrie de défense.  

En 1990, on disposait en France de 571 pièces d’artillerie, il n’y en plus désormais qu’environ 140. On aurait pu conserver un stock de 200 pièces, éventuellement modernisées, dans lequel on aurait pu puiser. Obsédés par les économies budgétaires, on n’a pas fait de stocks de pièces et d’obus. La situation est encore pire pour l’artillerie antiaérienne. Plus d’autre solution désormais si on veut que notre aide ait un effet significatif en Ukraine que de se dépouiller de ce que l’on dispose en pièces et munitions. Si on remet en place une production industrielle un peu plus massive, on pourra se remettre à niveau dans quelques années.

Bien entendu, tout cela doit s’accompagner aussi d’un immense effort d’instruction, ce qui suppose de retirer de la zone des combats pendant des semaines des milliers d’artilleurs ukrainiens pour les former. Il faut ensuite former des bataillons d’artillerie complets et les faire traverser l’Ukraine, en espérant que les flux logistiques suivront. En résumé, les effets de la transformation de l’artillerie ukrainienne en artillerie presque entièrement américaine ne peuvent être que graduels et ne permettront d’obtenir des effets importants qu’au mieux dans quelques semaines si un effort considérable est fait et plus probablement dans plusieurs mois.

Le problème est à peine moins grave pour les unités de mêlée. Là encore le bataillon doit être l’unité de compte si on veut avoir une unité créée ou reconstituée disponible rapidement. En partant de zéro, et à condition de disposer de l’équipement complet, d’une bonne infrastructure et de l’encadrement, on peut éventuellement former un bataillon de mêlée en six mois. En mixant avec des vétérans et des cadres ukrainiens d’une unité existante, on peut raccourcir le processus. Cela pose une multitude de problèmes concrets avec là aussi à terme l’obligation de remplacer progressivement les équipements soviétiques par des équipements occidentaux avec des difficultés un peu moins importantes que pour l’artillerie. On devrait se concentrer dans l’immédiat sur la formation de bataillons d’infanterie légère et de sapeurs d’assaut qui pourraient être injectés cet été dans les bastions urbains et les lignes de défense.

Il faut bien comprendre que pour permettre à l’armée ukrainienne de gagner la guerre, il faut quasiment la recréer de toutes pièces et il s’agit d’une armée, au moins pour l’armée de Terre, nettement plus importante en volume que l’armée française. Si on voulait être cohérent, les pays occidentaux devraient être de grands camps d’entraînement pendant que notre industrie se mettrait en ordre de marche pour revenir à une production de masse.

Une offensive décroissante

Bien entendu les Russes ne vont pas rester inactifs pendant ce temps. Eux aussi produisent et innovent. L’hypothèse privilégiée est qu’ils jettent toutes leurs forces disponibles dans la balance pour s’emparer du Donbass avant la fin de l’été pour ensuite passer en posture défensive.

L’usure de leurs forces est déjà considérable. Matériellement, les pertes en équipements majeurs sont très supérieures à celle des Ukrainiens, mais sans être critiques. La situation la plus difficile semble concerner les chars de bataille, avec presque la moitié du parc d’active de 3 471 chars sans doute hors de combat, ce qui explique peut-être le recours au parc de réserve avec la récupération de vieux chars T-62.

Dans les autres domaines, grâce à leurs énormes stocks, même coûteux à maintenir et d’une disponibilité douteuse, les Russes ont vaincu la létalité moderne. Avec un stock d’active de plus de 14 000 véhicules de combat d’infanterie divers (aux alentours de 3 600 théoriques en France), ils ont un taux de pertes de 10 à 20 %. La situation est encore moins grave pour les autres matériels. Si cela a contribué à gagner la bataille de Kiev, ce n’est pas la destruction des véhicules de combat qui va changer la donne dans la bataille du Donbass.

La logistique est sans doute plus sensible. On ignore l’état des stocks russes de carburant et surtout en munitions. Il est question d’une consommation des deux tiers environ. Si cela est vrai, cela laisse la possibilité de continuer le combat au même rythme pendant deux mois environ, peut-être trois avec l’apport de la production locale. Peut-être la Russie peut-elle aussi faire appel aux stocks de ses alliés. Les flux logistiques sont par ailleurs mieux organisés que durant la phase de mouvement, par la protection d’un front continu, la proximité des bases ferroviaires et une meilleure protection des convois et des réseaux en l’air et au sol. La vraie menace ukrainienne viendrait du combat d’infiltration ou de partisans, en coordination avec une capacité de frappes en profondeur en particulier par lance-roquettes multiples HIMARS ou M270.

La principale difficulté russe, celle qui accélère le déplacement vers le point oméga, se trouve dans le capital humain. On spécule beaucoup sur le volume des pertes humaines russes et LNR/DPR. Ces derniers sont à cet égard plus transparents et les chiffres qu’ils donnent, sont de l’ordre de 40 % de pertes pour les 35 000 hommes de leurs deux corps d’armée. Il est vrai que la vingtaine de bataillons qu’ils représentent sont très largement sollicités par les Russes, mais on comprend pourquoi ils progressent désormais très peu dans les combats. Les pertes russes sont sans doute inférieures à celles des LNR/DPR, de l’ordre de 30 % des forces engagées le 24 février. C’est déjà considérable et cela signifie que chacun des groupements tactiques russes engagés a été plus ou moins sévèrement touché.

Au contraire des équipements et au contraire des Ukrainiens, les Russes n’ont qu’une faible réserve humaine, la faute à un recrutement purement volontaire et à l’absence d’une grande réserve opérationnelle au moins équivalente à l’armée d’active. Le volontariat assure une meilleure motivation qu’une mobilisation générale en Russie, mais réduit considérablement le volume des renforts disponibles à court comme à moyen terme. S’il est possible de compenser, après de longues semaines, les pertes des premiers mois de guerre, il sera difficile de beaucoup dépasser le nombre initial d’unités de combat engagées en Ukraine.

Les pertes diminuent les capacités, mais de manière différente selon la qualité de l’unité. Pour 10 % de pertes, un bataillon d’élite perdra par exemple 15 % de son potentiel alors qu’une unité médiocre en perdra 30 %. Si le nombre total de groupements tactiques russes n’a pas beaucoup varié, le nombre de ceux qui ont encore une capacité à mener une attaque a lui beaucoup diminué.

L’armée russe s’est aussi adaptée et a un peu innové, en attendant des réformes plus profondes. Le nouveau mode opératoire adopté fin mars est nettement mieux adapté aux capacités russes que la guerre de mouvement, car plus simple et reposant sur une combinaison planifiée artillerie/aéroartillerie-infanterie. L’artillerie est là, par forcément moderne, mais très puissante. Aviation et hélicoptères d’attaque sont mieux intégrés dans le combat interarmées. Reste à disposer d’une infanterie d’assaut apte à combattre à pied dans les milieux urbains ou retranchés. La structure mixte mêlée-artillerie des groupements tactiques semble largement abandonnée au profit de structures plus classiques et plus simples avec la formation de grands groupements d’artillerie, pratiquement des divisions, et de purs (petits) bataillons de manœuvre de 200 à 300 hommes comme les Ukrainiens.

La quasi-totalité des attaques est donc désormais menée par une trentaine de bataillons, le plus souvent issus de l’armée d’assaut par air, de l’infanterie navale ou d’irréguliers comme Wagner ou la brigade tchétchène de la garde nationale. En réalité, ces unités sont très sollicitées depuis le début et ont subi de lourdes pertes, mais elles résistent mieux que les autres. Il n’est pas évident cependant qu’elles puissent encore être engagées sans discontinuer pendant très longtemps.

Au bout du compte, il semble que le rapport de forces matériel et notamment en puissance de feu sera quoiqu’il arrive à l’avantage des forces russes pour les trois mois à venir. Il est même probable que cet avantage sera sans doute encore plus important de mi-juillet à mi-août. Il reste à savoir si cet avantage matériel de l’été pourra être associé à une infanterie d’assaut encore suffisante en volume pour obtenir des résultats décisifs. Tout dépend en fait de l’intelligence de la défense ukrainienne dans le Donbass et dans l’immédiat dans la poche de Severodonetsk-Lysychansk. Si l’armée ukrainienne se fait encercler dans cette poche, les Russes atteindront sans aucun doute leur effet majeur. Si elle parvient à résister deux mois sur place ou si elle parvient à se replier en bon ordre et sans grande perte matérielle sur une solide ligne Sloviansk - Kramatorsk – Droujkivka – Kostiantynivka, elle peut parvenir à empêcher les Russes d’atteindre leur objectif stratégique jusqu’à leur point oméga.

Surviendra alors une immobilisation du front masquant un intense travail de reconstitution et de transformation de part et d’autre qui débouchera tôt ou tard sur une nouvelle phase de la guerre fondée sur un rapport de forces différent.

Point de situation des opérations en Ukraine 18 juin 2022- Combats

Dans le point de situation du 28 mai, il était expliqué que la prise par les Russes de Popasna le 7 mai et l’avancée rapide dans toutes les directions avaient formé une poche qui menaçait toutes les forces ukrainiennes dans le secteur de Severodonetsk-Lysychansk (S-L). Cette situation délicate, et avec rarement une fin heureuse pour les défenseurs, plaçait les forces ukrainiennes devant trois options : contre-attaquer, résister ou se replier.

La sagesse aurait sans doute voulu choisir la troisième solution, la politique et la volonté de ne pas céder un mètre ont fait choisir la première. La zone a donc été renforcée de nouvelles unités avec comme mission de desserrer l’étau de Severodonetsk à Horlivka (en zone LNR). En comptant la 4e brigade (blindée) de réaction rapide de la Police, il y a désormais dans cette petite poche 12 brigades de manœuvre ukrainiennes et six unités de milices ou de l’armée territoriale. C’est entre 1/4 et 1/3 de l’armée ukrainienne qui se trouve ainsi réunie dans un carré de 50 x 50 km. Que les Russes s’emparent de la petite ville de Soledar - ils en sont à quelques kilomètres - et c’est toute la route T1302 qui relie S-L au reste de l’Ukraine qui se trouvera coupée. Il restera le passage par Siversk au nord de la poche, beaucoup moins pratique. Bien entendu, si Siversk tombait aussi, toutes les forces ukrainiennes de la poche seraient sérieusement menacée de destruction ne serait que par assèchement logistique. La région de Siversk à Lyzychansk, protégée par deux brigades de manœuvre renforcées n’est pour l’instant pas menacée après plusieurs tentatives russes, parfois désastreuses, de franchissement de la rivière Donets. Un nouveau pont mis en place par les Russes à Bilohorivka a été décelé et détruit le 16 juin, preuve que les Russes n’ont pas renoncé à attaquer de ce côté.

Renforcement et contre-attaques donc, mais sans repousser vraiment l’ennemi. Les unités ukrainiennes déployées sur S-L ont pu ainsi refouler un temps les Russes à Severodonetsk, mais ne les ont pas empêchés de reprendre le terrain alors que la destruction des trois ponts reliant la ville à Lysychansk les isolait. Actuellement, les Ukrainiens ne tiennent plus que 20 % de la ville, soit le quartier de Metolkine et surtout le complexe chimique d’Azot, où comme dans Azovstal à Marioupol des centaines de civils sont également réfugiés. Ils doivent avoir engagé dans la zone de l’ordre de trois ou quatre bataillons issus des trois brigades placées à Lysychansk, qui font face à une « division Severodonetsk » de 7 à 9 bataillons d'infanterie tchétchènes, Wagner, LNR et un bataillon de chars. En résistant fermement, les bataillons ukrainiens peuvent tenir plusieurs semaines dans la ville, mais il reste à déterminer si cela a une utilité militaire. Lysychansk en hauteur et au-delà d’une rivière qui ne peut plus être franchie par les ponts est beaucoup plus facile à défendre.

Il est probable cependant que les forces russes ne cherchent pas à aborder Lysychansk de front mais à la contourner par les localités de Tochkivka, Hirske et Komyshuvakha entre 6 et 10 km au sud de la ville et au nord de la poche russe de Popasna. Comme à S-L ce secteur est défendu par deux brigades de manœuvre et une brigade territoriale ukrainiennes. La face Ouest de Popasna est également défendue par trois brigades de manœuvre et une une brigade territoriale ukrainiennes qui s’efforcent au mieux de reprendre du terrain et au pire de défendre Soledar et l’axe Bakhmut-Lysychansk. La face sud est plus légère avec une brigade blindée et plusieurs bataillons d’infanterie qui défendent surtout les approches de la ville clé de Bakhmut également tenue par une brigade territoriale.

En face, les Russes ont renoncé à tout lien organique et ont formé trois divisions ad hoc sur chaque face de Popasna à partir d’un pool de 20 à 25 bataillons LNR, réguliers russes blindés-mécanisées et surtout infanterie d’élite avec une division et une brigade d’assaut aérien ainsi que trois brigades d’infanterie navale réunies dans la zone.

Le dernier axe d’effort russe autour de la poche S-L et même de l’ensemble S-L/S-K a lieu dans la région d’Horlivka, en DNR, où un petit groupement d’assaut russe Wagner-infanterie navale appuyé par des unités du 1er corps d’armée (DNR) s’efforce de repousser, sans grand succès, la 46ebrigade d’assaut aérien vers Kostiantynivka.

Comme à Severodonetsk, les Ukrainiens ont ralenti considérablement la progression russe dans toute cette zone, mais leurs attaques n’ont guère eu de succès et n'ont en tout cas pas permis de reprendre ni même de menacer la poche de Popasna, le seul objectif dont la prise pouvait changer le cours des opérations.  

Il ne reste plus aux forces ukrainiennes de choisir entre se replier en bon ordre ou tenir sur place. Ils pourraient ainsi se replier sur la conurbation Sloviansk - Kramatorsk – Droujkivka – Kostiantynivka, qui peut constituer une solide ligne de défense pour peu que les trois mois précédents aient été consacrées à la préparation de la défense et, par exemple la mise en place de nombreux dépôts. Cela offrirait également l’avantage de raccourcir le front et donc de pouvoir densifier sa défense. Ils peuvent choisir de tenir sur place en espérant l’usure russe, mais à ce jeu-là ils risquent de craquer avant eux, non par manque de courage mais simplement par manque de munitions, et cela peut tourner au désastre.

Le renforcement de la poche S-L a eu forcément pour effet de dégarnir les autres secteurs. Dans la région de Sloviansk, sur un front large allant de la poche russe d’Izium à celle de Lyman, on peut distinguer la face Ouest de la poche d’Izium, un temps axe d’effort russe et désormais plutôt défensif où la 106e division aéroportée et trois brigades indépendantes russes disputent la zone à quatre brigades ukrainiennes, sans grand effet de part et d’autre. A l’autre extrémité, après la prise de Lyman, deux à trois brigades russes s’efforcent de prendre le contrôle de la forêt jusqu’à la rivière Donetsk et peut-être de prendre contact avec la 95e brigade d’assaut aérien ukrainienne à Raihorodok à 2 km au Nord-Est de Sloviansk.

L’effort russe dans la région est clairement dans la zone entre ces deux extrémités en concentrant une division d’infanterie motorisée et la 90e division blindées, renforcées de plusieurs brigades blindées-mécanisées indépendantes et de deux brigades d’infiltration (45e brigade spéciale et 3ebrigade spetsnaz) face à la 81e brigade d’assaut aérien (et peut-être aussi une brigade motorisée) renforcée de plusieurs bataillons indépendants d’infanterie qui tiennent la région forestière de Dovenhke-Krasnopillya et la route M03 qui relie Izium à Sloviansk. Les combats sont difficiles et les progrès russes très lents, mais on ne voit pas comment les forces ukrainiennes ne seraient pas amenés à se replier vers Sloviansk. Sloviansk est encore cependant loin d’être menacée.

Dans les secteurs périphériques du front, on assiste au nord de Kharkiv à une série de contre-attaques russes afin de repousser les forces ukrainiennes le plus loin possible de la frontière et sans doute de revenir à portée de tir d’artillerie de Kharkiv. Peut-être les Russes veulent-il protéger d’incursions ou de frappes ukrainiennes la zone de reconstitution de leurs forces dans la région-base de Belgorod et l’axe logistiques vers Izium via Vovchansk.

Avec deux divisions complètes et plusieurs brigades au repos, la base de Belgorod constitue également un pool de forces dans lequel les Russes peuvent puiser pour renforcer la 6e armée en charge du secteur de Kharkiv. On y retrouve ainsi une présence permanente d’unités DNR/LNR, qui ont le sentiment d’être surutilisés (les deux corps d’armée DNR/LNR approchent le seuil de destruction) à la place des Russes, et des renforts ponctuels de brigades blindées-mécanisées ou d’artillerie, qui permettent à la 6e armée de repousser des unités ukrainiennes affaiblies par le renforcement du Donbass en hommes et une logistique réduite. Après avoir suscité beaucoup d’espoirs, les succès ukrainiens dans le secteur de Kharkiv n’ont pas été décisifs.

A l’autre extrémité du front, la région de Kherson constitue une tête de pont au-delà du Dniepr que les Russes veulent conserver à tout prix, mais sans avoir pour l’instant les moyens de s’en servir comme base offensive. La zone de 80 km de long sur 30 de large est défendue par le 49e armée qui coiffe la 20edivision d’infanterie motorisée à Kherson, la 7e division et la 11ebrigade d’assaut aérien au centre et trois brigades indépendantes au nord. Avec en plus trois brigades de reconnaissance dont une de spetsnaz, l’ensemble représente peut-être 10 bataillons, plutôt de bonne qualité tactique même si très usées, retranchés depuis presque deux mois et surtout appuyés par au moins trois brigades d’artillerie et comme partout ailleurs un important appui aérien rapproché. Il est difficile dans ces conditions pour les Ukrainiens, pourtant forts de six brigades de manœuvre et d’autant d’unité territoriales ou de milices d’obtenir des résultats importants. La zone entre Kherson et Mykolaev est verrouillée et il est impossible de part et d’autre d’y percer.  Au début du mois de juin, les forces ukrainiennes étaient parvenues à franchir la rivière Inhulet au centre du dispositif, mais après une progression de quelques kilomètres, la puissance de feu et la contre-attaque russe ont bloqué la progression. Depuis les combats sont à nouveau très statiques.

Pour être complet, il faut évoquer également la zone qui va du Dniepr à la ville de Donetsk, qui est la moins densément occupée de part et d’autre et où les deux camps sont simultanément plutôt en posture défensive. Depuis des mois, le 1ercorps d’armée DNR s’efforce de repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville de Donetsk mais sans grand succès. Le 1er corps est épuisé et les forces ukrainiennes bien que réduites sont dans une bonne position défensive. Pour le reste, on assiste tout le long de la ligne à de nombreux combats de petite ampleur et sans autre effet que de fixer et user un peu les forces ennemies. La prise d’Orikhiv pourrait avoir de l’intérêt pour les Russes en menaçant Zaporajjia mais ils manquent pour l’instant de forces dans le secteur pour pouvoir l’envisager.

(à suivre)

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (3e partie-Théorie de la ligne)

Cela ne plaît guère, notamment en France, mais la « défense non-offensive » (ou toutes les méthodes de « non-bataille » pour reprendre l’expression du commandant Guy Brossolet), qui consiste à défendre un territoire par une guérilla adossée à des pôles de défense solides est efficace. Elle l’est d’autant plus que les défenseurs sont nombreux (ce qui suppose souvent l’emploi de réservistes) très bien formés, bien équipés d’armes et véhicules légers et qu’ils font face à de grosses mais peu nombreuses colonnes de véhicules-cibles.

L’Ukraine n’a pas eu le temps, ni l’aide étrangère suffisante — qui aurait été moins coûteuse à fournir à ce moment-là que dans l’urgence de la guerre — de réaliser complètement ce modèle nouveau avant l’invasion. À la place d’une « super armée finlandaise », il y a eu un ensemble disparate qui n’a pu empêcher la saisie de larges pans du territoire par les forces russes et même pu leur infliger des pertes décisives.

Le modèle ukrainien a permis de freiner et corroder, imposant le repli à cinq armées russes complètes, mais il s’avère beaucoup moins efficace dès lors qu’il s’agit d’attaquer. Les brigades ukrainiennes ont en effet beaucoup de mal également à franchir les écrans de feux russes, des frappes aériennes aux nombreux canons-mitrailleurs, l’arme principale de l’infanterie moderne, en passant par toute la gamme de l’artillerie et les canons de chars. On aboutit ainsi à une forme de neutralisation tactique où il s’avère presque impossible de détruire les grandes unités de l’autre, hors encerclement suivi d’une longue réduction. Sur les pions de wargames, on donnerait une forte valeur de défense et une faible valeur d'attaque aux unités russes comme aux unités ukrainiennes, ce qui conduit généralement à un blocage et une fixation du front.

Les tranchées du Donbass

Après la bataille de Kiev et le repli russe, la forme des combats change en effet radicalement, à la manière des forces engagées dans la guerre de Corée passant brutalement du combat de mouvement en 1950 à un combat de position de plus en plus rigide en 1951.

La dernière grande manœuvre d’attaque russe porte sur la petite ville d’Izium à 100 km au sud-est de Kharkiv. Izium n’est déjà plus un objectif politique, mais la base de départ nécessaire pour envelopper par l’ouest le Donbass encore ukrainien, objectif stratégique désormais affiché par la Russie à la fin du mois de mars. Sa conquête est difficile, comme tous les assauts urbains conduits par des unités mal adaptées, mais les Russes démontrent qu’ils peuvent prendre un objectif limité — une ville de 45 000 habitants tenue par deux brigades ukrainiennes, manœuvre et territoriale — en trois semaines à condition d’y engager une division d’infanterie motorisée fortement renforcée (brigade de génie et brigade(s) d’artillerie). C’est déjà une bataille d’un nouveau style.

De Kharkiv à Kherson, il y a désormais un front continu de 900 km, soit plus que le front figé de la Manche à la Suisse à l’hiver 1914-1915. La ligne part d’une tête de pont russe au-delà de la frontière au nord de Kharkiv, passe par la rivière Donets et la bande forestière qui court plein est jusqu’à la ville de Severodonetsk. Elle suit ensuite la zone fortifiée nord-sud qui sépare les LNR-DNR du reste de l’Ukraine, puis une longue ligne qui va plein ouest de Novotroitske (au sud de Donetsk) vers le Dniepr et le Dniepr lui-même jusqu’à Kherson et sa tête de pont au-delà du fleuve.

Dans une situation statique, une unité qui ne combat pas creuse. Autrement dit, cette longue bande de front aura mécaniquement tendance, pour peu que les deux armées puissent imposer cet effort à leurs hommes, à se perfectionner sans cesse, prendre plus de profondeur tant vers le bas que vers l’arrière et augmenter encore la capacité de défense des unités qui l’occupent.

Derrière ces fortifications de campagne, les armées russes et les corps LNR-DNR disposent de 2 400 pièces d’artillerie, soit une capacité de plusieurs de milliers d’obus et roquettes quotidiens au minimum, et d’un potentiel de 200 à 400 sorties d’avions et d’hélicoptères d’attaque ainsi que quelques drones armés. Associés à de nombreux capteurs, les Russes peuvent frapper tout ce qui est un peu important et visible sur plusieurs dizaines de kilomètres dans la profondeur du dispositif ukrainien et préparer les assauts.

La réciproque est moins vraie dans la mesure où les moyens ukrainiens de frappe en profondeur sont très inférieurs à ceux des Russes, ne serait-ce que par le manque d’obus et de roquettes qui limitent, selon un officiel ukrainien, les tirs à 6 à 8000 projectiles quotidiens, sans parler des rares aéronefs et des drones armés. Avec parfois l’aide du renseignement américain, les moyens y sont peut-être utilisés plus efficacement, comme en témoignent les frappes régulières sur les postes de commandement et les morts de généraux russes ou encore la destruction complète du bataillon russe voulant franchir la rivière Donets Bilohorivka à l’ouest de Sevordonetsk le 9 mai.

Entre retranchements et feu du ciel, la forme des combats change évidemment. On constate par exemple que les pertes quotidiennes documentées (Oryx) en chars-véhicules d’infanterie sont deux fois moins élevées de part et d’autre que durant la guerre de mouvement. C’est encore plus vrai dès lors que l’on s’éloigne de la ligne de front, avec seulement quelques pièces d’artillerie détruites chaque jour, ce qui témoigne des deux côtés de la faiblesse de la contre-batterie. Les camions sont également beaucoup moins touchés que durant la guerre de mouvement. Cela peut paraître paradoxal surtout du côté ukrainien puisque la logistique doit évoluer sous le feu de l’artillerie et des aéronefs. Il y a dans cette faiblesse des pertes une part d’adaptation — déplacement de nuit, camouflage, dispersion — mais aussi sans doute une simple réduction du débit. On notera que le rapport des pertes matérielles reste toujours nettement en faveur des Ukrainiens, en grande partie parce que les Russes sont le plus souvent à l’attaque.

Il y a moins de pertes matérielles mais tout autant de pertes humaines, sinon plus. Pour la première fois, des officiels ukrainiens évoquent cette question, le président Zelenski, en premier pour évoquer des chiffres de 50 à 100 morts dans le Donbass, et jusqu’à 150 à 200 pour l’ensemble du front, avec par ailleurs cinq fois plus de blessés. C’est vraisemblable et c’est évidemment beaucoup, sans doute plus que pendant la première phase de la guerre. Comme en même temps les pertes en véhicules de combat diminuent, on en conclut que ceux-ci sont moins impliqués dans des combats où l’artillerie russe doit faire 2/3 des pertes ukrainiennes. Cette proportion doit être un peu moindre du côté russe où on tombe aussi beaucoup fauchés par les projectiles directs des canons mitrailleurs et mitrailleuses, des armes antichars, des snipers — très importants dans les combats statiques — et parfois des fusils d’assaut lorsqu’il y a parfois des combats rapprochés.

Bien entendu quand on passe d’une macro-perspective (l’art opératif) au micro (la tactique et les combats) et que tous ces moyens ne sont dispersés sur l’ensemble du front mais concentrés dans seulement certains secteurs, ces secteurs s’appellent l’enfer.

Crise schumpetérienne

Ce nouveau contexte opératif trouble plus les deux adversaires qui ont conservé des volontés de conquête ou de reconquête.

Au regard des moyens disponibles, la Russie décide de se concentrer sur la « libération » complète du Donbass, au moins dans un premier temps. Du côté ukrainien, les choses sont plus délicates. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ du 24 février, il aurait peut-être été possible de proposer un accord de paix, mais maintenant l’Ukraine se trouve dans la position de la France à la fin de 1914 alors qu’une partie de son territoire a été envahi. Le statu quo paraît difficilement envisageable alors qu’il y a peut-être encore la possibilité d’une libération, mais dans le même temps, on ne sait comment faire pour repousser l’armée russe avec le modèle de forces actuel.

Il n’y a pas d’autre solution pour sortir de cette crise schumpetérienne (de moins en moins de résultats avec toujours autant de morts) que de changer de modèle en quantité et en qualité mais cela prendra du temps.

Pour l’instant, les Russes ont à nouveau l’initiative des opérations. S’appuyant sur un front continu et non sur des flèches, et proches de leurs bases ferroviaires, ils peuvent organiser des flux logistiques routiers plus courts et mieux protégés que durant la guerre de mouvement. Dans la mesure où il faut une grande concentration de moyens pour obtenir des résultats, les forces sont redistribuées en fonction des postures offensives ou défensives des secteurs de combat. D’Izium à Horlivka, le pourtour nord du Donbass encore tenu par les Ukrainiens est entouré d’une cinquantaine de groupements tactiques russes ou LNR, plus au moins sept brigades d’artillerie sur une centaine de kilomètres, les autres secteurs ne disposent de leurs côtés que d’un groupement tactique tous les 10 à 20 km. Ces secteurs défensifs n’ont pour d’autres missions que de tenir le terrain et de fixer l’ennemi, éventuellement par des contre-attaques limitées.

Dans le secteur principal qui va Izium à Horlivka (15 km nord de Donetsk), il s’agit de s’emparer des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (S-K) et Severodonetsk-Lysytchansk (S-L) distants l’un de l’autre de 80 km. Une fois ces villes prises, il ne restera plus que la prise de la petite ville et nœud routier de Pokrovsk quelques dizaines de kilomètres plus au sud pour considérer que le Donbass est conquis.

Cette zone clé est défendue initialement par 12 brigades ukrainiennes de manœuvre, territoriales ou de garde nationale ainsi que plusieurs bataillons de milices. On peut estimer alors le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et plus encore pour les appuis aériens.

Les groupements tactiques engagés sont rattachés aux trois grandes zones d’action : au nord de S-K, autour de S-L et entre Popasna et Horlivka sur la frontière avec les LNR-DNR, sous divers commandements peu clairs. Les groupements tactiques y sont en fait le plus souvent des bataillons de manœuvre alors que les batteries sous regroupées plus en arrière en masse de feux. Le commandement russe a également formé une « réserve générale » avec 15-20 bataillons de ses meilleures unités, troupes d’assaut par air, troupes de marine, mercenaires Wagner ou gardes nationaux tchétchènes, au passage rien qui ne fasse partie de l’armée de Terre russe qui n’avait pas compris qu’elle aurait besoin d’une puissante infanterie d’assaut. C’est cette réserve générale qui va faire la différence.

La méthode utilisée est celle du martelage à base d’attaques de bataillons. Une attaque type voit ce bataillon tenter de pénétrer dans l’enveloppe de feu de la défense, en espérant que celle-ci a été neutralisée au maximum par l’artillerie et en projetant lui-même autant que possible de la puissance de feu par ses véhicules et ses armes portatives. De cette confrontation se dégage de part et d’autre une impression très subjective sur la possibilité de l’abordage. Tant que celui-ci apparaît comme possible, l’attaquant continue à avancer. Dès que cet espoir disparaît, la tentation devient très forte de se replier. Le raisonnement est évidemment inverse pour le défenseur qui se replie souvent avant que le contact ait eu lieu dès lors que celui-ci est certain. Ce n’est pas forcément très meurtrier au regard de la puissance de feu déployée, il faut plusieurs centaines d’obus et des milliers de cartouches et d’obus légers pour tuer un seul homme, mais très éprouvant. La solidité des bataillons d’infanterie, proportionnelle à leur qualité tactique, mais pouvant fluctuer en fonction de l’usure et des résultats, est évidemment essentielle.

Tout le secteur est ainsi martelé à partir du début d’avril. Il s’agit d’abord de partir d’Izium pour essayer de déborder toute la zone cible S-K et S-L par l’ouest. Les trois brigades et les milices ukrainiennes du secteur échangent de l’espace peu stratégique contre du temps — un kilomètre par semaine, comme sur la Somme en 1916 — et de l’usure. Ne parvenant pas à obtenir d’avantage décisif dans ce secteur, l’effort est reporté sur la zone au nord-est de Sloviansk dans la zone forestière autour de la rivière Donets. À force d’attaques, la position clé de Lyman est abordée de plusieurs côtés par les Russes puis évacuée par les Ukrainiens le 27 mai. La pression s’exerce maintenant sur toute la poche ukrainienne formée au nord de Sloviansk après les progrès russes à son est et à son ouest. Encore plusieurs semaines de combats en perspective avant même d’aborder Sloviansk. Les Russes progressent beaucoup moins vite en Ukraine que les Alliés en France en 1918.

La progression est aussi lente dans la périphérie de Severodonetsk, la seule grande ville ukrainienne sur la ligne de front. Au nord, la petite ville de Rubizhne (56 000 habitants) est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. Au début du mois de juin, Severodonetsk elle-même est abordée, alors que la ville ne peut être ravitaillée que par les ponts qui la relient à Lysychansk.

La seule grande victoire russe de la guerre de position le 7 mai à Popasna (22 000 habitants), 50 km au sud de Severodonetsk, après six semaines de combat et grâce à l’engagement de la Réserve générale. La prise du point haut de Popasna s’accompagne d’une percée de quelques kilomètres, la seule réalisée dans cette phase de la guerre, dans toutes les directions menaçant en particulier la route principale qui alimente S-L.

Les forces ukrainiennes sont placées dans un dilemme. Les petites attaques qu’elles ont menées dans les zones russes en posture défensive ont obtenu quelques succès, en particulier du côté de Kharkiv, mais sans obtenir rien de décisif qui puisse au moins soulager le Donbass. Il leur faut choisir entre le repli de la poche de S-L pour éviter de voir plusieurs brigades se faire encercler ou la résistance ferme voire la contre-attaque. Elles choisissent la seconde option. Avec les renforts, il y a désormais 13 brigades de manœuvre et même 3 brigades de territoriaux, parfois engagées dans des attaques, ainsi que plusieurs bataillons de milices dans le combat pour la poche de Severodonetsk-Lysytchansk, soit presque un tiers du total de l’armée ukrainienne. C’est un pari très risqué.

L’ordinaire et l’extraordinaire

Parmi les mystères de cette guerre, il y a celui du combat sur les arrières, du combat de partisans pour employer la terminologie locale ou encore du combat extraordinaire chinois par complémentarité avec le combat régulier ordinaire. On trouve peu de choses sur l’emploi des spetsnaz russes, peut-être 8 000 à 10 000 engagés en Ukraine, sinon pour décrire une mission de protection sur les arrières…russes contre l’action possible des Forces spéciales ukrainiennes, qui elles-mêmes ont conduit quelques raids de destruction en Russie. Sans doute ces unités sont-elles surtout employées pour renseigner en profondeur.

On sait qu’il y a de nombreux actes de résistance civile dans la zone sud occupée, autrement dit non violents, beaucoup de renseignements donnés par la population aux forces centrales et quelques actes de sabotage, mais on se trouve loin d’une guérilla organisée qui tant d’un point de vue politique, pour signifier l’hostilité à l’occupant, que militaire serait un grand renfort pour l’Ukraine alors que la guerre a tourné au bras de fer. Les super-régiments territoriaux évoqués plus haut, les mêmes qui auraient fait beaucoup plus mal aux groupements tactiques russes auraient pu une fois dépassés constituer la base de cette résistance, régulière et/ou clandestine. Le terrain plutôt ouvert ne se prête pas forcément à une guérilla, mais la densité des forces russes y est aussi très faible. Cela n’a clairement pas été anticipé, mais cela peut toujours monter en puissance malgré ou à cause d’une répression qui risque d’être féroce.

Pour conclure, on se trouve loin en Ukraine du combat mobile blindé-mécanisé comme pendant les guerres israélo-arabes ou la guerre du Golfe (1990) ou même l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. C’est de la guerre de haute intensité évidemment, mais d’une forme inédite qui emprunte aussi beaucoup au passé. Innover c’est parfois se souvenir et il est probable que les unités de combat à venir ne ressembleront plus à celle de 1945.

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (2e partie- Routes, bastions et corrosion)

Le 24 février, l’armée russe lance ses armées dans le plus pur style des «offensives à grande vitesse» soviétiques déjà expérimentées à petite échelle et avec succès dans le Donbass en 2014 et 2015. C’est très ambitieux et confiant puisque les Russes engagent presque simultanément la totalité de leurs forces.

Le modèle blindé mobile à l'épreuve

L’objectif opératif paraît assez clair : s’emparer de Kiev et de Kharkiv, atteindre le plus vite possible le fleuve Dniepr afin d’encercler l’armée ukrainienne dans le Donbass par le nord et le sud, puis sans doute de prendre Odessa.

Trois groupes d’armées sont constitués à cet effet : au Sud, les 58e armée puis la 49e doivent sortir de Crimée, s’emparer de toute la région sud du Dniepr jusqu’au Donbass et pousser autant que possible vers Odessa. Le «groupe Donbass» avec les deux corps d’armée séparatistes et les 8e, 20e et 6e armées russes doit fixer les forces ukrainiennes dans le Donbass, s’emparer complètement de la province de Louhansk et de la ville de Kharkiv puis sans doute progresser vers Dnipropetrovsk en parallèle de la 1ère armée blindée de la Garde qui, elle, doit probablement s’emparer de Tcherkassy et Krementchouk, sur le Dniepr. Le groupe Nord enfin, avec les 36e, 35e et 41e armées en Biélorussie et la 2e armée de la Garde venue de Russie doit s’emparer de Kiev.

Il faut donc imaginer la France de 1940 abordée sur toute sa frontière de la Manche à la Méditerranée par une armée allemande réduite à ses deux divisions aéroportées et ses dix divisions de Panzers, mais renforcées de brigades de lance-roquettes multiples et de centaines d’hélicoptères et d’avions d’attaque à la place des Stukas, tandis que le pays sera frappé dans toute sa profondeur par des attaques cinétiques – missiles ou raids aériens - ou électroniques. En face, la France serait défendue sur tout le territoire, avec une ligne fortifiée face à la zone la plus sensible, par un maillage de 37 régiments de manœuvre d’active ou de réserve, renforcés par autant de régiments de réserve pour la défense de zones.  

Première constatation au bout de quelques jours de guerre : le réseau de communication physique ou informationnel ukrainien dans la profondeur résiste aux attaques. Ce n’est pas l’essentiel du propos, mais cela va évidemment avoir une influence sur la conduite des opérations terrestres. Deuxième constatation, le ciel n’est pas complètement aux mains des Russes qui ne parviennent pas à détruire les capacités de l’armée de l’Air ukrainienne qui maintient ainsi une capacité de guérilla aérienne. Les Ukrainiens conservent une défense sol-air à différentes couches qui entrave l’action des aéronefs russes, de plus en plus réduits au rôle de Sturmovik. La menace est réelle pour les forces terrestres ukrainiennes, mais pas complètement paralysante.  

L’opération russe réussit au Sud, plutôt étonnamment d’ailleurs, car les sorties étroites de la péninsule paraissaient les endroits les plus faciles à défendre de l’Ukraine. La mobilité opérative des unités de la 58e armée joue à plein en profitant de la surprise et ses deux divisions motorisées foncent sur les routes E97 et E105 pour atteindre dès le premier jour respectivement Kherson sur le fleuve Dniepr et Melitopol. Melitopol puis le port de Berdiansk sont pris le lendemain, Kherson résiste une semaine avant de tomber. Le port de Marioupol sur la mer d’Azov est encerclé le 3 mars par le 1er corps DNR et la 150e division motorisée de la 8e armée, renforcés par une brigade d’infanterie navale débarquée à Berdiansk. Mais cette fois les Ukrainiens résistent fermement.

Le modèle russe a donc parfaitement fonctionné dans le Sud. On manque encore d’éléments pour comprendre exactement pourquoi, mais il est clair que la 58e armée a complètement surpris le commandement régional ukrainien Sud qui ne soupçonnait peut-être pas la puissance des forces russes en Crimée, dont beaucoup étaient venues du Caucase par le pont de Kerch. Contrairement aux autres armées largement recomposées, la 58e armée était la plus cohérente et elle a été renforcée de bonnes troupes comme une brigade d’infanterie navale, les brigades de reconnaissance et de spetsnaz du 22e corps, et surtout une division et une brigade d’assaut par air, qui ont servi comme infanterie d’assaut à Kherson.

Le groupe d’armées du Sud est cependant stoppé dès que la défense ukrainienne s’organise. Plusieurs brigades ukrainiennes s’installent solidement dans le port de Mykolaev entre Kherson et Odessa. L’armée russe est une armée de routes, or Mykolaev est un nœud routier. Sa prise est donc indispensable aux Russes pour poursuivre les opérations au-delà du Dniepr et surtout prendre la M14 vers Odessa. Le problème est que le modèle russe n’est pas fait pour le combat dans une grande ville solidement tenue.

Les Ukrainiens tiennent à Mykolaev et les tentatives pour contourner la ville par le Nord échouent. La 7e division d’assaut aérien effectue un raid motorisé jusqu’à Voznessensk 90 km au nord-ouest de Mykolaev, autre point clé, mais menacée d’être coupée sur ses arrières, elle est obligée de se replier en catastrophe. Une autre tentative pour pousser cette fois vers Kryvyï Rih une centaine de kilomètres au Nord-Est échoue également sensiblement pour les mêmes raisons et la médiocrité des routes.

L’armée russe est une armée blindée, mais sa logistique s’effectue en camions, qui ont encore plus besoin de belles routes que les véhicules chenillés. Ses bases arrière sont des villes ferroviaires en périphérie de l’Ukraine et les obus et le carburant (80 % du poids) sont transportés par des allers-retours de camions de ces bases arrière jusque vers les bases de brigades/régiments à 5 km environ des groupements tactiques, qui n’ont normalement que 3 jours d’autonomie. Plus ces bases s’éloignent de la voie ferrée, plus les allers-retours sont longs et à nombre constant de camions plus le débit se réduit. Pour peu par ailleurs que cette première ligne ne soit pas un front continu au bout d’une flèche étroite, comme lors du raid de la 7eDAA vers Voznessensk, et la queue logistique devient également vulnérable.

Après deux mois d’efforts vains au-delà du Dniepr, les forces russes maintiennent la tête de pont de Kherson face à Mykolaev, s’appuient au nord sur le Dniepr très large et maintiennent à l’est une ligne de faible densité mais continue de Vassylivka, au sud de la grande ville de Zaporijjia inaccessible à 40 km, et jusqu’à la ville de Donetsk, capitale de la DNR.

Le modèle opérationnel russe fonctionne aussi dans la province de Louhansk, au nord du Donbass, où la 20e armée s’empare dès le 26 février du point clé de Starobilsk. Comme dans le sud, la région, plutôt ouverte et peu défendue est favorable aux mouvements blindés, est rapidement conquise, avant de buter là encore sur une défense ferme, cette fois à Severodonetsk et le long de l’axe forestier de la rivière Donets qui va jusqu’à Izyum. De son côté, la petite 6e armée a beaucoup plus de mal face à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, dans laquelle elle pénètre et finalement s’empêtre, avant de renoncer et de tenter de la contourner par l’est et de rejoindre la 20e armée dans la région d’Izium.

Avec cinq armées, l’effort principal russe se porte sur Kiev. Au nord-ouest de Kiev, un groupement d’assaut aérien (VDV) tente de s’emparer de l’aéroport Antonov à Hostomel par une opération aéromobile. L’opération est finalement un échec, enrayée au départ par une défense antiaérienne à courte portée qui a fait des dégâts dans les aéronefs, et surtout par la contre-attaque de 4e brigade de réaction rapide de la Police ukrainiennes, puis sans doute les Forces spéciales. Les VDV devaient être rejoints rapidement par la 35e armée venue de Biélorussie par ce qui semblait être l’axe le plus court. Le terrain y est cependant forestier et les bonnes routes sont rares. Les Ukrainiens y ont également le temps de couper le terrain, par des destructions de ponts ou des inondations qui freinent et canalisent les Russes. Lancée quelques jours plus tard pour relancer l’offensive plus à l’Ouest, la 36e armée se retrouve ainsi bloquée pendant deux semaines sur 65 km de route. Les deux armées et le groupement VDV se trouvent ainsi bloqués dans une poche en périphérie nord-est de Kiev avec des axes rares verrouillés par de petites villes tenues par les forces ukrainiennes.

On retrouve le même phénomène à plus grande échelle dans le nord-est avec trois armées, la 41e venant de Biélorussie au nord et la 2e venant de Russie, bloquées sur les rares bonnes routes de la région par la résistance ukrainienne à Chernihiv, Nijyn ou Nokotop. La 2e armée contourne la difficulté en contournant la zone de Nyzhyn par le sud pour rejoindre la grande route H07 en direction de Kiev. La 1ère armée blindé de la garde, la plus puissante de toutes avec trois divisions et sans doute 20 groupements tactiques doit changer de cap pour rejoindre à son tour la route H07 avec cette difficulté que ce grand axe est bloqué près de la frontière par la résistance ukrainienne à Soumy.

Pour progresser sur vers Kiev sur la route H07, les 2e et 1ère armées russes sont obligées de former des flèches et même de très longues flèches de plusieurs centaines de kilomètres. La logistique y devient de plus en plus compliquée. La force qui avance se réduit ainsi au fur et à mesure en fonction de la réduction du débit logistique et des nécessités de défense d’axe. Au bout du compte, la périphérie est de Kiev n’est abordée dans la région de Brovary qu’avec une poignée de groupements tactiques qui sont stoppés.

A la fin du mois de mars, les cinq armées russes se trouvent donc dispersées dans le nord de l’Ukraine, bloquées devant les villes et harcelées sur leurs arrières, incapables de s’emparer ou même d’encercler de Kiev. Le commandement russe décide de les replier, ce qui est plutôt bien organisé, au moins pour les trois armées du nord-est qui reviennent en Biélorussie et en Russie sans encombre. C’est plus difficile pour les forces dans la poche au nord-ouest de Kiev, où la manœuvre rétrograde s’effectue sous la pression ukrainienne sur un terrain difficile et coupé. Les Russes y perdent beaucoup de matériel en plus de leur honneur.  

Bastions et corrosion

Dans cette confrontation des modèles, l’avantage initial a plutôt été du côté russe en jouant de l’effet de surprise et de l’impréparation ukrainienne dans certains secteurs. Certaines colonnes blindées ont pu ainsi progresser de 50 km par jour pendant quelques jours, ce qui a permis au moins de s’emparer de trois villes de plus de 100 000 habitants, et d’un espace stratégique au nord de la Crimée.

Le modèle blindé mobile, surtout dans sa version russe, engendre sa propre entropie même sans opposition. Il faut imaginer plusieurs milliers de véhicules blindés d’une moyenne d’âge de 40 ans et gros consommateurs de carburant lancés dans une grande course de 500 km avec un échelon logistique sous-dimensionné et qui a du mal à suivre. Même sans combat, des unités ont dû s’arrêter tous les 150 km par manque de carburant, et surtout abandonner en position délicate des véhicules en panne ou accidentés, avec le casse-tête de la gestion des hommes qui étaient à bord alors que tous les autres véhicules sont pleins, alors que la capacité de réparation sur les lieux mêmes est des plus réduites. Les unités blindées russes sont complexes, leur désorganisation intervient très vite avec les pertes.

Bien entendu, cette entropie augmente de manière exponentielle dès que survient une opposition. L’opposition préférée pour le modèle russe est celle d’unités conventionnelles symétriques en terrain ouvert, décelée le plus loin possible grâce aux capteurs avancés -véhicules de reconnaissance-hélicoptères-drones. À partir de là, le petit poste de commandement du groupement tactique doit organiser une manœuvre à partir de 8 à 10 compagnies, un chiffre qui dépasse la capacité de manipulation cognitive de cinq éléments surtout sous la pression. Elle est donc simple et s’articule autour du sous-groupement des unités de chars et d’infanterie, qui doivent attaquer ou défendre d’un bloc, et du sous-groupement artillerie qui doit frapper jusqu’à 20 km environ avec les obusiers ou jusqu’à 90 km avec les lance-roquettes multiples, le tout protégé des aéronefs par une batterie anti-aérienne mobile.La manœuvre idéale est de parvenir à fixer l’ennemi par une attaque ou un coup d’arrêt et de le livrer aux feux de l’artillerie, tandis que les groupements tactiques suivants contournent, attaquent de flanc ou encerclent cet ennemi.

Le problème est que les Ukrainiens ont tout fait pour éviter cela, en ne combattant de manière solide qu’en terrain fermé et en combattant de manière fluide en terrain ouvert.

Le terrain fermé est celui des positions retranchées, des bois, des montagnes et surtout des villes, bref tous les endroits où on peut difficilement être vus et dont la contexture divise l’efficacité des feux puissants et à distance. Le terrain fermé et en particulier urbain est donc en attaque comme en défense, celui du combat rapproché de précision, donc celui de l’infanterie, ce qui n’exclut pas l’emploi de véhicules blindés. On peut même imaginer de former des régiments d’infanterie urbaine entièrement organisés et équipés pour la défense ou la conquête des villes. Pour une «armée sans infanterie» comme est parfois qualifiée avec exagération l’armée russe, une seule brigade ukrainienne solidement retranchée dans une ville de plus de 50 000 habitants, et il y 83 en Ukraine, est un problème et ce problème croit géométriquement avec la taille de la ville, le volume des forces qui la tiennent et leur qualité. La 1ère brigade blindée ukrainienne associée à une brigade territoriale, une brigade de garde nationale (police) et des milices (l’Ukraine est très tolérante avec les armées privées) a formé une «division de bastion» à Tchernihiv, ville de 290 000 habitants et de 80 km2 à l’extrême nord du pays, qui a tenu tête à toute la 41e armée russe.

Dans toute cette première phase, les Russes ont conquis sans combat deux villes de plus de 100 000 habitants, Melitopol et Berdiansk, et après un combat d’une semaine la ville de Kherson, en grande partie parce qu’ils y ont engagé leur meilleure infanterie, avec 7e division d’assaut aérien, face à une brigade motorisée ukrainienne sans doute de moindre qualité et qui n’a pas eu le temps de bien s’organiser. Ils ont pénétré dans un tiers de Kharkiv avant de s’en retirer et ont encerclé Tchernihiv, Nijyn, Nokotop et Soumy, avant d’être obligés d’en lever le siège. Le seul siège réussi est celui de Marioupol, prise après trois mois de combat.

Il est assez étonnant que l’armée de Terre russe n’ait pas pris en compte au préalable ce problème qui aurait pu largement être anticipé, mais peut-être cela aurait imposé une transformation trop importante de leur modèle de forces, au profit de l’infanterie (et donc au détriment d’autres armes plus prestigieuses en Russie) et avec la nécessité pour ce combat centralisé d’avoir des cadres subalternes de qualité et capables d’initiative. C’était une difficile innovation culturelle que les Ukrainiens ont en partie réussi mais pas les Russes. En attendant, les Russes surutilisent leur bonne infanterie – troupes d’assaut aérien, infanterie de marine, gardes nationaux tchétchènes, mercenaires Wagner, tous hors de l’armée de Terre – détournés de leur mission initiale, un grand classique, pour mener les combats rapprochés.

Et puis, il y a le combat en terrain ouvert, qui ne l’est en fait jamais complètement hors déserts de sable.  Au bout d’un mois de combats, selon le site open source Oryx, les Russes ont perdu sur l’ensemble du théâtre, mais surtout dans la région de Kiev, 342 chars de bataille et 641 véhicules blindés d’infanterie divers. Ce sont des pertes documentées et donc sans doute inférieures à la réalité. Ces pertes matérielles peuvent paraître relativement faibles au regard par exemple de la guerre du Kippour (3 000 chars de bataille perdus dans tous les camps en 19 jours) mais elles sont considérables pour les armées modernes en format réduit. Il y a là le capital matériel complet de 20 groupements tactiques, sur 128 engagés initialement, et au passage presque deux fois ce que la France pourrait simplement réunir pour son «hypothèse d’engagement majeur».

Le plus étonnant est que les pertes ukrainiennes en véhicules de combat, là encore sous-estimées, sont environ quatre fois inférieures aux pertes russes. On obtient généralement de tels écarts de pertes entre les deux adversaires lors de batailles ayant abouti à une dislocation de l’ennemi, provoquant ainsi de nombreuses pertes matérielles, souvent par capture ou par abandon, ainsi que de nombreux prisonniers. Rien de tout cela en Ukraine en 2022 hormis à Marioupol, seule bataille ayant abouti à la destruction complète de brigades mais côté ukrainien. Les Ukrainiens de leur côté n’ont détruit aucune brigade ou régiment russe, même pendant le repli de Kiev. On en conclut qu’il s’est surtout agi sur de petits combats fragmentés de type «fight and flight» que l’on pourrait traduire par «tire en premier et part avant le tir d’artillerie russe».

Pour réussir ce type de combat, il faut bénéficier de la supériorité de l’information. C’est globalement le cas pour les forces Ukrainiennes, grâce à l’aide «par en haut» du renseignement américain, mais aussi et c’est plus nouveau par «en bas» par la multiplication des capteurs civils comme les drones du commerce mais aussi simplement les smartphones, avec une bonne capacité de fusion de données. La guerre numérisée est une réalité du côté ukrainien grâce à une liaison Internet maintenue. Associé à la posture défensive et à la prévisibilité des déplacements russes, cette supériorité de l’information permet à des forces ukrainiennes légères et discrètes régulières ou privées comme l’escadre de drones Aerorozvidka, d’avoir le plus souvent l’initiative des combats.

Les combats eux-mêmes se limitent souvent à de courtes frappes et/ou embuscades terminées avant que l’artillerie du groupement tactique ou des brigades de l’armée puisse être activée. Avec un bon capital humain, les groupements tactiques russes peuvent être redoutables. Le 11e régiment de cavalerie américain, organisé et équipé à la soviétique et qui sert de force d’opposition dans le Centre national d’entraînement de Californie, bat (virtuellement) la très grande majorité des brigades de l’US Army qui lui sont opposée, mais son encadrement, des chefs de groupe au commandant de régiment, est bien formé et l’unité est surentraînée. Ce n’est visiblement pas le cas dans la plupart des groupements tactiques russes où tout tourne autour d’un petit poste de commandement qui réfléchit sans avoir l’habitude de manœuvrer et des officiers subalternes à qui on demande d’obéir strictement et d’appliquer des schémas qu’ils ne maitrisent pas bien. Un tel mode de fonctionnement est particulièrement mal adapté à réagir aux surprises, pourtant fréquentes, et tend à générer des manœuvres offensives réduites à leur plus simple expression.

Il est intéressant de noter que les Russes ont aussi perdu 150 pièces d’artillerie et plus de 660 camions en un mois, deux nombres très élevés qui témoignent que leur profondeur et même leur arrière ont pu être frappés, en particulier et c’est logique dans les flèches vulnérables qui ont pu être formées en particulier dans le nord-est du pays.

On manque d’informations sur les causes de destruction des véhicules, mais on est frappé par l’abondance de l’armement antichar léger de l’infanterie ukrainienne, surtout après les premières livraisons d’armes, et l’efficacité des systèmes à tir plongeant comme les roquettes NLAW jusqu’à 500 m, puis les missiles Javelin ou Stugna P à plusieurs kilomètres. Ces armes ont la particularité d’être «tire et oublie» et de frapper les toits des chars, leur zone la plus vulnérable, et percer un char russe jusqu’aux obus dans le plancher fait souvent sauter la tourelle. On conçoit que pris dans une embuscade et sous des tirs indirects, les équipages russes soient tentés de sortir de chars dont par ailleurs tout le monde sait qu’ils sont abondants dans les stocks et donc consommables. Des lance-roquettes plus classiques peuvent avoir le même effet en ville utilisés en hauteur dans des bâtiments. Le deuxième système destructeur est celui des drones armes à bas coûts et donc nombreux, qui produisent le même effet de tirs plongeants et à jusqu’à 8 km, parfois plus. Des drones rodeurs Switchblade 300 ou, surtout 600 (jusqu’à 80 km) peuvent avoir le même effet pour des prix réduits. Les Ukrainiens n’en disposaient pas durant cette phase. Ils auraient fait des ravages sur la colonne bloquée sur 64 km. Le troisième système destructeur est l’artillerie lorsqu’elle devient hyperprécise – un obus, un véhicule - grâce aux munitions guidées et aux drones. Le « feu du ciel antichar » est sans doute le principal atout comparatif ukrainien contre lequel les colonnes blindées russes, et sans doute celles de toutes les armées, sont pour l’instant mal protégées.

En résumé, ce n’est pas le char qui est mort en Ukraine durant cette première phase, mais peut-être le modèle équilibré de grandes unités organisées autour du char de bataille, au profit d’une nouvelle différenciation entre des unités à forte puissance de feu lointain et indirect mais très fluide ou au contraire des unités hyperprotégées pour les milieux denses, une sorte de retour aux divisions (très) légères mécaniques et aux divisions cuirassées.

(à suivre)

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (1ère partie- Du design de l'acier)

Pour essayer de comprendre comment les troupes de mêlée – infanterie, chars - sont employées de part et d’autre dans la guerre en Ukraine, il faut revenir à la manière dont les combats étaient envisagés. La force terrestre russe engagée en Ukraine est l’héritière directe des conceptions soviétiques de l’art opératif industriel. Presque entièrement motorisée et sous blindage, son objectif est de provoquer un «choc opératif» en disloquant les dispositifs adverses par des pénétrations rapides en profondeur afin de s’emparer ou de détruire au plus vite des points ou des objectifs clés. Ainsi transpercé, coupé des flux de logistique et de commandement et écrasé à l’avant par les feux le dispositif ne peut que se disloquer, à la manière des opérations Bagration en juin-août 1944 en Biélorussie ou Tempête d’août en août-septembre en Mandchourie, qui restent les modèles purs et parfaits à reproduire.

Petit retour sur le concept de division blindée

L’instrument premier de ces «offensives à grande vitesse» est la grande unité blindée dont les contours ont été établis à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le fer de lance est constitué par les bataillons de chars de bataille, mais aussi puissants soient-ils, ceux-ci ne peuvent pas tout faire. Ils ne sont pas forcément à l’aise dans certains terrains denses et doivent faire à des menaces multiples, comme les chars ennemis bien sûr, mais aussi et peut-être surtout toute une série d’ «anticorps» qui sont apparus depuis l’origine des chars : canons de campagne, fusils antichars, canons antichars tractés ou portés, roquettes à charge creuse lancées à l’épaule ou depuis un aéronef, canons sans recul, puis bien sûr les missiles, à charge unique, puis tandem, piloté puis guidés puis en « tire et oublie », tous annoncés comme devant «tuer le char».

En fait, s’il y a des grandes frayeurs, comme après les destructions de la première force de chars française à Berry-au-Bac en avril 1917 ou après les combats d’octobre 1973 dans le Sinaï, le char a toujours survécu. Il a survécu par ses adaptations propres d’abord : amélioration et poids du blindage d’acier, blindage composite, réactif, défense active (radars de proximité et neutralisation des projectiles), canon principal jusqu’au calibre 120-125 mm dans les années 1980, armes secondaires anti-personnel, meilleure conduite de tir, etc.

Il a survécu ensuite grâce à la coopération des autres armes. Dès 1917 en France, on a un régiment — le 262e RI — qui est dédié à l’aide aux chars qui eux-mêmes sont censés ouvrir la voie aux bataillons d’infanterie. En 1918, chars et fantassins, qui évoluent tous au rythme de l’homme à pied sur le champ de bataille, sont intimement associés avec des batteries d’artillerie et même des avions d’infanterie. On imagine alors mettre tout ce monde sous acier et sur chenilles en 1919 pour former des divisions cuirassées, lourdes et lentes mais irrésistibles. La cavalerie, qui comprend comment des véhicules blindés plus mobiles et alors donc légers, peuvent l’aider à remplir ses missions dans un cadre industriel, développe de son côté le concept de division légère mécanique.

Le char est forcément, comme sur les pions classiques de wargame, un arbitrage entre attaque, défense et déplacement. Les « chars de bataille » qui apparaissent pendant la Seconde Guerre mondiale, comme les T-34, Panther, Panzer IV canon long ou les M4-Sherman, puis M-26 Pershing, constituent un bon compromis d’engin apte à tout qui efface les distinctions d’avant-guerre. On retrouve les mêmes caractéristiques dans les grandes unités dont ils font partie, à côté d’une infanterie et d’une artillerie également blindées, et souvent chenillées, entourées de petites unités complémentaires de reconnaissance de véhicules rapides à roues ou de génie.

La division blindée (DB), avec une grande puissance de feu, protégée par l’acier et la coopération des armes, et d’une grande mobilité tant sur le champ de bataille (mobilité tactique) que sur les routes (mobilité opérative), paraît alors l’optimum de la fin de la révolution militaire industrielle commencée au milieu du XIXe siècle. Cette DB 1945 est souvent partagée en deux régiments ou brigades interarmes eux-mêmes partagés en kampfgruppen ou bataillons eux-mêmes interarmes lors des combats.

Dans ce cadre, l’infanterie mécanisée, motorisée selon l’appellation soviétique, ou simplement blindée, avec ses véhicules et leur armement principal de bord – mitrailleuse lourde ou canon-mitrailleur – et leurs hommes à pied fournit de nombreux petits systèmes d’armes destinés au combat de précision à une distance moindre de celle des tubes de chars. Les fantassins peuvent protéger, reconnaître des positions délicates en avant ou sur les côtés des chars, organiser une ligne de défense antichars car ce sont eux qui ont hérité des lance-roquettes et lance-missiles légers, s’emparer et occuper des positions, et en fait faire plein de choses que les autres ne peuvent pas faire comme par exemple prendre en compte les prisonniers. L’infanterie blindée est l’huile d’une machine qui sans elle casserait vite.

La grande unité blindée paraît incontournable aux armées modernes, au moins pour combattre en Europe sur un terrain plutôt ouvert et plein de routes ou de voies ferrées et sous un ciel qui n’est pas complètement aux mains de l’ennemi. Il y a cependant quelques problèmes.

Le premier est que tout ce capital matériel coûte très cher. Du M4 Sherman au M1 Abrams, le coût d’acquisition d’un char américain a augmenté de 10 % par an en monnaie constante. Il est probable que toutes les autres armées aient connu un phénomène semblable, qui s’applique aussi forcément à tous les autres équipements de l’unité. Comme les budgets d’équipements des forces terrestres n’augmentent pas, loin s’en faut à ce rythme, et que les unités blindées sont considérées comme indispensables, cela a eu forcément pour effet d’éliminer toutes les autres, réduites à des spécialités de niche. L’armée française de 1989 ne comptait plus que 15 petites divisions après mobilisation contre 105 quarante ans plus tôt, dont six blindées-chenillés et six autres presqu’entièrement sous acier à roues. L’Union soviétique n’échappe pas à ce phénomène de fonte, mais grâce à un effort colossal elle dispose à la fin de la guerre froide d’un potentiel de 165 divisions, toutes sous acier et souvent chenillées, des divisions blindées aux divisions motorisées en passant par les unités d’infanterie navale et aéroportées. La fin de cette guerre froide, le désarmement général, la professionnalisation des armées et l’orientation expéditionnaire ajoutent encore une forte cure d’amaigrissement tout en paralysant les innovations techniques. Les armées du XXIe siècle sont toujours équipées de matériels majeurs conçus à de 1970 à 1990.

Le second problème est une grande unité blindée, plus encore que les autres, nécessite en parallèle du capital matériel de disposer d’un riche capital humain. La valeur d’une division blindée est d’abord celle des hommes qui la composent. Le capital matériel, C pour employer les termes économiques est multiplié par un capital humain T (comme travail) qui réunit les compétences et la motivation des hommes. Si C ou T sont proches de zéro, la valeur tactique de l’unité sera également proche de zéro. On rappellera que si la supériorité numérique compte beaucoup au niveau d'une campagne militaire tout entière, les rapports de forces ne dépassent pas le 2 contre 1 sur les points de contact. Les résultats des combats de bataillons ne dépendent pas du nombre d’hommes, mais de la manière dont ils utilisent les armes, et ces résultats sont souvent déséquilibrés. Sur un point de contact, le très bon «gagne tout» face à un très mauvais, et cela peut même se passer très vite si le très bon, ce qui par principe arrive le plus souvent, frappe le premier.

Ces problèmes de design opérationnels posés, intéressons-nous maintenant à celui des forces qui manœuvrent en Ukraine (à suivre).

Du design des unités blindées russes

Les armées russes et ukrainiennes se sont également considérablement réduites en volume par rapport à 1991, mais elles ont eu au moins la sagesse de conserver des matériels en stock. Leur capital humain s’est effondré encore plus vite avant de remonter avec une série de réformes, à partir de 2008 en Russie et en Ukraine après les échecs de la guerre de 2014-2015.

L’armée russe qui est engagée en Ukraine en février 2022 ressemble ainsi beaucoup en volume, équipements et méthodes au Groupe de forces soviétiques en Allemagne (GFSA) dont les forces de l’OTAN se demandaient comment il parviendrait à atteindre le Rhin en quelques jours. La première différence est cependant que le GFSA et ses cinq armées était le fer de lance d’un ensemble beaucoup plus imposant dont les armées seraient venues le renforcer. Cette fois, le « groupe de forces russes en Ukraine » (GFRU) dispose de neuf armées plus les deux des républiques séparatistes du Donbass. Chacune de ces armées est cependant plus petite que celles de 1989 avec 15-20 000 hommes chacune, soit l’équivalent d’une seule grande division ou corps blindé de 1945, et surtout elles constituent toute la lance alors que le GFSA n’en était que le fer. Une autre différence était que l’armée soviétique était mieux organisée.

Les unités de manœuvre du GFRU sont les brigades autonomes ou les régiments des divisions blindées et motorisées. Et là, il y a un nouveau problème. L’armée de Terre et les forces d’assaut aérien russes, deux armées différentes, ont voulu conserver de la masse tout en se professionnalisant. Les Russes n’ont donc jamais eu assez de volontaires pour armer tous les postes et ont conservé la conscription pour armer un tiers d’entre eux. Or, les conscrits ne peuvent être engagés à l’étranger hors guerre officiellement déclarée, ce qui n’est pas le cas ici. Une brigade ou un régiment est donc obligé de se réorganiser pour être engagé au combat avec entre 20 et 40 % d’effectif en moins. Concrètement, on leur demande de constituer deux groupements tactiques (GT). En février 2022, on en compte ainsi 128. Un GT est formé de 700 à 900 hommes, au moins au début. C’est de fait la réunion sous un même commandement d’un bataillon de manœuvre et d’un bataillon diversifié d’artillerie.

Le bataillon de manœuvre type comprend une ou deux compagnies de chars, deux ou trois compagnies d’infanterie motorisée sur véhicules de gamme BMP (à chenilles) ou BTR (à roues) et une compagnie à 4 ou 5 véhicules antichars. Le design des véhicules et l’organisation des unités ont été conçus à l’époque soviétique pour combiner une bonne  capacité de surmonter chaque résistance rencontrée et la vitesse opérative, c’est-à-dire la possibilité d’avancer de 10 à 20 km/jour à l’intérieur du territoire ennemi.

Les véhicules sont taillés au plus juste. Les chars de bataille ex-soviétiques sont plus légers d’une vingtaine de tonnes par rapport aux équivalents occidentaux. La vie à l’intérieur d’un T-72 ou d’un T-80 y est donc également difficile, mieux vaut ne pas mesurer plus d’1m 60, et même très dangereuse avec des obus placés directement sous les pieds du tireur et du chef de char. Les véhicules de combat d’infanterie BMP 2/3 ou BTR 82 ne valent guère mieux en termes d’ergonomie. Conséquence également des petites dimensions des engins et du faible nombre de véhicules de soutien, par ailleurs non protégés, le groupement tactique n’a guère d’autonomie logistique et ne peut combattre longtemps sans être ravitaillé.

Les unités sont organisées a minima avec des compagnies de combat de chars ou d’infanterie à 10 véhicules. Les compagnies de chars n’ont ainsi que 30 hommes, puisque les équipages sont réduits à 3 hommes. Les compagnies d’infanterie sont commandées par un lieutenant ou un capitaine dans son véhicule. Chacune des trois sections est réduite à trois véhicules et 29 hommes dont 23 seulement débarqués qui forment trois petits groupes à sept. Le groupe n’est pas articulé pour manœuvrer, mais simplement servir de base de feu antipersonnel et antichar. D’une manière générale, il y a un décalage de niveau entre l’armée russe et les armées occidentales. On demande à un chef de section russe ce qu’on demande à un chef de groupe en France. La manœuvre de la section russe est limitée et sur un petit espace. Là encore, comme les cellules tactiques sont réduites, quelques pertes suffisent à affaiblir très vite l’ensemble.

Avec un maximum de neuf sections d’infanterie aussi faibles et rigides dans un ensemble à 120 véhicules en moyenne, les GT sont relativement rapides et puissants à grande distance par tous les obus direct et indirects qu’ils peuvent lancer, mais rapidement épuisés et en panne, surtout lorsqu’ils pénètrent dans des espaces denses. Et encore, on considère là que le capital humain est à son maximum, il semble quand même que ce ne soit pas toujours le cas, sauf peut-être dans les forces d’infanterie navale et surtout les forces d’assaut aérien, et ce n’est pas un hasard, ces forces d’élite attirant aussi les meilleurs.

Ces unités plus polyvalentes, puisqu’elles peuvent être engagées par mer ou par hélicoptères, sont de fait également des unités blindées équipées de véhicules de combat de type BMD. En résumé, c’est une unité d’infanterie blindée encore plus réduite afin d’être aérotransportable. Une compagnie d’assaut aérien (VDV) à 72 hommes comporte ainsi trois sections sur trois véhicules BMD-4M à seulement 21 hommes. Le bataillon comprend ses propres appuis avec une section de chars légers 2S5 et une section de mortiers portés de 120 mm 2S9. À condition de disposer des moyens de transport, hélicoptères lourds et avions de transport, et d’une supériorité aérienne locale, les 12 brigades ou régiments d’assaut par air russes (environ 2 500 hommes à chaque fois), constituent, avec les 4 brigades d’infanterie navale assez similaires, des unités intéressantes. Leur mission est normalement d’accélérer encore l’offensive à grande vitesse en s’emparant de points clés, en version légère héliportée ou lourde avec véhicules en avant des colonnes blindées.

Pour être complet, chaque armée dispose aussi souvent d’une brigade de 1 500 spetsnaz chargés de la reconnaissance et des sabotages en profondeur et la 45e brigade de Forces spéciales est censée faire de même au niveau opératif à partir du nord-ouest de Kiev. On va trouver aussi rapidement quelques unités de la Garde nationale (Rosgvardia), normalement dédiées au maintien de l’ordre dans les zones arrière et conquises, mais dont certaines unités comme les Tchétchènes participent au combat comme infanterie légère, ainsi que des groupements de mercenaires Wagner.

Pendant ce temps en Ukraine

Les structures ukrainiennes sont légèrement différentes, malgré des équipements majeurs semblables. On compte 38 brigades d’active ou de réserve, très diverses (blindée, mécanisée, motorisée, montagne, assaut aérien, aéroportée) selon les dosages de bataillons de chars de bataille ou d’infanterie de 300 à 400 hommes. L’artillerie ukrainienne est bien moins volumineuse que celle de l’armée russe, aussi les Ukrainiens n’ont-ils pas constitué des associations manœuvre-artillerie comme les GT russes mais plus classiquement des bataillons chars-infanterie avec quelques appuis limités, souvent des mortiers. La densité d’infanterie y est également plus élevée que dans les GT russes. Les véhicules étant les mêmes que ceux des Russes, les compagnies ukrainiennes, pour ce que l’on en sait ont aussi sans doute des mêmes caractéristiques.

Contrairement aux Russes cependant ces bataillons de manœuvre sont plus cohérents puisqu’engagés directement au combat et non restructurés en se séparant des conscrits. Un effort considérable a également été fait avec l’aide des pays anglo-saxons pour constituer un corps de sous-officiers plus solide que celui des Russes et mettre en place des méthodes de commandement différentes, moins axées sur l’application stricte d’ordres et de schémas et plus sur le fonctionnement décentralisé par missions. Avec un effort de formation solide des réservistes, envoyés systématiquement sur le front du Donbass, et beaucoup plus de cadres ayant participé aux combats de 2014-2015 que du côté russe, on peut en ajoutant une motivation générale indéniable considérer un capital humain sans doute assez hétérogène, mais en moyenne supérieur à celui des unités équivalentes russes.

L’armée de manœuvre peut s’appuyer aussi sur un maillage de plusieurs dizaines de brigades de l’armée territoriale, de la Garde nationale du ministère de l’Intérieur, dont la 4e de réaction rapide (blindée) et d’un certain nombre de milices (Azov, DUK, Donbass, etc.), soit un ensemble disparate et de valeur très inégale de bataillons d’infanterie légère capables de compléter l’action des unités de manœuvre plus lourdes et de tenir des zones denses.

Toutes ces forces ukrainiennes sont organisées par commandements régionaux et employées selon une stratégie qui se veut forcément défensive. Les Ukrainiens se souviennent de la destruction en quelques minutes d’un bataillon mécanisée à découvert le 11 juillet 2014 par les lance-roquettes russes, puis des défaites d’Ilovaïsk en août 2014 et surtout de Debaltseve en janvier-février 2015 face aux groupements tactiques russes renforcés de milices séparatistes et alors qu'à l’époque, l’aviation et les hélicoptères d’attaque russe n’étaient pas intervenus. Ils redoutent donc d’engager leurs forces sous les enveloppes des tirs russes à longue portée, mais espèrent pouvoir freiner, stopper et user les colonnes ennemies dans les terrains denses, fortifiés, forestiers et surtout urbains. 

Voyons comment tout cela a fonctionné.

(à suivre)

❌