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☐ ☆ ✇ Orient XXI

« On a pris des risques pour aller à la plage parce qu'on aime la vie »

Par : Rami Abou Jamous — 26 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mercredi 24 avril 2024.

Aujourd'hui, il faisait à peu près 36 degrés. En rentrant des courses, j'ai annoncé à famille qu'on allait à la plage. Ça les a un peu étonnés parce qu'on sait que c'est un endroit risqué, les navires de guerre israéliens tirent régulièrement. Je savais qu'on ne serait pas les seuls, vu la température. Beaucoup de gens vont à la plage car la chaleur est insupportable sous les tentes.

On aurait pu croire en arrivant que c'était une journée d'été ordinaire à Gaza : il y avait beaucoup de monde sur la plage comme avant la guerre, des enfants construisaient des châteaux de sable ou fabriquaient des cerfs-volants aux couleurs du drapeau palestinien. À cette différence près : pour voir la mer, il fallait descendre de la corniche envahie par les tentes des déplacés.

On oubliait tout

Beaucoup de femmes étaient là pour laver le linge, parce qu'il n'y a pas d'eau. C'est vrai que l'eau de mer ne lave pas bien à cause du sel, mais elles n'ont pas le choix. Il y avait des marchands ambulants qui vendaient des petits gâteaux pour les enfants, d'autres qui faisaient du pain chaud et des feuilletés au fromage avec des fours en argile qu'ils avaient transportés jusque-là. Ils avaient du bois pour allumer le feu. Certains vendaient des vêtements d'occasion usés pour femmes ou pour enfants.

Les femmes se baignaient avec leur tenue de prière, parce qu'elles n'ont plus que ça. C'est une espèce de voile qui couvre tout le corps. Beaucoup d'entre elles n'avaient plus de chaussures. Chez nous, il n'y a plus ni tongs ni pantoufles, ou alors elles sont abîmées, déchirées. On voit aussi des gens qui ont des paires de chaussures dépareillées. Mais à la plage, on oublie tout cela.

Pour la première fois, Walid était très content. Avant, il avait peur des vagues. Mais cette fois, il s'est baigné avec ses frères. On a construit des châteaux de sable. C'était la première fois qu'il prenait conscience de la plage, de la mer, des châteaux.

Heureusement qu'il y a la mer à Gaza. C'est vrai qu'on vit dans une prison à ciel ouvert. Mais même dans les pires conditions, il y a cette petite fenêtre. Je regardais les gens heureux de se baigner, le sourire des enfants. On oubliait tout, la misère, l'humiliation, les tentes, les bombardements, les massacres… Et de voir les gens s'amuser comme si de rien n'était m'a fait d'autant plus plaisir que cela n'a pas plu, je le sais, ni à Benyamin Nétanyahou, ni aux Israéliens en général.

Mahmoud célèbrera son mariage sur les décombres de sa maison

Nétanyahou a dit au ministre des affaires étrangères allemand qu'il n'y avait pas de misère à Gaza puisque les gens s'amusaient à la plage. Les Israéliens veulent que la population de Gaza reste toujours dans la misère et sous les bombes. Ils n'arrivent pas à comprendre que malgré toutes ces années d'occupation depuis 1948, malgré le blocus, malgré les incursions militaires et les bombes, nous sommes un peuple qui aime la vie et qui veut toujours vivre, même si la mort est le prix à payer. Ils croient que nous sommes un peuple qui recherche la mort, mais nous sommes un peuple qui recherche la vie.

On a pris des risques pour aller à la plage parce qu'on aime la vie. On a continué à célébrer des mariages sous les tentes de fortune, parce qu'on aime la vie. Mahmoud le frère de Sabah, ma femme, devait se marier le 3 novembre. Le mariage avait été reporté. Maintenant, après la mort de son papa, il a pris la décision de se marier en mémoire de son père qui voulait voir ce jour. Il célèbrera son mariage sur les décombres de sa maison.

Nous risquons notre vie parce que nous aimons la vie. Nous allons chercher des sacs de farine en sachant qu'on risque d'être bombardés. Nous allons à la plage parce que nous aimons la vie, même si l'on sait très bien que les navires israéliens peuvent nous tirer dessus, comme c'est arrivé plusieurs fois. On veut rester à Gaza, on ne veut pas quitter cet endroit parce qu'on aime la vie.

Mahmoud Darwich l'a bien dit :

Nous aimons la vie autant que possible
Là où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués
Nous soufflons dans la flûte la couleur du lointain, lointain, et nous dessinons un hennissement sur la poussière du passage
Nous écrivons nos noms pierre par pierre. Ô éclair, éclaire pour nous la nuit, éclaire un peu
Nous aimons la vie autant que possible

On voyait très nettement les navires israéliens à quelques milles nautiques de la plage de Rafah. On entendait les bombardements des F-16, surtout du côté de Nusseirat et de Deir El-Balah. Mais ce moment à la mer nous a fait oublier tout ce bruit de tonnerre et de mort.

L'âne « plus fidèle que les humains »

Je voulais parler de ça parce que tout le monde croit que Gaza, c'est juste la mort et la destruction. Malgré toutes les années de blocus, on a continué à vivre, on a fait des fêtes, on a fait des mariages, on est allé à la plage, on y a fait des barbecues et des fêtes.

On rentre de la plage à pied, ou à bord d'une charrette tirée par un cheval ou un âne, comme les gens les plus pauvres en utilisent à Gaza ; parfois la charrette est attelée à une voiture. Il y a aussi le bus bondé où les gens s'entassent les uns sur les autres. Nous avons eu la chance de trouver une charrette tirée par un âne. Cela m'a rappelé le jour où l'on a quitté la ville de Gaza : Walid et ma femme étaient montés pour la première fois sur une charrette, avec l'humiliation d'être chassé de chez soi.

Mais aujourd'hui, à bord de cette charrette, nous étions heureux. Nous venions de passer un très beau moment à la plage qui nous avait rappelé la belle époque où l'on s'amusait tout le temps, où l'on pouvait faire la fête sans risquer la mort, sans crainte de bombardements. L'homme qui conduisait la charrette disait qu'on était un peuple qui n'a pas peur de la mort, et que même si tout le monde parle d'une prochaine incursion militaire israélienne à Rafah, les gens continuent de vivre. Il a ajouté : « Soit nous avons perdu le sens de la peur, soit nous fuyons la peur pour rechercher un moment de joie. » C'est vrai : nous fuyons la peur pour chercher la joie, oublier tout ce qui se passe autour de nous. Nous sommes un peuple qui a toujours su s'adapter au pire. Ce n'est pas forcément quelque chose de positif, c'est vrai. S'adapter au pire, c'est aussi ne pas se révolter et accepter tout ce qu'on vous fait subir.

J'ai demandé à notre chauffeur : « Et toi, tu es prêt s'ils entrent à Rafah ? » Il m'a répondu :

Moi, je suis un déplacé du nord de la bande de Gaza. Ma famille et moi sommes arrivés ici à bord de cette charrette. Nous avons été les premiers touchés à Beit Hanoun1. Nous avons été déplacés plusieurs fois, au début c'était à Deir Al-Balah, puis Khan Younès et nous avons fini à Rafah. Cette fois-ci c'est pareil. On s'installera là où ils nous diront de s'installer. À Mawassi, au bord de la mer ? À Nusseirat, au centre de la bande de Gaza ? Je ne sais pas si l'on va rester en vie — ce serait tant mieux — ou si l'on va mourir. On a déjà affronté la mort plusieurs fois.

Quand il parlait de son âne, il disait :

Il est plus fidèle que les humains. Il a transporté des blessés et des morts au risque de se faire tuer, surtout au début de l'offensive, quand on était pris pour cible. Il n'y avait plus d'ambulances, ni de secouristes.

J'ai aimé cette ironie, sa façon de parler de cet animal plus fidèle que les êtres humains, ça m'a vraiment, vraiment touché. Malgré la violence de la guerre, cet âne n'a pas fui. Au contraire, il était là quand il fallait, comme un vrai ami, pour aider les gens. Ces mots sont restés gravés dans ma tête : nous sommes abandonnés par le monde entier qui nous regarde nous faire massacrer, pourtant cet animal, lui, ne nous a pas abandonnés.


1Localité proche de la frontière avec Israël

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Jins, premier podcast en français sur la sexualité et l'islam

Par : Dorothée Myriam Kellou — 26 avril 2024 à 06:00

Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+.

En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant qu'homme, femme ou personne non binaire. « [j. n. s.] est aussi la racine du mot jensiya (nationalité) », ajoute Jamal, le créateur du podcast qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille. Le mot pose le thème et la ligne éditoriale. Le podcast permet de donner la parole en français d'abord, mais aussi en anglais dans sa deuxième saison, à des penseurs clés sur l'ensemble des questions que recouvre les sens de jins : l'essayiste Françoise Vergès, l'imame Amina Wadud ou encore l'islamologue Éric Geoffroy. Jamal lancera bientôt une version en arabe. Mais « arabe marocain ou arabe littéraire ? », il hésite encore.

« Faire des bêtises »

Jamal a grandi au Maroc dans les années 1990, avant de s'installer en France où il suit des études à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC). Il part ensuite travailler pour une agence de publicité à Shanghaï, Dubaï et New York. Aurait-il pu parler de jins publiquement avant de lancer le podcast ? « Au Maroc, on ne prononce pas le mot, on préfère dire "faire des bêtises", lebsala en arabe marocain », explique-t-il dans un entretien pour Orient XXI.

Jins reste l'innommable dans le couple, dans la famille, en société. Pour moi, le mot recouvre trois « h », hchouma (la honte), haram (l'interdit, l'illicite), et hogra (la discrimination, l'oppression, l'injustice voire l'humiliation).

Dans un épisode intitulé « Quand amour et humour font bon ménage » enregistré au Maroc en décembre 2023 aux côtés de l'humoriste marocaine Asmaa El-Arabi, à l'occasion d'un festival de radio et de podcast, Jamal répète « jins » plusieurs fois devant le public. Il veut habituer ses auditeurs, banaliser le mot, sortir du tabou. « Jins », « jins », « jins »... Lui ne sourcille plus, le mot est entré dans son vocabulaire après la production de près de cent épisodes, aujourd'hui disponibles sur des plateformes d'hébergement de podcasts, comme Spotify, Deezer, ou Apple.

Un succès fulgurant

Quatre-cent-cinquante mille écoutes cumulées à ce jour, dont quinze mille par mois en moyenne. La majorité des auditeurs est basée en France et en Afrique du Nord. Jamal ne s'attendait pas à un tel succès. Les messages d'un public reconnaissant affluent sur les réseaux sociaux. « Enfin un média qui aborde nos questions sans les caricaturer et donne la parole aux concernés », s'enthousiasme un auditeur régulier. On le félicite d'inviter des chercheurs, des militants qui utilisent des outils de l'intersectionnalité pour révéler la pluralité des discriminations de classe, de genre et de race subies dans la communauté arabe et/ou musulmane.

Je dis arabes et/ou musulmanes, mais j'y inclus des personnes juives qui sont marocaines, qui sont arabes, des personnes amazighes qui ne sont pas arabes et qui sont musulmanes… Je parle à ceux à qui l'on renvoie une image déformée d'eux-mêmes. Je dis : « Nous sommes beaux, nous avons droit à l'amour, au plaisir que l'histoire nous a retirés ».

Si tous les sujets ne font pas consensus parmi la communauté des abonnés sur les réseaux sociaux, la majorité aspire à fournir un espace de réflexion et de dialogue ouvert et inclusif. Lorsque le compte Instagram de Jins met en lumière des personnalités musulmanes ouvertement homosexuelles tel l'imam et chercheur Ludovic-Mohamed Zahed, ou l'autrice et militante musulmane LGBTQI+ Blair Imani, la majorité des commentaires réprouvent ceux qui les condamnent. « Le Coran ne condamne pas l'homosexualité, rappelle Jamal. Citez-moi un juriste — et non un imam 2.0 — qui affirme le contraire ». Le passage relatif au peuple de Loth (qawm Lout), prophète et messager de Dieu dans le Coran est le plus souvent cité pour parler d'homosexualité en islam1. Ce neveu d'Ibrahim reçoit chez lui des anges que les habitants de Sodome et Gomorrhe veulent tuer, violenter, violer. Jamal invite à écouter l'épisode consacré à ce sujet, réalisé avec l'imam et théologien Tareq Oubrou2. Il rappelle à ce titre :

Le texte sacré ne parle pas d'homosexualité, plutôt de règles divines qui ont été outrepassées. Ce n'est pas de l'amour entre deux hommes dont il est question, mais de violer des corps. C'est la violence qui est condamnée.

Nourri de ses nombreuses lectures et interviews, Jamal répond aujourd'hui sans hésiter à des questions complexes. Pourtant, rien ne le prédestinait à se saisir de ces sujets. Il a grandi dans une famille de la bourgeoisie marocaine à Casablanca, où il a été scolarisé au lycée français. Il a fréquenté l'élite marocaine, avec tous les privilèges dont cette jeunesse peut jouir : « Un peu plus de liberté sexuelle, résume-t-il, des instants volés, une forme de sexualité fugitive », dans un pays où la loi interdit les relations sexuelles hors mariage.

Hyper sexualisation des corps arabes

En France, Jamal est plus libre de vivre sa sexualité, néanmoins il découvre son arabité. Il constate que « la classe n'efface pas la race ». Il subit les blagues racistes, les discriminations au logement ou à l'embauche, et découvre l'hypersexualisation des corps arabes, qu'il déconstruira avec le chercheur Todd Shepard dans un épisode de Jins3. Il témoigne :

Une de mes copines attendait de moi une hyper virilité, l'exagération du comportement masculin stéréotypé. Elle me voulait agressif, contrôlant. Ce n'est pas ce que je suis. C'était ce qu'elle projetait.

Inspiré par le Collectif 490 au Maroc4, il commence à militer depuis New York pour abroger cet article du code pénal marocain qui punit d'emprisonnement d'un mois à un an « toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Pourtant, « le Coran parle de zaouj qui désigne une union entre deux êtres, et non de mariage. La pire abomination dans le Coran est de tromper l'amour », précise Jamal en citant Abdessamad Dialmy, sociologue marocain qui a travaillé sur l'amour et la conjugalité. Il décide alors de quitter son travail et de créer Jins.

Le moment déclencheur de son engagement a été le suicide d'Amina Filali, mariée de force à son violeur, qui a déclenché un débat juridique et conduit les députés marocains à voter en faveur d'un amendement du code pénal qui permettait, jusqu'en 2014, à l'auteur d'un viol d'échapper à la prison en épousant sa victime. Le « changement est possible, se dit-il, au Maroc, et ailleurs dans le monde où vit la communauté arabe et/ou musulmane ».

Plaisir féminin et droit au divorce

Jamal se documente. Il lit le Coran, mais aussi des livres et des poèmes érotiques des premiers siècles de l'islam. Il y découvre la place de l'amour et du plaisir dans les sociétés musulmanes avant la colonisation. Un aspect qu'il aborde également avec l'historien anglo-nigérian Habeeb Akande dans un épisode de son podcast5. Ensemble, ils reviennent sur les classiques de l'érotologie : des livres sur la sexualité écrits par des savants musulmans, parmi lesquels Jalal Al-Din Al-Souyouti (1445-1505) qui a su préserver la tradition de l'érotisme en islam. Avec le théologien et président de la Fondation de l'islam de France Ghaleb Bencheikh, il pose la question du plaisir féminin et du droit des femmes à demander le divorce si elles ne sont pas satisfaites sexuellement.

Avec le philosophe et islamologue Éric Geoffroy, il interroge les signes du caractère maternel, et donc féminin, de Dieu dans la formule Bismillah Al-Rahman Al-Rahim (Au nom de Dieu le très Miséricordieux), qui figure au début de chaque sourate du Coran, à l'exception de la neuvième Al-Taouba (La Repentance). La racine du mot rahim renvoie à la matrice, à l'utérus. Dieu est le « tout matriciant ». Dieu étant un, il est au-dessus de tout être sexué. Et l'être humain accompli qui retrouve le divin en lui-même réunifie le féminin et le masculin, comme l'explique Geoffroy dans un épisode6. On apprend également qu'Ibn Arabi, poète et philosophe soufi (1165 - 1240), considérait l'acte sexuel comme une prière, une prosternation sur la femme, durant laquelle l'homme et la femme se complètent et retrouvent leur origine divine. S'ouvre alors une réflexion sur le tantrisme islamique.

À bien des endroits, le podcast étonne par sa liberté de ton à l'égard des sujets abordés. « Nous sommes nombreux dans ma génération - celle des trentenaires – à vouloir explorer et poser les questions librement. Si ce podcast peut nous aider à nous réconcilier avec notre héritage et avec nous-mêmes, alors nous aurons collectivement gagné en liberté », espère Jamal.


1NDLR. Une manière péjorative de désigner une personne homosexuelle en arabe est « liwati », en référence au peuple de Loth.

2Tareq Oubrou, « Sexualité en islam, hallal ou illicite ? », Jins, décembre 2020.

3Todd Shepard, « Sex, France & Arab men », Jins, Saison 2, épisode 6, 30 juin 2022.

4En septembre 2019, 490 personnalités marocaines ont signé un manifeste pour dénoncer l'article 490 du code pénal dans le pays.

5Habeeb Akande, « Sexuality and erotology in Islam », Jins, saison 2, épisode 5, 23 juin 2022.

6Éric Geoffroy, « Sexualité, genre et soufisme », Jins, épisode 61, 22 septembre 2021.

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Syrie. À Idlib, Mohamed Al-Joulani dans la tourmente

Par : Jean Michel Morel — 25 avril 2024 à 06:00

Résultat d'une guerre civile qui dure depuis treize ans, la Syrie est un État morcelé et son président Bachar Al-Assad n'exerce son pouvoir que sur 70 % du pays. Parmi les provinces qui lui échappent, celle d'Idlib, située au nord-ouest. La région est en proie à l'instabilité et largement sous le contrôle de Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) et de son chef, Mohamed Al-Joulani.

Le 4 avril 2024, Abou Maria Al-Qahtani, un haut responsable du groupe Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) qui contrôle la région d'Idlib a été assassiné. Il venait d'être libéré de prison après avoir été accusé d'espionnage par Abou Mohamed Al-Joulani1, le Golan, fondateur et dirigeant de HTC. Le crime a été attribué à l'organisation de l'État islamique (OEI). Cette péripétie meurtrière s'est déroulée sur fond de contestation de la conduite des politiques publiques par HTC. Depuis deux ans, les manifestations se succèdent dans la région, mettant en cause la détérioration de l'économie et des services publics. Les plus récentes réclament la libération des opposants présentés comme des agents de l'étranger et dénoncent les sévices infligés aux prisonniers par le Service général de sécurité (SGS).

Le 15 mars, des milliers de manifestants se sont rassemblés sur la place centrale de la ville d'Idlib pour marquer le treizième anniversaire du soulèvement syrien en criant « Le peuple veut la chute d'Al-Joulani », réactivant ainsi le slogan emblématique des « printemps arabes ». « Nous nous sommes prononcés contre Bachar Al-Assad à cause de l'oppression, et nous le faisons maintenant pour les mêmes raisons », a déclaré un manifestant aux médias nationaux2.

Confronté à la réprobation générale, Al-Joulani a proposé sa démission à condition qu'un nouveau dirigeant soit accepté par consensus majoritaire. Il a par ailleurs promis une réforme du SGS et déclaré une amnistie générale assortie d'une indemnisation des personnes arrêtées à tort. En vue d'améliorer les modalités de sa gestion des affaires publiques, il a évoqué la création d'un conseil d'experts qui donnera son avis sur les décisions politiques et stratégiques, ainsi que de comités communautaires pour recevoir les doléances des habitants.

Un itinéraire singulier

Ancien professeur d'arabe classique, Mohamed Al-Joulani a déjà un long parcours de djihadiste quand il réalise la fusion de Jabhat Al-Nosra, franchise d'Al-Qaida, avec d'autres factions djihadistes, en janvier 2017. Il crée alors Hay'at Tahrir Al-Cham, une force militaire estimée à 40 000 hommes, complétée par des recrutements de jeunes syriens en déshérence économique à qui il offre des salaires mensuels allant de 100 à 300 dollars (soit entre 93 et 280 euros)3.

Parvenu à contrôler 75 % de la poche d'Idlib sous couvert d'un gouvernement de salut syrien (GSS), Mohamed Al-Joulani a mis en place une administration qui perçoit l'impôt auprès des commerçants, prélève des droits de douanes à Bab Al-Hawala, le point de passage avec la Turquie, et tire bénéfice du trafic de captagon - l'une des drogues les plus consommées au Proche-Orient et raffinée à haute dose en Syrie, une corne d'abondance pour la famille Al-Assad.

Pragmatique dans un gouvernorat qui n'a jamais adhéré au sunnisme radical, Al-Joulani s'est gardé de faire appliquer la charia de façon trop rigoureuse. Il tolère le kufr (l'incrédulité en islam), autorise les femmes à se maquiller, à aller au cinéma, et leur permet de créer des associations. Il a également suspendu l'appareil chargé de la promotion de la vertu et de la prévention du vice (hisba) et rouvert les églises4. Des décisions sévèrement critiquées par les salafistes qui lui reprochent de s'éloigner de l'islam. Une critique reprise le 17 avril par le groupe d'érudits musulmans, la Ligue des oulémas du nord de la Syrie (Rabitat ahl al-ilm fi chamal Al-Cham).

Plus souvent en costume cravate qu'en treillis, Al-Joulani n'hésite pas à se rendre dans les quartiers populaires, à écouter les doléances liées aux conditions de vie ou à la cherté des produits alimentaires et, sans craindre la démagogie, à sortir quelques billets (des livres turques) pour les distribuer. Il se déplace aussi bien pour visiter des villages chrétiens que pour se rendre dans la partie druze de Jabal Al-Soummaq, au nord d'Idlib, et dans la plaine d'Al-Roj, peuplée de sunnites préoccupés par les problèmes d'adduction d'eau.

Des déplacements, largement médiatisés par la chaîne de HTC via la messagerie Telegram, dans le but de contribuer à asseoir sa stature d'homme d'État. En mal de convaincre l'opinion internationale qu'il s'est définitivement assagi et que ses affiliations précédentes étaient de simples erreurs de jeunesse, il n'hésite pas à déclarer : « Nous sommes prêts à nous réconcilier avec tout le monde et à ouvrir une nouvelle page à travers une réconciliation globale. Occupons-nous de nos ennemis plus que de nous-mêmes et de nos désaccords »5.

Mettant à profit l'incapacité des forces loyalistes à le vaincre, Mohamed Al-Joulani lève bien haut l'étendard de la révolution. Dans un message vidéo du 2 janvier 2023, il s'engage à se battre jusqu'au renversement du gouvernement de Damas. Dans la foulée, il a monté des opérations militaires contre les troupes gouvernementales au sud d'Idlib, au nord-ouest d'Alep et au nord-est de Lattaquié. Et à l'été 2022, désireux d'étendre son aire d'influence, il a aussi lancé des opérations militaires sur Afrin, Azaz, Al-Bab et Jarablous pour affaiblir les factions djihadistes fidèles à la Turquie, regroupées au sein de l'Armée nationale syrienne (ANS). En réaction, Ankara s'est contentée d'envoyer une force d'interposition.

Pour le chercheur Nawar Oliver, du centre de réflexion Omran basé en Turquie, les Turcs cherchent peut-être à « miser sur le groupe le plus organisé pour contrôler les autres factions rebelles ». HTC veut de son côté « envoyer des signes clairs indiquant qu'il est capable de contrôler la région »6.

Un territoire très convoité

En 2011, dès la transformation de la contestation pacifique de son pouvoir autoritaire en lutte armée, Bachar Al-Assad trouve un protecteur en la personne du président russe Vladimir Poutine à qui il concède des bases militaires terrestres et maritimes. Il reçoit par ailleurs l'aide de la République d'Iran qui entend faire des membres de la famille dirigeante - des musulmans d'obédience alaouite assimilés à des chiites mais surtout d'insatiables corrompus - des obligés qui constitueraient le chaînon manquant entre le chaudron irakien post-Saddam Hussein et le Hezbollah libanais.

La Turquie se range aux côtés des rebelles syriens. Elle a toujours eu des relations fluctuantes avec le régime de Bachar Al-Assad, et est convaincue que ses jours sont comptés. D'abord constituée de démocrates sous l'appellation d'Armée syrienne libre (ASL), l'entité est rapidement infiltrée par des groupes djihadistes mieux organisés et mieux armés, prétendant eux-aussi lutter contre le pouvoir de Damas.

En mai 2017, malgré des affrontements ininterrompus et d'intenses bombardements russes, les forces d'Assad ne parviennent pas à venir à bout des groupes dissidents. Sur proposition du président russe, la Russie, l'Iran, la Turquie, ainsi qu'une délégation de représentants de l'opposition basée à l'étranger et d'émissaires de Damas, se retrouvent à Astana, capitale du Kazakhstan, dans l'optique de mettre en place des « zones de désescalade », selon la terminologie de Vladimir Poutine. Les opposants au régime souscrivent à cette proposition tout en la conditionnant à l'arrêt des bombardements sur les civils. Mais comme ils n'obtiennent pas de garantie à ce sujet et que les bombardements se poursuivent durant la rencontre, ils quittent la conférence.

La diplomatie dans l'impasse

La Turquie, l'Iran et la Russie signent alors un accord qui prévoit de démilitariser quatre zones sous emprise des rebelles et des djihadistes : la Ghouta orientale, vaste quartier de Damas, Deraa, ville emblématique de la contestation armée contre le régime, Rastane, l'une des plus grandes agglomérations de la province de Homs, et enfin la province d'Idlib s'étendant sur 6000 km2, qui partage une frontière avec la Turquie. Idlib est un territoire agricole prolifique, traversé par l'autoroute M4, axe crucial reliant Lattaquié à Alep et à l'est du pays. C'est aussi un refuge pour 2 millions de déplacés vivant pour la plupart sous des tentes ou, pour les plus chanceux, dans des habitats hâtivement montés par le Croissant-rouge turc.

En difficulté dans le reste de la Syrie, certains groupes djihadistes et plusieurs dizaines de combattants de l'ASL se replient dans l'enclave d'Idlib où ils ne tardent pas à s'affronter entre eux pour en assurer le contrôle. Après avoir contrecarré leurs ambitions, Hay'at Tahrir Al-Cham mieux structurée, parvient à s'imposer primus inter pares (premier parmi les pairs). Considérant que l'accord d'Astana ne les engage pas, les forces loyalistes reprennent trois des quatre zones à démilitariser. Seule Idlib leur échappe : un échec relatif qui incite le régime syrien à envisager de relancer son offensive.

Cette intention fait l'objet d'une réprobation internationale. L'Organisation des Nations unies (ONU) évoque une opération militaire qui pourrait déclencher « la pire catastrophe humanitaire du XXIe siècle »7. Une déclaration propre à satisfaire pleinement la Turquie, forte de ses douze postes d'observation obtenus dans le cadre de l'accord d'Astana, et arc-boutée contre la perspective de voir arriver de nouveaux réfugiés venant s'ajouter aux 3,4 millions qu'elle accueille déjà. De plus, la province d'Idlib se situant dans la continuité de la région d'Afrin, sous son contrôle depuis mars 2018, sa maîtrise par le biais de ses proxies s'inscrit parfaitement dans sa logique d'empiètement du territoire syrien.

Dès lors que l'armée syrienne et ses alliés russes ont dû renoncer à leur projet, un fragile statu quo s'installe, qui n'empêche ni les bombardements aériens au-dessus des villages et des infrastructures médicales (y compris avec des barils d'explosifs), ni les affrontements entre les soldats turcs et ceux de Bachar Al-Assad.

Prenant acte de la situation, Russes et Turcs paraphent un nouvel accord qui détermine une « zone démilitarisée » contrôlée par des patrouilles conjointes russo-turques en octobre 2018, à Sotchi, sur les bords de la mer Noire. L'armée syrienne se voit attribuer la responsabilité de la sécurité des pourtours de l'enclave. L'accord stipule qu'Ankara s'engage à venir à bout des formations takfiristes (extrémistes islamistes adeptes d'une idéologie violente) foisonnantes dans le réduit rebelle.

Fidèle à sa politique de soutien aux groupes islamistes, et au grand dam du Kremlin, Ankara ne tente rien dans ce sens. Bien que toujours en conflit avec les factions soutenues par Ankara, Abou Mohamed Al-Joulani, envoie des signaux en direction de la Turquie.

Une réconciliation entre Ankara et Damas ?

Après des années de tension, un rapprochement s'esquisse entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et Bachar Al-Assad en dépit de nombreux sujets de désaccords, notamment à propos de la maitrise des eaux de l'Euphrate et de la complaisance de la Turquie envers les groupes armés opposés à Damas. Afin d'accéder au rang de puissance régionale incontestée, la Turquie a réactivé son mantra « zéro problème avec les voisins ». Et la Syrie en fait évidemment partie, surtout depuis sa réintégration dans la Ligue arabe en mai 2023.

Si le président turc trouve les bases d'un « gentleman agreement » avec son homologue de Damas, Al-Joulani risque de servir de monnaie d'échange. Car Bachar Al-Assad n'entend pas transiger sur l'intégrité territoriale de son pays, posant en préalable à toute négociation le départ des troupes turques installées sur la frontière nord côté syrien. Présentement, ses exigences se heurtent à un refus d'Erdoğan qui invoque des « raisons de sécurité » liées, selon lui, à la présence des Forces démocratiques syriennes (FDS) à forte composante kurde.

Récemment, pour Al-Joulani le ciel s'est encore assombri et il fait face à une opposition interne revigorée. En dépit de la revendication de l'État islamique au Khorasan (EI-K), Vladimir Poutine a accusé HTC d'avoir perpétré l'attentat du 22 mars au Crocus City Hall et promis une éradication du groupe.

Bachar Al-Assad vient en outre de désigner Souheil Al-Hassan, surnommé le Tigre, commandant des Forces spéciales (FS) chargé de venir à bout de l'Armée nationale syrienne (ANS) réfugiée dans Idlib. Proche de la Russie et décoré par Poutine, Al-Hassan s'est distingué par sa pratique de « la terre brûlée ». L'assaut contre l'ANS ne serait-il qu'une sorte de hors-d'œuvre, préfigurant une attaque d'une autre ampleur contre HTC ?

La reconnaissance internationale se faisant attendre pour HTC, qui figure toujours sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et du Canada, l'avenir politico-militaire de Mohamed Al-Joulani demeure plus que jamais tributaire d'éventuels arrangements entre Bachar Al-Assad et Recep Tayyip Erdoğan.


1Al-Joulani laisse supposer qu'il est issu du Golan. En fait il serait né à Deraa, berceau de la révolution de 2011.

2BBC News, 22 mars 2024.

3En Syrie, le salaire moyen est estimé à 60 dollars, soit 56 euros.

4Mohammed Hardan, « Syrian Salafistes oppose opening of movie theatre in Idlib », Al-Monitor, 12 novembre 2023.

5Élie Saïkali, « L'unité rebelle, enjeu décisif de la bataille d'Idleb », L'Orient-Le Jour, 18 janvier 2018.

6AFP, Paris, 10 septembre 2018.

7AFP, Paris, 18 octobre 2022.

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« Indivision » de Leila Kilani. Conte d'une Chéhérazade 2.0

Par : Dalia Chams — 24 avril 2024 à 06:00

Avec son nouveau film Indivision, la cinéaste franco-marocaine Leila Kilani explore des thèmes complexes de notre époque comme la propriété, la crise écologique et la lutte de classes, dans une structure modernisée de conte traditionnel. Le film sort en France ce mercredi 24 avril. Il est ici commenté par sa réalisatrice.

Voilà un conte simple que propose Leila Kilani : une histoire de famille, de forêt, d'héritage. Quelque chose d'assez classique qu'elle parvient cependant à tordre pour aboutir à une « transe narrative » lui permettant d'évoquer plusieurs questions politiques et socioéconomiques propres au Maroc, mais en lien avec le monde contemporain.

Les Bechtani se réunissent à la Mansouria, le vieux domaine familial en indivision, situé sur une colline de Tanger. L'opportunité de vendre cette gigantesque propriété foncière à un promoteur immobilier peut faire d'eux des millionnaires, pourtant la transaction s'avère plus compliquée que prévue. Anis (Mustafa Shimdat), l'un des personnages principaux, refuse de vendre.

INDIVISION - BANDE ANNONCE - UN FILM DE LEILA KILANI - YouTube

Cigogna nera

Anis est un esprit subversif qui vient bouleverser l'ordre social et qui introduit l'anarchie dans le récit, aidé par sa fille, Lina, une adolescente mutique de 13 ans, interprétée par Ifham Mathet, qui ne cesse de poster des stories1 sur les réseaux sociaux. La jeune influenceuse a perdu sa mère dans un accident de voiture qu'elle a provoqué en montrant des cigognes à son père. D'où son pseudonyme sur la toile : Cigogna nera (cigogne noire)2.

Elle a fait vœu de silence jusqu'à ce que son père sorte du coma, puis elle a poursuivi son mutisme alors qu'il est resté en vie. Depuis, tous les deux continuent à rouler en voiture dans la forêt pour observer les oiseaux. Quand cette affaire de vente apparaît, ils sont les seuls à s'y opposer, aux côtés des habitants défavorisés du domaine. Lina, décrite comme une fille étrange, « une possédée, une lunatique, une sorcière », décide de balancer sur les réseaux une sorte de journal intime filmé. Elle raconte les évènements qui déchirent la Mansouria, mettant à nu les jeux de pouvoir entre classes sociales, les paradoxes de tout un chacun, les sales petits secrets des uns et des autres, les manigances, en même temps que des questions d'actualité tel que le droit à la terre, la catastrophe écologique, la polarisation, le fascisme, l'obscénité de la spéculation immobilière… Le tout s'articule dans une ambiance particulière de fable.

Une structure en spirale

La narratrice du film est donc une figure romanesque. Elle fait office de Chéhérazade version 2.0, comme l'indique la cinéaste de 53 ans, très marquée par les histoires de sa grand-mère paternelle et de sa ville d'origine, Tanger.

Lina s'inscrit profondément dans son époque. En même temps, elle est formellement dans une structure très classique de conteuse orientale. Mon obsession dans le cinéma, c'est de mettre en scène l'oralité arabe et de réintroduire la structure en boucle des contes. D'ailleurs, il n'y a pas de construction linéaire dans mes films. Pour moi, le cinéma est un langage et une sémiologie qui n'est pas juste de la littérature filmée. Il ne repose pas sur un mode grammatical retraçant l'itinéraire d'un héros. Je tiens absolument à inventer des figures hybrides, qui se placent dans nos mémoires anciennes aussi bien que dans le monde d'aujourd'hui3.

Les histoires de grand-mère n'étaient jamais les mêmes. Il y avait souvent des ellipses, et il fallait composer pour combler le vide. Un peu à la manière de ce qui passe dans les cercles de conteurs traditionnels au Maroc (halqa) et sur les réseaux sociaux de nos jours. La réalisatrice explique :

Dans la halqa, le conteur est là, les gens participent à son cercle et les histoires ne sont jamais les mêmes, puisque le récit s'invente avec le public. Il en est de même sur les réseaux sociaux. Lina possède son cercle, son chœur collectif. Elle raconte une histoire qu'elle réinvente chaque jour.

Leila Kilani n'est pas sans ressembler à sa narratrice, cette fille rebelle au regard perçant qui a une porosité au monde et une grande capacité d'observation. Elle relativise :

Je n'écris pas pour m'identifier à mes personnages, mais je me reconnais plus dans le personnage du père, Anis, qui se pose tout le temps des questions sur le monde, et qui est décalé par rapport à sa famille. Pendant le tournage, c'était lui mon double. Il a cette folie, le côté sans limite, avec une recherche d'intensité poétique dans chacun de ses actes, une sorte de lyrisme incroyable.

L'insurrection des oiseaux

À travers la construction de ses personnages, la cinéaste souhaite cultiver une zone grise, nourrir la complexité et ne pas tomber dans la dichotomie des bons et des méchants. Ainsi, Lina, la jeune narratrice déjantée et un peu autiste, mène la révolution tout en ayant un esprit de vengeance. La domestique Chinwiya, toujours présente aux côtés de la jeune fille paraît faible, pourtant elle se transforme en furie. La maréchale, la grand-mère autoritaire de Lina, figure de la matriarche, est un peu « une ogresse qui mange ses propres enfants. Elle peut être à la fois Médée, Richard III, ou n'importe quel dictateur arabe. C'est la gardienne de l'ordre dans un royaume où elle ne dispose pas de réel pouvoir. Selon la loi islamique, elle hérite du sixième. En incitant tout le monde à la vente, elle est quasiment contrainte à la violence ». À la fin, ce personnage joué par Bahia Bootia Al-Oumani est à terre. Elle demande pardon pour toute la brutalité qu'elle a provoquée et fait son mea culpa.

Le film s'achève sur une hadra, un rituel musical soufi. Le chant mystique résonne dans la grande maison familiale : « Qoumou qoumou yal ‘achiqine » (réveillez-vous, réveillez-vous, les amoureux).

Je voulais avoir une transformation fantastique, et non une mutation apocalyptique (…) La crise est là, mais on doit plus que jamais s'autoriser à rêver, à bricoler des solutions artistiques, pour ne pas sombrer dans un suicide collectif. Le dernier tiers du film, c'est la métamorphose. On va vers le jour libérateur.

Un nouveau jour se lève sur une révolution cosmogonique. La nature s'insurge contre l'exploitation effrénée. Les oiseaux sont perchés sur les hauteurs de Tanger, la ville fétiche où se déroulent tous les films de Leila Kilani.

Tanger, cinématographique et frondeuse

Malgré cette fidélité, la réalisatrice qui a horreur des titres refuse d'être désignée comme « la cinéaste de Tanger » ou la voix officielle d'une ville :

Indivision devait être filmé à Rabat, toutefois cela c'est avéré impossible, car Tanger possède une plasticité qui absorbe le monde. Je jure à chaque fois que c'est ma dernière œuvre là-bas. Cependant, il y a une construction de l'espace et une géographie qui font que tout est pictural. Toutes les tensions du monde y sont représentées : les collines sur l'Europe, le rapport de classe entre les riches et les pauvres… Il y a de la dramaturgie, de l'esthétique cinématographique, de l'architecture. On ne peut pas tourner le dos à tout cela. Il y a en outre un tournoiement insensé de sons, une présence incroyable du vent. On a l'impression d'être devant une nappe électro-acoustique, de baigner dans une expérience sonore (…) J'espère tout de même tourner mon prochain film en Sardaigne.

Est-ce un vœu pieux de la part de celle qui a grandi à Casablanca, et qui revient malgré tout sans cesse à Tanger, ville d'origine de sa famille et surtout de son imaginaire ?

Casa c'est la jungle, une sorte de modernité sauvage et bouillonnante, tandis que Tanger est longtemps restée une ville endormie. Elle ne s'est pas développée pendant 40 ans tant Hassan II la détestait et la considérait comme une ville frondeuse, car elle a manifesté contre lui au début de son règne.

Dans tous les films de Leila Kilani4, on retrouve une continuité d'interrogation, d'esthétique, d'approche et de pensée, qu'elle parvient à nous transmettre avec son équipe, « la joyeuse bande de saltimbanques » avec qui elle travaille constamment : Éric Devin, son mari et directeur de photographie, Angelo Zamparutti, chef décorateur et Tina Baz, monteuse. Tous les quatre sont traversés par les mêmes préoccupations politiques, et partagent le même humour.

Je me place tout le temps dans une sorte d'angoisse joyeuse. Un film, c'est surtout un moyen de poser des questions. Il y a une forme de transcendance dans le cinéma, une sorte de communion. On est collectivement unis en regardant les mêmes images, et en étant traversés par la même émotion. Cette unité, ce rapport collectif relève de la hadra. Ce que je cherche en termes de cinéma, ce n'est pas la maîtrise cérébrale. C'est plutôt une unité quasi-mystique entre l'image et le récit.

Indivision est en cela une tentative réussie.

#


Indivision
Film de Leila Kilani
2024
127 minutes
Sortie le 24 avril 2024.


1NDLR. Les stories sont de courtes vidéos dont la durée de vie ne dépasse pas les 24 heures.

2La cigogne au Maroc représente l'esprit des saints.

3Toutes les citations de Leila Kilani ont été recueillies par l'autrice de l'article.

4Tanger, le rêve des brûleurs (2002), Zad Moultaqa, Beyrouth retrouvé (2003), Nos lieux interdits (2008), Sur la planche (2011).

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« C'est toute l'histoire industrielle de Gaza qui se termine »

Par : Rami Abou Jamous — 24 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Lundi 22 avril 2024.

Ce lundi, je suis allé au rond-point Nejma, qui veut dire l'étoile en arabe. C'est là qu'on trouve les marchands grossistes. Enfin, quand je dis grossistes, c'est à l'échelle de la ville de Rafah et en temps de guerre. On y trouve par exemple quelques dizaines de cartons de biscuits, ou un carton de mouchoirs en papier qui seront vendus au détail, pour se faire 20 ou 30 shekels (entre 5 et 7 euros) par jour, juste de quoi survivre.

On appelle cela « le business du quotidien », car ces personnes revendent le jour même la marchandise qu'ils ont achetée à un importateur au terminal de Rafah, à la frontière égyptienne. Avant la guerre, à l'époque où Rafah était prospère, le business des grossistes au rond-point Nejma était bien plus important. On venait de toute la bande de Gaza pour y acheter les marchandises qui passaient par les tunnels communiquant avec l'Égypte. Il y avait de tout : des fruits, des légumes, des réfrigérateurs, des téléviseurs… Les Égyptiens fermaient les yeux pour que Gaza, soumise au blocus israélien, puisse respirer. Aujourd'hui les tunnels n'existent plus et les quelques biens qui passent viennent de la frontière terrestre.

« Ça, c'était la belle époque »

Il y avait du nouveau au rond-point : des fruits — pommes, pastèques, melons — en petites quantités et moins chers que depuis le 7 octobre, mais sans revenir aux prix d'avant. On est passé de vingt fois, à dix fois et parfois cinq fois le prix normal.

En faisant le tour, j'ai eu la surprise de rencontrer Chaher Al-Helou, un jeune homme de trente ans, ancien voisin de Gaza-ville. C'était le meilleur producteur de volailles du quartier. Il avait un élevage et une boutique de vente. Chaher était connu pour ses prix raisonnables et pour la qualité de ses produits. Par réflexe, je lui ai posé la question que je posais toujours en entrant dans sa boutique : « C'est combien le kilo aujourd'hui ? » Il m'a regardé derrière ses lunettes, l'air désolé : « Abou Walid1, on ne vend plus de poulets. Ça, c'était la belle époque. Maintenant si tu veux, je vends des biscuits. »

Puis il a ajouté :

On a tout perdu : il n'y a plus de fermes, plus de volailles dans toute la bande de Gaza. Depuis qu'on a quitté Gaza-ville, on ne sait pas si notre maison est toujours là ; la zone a été détruite.

Il avait une maison à Chajaya, mais il est sûr en revanche que la maison de ses parents a été détruite. Déplacé à Rafah, ce jeune homme achète et revend ces cartons de biscuits qui arrivent au terminal via des transporteurs privés, « pour ne pas rester les bras croisés ». Le trentenaire arrive à récolter 25 shekels par jour, juste de quoi donner à manger à sa famille. Il est infiniment triste : « On était éleveurs de volailles de père en fils, je travaillais avec mes frères. Et me voilà avec quelques cartons de biscuits au rond-point Nejma. » Il a pu quitter Gaza-ville avec quelques économies et financer ce petit commerce.

J'ai voulu lui remonter le moral en lui disant qu'il pourrait revenir chez lui après la guerre. Mais il lui faut six mois pour relancer la production, plus quarante jours pour recommencer le cycle œuf-poulet. Chaher m'a dit aussi : « On a toujours recommencé : après la guerre de 2009, après celle de 2014… Mais là, c'est le pire du pire. Je crois qu'on ne va pas recommencer. » Lui et sa famille ne savent pas du tout ce qu'ils vont faire.

Des fraises exceptionnelles

C'est toute l'industrie de l'alimentaire à Gaza qui est par terre. La situation avant le 7 octobre était complexe. Malgré le blocus, une zone industrielle d'environ 55 000 mètres carrés fonctionnait à côté du terminal de Karni, à l'est de la ville de Gaza, grâce à la compagnie Piedico. Les garanties des Israéliens permettaient à des donateurs européens d'investir. Il y avait une petite industrie de plastique, de meubles, de textiles et de produits laitiers, avec un grand homme d'affaires palestinien, Khaled Al-Wadiya.

Il y avait aussi de la production de boissons gazeuses, de jus de fruits, etc. C'était à l'est de la ville de Gaza, à côté de la frontière. Cette zone avait été fermée en 2007 après la prise du pouvoir par le Hamas, puis l'activité y a repris en 2018. Elle exportait en Israël, en Cisjordanie et même en Jordanie et à d'autres pays. Il y avait aussi des exportations de produits agricoles, comme les fraises – la fraise de Gaza était célèbre2.

Maintenant il n'y a plus d'exportation, il n'y a plus rien. Chaher dit que la majorité des industriels sont partis pour investir ailleurs. Beaucoup de Gazaouis ont perdu leur emploi. Khaled Al-Wadiya a perdu dix millions de shekels quand l'électricité a été coupée. Il est parti en Jordanie, et il ne veut plus revenir à Gaza.

Car tout le monde a bien compris la leçon : les Israéliens ne veulent plus d'industrie dans la bande de Gaza. Ils ont détruit tout ce qui ressemblait à un atelier ou à une usine. C'est toute l'histoire industrielle de Gaza qui se termine. Cela peut paraître surprenant, mais il y avait une tradition de production dans la bande de Gaza, qui remonte loin. Prenons l'industrie du textile par exemple : pendant des années, des dizaines d'ateliers cousaient pour l'industrie israélienne du vêtement. De Gaza sortaient des pièces griffées Levi's ou Nike. Les Israéliens fournissaient les tissus, les Gazaouis maniaient la machine à coudre. Cette collaboration s'était arrêtée, puis avait repris dans la zone industrielle de Karni.

L'armée israélienne a détruit le système santé et le système d'éducation. Elle a aussi anéanti le troisième pilier de tout État : l'économie et le système de production. Je ne parle pas des gens qui profitent de la guerre pour se faire beaucoup d'argent. Depuis le retour de l'Autorité palestinienne (AP) et même avant, pendant l'occupation, il y avait des industriels qui faisaient quelque chose pour leur pays, qui créaient des emplois. Tout cela est parti en fumée. Cette fois, il n'y aura plus personne pour investir à Gaza.

Je me rappelle très bien qu'au retour de Yasser Arafat et l'installation de l'AP à Gaza en 1994, l'économie avait fait un bond. Des hommes d'affaires étrangers étaient venus ici pour faire du business. Maintenant tout le monde fuit, à commencer par les Palestiniens. Des centaines de petits entrepreneurs sont devenus des marchands ambulants, comme Chaher Al-Helou, l'éleveur de poulets qui essaie de gagner entre 20 et 100 shekels (entre 5 et 25 euros) par jour au rond-point Nejma.

Et on ose dire que les Israéliens ne veulent pas pousser les Gazaouis à émigrer…


1Littéralement « père de Walid », forme de politesse traditionnelle par laquelle on appelle l'homme ou la femme à partir du prénom de leur aîné.

2NDLR. C'est la raison pour laquelle, pour contourner la censure des réseaux sociaux, les utilisateurs et utilisatrices remplacent le mot « Gaza » par un symbole de fraise.

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« Indivision » de Leila Kilani. Conte d'une Shéhérazade 2.0

Par : Dalia Chams — 24 avril 2024 à 06:00

Avec son nouveau film Indivision, la cinéaste franco-marocaine Leila Kilani explore des thèmes complexes de notre époque comme la propriété, la crise écologique et la lutte de classes, dans une structure modernisée de conte traditionnel. Le film sort en France ce mercredi 24 avril. Il est ici commenté par sa réalisatrice.

Voilà un conte simple que propose Leila Kilani : une histoire de famille, de forêt, d'héritage. Quelque chose d'assez classique qu'elle parvient cependant à tordre pour aboutir à une « transe narrative » lui permettant d'évoquer plusieurs questions politiques et socioéconomiques propres au Maroc, mais en lien avec le monde contemporain.

Les Bechtani se réunissent à la Mansouria, le vieux domaine familial en indivision, situé sur une colline de Tanger. L'opportunité de vendre cette gigantesque propriété foncière à un promoteur immobilier peut faire d'eux des millionnaires, pourtant la transaction s'avère plus compliquée que prévue. Anis (Mustafa Shimdat), l'un des personnages principaux, refuse de vendre.

INDIVISION - BANDE ANNONCE - UN FILM DE LEILA KILANI - YouTube

Cigogna nera

Anis est un esprit subversif qui vient bouleverser l'ordre social et qui introduit l'anarchie dans le récit, aidé par sa fille, Lina, une adolescente mutique de 13 ans, interprétée par Ifham Mathet, qui ne cesse de poster des stories1 sur les réseaux sociaux. La jeune influenceuse a perdu sa mère dans un accident de voiture qu'elle a provoqué en montrant des cigognes à son père. D'où son pseudonyme sur la toile : Cigogna nera (cigogne noire)2.

Elle a fait vœu de silence jusqu'à ce que son père sorte du coma, puis elle a poursuivi son mutisme alors qu'il est resté en vie. Depuis, tous les deux continuent à rouler en voiture dans la forêt pour observer les oiseaux. Quand cette affaire de vente apparaît, ils sont les seuls à s'y opposer, aux côtés des habitants défavorisés du domaine. Lina, décrite comme une fille étrange, « une possédée, une lunatique, une sorcière », décide de balancer sur les réseaux une sorte de journal intime filmé. Elle raconte les évènements qui déchirent la Mansouria, mettant à nu les jeux de pouvoir entre classes sociales, les paradoxes de tout un chacun, les sales petits secrets des uns et des autres, les manigances, en même temps que des questions d'actualité tel que le droit à la terre, la catastrophe écologique, la polarisation, le fascisme, l'obscénité de la spéculation immobilière… Le tout s'articule dans une ambiance particulière de fable.

Une structure en spirale

La narratrice du film est donc une figure romanesque. Elle fait office de Shéhérazade version 2.0, comme l'indique la cinéaste de 53 ans, très marquée par les histoires de sa grand-mère paternelle et de sa ville d'origine, Tanger.

Lina s'inscrit profondément dans son époque. En même temps, elle est formellement dans une structure très classique de conteuse orientale. Mon obsession dans le cinéma, c'est de mettre en scène l'oralité arabe et de réintroduire la structure en boucle des contes. D'ailleurs, il n'y a pas de construction linéaire dans mes films. Pour moi, le cinéma est un langage et une sémiologie qui n'est pas juste de la littérature filmée. Il ne repose pas sur un mode grammatical retraçant l'itinéraire d'un héros. Je tiens absolument à inventer des figures hybrides, qui se placent dans nos mémoires anciennes aussi bien que dans le monde d'aujourd'hui3.

Les histoires de grand-mère n'étaient jamais les mêmes. Il y avait souvent des ellipses, et il fallait composer pour combler le vide. Un peu à la manière de ce qui passe dans les cercles de conteurs traditionnels au Maroc (halqa) et sur les réseaux sociaux de nos jours. La réalisatrice explique :

Dans la halqa, le conteur est là, les gens participent à son cercle et les histoires ne sont jamais les mêmes, puisque le récit s'invente avec le public. Il en est de même sur les réseaux sociaux. Lina possède son cercle, son chœur collectif. Elle raconte une histoire qu'elle réinvente chaque jour.

Leila Kilani n'est pas sans ressembler à sa narratrice, cette fille rebelle au regard perçant qui a une porosité au monde et une grande capacité d'observation. Elle relativise :

Je n'écris pas pour m'identifier à mes personnages, mais je me reconnais plus dans le personnage du père, Anis, qui se pose tout le temps des questions sur le monde, et qui est décalé par rapport à sa famille. Pendant le tournage, c'était lui mon double. Il a cette folie, le côté sans limite, avec une recherche d'intensité poétique dans chacun de ses actes, une sorte de lyrisme incroyable.

L'insurrection des oiseaux

À travers la construction de ses personnages, la cinéaste souhaite cultiver une zone grise, nourrir la complexité et ne pas tomber dans la dichotomie des bons et des méchants. Ainsi, Lina, la jeune narratrice déjantée et un peu autiste, mène la révolution tout en ayant un esprit de vengeance. La domestique Chinwiya, toujours présente aux côtés de la jeune fille paraît faible, pourtant elle se transforme en furie. La maréchale, la grand-mère autoritaire de Lina, figure de la matriarche, est un peu « une ogresse qui mange ses propres enfants. Elle peut être à la fois Médée, Richard III, ou n'importe quel dictateur arabe. C'est la gardienne de l'ordre dans un royaume où elle ne dispose pas de réel pouvoir. Selon la loi islamique, elle hérite du sixième. En incitant tout le monde à la vente, elle est quasiment contrainte à la violence ». À la fin, ce personnage joué par Bahia Bootia Al-Oumani est à terre. Elle demande pardon pour toute la brutalité qu'elle a provoquée et fait son mea culpa.

Le film s'achève sur une hadra, un rituel musical soufi. Le chant mystique résonne dans la grande maison familiale : « Qoumou qoumou yal ‘achiqine » (réveillez-vous, réveillez-vous, les amoureux).

Je voulais avoir une transformation fantastique, et non une mutation apocalyptique (…) La crise est là, mais on doit plus que jamais s'autoriser à rêver, à bricoler des solutions artistiques, pour ne pas sombrer dans un suicide collectif. Le dernier tiers du film, c'est la métamorphose. On va vers le jour libérateur.

Un nouveau jour se lève sur une révolution cosmogonique. La nature s'insurge contre l'exploitation effrénée. Les oiseaux sont perchés sur les hauteurs de Tanger, la ville fétiche où se déroulent tous les films de Leila Kilani.

Tanger, cinématographique et frondeuse

Malgré cette fidélité, la réalisatrice qui a horreur des titres refuse d'être désignée comme « la cinéaste de Tanger » ou la voix officielle d'une ville :

Indivision devait être filmé à Rabat, toutefois cela c'est avéré impossible, car Tanger possède une plasticité qui absorbe le monde. Je jure à chaque fois que c'est ma dernière œuvre là-bas. Cependant, il y a une construction de l'espace et une géographie qui font que tout est pictural. Toutes les tensions du monde y sont représentées : les collines sur l'Europe, le rapport de classe entre les riches et les pauvres… Il y a de la dramaturgie, de l'esthétique cinématographique, de l'architecture. On ne peut pas tourner le dos à tout cela. Il y a en outre un tournoiement insensé de sons, une présence incroyable du vent. On a l'impression d'être devant une nappe électro-acoustique, de baigner dans une expérience sonore (…) J'espère tout de même tourner mon prochain film en Sardaigne.

Est-ce un vœu pieux de la part de celle qui a grandi à Casablanca, et qui revient malgré tout sans cesse à Tanger, ville d'origine de sa famille et surtout de son imaginaire ?

Casa c'est la jungle, une sorte de modernité sauvage et bouillonnante, tandis que Tanger est longtemps restée une ville endormie. Elle ne s'est pas développée pendant 40 ans tant Hassan II la détestait et la considérait comme une ville frondeuse, car elle a manifesté contre lui au début de son règne.

Dans tous les films de Leila Kilani4, on retrouve une continuité d'interrogation, d'esthétique, d'approche et de pensée, qu'elle parvient à nous transmettre avec son équipe, « la joyeuse bande de saltimbanques » avec qui elle travaille constamment : Éric Devin, son mari et directeur de photographie, Angelo Zamparutti, chef décorateur et Tina Baz, monteuse. Tous les quatre sont traversés par les mêmes préoccupations politiques, et partagent le même humour.

Je me place tout le temps dans une sorte d'angoisse joyeuse. Un film, c'est surtout un moyen de poser des questions. Il y a une forme de transcendance dans le cinéma, une sorte de communion. On est collectivement unis en regardant les mêmes images, et en étant traversés par la même émotion. Cette unité, ce rapport collectif relève de la hadra. Ce que je cherche en termes de cinéma, ce n'est pas la maîtrise cérébrale. C'est plutôt une unité quasi-mystique entre l'image et le récit.

Indivision est en cela une tentative réussie.

#


Indivision
Film de Leila Kilani
2024
127 minutes
Sortie le 24 avril 2024.


1NDLR. Les stories sont de courtes vidéos dont la durée de vie ne dépasse pas les 24 heures.

2La cigogne au Maroc représente l'esprit des saints.

3Toutes les citations de Leila Kilani ont été recueillies par l'autrice de l'article.

4Tanger, le rêve des brûleurs (2002), Zad Moultaqa, Beyrouth retrouvé (2003), Nos lieux interdits (2008), Sur la planche (2011).

☐ ☆ ✇ Orient XXI

En Turquie, l'opposition retrouve de la vigueur après les municipales

Par : Laurent Perpigna Iban — 23 avril 2024 à 06:00

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan l'a reconnu : les élections municipales du 31 mars marquent un sérieux revers pour sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP). Devenu à la faveur de ce scrutin le premier parti du pays, son rival kémaliste, le Parti républicain du peuple (CHP), savoure une victoire historique. Quant au mouvement kurde, conforté de résultats probants, il entame un bras de fer décisif afin de conserver ses acquis.

Dix mois à peine après un double scrutin législatif et présidentiel qui a assis encore un peu plus confortablement au pouvoir la coalition menée par le président Recep Tayyip Erdoğan, le vent du changement est-il en train de souffler sur la Turquie ?

C'est en tout cas, au terme des élections municipales qui se sont déroulées le 31 mars 2024, la conviction à laquelle s'accrochent les opposants au président. Pour le Reis, qui avait fait de ce scrutin une priorité, le revers est cinglant. Les cinq plus grandes métropoles, ainsi que la majorité de leurs arrondissements, sont passées entre les mains du Parti républicain du peuple (CHP). Pour la première fois depuis sa création en 2002, la formation qu'il dirige, le Parti de la justice et du développement (AKP) n'est plus la principale force politique du pays.

Le mouvement kurde, lui aussi, sort de ce vote la tête haute. Le Parti de l'égalité et de la démocratie des peuples (DEM) — étiquette sous laquelle se présentaient les candidats du Parti démocratique des peuples (HDP), toujours visé par une procédure d'interdiction —, a ravi plus de 80 municipalités, soit quinze de plus qu'en 2019.

Pourtant, la joie ne peut être totale dans le camp kurde, tant les élus de DEM savent que leur mandat ne tient qu'à un fil. Cible privilégiée du pouvoir et de la justice turques depuis l'implosion des pourparlers de paix entre l'AKP et la guérilla kurde du PKK en 2015, c'est presque un miracle si le HDP, avec plus de 5 000 membres et sympathisants incarcérés, est encore en état de marche.

D'autant que le mouvement kurde, rompu depuis des décennies à une répression intense, mène campagne sur un terrain miné. Sur le front des élections locales, le HDP fait face depuis 2016 à une politique systématique de destitutions d'élus. Ainsi, 48 des 65 municipalités conquises dans les urnes en 2019 ont vu leurs co-maires1 révoqués par la justice turque et remplacés par des administrateurs proches du pouvoir. Pas de quoi, à la lecture des résultats, décourager les sympathisants du parti de donner leur voix à DEM, mais suffisamment pour semer le doute quant à l'avenir des municipalités gagnées.

Une bataille qui ne fait que commencer

En dépit des déclarations de Recep Tayyip Erdoğan, qui, sitôt la fin des comptages promettait de respecter le résultat des urnes, l'offensive contre les municipalités DEM ne s'est pas fait attendre. D'ores et déjà, et à l'heure où nous écrivons ces lignes, 17 recours ont été déposés par l'AKP auprès du Haut conseil électoral (YSK). C'est notamment le cas à Urfa, où un nouveau scrutin a été programmé le 2 juin prochain.

Mais c'est à Van, une ville nichée dans l'extrême sud-est du pays, que s'est déroulé un bras de fer des plus symboliques. Immédiatement après les élections, le candidat Abdullah Zeydan, élu avec 55,48 % des voix, était déclaré inéligible, et sommé de laisser sa place au concurrent de l'AKP, pourtant loin derrière avec seulement 27,15 % des suffrages. Selon des informations transmises par DEM, la commission électorale aurait contesté les « droits politiques » de ce dernier, « de manière inexplicable, quelques heures à peine avant le scrutin ».

Face à la mobilisation importante des habitants dans les rues de Van, le pouvoir va d'abord interdire toute manifestation, ainsi que l'accès à la ville à toute personne ou groupe de personnes « susceptibles de participer à des rassemblements illégaux ». En vain : quelques jours plus tard, le Haut conseil électoral validait — au moins temporairement — la nomination de l'édile, visiblement pressé par une vague d'indignation qui s'est étendue au-delà du sud-est du pays.

Un renversement de situation presque providentiel, qui ravive, pour beaucoup de Kurdes, l'espoir de jours meilleurs. Car si, comme le pointe l'historien Hamit Bozarslan, lors des destitutions de maires HDP opérées depuis 2016, « le système dans sa totalité a fonctionné en tant que destruction démocratique sans que le monde politique ne réagisse », la mobilisation de plusieurs personnalités de premier plan semble avoir pesé lourd dans l'affaire de Van. C'est notamment le cas du maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu, qui a sur X (anciennement Twitter) jugé cette décision « inacceptable », appelant à réagir dans un contexte « d'élections gâchées par des décisions judiciaires politiquement motivées ». Un véritable point d'inflexion pour le désormais co-maire de Van, Abdullah Zeydan, qui explique :

La volonté ainsi que l'unité affichée par différents segments du public turc contre cette usurpation de nos droits est précieuse, et nous espérons que cela débouchera sur un nouveau processus. J'espère que cette solidarité rendra le droit et la justice plus fonctionnels en Turquie et constituera un tournant dans le retour à l'État de droit.

« C'est une petite victoire, répond le directeur des études turques de Strasbourg, Samim Akgönül. Ces dernières années, les élus kurdes destitués n'avaient pas bénéficié d'un soutien politique au niveau national ». Phénomène encore plus surprenant, comme le note l'ancien diplomate et membre du conseil du Parti communiste de Turquie (TKP), Engin Solakoğlu, « il y a eu pour la première fois dans l'ouest du pays, et même à l'intérieur de l'AKP, des contestations, comme si l'anti-démocratie avait ses limites ».

Reste que la mobilisation massive des habitants de Van paraît avoir joué un rôle majeur dans ce rétropédalage, car de telles démonstrations de colère dans les provinces kurdes n'avaient pas été observées depuis les graves troubles qui avaient agité la région en 20152.

Néanmoins, dans le cas de Van, l'affaire ne semble pour autant pas réglée : si le co-maire élu a pu prendre ses fonctions, le collège des juges et des procureurs a lui ouvert une enquête contre la 5e cour pénale de Diyarbakir, qui a décidé de restituer les droits de l'édile.

« Des vaches à lait pour l'AKP »

Si les cadres de DEM s'attendent à des jours difficiles, c'est bien que les séries de destitutions menées récemment par la justice et les autorités turques ont laissé des traces dans l'inconscient collectif. Élue en 2019 co-maire d'Ergani dans le cadre du système paritaire de mixité femme-homme mis en place par le HDP, Mervan Yıldız a été destituée par le pouvoir après 11 mois d'activité, faisant face à des charges aussi diverses que farfelues. Aujourd'hui encore dans l'attente d'un procès, elle a été remplacée par un administrateur « directement sous les ordres de l'AKP », et n'a pu que constater les dégâts sur sa municipalité : « l'administrateur nous a tout pris, pas uniquement nos postes, mais les emplois, les biens de la collectivité. L'AKP a d'ailleurs fait campagne à ces élections grâce aux fonds de la municipalité ».

« C'est un des pires abus de pouvoir constatés ces dernières années, et pas seulement sur la question de la destitution de ces maires, embraie Hamit Bozarslan. Ces municipalités déchues sont devenues des vaches à lait pour l'AKP, avec un népotisme, une corruption, et des détournements de fonds à grande échelle. Beaucoup d'avoirs appartenant à ces municipalités ont été transférés à l'État ».

L'ancien diplomate Engin Solakoğlu poursuit : « L'AKP utilise toutes les mairies qu'il possède afin de s'enrichir. Mais il ne faut pas oublier que c'est une pratique très commune en Turquie. On constate d'ailleurs un phénomène similaire dans certaines mairies glanées par le CHP ».

Alors, doit-on s'attendre, comme beaucoup de Kurdes le redoutent, à ce qu'une nouvelle vague de destitutions secoue le sud-est de la Turquie dans les semaines et les mois à venir ? Serra Bucak, la co-maire de Diyarbakır fraichement élue, reste optimiste, bien que les résultats dans sa ville fassent l'objet d'une contestation de la part de l'AKP :

Je ne pense pas que ce scénario va se reproduire. Cette stratégie ne marche pas, d'autant que nous faisons face à différentes crises économiques, sociales, ou politiques. S'il nous révoquait, le pouvoir paralyserait la région. Et nous, ce que nous voulons, c'est expliquer et réparer les dégâts qu'ils ont faits lors de ces dernières années.

Reste à savoir, au-delà du cas de Van, quelle serait la réaction du champ politique turc en cas de nouvelles vagues de révocations. Pour les Kurdes, les premiers signaux en provenance du CHP sont rassurants, puisque les hommes forts du parti — dont Özgür Özel, président de la formation —, se sont positionnés fermement contre toute destitution.

Un soutien qui, de toute évidence, vient également donner le change au coup de pouce des électeurs DEM dans les grandes villes turques, qui, malgré l'absence de consignes de vote de leur parti, semblent avoir fait barrage à l'AKP en prêtant massivement leurs voix au CHP.

La politique israélienne d'Erdoğan sanctionnée

Si le revers du parti présidentiel semble la conséquence d'une somme de griefs et de préoccupations aussi bien locales que nationales, le double jeu d'Erdoğan envers Israël a profondément ébranlé sa base militante. Car, en dépit de gesticulations presque théâtrales à l'égard de son homologue israélien Benyamin Nétanyahou, le Reis s'est refusé, pendant de longs mois, à mettre un terme aux échanges économiques avec le partenaire israélien.

Une situation qui a tourné à l'inacceptable après la publication par Metin Cihan, un journaliste exilé en Allemagne, de centaines de documents attestant de la poursuite des relations commerciales entre les deux pays. « Le noyau dur de l'électorat de l'AKP a été très secoué, il est temps que la guerre à Gaza se finisse », pointe l'ancien diplomate Engin Solakoğlu, ajoutant :

Il faut être rationnel : la Turquie avec ou sans Erdoğan restera aux côtés d'Israël. L'infrastructure du pouvoir est telle qu'il est contraint au pragmatisme, d'autant que la Turquie est intégrée à l'alliance occidentale.

Le président Erdoğan semble avoir tiré les premières leçons de son affaiblissement et s'active à réparer les blessures au sein de son propre camp. Officiellement en réponse au refus israélien d'autoriser un largage d'aide humanitaire en provenance de Turquie sur Gaza, le ministère du commerce a annoncé une restriction drastique des exportations vers Israël. Temporairement du moins, « jusqu'à ce qu'un cessez-le-feu immédiat soit décrété et que soit autorisé l'accès continu de l'aide humanitaire à Gaza ».

Reconfiguration de l'opposition

Pour autant, malgré un regain d'enthousiasme qui agite depuis le 31 mars une partie importante de la société, Recep Tayyip Erdoğan conserve toujours les coudées franches pour diriger le pays d'une main de fer. Les brillants résultats de l'opposition ne devraient en rien limiter son pouvoir, tant la Turquie reste plus que jamais centralisée, ne laissant aux municipalités que des prérogatives extrêmement réduites.

« Cependant, la dynamique de victoire est cruciale en Turquie, note Engin Solakoğlu. Après ce scrutin, elle est passée dans le camp de l'opposition, peut-être encore un peu plus puisque le CHP a obtenu une victoire historique sans même faire alliance avec d'autres formations politiques ».

Car c'est bien là un enseignement majeur de ce suffrage. Exit la « Table des six » où cohabitaient il y a encore quelques mois kémalistes, kurdes révolutionnaires et ultra-nationalistes, le CHP joue désormais presque seul un rôle de contrepouvoir face à la coalition présidentielle. Cette recomposition remet à l'ordre du jour la configuration traditionnelle du champ politique turc entre droite nationaliste, centre droit séculier et gauche kurde.

Pris à la gorge par une crise économique d'ampleur — la livre turque a perdu 40 % de sa valeur face au dollar en un an —, le Président turc aura néanmoins fort à faire pour redresser la barre d'un pays assailli par les difficultés, d'autant qu'il se sait sous la pression d'une opposition revigorée. Définitivement, pour Recep Tayyip Erdoğan, les quatre années qui séparent le pays du prochain cycle électoral ne seront pas de trop s'il veut pérenniser sa présence à la tête de l'État.


1Depuis plusieurs années, le HDP a mis un place un système de représentation paritaire femmes-hommes.

2À l'automne 2015, un cycle de violences urbaines entre une partie de la jeunesse kurde sympathisante du PKK et les différents corps de sécurité a agité la région pendant plusieurs mois.

☐ ☆ ✇ Orient XXI

De Tel-Aviv à Haïfa : « Tu crois que c'est la fin d'Israël ? »

Par : Jean Stern — 22 avril 2024 à 06:00

Après six mois de guerre à Gaza, chauffée à blanc par des médias aux ordres, l'opinion israélienne est tiraillée par la peur. Elle s'interroge sur le jour d'après dans un pays où l'extrême droite messianique pousse à l'épuration ethnique. La gauche a de son côté du mal à retrouver un cap. Les Palestiniens d'Israël, eux, sont soumis à de sévères restrictions de leurs libertés publiques.

De notre envoyé spécial en Israël-Palestine

Sur les plages de Tel-Aviv, en ce radieux samedi de mars, tribus urbaines et familles profitent du soleil. Pique-niques, musiques et bières. Gaza est à 70 kilomètres. Les armes de réservistes visibles à droite et à gauche en témoignent. Un peu à l'écart, en équilibre sur une digue de pierres, un homme buriné fume une cigarette. Moki vient de Leningrad, a émigré en Israël en 1997 et fait la guerre au Liban en 2006. À 54 ans, il travaille dans un pressing. L'interrogeant sur la situation en Israël, il me jauge et répond : « Pays de merde ». La veille, dans un restaurant branché de Tel-Aviv, je croise Hanna, 27 ans. Cette jeune russe est née à Saint-Pétersbourg et plus Leningrad, affaire de génération. Elle est arrivée il y deux ans pour fuir la Russie de Poutine et son infecte guerre en Ukraine. L'ironie tragique de son parcours fait sourire. Hanna dit la même chose que Moki, elle compte reprendre sa route.

Elle ne sera pas la seule : un diplomate européen de haut rang explique en off que les demandes de passeports sont en forte hausse dans les consulats occidentaux, cinq fois plus que l'année dernière à la même époque. Cinq millions d'Israéliens auraient déjà un second passeport, soit la moitié de la population.

« Pays de merde », dit aussi Gabriella, croisée dans le village de tentes de Jérusalem le 1er avril, installé sur un boulevard entre la Knesset, le Parlement et la Cour suprême. Les bénévoles distribuent matelas de camping et oreillers pour rendre moins rude le séjour militant à même le bitume. Gabriella a manifesté une partie de l'année 2023 pour défendre cette fichue Cour suprême, vigie myope d'une démocratie s'accommodant de nombreuses discriminations contre les Palestiniens. Sa colère est grande contre ce « gouvernement de losers », incapable de libérer les otages et de gagner « cette horrible guerre » qu'il a déclenché. « Qu'ils foutent le camp », hurle Mariana. « Ce sont des minables ! Cette guerre ne nous mène nulle part. Ce sont des planqués », soupire un autre manifestant près de la Knesset le 4 avril, alors que le général Yaïr Golan achève son discours enflammé. « Gouvernement de merde, ce sont des incapables enfermés dans leur messianisme », ajoute Nitzan Horowitz, ancien dirigeant du Meretz, le parti de la gauche sioniste pour l'heure en perdition, et ex-ministre de la santé. « Le gouvernement a tellement failli qu'il ne peut s'en sortir qu'en surjouant sa propre rage », constate un diplomate européen, qui déplore les « terribles erreurs de méthode » de Benyamin Nétanyahou et de son cabinet.

« Qu'il parte ! Qu'ils partent tous ! »

Après plus de six mois de guerre, le niveau de haine à l'égard de Nétanyahou atteint un niveau jamais vu en Israël. Les Israéliens s'indignent d'apprendre que son fils Yaïr s'est mis à l'abri à Miami, protégé par deux hommes du Mossad, tandis que Sara, la femme du premier ministre, a fait installer un salon de coiffure à la résidence officielle pour ne plus avoir à affronter la foule en rogne autour de son adresse favorite de Tel-Aviv. « Nétanyahou n'a plus d'autres idées que de sauver sa femme, son fils et ses proches, déplore Nitzan Horowitz. Les gens disent “allez on oublie les poursuites, mais qu'il parte, qu'ils partent tous !” ».

« Pays de merde », dit encore un habitant palestinien de Haïfa, qui craint comme bien d'autres de manifester sa solidarité avec les gens de Gaza de peur de voir sa vie brisée par la répression. Les Israéliens peuvent manifester leur rage, cependant les Palestiniens citoyens d'Israël sont assignés au silence. Un boulevard pour les uns, des matraques pour les autres.

« Pays de merde », la trivialité de l'expression amuse Ruchama Marton mais ne la surprend pas. À 86 ans, cette figure de la gauche israélienne, haute comme trois pommes et regard malicieux, a été la fondatrice de Physicians for Human Rights, qui a publié début avril en Une du Haaretz la liste des 470 professionnels de santé tués à Gaza depuis le début de l'offensive israélienne. Elle a compris la nature d'Israël dès 1956. À 20 ans, Ruchama Marton servait dans le Sinaï. Elle a vu les soldats de la brigade Givati abattre d'une balle dans la tête et sans sommations des prisonniers égyptiens.

Tout cela vient de loin.

Samson, le héros national religieux, raconte Yoav Rinon, professeur à l'université hébraïque de Jérusalem, était un « égoïste forcené » qui avait « besoin d'humilier ». La figure emblématique des messianistes qui co-gouvernent Israël croyait que sa force le rendrait invincible. Ce mythe rabâché pour manuels scolaires propagandistes est en train de prendre fin. Sage érudit, Yoav Rinon pense qu'il est temps de

passer d'une idée fondée sur le meurtre et le suicide à une pulsion de vie. L'idée de partage doit se fonder sur un renoncement au droit exclusif sur cette terre. Il faut en faire un espace de vie et non un espace de mort judéo-palestinien1.

Beau vœu pieux car pour l'instant, « les Israéliens ont anéanti Gaza par rage et non par nécessité », résume un diplomate et « tout encore peut arriver ». « Nétanyahou continue de promettre aux Israéliens une "victoire totale", mais la vérité est que nous sommes à deux pas d'une défaite totale », observe ainsi l'historien libéral Yuval Noal Harari2. Pour lui, le premier ministre a fait preuve « d'orgueil, d'aveuglement, de vengeance » tout comme Samson.

Pourtant, l'évocation de « ce héros vaniteux » selon Harari illustre une évidence : le modèle actuel du pays, basé sur la violence et la domination a vécu. La défaite menace l'avenir d'Israël. Tout le monde en parle, en privé, en famille, avec l'ami de passage. La gauche israélienne fracturée par la question coloniale, et cela bien avant le 7 octobre, doit aussi se réinventer, alors que le gouvernement mène une guerre totale contre les Palestiniens à Gaza, les harcèlent dans les territoires, et menacent leurs libertés – et par rebond celle de tous les citoyens — dans les frontières d'Israël de 1948.

Dans un surprenant effet miroir, « tu crois que c'est la fin d'Israël ? » est la question que pose à haute voix la plupart des Israéliennes et Israéliens, juifs, chrétiens ou musulmans, croyants ou non, autant pour eux que pour le journaliste de passage. Autant de personnes qui ont voulu la paix, imaginé un avenir commun. « On a déjà connu des jours sombres, des attentats, des périodes où on se retrouvait à 50 pour des manifestations. Mais là... c'est très difficile de parler », dit un architecte de Tel-Aviv. « Tout le monde va mal, tout le monde se porte mal, même les gens qui prétendent aller bien », confirme une amie de Jérusalem. Beaucoup ont peur aussi, ce qui jette un voile gris sur le pays. On parle peu de cette peur, certains disent même avoir « retrouvé la fierté d'être Israéliens », cependant ils partagent cette angoisse du clap de fin.

Sortir de l'impasse mortifère est au cœur de l'action d'Orly Noy. Née en Iran, journaliste, traductrice, elle vient à 54 ans de prendre la présidence de B'Tselem, la plus puissante des ONG sur les droits humains en Israël, qui a profondément évolué depuis dix ans sur la caractérisation de l'apartheid israélien. Le regard affûté de cette militante de longue date a contribué au succès du magazine en ligne +972, à l'origine de révélations terrifiantes sur l'utilisation par l'armée israélienne à Gaza de l'intelligence artificielle3. Elle s'en prend « aux désenchantés, aux désillusionnés, aux lassés », à tous ceux se disant de gauche nombreux à soutenir la guerre. Comme ces chanteurs et ces comédiens qui ont multiplié les messages énamourés aux soldats et les tournées sur le front. Orly Noy ironise sur « leurs égarements gauchistes » passés, tandis que d'autres dénonçaient sa complaisance supposée à l'égard du Hamas4.

Pour elle, « le crime haineux » et « injustifiable » du 7 octobre ne peut pas faire oublier « les années d'occupation, de blocage, d'humiliation et d'oppression cruelle des Palestiniens, partout et surtout à Gaza ». Le positionnement d'Orly Noy a provoqué quelques départs à B'Tselem, toutefois elle n'a pas lâché sur la solidarité avec les Palestiniens massacrés à Gaza. « Des intellectuels de gauche nous disent qu'ils veulent sauver les Palestiniens des souffrances que le Hamas leur impose. Mais pourquoi alors leur imposer d'autres souffrances ? », résume un observateur palestinien de ces débats pour réinventer la gauche.

Avril 2024. Sur la place Dizengoff au coeur de Tel-Aviv, un lieu de rassemblement pour rendre hommage aux otages israéliens du 7 octobre.
Jean Stern

« Les généraux c'est la plaie d'Israël »

De son côté, le général Yaïr Golan vise la relance d'une gauche plus classique puisqu'il ambitionne de prendre la tête du parti travailliste Haavoda pour l'heure exsangue avec seulement quatre députés. Cet ancien vice chef d'état-major « est comme tous les généraux. Quand ils arrêtent le service ils se mettent à parler de la paix, car ils savent qu'il est impossible de gagner la guerre », résume une intellectuelle. Député et ministre du Meretz entre 2020 et 2022, il a été un héros national le 7 octobre en se rendant seul, à trois reprises, sur le lieu de la rave pour sauver des participants menacés. Pour le général, « nous devons changer de direction de façon radicale, car il est impossible de détruire le Hamas. Israël n'a pas de vision sur la façon de continuer cette guerre tout en avançant politiquement : c'est une honte ».

La candidature du général Golan à la tête d'une future coalition de gauche, si elle séduit les militants des manifestations de Tel-Aviv et Jérusalem, rencontre beaucoup de résistances. « Les généraux, c'est la plaie d'Israël », dit une ex-militante du Meretz. De plus, « la gauche sioniste n'aime peut-être pas Nétanyahou, cependant elle apprécie sa politique. Elle a soutenu la Nakba en 1948, puis l'apartheid de fait, la colonisation et maintenant le génocide », ajoute Jamal Zahalka, un ancien député de Balad5, qui connait bien cette « gauche-là » pour l'avoir longtemps côtoyée à la Knesset.

Yael Berda n'entend pas ménager la chèvre et le chou comme la gauche sioniste. Cette anthropologue et universitaire est bien ancrée dans ses convictions, fait rare à Tel-Aviv. « Je suis de gauche et soutiens les droits des Palestiniens, je suis contre l'occupation et l'État colonial. Mais je ne peux pas comprendre ceux qui n'arrivent pas à dire que le 7 octobre est une horreur. Je ne peux pas l'accepter. » Pour Yael Berda, la guerre est aujourd'hui la pire des solutions : « Il faut se donner le temps de parler, alors que l'on passe notre temps à demander aux Palestiniens de se justifier puis de se défendre. » L'universitaire pense que l'arbitraire qui domine depuis trop longtemps doit stopper et qu'un nouveau modèle de pays est à inventer. « Il ne peut y avoir de pays avec des millions de gens sans droits. Il faut donc donner des droits aux Palestiniens ».

Remettre la Palestine au centre du jeu est pour Berda un enjeu central de la gauche israélienne, même si rien ne laisse penser que le pays change de cap dans les prochains mois. Malgré des manifestations qui ont retrouvé de la vigueur depuis mi-mars, la gauche israélienne n'a pas de programme clair, notamment sur la paix, la grande oubliée du moment dans un pays tout entier dans la guerre. Le premier ministre est solidement installé avec une majorité de 64 sièges. En dépit de tiraillements avec l'extrême droite sur la portée de l'offensive à Gaza et avec les partis religieux sur l'extension du service militaire aux ultra-orthodoxes, Nétanyahou tient sa majorité. Certes, début avril, avant l'offensive aérienne iranienne, sa popularité était tombée à 30 %. Cela dit, avec l'opposition officielle d'un Benny Gantz participant au cabinet de guerre et d'un Yaïr Lapid soutenant la guerre, Nétanyahou n'a pas de souci à se faire. « Gantz et Nétanyahou, franchement, c'est du pareil au même », note un diplomate.

La gauche a aussi délaissé un autre front, plus insidieux encore, ouvert par le gouvernement : les atteintes aux libertés, notamment pour les Palestiniens de l'intérieur. « La mauvaise herbe », disent-ils, est souvent traitée comme une cinquième colonne. Arrestations préventives, mises en cause publiques, inculpations injustifiées... Tout un arsenal liberticide s'est mis en place.

« Punir les Palestiniens parce qu'ils sont Palestiniens »

Il y a d'abord les médias. « La presse israélienne est comme un orchestre où les musiciens joueraient tous le même instrument, explique Ari Remez, responsable de communication de l'ONG de défense des droits des Palestiniens Adalah. Il n'y a jamais ou presque de Palestiniens sur les télés. Les médias mainstream et même libéraux soutiennent la guerre et les crimes du gouvernement ». Chez beaucoup de gens, Palestiniens comme Israéliens, l'écoute d'Al-Jazira est indispensable pour une information diversifiée. Cependant, le gouvernement a voté une loi visant à interdire de diffusion la chaîne qatarie. « La brutalité est choquante, mais ce qui est encore plus choquant c'est la manière dont les médias israéliens soutiennent cette brutalité et nous vendent des héros israéliens, poursuit Jamal Zahalka. La plupart des gens ne savent pas ce qu'il se passe pour la liberté d'expression, ou ils s'en fichent ».

Les médias ont par exemple participé à la mise en cause publique de gens innocents, comme si cela contribuait à défendre un Israël humilié depuis le 7 octobre. Haro sur la liberté d'expression des Palestiniens et de leurs rares soutiens, c'est pour le régime et les médias aux ordres une sorte de revanche. « Comme s'il s'agissait d'abord de punir les Palestiniens parce qu'ils sont Palestiniens », commente un avocat.

Punir et humilier sont les bases de la « déshumanisation » des Palestiniens. Comme si, au-delà du macabre bilan des victimes de Gaza, que beaucoup de Palestiniens d'Israël pleurent en raison de liens de parenté maintenus malgré l'exil et la colonisation, des millions de personnes n'avaient plus de pensées autonomes, de droit d'être autre chose qu'une menace. Ni protestations contre l'offensive israélienne, ni larmes pour les morts de Gaza. Le ministre de la défense Yoav Gallant, a parlé « d'animaux » à leur propos. Pour empêcher toutes protestations, la répression s'est brutalement abattue sur les universités et les collèges. Adi Mansour, conseiller juridique de l'ONG Adalah basé à Haïfa s'en inquiète.

Les libertés des Palestiniens d'Israël sont menacées, toute critique est perçue comme une démonstration de traitrise et la criminalisation des médias sociaux et des expressions publiques est en marche. C'est sans précédent cette criminalisation des paroles libres.

Il suffit d'exprimer de la sympathie envers les Gazaouis pour que cela devienne de la sympathie à l'égard du terrorisme. « Plus de 95 étudiants de 25 collèges et universités ont été inculpés, près de la moitié ont été relaxés, mais ce n'est pas pour autant un succès pour nous », poursuit Adi. Selon lui, les procédures criminelles sont utilisées pour punir des délits d'opinion supposés dans le cadre de la guerre. Des personnes sont sanctionnées en raison de ce qu'elles pensent. Certaines mises en cause tiennent de la farce. Une étudiante qui avait posté, quelques jours après le 7 octobre, une image de champagne et de ballons pour un événement personnel a été accusée de soutenir le Hamas et le terrorisme.

Le harcèlement des étudiants Palestiniens en Israël
Depuis le début de la guerre, 124 étudiants de 36 universités et collèges israéliens ont contacté Adalah pour obtenir une aide juridique concernant les plaintes déposées contre eux pour leur activité sur les réseaux sociaux. 95 d'entre eux ont effectivement été assisté par l'ONG, qui a fourni ces données actualisées au 12 avril 2024 en exclusivité pour Orient XXI. Trois observations : ce sont majoritairement des étudiantes qui sont mises en cause, les suspensions sont très nombreuses et pénalisent gravement la poursuite des études pour ces personnes.

L'avocat ajoute que « ce qui est en jeu, c'est la mise en cause des libertés académiques et du droit des étudiants. Qui peut décider ce que l'on a le droit de dire dans le champ académique ? ». Le gouvernement met la pression sur les professeurs d'universités et de collèges pour s'assurer de la « loyauté » des étudiants. Le ministre de l'intérieur est à la manœuvre pour imposer des normes sur les réseaux sociaux. Les procédures judiciaires sont au service de la propagande politique. Ce professeur israélien à l'université Ben-Gourion du Néguev fait part de « ses inquiétudes pour les libertés publiques et académiques, car le climat général n'est pas à la discussion ». Il juge prudent de demander à ses étudiants de se taire, au moins sur les réseaux sociaux, même si leurs opinions sur la situation à Gaza n'ont rien à voir avec leur cursus universitaire. Une de ses collègues de l'université hébraïque de Jérusalem, Nadera Chalhoub-Kevorkian, vient d'ailleurs d'être placée en garde à vue 24h après avoir été renvoyée de l'université, en raison de ses critiques sur la guerre à Gaza.

Censure, arrestations, menaces, « les autorités deviennent dingues à propos de la solidarité avec Gaza. On ne fait que des petites manifestations, car les gens ont peur de se faire tirer dessus », témoigne Majd Kayyal, un écrivain de Haïfa qui anime le site Gaza Passages dédié à des textes d'autrices et d'auteurs de Gaza et publié dans une douzaine de langues.

« Le problème, c'est notre pays »

Pour Adi Mansour, il s'agit d'abord d'empêcher les gens de verbaliser ce qu'ils sont, c'est-à-dire Palestiniens : « Tout cela sert d'abord à museler la société palestinienne. Chaque arabe devrait se sentir libre et en sécurité en Israël ». C'est de moins en moins le cas, et c'est un autre défi pour la gauche israélienne de ne pas laisser les libertés filer.

Face au bilan monstrueux d'une guerre dont nul ne voit l'issue, plus de 35 000 morts, au moins 50 milliards de dollars de destructions à Gaza, face à la poursuite d'une offensive génocidaire, l'horizon paraît sombre. Pour une militante de Tel-Aviv,

ce que nous avons connu, ce que nous avons accepté depuis tant d'années, même si nous n'étions pas d'accord, a finalement infusé dans la population. Le racisme, l'idée générale de “faire partir les Arabes” nous entraine vers une possible disparition.

« On peut se demander si la fin d'Israël est une question de temps ou une question de soutien », s'interroge un intellectuel de Naplouse. La fin d'Israël ? « C'est la fin d'un modèle, sans aucun doute, mais pas la fin d'un pays », tempère un diplomate.

« Que va-t-il se passer le jour d'après ? », s'interrogeaient début avril les manifestants de Tel-Aviv et de Jérusalem. « Le problème, ce n'est pas la gauche ni la droite, c'est notre pays », me disait Gabriella à Jérusalem, en réclamant une force internationale à Gaza et la fin de l'occupation en Cisjordanie. « Cela ne peut plus durer ! Qu'on leur donne un pays ! », ajoutait-elle. « Il va nous falloir du courage et de la lucidité », soupire le général Golan, ajoutant que le gouvernement ne possède ni l'un ni l'autre.

1er avril 2024. Au village des tentes à Jérusalem, où les manifestants israéliens organisent un sit-in de quatre jours près du Parlement appelant à la dissolution du gouvernement et au retour des Israéliens retenus en otages à Gaza depuis le 7 octobre.
Jean Stern

En attendant, pour un intellectuel palestinien de Haïfa,

tout semble parfois normal à deux heures de Gaza. C'est dingue pour moi qu'Israël ait réussi à créer des réalités différentes ici, à Gaza, à Jérusalem et dans les territoires. Je suis tout près de Gaza, j'y pense tout le temps, et cela me rend fou, ce génocide en cours contre lequel personne ne fait rien.

Ultime soirée sur une terrasse semi déserte de Dizengoff, au centre de Tel-Aviv. Sept gaillards picolent et braillent. Au moins deux sont armés, revolver niché entre la ceinture et le bas de leur dos. Une douce odeur de jasmin monte des jardins, c'est le printemps au Proche-Orient. La ville est très calme. L'un des hommes attablés me demande, sur un ton légèrement agressif, d'où je viens. Et inévitablement ce que je pense de la guerre. Semblant lire dans mes pensées, sans me laisser le temps de répondre, il dit : « on doit nous faire confiance, sinon c'est la fin du pays ».

On le voit, le sujet est sur la table.

Jamal Zahalka : « Tous ou presque vont dans le même sens. Tuez-les ! Détruisez-les ! »

Ancien dirigeant du Balad, ancien député de la Liste arabe unie, Jamal Zahalka est une figure centrale de la gauche arabe en Israël. À 69 ans, il livre quelques observations à Orient XXI.

Ici nous sommes directement confrontés aux civils israéliens, aux politiques israéliens, aux journalistes israéliens, aux intellectuels israéliens. Tous ou presque vont dans le même sens : « Tuez-les ! Détruisez-les ! » C'est la brutalité même du sionisme qui est en cause. Prenez un pilote israélien. Il va monter dans son avion de chasse, pousser sur un bouton, tuer 100 personnes et rentrer chez lui écouter une symphonie de Beethoven en lisant du Kafka. La distance entre la victime et le tireur rend à leurs yeux la guerre plus propre.

Les Palestiniens de l'intérieur ont du mal à parler d'abord parce qu'ils voient ce qu'il se passe à Gaza tous les jours. Mais leurs sentiments sont mitigés car Israël n'a pas obtenu une victoire à Gaza. Même si les Palestiniens ont eu le sentiment d'être abandonnés, les manifestions de solidarité un peu partout dans le monde leur ont fait chaud au cœur. Les gens comprennent que la discrimination, l'apartheid, la colonisation, c'est du même tonneau. Ils ont pour la plupart saisi ce qu'était la face sombre d'Israël.

Personne sur la scène politique israélienne n'est prêt à un compromis. Les Américains ne sont pas prêts à bouger, les Européens en sont incapables, les Russes et les Chinois sont en observation. La situation est très volatile. Le Hamas ne veut lâcher Gaza, et l'Autorité palestinienne ne peut travailler à Gaza sans l'accord du Hamas. Il faudrait un gouvernement de technocrates et discuter car la clé, c'est l'unité des Palestiniens. La véritable contre-attaque doit venir de l'unité des Palestiniens.

Une économie qui tient le coup

Pour l'instant dans un contexte politique, militaire et moral chaotique, l'économie tient le coup. Un emprunt d'État de huit milliards de dollars a été souscrit 4 fois, toutefois la guerre pourrait coûter 14 points de PIB à Israël, ce qui est considérable. Le secteur du bâtiment est loin d'être au ralenti à Tel-Aviv comme dans les colonies. L'industrie de l'armement tourne à plein régime. Israël a également reçu des dizaines de milliards d'aides américaines, en munitions, en armes. Et en crédits, plus de 14 milliards de dollars tout récemment.

Freinée par l'importante mobilisation cet hiver, la high tech qui représente 10 % de l'activité mais 20 % des réservistes, est tellement connectée mondialement que les soubresauts d'Israël l'atteignent moins. Ce secteur très sensible est à la pointe de la contestation contre le régime. Plusieurs entreprises de high tech financent d'ailleurs le général Golan. Quant au tourisme, il est très menacé, notamment à cause d'un trafic aérien réduit au minimum. Ce secteur représentait environ trois milliards de recettes pour Israël en 2023. Nul ne sait encore, par exemple, si la Gay Pride aura lieu le 7 juin prochain à Tel-Aviv. Pour l'heure les rassemblements de plus de 1 000 personnes sont interdits en Israël.


1Yoav Rinon, « The Destructive Wish for Revenge Followed by Suicide Is Rooted in the Israeli Ethos », Haaretz, 16 mars 2024.

2Yuval Noal Harari, « From Gaza to Iran, the Netanyahu government is endangering Israëls survival », Haaretz, 18 avril 2024

3Yuval Abraham, « Lavender : the AI machine directing Israel's bombing spree in Gaza », +972, 3 avril 2024.

4Orly Noy, « Guerre à Gaza : comment la gauche israélienne a rapidement perdu toute compassion pour les Palestiniens », Middle East Eye, 25 mars 2024.

5Fondé en 1995, Balad est un parti progressiste arabe, qui compte également des juifs. Il a été l'un des piliers de la liste arabe unie, qui a remporté 13 sièges à la Knesset en 2015.

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« De nouvelles maladies graves sont apparues à Rafah »

Par : Rami Abou Jamous — 22 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 20 avril 2024.

Ahmed, un de mes voisins à Rafah, fait partie des gens qui viennent me voir tous les matins pour me demander si j'ai des informations sur ce qu'il se passe. Mais aujourd'hui, il est venu pour autre chose. Il est venu demander si j'ai des connexions avec Médecins sans frontières (MSF) ou d'autres médecins qui viennent de l'étranger.

Son fils Adam qui a cinq ans souffre d'un problème rénal qu'on n'arrive pas à diagnostiquer. Il était allé plusieurs fois à l'hôpital Rantissi, à Gaza-ville, le principal hôpital pédiatrique de la bande de Gaza. Adam avait trois ans quand il a commencé à parler et à dire qu'il avait mal aux reins. Son père n'a pas arrêté d'aller consulter. Les médecins lui ont dit qu'il fallait une opération chirurgicale par endoscopie ; une procédure sophistiquée qui nécessite un transfert médical.

Tout était prêt… et puis la guerre a commencé

Quand l'Autorité palestinienne (AP) s'est installée dans la bande de Gaza en 1994, Yasser Arafat a créé un système pour transférer gratuitement les patients nécessitant des traitements compliqués en Cisjordanie, en Israël, en Jordanie ou en Égypte. Quand Mahmoud Abbas a pris le pouvoir, il a annulé la possibilité pour les Gazaouis de se faire soigner dans les hôpitaux israéliens. Adam devait être forcément transféré en Égypte.

Ahmed avait tout préparé, il ne manquait qu'une signature. Et puis la guerre a commencé… Ahmed ne sait plus quoi faire. Il me dit que son fils souffre, qu'il n'arrête pas de pleurer. La malnutrition aggrave ses douleurs : « Je ne peux donner à ma famille que des boîtes de conserve. Je n'ai pas les moyens de leur acheter des légumes, ils sont trop chers. »

Je suis allé me renseigner pour lui à l'hôpital koweïtien, ils m'ont dit que malheureusement, ils ne pouvaient rien faire parce qu'ils n'en avaient plus les moyens. Ahmed est allé à l'hôpital principal de Rafah, Abou Youssef El-Najjar, il a obtenu la même réponse. Je lui ai demandé si Adam était suivi par un médecin. Il m'a dit que oui, qu'il avait un bon médecin, mais que ce dernier est parti pendant la guerre, avec toute sa famille. Il n'est pas le seul. Beaucoup de médecins ont quitté la bande de Gaza pour fuir la mort et pour travailler ailleurs. D'où sa requête à propos de médecins étrangers travaillant avec des ONG à Rafah.

Je les comprends. Tout le monde a le droit de fuir cette machine de guerre, ces boucheries, ces massacres. Un médecin, c'est quelqu'un qui travaille pour l'humanité. Même si cela me fait mal au cœur de savoir que tant de médecins aient quitté la bande de Gaza, je sais qu'ailleurs, ils serviront l'humanité. Il y a beaucoup de bons médecins palestiniens partout dans le monde. Quelque chose s'éteint à Gaza, mais qui va renaître à l'étranger.

Je sais ce que c'est de ne rien pouvoir faire pour un enfant qui a mal

Ahmed sait que pour faire cette opération sur un enfant de cinq ans, il faut sortir de la bande de Gaza. Mais peut-on au moins calmer la douleur d'Adam ? Il se demande aussi s'il y a possibilité de transférer son fils vers la France, ou ailleurs. Le problème c'est que je suis nouveau dans ce quartier où je me suis installé, et qu'on me prend pour le grand journaliste qui sait tout, ou comme une sorte d'ambassadeur de France à Gaza, ou encore comme le roi des connexions avec les ONG parce que j'ai pu aider des amis quelques fois. Mais je n'ai pas tant de connexions et les besoins ici sont énormes. Et surtout, je n'ai pas la possibilité de faire transférer un enfant pour le faire soigner à l'étranger, encore moins en France.

Je sens que les gens sont un peu déçus quand je leur dis que je vais essayer et que je n'arrive pas à trouver une solution. Je sais très bien ce que c'est de ne rien pouvoir faire pour un enfant qui a mal. Quand on est arrivés à Rafah, Walid est tombé malade, et je souffrais de cette impuissance, de ne pas arriver à le faire soigner. Beaucoup d'enfants sont malades à Gaza. De nouvelles maladies graves sont apparues, comme l'hépatite A, les diarrhées dont Walid a beaucoup souffert, des maladies dermatologiques dans les écoles où s'entassent les déplacés, des maladies respiratoires à cause des feux où on brûle du bois mais aussi du carton, ou du plastique où on fait bouillir l'eau. Sabah, ma femme, en a souffert également.

La peur d'accoucher sous une tente

Un autre exemple dans notre famille : Amal la sœur de Sabah est sans nouvelles de son mari depuis le premier jour de la guerre. Elle ne sait pas s'il est vivant, s'il est prisonnier en Israël ou s'il est mort. Quand les Israéliens arrêtent quelqu'un, il disparaît. Avant, dès qu'une personne était arrêtée, on pouvait donner son nom à la Croix-rouge et on avait des nouvelles. Depuis le 7 octobre, ce n'est plus possible. Donc, on ne peut rien savoir de la situation d'Ismaïl, le mari d'Amal. Des gens disent que son taxi a été bombardé, mais ce n'est pas sûr.

Lui et Amal ont une petite fille qui s'appelle Jouri. Elle est née après dix ans de mariage, grâce à la fécondation in vitro (FIV). Ce mois-ci, Amal doit donner naissance à un deuxième enfant, lui aussi conçu grâce à une FIV. Ismaïl et Amal ont mis toutes leurs économies pour donner un frère ou une sœur à Jouri. Et Amal n'arrive pas à trouver un médecin pour l'accouchement, parce qu'elle a besoin d'une césarienne. Il y a l'hôpital émirati à Rafah, il y a aussi l'hôpital Awda à Nusseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Mais Amal est une déplacée, elle vit sous une bâche. Elle est originaire de Nusseirat, mais elle ne sait pas si elle doit accoucher à l'hôpital émirati ou bien tenter d'aller chez elle à Nusseirat, car elle craint une incursion israélienne. Elle a entendu parler de centaines de femmes qui ont accouché sous la tente sans aide médicale ; des accouchements parfois prématurés à cause de la fatigue.

Les Israéliens ont détruit les piliers de toute société

L'armée israélienne a détruit le système de santé à Gaza. Elle a détruit des hôpitaux, en commençant par l'hôpital Al-Shifa. Elle a dit que les sous-sols de l'hôpital abritaient le commandement militaire du Hamas. Une vidéo en 3D a même été réalisée pour montrer qu'il y avait quatre niveaux de sous-sols. Mais les Israéliens n'ont rien trouvé. C'était fin novembre, ou début décembre, je ne sais plus. J'ai un peu perdu la notion du temps depuis le début de la guerre.

Il n'y avait pas de sous-sols, il n'y avait pas d'infrastructure militaire. Il n'y avait rien du tout. Plus tard ils sont revenus, ils ont détruit tout le complexe hospitalier, ils ont tué 200 personnes et en ont arrêté 300, en prétendant qu'ils étaient tous membres de la branche militaire du Hamas. Comme d'habitude, tout le monde a repris leurs déclarations sans les vérifier. Maintenant l'hôpital Al-Shifa n'est plus qu'une carcasse. Les Israéliens ont aussi détruit l'hôpital principal du nord de la bande, Kamal Adwan. Le seul qui fonctionne encore, c'est l'hôpital Baptiste (Al-Ahly), à Gaza-ville, mais très partiellement. Il n'arrive même plus à soigner les maladies saisonnières. L'hôpital Nasser de Khan Younès a également été attaqué avec les mêmes prétextes. Il n'a ni électricité ni groupe électrogène aujourd'hui.

Le vrai but de tout cela, c'est de détruire le système de santé, comme les Israéliens ont fait avec le système d'éducation ; détruire les piliers de toute société. Samedi, ils ont rasé la plus grande usine de fabrication de médicaments de la bande de Gaza, à Deir El-Balah.

J'espère qu'Adam sera enfin opéré, et qu'Amal n'accouchera pas sous une tente.

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Égypte. La querelle du chawarma

Par : Dalia Chams — 19 avril 2024 à 06:00

On les voit partout, ces viandes disposées en tranches fines sur une broche tournante, et grillées verticalement. Plat globalisé et fascinant, le chawarma se présente comme un élément d'échange, mais aussi de discorde. Au Caire, il est devenu le symbole d'un combat identitaire livré contre les immigrés, notamment syriens.

L'énorme broche de chawarma est là, esseulée. Elle tourne lentement, laissant s'écouler la graisse et griller la viande à feu doux. À deux heures de la rupture du jeûne, les travailleurs d'une célèbre enseigne de restauration rapide levantine préparent les repas qui seront bientôt servis. Ils parlent entre eux dans un mélange de dialectes et d'accents différents. Certains viennent du Caire, d'autres du Delta du Nil, sans compter ceux originaires de Syrie, parfois même de Palestine. Leur employeur est quant à lui jordanien. Avec son partenaire local, ils ont ouvert plusieurs branches de leur chaîne de restaurants Al-Agha. À côté des autres spécialités maison offertes sur le menu, le chawarma reste le plat qui séduit quasiment tout le monde.

Pourtant, ce mets est depuis quelques temps dans le collimateur de certains habitants qui regardent les vendeurs de chawarma d'un œil suspicieux, telle l'avant-garde d'envahisseurs étrangers. Leurs réactions en disent long sur les crises du Proche-Orient et leurs retombées au Caire, mais aussi sur la géopolitique de la région, l'histoire partagée, les trajectoires migratoires, le problème des réfugiés, la crise économique qui sévit dans le pays et le fort nationalisme qui remonte par conséquent à la surface.

Monnayer les réfugiés

Ces derniers mois, les hashtags appelant au boycott des snacks syriens se sont répandus sur la toile, notamment sur la plateforme X (ex-Twitter). Mais ce n'est pas la première fois. Depuis une dizaine d'années, ces vagues de dénonciations des immigrés reviennent selon l'air du temps et surtout, en fonction des directives de l'État. Récemment, plusieurs déclarations officielles ont souligné que l'Égypte accueillait déjà 9 millions de réfugiés et d'immigrés, dont 4 millions de Soudanais, 1,5 million de Syriens, 1 million de Libyens et autant de Yéménites1.

Dans l'attente de monnayer le rôle de l'Égypte comme rempart contre l'immigration en Méditerranée et de recevoir une aide conséquente de la communauté internationale, les autorités traitent les immigrés de « fardeau ». Elles demandent aux réfugiés de régulariser leur statut de résidence. Cela implique sans doute une rentrée d'argent en devises pour un pays qui en manque cruellement. Sans faire la distinction entre les réfugiés, les immigrés et les demandeurs d'asile, ces chiffres visent à faire monter la facture en dollars exigée par Le Caire. Ils se traduisent sur les plans populaire et médiatique par une campagne de boycott à l'encontre des Syriens, très actifs dans le secteur de la restauration rapide. Leurs étals dédiés à manger sur le pouce et leurs commerces ouverts sur la rue accroissent leur visibilité en ville. Le chawarma est ainsi devenu le symbole de la xénophobie et du nationalisme rampant.

Pourtant, les différentes études sur l'insertion des Syriens dans le marché du travail montrent qu'ils ont réussi à fonder plusieurs grandes et moyennes entreprises, que leurs salariés sont en majorité Égyptiens et que leurs investissements tournent autour de 800 millions de dollars (750 millions d'euros), concentrés dans les secteurs de l'alimentation, des textiles et du mobilier. Ils sont certainement mieux organisés que les autres communautés, dès lors qu'ils ont créé une association d'hommes d'affaires en 2014, un conseil pour les investisseurs, des pages Facebook et des plateformes facilitant l'intégration et le recrutement. Sur ces dernières, des petites annonces apparaissent souvent signalant : « Recherche un chef chawarma avec expérience »2.

Un sandwich, plusieurs variantes

Nohad Abou Ammar a vu les choses évoluer depuis son installation au Caire en 2005, bien avant l'arrivée en masse de ses compatriotes. Son grand-père avait ouvert une enseigne de restauration rapide syrienne en 1999. À l'époque, la concurrence était limitée : seul le chawarma syrien d'Abou Mazen qui avait commencé son activité en 1994 était présent. Abou Ammar senior avait jugé qu'il pouvait se faire une place sur le marché. Le défi était d'introduire les recettes syriennes dans les habitudes culinaires égyptiennes, et de faire accepter ses déclinaisons en sandwich. Car la recette du chawarma varie d'un pays à l'autre, mais aussi d'une région à l'autre, voire d'un restaurant à l'autre. Seuls les patrons connaissent le secret des ingrédients et du mélange d'épices. Et ils ne le révèlent à personne, même pas à leurs collaborateurs les plus anciens. Ils laissent ces derniers préparer la viande, retirer la graisse, ajouter du vinaigre, ciseler le bœuf en fines lamelles, le faire mariner au moins 10 heures, puis restituer les tranches de viande sous forme de cône sur la broche verticale, auréolée de quelques morceaux de lard de mouton. Ils gardent cependant pour eux le dosage magique des arômes et des épices.

« Nous sommes originaires de la ville de Zabadani, dans le gouvernorat de Rif Dimachq, à proximité de la frontière libanaise », souligne Nohad Abou Ammar. Devant son grand snack dans le quartier d'Héliopolis, où il emploie essentiellement des Égyptiens dont certains sont là depuis vingt ans, il raconte :

J'ai fait des études d'ingénierie aéronautique, mais je suis venu rejoindre mes oncles et mon grand-père qui ont élu domicile au Caire et fondé leur business. Nous aurons bientôt quatre branches dans la capitale, toutes gérées par la famille après la mort de notre aïeul en 2018. L'Égypte nous a toujours été proche. Un de mes oncles était officier dans l'armée de la République arabe qui a uni l'Égypte et la Syrie entre 1958 et 1961, au temps du panarabisme nassérien. Il a trouvé la mort pendant la guerre d'octobre 1973 contre Israël.

Pour le mois du ramadan, Nohad Abou Ammar a prévu des repas à emporter à distribuer aux pauvres qui viennent timidement demander leur part. Le directeur de la chaine qui a perdu une partie de son accent au fil du temps continue à faire la cartographie des magasins de chawarma et à épingler ceux qui prétendent être syriens pour tirer profit de la réputation et du savoir-faire de ces derniers.

Les goûts ont changé aujourd'hui avec la présence d'un grand nombre de restaurateurs de chez nous. À quelques pas d'ici se trouve Abou Haïdar, installé dans le coin depuis 1968. Ses héritiers gèrent actuellement le commerce, mais leur chawarma est plus proche de la version égyptienne. La direction d'Abou Mazen a été reprise par un Égyptien après le départ de l'ancien propriétaire. La chaîne Karam Al-Cham, présente un peu partout, notamment au centre-ville, a été fondée par un vétérinaire égyptien d'Alexandrie, qui s'est lancé sur le marché de la nourriture levantine et a également ouvert une chaîne de pâtisseries orientales. Plusieurs restaurants se dotent de noms donnant l'impression que les propriétaires sont originaires de Damas ou d'Alep, alors que pas mal d'entre eux sont Égyptiens. Certains ont même travaillé pour nous, avant de se mettre à leur compte.

« Les Fils de Kemet »

Sur les sites Internet, des groupes tel que Les Fils de Kemet se réclament d'un nationalisme égyptien. Kemet renvoie à la « terre noire fertile » de la vallée du Nil, par opposition à la « terre rougeâtre » du désert qui l'entoure. Par extension, le nom renvoie ici à l'Égypte en opposition aux pays étrangers. Ces groupes disent chercher à défendre l'identité et la culture du pays, à un moment où celui-ci serait envahi de partout et fragilisé économiquement. Dans ce contexte, le chawarma est l'un de leurs champs de bataille. Ils affirment que la marinade égyptienne est meilleure que toutes les autres, et que la recette syro-libanaise est plutôt fade. Plus encore, l'information non confirmée historiquement qui prétend que l'origine de cette rôtisserie orientale remonte à l'Égypte ancienne est reprise en chœur. Selon cette légende, des inscriptions sur le temple du pharaon Ramsès II à Béni Soueif, dans le sud, démontrent que des femmes ont créé, il y a environ 6 000 ans, un repas rapide à partir de minces lamelles de viande parfumées d'épices et de jus d'oignon, après les avoir exposées au feu, pour que leurs époux et leurs enfants puissent casser la croûte en travaillant dans les champs.

La percée de ces groupes a coïncidé avec la parade pharaonique des momies de reines et de rois, organisée en grande pompe par l'État en avril 2021 pour les transférer au nouveau Musée national de la civilisation égyptienne. On retrouve l'usage de slogans comme « L'Égypte d'abord » à un niveau officiel, et dont l'objectif est de mobiliser les foules. Dans cet esprit, même le chawarma est un prétexte.

Chassé-croisé à travers l'Orient

Il n'est pas facile de retracer l'histoire du chawarma tant ceux qui en revendiquent l'invention sont nombreux. D'aucuns disent que cette recette de viande a été mentionnée pour la première fois dans un écrit datant du XIVe siècle et qu'elle était connue des nomades en Asie. D'autres affirment que c'était un mets de luxe à la cour royale indienne du XIIIe siècle. Selon la version la plus répandue, ce serait une invention turque arrivée d'Anatolie à la moitié du XIXe siècle, grâce à Iskandar Effendi, restaurateur dans la ville de Bursa. Chawarma serait ainsi la déformation du mot turc çevirme qui signifie « tourner » ou « pivoter ». Le plat se serait ensuite propagé en Syrie, pendant les voyages du hajj, le pèlerinage à la Mecque, ou à travers un certain Seddiq Al-Khabbaz qui, après avoir quitté son emploi chez Iskandar Effendi à Bursa, aurait ouvert son propre restaurant à Damas. Il aurait alors ajouté à sa marinade des graines de cardamone qui caractérisent le goût du chawarma syrien jusqu'à aujourd'hui. Les Syro-Libanais (chawâm) qui sont arrivés en Égypte à travers deux grands flux migratoires au XVIIIe et XIXe siècles, jouant le rôle d'intermédiaire entre les diverses communautés existantes, ont par la suite aidé à populariser le sandwich sur le plan local et à le démocratiser.

Ahmed Abou Ali, l'un des chefs chawarma qui travaille depuis quatre ans pour Al-Agha a appris les mille et une ficelles du métier dans les années 1980 en Irak. Là-bas, la broche est beaucoup plus longue, et le chawarma est surnommé « al-gass » ou les « cisailles », parfois cuit avec des légumes. Son parcours fait de lui un véritable connaisseur de toutes les variétés du plat puisqu'il a passé plusieurs années en Jordanie avant de revenir au Caire. Abou Ali surveille la broche de viande en train de rôtir, précisant que le chawarma au poulet est une invention syrienne, et que son secret réside dans le mahaleb, épice aromatique tirée du noyau de la cerise noire. Il a vu le prix du sandwich passer de 35 livres égyptiennes à 105 (soit de 70 centimes à 2 euros) en l'intervalle de 4 ans. À cause de la crise économique et de la cherté de la vie, les prix de certaines denrées alimentaires ont quadruplé, tandis que d'autres ont été multipliés par dix. « Les petits commerces n'ont pas survécu à la crise du Covid-19, seuls les grands ont pu tenir le coup », explique-t-il.

Son assistant de 18 ans, Ghayth, Syro-Palestinien, acquiesce d'un signe de tête. Arrivé au Caire il y a deux ans pour rejoindre son frère aîné, un grand chef de cuisine vivant là depuis une dizaine d'années, il a promis à son père, resté à Damas, de ne rentrer qu'après être devenu un grand chef chawarma. Ce séjour lui permettra sans doute de découvrir les différentes manières de se réapproprier un plat. La sociologue et universitaire Malak Rouchdy souligne dans son étude « The Food Question in the Middle East »3 :

Tout ingrédient, tout plat, originaire d'un endroit précis, voyage et connaît plusieurs vies. En Égypte, très pauvre en herbes jusqu'au XIXe siècle, la nourriture a toujours été liée au commerce. De tous temps, les épices et les herbes aromatiques ont été ramenées d'Afrique ou du Levant. Et dès lors qu'il s'agit de faire du commerce, les plats ont été adaptés pour satisfaire les goûts. Avec les échanges et la globalisation, commencés avec la Route de la soie, des transferts ont eu lieu. Les Syriens, qui sont futés, vont ainsi modifier l'alimentation égyptienne, et façonner les saveurs comme ils l'ont déjà fait. C'est normal : nous n'avons pas en Égypte une cuisine complexe. Aujourd'hui, des gens très simples utilisent la mélasse de grenade pour revisiter les recettes traditionnelles, ce qui n'était pas du tout fréquent avant.

Et les peurs que cela provoque ? Pour elle : « Les voix qui s'élèvent pour sauver l'identité nationale reflètent un désir de se survaloriser, de se démarquer, de dire : après tout vous êtes chez nous ! Mais entre l'assimilation et la démarcation, il existe aussi de nombreuses nuances, des zones grises. »


1Ces chiffres sont tirés du rapport publié par le conseil des ministres sur le nombre de réfugiés, d'immigrés et de demandeurs d'asile, en janvier 2024. Ces quatre nationalités constituent environ 80 % des étrangers qui résident en Égypte.

2Mai Ali Hassan, « The Insertion of Syrian Refugees in the Egyptian Labor Market : with Special Focus on Food and Restaurants Sector », AUC Knowledge Fountain, The American University in Cairo, 2021. Sajeda Khattab, « Syrian Investments and the Insertion of Displaced Syrians in the Egyptian Labor Market », AUC Knowledge Fountain, American University in Cairo, 2024.

3Dans Cairo Papers in Social Science, vol.34, no.4, American University Press, 2017.

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« Comme tous les pouvoirs coloniaux, Israël ne veut pas d'une société éduquée »

Par : Rami Abou Jamous — 19 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mercredi 17 avril 2024.

C'est officiel : pour la première fois, il n'y aura pas d'examen du baccalauréat à Gaza cette année, a annoncé le ministère de l'éducation à Ramallah. Il faut savoir que même après la prise du pouvoir par le Hamas dans la bande de Gaza en 2007, les examens sont restés unifiés dans tous les territoires palestiniens, en Cisjordanie et à Gaza. C'est important pour la Palestine et pour les Palestiniens que malgré, la division entre Gaza et la Cisjordanie, et entre le Fatah et le Hamas, nous ayons la même éducation. Mais aujourd'hui, on ne voit pas comment on pourrait tenir des examens dans la bande de Gaza, avec le nord presque entièrement rasé et la moitié des Gazaouis déplacés au sud sous des tentes de fortune.

De toute façon, la plupart des écoles et des universités ont été entièrement ou partiellement détruites. On avait sept universités à Gaza, sans compter les instituts d'enseignement professionnel postbac. L'université de Palestine vient de publier un communiqué interne avertissant les professeurs et les employés qu'elle ne pouvait plus payer leurs salaires, et qu'ils étaient libres de chercher du travail ailleurs. Une façon de déclarer que l'Université est en faillite. Il s'agit d'une université privée, la plus récente de la bande de Gaza. Fondée en 2007, elle accueillait des milliers d'étudiants et proposait de nombreux cursus : ingénierie, architecture, médecine, etc.

Juste des indigènes qu'on nourrit et qu'on fait travailler

Le but de ces destructions sans valeur militaire est clair : les Israéliens veulent tuer toute possibilité d'éducation à Gaza. Comme tous les pouvoirs coloniaux, ils ne veulent pas d'une société éduquée, juste des indigènes qu'on nourrit et qu'on fait travailler. Leur objectif c'est de transformer une société éduquée en société illettrée. Chez nous, l'éducation est une valeur primordiale, et nous sommes une société jeune. Plus de 75 % des jeunes font des études universitaires. Nous sommes la population la plus instruite du Proche-Orient, d'après les statistiques de l'ONU. Même sous le blocus imposé depuis 2007, même dans une prison à ciel ouvert, les parents tentent tous d'assurer un diplôme à leurs enfants, souvent en s'endettant. Les études de médecine qu'on peut suivre à l'université de Palestine, à l'université d'Al-Azhar et à l'université islamique attirent beaucoup de jeunes. Elles sont pourtant très chères, à peu près l'équivalent de 5 000 dollars par semestre.

Finir les sept ans de médecine peut coûter jusqu'à 90 000 dollars tout compris. C'est une somme énorme pour Gaza. Malgré cela, les parents poussent leurs enfants à étudier, et ces derniers sont également très motivés. Nous les Palestiniens, nous savons que la meilleure arme contre l'occupation, c'est l'éducation.

Même dans les prisons israéliennes, des détenus palestiniens ont continué leurs études. Beaucoup d'entre eux ont obtenu un diplôme en prison. Même des condamnés à perpétuité, qui savaient qu'ils n'allaient jamais sortir de prison, ont quand même eu des masters et des doctorats.

« C'est fini pour la vie »

À Gaza, il n'y a qu'une université publique, l'université Al-Aqsa. Les autres sont privées. L'Université islamique est soutenue par le Hamas, et Al-Azhar par le Fatah. Les autres ont été fondées par des groupes de professeurs.

Ces établissements se trouvaient déjà dans une situation difficile avant le 7 octobre. Elles faisaient crédit à de nombreux étudiants incapables de payer leurs frais d'inscription. À un moment, l'Université islamique était au bord de la faillite. Beaucoup d'établissements avaient réduit les salaires de leurs professeurs et employés de 50 voire 70 %, depuis un moment. Aujourd'hui, le système d'éducation est détruit. Des milliers d'étudiants n'ont plus qu'une solution : essayer de continuer leurs études ailleurs. Une façon de vider la bande de Gaza de sa jeunesse et de son avenir.

Je ne sais pas comment ces jeunes vont faire. J'ai reçu des appels téléphoniques d'amis qui veulent savoir si leurs enfants peuvent partir au Caire pour poursuivre leurs cursus. Malheureusement, l'Égypte ne propose pas de carte de séjour pour les étudiants. Pour le moment, seuls ceux qui paient les 5 000 dollars pour sortir d'ici peuvent passer en Égypte. Mais pour s'inscrire dans une université, il y a une procédure très longue qui n'est pas encore au point. On dit que Mohamed Dahlan, l'ancien chef de la Sécurité préventive de Gaza, sous l'administration de l'Autorité palestinienne, et aujourd'hui conseiller des Émirats arabes unis, est en train de négocier avec les Égyptiens pour faire accueillir les étudiants. Mais cela signifierait l'émigration de la jeunesse.

L'information de la fermeture d l'université de Palestine a commencé à circuler. Je viens de recevoir l'appel téléphonique d'un ami médecin, Moumen Shawa. Il a trois enfants qui sont étudiants en médecine. Ils sont à l'université Al-Azhar, mais il a peur qu'elle se déclare également en faillite :

J'ai un enfant qui devait finir sa médecine dentaire dans deux ans, et les deux doivent finir leur médecine générale. J'ai dépensé toutes mes économies pour eux.

Il avait d'abord espéré que la guerre leur ferait seulement perdre un an d'études, mais maintenant il croit que l'enseignement à Gaza, « c'est fini pour la vie ». Il me dit que même s'il arrivait à les faire passer en Égypte, il n'aurait pas les moyens de payer les frais d'inscription pour une école de médecine là-bas, plus les frais de séjour et la location d'un appartement. Il voulait savoir si moi qui ai « des connexions » je peux l'aider à inscrire ses enfants en fac de médecine en France pour l'année prochaine : « J'ai entendu dire que la France donne des bourses. La langue, ce n'est pas un problème, ils peuvent l'apprendre. » Le pauvre, il pose les questions et il donne les réponses, des réponses que moi je n'ai pas. Il veut absolument que ses enfants puissent continuer leurs études ailleurs. C'est le rêve de sa vie de voir ses enfants devenir médecins.

Comme n'importe quelle autre jeunesse dans le reste du monde

C'est un exemple parmi d'autres de gens qui ont tout fait, tout dépensé pour que leurs enfants aient une éducation, qu'ils deviennent médecins ou architectes. La fille d'un autre ami est en deuxième année de médecine à l'université Al-Azhar. Être médecin, c'est son rêve à elle aussi. Son père me dit qu'elle espère reprendre ses études l'année prochaine. Pour le rassurer, je lui réponds qu'une année ce n'est pas trop grave, qu'elle peut continuer à suivre des cours en ligne, et qu'elle pourrait considérer ça comme une année sabbatique… Mais entre nous, il me dit : « Rami, j'ai peur qu'il n'y ait plus d'université, et que le rêve de ma fille va s'évanouisse. »

Les Israéliens veulent nous empêcher d'étudier parce qu'ils veulent faire de nous des ignorants, mais les jeunes palestiniens ont des ambitions. Ils veulent vivre, comme n'importe quelle autre jeunesse dans le reste du monde. Ils rêvent de pouvoir faire des études comme en France, où on n'a pas besoin d'avoir beaucoup d'argent pour s'inscrire à l'université.

Nous ne sommes pas une société ignorante, nous sommes une société qui sait très bien ce qui se passe. Victor Hugo a dit : « Chaque enfant qu'on enseigne, c'est un homme qu'on gagne. » Et nous, nous avons beaucoup d'hommes.

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L'avenir incertain des Druzes d'Israël

Par : Lama Fakih, Sally Nasr — 18 avril 2024 à 06:00

Dès les premiers bombardements à Gaza, les Druzes d'Israël ont apporté leur soutien au gouvernement et à l'armée. C'est la seule minorité du pays à effectuer le service militaire obligatoire. Son allégeance à l'État est historique. Mais l'accaparement de ses terres et la loi de 2018 définissant Israël comme un « État juif » ont entrainé un fort mécontentement et parfois même une rébellion.

La présence druze en Palestine remonte au XVIIe siècle, lorsque la communauté s'installe en Galilée, en provenance du Mont-Liban. Au début du mandat britannique, elle compte environ sept mille membres, établis dans 18 villages au nord du pays. Aujourd'hui, les Druzes d'Israël comptent environ 150 000 personnes, soit 1,6 % de la population totale. Intégrée, cette minorité jouit d'une certaine autonomie et se démarque des autres par la participation des hommes à l'appareil militaire israélien.

Lors du déclenchement de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa », les Druzes ont ouvertement pris parti pour l'armée israélienne, confirmant ainsi leur allégeance à Tel-Aviv. Considérés depuis longtemps comme ayant trahi la cause palestinienne, ils demeurent mal compris par les Arabes, même par leurs coreligionnaires du Liban et de Syrie. Quelle est donc leur place dans un État qui exige la reconnaissance de son caractère juif ? Et comment allient-ils intégration et préservation de leur identité ?

Un soutien à l'armée

Au lendemain du 7 octobre, les Druzes se mobilisent en faveur de leurs compatriotes israéliens déplacés, mettant à leur disposition nourriture et hébergements d'urgence. Leur représentant officiel, le cheikh Mowafaq Tarif, s'empresse d'exprimer son soutien à l'armée face à ce qu'il qualifie d'« attaque terroriste ». Les Druzes sont près de 2 500 à servir dans ses rangs. Certains ont été tués au combat ou pris en otage par le Hamas - au total sept soldats et quarante civils depuis le 7 octobre 20231. Mais Tarif cherche ainsi surtout à obtenir gain de cause sur le dossier fort épineux et même vital pour sa communauté, celui des expropriations et des sanctions liées aux constructions illégales.

En raison des politiques israéliennes, les Druzes ont en effet perdu près des deux tiers de leurs terres au cours des six dernières décennies. En 1950, une population d'environ 15 000 personnes possédait 325 000 dounams (32 500 hectares) de terre. En 2008, 100 000 n'en détenaient plus que 116 000 dounams (11 600 hectares)2.

Des ordres de démolition en série

Face à l'obligation de quitter leurs terres, qualifiées de « terres mortes » ou pour lesquelles les propriétaires n'avaient pas les documents appropriés, les habitants de certains villages touchés par les expropriations, tels que Yarka et Kisra, multiplient les pressions sur le gouvernement. Les affrontements prennent une tournure plus violente à Beit Jan. Dans la région du mont Méron, les Druzes voient leur territoire transformé en réserve naturelle. Puis en 2004, les forces armées sont déployées dans le village d'Isfiya pour y confisquer des terrains. En 2009, sept nouveaux projets reliant Israël du nord au sud prévoient de traverser des villages druzes. Et en 2010, des heurts éclatent à nouveau avec la police.

Certaines terres acquises par l'État sont ensuite louées aux Druzes qui ont servi dans l'armée à un coût très élevé, rendant impossible la construction de maisons dans leurs propres villages. Au cours des deux dernières décennies, certains ont choisi de s'installer dans des villes juives, tandis que d'autres ont opté pour des constructions illégales. En 2017, l'amendement de la loi Kaminitz sur l'urbanisme légalise les ordres de démolitions, touchant même les familles de soldats tombés au combat. Les sanctions prévoient également de lourdes amendes et des emprisonnements. Cette loi peut être exécutée dans des délais très brefs par de simples inspecteurs en bâtiment, sans tenir compte des circonstances personnelles qui ont entrainé l'infraction. En réaction, cheikh Tarif multiplie ses appels au gouvernement et menace de prendre « des mesures sans précédent » si la loi est maintenue. Et bien qu'il ait renouvelé l'allégeance de la communauté envers Israël après le 7 octobre, il n'hésite pas pour autant à réitérer ses exigences.

« Des privilèges plutôt que des droits »

Son insistance ne vise pas seulement à épargner aux siens des démolitions, des amendes et autres sanctions. Il s'agit de veiller à la cohésion du groupe et à sa perpétuation en empêchant que les jeunes n'aillent s'installer dans des localités juives et ne s'y intègrent.

D'autant plus qu'avec l'adoption de la loi sur « l'État-nation du peuple juif » en 2018, les Druzes prennent conscience qu'ils jouissent de « privilèges, plutôt que de droits »3, et qu'ils subissent une discrimination les excluant de la nation israélienne. Plusieurs dizaines de milliers de personnes défilent dans le centre de Tel-Aviv pour réclamer l'égalité. Il parait alors légitime de dire que les Druzes à l'instar d'autres minorités « peuvent considérer la citoyenneté non pas comme une forme d'attachement à l'État, mais plutôt un cadre qui leur donne le pouvoir légal de contester les politiques de l'État »4.

Une stratégie d'accommodement

Au regard de ces réalités, quelle place occupent-ils au sein de l'État israélien ? C'est vers la fin des années 1920 que les sionistes s'intéressent à la communauté druze de Palestine, en tant qu'allié potentiel au projet d'État juif5. Ils restent éloignés des émeutes de 1929, ce qui affaiblit la résistance palestinienne. Les Druzes optent alors pour une stratégie d'accommodement et de cohésion afin de survivre dans un environnement qui s'annonce pour le moins hostile.

Contrairement aux Arabes des zones urbaines, ce sont à l'origine des paysans habitant essentiellement au Mont Carmel et en Galilée. Ils manquent d'institutions organisées, de moyens économiques et d'interactions politiques avec les autres groupes. Ils n'ont pas pris part au débat national et à la campagne antisioniste menée par les mouvements arabes de l'époque. L'immigration juive n'est alors pas perçue comme une menace mais plutôt comme une opportunité permettant d'amorcer un progrès économique, social et politique dans leurs villages.

Les marchés juifs constituent une nouvelle voie pour leurs produits agricoles, vendus pour la première fois en dehors des limites locales. Les colonies leur facilitent l'accès aux soins de santé, grâce aux médecins venus d'Europe. L'alliance entre les Juifs et les Druzes se forge ainsi sur une base d'intérêts communs, qui semblent justifier leur neutralité dominante lors de la révolte arabe en Palestine mandataire de 1936-1939.

Une identité spécifique et reconnue

Après la création de l'État d'Israël, une identité druze israélienne distincte de l'identité arabe se forme. Elle passe par l'établissement d'un conseil religieux en 1957, puis celle de tribunaux communautaires en 1962. La mention « Druze » remplace celle d'« Arabe » sous la rubrique nationalité. Dans les années 1950, des membres de la communauté participent à la Knesset, avant d'accéder à d'autres postes politiques et diplomatiques importants. Faute d'avoir fondé leur propre parti, les Druzes ont rejoint les organisations traditionnelles tels que le parti travailliste ou le Likoud mais aussi, plus récemment, Kadima et Yisrael Beiteinu. Élu à plusieurs reprises sur les listes de Yisrael Beiteinu, le député Hamad Amar revendique même l'égalité avec les Juifs. Il est à l'origine de la loi votée en 2018, faisant du 1er mars la journée nationale pour la contribution de la communauté druze.

Cette loyauté envers Israël vient en outre du programme scolaire spécifique aux Druzes qui leur inculque depuis 1977 une conscience identitaire particulière, l'allégeance à l'État d'Israël et la langue hébraïque6. Bilingues, ils deviennent rapidement les interprètes des tribunaux militaires et sont tenus à la neutralité.

Service militaire obligatoire

Ils ont d'ailleurs été incorporés dans l'armée dès la fondation d'Israël. À partir de 1956, ils doivent obligatoirement faire leur service militaire, à la différence des autres Palestiniens d'Israël– chrétiens et musulmans –, qui en sont exemptés. À part la petite communauté circassienne, les Druzes sont les seuls non-juifs à être ainsi enrôlés. Ils accèdent de surcroit à des avantages économiques considérables, faisant de l'armée à la fois une source de sécurité financière et un marqueur du particularisme communautaire.

Les soldats druzes sont très souvent placés en premières lignes, et les pertes qu'ils subissent sont lourdes, proportionnellement à leur nombre. C'est pourquoi cette loi est perçue par certains intellectuels de la communauté comme un acte de colonisation qui, de plus, empêche les jeunes de poursuivre leurs études. La part des diplômés du supérieur y est la plus faible de toutes les minorités. Aussi, en 2014, la campagne « Refuse, ton peuple te protègera » encourage-t-elle les jeunes à refuser le service militaire. Le mouvement vise à sensibiliser les Druzes à leur histoire arabe, et à leur faire prendre conscience des manipulations israéliennes. L'opposition druze critique par ailleurs l'écart de développement de ses territoires avec les colonies juives voisines, bénéficiant d'infrastructures modernes et de services publics avancés.

En somme, la loyauté des Druzes d'Israël s'explique par un ensemble de conjonctures historiques, géographiques et même religieuses (tel que le principe de la taqiya, ou dissimulation) qui leur sont propres. Ils agissent par pragmatisme et tentent de sauver leurs intérêts. Certes, une minorité d'entre eux réitère son refus de mener « la bataille d'un gouvernement fasciste », comme le souligne la page « Refuse, ton peuple te protègera » sur les réseaux sociaux le 15 octobre 2023. Néanmoins, ils ne peuvent pas refuser la nationalité israélienne, comme l'ont fait leurs coreligionnaires du Golan, animés d'un fort sentiment d'appartenance nationale envers la Syrie. Malgré leurs divergences, ces deux communautés druzes conservent une certaine solidarité. Le cheikh Tarif n'hésite pas à mettre en lumière leurs revendications, notamment au sujet du projet d'éoliennes que le gouvernement israélien entend développer sur leurs terres agricoles.

L'avenir des Druzes dépendra de l'issue de la guerre actuelle d'Israël contre les Palestiniens. Le pouvoir, déjà confronté à une profonde fracture interne, reverra-t-il ses politiques discriminatoires à l'égard d'une minorité qui combat dans les rangs de son armée ? Quel serait leur sort dans l'hypothèse d'une redistribution des cartes au profit des Palestiniens, voire même d'une avancée du Hezbollah sur leurs territoires situés à quelques kilomètres seulement de la frontière libanaise ?


1Jessica Trisko Darden, « Israel is a Jewish nation, but its population is far from a monolith », The Conversation, 9 février 2024.

2« Local Arab Municipalities and Towns in Israel », The Arab center for Alternative Planinng, octobre 2008.

3Interview de Selim Brik par Pascale Zonszain, « Les Druzes ont des privilèges plutôt que des droits », in Pardès, Paris, vol.1-2, n°64-65, 2019.

4Amal Jamal, « Strategies of Minority Struggle for Equality in Ethnic States : Arab Politics in Israel », Citizenship Studies, vol.11, no.3, juillet 2007.

5Lisa Hajjar, « Israel's interventions among the Druze », Middle East Report 200, 1996.

6Jihan Farhouda, « The Druze minority in the education system in Israel » in Education, Reflection, Development, vol.41, Babes-Bolyai University, juillet 2017.

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« Les déplacés veulent rentrer chez eux »

Par : Rami Abou Jamous — 17 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 16 avril 2024.

Tout le monde a vu les images de ces milliers de personnes déplacées au sud, qui ont voulu dimanche dernier rentrer chez elles, dans le nord de la bande de Gaza. Elles ont été brutalement refoulées par l'armée israélienne.

La rumeur a commencé à monter le dimanche matin. Comme les autres journalistes, j'ai été un des premiers à avoir l'info. J'ai dit à Sabah, ma femme : « Pour le moment, c'est une rumeur, mais on doit se tenir prêts ». On a préparé deux sacs à dos, les mêmes qu'on avait pris quand on a quitté la ville de Gaza. Dans l'un, on a mis les médicaments de Walid et de quoi le changer, dans l'autre tout le nécessaire pour nous, pour les enfants de Sabah et tous nos papiers. On a commencé à dire au revoir aux amis et à tout l'entourage, parce qu'on pouvait partir à n'importe quel moment. J'attendais confirmation des collègues qui étaient dans la zone de Wadi Gaza, la rivière qui traverse Gaza d'Est en Ouest.

Entre temps, j'ai reçu des dizaines d'appels téléphoniques, vu que je suis toujours considéré comme le « grand journaliste qui connaît tout » et qui est « en contact avec les Israéliens ». Tous mes amis et toute ma belle-famille m'ont appelé. Ils pensaient que je pouvais leur dire s'il fallait partir ou pas. Je leur ai dit que c'était une rumeur, qu'il fallait attendre. J'avais aussi des amis de l'autre côté, notamment le frère de Sabah qui était à côté du rond-point de Naboulsi. Pouvait-il nous dire si des gens étaient passés ? Je voulais absolument rentrer, mais je voulais être sûr que c'était possible avant de prendre le risque. Quatre heures après environ, le porte-parole en arabe de l'armée israélienne a publié un communiqué disant que les infos de retour vers le nord n'étaient que des rumeurs, que cette région était toujours une zone militaire fermée et qu'il était dangereux de tenter d'y accéder.

Le strict nécessaire

Mais des milliers de gens étaient déjà partis vers le nord. La majorité étaient à pied. Certains étaient sur des charrettes ou en voiture, mais ils ont dû laisser leurs véhicules à Wadi Gaza. Ce n'était pas comme à l'aller, quand l'armée israélienne avait ordonné à tout le monde d'aller au sud. Beaucoup de gens avaient pu alors venir en voiture, sur des charrettes et même dans des bus. Ils apportaient des matelas, des couettes et même des ustensiles de cuisine.

Aujourd'hui, c'est très différent. On ne peut plus franchir le checkpoint qu'à pied. Les Israéliens ont installé des cabines équipées de caméras pour identifier les gens, où ces derniers passent un par un. Les déplacés n'ont le droit de porter que de petits sacs à dos, avec le strict nécessaire.

Il n'y a pas de hasard dans l'armée israélienne

Les gens ont voulu rentrer alors qu'ils ne savaient même pas si leur maison ou leur appartement était toujours debout, que ce soit à Gaza ville, Beit Lahya, à Beit Hanoun, à Jabaliya, ou dans toutes les zones frontalières sur lesquelles on n'a pas d'information.

Des cousins et des cousines de Sabah ont tenté leur chance. Malheureusement, ils sont arrivés trop tard. Les Israéliens avaient déjà commencé à bombarder et à tirer sur les gens en leur demandant de reculer. L'armée a utilisé tous les moyens dont elle disposait : les chars, les canons à eau, les F-16 qui sont passés pour effrayer les gens. Il y a eu un mort et plusieurs blessés. On ne sait pas ce qui s'est passé exactement : y a-t-il eu des messages de l'armée disant aux gens qu'ils pouvaient rentrer au nord ? Et si oui, qui les a envoyés ? Plusieurs rumeurs circulent. On dit que samedi, des déplacés installés dans une école auraient reçu des appels téléphoniques et des SMS de l'armée israélienne, leur disant que le lendemain, les femmes et les enfants de moins de quatorze ans pourraient rentrer. La deuxième version, c'est que les gens ont cru que les Israéliens s'étaient retirés de la bande de Gaza pour se redéployer ailleurs, afin de se défendre contre les tirs de missiles iraniens.

Bien sûr, pour quelqu'un qui vit en Europe, la première hypothèse peut paraître ridicules. Mais comme je l'ai déjà dit, quand on vit à Gaza et quand on connaît les méthodes des Israéliens, on peut croire aux théories du complot. Il n'y a pas de hasard dans l'armée israélienne.

Il est possible qu'il s'agisse de militaires israéliens mécontents. Quelqu'un de l'armée aurait pu vouloir marquer des points en disant : nous nous sommes retirés de Khan Younès, et voilà ce qui arrive, tout le monde est en train de revenir. Ou alors ce serait un ballon d'essai, pour voir la réaction des gens si on annonçait que les femmes et les enfants pouvaient rentrer, au cas où Israël prendrait une telle décision de manière unilatérale, sans passer par les négociations. De notre côté, on ne sait pas où se trouvait l'armée quand des milliers de personnes sont parties vers le nord. Au début, il n'y avait pas de chars, il n'y avait rien du tout ; c'est pour cela que les gens ont eu le courage de continuer leur chemin.

Cette terre nous appartient

Si les Israéliens voulaient une réponse, ils l'ont eue : les déplacés veulent rentrer chez eux, même s'ils savent qu'il n'y a plus de vie au nord. Lundi matin, quelques personnes ont encore essayé. Les Israéliens ont tiré et ont tué une fillette.

Les gens veulent en finir avec cette vie d'humiliation dans des camps de fortune où nous nous entassons les uns sur les autres. Ils préfèrent planter une tente sur les décombres de leur maison plutôt que de rester à Rafah. Moi, j'ai de la chance. Je sais que mon appartement qui se trouve au neuvième étage d'un immeuble de la ville de Gaza est encore habitable. Les vitres ont explosé, mais c'est bientôt l'été et on peut vivre sans vitres. Les meubles ont été endommagés, il n'y a pas d'électricité, pas de groupe électrogène pour pomper l'eau, mais c'est chez moi. Nous avions quitté Gaza-ville parce qu'il y avait un char qui braquait son canon sur nous. Nous voulons rentrer, c'est notre façon de résister, qui n'a rien à voir avec la résistance militaire. Je sais que dans le nord, il y a aussi de l'humiliation avec les parachutages d'aide alimentaire, même si le nombre de camions qui arrivent a un peu augmenté. Mais cette terre nous appartient. Même s'il n'y a rien, on peut tout reconstruire. On va reconstruire les écoles, on va reconstruire les universités, on va reconstruire les infrastructures. C'est vrai que les Israéliens ont tout détruit, même l'histoire de la bande de Gaza. Ils ont détruit les sites archéologiques, les musées, ils ont même détruit un hammam qui datait de près de mille ans, et dont la gestion s'est transmise de père en fils au sein de la famille Al-Wazir.

Les Israéliens veulent détruire jusqu'au nom de cette terre. Ils veulent effacer notre histoire, mais notre histoire est toujours là. Et nous allons continuer à l'écrire.

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Les livraisons d'armes à Israël font voir rouge à Marseille

Par : Sophie Boutière-Damahi — 17 avril 2024 à 06:00

Une enquête des médias indépendants Marsactu et Disclose a révélé qu'une entreprise française de Marseille, Eurolinks, a fourni des maillons militaires à Israël en octobre 2023. Sur place, l'opposition à ce commerce mortifère a entraîné une convergence inédite d'acteurs associatifs et de syndicats contre les ventes de munitions.

« Il n'y a que grâce aux salariés que l'on pourra savoir quelles entreprises envoient des armes à Israël ». Drapeaux palestiniens en main et keffiehs au cou, ce lundi 1er avril 2024, plusieurs centaines de manifestants descendent des bus et investissent le Technopôle Marseille-Provence à Château-Gombert. Devant l'usine Eurolinks, une dizaine de policiers bloquent l'accès au site. Le 26 mars dernier, une enquête de Disclose1 et Marsactu2 révélait que 100 000 pièces de cartouches pour fusils mitrailleurs de l'entreprise marseillaise avaient été envoyées en Israël à IMI Systems fin octobre 2023. Filiale du groupe d'armement israélien Elbit, IMI Systems est le fournisseur exclusif de l'armée israélienne en munitions de petit calibre. Ces maillons liant les munitions entre elles permettent aux mitrailleuses de tirer en rafale.

Ce 1er avril, pour la première fois, une manifestation d'ampleur en soutien à la Palestine se tient devant l'usine d'un fabricant d'armes en France. Selma, membre du comité local des Soulèvements de la Terre 13, souligne le caractère inédit de l'action :

La force de notre appel, c'est qu'on a réussi à réunir des collectifs d'écologie radicale tels que des syndicats de l'enseignement public ou encore des organisations qui se battent pour la Palestine comme Marseille Gaza Palestine en passant par des collectifs antiracistes.

Au total, plus d'une trentaine de collectifs, partis et syndicats se sont réunis à l'occasion de la manifestation. Cette convergence est née d'une solidarité partagée envers la cause palestinienne et d'une demande commune de stopper toute livraison de composant militaire à Israël. « Nous nous battons contre l'accaparement des terres des Palestiniens, ce qui semble évident dès lors qu'on promeut une écologie décoloniale », explique Selma.

À l'image de la participation d'autres collectifs de gauche comme Marseille contre la loi Darmanin ou Extinction Rébellion, les Soulèvements de la Terre appellent à la rencontre des mobilisations contre les « dynamiques impérialistes ».

La manifestation du 1er avril fait suite aux mobilisations de Stop Arming Israel devant les sièges des grandes entreprises qui développent des liens avec Israël. « On est généralement une dizaine à discuter avec les travailleurs. On tracte, et puis les employeurs nous envoient des voitures de police ou les renseignements territoriaux », rappelle Loïc, porte-parole du collectif. Le 11 mars dernier, des militants ont réussi à bloquer l'entrée du siège de Safran Electronics & Defense à Malakoff près de Paris pendant quelques heures pour appeler à cesser « toute collaboration et livraison d'armes, de technologie militaire et de pièces détachées à Israël ».

1er avril 2024. Lors de la manifestation devant l'usine Eurolinks à Marseille, une militante dénonce par un graffiti au mur la vente de maillons militaires à Israël.
Sophie Boutière-Damahi

Une semaine d'action contre les livraisons d'armes

La pression sur les partenaires de l'armement d'Israël grandit. En Angleterre, les blocages se multiplient : ce 8 avril, des militants pro-palestiniens ont bloqué l'entrée d'UAV Engines à Shenstone, où sont fabriqués les moteurs des drones israéliens Hermes 450.

Le 15 octobre 2023, une coalition de syndicats palestiniens appelait leurs homologues du monde entier à se mobiliser pour saboter les livraisons d'armes à Israël. Une semaine mondiale d'action est par ailleurs organisée par Stop Arming Israel du 15 au 21 avril avec le soutien de syndicats comme l'Union syndicale Solidaires (SUD pour « solidaires, unitaires, démocratiques »). Solidaires Industrie a d'ailleurs adressé un communiqué aux travailleurs du secteur de l'armement début novembre indiquant : « Préparons-nous à nous donner le pouvoir de décider ce que nous produisons ».

Car aux dires du gouvernement français, Israël serait un pays en guerre dont les fabricants d'armes, partenaires de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française, revendent à l'étranger les maillons achetés. Le 26 mars, le ministre des armées Sébastien Lecornu avançait que les composants vendus par Eurolinks à son client israélien sont réservés à la réexportation vers d'autres pays clients, la licence délivrée par l'État français ne « donnant pas droit à l'armée israélienne de les utiliser ». Le gouvernement assurait jusqu'alors ne fournir directement de matériel à Israël qu'à destination de son système défensif comme le Dôme de fer qui intercepte notamment des roquettes du Hamas.

Pour Selma, l'argument selon lequel les livraisons militaires seraient réservées à la défense d'Israël brouille encore la position de la France dans le conflit :

La notion de défense est très malléable. Parce que finalement qu'est-ce que ça veut dire de se défendre, pour une armée coloniale qui massacre, tue et vole les Palestiniens depuis 75 ans ?

Si d'aucuns s'inquiètent de voir le gouvernement changer aussi vite son fusil d'épaule et admettre des livraisons militaires en dehors du champ de la défense, lui plaide plutôt pour la bonne foi des clients israéliens de la BITD française. Et la sienne en passant, se dédouanant de la destination de sa production. « La globalisation de la production de l'armement offre aux vendeurs une plus grande possibilité de se défausser de leurs responsabilités en affirmant ne pas pouvoir contrôler l'utilisation finale de tels ou tels éléments vendus à une entreprise basée dans un autre pays », affirme Patrice Bouveret, co-fondateur et directeur de l'Observatoire des armements, un centre indépendant d'expertise et de documentation de la politique d'armement française.

Mais pour le ministre des armées, pas de principe de précaution qui tienne malgré les massacres à répétition documentés depuis l'offensive israélienne sur Gaza. « La France n'a absolument rien à se reprocher », appuyait-il encore dans sa déclaration en réaction à l'enquête de Disclose et Marsactu. Une position qui ne fait pourtant pas l'unanimité chez ses partenaires de l'OTAN. En février, le gouvernement de Wallonie en Belgique interdisait les livraisons de poudres d'explosif vers Israël, alors qu'elles aussi étaient destinées à la réexportation. Puis, ce 19 mars, c'était au tour du Canada d'annoncer l'arrêt de l'envoi d'armes à Israël, deux semaines après qu'une coalition d'avocats et de citoyens d'origine palestinienne ait déposé une plainte contre le gouvernement de Justin Trudeau. Cette plainte invoquait un risque sérieux que les armes exportées servent à commettre ou faciliter des violations graves du droit international ou humanitaire. Depuis décembre 2014, date de son entrée en vigueur, le Traité sur le commerce des armes des Nations unies prévoit l'interdiction des exportations lorsque des clients sont soupçonnés de crimes de guerre, et la révision des autorisations.

Si une partie de ces maillons sont peut-être réexportés, le gouvernement n'est pas en mesure d'affirmer que de quelconques détournements soient opérés au profit de l'armée israélienne. Car sur place, aucun contrôle n'est réalisé. « On nous dit qu'on vend seulement des armes défensives. Et maintenant que l'enquête est sortie et prouve le contraire, on nous promet la main sur le cœur qu'Israël n'utilise pas les composants militaires », avance Loïc, porte-parole de Stop Arming Israel en France.

L'année dernière, le rapport présenté au Parlement sur les exportations d'armement de la France mentionnait un montant de 15 millions d'euros de ventes autorisées par des licences codées sous le classement européen du matériel de guerre. Cependant, la nature précise et la quantité des armes livrées restent, elles, confidentielles.

Crime et complicités

« 15 millions d'euros, soit 0,2 % de l'exportation globale (de la BITD française, NDLR), ce n'est rien », objecte quant à lui Sébastien Lecornu, reprenant le dernier montant connu. Qu'en est-il du montant actuel ? « La somme de 2023 n'est pas encore complètement stabilisée, ajoute-t-il, parce que ce sont les commandes réellement exécutées dont je vous parle ». Comprendre : des entreprises françaises continuent de vendre leur production à Israël grâce aux licences d'exportation directement délivrées par le gouvernement. Un pan de l'industrie auquel il faut ajouter les biens à double usage, dont Patrice Bouveret souligne les exportations chaque année :

Lecornu feint aussi d'oublier le montant des composants à double usage, civil et militaire, qui était de 159 millions d'euros en 2021, soit six fois plus important, et de 34 millions d'euros en 2022. La dangerosité d'un élément militaire n'est pas proportionnelle à son coût.

La plainte de la famille Shuheibar illustre ce propos. En 2014, alors qu'Israël lance son opération Bordure protectrice sur Gaza, un missile s'abat sur la maison de la famille Shuheibar et tue trois enfants : Jihad (10 ans), Wassim (9 ans) et Afnan (8 ans). Parmi les débris, les survivants retrouvent un capteur de position d'Eurofarad (renommée Exxilia) fabriqué en France. La famille porte plainte contre l'entreprise française pour « complicité de crime de guerre » et « homicide involontaire ».

Début 2018, une information judiciaire est ouverte. Exxelia réplique que son exportation avait reçu le feu vert des autorités françaises. La première plainte donne lieu à une enquête préliminaire classée sans suite par le parquet de Paris. Exxelia fait également valoir sa position de maillon dans la chaîne des fabricants de la guerre : l'entreprise exporte ses produits vers Israël par l'intermédiaire du revendeur israélien Relcom qui compte parmi ses clients Elbit Systems, Israel Aerospace Industries (IAI), le ministère de la défense israélien et la société Rafael Advanced Defense Systems.

Après une nouvelle plainte, la famille Shuheibar est entendue le 18 juillet 2023 par une juge d'instruction au tribunal de Paris. L'enquête toujours en cours pourrait marquer un précédent en matière de responsabilité pénale des marchands d'armes de l'industrie française et « créer une brèche dans le système français actuel où les entreprises s'abritent derrière l'autorisation reçue du gouvernement sans s'interroger sur leur propre responsabilité », avance Patrice Bouveret. Ce 12 mars, un collectif d'ONG annonçait poursuivre en justice le Danemark afin qu'il suspende ses exportations d'armes vers Israël. Une plainte déposée à l'encontre de la police nationale et du ministère des affaires étrangères, s'inscrivant dans la continuité d'un tribunal néerlandais qui a ordonné mi-février aux Pays-Bas d'arrêter l'exportation de pièces de F-35 à destination d'Israël.

Le nerf des affaires

« Techniquement, avoir massacré et testé des armes pendant des mois sur les Palestiniens, c'est un coup de force pour Israël. Et les boîtes françaises du secteur de l'armement vont être en demande de cette expérience », atteste Loïc de Stop Arming Israel. Ce printemps, les clients de l'industrie israélienne de l'armement n'auront pas à se rendre à Gaza pour la voir à l'œuvre. Du 13 au 17 juin prochain, c'est au Parc des expositions de Villepinte que les fournisseurs de l'armée israélienne tiendront leurs stands au salon Eurosatory.

Au total, ils seront 71 fabricants dont Elbit Systems et IAI, leaders mondiaux ancrés via leurs partenariats dans le complexe militaro-industriel français. « Certes, il n'existe pas de tanks fabriqués en France et envoyés en Israël, mais il existe des pièces détachées comme celles fabriquées par Thalès en co-entreprise (UAV Tactical Systems) avec Elbit Systems pour la conception du drone Watchkeeper », soutient Loïc.

Les collaborations de Dassault avec Elbit Systems font partie intégrante de la politique du géant français qui se targue aussi de ses nombreux investissements dans plusieurs fonds israéliens comme Pitango Venture Capital, le plus grand fonds capital-risque israélien de près de 3 milliards de dollars sous gestion.

Parmi les clients de la pointe israélienne, on retrouve en outre les institutions européennes. Jusqu'à son crash en mer en 2020, l'agence de gardes-frontières Frontex utilisait le drone Hermes 900 d'Elbit Systems pour surveiller les flux de migrants en mer Méditerranée, réduisant drastiquement les patrouilles physiques qui pouvaient encore secourir les embarcations naufragées. Plus récemment, en novembre 2023, Disclose a révélé que la police française utilise un logiciel de reconnaissance faciale de la société israélienne Briefcam depuis 2015 en toute illégalité. Selon l'ONG Who Profits, ce dernier serait utilisé dans les zones de Jérusalem-Est occupées par les colons israéliens. En France, ce système est déployé au niveau national par le ministère de l'intérieur en dehors du cadre légal prévu par les directives européennes et la loi française Informatique et Libertés.

La guerre, droit et pratique

« Chaque fois qu'un conflit se déclenche, le gouvernement commence par pratiquer le silence sur les exportations d'armement et attend d'être interpellé (...) pour affirmer qu'il surveille et a pris toutes les précautions afin que le matériel français ne soit pas utilisé à des fins répressives », rappelle Patrice Bouveret. Une pression médiatique ponctuelle que devrait pourtant canaliser une nouvelle disposition dans l'arsenal législatif : depuis août 2023, une délégation parlementaire d'évaluation des exportations d'armement est prévue par la loi de programmation militaire (LPM) qui fixe la stratégie budgétaire des armées jusqu'en 2030.

En novembre dernier, à l'image des dockers grévistes de la CGT qui avaient refusé de charger le matériel militaire durant la guerre d'Indochine en 1949 à Marseille et Oran, des dockers de Barcelone ont tenté de bloquer les navires d'armements destinés à Israël. Pour Loïc de Stop Arming Israel, les révélations en lien avec Eurolinks pourraient marquer une nouvelle phase dans la mobilisation pour la Palestine, car « beaucoup de salariés finissent par comprendre qu'ils sont un des maillons de cette grande chaîne meurtrière ».


1Mathias Destal, Ariane Lavrilleux, Pierre Leibovici, et Nina Hubinet, « Livraison à Israël d'équipements pour mitrailleuses : la France entretient l'opacité », Disclose, 28 mars 2024

2Ariane Lavrilleux et Nina Hubinet, « Une entreprise marseillaise expédie des composants pour fusils mitrailleurs vers Israël », Marsactu, 26 mars 2024

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Prix Michel Seurat 2024. Appel à candidatures

— 16 avril 2024 à 12:00

Le prix Michel Seurat a été institué par le CNRS en juin 1988 pour honorer la mémoire de ce chercheur, spécialiste du monde arabe, disparu dans des conditions tragiques. Il vise à aider financièrement chaque année une jeune chercheure, ressortissante d'un pays européen ou d'un pays du Proche-Orient ou du Maghreb, contribuant ainsi à promouvoir connaissance réciproque et compréhension entre la société française et le monde arabe.

Depuis 2017, l'organisation du prix a été déléguée au GIS « Moyen-Orient et mondes musulmans », en partenariat avec l'IISMM-EHESS et Orient XXI.

D'un montant de 15 000 euros en 2023, le prix est ouvert aux titulaires d'un master 2 ou d'un diplôme équivalent, âgés de moins de 35 ans révolus et sans condition de nationalité, de toutes disciplines, dont la recherche doctorale en cours porte sur les sociétés contemporaines du monde arabe, domaine envisagé comme ouvert et en interaction avec d'autres contextes et traditions intellectuels. Il a pour vocation d'aider un jeune chercheur ou une jeune chercheuse à multiplier les enquêtes sur le terrain, dans le cadre de la préparation de sa thèse.

Les enquêtes doivent avoir lieu sur le terrain. La maîtrise de la langue arabe est une condition impérative.

Date limite de dépôt des candidatures : mardi 28 avril 2024 (minuit, heure de Paris)

Constitution du dossier

➞ un plan et un projet de recherche détaillés précisant de manière claire les parties réalisées du travail et celles qui restent à faire, notamment les enquêtes qui seront menées sur le terrain (10 pages maximum, exclusivement en français) ;
➞ un curriculum vitae (exclusivement en français) ;
➞ une copie des diplômes obtenus, assortie le cas échéant de leur traduction en français ;
➞ une ou plusieurs attestations ou lettres de soutien émises par des personnalités scientifiques connaissant de près le travail et/ou le parcours du candidat ou de la candidate : attestations récentes et en rapport avec la candidature au Prix Seurat (lettres en français, en anglais ou en arabe).

Les dossiers sont à adresser uniquement par voie électronique, impérativement à l'adresse suivante :
gismomm-iismm.prix@cnrs.fr.

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Règlement du prix Michel Seurat
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Iran–Israël. Une escalade en forme de poker menteur

Par : Ziad Majed — 16 avril 2024 à 06:00

L'attaque de l'Iran contre Israël dans la nuit du 13 au 14 avril est venue en réponse au bombardement de son consulat à Damas le 1er avril qui a fait 16 morts, dont des officiers des Gardiens de la révolution. Cette opération soulève plusieurs questions sur la stratégie de Téhéran et de ses alliés dans la région, mais aussi de la Jordanie, ainsi que sur le degré d'autonomie d'Israël par rapport au parapluie américain.

En utilisant plus de 200 drones et une centaine de missiles pour attaquer Israël dans la nuit du 13 au 14 avril, l'Iran envoie un message clair. Si les frappes israéliennes contre ses forces, ses centres militaires et ses sites d'approvisionnement en Syrie ne sont pas nouvelles, le ciblage de sa mission consulaire et diplomatique — protégée par les Conventions de Vienne de 1961 et 1963 — constitue une ligne rouge. Cela explique sa réponse militaire et peut en appeler d'autres, plus élaborées si nécessaire, dirigées directement depuis la République islamique ou par l'intermédiaire d'alliés régionaux et de milices loyales en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen.

En marge de cette même attaque, l'Iran a toutefois clairement indiqué qu'il tenait à éviter une guerre totale avec Israël, et bien sûr avec son allié américain. Annoncée en amont, sa riposte n'avait pas pour but d'infliger à Israël des dégâts considérables ni des pertes humaines qui justifieraient une nouvelle confrontation. Tel-Aviv, Washington et leurs alliés ont eu le temps d'abattre la plupart des 300 drones et missiles détectés sans surprise en provenance du territoire iranien. Après ces représailles, l'Iran tente donc de revenir aux règles d'engagement1 dont les termes ont été violés lors du bombardement contre le consulat. Il a répondu par une démonstration de force dans le ciel de la région, mais sans pertes israéliennes au sol.

Prudence américaine

De son côté, Israël cherche à profiter de la situation pour détourner l'attention de sa guerre génocidaire en cours à Gaza et de ses crimes en Cisjordanie. Il espère aussi mobiliser un nouveau soutien occidental dont il a récemment perdu une partie, ou du moins l'unanimité. Il demeure qu'après cette attaque, Tel-Aviv risque de voir sa liberté de mouvement considérablement réduite dans la région — c'est-à-dire en dehors de la Palestine —, alors que les frappes militaires avaient jusque-là lieu sans crainte de représailles. Cette nouvelle donne devrait le pousser à renforcer sa coordination avec les Américains avant de lancer de nouvelles attaques contre Téhéran.

Ceci nous amène à une autre observation : les États-Unis, ne veulent pas d'une escalade régionale de grande ampleur pendant une année d'élection présidentielle et dans un contexte international très tendu. Ils ont montré qu'ils étaient prêts à défendre la « sécurité d'Israël » sur le terrain. Néanmoins, les annonces de Biden à Nétanyahou montrent que Washington ne souhaite pas participer à de futures opérations israéliennes. La Maison blanche préfère que Tel-Aviv s'abstienne de réagir et ne cherche pas à impliquer les États-Unis. Les recommandations américaines consistent à rester dans les limites de la confrontation qui ont précédé l'attaque du consulat, et à bien anticiper les conséquences de chacune des opérations à venir.

La situation actuelle met également le Hezbollah, principal allié de l'Iran, dans une position très délicate, alors que celui-ci mène une guerre contre Israël à la frontière sud du Liban, depuis le 8 octobre 2023. Tout comme son parrain, le parti chiite libanais ne veut pas d'une guerre totale. Il évite donc d'utiliser son artillerie lourde, uniquement destinée à défendre son existence et le programme nucléaire iranien — dont nul n'est menacé aujourd'hui —, afin de ne pas provoquer des réponses israéliennes dévastatrices. Car l'effondrement économique, les tensions et les divisions politiques internes font que ni le Liban, ni la base du « parti de Dieu » dans le sud ne peuvent assumer une nouvelle guerre contre Tel-Aviv à l'image de celle de 2006. Pourtant Israël augmente progressivement l'intensité de ses attaques. Cela risque d'éroder le pouvoir de dissuasion du Hezbollah, jusque-là garanti par ses missiles et par sa préparation au combat, et de faire glisser la milice vers une confrontation inéluctable.

Le choix de la Jordanie

La dernière observation concerne la Jordanie qui a vu un certain nombre de drones et de missiles iraniens traverser son espace aérien. Le royaume hachémite a participé avec les Américains — ainsi que les Français et les Britanniques — à leur interception. Indépendamment de l'indignation populaire qu'une telle action suscite dans la région, l'initiative jordanienne peut s'expliquer par la crainte d'assister à la transformation de son ciel en une zone ouverte à l'affrontement israélo-iranien. Surtout si l'Iran confie prochainement à des milices irakiennes la mission de lancer des drones depuis la frontière irako-jordanienne. Cette éventualité pourrait affecter la capacité d'Amman à maintenir une marge d'autonomie dans son rôle diplomatique régional, en tant qu'allié des occidentaux et « protecteur des lieux saints musulmans et chrétiens » à Jérusalem. Cela pourrait aussi menacer sa sécurité à un moment où la monarchie est préoccupée par ce qui se passe en Cisjordanie et par les projets de l'extrême droite israélienne de déporter des Palestiniens vers son territoire. En même temps, des doutes persistent — légitimement — sur la capacité et la volonté d'Amman d'attaquer les avions israéliens, si jamais ils pénètrent son espace aérien pour bombarder l'Iran ou ses alliés irakiens.

Les limites du respect par Israël des « recommandations » américaines dans les jours et les semaines à venir restent incertaines. Répondra-t-il à l'attaque iranienne en allant au-delà de ce qui est « acceptable » afin de reprendre l'initiative ? Comment l'Iran réagira-t-il dans ce cas ?

Les complexités s'accroissent et les objectifs des différentes parties s'opposent. D'une part, la droite suprémaciste du gouvernement de Nétanyahou veut étendre la portée de la guerre pour permettre à l'armée et aux colons de commettre davantage de crimes et d'expulsions contre les Palestiniens dans les territoires occupés. D'autre part, le premier ministre israélien voit dans la situation actuelle une opportunité d'affaiblir l'Iran et le Hezbollah. De son côté, Washington fait pression pour contenir la guerre et limiter les dégâts dans la région, mais pas dans la bande de Gaza. Enfin, Téhéran et ses alliés (principalement le Hezbollah) sont contraints de riposter aux frappes israéliennes lorsqu'elles dépassent une certaine limite, sans prendre le risque de transformer la situation en une guerre totale. Si l'on tient compte de tous ces éléments, le risque d'un embrasement sur le terrain dépassant les calculs et les réponses mesurées ne peut être exclu.

Ce qui est certain, c'est que nous sommes dans une phase où la violence et les affrontements — sous diverses formes — se poursuivront encore longtemps. Ils détermineront la suite des événements, que ce soit dans les pays directement concernés ou dans l'ensemble du Proche-Orient.


1NDLR.— Ensemble de directives provenant d'une autorité militaire désignée, adressées aux forces engagées dans une opération extérieure afin de définir les circonstances et les conditions dans lesquelles ces forces armées peuvent faire usage de la force.

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L'Iran et les houthistes, une alliance imparfaite

Par : Thomas Juneau — 15 avril 2024 à 06:00

En riposte au bombardement de son consulat à Damas, l'Iran a lancé une attaque limitée contre Israël dans la nuit du 13 au 14 avril. Les houthistes yéménites y ont participé et continuent à viser les navires de commerce « ennemis » en mer Rouge. Conscient de sa propre capacité de nuisance et de son inscription dans des enjeux locaux, le mouvement armé Ansar Allah n'est toutefois pas totalement aligné avec les intérêts de la République islamique.

La guerre à Gaza a donné aux houthistes, dont le nom en arabe est Ansar Allah, l'occasion de consolider leur pouvoir au Yémen et d'étendre leur influence régionale. Pour atteindre leurs objectifs, ils ont lancé des dizaines d'attaques contre la navigation en mer Rouge. Sur le plan intérieur, cela leur a permis de mobiliser un fort sentiment propalestinien au sein de la population. Au niveau régional, le mouvement a pu s'affirmer comme une puissance émergente. Il a démontré sa capacité et sa volonté d'entraver la navigation dans l'un des principaux goulots d'étranglement du commerce mondial.

Pour comprendre les intérêts et les perceptions de l'Iran concernant la crise en mer Rouge, il est utile d'examiner son approche du Yémen avant l'opération du Hamas le 7 octobre. Pour les dirigeants de la République islamique, la montée en puissance des houthistes constitue une évolution indéniablement positive. Ces derniers sont certes confrontés à des obstacles au niveau national du fait de la situation économique difficile et du mécontentement croissant dans les régions sous leur autorité. Cependant, ils sont sortis de la guerre civile et de l'intervention menée par l'Arabie saoudite depuis neuf ans comme autorité gouvernante de facto dans le nord-ouest du pays, sans concurrent politique ni militaire. Le gouvernement internationalement reconnu reste d'ailleurs, quant à lui, faible et divisé.

Légitimer le pouvoir

Le montant exact du soutien financier de l'Iran au mouvement yéménite n'est pas connu, mais il ne dépasse probablement pas quelques centaines de millions de dollars par an depuis 2015. En fournissant aux houthistes des armes légères, des munitions et des pièces détachées pour des armes plus sophistiquées, tels des missiles et des drones, en plus de la formation et des renseignements nécessaires pour les utiliser, l'investissement limité de l'Iran lui a procuré des gains tout à fait significatifs1. C'est en partie grâce à ce soutien que les houthistes sont devenus la puissance dominante au Yémen et un acteur clé de « l'axe de la résistance » — le réseau régional de groupes armés non étatiques guidé par Téhéran.

Le fait que les houthistes aient engagé une escalade militaire en mer Rouge permet à l'Iran de maximiser le rendement de son investissement au Yémen et ne modifie donc pas son calcul global. De son point de vue, la prochaine étape reste la légitimation du pouvoir des houthistes. C'est pourquoi Téhéran soutient un processus politique entre ces derniers et l'Arabie saoudite, dont la République islamique souhaite encourager le retrait. Si ce processus a été mis de côté pour l'instant, il ne fait aucun doute que Riyad souhaite toujours se sortir de sa guerre coûteuse au Yémen. Le résultat en sera inévitablement la consolidation du pouvoir des houthistes et non un processus de réconciliation nationale qui impliquerait une dilution du pouvoir du mouvement contrôlant actuellement Sanaa. Or, au vu de leurs récentes interventions, les houthistes seront en mesure d'obtenir encore plus de concessions de la part de Riyad lorsque les pourparlers finiront par reprendre.

Institutionnalisation de « l'axe de la résistance »

L'émergence des houthistes en tant qu'acteur régional puissant profite également à l'Iran au-delà des frontières du Yémen, en renforçant ses capacités de dissuasion et son aptitude à imposer des coûts à ses rivaux américains, israéliens et saoudiens. Elle indique qu'en plus du détroit d'Ormuz, l'Iran et ses partenaires peuvent perturber la navigation dans un autre point névralgique, le détroit de Bab Al-Mandeb, qui relie le golfe d'Aden à la mer Rouge, et par lequel transite environ 12 % du commerce maritime mondial.

La démonstration par les houthistes de leurs capacités régionales et l'intensification de leurs liens avec d'autres partenaires iraniens, en particulier le Hamas et le Hezbollah, confirment la tendance à l'institutionnalisation de « l'axe de la résistance ». Enfin, la capacité du mouvement yéménite à se positionner en tant que champion de la cause palestinienne renforce le récit porté par ces acteurs issus de différents coins du Proche-Orient. Les houthistes tirent ainsi parti d'une position véritablement populaire au Yémen et dans l'ensemble du monde arabe, au moment où leurs rivaux, forcément alignés sur les États-Unis, se montrent moins engagés dans la défense des droits des Palestiniens.

Un pari qui demeure audacieux

Malgré ces avancées, les récents événements survenus en mer Rouge présentent des risques pour l'Iran. Le principe dominant de la politique étrangère de la République islamique est d'éviter une confrontation directe avec les États-Unis, compte tenu de la grande asymétrie de puissance entre les deux pays. Le soutien apporté aux groupes armés non étatiques dans toute la région lui permet de repousser l'insécurité au-delà de ses propres frontières. Car ses dirigeants comprennent qu'en cas d'escalade majeure, les États-Unis ont en fin de compte la capacité de causer beaucoup plus de dégâts. C'est en partie la raison pour laquelle l'Iran a encouragé le Hezbollah à ne pas intensifier son conflit avec Israël, une retenue compatible avec les intérêts intérieurs actuels du parti libanais.

C'est dans ce contexte que la démesure des actions houthistes présente des risques pour l'Iran. Ceux-ci estiment à juste titre qu'aucun acteur au Yémen ne peut les défier. Non seulement ils peuvent résister à des frappes aériennes limitées de la part des États-Unis et du Royaume-Uni, mais ils peuvent aussi tirer profit de ces attaques sur le plan politique. En ce sens, leur tolérance au risque est plus élevée que celle de l'Iran, qui cherche davantage à éviter l'escalade. L'Iran est également conscient que le Hamas subit des dommages militaires importants et a perdu la capacité de gouverner la bande de Gaza. Ce sont-là deux leviers importants dans le jeu régional de Téhéran qui souhaite ainsi éviter que les houthistes ne subissent davantage de dommages au-delà des bombardements américano-britanniques.

Un calibrage minutieux

L'équilibre idéal pour la République islamique est une zone grise dans laquelle les houthistes, comme d'autres groupes armés pro-iraniens, provoquent l'Arabie saoudite, Israël et les États-Unis, et contribuent à les enliser dans des conflits aussi coûteux que possible. Pendant ce temps, « l'axe de la résistance » marque des points sur le plan rhétorique, renforçant sa popularité. Une telle mécanique permet à l'Iran de faire pression directement et indirectement sur ses rivaux et de leur imposer des coûts, tout en évitant une escalade qui lui serait coûteuse. C'est probablement la raison pour laquelle, comme l'ont suggéré de récents articles2, l'Iran s'est efforcé de maîtriser certaines des milices qu'il soutient en Irak. Celles-ci avaient poussé le bouchon trop loin, augmentant le risque d'une nouvelle escalade.

Cet exercice de calibrage minutieux ravive l'ancien débat sur le niveau d'influence opérationnelle et stratégique que l'Iran exerce à l'égard des houthistes. Certains analystes considèrent ces derniers comme des mandataires et affirment que Téhéran, sans nécessairement les contrôler directement, exerce une influence majeure. Les récents événements plaident néanmoins en faveur d'un point de vue plus nuancé. Farouchement nationalistes tout en bénéficiant d'une aide iranienne importante, les houthistes sont devenus un acteur puissant de plus en plus indépendant. Il serait donc davantage judicieux de les qualifier de partenaires. Malgré quelques divergences, leurs intérêts sont pour la plupart alignés et ils collaborent étroitement dans une même quête.

L'objectif principal de la politique étrangère iranienne reste de limiter la marge de manœuvre des États-Unis en augmentant les coûts réels ou potentiels de leurs actions, de même qu'en les forçant à faire de mauvais choix et à adopter des politiques préjudiciables. C'est dans cette situation que l'Iran a contribué à pousser les États-Unis dans la mer Rouge. Washington se retrouve désormais empêtré dans la guerre au Yémen en bombardant les houthistes, avec des chances de succès limitées. Sachant qu'Israël est embourbé dans une guerre coûteuse à Gaza, et que les houthistes ont émergé comme une puissance régionale réalisant d'importants gains en termes de propagande, l'objectif de la République islamique est désormais de protéger les acquis de ses alliés tout en minimisant les pertes : effectives pour ce qui concerne le cas du Hamas, potentielles dans le cas des houthistes. L'équilibre demeure donc précaire.

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Cet article a initialement été publié par le Sana'a Center for Strategic Studies sous le titre « Iran's View of Houthi Attacks in the Red Sea : Protecting Gains and Limiting Costs », le 9 avril 2024.
Traduit de l'anglais par Laurent Bonnefoy.


1Thomas Juneau, « How war in Yemen transformed the Iran-Houthi partnership », Studies in Conflict and Terrorism, vol. 47, n°3, 2023.

2Susannah George, Dan Lamothe, Suzan Haidamous et Mustafa Salim, « Iran wary of wider war, urges its proxies to avoid provoking U.S. », The Washington Post, 18 février 2024.

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« Je regarde les visages, et je vois que les gens ont vieilli »

Par : Rami Abou Jamous — 15 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Samedi 13 avril 2024.

Pour la plupart des gens, la guerre signifie être pilonné par des bombes 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, c'est les morts, les blessés, la destruction totale. C'est principalement cela, en effet. Mais la guerre prend aussi d'autres formes, moins visibles mais tout aussi nocives pour nous. La famine par exemple. Les Israéliens l'utilisent pour forcer les gens qui restent à quitter la ville de Gaza et le nord de la bande. Il y en a qui sont morts de faim, notamment plusieurs enfants. Vous avez vu la photo de Yazan, cet enfant de 10 ans, décédé à cause de la faim et de la malnutrition.

Avec la guerre et le blocus, tout est devenu hors de prix. L'aide humanitaire et les importations du secteur privé ne passent toujours pas en quantité suffisante. Le prix du kilo de sucre qui était de 4 shekels (1 euro) a atteint jusqu'à 70 shekels (17,50 euros). Maintenant il s'est stabilisé à 20 shekels (5 euros).

Les gens voient réapparaître des marchandises qu'ils ne peuvent pas s'offrir

Après la mort des six martyrs de l'ONG World Central Kitchen et la résolution de l'ONU exigeant un cessez-le-feu jusqu'à la fin du ramadan, les Israéliens avaient promis d'augmenter le nombre de camions qui entrent par le nord de la bande de Gaza. Apparemment, des livraisons sont effectivement arrivées au nord et à Gaza-ville, mais cela restait trop peu. Mes amis qui sont toujours là-bas me disent qu'ils ont vu réapparaître des choses dont ils avaient oublié l'existence, des légumes, de la viande. Mais tout est à des prix prohibitifs. Le kilo de tomates est à 120 shekels (30 euros), le kilo de pommes de terre à 100 shekels (25 euros). Les gens les voient, mais ils ne peuvent pas les acheter.

En plus, il n'y a plus d'argent liquide dans les banques, dans toute la bande de Gaza, parce que les Israéliens n'en laissent plus passer. Avant, des camions blindés transportaient le cash pour approvisionner les banques en shekels, en dollars et en dinars jordaniens. Les dollars sont partis en Égypte pour payer les sommes énormes qui permettent de sortir de Gaza – compter 35 000 dollars (près de 33 000 euros) pour une famille moyenne. Les dollars servent aussi à payer les importations. Et il y a aussi les profiteurs de guerre palestiniens qui retirent des grosses sommes de cash grâce à leurs contacts à la banque.

Je n'arrive pas à retirer de l'argent de la banque de Palestine. Je dois faire la queue pendant des heures, voire des jours, pour obtenir 1 500 ou 2 000 shekels. Parfois, il n'y a pas de liquide du tout. Je suis alors obligé de passer par l'application de la Banque de Palestine. Je transfère la somme à un numéro de compte donné par l'un des bureaux de change de Rafah. Ils prennent une commission de 20 %, parfois 25 %. Par exemple, sur 5 000 shekels (1 246 euros) de transfert de mon compte, ils en prennent 1 000 de commission, ce qui est une somme importante à Gaza, où le salaire moyen est de 1 500 shekels (375 euros), et où, à cause de la guerre, les fonctionnaires de l'Autorité palestinienne ne reçoivent que 60 % de leur salaire.

Maintenant, les prix commencent à baisser, pas parce qu'il y a plus d'offre, mais surtout parce que les gens n'ont plus d'argent pour acheter.

On pense juste à comment survivre

L'autre guerre psychologique menée par Israël, ce sont les menaces qu'ils continuent à faire planer autour d'une attaque contre Rafah, avec la possibilité de chasser les 1,5 million de déplacés qui s'y entassent. Les gens ont peur de nouveaux massacres, peur d'un nouveau déplacement. Ils sont épuisés par ces déplacements d'une ville à une autre, d'une tente à une autre, pour fuir cette machine de guerre qui ne fait pas la distinction entre un être humain, un bâtiment ou un arbre, et qui détruit tout.

Je regarde les visages, et je vois que les gens ont vieilli. Moi-même j'ai des cheveux blancs alors que je n'en avais pas avant la guerre. Avant, on pensait à l'éducation des enfants, à quelle école, à quelle université on allait les inscrire… Maintenant, on est tellement épuisés par les besoins du quotidien qu'on ne pense plus à l'avenir, on pense juste à comment survivre. Les conséquences psychologiques seront énormes, on les verra après la guerre.

Il y a aussi la guerre contre le système de santé. Les Israéliens l'ont presque entièrement détruit. L'hôpital Al-Shifa, le plus important de la bande de Gaza, n'est plus qu'une carcasse. L'hôpital Kamal Odwane, le seul qui opère encore à Gaza-ville, n'a plus ni les moyens ni les infrastructures nécessaires pour recevoir les blessés. À Rafah non plus, les hôpitaux n'ont plus de moyens. Quand mon fils Walid a été malade, je devais faire moi-même le docteur : je lui donnais les médicaments que je recevais d'amis, dont des Français, parce qu'ici il n'y avait pas assez de médicaments ici. Beaucoup de gens sont morts parce qu'ils avaient besoin d'un antibiotique qu'on ne trouve plus, ou par manque d'oxygène. Des bébés sont morts dans les couveuses à cause de pannes d'électricité.

À la nage, pour tenter de récupérer l'aide parachutée

Enfin, il y a la guerre de l'humiliation, sur laquelle je veux encore insister, et qui ne fait qu'empirer. L'humiliation d'être tués sous son toit en dormant, de chercher ses morts sous les décombres. Ou bien de devoir les laisser sous les décombres, comme ça s'est passé à Gaza-ville. Les gens y attendaient le redéploiement de l'armée pour aller chercher les victimes ensevelies, pour les enterrer dignement. On voit des morts à droite et à gauche dans les rues, alors que chez nous, on enterre les morts rapidement et dignement. L'humiliation de vivre sous les tentes, l'humiliation des parachutages de l'aide alimentaire. Les gens croient qu'ils sont en train de nous aider, mais c'est juste destiné à leurs opinions publiques, pour dire qu'on est en train d'aider la Palestine et les Gazaouis. L'humiliation de voir les gens se précipiter pour récupérer ces colis.

J'ai un ami qui s'appelle Mohamed Al-Khaldi. Il est à Gaza-ville. Son fils a vu un colis parachuté tomber dans la mer. Il est allé à la nage avec un ami tenter de récupérer la palette qui pesait je ne sais combien de kilos, parce qu'ils n'avaient rien à manger. Lui s'en est tiré, mais son ami s'est noyé. Je lui ai demandé pourquoi son fils avait fait quelque chose d'aussi dangereux. Il m'a répondu : « De toute façon, on va mourir, soit de faim, soit en essayant de récupérer l'aide alimentaire. » Ça m'a fendu le cœur. Il a poursuivi : « La mort est partout, La mort, c'est les bombes, c'est chercher à manger, c'est la famine. » Les pays comme la France, les États-Unis et la Jordanie dépensent beaucoup d'argent pour envoyer ces palettes par avions militaires, alors qu'ils pourraient les faire parvenir par camion. Il y a maintenant six ou sept terminaux entre Israël et la bande de Gaza, en plus du terminal de Rafah. Si les Israéliens ont donné la permission d'utiliser leur espace aérien — parce qu'ils considèrent que Gaza fait partie de leur espace aérien —, ils peuvent aussi donner l'autorisation de laisser passer les camions.

Mais ils ne veulent pas le faire parce qu'ils veulent entretenir ce désordre sécuritaire, où des gens arrivent à se battre entre eux parce qu'il n'y a pas d'argent. On en revient au troc : je te donne un sac de farine, tu me donnes un sac de sucre.

Beaucoup pensent à partir. Je crois que si les Égyptiens baissaient un peu le montant du passage — 5 000 dollars par personne —, beaucoup de Gazaouis partiraient. Certains ont vendu tous leurs biens, leurs bijoux, leur voiture, pour récolter cette somme. D'autres qui n'ont rien à vendre créent des cagnottes en ligne.

C'est une guerre de non-vie. Si elle se termine, une nouvelle va commencer, parce qu'il n'y a plus rien pour vivre. Pas d'électricité, pas de jardins d'enfants, pas d'écoles, pas d'université. Il n'y a plus rien dans la bande de Gaza. Surtout dans la ville de Gaza et dans le nord. Et c'est ça, la vraie guerre. C'est d'être obligé de faire vivre ta famille dans un endroit vide, désert, où il n'y a rien du tout. Et après, on te dit que si quelqu'un veut émigrer ou partir, c'est une démarche volontaire. Mais ce qui me fait peut-être le plus de peine, c'est qu'il y a des Palestiniens qui profitent de cette situation, au détriment de leurs frères palestiniens.

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Égypte. Football des pauvres, football des riches

Par : Martin Dumas Primbault — 12 avril 2024 à 06:00

Dans la rue ou sur des terrains vagues, partout dans le pays, le ramadan voit surgir des armées de footballeurs amateurs s'affronter dans des tournois aussi populaires qu'endiablés. Le plus ancien se déroule depuis quarante-huit ans, entre les tours d'un quartier d'Alexandrie. Une tradition qui résiste, malgré l'élitisme de plus en plus criant du football égyptien et le gouffre qui se creuse avec les fans.

« Voilà la balle-chaussette », lâche l'Alexandrin. Mains calleuses, dos courbé mais avec une minutie d'orfèvre, Hamouda entoure d'une épaisse couche de ficelle de boucher un ballon de handball coincé entre ses genoux. La pelote solidement attachée, il se saisit d'un rouleau de ruban adhésif blanc et passe la deuxième couche avec un naturel déconcertant. L'opération est devenue un rituel pour ce vétéran du tournoi de Falaki, fier d'exhiber son œuvre. « Par le passé, lors des premières éditions du championnat, on remplissait un sac en papier de chaussettes ou d'éponges qu'on entourait de ficelle, et ça nous faisait un ballon. Depuis, le nom est resté », se souvient ce capitaine de 57 ans à la peau burinée par le soleil. Dans la plus ancienne compétition de football du ramadan en Égypte comme aiment à le rappeler tous les participants, une balle-chaussette est nécessaire « au moins tous les deux jours », pour résister aux assauts des forçats du ballon rond.

Chaque année depuis 1976, des équipes amateures venues des quatre coins d'Alexandrie s'affrontent tout au long du mois sacré sur l'étroit terrain d'asphalte cerné par les tours d'immeubles du quartier populaire de Moharram Bey. Au Falaki, on joue un football qui sent la poussière, le bitume et la peinture fraîche. L'arène délimitée par les trottoirs d'un côté et des lignes blanches grossièrement tracées de l'autre est à peine plus grande qu'un court de tennis. Elle impose aux deux équipes de cinq un face-à-face rugueux. Plaie rougeoyante au tibia, Oussama, un gaillard d'un mètre quatre-vingts, en sait quelque chose. « La balle arrivait vite et j'ai tiré avant de heurter un adversaire et de tomber au sol. Mais je m'en fiche car j'ai marqué et nous avons gagné 5-2. Dieu soit loué », raconte large sourire aux lèvres le joueur de l'équipe des moins de 18 ans de Lombroso, le pâté de maisons d'à côté. Pour pimenter encore les parties dans la deuxième ville d'Égypte très majoritairement musulmane, les matchs se jouent à jeun, depuis le début de l'après-midi jusqu'au coucher du soleil — cette année, une poignée de minutes passé 18 heures.

Une affaire de garçons

Serrés sur les chaises métalliques empruntées à la maison de quartier, debout derrière les cages ou agglutinés sur les balcons, les supporters sont toujours présents en nombre, jusqu'à plusieurs milliers les grands soirs. « Hier les matchs ont été annulés à cause de la pluie. Les gens étaient tristes. On pouvait le sentir dans la rue », assure Gamal, l'un des arbitres de la compétition. Ici, le ballon rond est au choix une histoire de passion, un divertissement ou un simple passe-temps pendant les interminables heures d'abstinence du ramadan. Morsi, un vieux de la vieille, n'a jamais raté une édition. « Cette coupe permet de rassembler tout le monde, les riches, les pauvres et les petites gens, les jeunes et les plus vieux. C'est ça qui fait sa réussite », vante l'enfant du quartier. À Moharram Bey, le foot reste toutefois une affaire de garçons. Invités à concourir dès l'âge de huit ans et jusqu'à plus de 45 ans, chacun y trouve son compte dans les cinq catégories du tournoi.

31 mars 2024 dans le quartier de Moharram Bey à Alexandrie. Deux générations de supporters en bordure du terrain.

Les organisateurs — toujours les mêmes depuis 48 ans — cultivent un football simple et rustique. « L'inscription coûte aux équipes au maximum 500 livres (10 euros), une broutille », précise le capitaine Mohamed Chahine, dernier survivant des quatre fondateurs, parmi lesquels feu les frères Sayed et Loza Falaki, dont le trophée porte le nom. « On offre aussi une enveloppe aux gagnants, mais rarement plus de 3 000 ou 4 000 livres (60 à 80 euros) à se partager. Pour nous comme pour les joueurs, l'argent n'est pas la priorité », insiste le patron à l'élégante moustache grisonnante. Lors du dernier jour de ramadan, les grands vainqueurs se voient remettre une coupe et une tape dans le dos par un élu local. Un esprit partagé par les tournois cousins qui ont lieu dans tout le pays. À Dakhliya, un canard ou un mouton est remis après chaque match à l'équipe victorieuse. À Fayoum, on distribue des kilos de riz. Et à Damiette cette année, l'homme du match d'un soir, un tout jeune papa, s'est même vu offrir un paquet de couches pour bébé.

Huis clos

À côté, l'image renvoyée par la sélection égyptienne semble à des années-lumière. Le 22 mars, les gars du Falaki étaient rentrés chez eux depuis plusieurs heures lorsque les Pharaons ont foulé pour la première fois la pelouse du Misr Stadium, leur nouvel écrin. L'enceinte flambant neuve est avec ses 93 000 places « le plus grand stade de football du Proche-Orient et le deuxième d'Afrique », se gargarisent les commentateurs. Vu du ciel, l'ouvrage qu'on dit inspiré de la coiffe de Néfertiti brille au milieu des équipements sportifs dernier cri d'Olympic City, la portion dédiée au sport de la « nouvelle capitale administrative » (New Administrative Capital, NAC), monstre de verre et d'acier en cours d'édification en plein désert.

Le onze égyptien lance alors l'Egypt Capital Cup. Un tournoi amical clinquant à l'objectif à peine masqué : faire de la publicité pour la NAC, méga projet phare du maréchal-président Abdel Fattah Al-Sissi, dont l'inauguration ne saurait tarder. Défaits 4 à 2 en finale par la Croatie, les Égyptiens privés de leur maître à jouer Mohamed Salah n'en ont pas profité pour briller eux aussi. Qu'importe, le but était ailleurs pour le régime militaire : montrer au monde entier que l'Égypte, candidate déclarée à l'organisation des Jeux olympiques de 2036, est capable d'accueillir les plus grandes compétitions internationales.

En prenant ses quartiers au Misr Stadium à 50 kilomètres du Caire, la sélection creuse encore un peu plus le gouffre qui la sépare du peuple. Déjà depuis dix ans, les supporters autorisés à se rendre au stade sont triés sur le volet. Qu'il s'agisse des matchs de l'équipe nationale ou du championnat, l'accès est strictement contrôlé par une entreprise proche des services de renseignement baptisée Tazkarti. Ancien ultra d'Al-Ahli, le club le plus populaire d'Égypte, Khaled1 explique désabusé :

Seules 5 000 à 6 000 personnes se voient attribuer une Fan ID leur donnant le droit d'aller au stade. On te demande toutes les informations te concernant, y compris sur ton travail et celui de ta famille. Comme ça, si tu dérapes, on peut te retrouver facilement. Pour l'Egypt Capital Cup, les autorités ont sélectionné en priorité des influenceurs et des célébrités afin de soutenir la propagande autour de la nouvelle capitale.

Douze ans maintenant que le régime surveille comme le lait sur le feu les mouvements de supporters. Depuis le 2 février 2012, les matchs du championnat se jouent à huis clos ou presque. Ce jour-là, 74 fans d'Al-Ahli ont trouvé la mort à Port-Saïd au sortir d'une rencontre contre l'équipe locale, poignardés, roués de coup ou asphyxiés devant les yeux fermés de la police. Aujourd'hui, le doute plane encore sur les raisons de ce massacre, néanmoins tout laisse à penser que les ultras ont payé de leur sang leur mobilisation décisive un an plus tôt sur la place Tahrir, lors de la révolution du 25 janvier 2011.

Khaled était dans les tribunes ce soir-là. Âgé d'à peine 17 ans, il brandissait la banderole d'un jeune groupe de supporters qu'il avait contribué à fonder quelques années plus tôt, les Ultra Red Storm. Celle-ci reste désormais rangée dans un placard verrouillé à double tour. La sortir pourrait lui coûter cher. Douze ans après avoir pénétré un stade pour la dernière fois, son nom est toujours inscrit dans les fichiers de la police. Celui que ses camarades de tribune surnommaient Keks raconte :

Les ultras sont considérés comme des terroristes. Il y a un peu plus d'un an, c'était la COP 27 à Charm El-Cheikh et au même moment, je partais en vacances à Dahab, juste à côté. Quand je suis arrivé, les policiers m'ont interpellé et m'ont longuement questionné avant de me laisser partir. Ils avaient peur que je vienne perturber l'événement.

L'ancien ultra se désole :

Depuis Port-Saïd, je ne regarde plus les matchs. C'est à peine si je vais voir les résultats sur mon portable. Avant, j'étais de tous les déplacements, je pleurais, je vibrais. Mais la passion est morte. Et je ne suis pas le seul.

Si les terrasses des cafés sont toujours bondées les soirs de match, le cœur n'y est plus. « En Égypte, le football n'est plus une passion mais un divertissement pour oublier la dureté de la vie. »

Une question de « wasta »

Regroupés derrière les cages de la Moharram Bey Arena, sobriquet taquin donné au goudron du Falaki, les cinq du quartier de Kom Al-Dikka s'échauffent. Ce soir, ils affrontent Smouha dans la compétition reine, celle qui se joue pendant la demi-heure juste avant la rupture du jeûne, au seuil de l'hypoglycémie. « On va les manger », s'amuse l'un d'entre eux en enfilant sa chasuble jaune floquée du portrait tout sourire d'un député du coin. Le murmure des tribunes vrombit, certains supporters sortent des tambourins, d'autres donnent de la voix. Un voisin avec de la suite dans les idées monnaye les chaises sorties de son garage. Les trottoirs sont bondés. Jadis, on pouvait y croiser les recruteurs des plus grands clubs du pays. « Le tournoi a permis de révéler des talents immenses tels Ahmed Sari, Magdi Ezzat, ou Sami Barras », énumère Mohamed Chahine, des étoiles dans les yeux. « Le plus illustre d'entre eux, Ahmed Al-Kass, est même devenu capitaine de la sélection égyptienne à la fin des années 1990 après une brillante carrière au Zamalek et à l'Ittihad Alexandrie. »

31 mars 2024 dans le quartier de Moharram Bey à Alexandrie. Le portrait tout sourire du député de la circonscription, sponsor distant de la compétition.

L'histoire ne s'est pas répétée, depuis. Même si certains joueurs professionnels de futsal continuent de participer au tournoi, ils font figure d'exception. Comme partout ailleurs, le football égyptien est devenu une histoire de gros sous et de piston, la « wasta » comme on l'appelle ici. Impossible de percer sans être inscrit, dès le plus jeune âge, dans un grand club ou dans une prestigieuse académie dont le coût d'entrée est inaccessible au plus grand nombre. Cairote pur jus, contraint de jeter l'éponge faute de moyens, Ahmed Gouda se rappelle :

Si tu n'as pas de « wasta », on va te demander de l'argent. Mais ça ne te garantit pas de jouer, même si tu es bon. Ils te disent que tu fais un investissement pour ta carrière, que cet argent va être dépensé pour toi. Moi j'étais à l'académie de Zamalek. Ça coûtait 300 livres (6 euros) par mois. Ensuite, si tu veux intégrer les équipes, tu dois encore payer les tests. Ils t'en font passer plusieurs. Si tu es reçu, tu acquittes à l'année une somme qui peut aller jusqu'à 2 000 ou 3 000 livres (40 à 60 euros). Et tu n'as toujours aucune garantie de jouer. Par contre, si tu as la « wasta », tu joues directement sans passer tous les tests et sans payer. Le capitaine sait très bien que ton oncle ou ton père a le bras long.

En Égypte, le football n'est pas synonyme de mobilité sociale. La corruption endémique du pays, bien que remise en cause brièvement dans les années qui ont suivi le mouvement de 2011, façonne les voies d'accès au sport de haut niveau depuis les années 1990. Un phénomène qui a poussé les recruteurs à se détourner des compétitions de rue. D'autant que celles-ci sont beaucoup moins nombreuses en dehors de la période du ramadan. Pour jouer, les Égyptiens louent en soirée des terrains d'appoint souvent installés dans des cours d'école, ou — au prix fort — les gazons synthétiques rutilants des nombreux clubs de sociabilité.

Alors que sur le terrain l'équipe de Kom Al-Dikka inscrit un deuxième but filou, Mohamed Chahine glisse une de ces anecdotes dont il a le secret. « Un jour, au début des années 1980, Adel Imam2 en personne est venu assister à un match. C'était la folie, tout le quartier est descendu pour le saluer. » Le monstre sacré du cinéma égyptien faisait du repérage pour son rôle dans El Harrif (Le Champion, 1983), film de Mohamed Khan devenu culte. Il y incarne un joueur talentueux d'origine modeste perverti par les matchs de rue, au point d'en perdre son travail et sa femme. Depuis, l'image de ce football populaire a largement changé. Dans le tout récent El Harrifa (La Compétition des champions) de Raouf El Sayed (2023), le héros joué par Nour Al-Nabawy suit la trajectoire inverse. Fils de bonne famille, il se retrouve contraint de quitter l'académie renommée dans laquelle il est inscrit après la faillite de l'entreprise de son père. Et c'est dans la poussière des tournois de rue qu'il trouvera sa planche de salut.

Coup de sifflet final. Survoltés après leur nette victoire 2 à 0, les héros du jour retirent la chasuble et foncent s'entasser à l'arrière d'un triporteur. Ils filent en chanson profiter d'un dîner doublement mérité. L'arène est à nouveau déserte lorsque l'appel à la prière retentit. Une bande de petits du quartier s'empare alors de la balle-chaussette. Parmi eux Ahmed, 9 ans. « Mon idole c'est Mostafa Al-Yeoudi, il joue pour le quartier de Hadra », dit le garçon entre deux tentatives de passement de jambe. Au Falaki, les exploits européens de Mohamad Salah ne font plus rêver depuis bien longtemps.


1Le prénom a été modifié.

2NDLR. Un des plus célèbres comédiens égyptiens, dont la carrière a commencé dans les années 1960.

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« On va continuer à fêter l'Aïd sur notre terre »

Par : Rami Abou Jamous — 12 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 11 avril 2024.

Aujourd'hui, c'est le premier jour de l'Aïd. C'est la fête qui marque la fin de la période de jeûne et du ramadan. D'habitude, cette fête est synonyme de joie, de bonheur, surtout pour les enfants. Ce jour-là normalement, on se rend visite, il y a du chocolat, des maamoul [pâtisserie traditionnelle], des gâteaux, surtout à Gaza, où les relations sociales sont très fortes.

Mais cette fois, l'Aïd vient après six mois de guerre, de massacres, de blessés et de morts, de destruction totale et de déplacement sous des tentes. On est allé chez ma belle-famille. Il n'y avait pas que la fête qui était absente, mais aussi Souleiman mon beau-père, qui était un peu le pilier de l'Aïd. C'était le noyau autour duquel tout le monde gravitait.

D'habitude, après la prière1, Souleiman louait un minibus avec ses neuf garçons et il commençait les visites très tôt, à partir de 7 heures et demie. Il commençait par ses filles, puis ses frères et sœurs et ensuite ses neveux.

« Mon mari était le pilier de cette tente »

Ce jour-là normalement, les enfants attendant ce qu'on appelle al-aidiyeh, une petite somme d'argent qu'on leur donne pour acheter ce qu'ils veulent. Dans le monde arabe et musulman, c'est un rituel que tout le monde observe. Souleimane avait 19 enfants, et je ne sais combien de petits-enfants. Ce jour-là, tous ses petits-enfants venaient le saluer et lui faire des bisous. C'était un moment de joie pour tout le monde. Mais aujourd'hui, ne régnait que de la tristesse. Je suis allé voir ma belle-mère Nabila. Elle n'arrêtait pas de pleurer. Elle disait :

Tu te rappelles Rami quand tous les enfants se réunissaient autour de lui ? Regarde comme ils sont tristes. C'est la première fois de ma vie qu'on passe l'Aïd de cette façon. Il réunissait tout le monde, il était le point de rencontre de tous. C'est lui qui faisait tout.

Je lui ai dit que ce n'était pas grave, qu'il était désormais au paradis, et que les enfants le savent. Elle m'a dit :

Oui, mais la joie n'est pas là. D'habitude, pour l'Aïd, on achète de nouveaux vêtements pour les enfants. Cette fois, je n'ai rien pu faire pour eux. J'ai perdu beaucoup de membres de ma famille depuis le début de cette guerre : mon frère, deux neveux, sans parler des membres de la famille élargie. À présent, je me sens seule bien que mes enfants soient autour de moi. Mon mari était le pilier de la famille, le pilier de cette tente.

Elle m'a dit qu'elle avait de la peine pour les enfants, qu'elle aurait voulu faire des maamoul mais qu'elle n'arrivait pas à faire quoi que ce soit, que ses mains étaient « menottées » comme on dit chez nous.

« J'ai sorti quelques billets… »

Je ne savais pas quoi lui dire. J'essayais de la consoler en lui disant que la vie continuait, que ses petits-enfants se souviendraient toujours de leur grand- père. Et que tout cela ne sera bientôt plus que de mauvais souvenirs. Qu'un jour on se dira : « Tu te rappelles quand on était sous les tentes ? Tu te rappelles comment on vivait ? Comment on se débrouillait pour faire la cuisine ? » Je lui ai dit que moi aussi j'avais perdu des proches, notamment mon père et ma mère. J'étais très attachée à ma mère. Le jour où elle est partie, j'étais très triste. Encore aujourd'hui, je n'arrive pas à oublier. Mais il faut que la vie continue. Et j'ai continué. Je me suis marié, j'ai eu des enfants que ma mère n'a jamais vus. « Au moins Souleiman a vu ses enfants se marier, il a connu ses petits-enfants. Il a vécu beaucoup de moments joyeux, que tout parent souhaite vivre dans notre société. »

Mes mots ne l'ont pas vraiment convaincue. Elle me regardait toujours en pleurant. À un moment, j'ai pris sa main et je lui ai dit : « Viens, on va voir les enfants. »

J'ai appelé tous les petits-enfants : « Venez voir Grand-maman Nabila », et ils sont tous venus. J'ai sorti quelques billets et quelques pièces de monnaie, et j'ai laissé Nabila les distribuer à tous ses petits-enfants, jusqu'au petit bébé de six mois. Tout d'un coup, ces enfants qui étaient plein de tristesse souriaient grâce à ce petit geste de leur grand-mère. Je leur ai dit : « C'est votre grand-père qui a laissé un peu d'argent à Nabila pour vous donner la aidiyeh. » Ils ont sauté de joie, fait des prières pour leur grand-père décédé et pour Nabila. Elle en a eu les larmes aux yeux, mais cette fois, c'était des larmes de joie.

« Faire plaisir à nos enfants pendant cette guerre est un grand rêve »

On a joué ensemble. C'est vrai qu'il n'y avait ni le maamoul de Sabah qui le réussit très bien, ni celui de Nabila. Mais la tristesse a été recouverte par cette petite joie. Je pense que Souleiman aussi devait être content de voir tout ça. Mais notre famille est juste un exemple parmi d'autres. Trente-deux mille personnes sont mortes. Des milliers de familles n'ont pas vécu cette année la joie de l'Aïd.

J'espère que ça sera le dernier Aïd qu'on passe dans la tristesse. Le prochain Aïd, l'Aïd Al-kébir, est dans 70 jours. J'espère que la guerre sera alors terminée, et que tout ça sera derrière nous.

Nabila est venue me voir et elle m'a embrassée. J'adore ses baisers. Je suis le seul de ses gendres à qui elle en fait, ça rend tout le monde jaloux. J'avais les larmes aux yeux. J'étais content d'avoir au moins pu lui faire plaisir à elle, à ma femme et aux enfants. Faire plaisir à nos enfants pendant cette guerre, c'est vraiment un grand rêve. Je remercie Dieu d'avoir pu le réaliser.

J'espère que tous les enfants de Gaza ont pu avoir au moins une petite joie dans leur cœur pendant ce Aïd. La joie de l'Aïd et, surtout, la joie et l'espérance de vivre, de se dire que la vie continue malgré tout. Malgré ce tremblement de terre qui secoue Gaza, on va continuer à fêter l'Aïd et, surtout, on va rester sur notre terre.


1NDLR. Une prière spéciale a lieu à la mosquée le matin de l'Aïd.

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En Palestine, Naplouse la rebelle garde la tête haute

Par : Jean Stern — 11 avril 2024 à 06:00

Coupée du monde par les troupes d'occupation, sous la pression de nombreuses colonies, la grande ville du nord de la Cisjordanie suit de près et avec tristesse l'écrasement de la société gazouie par l'armée israélienne. Incarnant une certaine douceur de vivre mais aussi l'esprit de résistance en Palestine, Naplouse s'interroge sur les chemins de la libération.

De notre envoyé spécial à Naplouse

En ce milieu de matinée, fin mars 2024, la vieille ville de Naplouse, entrelacs clair-obscur de ruelles parmi de fiers palais médiévaux, des terrasses fleuries et odorantes, des placettes agrémentées de paisibles fontaines, s'éveille à peine. Naplouse la douce incarne depuis deux ans en Cisjordanie la ville symbole de celles et ceux qui relèvent la tête. Résistance armée, résistance politique, résistance culturelle, Naplouse a dit non et en a payé le prix. Pour les Palestiniens de Naplouse, ce qu'ils qualifient de génocide en cours à Gaza provoque un « électrochoc mondial », dit un intellectuel. Et ils semblent avoir retrouvé « l'esprit de la résistance » , laissant entrevoir pour Naplouse la rebelle un autre avenir que la guerre.

Les commerces du souk alimentaire sont au ralenti ce matin-là, le rush du ramadan arrive en fin de journée, quand les Naplousins flânent bras dessus bras dessous pour acheter des herbes, des légumes et des douceurs, dont le célèbre knafé, un flan tiède délicieusement parfumé dont les nombreux pâtissiers de Naplouse s'enorgueillissent de faire le meilleur du Proche-Orient. Les étals sont bien garnis. Ici comme ailleurs, tout doit être fastueux et pantagruélique pour la rupture du jeune. Malgré le malheur qui frappe la région depuis des mois, des années, « des siècles » ironise à peine un vieux professeur, la ville se flatte de sa prospérité qui ne tient pas seulement aux berlines allemandes rutilantes paradant en soirée sur les boulevards de la ville moderne. Cité commerçante, capitale régionale du nord de la Cisjordanie, Naplouse tire une partie de sa richesse de son environnement agricole, directement menacé par les colons qui captent les terres et harcèlent les paysans, lesquels alimentent les grossistes de la ville. Les oliviers abondants alentour ont contribué à son savoir-faire légendaire en matière de savons et produits de beauté.

La lourdeur des informations en provenance de Gaza entretient le chagrin de nombreux Naplousins. Beaucoup connaissent personnellement les victimes, en raison d'alliances familiales et de parentèles lointaines que la Nakba, puis la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza n'ont pas réussi à totalement distendre. « Qui parle de notre chagrin ? », dit l'écrivain de Haïfa Majd Kayyal, anéanti comme tant de Palestiniens à Naplouse et ailleurs par l'ampleur du deuil - plus de 32 000 morts à Gaza, et 600 en Cisjordanie.

Cette reine sans couronne, surnom flatteur et ambigu de Naplouse, a certes le cuir endurci. Nœud stratégique sur la route des caravanes puis sur le chemin de fer entre Damas, Jérusalem, Amman et Le Caire, elle a connu bien des occupations au cours de son histoire. Toutefois sa légende assure qu'elle ne s'est jamais soumise. La ville de plus de 270 000 habitants est aujourd'hui surveillée de près par deux bases militaires israéliennes perchées sur les crêtes des montagnes qui l'enserrent. Les nouveaux immeubles grimpent sur les flancs, donnant davantage de force et de beauté à la ville, surtout la nuit. Devenue difficile d'accès à l'automne, depuis que ses principaux checkpoints ont été fermés par l'armée israélienne, Naplouse est cernée par d'innombrables colonies, dont de nombreux avant-postes formés d'une trentaine de préfabriqués et entourés de cercles de barbelés, en attendant des cloisonnements en dur. L'ensemble du dispositif colonial est sous l'autorité des ministres suprématistes et racistes. Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich ont la haute main sur la gestion des territoires. Les nouvelles milices coloniales qu'ils ont mises en place et armées, les Kitat Konenut, comptent déjà plus de 11 000 volontaires pousse-au-crime en Cisjordanie.

« Les gens ont cessé de se plaindre »

Soudain, les ruelles de la vieille ville grondent de colère. Les antiques façades de pierres dorées peinent à assourdir les litanies mortuaires et les slogans de vengeance. Naplouse enterre Walid Osta, un jeune homme de 19 ans vivant à Ein, un petit camp de réfugiés de deux mille personnes, non loin du centre-ville. Rien à voir avec Balata, à l'entrée sud de la ville, ni Askar, côté nord, deux camps de réfugiés comptant des dizaines de milliers d'habitants. Walid Osta a été tué la veille à Jénine lors d'un affrontement provoqué par l'armée israélienne. Le visage du jeune homme est apparent, yeux clos, lèvres gonflées. C'est un enfant que la foule de Naplouse porte en terre, une petite foule, trois cents personnes environ. Ici, la répression est sévère, menée avec la complicité active de la police palestinienne. Le danger est réel. Plus encore que dans les villes d'Israël, les Palestiniens craignent de manifester. Israël multiplie les arrestations préventives et les détentions administratives sans procès ni jugement. Malgré tout, « depuis ce qui se passe à Gaza ces derniers mois, les gens ont cessé de se plaindre de leur sort à Naplouse », commente un intellectuel. Israël a franchi un cap, il va falloir en trouver un autre.

Dans les regards des personnes présentes au passage du cortège funèbre, on lit cependant de la tristesse, de la lassitude, de la peur. De l'indifférence aussi. Comme si pour certains, depuis le massacre du 7 octobre, depuis que persiste le pilonnage meurtrier de Gaza, après tant et tant de morts, « il serait temps de passer à autre chose », résume un intellectuel.

Le directeur de Tanweer, une association installée dans la vieille ville qui mène un gros travail social auprès des femmes, Wael Al-Faqih, s'affirme « radicalement favorable à la non-violence » et estime que les Palestiniens devraient s'engager dans cette voie. La violence d'Israël, il l'a subie, tout comme son épouse, avec des séjours en prison « deux fois pour elle, et plusieurs fois pour moi » sous des motifs fallacieux. Il faut en finir avec « le temps des remèdes de charlatan », comme le dit avec une ironie amère un autre de mes interlocuteurs, pour relancer la réflexion sur le futur.

« La mort a depuis trop longtemps été là, et frappé tant de jeunes » poursuit-il, persuadé qu'il faudra bien un jour changer de logiciel. Pour un architecte Naplousin, l'avenir revient à « poursuivre la construction d'une société civile, et à élaborer un projet politique commun pour tous les Palestiniens ». Zouhair Debei, qui a consacré une partie « de sa vie et de son énergie » à un hebdomadaire local indépendant raconte « avoir toujours défendu, et aujourd'hui plus que jamais, l'idée de la non-violence. Il faut construire une alternative pour préserver la mémoire des Palestiniens et surtout améliorer les conditions de vie, notamment au niveau de l'éducation et de l'écologie. On a besoin de planter beaucoup plus d'arbres. L'histoire de Naplouse doit redevenir une leçon de vivre ensemble ».

« Le respect de toute la Palestine »

Les très jeunes militants de la Fosse aux lions avaient choisi en 2022 une autre voie : celle de prendre les armes tout en faisant le buzz sur TikTok1. Ils ont permis à la ville de gagner « le respect de toute la Palestine » en menant la vie dure aux troupes israéliennes. Résistants pour les Palestiniens, « terroristes » pour les Israéliens, ils ont été plus de deux cents combattants, abattus pour la plupart et pour certains en prison. Leurs chromos en armes tapissent les murs de la vieille ville et des camps. La ruelle d'herbes sauvages où a été tué le 9 août 2022 Ibrahim Al-Naboulsi, 18 ans, après un impressionnant déploiement nocturne de l'armée israélienne au cœur de la vieille ville, fait l'objet d'un discret parcours mémoriel.

Portrait d'Ibrahim Al-Naboulsi à l'endroit où il a été liquidé par l'armée israélienne dans la vieille ville de Naplouse, le 9 août 2022.
Jean Stern

« Quelque chose a changé depuis le 7 octobre, et je soutiens les résistances, car c'est le droit d'un peuple sous occupation de se défendre, résume Ibrahim, un jeune intellectuel Naplousin. Sur les 38 personnes que comptait ma classe en 2005, 22 ont depuis été tués ou arrêtés ». Sa douleur l'étouffe, le paralyse parfois. Pourtant, il ne peut envisager de prendre la tangente. Le monde extérieur lui est fermé : Israël gouverne in fine ses choix de vie avec l'occupation, le mur, les blocus, tout ce qui pourrit son quotidien.

Sortir de l'occupation est pour Ibrahim un cauchemar. Il est hanté par le souvenir de l'ami de 13 ans, mort dans ses bras après une agonie de plusieurs minutes à même le trottoir. Il avait pris une balle dans l'œil pendant la seconde intifada, qui a été puissante autant que meurtrière à Naplouse. Alors il est prêt à comprendre la peine et la colère des Israéliens face à « l'horreur » du 7 octobre mais leur demande, comme tout le monde ici, de comprendre sa rage, ancrée depuis si longtemps par l'arbitraire colonial, et ravivée par les deuils de Gaza.

Ibrahim se réjouit de penser que pour l'Israël de Benyamin Nétanyahou qui l'oppresse, c'est « le début de la fin ». La défaite de ce gouvernement et de son armée, qui ne sont parvenus ni à détruire le Hamas ni à libérer les otages, est un constat que la rue de Naplouse partage avec celle de Tel Aviv. La fin d'un pays jusqu'à présent victorieux, en tout cas sous sa forme actuelle, est d'ailleurs envisagée par de nombreuses personnes en Palestine comme en Israël, j'y reviendrai dans un prochain article.

« Une décision du peuple palestinien »

Le pacifiste Wael Al-Faqih estime que le « droit de se défendre » contre l'oppression, contre une situation qui « s'est terriblement dégradée à Gaza depuis plus de quinze ans » n'est pas « une décision du Hamas mais une décision du peuple palestinien. Cela fait 75 ans qu'Israël occulte la réalité de la Palestine aux yeux du monde. Cela aussi, c'est en train de changer, les gens commencent à découvrir le vrai visage d'Israël ». Que le débat sur le choix du modèle de résistance, entre non-violence et lutte armée soit relancé à Naplouse illustre également la réputation intellectuelle de la ville, qui aime les idées tout autant que les rencontres.

Cela n'induit pas pour autant le retour de la confiance des Palestiniens en leurs partis et en leurs institutions. L'un de mes interlocuteurs résume en une phrase le sentiment général : « L'Autorité palestinienne est corrompue et son appareil sécuritaire vendu aux Israéliens. Elle n'a aucun projet et le Hamas est un parti réactionnaire, conservateur, raciste, hostile aux droits des femmes et homophobe ». Selon un sondage de l'institut PSR réalisé début mars 2024 via des centaines d'entretiens en face-à-face à Gaza, Jérusalem-Est et dans les territoires — ce qui constitue un véritable exploit sociologique — seul un tiers des Palestiniens soutiennent le Hamas, soit 9 % de moins qu'en décembre 20232. Le soutien à la lutte armée est également en baisse de 17 %, chutant de 56 à 39 %, tandis que celui à la non-violence monte à 27 %, soit une augmentation de 8 %. Néanmoins, les Palestiniens pensent aussi à 70 % que l'attaque du 7 octobre était justifiée, dans un contexte d'échec du processus de paix, tout en renvoyant dos-à-dos sur le plan politique le Hamas et l'Autorité palestinienne, qui exercent actuellement le peu de pouvoirs laissé par les Israéliens aux Palestiniens, dans un contexte de corruption généralisée à Gaza et en Cisjordanie.

Dans la douceur des soirées printanières du ramadan, les cafés de la vieille ville et du centre moderne de Naplouse se remplissent de jeunes filles et garçons en bandes non mixtes, comme ailleurs dans le monde. Ils jouent aux cartes, fument la chicha, partagent du thé et du knafé. La légèreté est dans les gênes de the old lady, autre surnom affectueux de Naplouse. Cette vieille dame insuffle la fougue de sa jeunesse à l'esprit de résistance, et on ne peut plus lui raconter d'histoires.


1Ce reportage de Louis Imbert pour Le Monde raconte bien ce qu'a représenté la saga de ce petit groupe.

2L'intégralité de ce sondage est visible ici

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Témoignage d'un travailleur gazaoui détenu et torturé en Israël

Par : Rami Abou Jamous — 10 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 9 avril 2024.

Ce mardi matin, il y avait une nouvelle tête parmi les voisins qui venaient aux nouvelles un jeune homme d'une trentaine d'années. Il venait d'être libéré par les Israéliens. Appelons-le Mohamed, car il ne souhaite pas être identifié. Il fait partie des quelque 16 000 Gazaouis qui étaient autorisés à travailler en Israël avant les événements du 7 octobre.

Il m'a raconté son histoire. Quand il parlait, il s'arrêtait parfois pendant quelques secondes, les larmes aux yeux. Quand j'ai regardé ses mains, il avait aux poignets des cicatrices qui saignaient. Il m'a dit : « Ils serraient leurs menottes en plastique jusqu'à ce que le sang coule. » Il avait les mêmes cicatrices aux chevilles.

Mohamed veut que l'on écoute son histoire. La voici, dans ses propres mots.

Je travaillais en Israël, à Acre, depuis septembre 2022, dans une société qui fabrique des poteaux d'électricité. Pour obtenir cet emploi, j'étais passé par un intermédiaire, un kablan comme on dit en hébreu. C'était, comme souvent, un Palestinien d'Israël. L'employeur israélien le payait et c'est lui qui me versait mon salaire, en prenant une commission au passage.

Je touchais 350 shekels (87 euros) par jour. Je restais en Israël pendant six mois, qui est la durée de mon permis de travail. Puis je rentrais passer quelques jours à Gaza. Entre temps, mon permis était renouvelé et je repartais. Je préférais ne pas faire beaucoup d'allers-retours pour économiser le plus possible, et parce que les Israéliens risquaient à chaque retour de ne pas renouveler le permis.

« Tout à coup, on a entendu parler hébreu »

Je suis revenu en Israël le 5 octobre. Le 7, le patron israélien nous a dit à moi et à d'autres collègues originaires de Gaza qu'il fallait cesser le travail. Il a appelé l'intermédiaire qui nous a emmenés à Ramallah, en Cisjordanie. Là, ce dernier nous a dit : « Vous êtes en territoire palestinien, débrouillez-vous. » Au début, nous avons été bien accueillis, il y avait de la solidarité. On est resté à Ramallah environ trois semaines. Ensuite, des hommes de la Sécurité préventive palestinienne sont venus nous chercher. Ils ne voulaient pas qu'on reste à Ramallah et ont dit qu'ils allaient nous emmener à Jéricho. On ne voulait pas y aller, parce qu'on craignait d'être enfermés dans une caserne palestinienne ou capturés par l'armée israélienne, qui mettait beaucoup de barrages.

On a donc pris la fuite. Que faire ? Se réfugier en Jordanie ? Il aurait fallu payer 8 000 dollars à des passeurs, et je n'avais pas cette somme. On savait à ce moment-là que les Israéliens recherchaient tous les Gazaouis présents en Cisjordanie. Les gens avaient peur de nous aider. Je suis finalement allé chez un ami de la famille, à Qalqiliya1. J'y suis resté presque quatre mois. Il me cachait avec deux autres ouvriers de Gaza, dans le garage d'un immeuble. Mes amis fermaient la porte de l'extérieur, pour faire croire qu'il n'y avait personne à l'intérieur. Mais nous avons été trahis, sans doute par un collabo palestinien qui a dit à l'armée qu'il y avait trois personnes dans ce garage. Tout à coup, on a entendu beaucoup de moteurs de voitures et parler hébreu. On a compris qu'ils étaient venus pour nous.

« Ils nous ont ordonné de nous déshabiller entièrement »

Les militaires israéliens ont cassé la porte. Ils sont entrés, mais ils ne nous ont pas trouvés. Nous ne bougions pas et il n'y avait pas de lumière dans le garage. Les soldats allaient repartir, et là j'ai entendu quelqu'un qui disait en arabe : « Reviens, je te dis qu'ils sont là ». C'est là qu'ils nous ont trouvés. Tout de suite, des coups de pied, de poings et de crosse de fusils M-16 ont commencé à pleuvoir sur nous. Puis ils nous ont ordonné de nous déshabiller entièrement.

Ils ont recommencé à nous frapper sur tout le corps. J'avais peur pour mes deux compagnons qui avaient plus de 60 ans. Je ne parle pas bien hébreu, alors je disais en arabe : « Mais qu'est-ce que vous voulez ? Pourquoi vous me frappez de cette façon ? » Leur seule réponse c'était : « Tais-toi, tais-toi, ne bouge pas. » Ensuite, ils nous ont bandé les yeux et nous ont attaché les mains et les pieds avec des menottes en plastique.

Elles étaient tellement serrées que j'avais l'impression que mes mains et mes pieds allaient se détacher de mon corps. Ils nous ont ensuite traînés par terre comme des moutons, parce qu'on ne pouvait pas marcher avec les menottes. Ils nous ont jetés dans un bus, ou une Jeep, je ne sais pas, on avait toujours les yeux bandés. Et là pareil, ils nous ont frappés partout. Je n'en pouvais plus, je ne pouvais plus respirer. J'avais l'impression que j'allais mourir.

« Je veux t'humilier et que tu t'en souviennes toute ta vie »

Je ne sais pas où ils nous ont emmenés. On avait juste nos caleçons. Ils nous ont mis dans une sorte de cabane, et enlevé les menottes et le bandeau sur les yeux. Un homme m'a dit en arabe : « Déshabille-toi ! » Il n'y avait plus rien à enlever, que mon caleçon. Il m'a dit de baisser mon caleçon, et de me retourner.

Il m'a filmé par derrière, entièrement nu. Je criais : « Mais qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi tu fais ça ? Tu veux me tuer ? Vas-y ! » Il m'a répondu : « Non, non, je ne veux pas te tuer. Je veux t'humilier et que tu t'en souviennes pour le reste de ta vie. N'oublie pas ces moments-là. » Ensuite, ils nous ont remis les bandeaux sur les yeux et les menottes, très serrées comme avant, ça me coupait les poignets.

Quelques temps plus tard, on nous a montés à bord d'un bus. Il s'est arrêté plusieurs fois, et à chaque arrêt, on nous faisait descendre dans un endroit différent et on nous tabassait. Tout cela a duré une journée entière. À l'arrêt final, il y avait plusieurs chars qui encerclaient un endroit, et en faisaient une sorte de prison. On nous a forcés à nous mettre à genoux sur du gravier. Et l'interrogatoire a commencé : « Qu'est-ce que tu faisais comme travail ? Comment tu as eu le permis ? Où est ce que tu travaillais ? » Le gravier entrait dans nos genoux et nos pieds comme des couteaux. À ce même endroit, on a entendu des gens crier, surtout des femmes : « Arrêtez, ne me retirez pas les ongles ! Arrêtez, pas mes cheveux ! » On entendait des gens subir la torture 24 heures sur 24.

« Allez-y, tirez. Je veux mourir. »

On nous a juste donné un morceau de fromage — du genre Vache qui rit — c'est tout, et une petite bouteille d'eau pour cinq personnes. Après la torture, on nous a laissé dormir, toujours en caleçon, les mains attachées derrière le dos, et les pieds toujours menottés. On dormait par terre, sur du gravier, c'était comme être couchés sur du cactus. Si on voulait changer de position, un soldat venait nous donner un coup de pied, parce qu'on avait les mains derrière le dos.

Après ça, ils m'ont mis debout contre un mur, les mains en l'air, pendant presque douze heures. Il était interdit de descendre les mains. Des soldats sont venus nous insulter. Il n'y avait plus de morale, plus de pudeur. Ils ont commencé à nous toucher, et je leur ai dit : « Allez-y, tirez et finissez votre travail. Je veux mourir. »

Un soldat a répondu : « Je ne suis pas comme toi, moi je suis juste. Si je te donne un pistolet tout de suite, tu vas me tirer dessus parce que tu veux me tuer. Mais moi je ne vais pas te tuer. Je vais t'humilier pour que tu n'oublies jamais. » C'est pire que de tuer quelqu'un.

Il y a eu un autre interrogatoire après. Une soldate et un soldat nous ont demandé : « Est-ce que vous avez des maladies ? » J'ai répondu : « Non, sauf que je n'arrive plus à respirer, que je suis cassé de partout et que mes mains saignent. » Ils m'ont donné des médicaments mais je ne voulais pas les prendre, parce que je ne savais pas ce que c'était. D'autres personnes en ont pris. Apparemment, il y a des gens qui ont perdu la mémoire, ou qui ont commencé à avoir des hallucinations.

« Je me suis dit ok, c'est la fin »

Ils m'ont demandé de signer un papier en hébreu, que je ne pouvais pas lire et alors que j'avais les yeux bandés. J'ai refusé. Ils m'ont dit : « Tu n'as pas le choix, tu vas signer tout de suite. » Ils ont commencé à me tabasser jusqu'à ce que j'accepte. Je ne sais pas ce que j'ai signé.

Pendant quelques jours ou une semaine — je ne sais plus —, ils nous ont gardés dans un autre lieu de détention, une villa. Ils m'ont enlevé le bandeau et c'était la première fois que je voyais un peu le jour et les gens autour de moi. Ils m'ont aussi enlevé les menottes et j'ai vu comment mes bras étaient presque coupés au niveau des poignets ; pareil pour les jambes.

Plus tard, on nous a remis les menottes et les bandeaux sur les yeux, et on nous a fait monter à nouveau dans des bus. On était peut-être une cinquantaine. Ils ont dit qu'on allait être emmenés à Kerem Shalom, un point de passage entre Israël et la bande de Gaza. J'ai pensé qu'en réalité, on allait nous exécuter. Je me suis dit ok, c'est la fin. Après la torture, c'est toujours comme ça. Ils veulent supprimer les témoins.

Mais ils nous ont vraiment emmenés à Kerem Shalom. À l'arrivée, on a vu des soldats et des chars partout. Là, ils nous ont enlevé les menottes et les bandeaux, et ils nous ont dit : « Ne vous retournez pas, continuez tout droit. N'allez ni à droite ni à gauche, tout droit. » Je me suis dit qu'ils allaient nous tirer dans le dos, qu'ils allaient s'amuser à nous tirer dessus comme des canards, comme ils font d'habitude. J'avais vraiment peur.

« Une vengeance aveugle contre chaque Palestinien et Palestinienne »

On a marché entre une heure et demie et deux heures. À la fin, on a vu les tentes des Nations unies installées à côté de Kerem Shalom. J'ai compris qu'on était sauvés. Le personnel des Nations unies nous on dit d'appeler nos familles, mais les Israéliens avaient confisqué tous nos portables. Beaucoup autour de moi avaient oublié les numéros de téléphone de leurs familles, où elles habitaient, à cause de la torture ou des cachets qu'on leur avait fait prendre. Les Israéliens avaient également confisqué tout notre argent. Ils m'avaient pris les 13 000 shekels (3 250 euros) que j'avais gagnés en travaillant en Israël.

J'ai retrouvé ma famille, qui habite à Rafah. Depuis, je ne me sens plus comme un être humain, mais comme un animal qui a été chassé de l'abattoir. Je n'arrive plus à dormir. Des médecins me donnent des calmants et un somnifère. Mais à chaque fois que je ferme les yeux, je revois ces images : l'arrestation, la torture et surtout les abus des soldats quand j'étais nu. J'ai demandé plusieurs fois qu'ils me tuent au lieu de me faire vivre cette humiliation. Vivre avec, c'est insupportable. Je voulais vraiment qu'ils m'exécutent, qu'ils me tuent tout de suite plutôt que de vivre tout ça. En arrivant aux tentes des Nations unies, j'ai parlé à la cinquantaine de personnes qui étaient avec moi. Ils m'ont raconté des choses horribles, surtout les femmes.

J'ai compris que c'était une vengeance aveugle contre chaque Palestinien et Palestinienne.

Je suis marié, j'ai 34 ans, une fille de dix ans et un garçon de six ans. J'étais heureux de les revoir. Mais en même temps, le rêve que j'avais pour eux de travailler, d'économiser de l'argent, de construire une maison pour eux, pour qu'ils aient une meilleure vie, tout ça a disparu. Je sais que maintenant, avec tout ce qui s'est passé, je ne vais plus revenir travailler en Israël. Il n'y aura donc plus de travail. À Gaza, je ne sais pas quoi faire. Je me sens un fardeau pour mes parents, surtout pour mon père. C'est lui qui maintenant nous donne à manger, à moi et mes enfants. En ce moment avec la guerre, on ne trouve pas à manger et je n'ai pas d'économies de côté. Tout a été dépensé et je ne sais pas quoi faire.

J'ai décidé de parler parce que je veux que les gens sachent ce que nous avons subi. On n'a rien à voir avec tout ce qui s'est passé. Au contraire, on travaillait avec les Israéliens, on avait des amis israéliens, on avait mangé ensemble avec le patron. On célébrait ensemble les fêtes religieuses juives. Et d'un seul coup, ce même Israélien qui me considérait comme un ami m'a transformé en animal qu'on peut torturer et tuer.


1NDLR. Ville de Cisjordanie, au nord-ouest de Ramallah.

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« Par-delà les montagnes ». Métaphore de l'anticonformisme social

Par : Meryem Belkaïd — 10 avril 2024 à 06:00

Troisième long métrage du réalisateur tunisien Mohamed Ben Attia, Par-delà les montagnes reprend une veine fantastique présente en filigrane dans le cinéma tunisien, pour dire les blocages d'une société qui peine à se défaire des conformismes. Le film sort en salle en France ce mercredi 10 avril.

La révolution de 2011 a-t-elle permis aux classes moyennes de se libérer des contraintes sociétales ? Comment expliquer le recours à la violence ? Autant de questions qui traversent le travail cinématographique de Mohamed Ben Attia, réalisateur sensible et attentif à sa société. Ce dernier avoue lui-même avoir longtemps fait un rêve où il se voyait voler. Lors du tournage de son deuxième long métrage, Mon cher enfant (2018), ce rêve revient habiter son sommeil. Et c'est ainsi que l'idée lui vient d'explorer ce thème pour dire les aspirations et la chute inéluctable de Rafik, joué par l'excellent Majd Mastoura qui avait déjà incarné le rôle-titre dans le premier long métrage du même réalisateur, Hédi, un vent de liberté (2016). Homme ordinaire de la classe moyenne, marié, père d'un jeune garçon, Rafik est dès les premières images au bord de l'implosion. Sur son lieu de travail, une banque, une société d'assurance ou de communication — peu importe au fond —, il est pris d'un accès de rage et de violence qui ouvre le film et donne le ton de l'état psychique du personnage.

PAR-DELÀ LES MONTAGNES Bande Annonce (2024) - YouTube

Veine fantastique

Le travail en tant qu'aliénation est une idée déjà mise en scène par Ben Attia dans ses précédents films. Dans Hédi, un vent de liberté, le protagoniste est un jeune représentant commercial qui semble errer d'une entreprise à l'autre sans grande conviction, jusqu'à la déflagration amoureuse qui vient bouleverser sa vie. Si dans le sillage de la révolution tunisienne de 2011, le personnage de Hédi est porté par « un vent de liberté », celui de Rafik dans Par-delà les montagnes est un héros plus difficile à cerner, plus sombre et plus fermé, ce qui donne à la première partie du film une tension narrative attrayante pour les amateurs de mystère.

Car Rafik a un secret et, à sa sortie de prison, il souhaite le partager avec son fils Yassine. Rejeté par sa femme et par ses parents, il décide donc de kidnapper Yassine pour lui révéler la vérité : il vole, ou plutôt, il saurait voler. La force du film tient dans cette capacité à maintenir le flou entre un récit fantastique, où un personnage aurait le pouvoir extraordinaire de voler, et un récit sombre, où le même personnage serait atteint de folie délirante.

L'esthétique réaliste qui traverse tous les longs métrages de Mohamed Ben Attia entretient ce flou. Il va sans dire que nous ne sommes pas là dans un film fantastique à la façon de la franchise cinématographique Marvel. On reste dans un monde réaliste identifiable, à l'exception de quelques indices renvoyant par touches successives au genre fantastique. On notera par exemple le personnage du berger, subtilement incarné par l'acteur palestinien Samer Bisharat. Croisant la route de Rafik dans les montagnes, il semble immédiatement croire en ses super pouvoirs. Économe en gestes et en mots, lui aussi possède un don : celui de parler aux animaux, sorte de Salomon (Soulayman en arabe) dont la présence confère au récit un air de fable ou de parabole.

Généalogie d'une esthétique

Ce mélange subtil des genres n'est pas totalement inhabituel dans un cinéma qui a longtemps utilisé l'allégorie pour contourner les censures des régimes dictatoriaux de Bourguiba puis Ben Ali. Bien que le réalisateur ne revendique pas spécifiquement de filiation, son film s'inscrit entre autre dans la continuité d'un film tunisien malheureusement assez méconnu : Khlifa Lagraa (1969), de Hamouda Ben Halima. L'histoire se déroule dans un vieux quartier de Tunis à une époque indéterminée. Le héros souffrant de la teigne est employé comme messager par les habitants du quartier. Sa maladie lui permet d'accéder à des lieux, notamment féminins, qui lui seraient normalement interdits. Sorte de passe-muraille, Khlifa est lui aussi témoin et déclencheur d'évènements fantastiques inexpliqués.

Mais en 1969, la machinerie des effets spéciaux est loin de ce que le cinéma connaît aujourd'hui, et les attentes des spectateurs dans ce domaine sont désormais plus exigeantes. Mohamed Ben Attia relève un nouveau défi en tournant des scènes avec effets spéciaux, tout en gardant son esthétique propre. Même s'il admet que cela a été la partie la plus difficile du tournage : il a fallu s'adapter à une technologie qu'il ne maîtrisait pas totalement, mais surtout rassurer les acteurs du bien-fondé de ses choix et de la qualité des scènes dont ils ne pouvaient pas toujours visualiser le résultat final. Autre difficulté à cet égard : le budget. Il a été difficile de convaincre les bailleurs de fond de la pertinence et de la faisabilité du film, selon le réalisateur.

Le surgissement de la violence

Si la première partie du film est portée par une tension narrative liée au secret de Rafik, la seconde, qui se déroule dans la région montagneuse d'Aïn Draham au nord-ouest de la Tunisie, est marquée par la violence au sein du cercle familial. La rupture de rythme et de ton peut dérouter, et les événements ont tendance à trainer en longueur. On comprend toutefois mieux le choix du réalisateur lorsqu'on se rend compte qu'il a voulu montrer, à travers cette famille, tout ce que Rafik a cherché à fuir. L'épouse, interprétée par Selma Zeghidi, semble comme ce dernier au bord de l'implosion psychique, incapable de se libérer de ses peurs et de ses doutes. Dans ce foyer comme dans celui du protagoniste, des tensions pèsent au sein du couple. À l'image de tous les films de Ben Attia, les enfants sont l'objet d'une attention excessive, quasi étouffante de la part des parents. Que ce soit dans Par-delà les montagnes ou dans ses deux précédents long métrages, on attend des enfants qu'ils se conforment parfaitement aux normes sociales, en affichant réussite scolaire ou professionnelle afin d'accéder à une situation financière qui permette de se marier et de fonder un foyer.

Comment se libérer de ce conformisme social ? C'est la question qui traverse tous les films de Mohamed Ben Attia, pour qui la libération des personnages semble souvent prendre la forme d'un douloureux arrachement. Pour le personnage principal de Hédi, cela passe par une relation amoureuse intense qui n'a aucune chance d'être acceptée par son milieu, et l'espoir d'une fuite à deux. Dans Mon cher enfant, c'est en rejoignant les combattants de Daech en Syrie que le jeune Sami s'arrache à sa famille et à son milieu, sans rien dire à ses parents, et sans avoir donné de signe avant-coureur d'une quelconque sympathie envers les mouvements islamistes extrémistes. Rafik croit quant à lui détenir la clef qui le libèrera : transmettre à son fils son secret et, à travers cela, la foi en la possibilité d'une autre vie, différente de celle imposée par la société.

Le salut par la nature ?

De longs plans sur les forêts et les montagnes accompagnés d'une bande originale un peu trop présente en arrière-plan semblent signaler l'existence d'autres voies de salut. Ce retour vers la nature est un thème qui traverse le cinéma maghrébin contemporain, notamment celui des réalisateurs Ala Eddine Slim, Amine Sidi-Boumédiène ou Alaa Eddine Aljem. Mohamed Ben Attia qui a toujours aimé filmer ses personnages en mouvement et en déplacement, semble ici vouloir donner à la nature une place plus importante, comme s'il était à la recherche de solutions pour ses personnages certes en révolte, mais encore prisonniers de leur corps physique et social.

Il est d'ailleurs intéressant de voir que Rafik est désigné « terroriste » par la police à la fin du film. Comme si les autorités n'avaient que ce mot pour qualifier toute personne ou groupe qui tente de contester l'ordre établi, indépendamment de son affiliation politique. Cela en dit long sur l'anomie politique dans la Tunisie actuelle. Bien que certains espaces de liberté se soient ouverts à la faveur de la chute du régime de Ben Ali, le caractère conservateur de la société — et plus encore des classes moyennes —, la phase réactionnaire et le tournant autoritaire que vit le pays, ainsi que les disfonctionnements du monde du travail, pèsent encore lourdement sur les trajectoires individuelles. Inlassablement, Ben Attia dresse des portraits d'hommes en révolte, mais sans cesse empêchés.

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Par-delà les montagnes
Film de Mohamed Ben Attia.
2023
1h38
Sortie en salle le 10 avril 2024.

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« Anatomie d'un génocide ». Le rapport de Francesca Albanese sur la situation à Gaza

Par : Rafaëlle Maison — 9 avril 2024 à 06:00

Le 25 mars 2024, la rapporteuse spéciale de l'ONU présentait au Conseil des droits de l'homme un rapport mettant en évidence la dimension génocidaire de l'offensive israélienne sur Gaza. Dressant un tableau précis de la situation, elle appelle les États à mettre en œuvre un embargo sur les armes, à adopter des sanctions contre Israël afin d'imposer un cessez-le-feu et à déployer une présence internationale protectrice dans le territoire palestinien occupé.

Dans son rapport de mars 2024 présenté devant le Conseil des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU), Francesca Albanese présente les actes et les intentions pouvant caractériser un génocide en cours à Gaza. La question d'un génocide réalisé par des moyens militaires est encore une fois posée, ainsi que celle de l'assistance militaire à Israël. En droit international, cette question n'est pas nouvelle dès lors qu'au Rwanda, la contribution de l'armée au génocide des Tutsi a déjà été attestée. Dans l'ex Yougoslavie, le massacre de Srebrenica, considéré comme acte de génocide, s'inscrivait également dans un contexte de conflit armé. S'agissant d'Israël, le blocus de Gaza exigeant l'emploi de la force militaire de l'État avait été présenté dès 2009 comme participant potentiellement d'un crime contre l'humanité1. Et la Convention internationale sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 énonce bien, dans son article I :

Les parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir et à punir.

Un contexte menaçant

Suite à la publication de ce rapport, un certain nombre d'États occidentaux ont relayé les accusations portées par Israël contre la personne de la rapporteuse spéciale. Le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur israéliens estimaient en février 2024 que l'ONU devrait désavouer publiquement ses « propos antisémites » et la renvoyer définitivement2. Et le Quai d'Orsay a cru bon d'affirmer pendant le point de presse du 26 mars 2024 que

Madame Albanese n'engage pas le système des Nations unies. Nous avons eu l'occasion par le passé de nous inquiéter de certaines de ses prises de positions publiques problématiques et de sa contestation du caractère antisémite des attaques terroristes du 7 octobre dernier.

Dans ce contexte menaçant, la rapporteuse spéciale n'est pourtant pas isolée parmi les experts indépendants du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, chargés de « mandats thématiques » ou de « mandats par pays ». Ils ont publié collectivement plusieurs déclarations relatives au risque de génocide depuis le début de l'offensive israélienne contemporaine. Très récemment, c'est le rapporteur spécial sur le droit à l'alimentation, Michael Fakhri, qui a alerté sur la volonté délibérée d'infliger une famine à Gaza3.

Créé en 1993 par la Commission des droits de l'homme (devenue Conseil des droits de l'homme), le mandat du rapporteur spécial sur les territoires palestiniens occupés (qui fait partie des « mandats par pays ») vise à y examiner la situation des droits humains et à formuler des recommandations à l'intention de l'ONU. Plusieurs intellectuels de grande envergure, tels les professeurs sud-africain John Dugard (2001-2008), américain Richard Falk (2008-2014) ou canadien Michael Lynk (2016-2022) se sont succédés dans ces fonctions. Ils ont progressivement avancé une réflexion sur l'apartheid et invité les États à saisir la Cour internationale de justice (CIJ) d'une demande d'avis sur la situation. Cette demande s'est concrétisée et a donné lieu aux audiences de la fin février 2024 devant la Cour. L'indépendance des experts du Conseil des droits de l'homme et la force de leurs rapports ont souvent suscité des oppositions. En décembre 2008, elles avaient culminé avec l'arrestation puis l'expulsion par Israël de Richard Falk4.

La mise en cause par Israël des rapporteurs spéciaux sur les territoires palestiniens occupés accompagne désormais un discours israélien visant à discréditer l'ensemble de l'ONU, son Secrétaire général, voire même ses juges. On sait que l'UNRWA, l'agence de l'ONU dédiée aux réfugiés palestiniens, a aussi été spécifiquement ciblée, ce qui a conduit à fragiliser son fonctionnement et affaiblir encore la population de Gaza. Dans son rapport, Francesca Albanese appelle d'ailleurs les États à continuer d'assurer le financement de l'agence (§ 97, g).

L'UNRWA est en outre implicitement confortée par la dernière ordonnance de la CIJ, largement centrée sur la question de la famine. Privilégiant la voie terrestre d'acheminement de l'aide humanitaire, la Cour ordonne à Israël de

prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour veiller sans délai, en étroite collaboration avec l'Organisation des Nations unies, à ce que soit assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture par toutes les parties intéressées des services de base et de l'aide humanitaire requis de toute urgence […] en particulier en accroissant la capacité et le nombre des points de passage terrestres et en maintenant ceux-ci ouverts aussi longtemps que nécessaire5.

Dans la requête qu'il a récemment introduite devant la CIJ s'agissant de Gaza, le Nicaragua reproche à l'Allemagne, au titre de la complicité de génocide, la fourniture de matériels militaires à Israël, mais également la suspension de son financement de l'UNRWA. Les audiences se tiendront, dans cette autre affaire, en ce mois d'avril 2024.

« Des preuves exceptionnellement présentes »

L'offensive actuelle sur Gaza est considérée par Francesca Albanese comme pouvant caractériser trois des actes de génocide listés par la Convention de 1948 (article II, a), b), et c)) : le meurtre de membres du groupe, l'atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale et la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.

Les éléments de fait sont précisément et utilement rappelés, avec notamment les chiffres considérables de plus de 30 000 morts, 12 000 disparus (sous les décombres) et 71 000 blessés graves (§§ 21-45). L'offensive israélienne s'illustre aussi par la souffrance infligée aux enfants, qui peut être interprétée comme un moyen de détruire le groupe ciblé (§ 33). Quant à l'intention de détruire le groupe, propre au crime de génocide, elle peut être directement prouvée au regard des déclarations de hauts responsables israéliens, parfaitement comprises sur le terrain (§§ 50-53). Ainsi, « des preuves directes de l'intention génocidaire sont exceptionnellement présentes ». Ceci est un élément essentiel à la qualification de génocide, qui dispense de recourir à des preuves circonstancielles. En effet, en l'absence de preuves directes, la jurisprudence internationale refuse généralement de qualifier un génocide lorsque les faits de violence peuvent être « raisonnablement expliqués » autrement que par une intention de détruire le groupe.

C'est dans ce contexte que le rapport de Francesca Albanese examine le « jargon » humanitaire (§ 60) employé par Israël afin de justifier ses opérations. On se trouve en présence d'un discours israélien flou, où la justification des attaques par les catégories du droit des conflits armés est désormais susceptible de brouiller l'identification de l'« intention de détruire » qui a été officiellement énoncée dans les premiers mois de l'offensive. Se référant explicitement à l'instance introduite devant la CIJ par l'Afrique du Sud, Francesca Albanese note : « Pour sa défense, Israël a affirmé que sa conduite est conforme au droit international humanitaire ». Mais en réalité, « Israël a invoqué ce droit comme un "camouflage humanitaire" afin de légitimer la violence génocidaire qu'il déploie à Gaza » (§ 7). C'est l'intérêt du travail de Francesca Albanese que de l'exposer et d'œuvrer à la déconstruction des prétentions légales d'Israël au titre du droit de la guerre.

Le « camouflage humanitaire »

La dernière partie du rapport est donc intitulée de manière significative « Camouflage humanitaire : déformer le droit de la guerre pour masquer l'intention génocidaire ». La rapporteuse y estime que

sur le terrain, cette déformation du droit de la guerre […] a changé un groupe national entier et son espace habité en une cible militaire pouvant être détruite, révélant une conduite des hostilités « éliminationniste ». Ceci a eu des effets dévastateurs, coûtant la vie à des milliers de civils palestiniens, détruisant la vie à Gaza et causant des dommages irréparables. S'illustre une ligne de conduite claire dont on ne peut déduire qu'une intention génocidaire6.

Plusieurs notions du droit relatif à la conduite des hostilités tels qu'instrumentalisées par Israël sont précisément analysées : l'accusation d'utilisation de boucliers humains ou d'utilisation militaire d'installations médicales par l'adversaire (A et E), l'extension de la notion d'objectif militaire (B), l'exploitation de la notion de « dommages collatéraux » (C), les ordres d'évacuations et les désignations de zones sûres (D). L'exemple des évacuations paraît, avec le siège et le ciblage systématique des hôpitaux, assez spécifique de l'offensive en cours. S'agissant des ordres d'évacuation, on assiste à la transformation d'une exigence du droit de la guerre (les précautions avant l'attaque) en instrument de persécution et d'affaiblissement de la population. Ceci a d'ailleurs été rapidement compris par les organes de l'ONU, puisque la résolution de l'Assemblée générale du 26 octobre 2023 demandait l'annulation du premier ordre d'évacuation du nord de Gaza. Le thème de la perfidie (la conduite perfide étant une violation grave du droit de la guerre) apparaît ainsi dans les développements du rapport de Francesca Albanese, dès lors que les zones désignées comme sûres à l'intention des civils déplacés et les couloirs humanitaires permettant leurs déplacements ont fait l'objet de bombardement et d'attaques (§§ 79 et 81).

Le rapport vient donc utilement contrer une approche qui se manifeste déjà dans le travail du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Cette approche consiste à représenter l'offensive comme une opération militaire où l'armée israélienne s'efforcerait de respecter les exigences du droit de la guerre dans une situation complexe — mais finalement classique — de conflit urbain. Or, s'il était question de respecter ce droit relatif à la conduite des hostilités, la règle de précaution dans l'attaque devrait s'appliquer au regard de la configuration de l'espace dans lequel est conduite l'offensive, c'est-à-dire une zone restreinte, close, très densément peuplée, où les objectifs militaires sont essentiellement souterrains en raison même du blocus imposé depuis 2007. Selon cette règle :

ceux qui décident une attaque doivent […] s'abstenir de lancer une attaque dont on peut attendre qu'elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l'avantage militaire concret et direct attendu7.

Ajoutons qu'au regard des objectifs énoncés par les dirigeants israéliens, il serait aussi possible de convoquer la règle qui criminalise le simple fait de déclarer un refus de quartier8.

Il convient en outre de ne pas oublier que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes dont relève le peuple palestinien impose à l'État colonial ou occupant de favoriser l'émancipation, ce qui questionne le principe même de l'offensive israélienne. À cet égard, le rapport de Francesca Albanese s'inspire de travaux historiques récents pour rapprocher la situation des territoires occupés d'un colonialisme de peuplement (§ 12). La qualification du génocide doit certainement être appréhendée dans ce contexte, souligne Francesca Albanese, c'est-à-dire en situant l'offensive contemporaine dans une histoire de déplacement et d'effacement du peuple palestinien (rapport, §§ 10-14).


1Voir le rapport de la Mission d'établissement des faits de l'ONU sur le conflit à Gaza, 25 septembre 2009, doc ONU A/HRC/12/48, §§ 1332-1335.

2The Times of Israël, 12 février 2024. S'agissant du dernier rapport, le porte-parole du département d'État des États-Unis, Matthew Miller, prétendait relever le 27 mars 2024 « l'historique de commentaires antisémites qu'elle a faits », Middle East Eye, 28 mars 2024.

3« UN food rights expert blasts rights council for turning blind eye as Israel ‘intentionally starves' Gaza », Michelle Langrand, Geneva Solution, 9 mars 2024.

4Voir le rapport du 25 septembre 2009, doc. ONU A/64/328).

5CIJ, Ordonnance du 28 mars 2024, 2) a).

6§ 57

7Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, article 57 § 2 a) iii)

8Statut de la CPI, articles 8 § 2 b) xxii et e) x)). Les éléments de ce crime, tels que précisés par l'Assemblée des États parties à la CPI, sont les suivants : « 1. L'auteur a déclaré qu'il n'y aurait pas de survivants ou ordonné qu'il n'y en ait pas 2. Cette déclaration ou cet ordre a été émis pour menacer un adversaire ou pour conduire les hostilités sur la base qu'il n'y aurait pas de survivants. 3. L'auteur était dans une position de commandement ou de contrôle effectif des forces qui lui étaient subordonnées auxquelles la déclaration ou l'ordre s'adressait […] ».

☐ ☆ ✇ Orient XXI

« Même s'il n'y a plus rien dans le nord, nous voulons rentrer chez nous »

Par : Rami Abou Jamous — 8 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Dimanche 7 avril 2024.

Aujourd'hui, j'ai reçu un appel téléphonique de mon ami Chahine, le père de Doudou, la fillette dont je vous ai déjà parlé. Elle vit avec sa famille dans la ville de Gaza, où la famine s'est installée, comme dans toute la partie nord du territoire. Chahine était très content, il voulait m'annoncer une bonne nouvelle : pour la première fois, des camions sont entrés dans le nord de la bande, à partir du terminal israélien d'Erez. Un camion de fuel et deux camions de médicaments. Chahine m'a dit : « Tu m'avais dit dans une discussion que les choses allaient peut-être changer un peu, surtout au niveau humanitaire, après la mort des six martyrs », en référence aux six expatriés de l'ONG World Central Kitchen que les Israéliens ont tués.

Chahine pense que ce sont les premières « gouttes » d'aide humanitaire qui commencent à entrer au nord de la bande et dans la ville de Gaza. Il a ajouté :

Tu crois les déclarations du cabinet de guerre israélien, quand ils disent qu'ils vont augmenter le nombre de camions à 500 par jour ? Et que la Jordanie va aussi faire passer des camions, au lieu de nous envoyer ces aides parachutées qui nous humilient ?

Et j'étais très content de son appel parce qu'il me poussait un peu à l'optimisme. Ces premiers camions semblent en effet confirmer notre dernière conversation. En même temps, je ne voulais pas lui dire qu'avec les Israéliens, on a l'habitude que les choses prennent du temps entre les paroles et les actes, et que parfois il n'y a que des paroles, pas d'actes. Mais cette fois, je crois que ce ne sont pas juste des annonces. Peut-être que l'aide n'arrivera pas tout de suite, qu'elle ne passera pas immédiatement à 500 camions par jour, mais je crois qu'il va y avoir quelque chose. En tout cas, mon ami Chahine était content de notre conversation et je lui ai remonté le moral comme d'habitude.

« Des fruits, ça fait longtemps que je n'ai pas entendu ce mot »

Il m'a passé Doudou au téléphone. Elle était contente :

‘Ammo Rami, tu crois qu'on va manger des boîtes de conserves et de la viande à nouveau ? J'ai entendu dire qu'à Rafah, il y a du poulet qui est entré. Est ce que nous aussi on va pouvoir en manger ?

J'ai répondu que oui, bien sûr, elle allait avoir du poulet et aussi des fruits. « Des fruits, ça fait longtemps que je n'ai pas entendu ce mot, a-t-elle répondu. Ça n'existe plus chez nous. Les légumes aussi, ça fait longtemps qu'on n'en voit plus, depuis que tu m'avais envoyé quelques tomates et la boîte de conserves de viande ». Je l'ai rassurée :

Ne t'en fais pas, si la nourriture n'entre pas au nord, je t'enverrai, comme la dernière fois, du poulet, et des fruits aussi. À Rafah, on a eu des pommes, je suis sûr que vous allez en recevoir à Gaza-ville.

Elle a sauté de joie. J'ai entendu son rire : « Si c'est vrai, on va faire un fatteh1, tu seras invité. J'espère qu'on pourra le manger ensemble le dernier soir du ramadan, à la veille de l'Aïd ». J'ai dit à Doudou que j'espérais aussi déguster ce fatteh avec eux et que tout ça allait finir. Elle était très contente et moi aussi. J'adore entendre son rire. Cette joie dans le cœur de Doudou, c'est grâce à ces martyrs de l'ONG. Oui, je dis « grâce » car la vie des 2,3 millions d'habitants de Gaza va peut-être changer.

Les snipers et la ligne invisible

J'ai suivi les révélations sur les logiciels de ciblage par intelligence artificielle que l'armée israélienne utilise pour nous tuer. Nous le savons ici à Rafah parce que, même dans cette situation atroce, nous pouvons régulièrement nous connecter à Internet et lire les révélations de sites israéliens opposés au massacre des Palestiniens. Je vous recommande de lire les déclarations de ces six officiers qui ont travaillé sur le logiciel, et qui ne le regrettent pas. Au contraire, ils disent que ça accélère la guerre, que ça accélère le rythme des bombes. L'intelligence artificielle leur fournit des listes de très nombreuses personnes à tuer, et il faut, disent-ils, réserver les bombes « intelligentes », précises, aux dirigeants importants du Hamas. Pour les cibles « de rang inférieur », on peut utiliser des bombes « stupides », qui tuent en même temps beaucoup de gens autour de la cible. Les militaires admettent un « dégât collatéral » de quinze à vingt civils tués pour un combattant.

Je ne comprends pas comment un être humain peut tuer des gens de cette façon, sans pitié, sans réfléchir. C'est peut-être à cause de l'aspect technologique. On est derrière un écran, donc il n'y a pas d'affrontement, on ne voit pas les gens, on voit juste des personnages de jeu vidéo. Et puis il y a l'aspect de la vengeance aveugle : ils veulent tuer tout le monde parce qu'ils considèrent que tous les habitants de la bande de Gaza sont responsables de ce qui s'est passé le 7 octobre.

Ainsi pour eux, nous ne sommes pas des personnes importantes, pas des êtres humains. D'autres militaires cités dans les articles disent qu'ils n'ont pas à se casser la tête, c'est la machine qui fait tout, « nous sommes juste des exécutants ». Je vous conseille de lire ces témoignages et je sais que vous allez être choqués. Mais nous, nous avons l'habitude avec cette armée, on sait très bien comment elle se comporte.

Il y a une autre technique, c'est de tracer dans un quartier une ligne invisible. Et si quelqu'un dépasse cette ligne, il est tout de suite visé par un sniper. Certaines de ces exécutions ont été filmées, comme cette femme abattue avec à ses côtés son fils de 12 ans. Il y a eu aussi l'homme qui allait chercher son frère encerclé et qui a été tué à son tour.

Imaginez que vous êtes dans une prison où les gardiens ont tracé des lignes invisibles. Si vous en dépassez une, vous êtes tout de suite puni… ou plutôt mort. Je ne sais pas si les Israéliens se sont inspirés de la série Squid Game, mais c'est presque la même chose. C'est vraiment inhumain.

« Nous reconstruirons tout »

Je suis sûr qu'un jour ou l'autre, certains vont se réveiller. Comme ces combattants des milices juives de 1948 qui disent aujourd'hui regretter d'avoir participé au nettoyage ethnique massif des Palestiniens. Je ne sais pas si les militaires israéliens d'aujourd'hui veulent éliminer les Palestiniens parce qu'ils nous considèrent comme des sauvages ou des animaux, ou bien parce qu'ils veulent « juste » se débarrasser nous. Mais je vois qu'il y a beaucoup de pression sur Nétanyahou, que ce soit de la part des Israéliens eux-mêmes ou bien de la communauté internationale, qui demande pour la première fois d'arrêter la guerre, à cause des morts du WCK. Des pays européens ont demandé un cessez-le feu, et de laisser entrer l'aide humanitaire. Certains qui avaient suspendu leur financement de l'Unrwa ont repris leurs versements. Le monde est en train de se réveiller petit à petit. Je ne sais pas si c'est par calcul ou si vraiment leur conscience s'est réveillée, mais ils ont cessé d'accepter seulement la vision israélienne des choses.

Libérer les prisonniers, c'est la dernière chose à laquelle pense Nétanyahou. Il veut poursuivre la guerre parce que la fin de cette guerre serait la fin de sa vie politique. Mais vu la situation actuelle, je crois qu'à la fin, il va céder et accepter bientôt un cessez- le- feu. Peut-être pas un arrêt total de la guerre, mais au moins une trêve. Si c'est le cas, il y en aura d'autres et on arrêtera cette guerre inhumaine, où il n'y a eu que des morts civils, et où 2,3 millions de personnes ont été plongées dans la misère et l'humiliation.

J'espère aussi que nous, les déplacés, allons tous rentrer chez nous. Il est vrai qu'il n'y a plus de vie à Gaza-ville, ni dans le nord du territoire ; que 70 % voire 75 % des habitations ont été bombardées et détruites. C'est vrai qu'il n'y a plus d'eau, plus d'électricité, plus de système de santé, et que l'hôpital Al-Shifa n'est plus qu'une carcasse. Mais malgré tout ça, nous avons envie de rentrer chez nous. Même si on n'a plus de maison, on plantera des tentes, mais on restera chez nous, on ne nous fera pas bouger comme ça. Nous avons déjà gagné contre le projet de « transfert » des Israéliens, leur ambition de nous expulser de la bande de Gaza. Nous reconstruirons tout. Ce ne sera pas la première fois. Nous sommes des Phénix, nous renaissons toujours de nos cendres.

La vie va continuer, et tout le monde vivra en paix.


1NDLR. Plat levantin.

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Immigration « choisie » par l'Europe. La Tunisie exsangue

Par : Marine Caleb — 8 avril 2024 à 06:00

En France comme dans beaucoup de pays du Nord, l'économie repose en partie sur l'immigration. Or, le durcissement du discours sur les immigrés et l'externalisation des frontières européennes, conditionnés par les enjeux électoraux, se fait en parallèle d'une politique d'immigration dite « choisie », qui vide les pays du Sud de leurs travailleurs qualifiés. Un exemple, la Tunisie.

En mai 2023, un vent frais et sec balaie les hauteurs de Tunis. Idriss Hamza, diplômé en psychiatrie, se prépare à émigrer en France en sirotant un expresso. Dans un café populaire de la cité Mahrajène, non loin du centre-ville, il explique que sur 27 psychiatres diplômés cette année-là dans la capitale tunisienne, 12 sont partis à l'étranger et 6 ou 7 se préparent à quitter le pays. « Les autres temporisent », poursuit-il en racontant la réalité des hôpitaux tunisiens.

Pas assez de matériel, de médicaments, ni même de personnel : dans certains établissements publics, seuls quelques médecins se relayent jour et nuit. « Je ne peux rien faire pour mes patients, c'est du gâchis et c'est frustrant », raconte le jeune homme qui mentionne aussi que la Tunisie ne lui offre aucune possibilité de développement professionnel. Cette situation est due à un système de santé à deux vitesses, le privé pour les plus aisés et le public pour les autres. Ceci s'explique par le désengagement de l'État des secteurs de la santé et de l'éducation sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali au profit d'une libéralisation favorisant le secteur privé.

Depuis notre entretien, Idriss Hamza est parti s'installer à Paris et travaille sur ses équivalences de diplômes, comme la plupart de ses amis en médecine.

« Ces dernières années, c'est sauve-qui-peut »

Ce départ est encouragé par la crise politique, économique et sociale dans laquelle la Tunisie s'enlise, et qui a empiré depuis le coup d'État du président Kaïs Saïed en 2021. Les pénuries de denrées sont nombreuses, les systèmes éducatifs et de santé s'écroulent, et le chômage des jeunes atteint 35,2 % selon un rapport de l'Observatoire national de la jeunesse publié en 20211.

Alors que le pays croule sous les dettes, le Fonds monétaire international (FMI) et le président de la République ne semblent pas trouver de terrain d'entente pour l'obtention d'un prêt auprès de l'institution. Ce dernier refuse d'appliquer certains diktats du FMI, à l'instar de l'arrêt d'une partie des subventions et la restructuration de certaines entreprises publiques. L'enlisement de ces négociations et l'incertitude financière ont amené l'agence de notation Fitch Ratings à dégrader la note de la dette tunisienne en décembre 2023 de CCC+ a CCC-.

Face à cet horizon trouble — voire bloqué — bon nombre de jeunes ne pensent qu'à une chose : émigrer. Selon un sondage du Baromètre arabe publié en mars 2024, 71 % d'entre eux souhaitent quitter le pays. Le pourcentage est de 46 % pour l'ensemble de la population — un taux multiplié par deux depuis 2011. Pour les jeunes qualifiés, c'est une véritable hémorragie. Dans un pays où il y a moins d'un médecin pour 1 000 habitants dans le secteur public2, ils sont en moyenne 970 à partir chaque année depuis 2021.

Le constat est le même dans d'autres secteurs, comme chez les enseignants, les ingénieurs et autres personnels qualifiés. « Ces dernières années, c'est sauve-qui-peut », résume Idriss Hamza.

Un cercle vicieux

La plupart des médecins tunisiens partent en France pour rejoindre des hôpitaux qui sont là aussi sous tension. D'autres choisissent le Canada ou l'Allemagne, selon la demande, leurs ressources et leur réseau. À défaut de pouvoir s'épanouir dans leur pays d'origine, ces immigrés qualifiés viennent combler les besoins des pays d'accueil au Nord, dont la pénurie de main-d'œuvre s'explique entre autres par une chute de la natalité et des conditions de travail difficiles.

En France, c'est le secteur des services qui a le plus besoin de travailleurs, avec 62 % de projets de recrutement selon l'enquête « Besoins en main-d'œuvre 2023 » dirigée par Pôle emploi. Les couvreurs, pharmaciens ou encore les aides à domicile et aides ménagères sont parmi les métiers où il est le plus difficile de recruter. De son côté, l'Allemagne a besoin de 400 000 travailleurs qualifiés supplémentaires par an (surtout dans les secteurs de la santé et de l'industrie), avec 1,75 million de postes à pourvoir en mai 20233.

Mais ce qui profite au Nord dessert le Sud, et enfonce ses pays dans un cercle vicieux. « Si l'émigration fait diminuer le capital humain des pays en développement, la capacité de développement de ces pays diminue également et la migration, régulière comme irrégulière, augmente », explique Manon Domingues Dos Santos, professeure en économie des migrations à l'Université Gustave Eiffel, en région parisienne. Un cercle vicieux qui perpétue les crises.

De son côté, Amade M'Charek, anthropologue et professeure tunisienne à l'université d'Amsterdam travaillant actuellement sur les causes de la migration et les relations coloniales en cours, évoque la responsabilité des pays du Nord :

Ils ne font pas le lien : si vous sélectionnez des ressources humaines, vous créez un désastre [en encourageant l'augmentation de l'immigration irrégulière]. Il y a toujours un prix à payer. Un prix qui sera bien plus élevé pour les pays de départ comme la Tunisie.

Et cela ne risque pas de s'arrêter si l'on en croit les politiques migratoires qui se dessinent en France ou en Allemagne.

Vision à court terme

Avec l'adoption de la Loi immigration intégration asile le 26 janvier 2024, la France ancre sa politique migratoire dans un système de sélection, marquant une volonté de « contrôler l'immigration et d'améliorer l'intégration », selon les mots d'Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle en 2022.

Pour exemple, concernant la santé, une nouvelle carte de séjour de 4 ans a été instaurée, une carte « talent – profession médicale et de la pharmacie », pour attirer les professionnels extra-communautaires. L'Allemagne a pour sa part développé ces dernières années des programmes de recrutement de ses futurs infirmiers et professionnels de la santé, mais aussi des formations presqu'entièrement financées dans les pays de départ.

Ainsi, dans le lot de tous ceux qui ne rêvent que d'émigrer, les « talents » sont privilégiés par rapport aux autres. « On prive les pays du Sud de personnel de santé dont ils ont financé la formation et dont les conditions d'accueil sont problématiques », explique Manon Domingues Dos Santos en référence aux salaires plus bas octroyés à ces travailleurs, mais aussi aux processus de reconnaissance des diplômes et d'équivalence.

Pour elle, cette approche sélective a également pour écueil de ne pas être pensée de manière durable. « La situation des médecins en France est un cas d'école pour montrer l'inefficacité des politiques à court-terme et non coordonnées du pays en matière d'immigration », estime l'économiste. Il serait possible de répondre au manque de médecins d'abord en réformant la filière universitaire (dont le numerus clausus, même si une telle réforme ne porte ses fruits qu'après 10 ans).

Une préoccupation chronique

Si la loi « immigration » marque un durcissement majeur, elle se situe dans une lignée de textes cherchant à encadrer l'immigration (118 lois depuis 1945). Elle s'inscrit aussi dans une vision qui oppose « l'immigration choisie » et « l'immigration subie », comme l'avait établie Nicolas Sarkozy en 2006, en instaurant de nouveaux types d'autorisation de séjour liés au statut des travailleurs.

Pourtant, comme tient à le rappeler Manon Domingues Dos Santos, l'immigration favorise l'économie.

L'utilité de l'immigration pour l'économie ne se résume pas aux personnes qui arrivent pour des motifs économiques, il faut le rappeler ! Les personnes en regroupement familial ou venant pour des raisons humanitaires contribuent aussi à l'économie.

La dernière « loi immigration » en France a réjoui nombre d'élus du Rassemblement national (RN) par la reprise de plusieurs propositions du parti, dont la suppression de l'accès automatique à la nationalité pour les personnes nées en France de parents étrangers, ou la réforme à venir de l'aide médicale d'État qui permet l'accès gratuit aux soins, y compris pour les sans-papiers. L'adoption d'une telle loi par la majorité présidentielle dit quelque chose de la généralisation des thématiques de l'extrême droite dans le paysage politique national.

Une tendance qui se traduit aussi au niveau européen, dont la Commission sortante a poursuivi une fermeture des frontières, dépensant 26,2 milliards d'euros pour la migration et la gestion des frontières (dont 5,6 milliards pour Frontex, son agence de protection des frontières entre 2021 et 2027). Selon un rapport de la Cour des comptes publié en janvier 2024, la France a dépensé 1,8 milliard d'euros pour lutter contre l'immigration « illégale » en 2022, dont 1,46 milliard pour les forces de sécurité et 152 millions pour la rétention et l'éloignement.

Quant à l'Allemagne, le gouvernement tente depuis novembre 2023 de mieux « contrôler et limiter la migration irrégulière ». Face à une hausse de 50 % des demandes d'asile en 2023, la police obtiendra davantage de prérogatives, la durée maximale de détention augmentant de 10 à 28 jours.

Réfléchir au niveau de l'Union africaine

Interrogé sur cette situation, l'historien et professeur spécialisé sur les migrations méditerranéennes à l'université de Tunis Riadh Ben Khalifa propose de penser la migration collectivement.

La politique de l'UE profite des crises économiques dans les pays du Sud. Face à cela, il nous faudrait une politique migratoire au niveau de l'Union africaine, mais aussi des politiques de développement dans les pays de départ et de transit. Pas par la corruption des régimes, mais par de véritables moyens pour soutenir la population et les migrants.

Manon Domingues Dos Santos s'autorise toutefois à nuancer :

La migration permet aussi aux personnes des pays de départ d'accumuler des compétences qu'elles n'auraient peut-être pas eues et qu'elles pourront ensuite utiliser dans leur pays d'origine.

Alors que ce sont les pays de départ qui prennent en charge les formations des futures élites pour le Nord, elle aimerait que la migration pour le travail soit pensée de manière circulaire, et propose ainsi une « gestion coopérative entre les pays de départ et d'accueil ». « La migration est essentielle quand on parle de codéveloppement », poursuit la professeure en référence à un modèle d'aide au développement qui lisse les rapports de force entre pays aidant du Nord et pays aidés du Sud.

C'est ainsi qu'Idriss Hamza aujourd'hui psychiatre à Paris conçoit son départ. « Je n'ai pas de rancune envers mon pays. Bien au contraire ! Je vais partir pour mûrir et mieux revenir », réfléchit-il avant de filer à un atelier de théâtre. Ce jour-là, il devait interpréter un monologue sur sa migration et l'ensemble des questions qu'elle soulève pour lui : un flot de réflexions et de remises en question. « On ne quitte pas son pays de gaîté de cœur, le paradis n'est pas ailleurs ». S'il avait pu, il serait resté.

Un parcours du combattant
En France, obtenir un visa peut être un véritable parcours du combattant, dénoncé par les défenseurs des droits en avril 2023 : opacité administrative, multiplication des documents, obligation de francophonie, difficulté à se régulariser, longs délais de procédure, etc. Selon les données du ministère de l'intérieur, 323 260 nouveaux titres de séjours ont été délivrés en 2023 (avec une majorité d'étudiants et de regroupements familiaux), une hausse de 1,4 % par rapport à 2022, avec seulement 54 630 visas économiques. Par ailleurs, se naturaliser4 n'est pas plus simple. Elle nécessite de remplir plusieurs conditions strictes, et avoir été irrégulier peut conduire à un refus de naturalisation. De même, il faut prouver d'une « intégration réussie »5, de ressources financières suffisantes, d'un casier judiciaire vierge et, surtout, être patient. Autant de critères qui compliquent les demandes des travailleurs ou des personnes demandant l'asile, réfugiées ou protégées. Selon les données du ministère de l'intérieur, 61 640 personnes ont acquis la nationalité française en 2023, une baisse de 21,7 % par rapport à 2022. De son côté, l'Allemagne votait durant l'été 2023 une loi assouplissant fortement l'accès à la nationalité, mais facilitant l'immigration en fonction des secteurs en demande de main-d'œuvre. En 2021, ce sont 68 924 visas de travail qui ont été délivrés selon l'Organisation de coopération et du développement économique (OCDE). Or, cette orientation est à concilier avec une généralisation des discours d'extrême droite dont le parti phare, l'AFD (Alternative pour l'Allemagne), gagne électoralement du terrain, ainsi que leur banalisation sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Depuis décembre 2024, le land de Saxe-Anhalt conditionne aussi toute demande de naturalisation à la reconnaissance du « droit à l'existence » d'Israël.

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Al-Jumhuriya, Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1Rapport d'analyse de l'enquête nationale auprès des jeunes en Tunisie, Volet « Participation Civique et Politique », Observatoire national de la jeunesse, ministère de la jeunesse et des sports, 2021.

2NDLR. À titre de comparaison, en France, ils sont un peu plus de 3 médecins - tous secteurs confondus.

3« Pénurie de main-d'oeuvre en Allemagne ? Entre réalité démographique et besoins du marché du travail », Anne Salles, Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa), IFRI, 2023.

4NDLR. La naturalisation permet de passer certains concours de fonction publique et donc une titularisation, comme pour les professeurs de l'enseignement secondaire.

5NDLR. Les candidats doivent répondre à une série de questions en entretien, qui peuvent concerner arbitrairement l'histoire, la géographie, ou l'actualité de la France. Beaucoup de candidats malheureux dénoncent des questions difficiles auxquelles les Français eux-mêmes ne sauraient pas répondre.

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Migrations et frontières. Surveiller et punir

Par : Léonard Sompairac — 8 avril 2024 à 06:00

Le 14 mars 2024, le naufrage d'une embarcation au large du sud-ouest de la Tunisie faisait 36 morts ou disparus. La veille, 60 migrants avaient déjà disparu en partance des côtes libyennes. Le 15 mars, 22 autres allaient mourir noyés à proximité de la Turquie. S'il ne s'agit là que de derniers cas recensés, la tendance à l'augmentation des drames reste claire. Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), 3 105 personnes sont mortes ou disparues en Méditerranée en 2023, nombre jamais atteint depuis 2017.

La même semaine, le 17 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la tête d'une délégation au Caire, signait un accord de partenariat avec l'Égypte, à hauteur de 7,4 milliards d'euros, comportant un volet migratoire1. L'enjeu est simple : externaliser un peu plus les frontières européennes en soutenant un régime autoritaire pour qu'il gère les flux de population, qu'elle soit subsaharienne, proche-orientale ou même égyptienne. Alors que le silence et surtout l'inaction des institutions européennes sont criants à l'égard du génocide en cours dans la bande de Gaza — l'Union européenne est le principal partenaire commercial d'Israël et nombre d'États membres, dont la France, continuent à livrer de l'armement —, la diplomatie européenne se réduirait-elle à un contrôle de l'externalisation des frontières ? Est-ce là l'ambition internationale des 27 États membres ?

« Gérer les frontières » revient à réifier les migrants, au mieux, si ce n'est à convertir les identités, les vies, les trajectoires en chiffres. Ainsi est posée l'équation. Dès lors que le problème est numérique, il devrait se régler par des chiffres, déboursés à l'occasion pour cette dite gestion. Or pourquoi migre-t-on ? Si les raisons sont diverses (persécution, travail, études, famille, etc.), le débat public se focalise surtout sur l'opposition, binaire, entre réfugiés politiques et migrants économiques. Comme si les premiers étaient davantage légitimes que les seconds. Comme si la persécution définie par la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés ne pouvait pas être interprétée et perçue de manière différente.

À l'heure de la mondialisation des technologies du numérique, d'une hyper connexion mondiale et d'une diffusion instantanée des informations, les inégalités et injustices sont parfaitement identifiées. Et immédiatement. C'est ce que nous explique Nathalie Galesne sur BabelMed dans son article « Tunisie, un pays sous scellés ? ». L'indécence de disposer d'un « passeport rouge », comme on dit en tunisien, pour traverser les frontières, contraste avec la situation des Tunisiens, de plus en plus empêchés de partir. Cela suscite une pulsion de viatique, alimentée par l'impact de la colonisation sur les inconscients ou le fantasme de l'Occident rêvé mais aussi, et surtout, par un quotidien difficile. Pénuries, ségrégation socio-spatiale, violences policières, absence de perspectives : comment ne pas corréler les velléités de départ avec l'augmentation du chômage2, de l'inflation, et de la désillusion politique plus de 10 ans après la révolution comme l'illustre la chute drastique de la natalité3 ?

Or « le malheur des uns fait le bonheur des autres » nous explique Marine Caleb dans son article pour Orient XXI. Le départ massif de jeunes qualifiés, formés en Tunisie, profite aux économies du Nord, malgré des procédures de régularisation complexes. Et on ne peut que décrier l'absence de concertation pour un développement plus circulaire entre les deux rives de la Méditerranée.

De l'autre côté de la rive, l'Europe danse essentiellement sur deux pieds : celui de la militarisation de ses frontières et de l'externalisation de sa politique migratoire. Comme y revient Federica Araco sur BabelMed avec son article « L'ombre portée de la forteresse Europe », « depuis 2014, l'agence européenne de contrôle des frontières Frontex a mené plusieurs opérations militaires pour surveiller et limiter les flux migratoires (Triton, Sophia, Themis, Irini) qui ont rendu les limites de cet immense continent liquide de plus en plus dangereuses pour ceux qui tentent de les franchir ». Y compris avec l'utilisation de drones Héron développés par l'entreprise Israel Aerospace Industries, dont l'armement est actuellement massivement employé contre les Palestiniens dans la bande de Gaza. L'autre volet est celui de l'externalisation de la gestion des frontières extérieures. Avec le système de Dublin, il n'y a aucune solidarité européenne concernant l'asile, et la pression migratoire s'exerce exclusivement sur les pays méditerranéens. En revanche, tous les États européens s'accordent d'une seule voix pour externaliser leurs frontières, de façon à ce que celles-ci soient contrôlées et renforcées directement par les États du sud et de l'est de la Méditerranée. Après la Turquie, la Libye, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, c'est au tour de l'Égypte de bénéficier de financements européens censés empêcher que les migrants ne prennent le large, légitimant de fait un certain nombre de régimes autoritaires qui font peu de cas des violations itératives des droits humains. Avec pour conséquence près de 30 000 migrants morts ou disparus en Méditerranée au cours d'une décennie.

L'article « Dans l'enfer des derniers disparus » de Federica Araco sur BabelMed revient sur les conséquences du durcissement des politiques migratoires, que ce soit sur les trois principales voies maritimes de la Méditerranée (centre, ouest, est) ou sur les voies terrestres, avec la construction de structures de barbelés aux frontières. Loin de restreindre le phénomène migratoire, ces mesures le rendent plus périlleux et s'accompagnent d'une diminution de la qualité de l'accueil sur le sol européen. Le cas de l'Italie, exposé par la journaliste, est à ce titre flagrant. Il illustre bien les vulnérabilités accrues des migrants, entre travail au noir et circuits criminels.

À la frontière entre l'Algérie et le Maroc, le renforcement du dispositif de surveillance par les gardes-frontières et les tours de contrôle a eu pour conséquence de modifier les flux migratoires. Comme le développent S.B et B.K dans leur article « À la frontière algéro-marocaine, traces des drames migratoires entraînés par sa militarisation, les prisons et les risques de mort », pour Maghreb Émergent et Radio M, l'évacuation des milliers de migrants subsahariens d'Oued Georgi à la frontière, « a déplacé ces derniers vers d'autres routes de migration clandestine ». D'autant que l'insécurité aux frontières incitait déjà Subsahariens et Algériens à se diriger vers l'est, notamment vers la Tunisie et la Libye. Ce serait également le cas de Marocains, dont la migration vers l'Algérie, pour des raisons de coût moindre et de traversées plus sécurisées, s'accentuerait.

L'ensemble de ces évolutions n'arrangent en rien les conditions de vie des migrants dans les pays de transit, notamment en Tunisie. Dans son « Reportage au lac 1 : la Tunisie face à l'afflux de Soudanais » pour Nawaat, Rihab Boukhayatia détaille les conditions de vie misérables dans des camps jouxtant les locaux de l'OIM au cœur de la capitale. « Débordé, le HCR n'est pas en mesure de répondre aux attentes des réfugiés sans le soutien des autorités tunisiennes. Les procédures légales tunisiennes font que les demandeurs d'asile et les réfugiés peinent à trouver un travail, un logement ou un accès à l'éducation pour tous les enfants. De surcroît, la Tunisie, bien que signataire de la Convention de Genève, n'a pas encore adopté un système national d'asile, relève le HCR. » 40 % des 13 000 réfugiés et demandeurs d'asile enregistrés auprès du HCR en Tunisie viendraient du Soudan, en proie à un conflit interne depuis un an.

À proximité de Sfax, des migrants de différentes nationalités (guinéenne, burkinabaise, malienne, ivoirienne, camerounaise) vivent et travaillent dans les champs d'oliviers dans des conditions inhumaines. Le reportage « À l'ombre des oliviers d'El-Amra, des crimes incessants contre les migrants » de Najla Ben Salah pour Nawaat montre comment, depuis l'an dernier et la campagne raciste du président tunisien Kaïs Saïed, les expulsions massives de Subsahariens ont poussé plus de 6 000 personnes à se réfugier dans les oliveraies proches de la ville, avec pour espoir de rejoindre l'Italie. Victimes de violences policières, de violences sexuelles, d'arrestations arbitraires et de confiscation de leurs biens, certains sont déportés vers l'Algérie et la Libye, sans aucune garantie juridique. Et les femmes sont les premières victimes.

Même si la société civile, surtout féministe, s'organise, comme le met en exergue Nathalie Galesne dans « Damnés du désert, damnés de la mer » sur BabelMed, la situation reste très tendue sur le terrain. Cela concerne tous les migrants, y compris les étudiants, comme nous le confirme Jean, président d'une association d'étudiants africains en Tunisie. « Depuis le début de l'année, de nouveau, des étudiants sont arrêtés de manière arbitraire4, alors qu'ils sont en règle. La justice fait son travail et ceux-ci sont généralement relâchés, mais ils peuvent être auparavant incarcérés et les frais d'avocat ne sont pas remboursés. » Les différentes associations et ambassades des pays concernés tentent de s'organiser collectivement pour faire davantage pression sur les autorités tunisiennes, avec les maigres résultats que l'on connaît. Dans ce contexte difficile, c'est principalement la solidarité interindividuelle entre migrants, notamment illustrée dans le film Moi, capitaine de Matteo Garrone (2024), également projeté à Tunis, qui redonne un peu d'humanité à ces vies livrées à elles-mêmes.

Du 6 au 9 juin prochain auront lieu les élections au Parlement européen. Comme pour les votes nationaux, le thème de la migration reste crucial et charrie un nombre conséquent d'idées reçues, que ce soit sur les chiffres de l'accueil d'étrangers, sur les effets de « l'appel d'air », sur les profiteurs ou les grands remplaceurs... En France, 15 ans après le débat stérile sur « l'identité nationale », la loi de janvier 2024 « pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration » a été censurée à plus du tiers par le Conseil constitutionnel. Cette séquence a surtout permis au gouvernement actuel de se mettre en scène sur cette thématique, chère à l'extrême-droite et à la droite, au détriment d'autres priorités politiques et sociales.

Certains sondages évoquent sans surprise une percée de l'extrême-droite lors de ces élections. Comment y remédier ? Faudrait-il rétorquer à Marine Le Pen, qui répète à l'envi la nécessité d'établir un « blocus maritime » en Méditerranée, que ce dernier existe déjà, autour de la bande de Gaza depuis 2007 ? Comment convaincre Fabrice Leggeri, numéro 3 de la liste du Rassemblement national (RN) et ancien directeur de Frontex ? Quid de Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement d'extrême-droite en Italie ? Rien ne devrait pourtant opposer l'identité, quelle que soit sa définition, à l'hospitalité et, surtout, aux principes du respect de l'intégrité humaine et de la fraternité.

Cinq ans après un premier dossier du réseau des médias indépendants sur le monde arabe, fruit d'une nouvelle coopération entre médias du nord et du sud de la Méditerranée, ces reportages entendent contextualiser les dynamiques migratoires, déconstruire les préjugés et, a fortiori, redonner une humanité singulière à une tragédie de masse qui n'en finit pas.

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1L'Italie a aussi récemment signé un accord avec l'Égypte, bien que les proches de Giulio Regeni, étudiant-chercheur italien assassiné par les services de renseignement égyptiens en 2016, n'aient toujours pas obtenu gain de cause.

2Le directeur de l'Institut national de la statistique tunisien, Adnene Lassoued, a été limogé le 22 mars 2024, probablement en raison de la publication des chiffres du dernier trimestre 2023 du chômage, en augmentation, à 16,4 %, et de près de 40 % chez les jeunes de moins de 24 ans.

3Selon l'Institut national de la statistique en Tunisie, l'indice synthétique de fécondité est passé de 2,4 en 2016 à 1,8 en 2021.

4Le 19 mars 2024, Christian Kwongang, président sortant de l'Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie, a été arrêté de manière arbitraire avant d'être relâché.

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« On meurt sous les mêmes bombes qui ont tué les humanitaires de WCK »

Par : Rami Abou Jamous — 5 avril 2024 à 11:39

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 5 avril 2024.

Mardi, j'ai passé toute la journée au terminal de Rafah qui relie la bande de Gaza avec l'Égypte. Il est divisé en deux, un côté palestinien et un côté égyptien. Du côté palestinien, il y a la police du Hamas qui fait le contrôle et qui fait régner un peu d'ordre pour faire passer les gens vers l'Égypte. J'étais là avec un ami qui voulait quitter Gaza parce qu'il n'en pouvait plus, parce qu'il avait peur de la machine de guerre israélienne. Il a tout à fait raison, vu ce qui se passe ici et surtout vu le risque d'incursion terrestre à Rafah. Tout le monde sait ce que ça veut dire, une incursion terrestre. Déjà qu'on est pilonné par les bombes ; là ce serait un tremblement de terre qui réduirait à néant toute la ville de Rafah, comme ils l'ont fait au nord avec Gaza ville, et avec les massacres et les boucheries qui ne s'arrêtent pas.

Je vais juste vous expliquer comment ça marche. Ce n'est pas comme en Europe où les frontières sont ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, où on peut passer facilement d'un pays à l'autre, où c'est un simple panneau qui vous indique que vous avez changé de pays.

« Avant la guerre, c'était 1 200 dollars pour l'Égypte »

Ici, c'est beaucoup plus compliqué parce qu'on est dans une prison à ciel ouvert qui a deux terminaux pour en sortir : un au nord qui s'appelle Erez, et relie Gaza à Israël ; et le terminal de Rafah au sud, qui donne accès à l'Égypte. Déjà, avant la guerre, c'était très difficile de quitter Gaza. Il fallait justifier d'un transfert médical, ou avoir un passeport étranger, auquel cas, on pouvait se rendre en Égypte. Si on avait un visa pour un pays européen par exemple, on allait directement à l'aéroport du Caire. Sinon on passait par la « coordination ». C'est un système inventé par les Égyptiens, une sorte d'agence de voyage qui s'appelle Ya Hala Bienvenue » en arabe).

Avant la guerre, on payait à peu près 1 200 dollars par personne pour ce qu'on appelait à l'époque un « VIP ». On s'inscrivait directement auprès des représentants à Gaza de cette agence, et deux jours après on montait dans un bus privé qui vous emmenait au terminal égyptien. Ensuite, une voiture vous emmenait directement au Caire.

Maintenant, cela a changé. Pour sortir, il y a plusieurs types de listes. D'abord, celle des détenteurs de passeports étrangers ou des amis de ces pays, ou des gens qui ont travaillé pour eux. Le ministère des affaires étrangères de chaque pays envoie les noms au Cogat (Coordination Of Government activities in the Territories) israélien, qui délivre ou non l'autorisation de sortie du territoire. Par exemple la France a pu faire sortir la majorité des Palestiniens qui avaient aussi la nationalité française, et ceux qui qui travaillaient pour l'Institut français de Gaza1.

Pour obtenir l'accord des autorités israéliennes, il faut des semaines, parfois des mois. Vous avez tous entendu parler d'Ahmed Abou Shamla, un responsable de l'Institut français qui devait partir avec sa famille. Mais les Israéliens n'ont donné l'autorisation que pour Ahmed, sa femme et les plus jeunes de ses quatre enfants, pas pour les deux aînés. Il est donc resté avec eux. Malheureusement, il est mort dans le bombardement de la maison où il s'était réfugié à Rafah. Comme par hasard, deux jours plus tard, les Israéliens ont donné leur accord…

« les Israéliens laissent les Égyptiens faire leur petit business »

La deuxième liste pour sortir, c'est celle des Palestiniens qui ont la nationalité égyptienne et qui est envoyé directement à l'Égypte sans passer par le Cogat et des noms sortent presque tous les jours.

La troisième liste, c'est celle des blessés. Il y en a dans les 70 000, et la majorité d'entre eux ont besoin d'un traitement à l'étranger parce qu'il n'y a plus de système de santé à Gaza à cause des bombardements des hôpitaux, surtout à Gaza ville où l'hôpital Al-Shifa n'est plus qu'une carcasse. Beaucoup de blessés qui auraient pu être sauvés meurent.

Le Croissant rouge envoie les noms, mais là aussi, ce sont les Israéliens qui décident, et au compte-goutte : ils ne donnent qu'une trentaine d'autorisations par jour.

La quatrième liste est la plus importante, c'est la liste payante. Là non plus, pas besoin de l'accord du Cogat : les Israéliens laissent les Égyptiens faire leur petit business, de même que le loisir de faire eux-mêmes le tri. Sauf que maintenant, ce n'est plus 1 200, mais 5 000 dollars par personne. Oui, 5 000 dollars pour sortir de l'enfer. Pour les moins de seize ans, on parle de 2 500 dollars. Donc une petite famille – qui se composerait selon les critères de Gaza de deux parents et de trois enfants -, doit payer au moins 20 000 dollars. Il y a beaucoup d'inscrits auprès de l'agence égyptienne. Entre 250 et 300 personnes sortent chaque jour par ce moyen. Autrement dit, il y a à peu près 1 million de dollars qui sort par jour de Gaza.

Comment les gens font-ils pour payer ? Certains ont dépensé toutes leurs économies, vendu leurs bijoux. On en a vu pas mal qui ont fait appel à la générosité publique en ouvrant des cagnottes en ligne sur des sites comme GoFundMe et autres. L'ami que j'ai accompagné a payé le double parce qu'il est « listé ». Il y en a beaucoup comme lui à Gaza ; ils sont théoriquement interdits d'entrer en Égypte… sauf s'ils payent plus. Mon ami en est arrivé à payer 10 000 dollars pour sortir.

« Des familles vivent au terminal de Rafah depuis des semaines, voire des mois »

Malheureusement, on a passé toute la journée sur place et il n'a pas pu passer, bien qu'il ait déjà payé. Le type de l'agence lui a dit : « On essayera une autre fois, ça marchera peut-être la semaine prochaine ». Est-ce une arnaque ? C'est possible. Mais j'espère qu'il pourra récupérer son argent s'il ne peut pas passer.

Pendant toute la journée, j'ai regardé les gens qui sont venus tenter leur chance. C'était encore le règne des listes. Les employés du Hamas leur disaient :

Nous, on est juste là pour vérifier. On reçoit des listes. Si votre nom est sur la liste, on vous laisse passer. Si votre nom n'est pas sur la liste, on ne peut pas vous laisser passer.

Ceux qui ont le feu vert montent dans un bus. Ils font quelques centaines de mètres jusqu'au grand portail qui marque la sortie du territoire palestinien. Il y a ensuite une dizaine de mètres de no man's land et un nouveau portail : l'entrée en Égypte. Des militaires égyptiens montent alors dans le bus pour vérifier la liste.

Ils commencent à appeler des noms. Si une personne n'est pas sur la liste, elle descend tout de suite. Il y avait des gens qui essayaient malgré tout de passer en disant « on peut se débrouiller avec les Égyptiens ». Malheureusement ils ne pouvaient pas entrer.

J'ai vu aussi une dizaine de familles avec enfants qui vivent au terminal de Rafah depuis des semaines, d'autres depuis des mois. Il y avait là un monsieur qui voulait partir en Australie. Il a vécu toute sa vie en Arabie Saoudite et il est revenu à Gaza il y a un an. Il m'a dit qu'il avait dépensé près de 200 000 dollars pour acheter des voitures, un appartement, et qu'il voulait finir sa vie à Gaza, parce que c'était le berceau de sa famille. Mardi, il espérait obtenir son visa pour partir. Il pensait que ce serait prêt « dans deux ou trois jours ». Lui et ses filles passent leurs nuits dans leur voiture. Il a acheté des draps et ils se nourrissent avec des boîtes de conserve et du pain. Il dit qu'ils vont partir bientôt.

« Cela fait de la peine de voir que certains humains valent plus que d'autres »

Je me suis avancé aussi vers le terminal des marchandises. Normalement c'est interdit, mais la surveillance n'est pas stricte. Je me suis trouvé dans la grande cour où les commerçants entreposent les marchandises. Elles viennent du terminal israélien de Kerem Shalom. Il y a là les commerçants et les transporteurs du secteur privé. Certains importateurs mettent ces marchandises dans des camions pour les transporter jusqu'à leurs entrepôts. Ils ont amené des membres de leur famille ou des types qu'ils ont engagés, tous armés de bâtons, parfois de kalachnikovs, pour protéger ces entrepôts. Et puis il y a ceux qui viennent acheter les cargaisons. La vente se fait sur place. Ces commerçants peuvent proposer un prix de 20 à 30 % supérieur pour emporter le marché.

C'est par là aussi que passe l'aide humanitaire, celle du Croissant rouge ou des ONG étrangères. C'est par là que passait l'aide du World Central Kitchen (WCK). Vous savez que six employés occidentaux de cette organisation et un Palestinien de Rafah ont été tués dans une frappe israélienne ciblée. Je suis vraiment triste de voir mourir ces personnes qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir aider le peuple palestinien. Malheureusement, ils ont subi le même sort que la population de Gaza. Je connaissais bien cette ONG. Je ne connaissais pas ces six-là, mais j'en connaissais d'autres qui faisaient le même très bon travail. Je suis triste pour eux. Mais je suis aussi triste parce que le monde entier s'est mobilisé pour ces six personnes, mais je n'ai pas vu la même mobilisation pour les plus de 32 000 tués de Gaza.

La majorité de ces morts sont des civils, des enfants, des femmes. Ça fait vraiment de la peine de voir cette injustice, ça fait vraiment de la peine de voir ce double standard, ça fait vraiment de la peine de voir qu'on fait une distinction entre des êtres humains, que certains valent beaucoup plus que d'autres. Un être humain, c'est un être humain. On n'a pas les cheveux blonds ni les yeux bleus, mais on est en train de mourir sous les mêmes bombes qui ont tué ces humanitaires.

« Il n'y a jamais de hasard avec l'armée israélienne »

Cela dit, peut être que cette mobilisation va changer les choses. Je le crois, je l'espère, je ne sais pas. En 2021, les Israéliens ont inauguré la mode de bombarder les tours d'habitation et de bureau, des immeubles de plus de neuf étages. Ils en ont bombardé cinq ou six. On parle là de 50 à 55 appartements, donc cinquante-cinq familles à qui les Israéliens ont donné cinq minutes pour évacuer. Ils n'ont eu que le temps de prendre de l'argent et des papiers.

La « communauté internationale » n'avait alors pas réagi pendant des semaines. Par contre, quand la tour où se trouvait le bureau de l'agence américaine Associated Press (AP) a été détruite, le monde s'est mobilisé. Biden a appelé lui-même les Israéliens pour leur dire que là, ils exagéraient parce que tout de même, c'était le bureau d'AP… Et les Israéliens ont arrêté de bombarder les tours.

Je crois - ou du moins j'espère - que la mort de ces occidentaux — que je considère comme des martyrs parce qu'ils sont morts pour une bonne cause — pourrait changer un peu la donne. Qu'au moins, il y aurait un peu plus d'aide humanitaire dans la ville de Gaza et la partie nord de la bande.

Peut-être que cela va améliorer un peu la vie des 2,3 millions de personnes qui vivent à Gaza. Les Israéliens prétendent que c'était une erreur, mais on sait qu'il n'y a jamais de hasard avec l'armée israélienne. Tout est intentionnel, tout est volontaire et tout le monde le sait.

J'en parlerai plus en détail un autre jour. Mais le résultat c'est que WCK a cessé de travailler à Gaza et que d'autres ONG ont peur maintenant. Elles ont tiré une conclusion évidente : si les humanitaires du WCK qui avaient de bonnes relations avec les Israéliens et les Américains, et qui avait de grandes facilités pour faire entrer la marchandise à Gaza ont subi ce sort-là, les autres, qui galèrent pour se coordonner avec les forces israéliennes, savent désormais que personne n'est à l'abri.


1NDR. Quatre agents de l'Institut français de Gaza sont morts depuis le début des opérations militaires israéliennes sur Gaza. L'établissement lui-même a été visé par une frappe israélienne le 2 novembre 2023.

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Les tourments ininterrompus des Kurdes d'Irak

Par : Jean Michel Morel — 5 avril 2024 à 06:00

Il y a trente-six ans, les avions irakiens larguaient des bombes chimiques sur la ville de Halabja, dans le Kurdistan irakien. Ce massacre peut être comparé à celui que l'aviation nazie de la légion Condor avait commis en avril 1937 en ravageant la ville basque de Guernica. Dans un récit, la journaliste Béatrice Dillies revient sur cette tragédie.

En 1988, le conflit qui oppose la république islamique d'Iran et la république d'Irak entre dans sa huitième année. Les deux États sont exsangues. Pourtant, un an plus tôt, dans un ultime sursaut belliciste, Saddam Hussein, considéré comme un rempart contre l'islamisme par l'Occident et l'URSS qui lui fournissent des armes, a confié à son cousin Ali Hassan Al-Majid, dit Ali le chimique, le soin de « régler la question kurde ». Violant le droit international, en particulier la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), Al-Majid va s'employer à noyer sous des pluies d'obus au gaz moutarde les populations des villages kurdes des provinces de Souleimaniyé, d'Erbil et de la vallée de Jafati.

Dans son ouvrage Un génocide oublié. La voix brisée du peuple kurde, la journaliste Béatrice Dillies revient sur cette tragédie à travers une enquête de terrain jalonnée de faits documentés rapportés par des témoins et des combattants peshmergas1, accompagnée d'un appareil critique et de cartes.

Le précédent arménien

Béatrice Dillies raconte comment Al-Majid va autoriser des « munitions spéciales » sur Halabja et Khurmal. Un bassin de population de 55 000 personnes qui, initialement, ne faisait pas partie de ces « zones interdites » où toute forme de vie devait être éradiquée dans le cadre d'une solution définitive de la question kurde actée en juin 1987 par le décret 4008. En quelques heures, l'opération menée ajoute 5 000 morts et 10 000 blessés au bilan de l'opération Anfal. Une action dévastatrice qui a fait au total 182 000 morts en un peu plus de six mois. La visée génocidaire d'un tel massacre ne fait aucun doute, les Irakiens s'inspirant de la façon dont les Jeunes-Turcs du Comité union et progrès (CUP) avaient tenté, en 1915, de faire disparaître la population arménienne de l'ex-empire ottoman.

Bien que le protocole de Genève de 1925 interdise l'usage de ce type d'armes, Ali Hassan al-Majid se vante le 26 mai 1987 devant les responsables du parti Baas : « Je ne les attaquerai pas (les Kurdes) avec des armes chimiques juste un jour, je continuerai de les attaquer pendant quinze jours ». Ni les États-Unis, ni l'Union soviétique, ni la France, ni l'Organisation des Nations unies (ONU) n'ont cru bon d'élever la moindre protestation au printemps 1987 lors des prémices de l'opération Anfal, ni lors de son déploiement à grande échelle l'année suivante. La Cour pénale internationale (CPI) n'a pu se prononcer dès lors qu'elle peut seulement juger les crimes commis après sa création en 2002.

Comme protagoniste principale de son récit, Béatrice Dillies a choisi Snur, Kurde de 25 ans, victime de l'attaque chimique alors qu'elle était bébé, et qui a toutes les peines à articuler correctement à cause de ses cordes vocales abîmées par les gaz. Grâce à un dispositif original, la journaliste nous introduit à l'intérieur du foyer familial de la jeune femme. Un lieu d'échanges sur les causes de son traumatisme, où les mots « fuir », « se cacher » mais aussi « lutter » reviennent comme des leitmotivs avant de nous embarquer dans sa mémoire et celle de ses proches.

Une remémoration faite d'événements douloureux, où la peur, la faim, l'incompréhension et le désespoir s'entremêlent. Des vies marquées à jamais quand, par ce jour d'août 1988 à 22 heures, les premiers MiG-23 de fabrication soviétique sont apparus dans le ciel et ont largué leur cargaison létale, répandant sur les villageois l'odeur de pomme caractéristique des bombes chimiques.

Afin d'inscrire ces crimes de guerre dans le temps, en mêlant habilement dialogues entre survivants et récits de péripéties, l'enquêtrice nous ramène en septembre 1969 à Surya, tout au nord du pays. À l'époque, les militaires irakiens ont assassiné 39 personnes, dont vingt-cinq chrétiens et quatorze musulmans. Les corps ont été prestement enterrés dans des fosses communes, faute de temps, pour donner à chacun une sépulture digne dans la crainte du retour de l'armée. Un épisode parmi d'autres qui prouve, s'il en est besoin, que la vindicte du parti Baas contre les Kurdes revendiquant l'autonomie de leur territoire n'a pas attendu la guerre Irak-Iran pour se manifester.

L'enjeu du pétrole

Autre mise en perspective de l'opération Anfal proposée par Béatrice Dillies, l'évocation des déportations de populations kurdes entre 1969 et 1982, destinées à arabiser leurs terres. En particulier en 1972, au moment où le pouvoir baasiste prend la mesure des richesses pétrolières que recèle le sous-sol du gouvernorat de Kirkouk. Dès lors, toute promesse de régler pacifiquement la question de la place des Kurdes et de leur singularité ethnique et culturelle dans la République est abolie. Eux qui représentaient 64 % de la population de cette région en 1957, ne seront plus que 37 % vingt ans après.

Dans le cadre de son panorama, l'autrice revient aussi sur un autre épisode dramatique qui s'est déroulé en 2014 : la tentative d'ethnocide des Yézidis2, vivant pour la plupart dans les monts Sinjar et considérés comme des apostats par les djihadistes de Daech. Le projet des terroristes n'a échoué que grâce à une intervention conjuguée de membres des YPJ (Unités de protection de la femme, une organisation militaire kurde syrienne composée exclusivement de femmes), du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et de peshmergas yézidis. À l'issue de combats acharnés, les membres alliés sont parvenus à sauver des hommes de l'extermination et des femmes de l'esclavage sexuel. En tout, 6417 femmes et enfants avaient été kidnappés lors des premiers jours de l'attaque durant lesquels près de 1 300 Yézidis ont été tués.

Snur a beaucoup appris en écoutant Béatrice Dillies lui raconter l'histoire de son peuple. Dans un Kurdistan irakien autonome traversé de tensions, elle espère malgré tout que sa vie ressemblera à celle de n'importe quelle jeune femme indépendante. Peut-être qu'un jour, en solidarité avec ses soeurs de tous les Kurdistan, elle reprendra elle aussi le slogan kurde « Femme, Vie, Liberté ».

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Béatrice Dillies
Un génocide oublié. La voix brisée du peuple kurde
SPM, collection Kronos
12 juin 2023
300 pages
25€


1Les Peshmergas, littéralement « ceux qui affrontent la mort », sont les combattants des forces armées du Kurdistan irakien.

2Minorité ethnico-religieuse parlant majoritairement le dialecte kurde kurmandji.

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Maroc. Les islamistes d'Al-Adl wal-Ihsan mettent la monarchie au pied du mur

Par : Maâti Monjib — 4 avril 2024 à 06:00

Alors que la vie politique est bloquée depuis le tournant autoritaire du régime, la principale formation islamiste du Maroc a publié un « document politique » qui définit une nouvelle stratégie. Connue aussi sous le nom de Jamaa, l'organisation se propose désormais de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Un tournant qui inquiète le palais et suscite un vif débat dans le pays.

Le 6 février 2024 à Rabat, Al-Adl wal-Ihsane (Justice et spiritualité1), couramment appelée la Jamaa, rend public son nouveau manifeste ou « document politique ». C'est le choc, surtout dans les rangs de la classe politique pro Makhzen2. La plus puissante organisation islamiste au Maroc et au Maghreb fait connaitre son engagement définitif — longtemps débattu en son sein — en faveur de la démocratie pluraliste et de la modernité politique. Il faudra désormais que la cour et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation et contenir son poids social et politique écrasant, capable de se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation beaucoup plus malaisée qu'avec le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car Al-Adl wal-Ihsane (AWI) reste ferme sur l'essentiel : pas d'intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur d'un pouvoir exécutif réel, responsable devant un parlement élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n'aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Une seule source de légitimité, le peuple

Long de 195 pages, le manifeste d'AWI marque un tournant dans le discours politique de l'organisation islamiste. Comme s'y attendaient les observateurs proches, la Jamaa franchit un pas décisif avec une opposition que l'on pourrait qualifier de totale : religieuse, sociale, politique. Le cercle politique (secrétariat général) d'AWI se place dans le cadre d'un réformisme aussi radical qu'antimonarchique. Ce cercle appelé en arabe daïra est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération3 qui a reçu une instruction moderne. Profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie, elle prône la non-violence, une option qui trouve également son origine dans les racines soufies de l'organisation. Les guerres civiles en Libye, en Syrie et au Yémen n'ont fait que confirmer le long cheminement de l'AWI vers un participationnisme conditionné.

Le manifeste rejette le régime du Makhzen autoritaire au sein duquel le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l'entrée d'AWI dans le jeu politique et électoral à travers l'adoption d'une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger de manière consensuelle un texte constitutionnel afin de le soumettre au peuple, le seul souverain.

La Jamaa voudrait tout de même trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution médiane : la monarchie parlementaire. Bien que ce concept n'ait pas été mentionné par l'organisation, il apparaît entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en filigrane dans les détails de sa feuille de route pour une sortie de crise, qui incarne son projet social. Néanmoins, AWI évite de faire usage de ce terme pour plusieurs raisons. D'une part, le concept de monarchie parlementaire a été galvaudé par la constitution de 2011 qui l'utilise mais le contredit dans d'autres articles de son texte. D'autre part, le retour en force des pratiques autoritaires depuis des années l'a totalement vidé de son sens. L'adoption du concept risquerait d'être interprétée comme une reddition pure et simple par les alliés potentiels de la Jamaa, allant de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D'autres facteurs peuvent encore jouer dans cet évitement sémantique. Il s'agit tout d'abord de ne pas choquer la base des sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc. L'outillage conceptuel sculpté ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012) y est parfois manié, avec des expressions comme khalifa (calife), qawma (soulèvement) et al-minhaj al-nabawi (la voie du Prophète). Il faudrait rappeler que Yassine qui a été persécuté et emprisonné plusieurs fois par le régime de Hassan II reste le principal producteur de sens de la Jamaa.

Membre du cercle politique d'AWI, Omar Iharchane insiste sur la fidélité de l'organisation à ses origines. Faisant allusion au manifeste, il explique que le document

traduit une évolution naturelle (…) mais son contenu est tout à fait conforme à la doctrine constitutive de la Jamaa et ne s'en écarte pas. Il ne fait aucune concession à personne, car nous ne sommes pas prêts à en faire et que c'est une question de principe pour nous. Tout ce qui comptev, c'est que le document ait été rédigé de manière claire, en tenant compte des questions institutionnelles qu'il aborde et des personnes à qui il s'adresse4.

Il s'agit donc d'une inflexion, d'une adaptation qui tient compte du contexte politique. Malgré cela, les positions d'AWI envers le régime autoritaire restent, selon Ihachane, sans concessions.

Fonder un parti politique

Le manifeste mentionne, entre autres, deux points importants dans la nouvelle orientation politique. Tout d'abord, la fin du despotisme et l'établissement d'un régime démocratique ne peuvent se réaliser au Maroc que par la voie d'un changement total de paradigme : l'élection de tous les détenteurs du pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même religieuse ou prétendument divine, ne saurait s'opposer au principe institutionnel de la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il apparaît ici clairement que le commandement des croyants — symbole de la primauté morale du roi justifiant ses pouvoirs extra constitutionnels — est ignoré. Le manifeste n'en fait pas mention.

Le deuxième point évoque quant à lui un mécanisme de bonne gouvernance : la reddition des comptes. Tous les responsables doivent rendre des comptes. Ce mécanisme régi par la loi doit être présent à tous les niveaux de responsabilité. C'est la seule façon de combattre la corruption politique et financière, ainsi que l'économie de rente qui gangrène le système et en est même devenu un pilier.

Al-Adl wal-Ihsan est donc prête à fonder un parti politique. Cependant, pour elle, la balle est dans le camp du palais. Car la Jamaa refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen. On ne négocie pas à huis clos, quitte à rester dans cette situation d'entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu ni intégré. Cette fermeté transparaît non seulement dans le manifeste, mais ressort aussi des déclarations des leaders de la daïra, tels Hassan Bennajeh5 et Mohamed Manar Bask6.

Des alliances nouvelles ?

La rencontre durant laquelle AWI a dévoilé son nouveau projet social a également été l'occasion d'un débat avec l'opposition démocratique. C'est sans doute l'évènement politique le plus important au sein de l'opposition depuis les assemblées politiques multi-courants et pluri-idéologiques organisées par le Mouvement du 20 février. Car le manifeste sanctionne l'engagement formel d'AWI en faveur de la démocratie pluraliste et contre tout régime théocratique. Un tel engagement exprimé de façon solennelle va certainement faire tomber le mur de méfiance entre AWI et une bonne partie de l'opposition démocratique, qu'elle soit conservatrice ou progressiste. Les réticences voire les peurs que la Jamaa provoquait dans les rangs de la société civile moderne vont probablement se dissiper. Ainsi, plusieurs coalitions anti-régime comme le Front social (FS)7 succomberont sans doute à son offensive de charme en lui ouvrant des portes auparavant hermétiquement fermées.

Cette inflexion se traduit sur le plan organisationnel interne par une distinction formelle entre le politique et le religieux. Le manifeste affirme :

Afin d'éviter les extrapolations qui pourraient faire tort aussi bien à la daawa (prédication) qu'à la politique, il faudrait insister sur la distinction, tant fonctionnelle que thématique, entre ces deux champs d'action. De même nous insistons, avec une force égale, sur la reconnaissance du lien qui existe bel et bien au niveau des principes et valeurs8.

Cette évolution découle aussi des évènements du dernier quart de siècle que j'énumère par ordre chronologique et non d'importance. Tout d'abord, la disparition du roi Hassan II en 1999 et la libération par Mohamed VI du cheikh-fondateur quelques mois après sa montée sur le trône. Le cheikh lui rend la politesse en traitant publiquement le nouveau roi de « garçon sympathique » et de 'ahel souverain » en arabe). Il lui reconnait également sa légitimité hagiographique officielle (en tant que descendant direct du prophète de l'islam) et sa popularité, toute royale, auprès de la jeunesse de l'époque. Certes, Yassine gardera jusqu'à son décès un discours audacieux d'homme libre vis-à-vis du roi et de la monarchie despotique9. Cependant une sorte de réconciliation armée s'est installée entre AWI et le palais. Le palais met rarement aux arrêts ses dirigeants nationaux les plus en vue, et ces derniers n'appellent plus à la qawma (soulèvement). Il demeure qu'AWI garde sa totale indépendance vis-à-vis du Makhzen et, par conséquent, sa popularité.

Le retour de la répression quelques années après l'accession au pouvoir de Mohamed VI et les attaques suicidaires sanglantes du 16 mai 200310 poussent l'opposition radicale à resserrer les rangs. Il s'agit, d'une part, de faire baisser la tension dangereuse pour la paix civile entre les courants laïque et religieux et, d'autre part, de freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles « années de plomb ». Entre 2007 et 2014, le centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent une dizaine de rencontres nationales entre les leaders de la gauche, AWI et d'autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques abattent le mur psychologique qui séparait jusque-là islamistes et militants de gauche.

Événement historique sur le plan national et régional, les « printemps arabes » pousseront AWI à entamer la sécularisation — certes prudente — de son action politique. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sous le slogan rassembleur « La lil-fassad ! La lil-istibdad ! » (Non à la corruption ! Non au despotisme !) sympathise avec des militants de gauche et d'autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011. L'exemple tunisien de l'alliance islamo-séculière, dite de la Troïka11 fait le reste. Le rapprochement ravivé plus récemment par l'action populaire unitaire contre la normalisation entre le Maroc et Israël en 2020 décide finalement AWI à faire ce saut « à la Ennahda » et à devenir un parti islamo-démocrate.

Réactions à gauche et à droite

La véritable lune de miel entre Tel-Aviv et Rabat, qui se traduit notamment par l'étroite collaboration entre les deux services de sécurité et les multiples accords militaires entre les deux capitales, jouent en faveur du rapprochement de toutes les composantes de l'opposition. Ainsi, les vétérans du puissant mouvement propalestinien (présents en général dans les associations de lutte pour les droits humains ou nationalistes arabes) optent définitivement pour une collaboration avec AWI. Le président de la populaire Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) Aziz Ghali affirme recevoir très positivement le manifeste du 6 février. Il n'hésite pas à manifester aux côtés des leaders d'AWI pour la Palestine.

Ledit manifeste a d'ailleurs sévèrement condamné la collaboration sécuritaire entre le Maroc et Israël, la considérant comme « une menace pour la sécurité nationale du Maroc, et un grave danger pour sa stabilité et la stabilité de la région12 ». Le régime ne lui pardonnera pas ce clin d'œil aux pays voisins qui n'ont pas succombé aux sirènes de Tel-Aviv et continuent de soutenir le combat des Palestiniens.

L'initiative du 6 février met mal à l'aise à la fois l'opposition légitimiste qui est ainsi mise à nu, et les défenseurs du « grand soir » révolutionnaire qui craignent une intégration pure et simple d'AWI dans le système. En revanche, la société civile de gauche accueille favorablement l'initiative de l'organisation politico-soufie. Ainsi le militant démocrate Fouad Abdelmoumni déclare :

Les engagements et clarifications apportées par le manifeste politique d'AWI sont un pas significatif sur le chemin de la sortie de l'autoritarisme. Cela permet d'envisager l'élaboration d'un consensus démocratique national garantissant l'éligibilité périodique et la sanction par les urnes de tout détenteur de l'autorité de l'État. La référence à la religion (…) demeure sujette à clarification et à évolutions historiques. Mais aucune autorité d'inspiration religieuse n'est appelée à régenter le pays en dehors du cadre démocratique.

En revanche, certains intellectuels musulmans ont peur que l'organisation politico-soufie s'éloigne trop du puritanisme de ses origines, et que son initiative entame un glissement qui ne s'arrêtera qu'avec la « digestion » de la Jamaa par l'hydre-Makhzen. Le chercheur Alaeddine Benhadi explique : « Le régime se trouve dans l'impasse, et la Jamaa se propose (…) comme son sauveur. Elle rencontrera le même destin que le PJD islamiste, c'est-à-dire l'affaiblissement puis l'assimilation au sein du régime. (…) Il s'agit d'un faux-pas mortel ».

Les dirigeants d'AWI ont répondu d'avance à cette crainte en affirmant que le plus important est que le peuple soit souverain, et seul souverain. Si par malheur « le peuple vote librement pour une constitution qui donne le pouvoir à une personne [entendre le roi], ce n'est pas un problème. Cela voudrait dire que nous avons mal travaillé. Et que nous nous devrons de continuer encore plus fort notre lutte pacifique pour le changement démocratique », insiste Omar Iharchane. Gêné, le régime lui reste muet.


1On peut parfois trouver le nom Justice et bienfaisance, mais le nom officiel utilisé par la Jamaa elle-même est Justice et spiritualité.

2Makhzen est un concept politique historique au Maroc qui désigne l'État traditionnel qui ne connait pas de séparation des pouvoirs.

3Du fait de son nombre, la deuxième génération contrôle l'ensemble de l'appareil. Toutefois, le noyau fondateur du mouvement qui donnera naissance à l'organisation actuelle ne se trouve pas dans le département politique mais dans son conseil supérieur, plus connu sous le vocable arabe Majlis al-choura.

4Toutes les déclarations non référencées ont été faites à l'auteur de cet article.

7Le Front social est un collectif d'associations, de syndicats et de personnalités de gauche qui lutte pour les droits sociaux, contre la vie chère et la répression.

8Al-Wathiqa Al-Siyassiya (Document politique), édition AWI, 2023, p.17.

9Recevant chez lui les dirigeants de la Jamaa, Yassine qualifie en 2011, en plein printemps arabe, la monarchie de « pouvoir personnel pharaonique et par conséquent faible ». Il se déclare favorable à la démocratie, « système puissant » car « il ne dépend pas d'une seule personne », affirme-t-il.

10Une série d'attentats à Casablanca tue une trentaine de personnes.

11Coalition regroupant deux partis non islamistes et Ennahda, qui a dirigé le pays entre 2011 et 2013.

12Al-Wathiqa Al-Siyassiya, op.cit., p. 73.

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Maroc. Les islamistes d'Al-Adl wal-Ihsan mettent la monarchie au pied du mur

Par : Maâti Monjib — 4 avril 2024 à 06:00

Alors que la vie politique est bloquée depuis le tournant autoritaire du régime, la principale formation islamiste du Maroc a publié un « document politique » qui définit une nouvelle stratégie. Connue aussi sous le nom de Jamaa, l'organisation se propose désormais de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Un tournant qui inquiète le palais et suscite un vif débat dans le pays.

Le 6 février 2024 à Rabat, Al-Adl wal-Ihsane (Justice et spiritualité1), couramment appelée la Jamaa, rend public son nouveau manifeste ou « document politique ». C'est le choc, surtout dans les rangs de la classe politique pro Makhzen2. La plus puissante organisation islamiste au Maroc et au Maghreb fait connaitre son engagement définitif — longtemps débattu en son sein — en faveur de la démocratie pluraliste et de la modernité politique. Il faudra désormais que la cour et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation et contenir son poids social et politique écrasant, capable de se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation beaucoup plus malaisée qu'avec le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car Al-Adl wal-Ihsane (AWI) reste ferme sur l'essentiel : pas d'intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur d'un pouvoir exécutif réel, responsable devant un parlement élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n'aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Une seule source de légitimité, le peuple

Long de 195 pages, le manifeste d'AWI marque un tournant dans le discours politique de l'organisation islamiste. Comme s'y attendaient les observateurs proches, la Jamaa franchit un pas décisif avec une opposition que l'on pourrait qualifier de totale : religieuse, sociale, politique. Le cercle politique (secrétariat général) d'AWI se place dans le cadre d'un réformisme aussi radical qu'antimonarchique. Ce cercle appelé en arabe daïra est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération3 qui a reçu une instruction moderne. Profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie, elle prône la non-violence, une option qui trouve également son origine dans les racines soufies de l'organisation. Les guerres civiles en Libye, en Syrie et au Yémen n'ont fait que confirmer le long cheminement de l'AWI vers un participationnisme conditionné.

Le manifeste rejette le régime du Makhzen autoritaire au sein duquel le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l'entrée d'AWI dans le jeu politique et électoral à travers l'adoption d'une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger de manière consensuelle un texte constitutionnel afin de le soumettre au peuple, le seul souverain.

La Jamaa voudrait tout de même trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution médiane : la monarchie parlementaire. Bien que ce concept n'ait pas été mentionné par l'organisation, il apparaît entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en filigrane dans les détails de sa feuille de route pour une sortie de crise, qui incarne son projet social. Néanmoins, AWI évite de faire usage de ce terme pour plusieurs raisons. D'une part, le concept de monarchie parlementaire a été galvaudé par la constitution de 2011 qui l'utilise mais le contredit dans d'autres articles de son texte. D'autre part, le retour en force des pratiques autoritaires depuis des années l'a totalement vidé de son sens. L'adoption du concept risquerait d'être interprétée comme une reddition pure et simple par les alliés potentiels de la Jamaa, allant de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D'autres facteurs peuvent encore jouer dans cet évitement sémantique. Il s'agit tout d'abord de ne pas choquer la base des sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc. L'outillage conceptuel sculpté ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012) y est parfois manié, avec des expressions comme khalifa (calife), qawma (soulèvement) et al-minhaj al-nabawi (la voie du Prophète). Il faudrait rappeler que Yassine qui a été persécuté et emprisonné plusieurs fois par le régime de Hassan II reste le principal producteur de sens de la Jamaa.

Membre du cercle politique d'AWI, Omar Iharchane insiste sur la fidélité de l'organisation à ses origines. Faisant allusion au manifeste, il explique que le document

traduit une évolution naturelle (…) mais son contenu est tout à fait conforme à la doctrine constitutive de la Jamaa et ne s'en écarte pas. Il ne fait aucune concession à personne, car nous ne sommes pas prêts à en faire et que c'est une question de principe pour nous. Tout ce qui comptev, c'est que le document ait été rédigé de manière claire, en tenant compte des questions institutionnelles qu'il aborde et des personnes à qui il s'adresse4.

Il s'agit donc d'une inflexion, d'une adaptation qui tient compte du contexte politique. Malgré cela, les positions d'AWI envers le régime autoritaire restent, selon Ihachane, sans concessions.

Fonder un parti politique

Le manifeste mentionne, entre autres, deux points importants dans la nouvelle orientation politique. Tout d'abord, la fin du despotisme et l'établissement d'un régime démocratique ne peuvent se réaliser au Maroc que par la voie d'un changement total de paradigme : l'élection de tous les détenteurs du pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même religieuse ou prétendument divine, ne saurait s'opposer au principe institutionnel de la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il apparaît ici clairement que le commandement des croyants — symbole de la primauté morale du roi justifiant ses pouvoirs extra constitutionnels — est ignoré. Le manifeste n'en fait pas mention.

Le deuxième point évoque quant à lui un mécanisme de bonne gouvernance : la reddition des comptes. Tous les responsables doivent rendre des comptes. Ce mécanisme régi par la loi doit être présent à tous les niveaux de responsabilité. C'est la seule façon de combattre la corruption politique et financière, ainsi que l'économie de rente qui gangrène le système et en est même devenu un pilier.

Al-Adl wal-Ihsan est donc prête à fonder un parti politique. Cependant, pour elle, la balle est dans le camp du palais. Car la Jamaa refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen. On ne négocie pas à huis clos, quitte à rester dans cette situation d'entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu ni intégré. Cette fermeté transparaît non seulement dans le manifeste, mais ressort aussi des déclarations des leaders de la daïra, tels Hassan Bennajeh5 et Mohamed Manar Bask6.

Des alliances nouvelles ?

La rencontre durant laquelle AWI a dévoilé son nouveau projet social a également été l'occasion d'un débat avec l'opposition démocratique. C'est sans doute l'évènement politique le plus important au sein de l'opposition depuis les assemblées politiques multi-courants et pluri-idéologiques organisées par le Mouvement du 20 février. Car le manifeste sanctionne l'engagement formel d'AWI en faveur de la démocratie pluraliste et contre tout régime théocratique. Un tel engagement exprimé de façon solennelle va certainement faire tomber le mur de méfiance entre AWI et une bonne partie de l'opposition démocratique, qu'elle soit conservatrice ou progressiste. Les réticences voire les peurs que la Jamaa provoquait dans les rangs de la société civile moderne vont probablement se dissiper. Ainsi, plusieurs coalitions anti-régime comme le Front social (FS)7 succomberont sans doute à son offensive de charme en lui ouvrant des portes auparavant hermétiquement fermées.

Cette inflexion se traduit sur le plan organisationnel interne par une distinction formelle entre le politique et le religieux. Le manifeste affirme :

Afin d'éviter les extrapolations qui pourraient faire tort aussi bien à la daawa (prédication) qu'à la politique, il faudrait insister sur la distinction, tant fonctionnelle que thématique, entre ces deux champs d'action. De même nous insistons, avec une force égale, sur la reconnaissance du lien qui existe bel et bien au niveau des principes et valeurs8.

Cette évolution découle aussi des évènements du dernier quart de siècle que j'énumère par ordre chronologique et non d'importance. Tout d'abord, la disparition du roi Hassan II en 1999 et la libération par Mohamed VI du cheikh-fondateur quelques mois après sa montée sur le trône. Le cheikh lui rend la politesse en traitant publiquement le nouveau roi de « garçon sympathique » et de 'ahel souverain » en arabe). Il lui reconnait également sa légitimité hagiographique officielle (en tant que descendant direct du prophète de l'islam) et sa popularité, toute royale, auprès de la jeunesse de l'époque. Certes, Yassine gardera jusqu'à son décès un discours audacieux d'homme libre vis-à-vis du roi et de la monarchie despotique9. Cependant une sorte de réconciliation armée s'est installée entre AWI et le palais. Le palais met rarement aux arrêts ses dirigeants nationaux les plus en vue, et ces derniers n'appellent plus à la qawma (soulèvement). Il demeure qu'AWI garde sa totale indépendance vis-à-vis du Makhzen et, par conséquent, sa popularité.

Le retour de la répression quelques années après l'accession au pouvoir de Mohamed VI et les attaques suicidaires sanglantes du 16 mai 200310 poussent l'opposition radicale à resserrer les rangs. Il s'agit, d'une part, de faire baisser la tension dangereuse pour la paix civile entre les courants laïque et religieux et, d'autre part, de freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles « années de plomb ». Entre 2007 et 2014, le centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent une dizaine de rencontres nationales entre les leaders de la gauche, AWI et d'autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques abattent le mur psychologique qui séparait jusque-là islamistes et militants de gauche.

Événement historique sur le plan national et régional, les « printemps arabes » pousseront AWI à entamer la sécularisation — certes prudente — de son action politique. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sous le slogan rassembleur « La lil-fassad ! La lil-istibdad ! » (Non à la corruption ! Non au despotisme !) sympathise avec des militants de gauche et d'autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011. L'exemple tunisien de l'alliance islamo-séculière, dite de la Troïka11 fait le reste. Le rapprochement ravivé plus récemment par l'action populaire unitaire contre la normalisation entre le Maroc et Israël en 2020 décide finalement AWI à faire ce saut « à la Ennahda » et à devenir un parti islamo-démocrate.

Réactions à gauche et à droite

La véritable lune de miel entre Tel-Aviv et Rabat, qui se traduit notamment par l'étroite collaboration entre les deux services de sécurité et les multiples accords militaires entre les deux capitales, jouent en faveur du rapprochement de toutes les composantes de l'opposition. Ainsi, les vétérans du puissant mouvement propalestinien (présents en général dans les associations de lutte pour les droits humains ou nationalistes arabes) optent définitivement pour une collaboration avec AWI. Le président de la populaire Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) Aziz Ghali affirme recevoir très positivement le manifeste du 6 février. Il n'hésite pas à manifester aux côtés des leaders d'AWI pour la Palestine.

Ledit manifeste a d'ailleurs sévèrement condamné la collaboration sécuritaire entre le Maroc et Israël, la considérant comme « une menace pour la sécurité nationale du Maroc, et un grave danger pour sa stabilité et la stabilité de la région12 ». Le régime ne lui pardonnera pas ce clin d'œil aux pays voisins qui n'ont pas succombé aux sirènes de Tel-Aviv et continuent de soutenir le combat des Palestiniens.

L'initiative du 6 février met mal à l'aise à la fois l'opposition légitimiste qui est ainsi mise à nu, et les défenseurs du « grand soir » révolutionnaire qui craignent une intégration pure et simple d'AWI dans le système. En revanche, la société civile de gauche accueille favorablement l'initiative de l'organisation politico-soufie. Ainsi le militant démocrate Fouad Abdelmoumni déclare :

Les engagements et clarifications apportées par le manifeste politique d'AWI sont un pas significatif sur le chemin de la sortie de l'autoritarisme. Cela permet d'envisager l'élaboration d'un consensus démocratique national garantissant l'éligibilité périodique et la sanction par les urnes de tout détenteur de l'autorité de l'État. La référence à la religion (…) demeure sujette à clarification et à évolutions historiques. Mais aucune autorité d'inspiration religieuse n'est appelée à régenter le pays en dehors du cadre démocratique.

En revanche, certains intellectuels musulmans ont peur que l'organisation politico-soufie s'éloigne trop du puritanisme de ses origines, et que son initiative entame un glissement qui ne s'arrêtera qu'avec la « digestion » de la Jamaa par l'hydre-Makhzen. Le chercheur Alaeddine Benhadi explique : « Le régime se trouve dans l'impasse, et la Jamaa se propose (…) comme son sauveur. Elle rencontrera le même destin que le PJD islamiste, c'est-à-dire l'affaiblissement puis l'assimilation au sein du régime. (…) Il s'agit d'un faux-pas mortel ».

Les dirigeants d'AWI ont répondu d'avance à cette crainte en affirmant que le plus important est que le peuple soit souverain, et seul souverain. Si par malheur « le peuple vote librement pour une constitution qui donne le pouvoir à une personne [entendre le roi], ce n'est pas un problème. Cela voudrait dire que nous avons mal travaillé. Et que nous nous devrons de continuer encore plus fort notre lutte pacifique pour le changement démocratique », insiste Omar Iharchane. Gêné, le régime lui reste muet.


1On peut parfois trouver le nom Justice et bienfaisance, mais le nom officiel utilisé par la Jamaa elle-même est Justice et spiritualité.

2Makhzen est un concept politique historique au Maroc qui désigne l'État traditionnel qui ne connait pas de séparation des pouvoirs.

3Du fait de son nombre, la deuxième génération contrôle l'ensemble de l'appareil. Toutefois, le noyau fondateur du mouvement qui donnera naissance à l'organisation actuelle ne se trouve pas dans le département politique mais dans son conseil supérieur, plus connu sous le vocable arabe Majlis al-choura.

4Toutes les déclarations non référencées ont été faites à l'auteur de cet article.

7Le Front social est un collectif d'associations, de syndicats et de personnalités de gauche qui lutte pour les droits sociaux, contre la vie chère et la répression.

8Al-Wathiqa Al-Siyassiya (Document politique), édition AWI, 2023, p.17.

9Recevant chez lui les dirigeants de la Jamaa, Yassine qualifie en 2011, en plein printemps arabe, la monarchie de « pouvoir personnel pharaonique et par conséquent faible ». Il se déclare favorable à la démocratie, « système puissant » car « il ne dépend pas d'une seule personne », affirme-t-il.

10Une série d'attentats à Casablanca tue une trentaine de personnes.

11Coalition regroupant deux partis non islamistes et Ennahda, qui a dirigé le pays entre 2011 et 2013.

12Al-Wathiqa Al-Siyassiya, op.cit., p. 73.

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Canada. Réfugiés syriens et ukrainiens, un accueil à deux vitesses

Par : Farah Mekki — 3 avril 2024 à 06:00

L'activisme du gouvernement Trudeau pour proposer aux réfugiés ukrainiens le meilleur accueil possible depuis deux ans réveille de douloureux souvenirs migratoires chez la diaspora syrienne réfugiée au Canada. Des politiques d'immigration aux défis d'intégration, en passant par les perceptions sociales locales, l'arrivée des Syriens fuyant le régime de Bachar Al-Assad a été parsemée d'obstacles à surmonter.

Le Canada, terre d'asile inconditionnelle ? Le 31 mars 2024, le programme de visas d'urgence mis en place dans le cadre de l'Autorisation de voyage d'urgence Canada-Ukraine (AVUCU) est arrivé à expiration. Déjà prolongé d'un an, ce programme permet aux réfugiés ukrainiens d'obtenir la résidence temporaire au Canada par l'accès à un permis de travail ouvert. Suite à l'annonce de ce « moyen spécial », le ministère de l'immigration a approuvé 960 091 demandes de visa, et 248 726 civils ukrainiens sont arrivés sur le territoire. D'après le bureau gouvernemental Immigration, réfugiés et citoyenneté Canada (IRCC), ils pourraient être près de 90 000 de plus à affluer sur le territoire.

Une semaine après l'invasion russe de l'Ukraine, le premier ministre Justin Trudeau annonçait l'abandon de contraintes administratives pour les Ukrainiens souhaitant fuir leur pays, telle que la réduction du délai d'obtention de visa, la dispense de frais pour certains types de titres de voyage d'urgence, etc. Les formalités administratives canadiennes se voient ainsi largement assouplies dans l'objectif de faciliter le processus d'immigration des réfugiés ukrainiens.

Des contraintes administratives et politiques

La mise en place de mesures d'urgence dans un contexte de crise des réfugiés n'est pas rare dans l'histoire migratoire canadienne. La dernière vague importante de réfugiés accueillis sur le sol canadien remonte à 2015. Cette année-là, plus de 4 millions de Syriens quittent leur pays en conséquence de la guerre civile provoquée par Bachar Al-Assad, qui a fait 507 000 morts. La guerre éclate en 2011, mais il faut attendre septembre 2015 pour que l'ancien gouvernement fédéral, mené par le conservateur Stephen Harper, dévoile un plan d'accueil et de sélection des réfugiés syriens. Pressé par l'opinion publique et l'opposition, Ottawa s'engage à accueillir 20 000 Syriens sur le territoire en quatre ans, sous certaines conditions administratives, politiques et idéologiques.

Sous le feu des critiques, le gouvernement Harper collabore avec l'Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), afin d'accueillir ce quota promis de Syriens alors réfugiés en Turquie, en Jordanie et au Liban. Toutefois, les délais de traitement et de prise en charge sont conséquents. Pour se voir délivrer un visa, les Syriens déplacés en Turquie doivent attendre en moyenne six mois. Ceux en Jordanie patientent deux ans et demi, et pour les civils réfugiés au Liban, les délais atteignent jusqu'à trois ans et demi. Au final, ils seront 39 636 à arriver au Canada entre novembre 2015 et décembre 2016, dont 35 % parrainés par le secteur privé et 55 % pris en charge par le gouvernement, d'après l'IRCC.

« Est-ce que le système est tout simplement raciste ? »

« Tous les jours, j'assiste à l'arrivée de nouveaux réfugiés ukrainiens, et tous les jours, je suis de nouveau confrontée aux injustices et au mépris auxquels ma famille et moi avons fait face pour arriver jusqu'ici », raconte tristement Haya Bitar, 23 ans. Originaires d'une famille athée de Damas, Haya, ses parents et sa sœur habitent à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis, lorsque la guerre civile éclate en Syrie. Les relations politiques se tendent entre les Émirats et la Syrie, et les Bitar assistent à l'expulsion de nombreuses familles syriennes de cet État fédéral du Golfe. Craignant d'être renvoyés à leur tour à Damas, ils cherchent à rejoindre les États-Unis où habite une partie de leurs proches. Sans succès. En 2016, l'ancien président américain Donald Trump signe le Muslim Ban, une série de décrets exécutifs visant à interdire l'entrée aux États-Unis aux ressortissants de certains pays à majorité musulmane, dont la Syrie. « Trump interdisait littéralement à ma famille d'entrer sur le territoire à cause de leur passeport syrien, et les frontières européennes étaient fermées. Il ne nous restait plus qu'une seule option : le Canada », poursuit Haya Bitar.

La famille s'engage alors dans un périple administratif qui ne prend fin qu'en 2019, lorsqu'un agent de l'immigration canadienne leur annonce qu'ils sont autorisés à entrer sur le territoire. « Ils avaient perdu notre dossier. Pour les agents de l'immigration, nous ne sommes que des piles de papiers administratifs qu'on laisse trainer sur un bureau, dénonce la jeune femme. Pourtant, il s'agit de nos vies, nous sommes des êtres humains. » Lorsque la famille syrienne arrive à Montréal, au Québec, elle est confrontée à la précarité. Les diplômes syriens des parents d'Haya n'ont pas de valeur au Québec, et leur statut de réfugiés les freine lourdement dans leur recherche d'emploi :

Nous étions en sécurité, mais le stress de ne pas trouver d'emploi rongeait mes parents de l'intérieur. Finalement, en quoi la vie de réfugiés au Québec était-elle si différente de celle que nous avions à Abou Dhabi ?

Les parents d'Haya jonglent entre différents jobs alimentaires et les cours de français, 35 heures par semaine nécessaires à leur adaptation et à la recherche d'emploi. L'étudiante de 23 ans suit également un programme de langue depuis son arrivée au Québec. C'est dans ce contexte qu'elle rencontre plusieurs réfugiés ukrainiens. « J'ai ressenti tellement de colère contre l'immigration canadienne lorsque j'ai appris que le processus d'immigration avait été facilité pour les Ukrainiens », révèle la jeune femme, avant de fustiger le « deux poids, deux mesures des politiques migratoires ».

 Certains d'entre eux reçoivent un visa de tourisme en deux semaines, alors que ma famille a mis trois ans pour obtenir le simple statut de réfugié. Est-ce parce que nous, Syriens, sommes perçus comme un danger ? Est-ce que le système est tout simplement raciste 

 

Laïcité et nationalisme

Lorsque la famille Bitar procède à sa demande d'asile auprès de l'immigration canadienne, la crise migratoire syrienne se trouve au cœur des débats dans le pays. Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, des courants d'opinion hostiles à l'accueil des Syriens sur le territoire canadien font leur apparition. Des liens entre l'islam, le terrorisme et l'accueil des Syriens sont établis par les conservateurs et les médias, et l'argument sécuritaire est généralement mis en avant dans les discours concernant l'accueil des réfugiés syriens. Pour Leila Benhadjoudja, spécialiste de la laïcité et chercheuse à l'Institut d'études féministes et de genre à l'université d'Ottawa,

les politiques d'immigration et d'accueil des personnes réfugiées sont structurées par des logiques raciales, mise à l'œuvre notamment dans des discours sécuritaires. Lorsqu'il s'agit de réfugiés racialisés, les affects de peur et de soupçon sont mobilisés et alimentent alors les logiques sécuritaires dans l'intérêt de « protéger » la nation.

Une « panique morale » affecte tout le pays et n'épargne pas le Québec, où les débats houleux sur la laïcité et le port du hijab sont relancés avec l'arrivée des Syriens, poursuit Leila Benhadjouda.

Le discours nationaliste sur la laïcité au Québec s'articule de manière à présenter la nation comme féministe, ayant aboli le patriarcat, l'homophobie et les violences sur les minorités genrées. On y oppose alors les personnes réfugiées et musulmanes qui viendraient saboter ce projet d'une nation moderne, progressiste et démocratique. 

Ce type d'argument chauvin deviendrait ainsi un outil identitaire à visée politique, servant un « discours sécuritaire qui légitimerait le contrôle accru des frontières ». Pour la chercheuse,

les politiques d'immigration au Canada étaient ouvertement racistes, maintenant elles sont devenues néo-racistes. On ne parle plus de race, mais de culture, d'adaptation et d'intégration.

Si le Canada se conforme à une tradition multiculturelle, le modèle québécois adopte une approche davantage républicaine, dite « à la française ». Un mimétisme politique qui amène le premier ministre québécois François Legault à adopter en juin 2019 un projet de loi sur la laïcité de l'État, également connue sous le nom de loi 21. Validé par la Cour d'appel du Québec le 29 février 2024, ce texte controversé interdit le port de signes religieux aux employés de l'État provincial qui occupent des postes d'autorité coercitive, comme les policiers ou les juges, ainsi qu'aux enseignants du primaire et du secondaire dans le secteur public.

Une entraide communautaire

Solidarité. C'est le mot d'ordre de la mission que se sont donnée Adelle Tarzibachi et Josette Gauthier, co-fondatrices des Filles Fattoush. Cette entreprise de restauration créée en 2017 emploie uniquement des femmes réfugiées syriennes. « Lorsque le gouvernement a annoncé l'accueil de 25 000 réfugiés, nous nous sommes immédiatement demandé comment aider les femmes syriennes à s'intégrer et à trouver un emploi dès leur arrivée », relate Adelle Tarzibachi. Jusque-là bénévole auprès d'églises impliquées dans l'aide administrative et le parrainage privé des réfugiés syriens, la cheffe d'entreprise originaire d'Alep qui se sentait « impuissante face à la guerre » a trouvé avec cette initiative un moyen d'aider à sa façon. C'est d'ailleurs à l'église qu'elle rencontre Maria, sa cheffe cuisinière, arrivée sur le territoire canadien avec ses deux enfants de 7 et 9 ans, début 2017. « Nous avons vécu 6 ans sous les bombardements à Damas », raconte-t-elle. « Il fallait fuir pour que mes enfants soient en sécurité. Cependant, je n'ai pas pu immigrer plus tôt à cause des délais de traitement de notre dossier par l'immigration canadienne. » Dans sa fuite, Maria laisse son mari derrière elle.

Il ne voulait pas quitter ses parents, mais il compte nous rejoindre. Nous sommes en attente de procédures, depuis un an. On ne sait pas combien de temps cela peut prendre, j'espère qu'il finira par venir.

Même si la Syrienne décrit des difficultés d'adaptation lors de son arrivée sur le territoire canadien, elle se félicite d'avoir trouvé un équilibre, notamment du fait de son activité professionnelle. « C'est mon premier emploi et j'ai l'impression de travailler avec ma famille. Malgré les problèmes du quotidien, je trouve beaucoup de bonheur dans mon milieu de travail », poursuit-elle. Plus qu'un tremplin pour ces femmes réfugiées, le lancement de Filles Fattoush est un moyen pour Adelle Tarzibachi de « créer un pont » entre la Syrie et le Québec. « À l'époque, les médias véhiculaient une image négative de mon pays, ils ne parlaient que de guerre et de réfugiés », se souvient-elle. « Ce projet était une goutte de positivité dans un bassin de négativité. » Avant de conclure : « Il est important de montrer que ces réfugiés décrits comme un danger sont arrivés avec un riche bagage culturel à faire découvrir au Québec. »

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Arabie saoudite. Les ratés du pari économique

Par : Sebastian Castelier — 2 avril 2024 à 06:00

Après plusieurs années de tâtonnement, la machine économique saoudienne semble désormais corps et âme dévouée à faire sortir de terre la stratégie portée par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman pour diversifier l'économie pétrolière du royaume. Des projets dont la rentabilité économique comme la faisabilité restent à démontrer.

Le Fonds d'investissement public d'Arabie saoudite (PIF) engloutit peu à peu l'économie du royaume, engagé dans le très ambitieux plan dit Vision 2030. Le fond souverain fondé en 1971 sort de sa torpeur en 2015 pour passer sous la houlette de Mohamed Ben Salman (MBS), alors nouvellement nommé ministre de la défense par son père, le roi Salman. Depuis, le PIF, jugé modérément transparent par l'indice de transparence des fonds souverains Linaburg-Maduell, dépossède progressivement l'État de son pouvoir de supervision sur la dépense d'investissement de long terme. En mars 2024, le gouvernement transfère au PIF et à ses filiales une nouvelle tranche de 8 % du capital de la vache à lait du royaume Saudi Aramco, portant à 16 % la part du producteur de combustibles fossiles détenus par le fonds.

Une telle opération contribue ainsi à détourner des coffres de l'État vers le bilan comptable du PIF une part grandissante du dividende versé par l'entreprise, estimée à près de 90 milliards d'euros pour l'année 2023. Outre des flux de capitaux frais, le transfert d'actifs vers le PIF permet au fonds souverain de renforcer son bilan et d'accroître son effet de levier. Sur les deux premiers mois de 2024, la pile de dette accumulée par le PIF a augmenté de sept milliards de dollars pour atteindre un total estimé à 36 milliards de dollars (33 milliards d'euros). « L'Arabie saoudite et le PIF en particulier semble avoir un peu appuyé sur la pédale d'accélérateur en ce qui concerne l'augmentation des dettes extérieures », commente Vineet Tyagi, un spécialiste de la gestion des risques financiers qui a travaillé pendant plus d'une décennie pour plusieurs banques dans le pays et aux Émirats arabes unis. Il note que la dette n'est en soi « pas une si mauvaise chose » si elle est allouée à des projets viables. Et ajoute que le taux d'endettement de l'Arabie saoudite, qui a plus que quadruplé depuis 2015 pour atteindre 25 % de son produit intérieur brut en 2023 demeure largement inférieur au 111 % d'endettement d'un pays comme la France.

Dans le cadre de cette stratégie, la course au crédit est amenée à se poursuivre selon des informations obtenues par l'agence d'informations économiques et financières Bloomberg. Les besoins en capitaux du PIF sont en effet aussi gargantuesques que pressants. Le fonds chargé de financer les projets Vision 2030 prévoit de déployer 70 milliards de dollars d'investissement chaque année à partir de 2025. Portée par MBS depuis 2016, Vision 2030 promet une transformation brutale de l'économie pour s'extirper de la dépendance à la vente d'énergies fossiles. « J'espère que d'ici 2030, je me moquerai de savoir si le prix du pétrole est à zéro », assurait confiant le ministre des finances Mohamed Al-Jadaan, en 2017. Une prédiction illusoire : la rente pétrolière comptait toujours pour 62 % des revenus du gouvernement en 2023.

Les loisirs au cœur de la diversification

La thérapie de choc promise par MBS englobe une flopée de projets aux natures très diverses. Neom est le symbole le plus connu. Il s'agit d'un ensemble de villes thématiques disséminé sur une surface de la taille de la Belgique, loin des centres urbains mais proche de la frontière jordanienne. Ainsi, le projet The Line qui consiste en deux gratte-ciels parallèles de 170 kilomètres de long s'affiche comme « le plus grand défi immobilier jamais entrepris par l'humanité »1, tandis que celui d'Oxagon promet de réinventer « l'approche du développement industriel ». Neom affirme que 60 000 ouvriers s'affairent déjà à donner vie aux présentations Power Point souvent lunaires.

Tel est le cas notamment de Trojena, vantée comme la première station de ski du Golfe qui « redéfinira le tourisme de montagne », et qui est censée accueillir les Jeux asiatiques d'hiver en 2029 sur une neige artificielle pour les trois quarts. Les spectateurs arriveront à bord d'aéronefs Riyad Air, une compagnie aérienne lancée par le PIF et qui a commandé 39 Boeing 787-9 en mars 2023 avec une option pour 33 avions supplémentaires. Ces mêmes appareils achemineront les fans de la Coupe du monde 2034, dont le royaume est assuré de remporter l'organisation suite à une « série de changements abrupts » dans la procédure d'appel d'offres de la FIFA qui ont conduit à faire de l'Arabie saoudite l'unique candidat.

Car le sport est la touche glamour de Vision 2030, visant à faire du royaume un pôle sportif de rang mondial. Les clubs de football saoudiens pour certains appuyés par le PIF ont déboursé lors du mercato estival de 2023 près d'un milliard de dollars pour s'adjoindre les services de près de 100 joueurs internationaux, dont le Brésilien Neymar, le Portugais Cristiano Ronaldo et le Français Karim Benzema, et faire vibrer la Saudi Pro League. Si l'intérêt est extrêmement limité sur le plan international, l'échec est également remarquable à l'intérieur du pays. La jeunesse saoudienne est aux abonnés absents : le nombre de fans moyen par match a chuté de 10 % par rapport à la saison précédente. Une déconvenue qui questionne l'adhésion jugée inconditionnelle de la jeunesse à Vision 2030.

« La grande question que tout le monde se pose je pense est : le pays tout entier est-il derrière Vision 2030, ou seulement un leader visionnaire ? Car la seconde situation créera ce que nous appelons dans le jargon du crédit un risque de concentration », commente Vineet Tyagi. Un risque de concentration qui s'étend au développement du pays. Les villes nouvelles de Vision 2030, façonnées par et pour des étrangers, engloutissent la majeure partie de l'attention et des dépenses d'investissement. Une dynamique qui laisse les Saoudiens résidant dans les villes historiques du pays face au risque d'un développement à deux vitesses, dont l'existant pourrait être le grand perdant.

La rentabilité en question

Au-delà des projets tape-à-l'œil, les composantes les plus pragmatiques de la Vision sont une lueur d'espoir. Parmi l'avalanche de nouvelles d'entreprises lancées par le PIF, certaines sont assises sur des modèles économiques matures dans des secteurs d'activité historiques, tels que l'agriculture, l'industrie minière ou encore le tourisme avec des complexes balnéaires sur les rives de la mer Rouge. Certains projets touristiques démontrent déjà le potentiel du royaume dans ce secteur. L'aéroport d'Al-Ula, porte d'entrée vers le site archéologique éponyme où se trouvent des vestiges de la civilisation nabatéenne a accueilli plus de deux millions de passagers en 2023, contre seulement 52 000 quatre ans plus tôt. Pour assurer la promotion de son ouverture au tourisme international, le royaume peut compter sur une armée d'influenceurs invités dans le pays pour en chanter les louanges. Lors d'une visite à Al-Ula en 2022, le couple vedette de l'émission de téléréalité « Les Marseillais », Maddy Burciaga et Benjamin Samat, postait sur Instagram une photo ayant pour légende : « Les amis, tellement surpris de Saudi, on en prend plein la vue chaque jour, des paysages et des lieux uniques au monde. » Le pays peut aussi compter sur le monde du septième art qui se retrouve chaque année à Djeddah pour le Red Sea International Film Festival.

Le but recherché n'est pas tant des retombées économiques immédiates que le virage à 180 degrés en termes d'image que ces opérations de séduction permettent au royaume de s'acheter. La présence d'influenceurs et du monde du showbiz aide à vendre à l'international l'image d'un royaume en changement, sur les cendres encore chaudes des scènes de flagellation et d'exécutions publiques fréquentes dans le pays au début des années 2010.

Mais là encore, le PIF doit prouver que la myriade d'entreprises qu'il déploie pour se placer au centre de l'économie saoudienne, une stratégie accusée de « remplacer un groupe d'hommes d'affaires favoris par un autre »2, peuvent générer des revenus ainsi que des emplois conséquents. Selon le Fonds monétaire international, la rentabilité de l'entreprise médiane dans les pays du Golfe se détériore de façon structurelle, chutant de 15,2 % en 2007 à 4,1 % en 2021.

Dès lors, les flux de capitaux internationaux sont aussi sceptiques et rechignent à s'investir dans la frange la plus spéculative de Vision 2030 dont le taux de retour sur investissement à moyen terme demeure très incertain. Avant le lancement fin 2023 par les autorités financières et statistiques saoudiennes d'une nouvelle méthodologie de calcul des investissements directs étrangers, ces derniers faisaient état d'une chute de la confiance des capitaux internationaux. Au cours des six années qui précèdent le lancement de Vision 2030, les investissements directs étrangers s'élèvent à 61 milliards de dollars (plus de 56 milliards d'euros). Un chiffre qui chute à 43 milliards de dollars (40 milliards d'euros) au cours des six années qui ont suivi 2016, et une douche froide pour l'espoir saoudien d'attirer 100 milliards de dollars (92 milliards d'euros) d'investissement étrangers par an d'ici à 2030. « Ils sont très, très loin d'avoir atteint le niveau souhaité en termes d'investissements directs étrangers », résume Vineet Tyagi. Mais le spécialiste des risques financiers tient à nuancer. Les investissements étrangers « pourraient bien arriver dans un second temps », lorsque les projets bâtis à coup de dette commencent à prouver leur viabilité économique de long terme. C'est là indéniablement un vœu pieux pour certains projets.

La société instamment mise à contribution

« La Vision n'est pas un rêve, c'est une réalité qui se concrétisera », assurait Mohamed Ben Salman en 2016. Et les citoyens saoudiens sont priés d'acquiescer aux choix d'investissement, au risque de faire face à une répression implacable.

Le PIF est une richesse publique qui appartient aux citoyens saoudiens. Or, Mohamed Ben Salman dépense et dirige à sa guise une vaste quantité d'argent public, avec peu de garde-fous et de possibilités pour les citoyens saoudiens de donner leur avis sur la manière dont leurs ressources sont dépensées,

confie Joey Shea, spécialiste de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis auprès de Human Rights Watch.

À la mise au pas des élites du pays3 a succédé une vague de poursuite plus large. Le 9 juillet 2023, le Tribunal pénal spécial a condamné à mort un enseignant à la retraite âgé de 54 ans, accusé d'avoir protesté contre la flambée des prix et émis des critiques contre les dirigeants du pays sur ses deux comptes X (ex-Twitter) anonymes suivis par 10 personnes.

Les chefs d'entreprises sont également tenus de soutenir la croisade en solo de l'homme fort de l'Arabie saoudite, y compris lorsque cela n'est pas nécessairement dans l'intérêt immédiat de leurs activités. En 2021, le royaume lance l'initiative Shareek (« Participe » en arabe) qui exhorte les entreprises phares du royaume de réduire leurs dividendes pour réallouer ces montants à des dépenses d'investissement dans le cadre de Vision 2030.

Le système bancaire est également mis à contribution. Selon Bloomberg, les banques saoudiennes pourraient avoir besoin d'émettre au moins 11,5 milliards de dollars de dette (10,5 milliards d'euros) en 2024, afin de lever des fonds pour Vision 2030. Ce montant record fait suite à celui de 10 milliards de dollars (9,31 milliards d'euros) déjà levés en 2022. Ces émissions de dette doivent ainsi donner vie à Vision 2030, défiant la réalité formulée par le cabinet de conseil britannique Control Risks : « Il n'y a tout simplement pas assez de moyens en Arabie saoudite pour atteindre les objectifs économiques. »

Selon des documents confidentiels révélés par le Wall Street Journal en 2022, la construction de la seule mégastructure The Line pourrait coûter la bagatelle de 1 000 milliards de dollars (931 milliards d'euros). Le sujet est voilé de mystère : l'Arabie saoudite n'a jamais divulgué le budget requis pour financer les projets de Mohamed Ben Salman sur la période 2016-2030, mais les premières fissures apparaissent déjà. Sur X, Ali Shihabi, un des membres du conseil consultatif de Neom et proche du pouvoir en place révèle dans une publication de mars 2024 :

Certains projets ont soulevé des doutes en raison de leurs coûts d'investissement considérables. Leur développement est toutefois tempéré par des contraintes financières et de moyens, le gouvernement réagissant aux signaux du marché et ralentissant la réalisation pour l'inscrire dans une période plus longue que celle initialement prévue.

Un aveu de l'échec de projets phares de Vision 2030 soumis au cruel crash test de la rationalité économique.


1Mariam Nihal, « The Line in Neom is 'the greatest real estate challenge that humans have faced' », The National, 17 août 2022.

2Samer Al-Atrush, « Saudi Crown Prince turns to 'state capitalism' after change in the guard », The Financial Times, 28 mai 2023.

3NDLR. Notamment la rafle de près de 400 personnes parmi les plus influentes de la société saoudienne en 2017 et l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 par des agents saoudiens au consulat du royaume à Istanbul.

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« Mon beau-père a quitté cette vie pour ne plus souffrir de l'humiliation »

Par : Rami Abou Jamous — 1 avril 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Dimanche 31 mars 2024.

Aujourd'hui j'ai une mauvaise nouvelle à annoncer. Le père de mon épouse Sabah est décédé. Il est parti reposer en paix parce qu'il n'a pas résisté aux conditions de vie depuis son déplacement forcé à Rafah. Il s'appelait Souleimane, il avait 76 ans. Il était né en 1948, l'année de la Nakba. Et il est mort l'année de la deuxième Nakba, qui est en cours.

Sa vie est un résumé de l'histoire contemporaine de Gaza. Il a connu la domination égyptienne puis israélienne, la première intifada en 1987, l'arrivée de l'Autorité palestinienne (AP) et de Yasser Arafat en 1994 après les accords d'Oslo, la deuxième Intifada en 2000, la prise du pouvoir par le Hamas en 2007, les différentes offensives de l'armée israélienne et finalement l'exode vers le sud de la bande, suite auquel il survivait sous une tente.

Déjà en 2014…

Mon beau-père était un entrepreneur prospère dans le bâtiment, originaire de Gaza. Il était là avant l'arrivée des réfugiés de la Nakba dont les descendants constituent la majorité des habitants de Gaza aujourd'hui. Il avait dix-neuf enfants. La plus âgée a 49 ans, le plus jeune 13 ans. J'aimais bien discuter avec lui, c'était un homme d'une grande sagesse.

Avec sa famille, ils avaient été parmi les premiers à fuir vers le sud, parce que sa maison était à Chadjaya, un quartier proche de la frontière avec Israël, qui est toujours le premier visé quand les Israéliens attaquent. Mais ils avaient tiré les conséquences de l'offensive de 2014. Mon beau-père avait alors perdu son frère, la femme de ce dernier, leurs deux enfants et une petite-fille. Leur maison avait été complètement détruite. C'était un immeuble familial, comme c'est souvent le cas à Gaza. Chacun de ses enfants avait son propre appartement, où il habitait avec sa famille. Souleimane habitait au rez-de-chaussée avec les plus jeunes de ses enfants et ses filles non mariées.

Cette fois, ils sont partis dès le début de l'offensive israélienne. D'abord vers la ville de Gaza, en ordre dispersé. Certains se sont réfugiés à l'hôpital Al-Shifa, d'autres dans des écoles, ou encore chez des proches ou des amis. Jusqu'au jour où l'armée israélienne a attaqué les écoles, l'hôpital Al-Shifa et tout ce quartier. Ils ont dû fuir à nouveau vers Nusseirat, au centre de la Bande. Puis, encore une fois, quand Nusseirat a été attaqué, partir sous les bombes vers Rafah. C'était en janvier. Mon beau-père et sa famille sont arrivés à une heure du matin par la route qui longe la côte, au rond-point Al-Alam, à l'entrée ouest de Rafah. Cette nuit-là, il pleuvait des cordes.

« Trouver une tente à Rafah tient du miracle »

Ils sont restés dans la rue, sous la pluie, jusqu'au matin. Nous étions déjà à Rafah, mais nous ne savions même pas qu'ils étaient partis de Nusseirat. Les communications étaient coupées, nous ne pouvions pas les appeler. Nous nous demandions s'ils étaient restés là-bas, s'ils avaient été bombardés, s'ils étaient encore vivants… Et puis le lendemain matin, on les a trouvés. Les enfants de Souleimane ont commencé à acheter quelques bouts de bois et du plastique pour faire des bâches et s'installer, parce que trouver une tente à Rafah tient du miracle. J'ai essayé plusieurs fois de leur trouver une tente ou deux parce qu'ils étaient nombreux – une trentaine de personnes —, il leur fallait minimum quatre ou cinq tentes. J'ai essayé tous les moyens, j'ai demandé à mes contacts, mes amis, les ONG que je connaissais. En vain malheureusement. Ils sont restés sous les bâches, qui se sont multipliés au fil de temps.

L'endroit où ils étaient est devenu surpeuplé. Tous les réfugiés du nord, de Nusseirat ou même de Khan Younès, la ville la plus proche, sont venus s'y installer. Souleimane et les siens ont creusé un petit puits à côté des bâches pour en faire des toilettes, pour ne pas avoir à faire des centaines de mètres, voire des kilomètres, pour aller aux toilettes des mosquées ou des écoles. Voilà comment vivent les déplacés de Rafah. Ils ont utilisé le système D dans lequel nous excellons, nous Palestiniens. Nous sommes un peuple qui s'adapte toujours, très vite. Malheureusement, ce n'est pas un atout. Car s'adapter toujours, même dans les pires situations, c'est aussi un peu accepter le mal sans s'en rendre compte. On ne se révolte pas, on s'adapte tout de suite.

« Maintenant, je comprends très bien l'humiliation de devenir un réfugié »

J'allais les voir plusieurs fois dans la semaine, et je parlais avec mon beau-père.

La première chose qu'il m'a dite, c'était :

Rami, je suis né en 1948, j'ai grandi en voyant arriver les réfugiés. Ils venaient de Haïfa, de Jaffa, d'Ashdod. Quand j'ai eu cinq ou six ans, je me suis demandé : pourquoi ces gens ont quitté leur maison ? Pourquoi ils ne sont pas restés affronter l'ennemi ? Aujourd'hui j'ai compris pourquoi.

Parce qu'à 76 ans, un homme qui n'avait pas peur de la mort, qui savait qu'il allait mourir bientôt, avait peur non pour lui, mais pour ses enfants et ses petits-enfants. Il avait pris la décision de partir pour les protéger, parce qu'il avait vu comment cette armée avait commencé à massacrer sans pitié, sans faire la distinction entre les personnes âgées, les jeune garçons, les bébés, les femmes. C'était juste une vengeance aveugle pour ce qui s'était passé. Et puis ils ont profité de cette vengeance pour nous déplacer tous. Le scénario de 1948 était en train de se répéter, pensait-il.

Il me disait aussi :

Maintenant je comprends très bien l'humiliation de devenir un réfugié, de vivre sous une tente. J'ai peur que ces tentes se transforment à leur tour en camps de réfugiés, comme ça s'est passé à Gaza ou ailleurs.

Mon beau-père me racontait que lorsqu'il était enfant, il voyait les gens arriver avec en main la clé de leur maison. « Maintenant, moi aussi j'ai dans la main la clé de chez moi. Mais je sais que moi non plus, je ne vais pas y retourner ». Car il savait très bien que s'il rentrait à Chadjaya, il n'allait pas retrouver sa maison. Deux jours plus tard, il a appris que son immeuble avait été détruit.

« Cette fois-ci, on ne la reconstruira pas »

Cette maison, il l'avait construite pour ses enfants, après avoir travaillé toute sa vie comme entrepreneur. Nous autres Palestiniens avons un esprit de famille très fort. Dans notre tradition, le rêve de chaque parent palestinien est de donner un toit à ses enfants, et de leur permettre de faire des études.

La maison de mon beau-père était le second immeuble qu'il construisait pour sa famille. Le premier avait été détruit une première fois pendant l'offensive israélienne de 2014. Il l'avait rebâti avec ce qu'on appelait « l'argent de la reconstruction », versé par plusieurs pays donateurs, dont le Qatar. En octobre 2023, quand l'attaque israélienne a commencé, la nouvelle maison n'était pas encore terminée, il restait le cinquième étage à construire. Il m'avait dit : « J'ai perdu ma maison pour la deuxième fois, mais je crois que cette fois-ci, on ne la reconstruira pas ».

C'était l'investissement de toute une vie. Souleimane avait commencé à travailler très tôt, à l'âge de seize ans, d'abord en Israël. Il est ensuite parti en Libye, en Égypte, au Soudan, en Tunisie et même à Malte. Après avoir fait construire cet immeuble familial, il a acheté des parcelles de terrain agricole, dont la superficie était de 35 dunams à peu près (près de 35 000 mètres carrés), toujours dans ce même quartier de Chadjaya. Il me disait : « J'en avais rêvé toute ma vie ».

Mais le rêve réalisé n'a pas duré très longtemps. En 2005, ce terrain s'est retrouvé à l'intérieur de la « zone tampon » qu'Israël a établi le long du mur entre la bande de Gaza et le territoire israélien, à l'est de Chadjaya. Depuis, mon beau-père ne pouvait plus y accéder. Il me disait que cette trentaine de dunams était pleine d'arbres fruitiers, qu'il y avait là « tout ce que tu peux imaginer ». À chaque fois que j'allais lui rendre visite, je le reconnaissais de moins en moins. Souleimane était une forte personnalité, il avait un fort caractère, il restait solide même dans les conditions de vie les plus difficiles. Mais là, je voyais quelqu'un qui était en train de céder petit à petit face à la misère et au désespoir. Son fils Mahmoud, 21 ans, devait se marier le 3 novembre. Tout était prêt, la salle de mariage, l'appartement où le couple allait habiter, toute la famille se réjouissait. Mais la guerre a commencé, et l'espoir de mon beau-père de voir son fils marié s'est envolé.

« Je ne peux plus supporter de voir mes enfants humiliés »

Je regardais ce vieil homme qui était en train de perdre la volonté de vivre. À chaque visite, je le trouvais de plus en plus pessimiste. Sa santé se détériorait, mais il ne voulait pas aller à l'hôpital. Il me disait : « Rami, je sais très bien comment c'est dans les hôpitaux. Il y a 36 000 malades. Déjà que notre système de santé n'était pas super, mais avec la guerre ça a empiré. Si je vais à l'hôpital, ça va mal finir ». La dernière fois je l'ai vu, c'était il y a quatre jours. Je voyais dans ses yeux la tristesse de devoir vivre ainsi. Et pour la première fois, cet homme au fort caractère a avoué :

Rami, je n'en peux plus. Je ne peux plus supporter cette misère, je ne peux plus supporter cette vie. Je ne peux plus supporter de voir mes enfants humiliés, dormir dans les rues, sous des tentes, sous des bâches. Je n'en peux plus.

Quelque chose brillait dans ses yeux, pas tout à fait des larmes, mais c'était la première fois que je le voyais ainsi. C'est là que j'ai compris que c'était la chute d'un aigle qui, après avoir réussi à survoler les périodes les plus dures de sa vie, descendait vers la terre, parce qu'il n'avait plus de force. On devait lui rendre visite vendredi, mais ses enfants nous on dit qu'une ambulance venait de l'emmener à l'hôpital. J'ai compris que s'il avait accepté cela, c'est qu'il était vraiment au bout. Une demi-heure après, son fils nous a annoncé qu'il était parti se reposer en paix.

Le rituel pour honorer les morts n'existe plus

C'est donc cela la vie sous l'humiliation. L'humiliation d'être chassé de chez soi, l'humiliation sous les bombes, d'être tué comme dans des jeux vidéo par quelqu'un devant un écran qui appuie sur un bouton, qui n'a même pas besoin d'affronter, ni même de regarder ceux qu'il tue. L'humiliation de faire la queue pour trouver à manger. Mon beau-père me disait : « Toute ma vie, je n'ai compté que sur moi-même. Et aujourd'hui, on a dépensé toutes nos économies et, pour la première fois de notre vie, on demande de l'aide humanitaire pour se nourrir ».

On est allés le chercher à l'hôpital mais ils nous ont dit qu'il fallait l'enterrer immédiatement, parce qu'il n'y a plus de place dans les morgues. Il est mort à l'Hôpital européen, qui est à l'autre bout de Rafah, à l'est, alors qu'il s'était abrité à l'ouest, du côté de la mer. Il n'y avait plus de moyen de transport pour le ramener. D'habitude, quand quelqu'un meurt, il y a tout un rituel pour l'enterrer dignement : on le lave, on le ramène chez lui, pour que la famille et les voisins lui disent au revoir. Puis on l'emmène au cimetière et on l'enterre avec son nom sur la tombe, et on prie avec tous ceux qui sont là.

Mais tout cela n'existe plus.

J'ai pris la décision, avec Sabah, d'aller à l'hôpital, pour qu'elle le voie une dernière fois. Il n'y avait même pas d'ambulance. On a mis le corps dans un minibus que quelqu'un nous a prêté pour l'emmener dans un cimetière de fortune juste à côté de l'Hôpital européen, car le cimetière principal de Khan Younès a été profané par les troupes israéliennes. On était six personnes à assister à l'enterrement.

On a compté les tombes qui se trouvaient à côté de la sienne pour pouvoir la retrouver, car aucune ne porte de nom. On l'a mis dans un sac en plastique — ce qui ne se fait pas d'habitude — au cas où on pourrait un jour venir le chercher et l'enterrer dignement à Gaza. Des milliers de personnes ont vécu ce genre de moments horribles.

L'humiliation nous poursuit jusqu'à la tombe. On ne peut même pas recevoir dignement les condoléances. D'habitude, ont met des centaines de chaises sous une tente de deuil, et tout le monde vient. Là, on a posé deux ou trois chaises, les gens venaient nous saluer et s'en allaient tout de suite. Souleimane n'était qu'un nom parmi le million et demi de déplacés qui s'entassent à Rafah. Un homme de plus qui a quitté cette vie pour ne plus souffrir de l'humiliation.

Quand il m'avait dit « je n'en peux plus », il a ajouté : « Il n'y a plus de justice dans cette vie, il faut aller chercher la justice ». Je n'avais pas bien compris alors. Mais maintenant je comprends qu'il voulait aller chercher la justice dans l'au-delà. J'espère qu'il repose en paix maintenant, avec les plus de 30 000 personnes qui ont été tuées.

Souleimane n'a pas été tué par les bombes, mais il est mort à cause des bombes. Il a perdu espoir et il est allé chercher la justice.

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L'attaque contre TikTok ou la compétition des Tartuffe

Par : Martine Bulard — 1 avril 2024 à 06:00

Les conflits armés sont aussi des guerres de récits. Les réseaux sociaux y prennent une part active, tous contrôlés par des groupes américains à l'exception d'un : le chinois TikTok. Depuis des années, élus démocrates et républicains veulent le ramener dans le giron états-unien ou l'interdire. Dernier prétexte avancé : il est « pro palestinien », voire antisémite.

Alors qu'Israël interdit tout accès à la bande Gaza aux reporters étrangers et tire sur les journalistes palestiniens comme sur des lapins — avec une centaine de morts dans la profession depuis le 7 octobre 2023 — que deviendraient les (déjà trop rares) informations sur Gaza si un réseau social comme TikTok venait à disparaître ? Si un seul propriétaire, à savoir Meta, obtenait le monopole de la diffusion des plateformes en ligne ? Ces questions ne relèvent pas totalement du fantasme.

Le 13 mars 2024, élus républicains et démocrates de la Chambre des représentants américaine ont arrêté un projet de loi exigeant la vente de la célèbre application à une entreprise « sûre » — c'est-à-dire états-unienne. Faute de quoi, elle serait interdite. Ce projet doit encore être voté par le Sénat. Il n'est donc pas pour demain. Cependant, républicains et démocrates savent en général dépasser leurs divergences quand il s'agit de la Chine. Et TikTok appartient au groupe chinois ByteDance.

Reconnaissons aux faucons américains une certaine constance. Ils se battent depuis 2020 pour s'accaparer la plateforme qui a séduit adolescents et jeunes adultes — la « génération Z » née avec Internet et le numérique. Celle-ci est friande de TikTok qui totalise 170 millions d'utilisateurs aux États-Unis, soit davantage qu'Instagram (157 millions) et presqu'autant que Facebook (175 millions) qui recrute dans les couches un peu plus âgées. Jusqu'alors, les dirigeants américains avançaient avec une très grande prudence : priver la jeunesse de son mode de communication favori n'est pas une chose aisée, et on ne sait jamais ce qu'il peut arriver si l'on y touche.

Parti pris idéologique et tiroir-caisse

Visiblement, le concepteur du projet de loi, Mike Gallagher, l'un des plus farouches sinophobes des États-Unis, a trouvé l'argument massue pour accélérer le processus en panne depuis quatre ans : TikTok est pro palestinien voire antisémite… Comme Pékin réclame un cessez-le-feu d'urgence à Gaza, l'ouverture des négociations, la fin de la colonisation israélienne, et que l'application est chinoise, ses utilisateurs sont forcément « manipulés par le gouvernement chinois ». Se combinent ainsi parti pris idéologique et opération économique, espoir d'imposer un récit plus favorable à la guerre israélienne et volonté de stopper l'avance chinoise dans le numérique, en faisant tomber dans l'escarcelle nationale l'un des réseaux sociaux les plus inventifs du moment.

Du point de vue des massacres commis par Israël, le spécialiste Anthony Goldbloom, qui a étudié les données TikTok pour les acheteurs de publicité, a effectivement trouvé beaucoup plus de vues de vidéos avec des hashtags pro palestiniens que pro israéliens. Selon lui, le ratio peut aller jusqu'à 69 contre un1. Faut-il voir ici la preuve que Pékin est entré dans la tête des Américains ? Ou la preuve qu'une majorité de jeunes est contre la guerre ? Pour avoir la réponse, il suffit de lire les reportages dans les journaux américains, ou simplement les sondages attestant que les moins de 35 ans (environ la moitié des utilisateurs de l'application chinoise) sont majoritairement antiguerre. C'est d'ailleurs l'une des raisons des faibles performances du président-candidat Joe Biden.

Car l'application a choisi de ne pas censurer les contenus, en Occident du moins. En Chine, TikTok est introuvable. Seul Douyin, sa version exclusivement réservée au pays, très étroitement surveillée, a droit de cité. Au royaume de l'hypocrisie, Pékin qui crie au scandale peut prétendre au poste suprême. Néanmoins, Joe Biden rivalise dans la tartufferie : en février dernier, le président américain ouvre un compte TikTok le dimanche du très populaire Super Bowl pour poster une vidéo sur sa passion du football et en mars, il fait savoir qu'il signera avec enthousiasme la loi Gallagher interdisant l'application.

Des images inédites en provenance de Gaza

En attendant, TikTok n'inflige pas de censure. C'est bien là que réside son succès. Y sont postées des vidéos commentant la guerre de Benyamin Nétanyahou, apportant des images en provenance de Gaza (quand les Palestiniens ont de l'électricité et Internet), mais aussi d'Israël, comme le raconte ce professeur d'une université dans un reportage du Washington Post : « Quand la guerre a éclaté, mes étudiants ont navigué en divers endroits sur TikTok pour voir quel genre de vidéos étaient populaires en Israël par rapport à Gaza, en Cisjordanie ou en d'autres endroits. Je n'avais jamais pensé à faire ça »2.

Cette liberté met en fureur Nétanyahou et ses acolytes. Elle dérange tout autant les républicains américains ouvertement pro israéliens et anti palestiniens, que les démocrates de Joe Biden qui déplorent la situation humanitaire des Gazaouis, et finissent par réclamer un cessez-le-feu lors de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies du 25 mars 2024, mais continuent de livrer des armes qui tuent les civils palestiniens. Le conflit se mène aussi sur le plan de l'information et de l'image3.

Censure sur X, Facebook et Instagram

Sur les autres réseaux populaires, la censure plus ou moins directe sévit massivement depuis le 7 octobre. Quelques post d'Orient XXI en ont fait l'expérience, ne pouvant être partagés sur X ou sur Facebook, comme c'est le cas de certains récits de Rami Abou Jamous, notre correspondant à Gaza qui tient régulièrement son journal de bord.

D'une façon plus globale, Human Rights Watch (HRW) pointe « la censure systémique des contenus pro palestiniens sur Instagram et Facebook »4. Ces contenus issus de comptes palestiniens ou de personnes défendant leurs droits ne sont tout simplement pas diffusés : ce que l'on appelle le « bannissement furtif » (shadow banning). Ils ne sont pas retirés, toutefois les algorithmes sont conçus pour qu'ils restent invisibles ou presque. Pour contourner l'obstacle, les utilisateurs mettent une pastèque pour désigner la Palestine (dont le drapeau possède les mêmes couleurs rouge, vert, noir et blanc), changent une lettre en astérisque ou en point pour parler de Gaza, ce qui empêche d'être repéré par les algorithmes. Il ne s'agit là que d'une faible parade.

Amnesty International constate également ce phénomène. « Les politiques et systèmes de modération de contenus de Meta réduisent de plus en plus au silence les voix en faveur de la Palestine sur Instagram et Facebook », note la directrice d'Amnesty Tech qui s'inquiète, car cette « censure contribue à l'effacement des souffrances des Palestiniens »5.

Ce qui vaut, de façon si dramatique, pour la guerre israélienne contre les Palestiniens, vaut dans tous les domaines. On oublie trop souvent que le monopole des trois géants américains — Méta, Google et Elon Musk (X) — sur la communication numérique planétaire constitue une menace pour les démocraties. Cela ne blanchit pas pour autant TikTok. Mais le forcer à se vendre à l'un des trois ne ferait que renforcer leur mainmise. Il en est de même pour son interdiction. C'est d'une régulation publique dont les internautes ont besoin.

Logiciels espions chinois ?

Certes, comme les autres, TikTok véhicule de fausses informations et des propos plus ou moins haineux. Cependant, cela n'a rien à voir avec la nature autoritaire du régime chinois. Les dirigeants américains craignent que le président Xi Jinping aspire les données des utilisateurs occidentaux pour nourrir de sombres projets, pas uniquement commerciaux. Son patron, le Singapourien Shou Zi Chew, sous le feu des questions des élus du Congrès pendant plus de cinq heures l'an dernier, a essayé de rassurer : son groupe est détenu à 60 % par des investisseurs institutionnels tels les richissimes fonds de gestion d'actifs BlackRock et Susquehanna International Group, spécialisé dans la Tech, à 20 % par les fondateurs chinois et le reste par le personnel. Trois des cinq membres du conseil d'administration de l'application sont des Américains. Enfin, les serveurs stockant les données sont installés aux États-Unis, sur le cloud Oracle, et non plus sur le sol chinois ou singapourien.

Pourtant, selon les partisans de l'interdiction de TikTok, cela ne suffit pas. Le pouvoir chinois est soupçonné d'avoir déployé des logiciels espions pour s'accaparer les cerveaux, mais aussi influencer les choix américains, et fausser le jeu des élections. L'a-t-il fait ? Nul ne le sait. Rien dans ce que produisent les autorités et services de renseignement américain ne dit que son « algorithme a fait la promotion de la République populaire de Chine – et je suppose que si le directeur du bureau du renseignement national en avait la preuve, il l'aurait fournie », écrit Julia Angwin dans le New York Times (14 mars 2024). Ce que confirme la représentante démocrate de Californie, Sara Jacobs, après la rencontre entre les élus du Congrès et les services de sécurité nationale : « Pas un seul élément de ce que nous avons entendu dans ce briefing classifié n'est propre à TikTok. Ce sont des choses qui se produisent sur toutes les plateformes des médias sociaux »6.

Comme l'ont fait remarquer quelques élus de bon sens à la Chambre, il n'est pas besoin de détenir le capital d'une application en ligne pour créer des faux comptes, envahir les réseaux de fausses révélations voire tenter de manipuler les votes. Les démocrates ont d'ailleurs accusé Vladimir Poutine de tels desseins et, à ma connaissance, le président russe ne possède aucune application.

Faux comptes américains en Chine communiste

Au moment où les médias et les dirigeants politiques occidentaux se déchaînaient unanimement ou presque contre TikTok, on a appris de la CIA que l'agence américaine avait « créé des faux comptes sur les réseaux sociaux chinois pour propager des rumeurs et diffuser des récits négatifs contre les dirigeants » dans l'espoir de « retourner l'opinion publique » et d'influencer l'extérieur. Le tout sous l'autorité du président de la République d'alors, Donald Trump7. Autre exemple de la tartufferie ambiante à propos de TikTok.

En fait, républicains et démocrates sont moins inquiets pour les cerveaux américains que pour les coffres forts des multinationales qu'ils défendent. Pour l'heure, une partie des données des utilisateurs occidentaux leur échappe alors que TikTok est sur le point de dépasser le chiffre d'affaires de Meta. Le dépouiller de ses précieuses data offrirait de juteuses perspectives. Mais cela permettrait surtout de s'approprier le logiciel et l'algorithme qui ont forgé le succès de l'application et qui témoignent d'une certaine avance de la Chine dans ce domaine. Le pouvoir chinois a déjà dit qu'il s'opposerait à une vente au nom du libre-échange et de la liberté d'expression défendue par le premier amendement de la Constitution américaine. Une autre tartufferie.


1Stu Woo, Georgia Wells, Raffaelle Huang, « How TikTok Was Blindsided by U.S. Bill That Could Ban It », Wall Street Journal, 12 mars 2024.

2Frances Vinall, « Young Americans are more pro-Palestinian than their elders. Why ? », Washington Post, 21 décembre 2023.

3Laura Cugusi, « Gen Z and Palestine : how social media activists are changing journalism forever », UntoldMag, 12 janvier 2024.

4« Meta : censure systémique de contenus pro palestiniens », Human Rights Watch, 21 décembre 2023.

5« Israël/Gaza : les réseaux sociaux entre censure des voix palestiniennes et démultiplicateur de haine », Amnesty International, 2 novembre 2023.

6Julia Angwin, « Why Are Lawmakers Trying to Ban TikTok Instead of Doing What Voters Actually Want ? », New York Times, 14 mars 2024.

7Joel Schectman et Christopher Bing, « Exclusive : Trump launched CIA convert influence operation against China », Reuters, 14 mars 2024.

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Dubaï, le nouvel eldorado des kleptocrates d'Afrique centrale

Enquête Appartements, villas, boutiques : ils sont des dizaines de ressortissants des pays d'Afrique centrale – responsables politiques, hommes et femmes d'affaires, hauts fonctionnaires – à posséder des biens immobiliers à Dubaï, pour une valeur totale supérieure à 50 millions d'euros. Une version émiratie des biens mal acquis.

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« Dans toutes les guerres, il y a des profiteurs »

Par : Rami Abou Jamous — 29 mars 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 28 mars 2024.

Aujourd'hui j'ai une très bonne nouvelle à vous annoncer. Walid, mon fils de deux ans et demi, a mangé un « jaja » - dans le langage enfantin de mon fils, un « jaja » (dajaj en arabe) c'est un poulet. Je vous ai déjà raconté comment Walid demandait un « jaja », et que je ne pouvais pas lui en trouver. Il a toujours adoré le poulet. Mais depuis le début de la guerre, avant même qu'on quitte Gaza-ville pour Rafah, il n'en avait pas mangé. Et à chaque fois qu'il regardait son dessin animé favori, où on voyait des enfants manger du poulet, il se mettait à répéter : « Papa, je veux jaja, jaja, jaja ! » Hier, j'ai pu lui en acheter. C'est un luxe pour les réfugiés que nous sommes devenus.

Si j'ai pu me le permettre, c'est parce que ces derniers jours, il arrive un peu plus de marchandises que d'habitude, et que les prix ont baissé. Enfin, relativement. On n'est pas revenus à la situation d'avant l'invasion israélienne, mais au lieu d'être multipliés par vingt, les prix des denrées alimentaires sont maintenant multipliés par dix.

« La route qui va de l'est vers l'ouest devient de plus en plus une frontière »

Le poulet est un bon exemple. Avant la guerre, un poulet coûtait entre 10 et 15 shekels (entre 2,5 et 3,75 euros). Puis il est passé à 80, voire 100 shekels (entre 20 et 25 euros). Et maintenant j'ai pu l'acheter à 50 shekels. On est donc passé de dix fois le prix à cinq fois le prix. Ça reste trop cher pour du poulet congelé importé d'Égypte, que je n'achetais pas avant parce qu'on n'est jamais sûr des conditions de transports et de conservation. Que dire aujourd'hui, avec les camions qui attendent pendant des jours avant d'entrer dans la bande de Gaza.

Mais je n'ai pas pu dire non à Walid.

Mais ça, c'était mardi. Aujourd'hui jeudi, le même « jaja » est descendu à 30 shekels. Une baisse des deux tiers en trois jours. Les prix d'autres produits ont également baissé. Le sucre qui était à 70 shekels (17,5 euros), maintenant on l'achète à 40 shekels (10 shekels), voire 35, soit jusqu'à une baisse de 50 %. Le sac de farine de 25 kilos coûtait entre 200 et 300 shekels. Aujourd'hui, il est à 35 shekels, soit à peu près son prix normal. Faire du pain était devenu trop cher. On va pouvoir recommencer à en manger.

Les pommes sont réapparues, et il y a même une variété qu'on ne trouvait plus depuis longtemps. Walid les adore. Mais leur prix est toujours aussi cher : 35 shekels le kilo, alors qu'avant il était à 24 ou 30 shekels au maximum.

J'ai voulu connaître la cause de ce brusque changement. J'ai essayé de joindre le ministère de l'économie, mais je n'ai pas eu de réponse. Les services sont très désorganisés – évidemment — et les fonctionnaires évitent sans doute d'utiliser le téléphone, de peur de se faire repérer. J'ai continué mon enquête. Elle concerne, je le rappelle, la situation des quelque 1,5 million de Palestiniens réfugiés au sud de la bande de Gaza, qui est coupée en deux par une route qui la traverse d'est en ouest et qui devient de plus en plus une frontière. Au nord, où se trouve la ville de Gaza et où sont restées quelque 400 000 personnes, la situation est pire.

« Le Hamas a essayé de fixer des prix plancher »

On dit que la raison de cette baisse des prix est que le Hamas aurait cessé de prélever des taxes sur l'aide alimentaire. J'ai contacté des transporteurs et des importateurs privés (environ un tiers de l'aide alimentaire est privée, et soumise aux lois du marché). Ils me disent que c'est faux, que le Hamas n'a jamais prélevé de taxes.

Il y a d'autres raisons, que je ne peux certifier à 100 % mais qui me semblent très plausibles. D'abord, depuis une semaine à peu près, les Israéliens laissent passer plus de camions, surtout ceux du secteur privé. Je ne sais pas si c'est sous la pression des Américains, des Égyptiens ou des deux, mais c'est un fait.

Il y a peu de temps encore, il entrait à peine cinq à dix camions par jour dans Gaza. Là, on est arrivé à 50, voire 60 camions du secteur privé par jour. Deuxième changement : le Hamas a cessé de vouloir fixer des prix plancher. Cela peut sembler paradoxal, mais ce système n'a pas fonctionné. Voilà comment cela se passait : les autorités du Hamas avaient créé des « points de distribution ». Ils obligeaient les entrepreneurs privés à livrer leurs cargaisons dans des lieux désignés, en général des boutiques, des épiceries qui avaient été rouvertes pour l'occasion. De là, les denrées devaient être revendues à prix fixes. Mais cette méthode a échoué. Comme le Hamas ne pouvait pas envoyer assez de gens sur le terrain pour faire la police, un marché noir s'est crée aussitôt. Beaucoup de monde s'y est mis. Les transporteurs ne livraient qu'une partie de la marchandise dans les boutiques. Les boutiquiers en détournaient une autre partie une fois les denrées livrées. Il est même possible qu'en amont, quelques fonctionnaires chargés de surveiller l'arrivée des camions à la frontière aient pu participer au trafic.

« L'aide de l'ONU était aussi parfois revendue »

Dans toutes les guerres, il y a des profiteurs. Même dans le massacre en continu de la bande de Gaza. La rareté des marchandises faisait monter les prix. Des files d'attente gigantesques se formaient devant ces points de distribution. Ceux qui le pouvaient achetaient au marché noir. On savait très bien dans quelle rue, dans quelle maison aller. Les trafiquants ont fait beaucoup d'argent, et ils continuent.

Le Hamas a dû se rendre compte que son idée ne fonctionnait pas, et que les réfugiés l'en rendaient responsable. Les points de distribution ont donc été supprimés. Du coup, et avec la relative augmentation du nombre de camions entrant par la frontière égyptienne, une petite concurrence a pu s'établir entre les acteurs du secteur privé, les quelques transporteurs (choisis par les Israéliens, rappelons-le) et entre les commerçants.

L'aide de l'ONU était aussi parfois revendue. Parfois, c'était des gens qui revendaient un sac de farine qu'ils avaient pu toucher pour se procurer d'autres ingrédients. Mais il semble que ça diminue. En l'absence de monnaie, les gens recourent de plus en plus au troc.

C'est là la dernière raison de la baisse des prix, mais qui est aussi importante : au bout de presque sept mois de guerre, les gens ont de moins en moins d'argent, qu'il s'agisse des déplacés — comme nous — ou des habitants du sud de la bande. Ils ont perdu leur travail, leurs maisons, tout ou partie de leur salaire. Car la majorité des habitants et des déplacés sont des fonctionnaires de l'Autorité palestinienne (AP) de Ramallah, qui continue à les payer malgré la prise de pouvoir du Hamas en 2007, même si l'administration du Hamas ne les emploie plus. Mais l'AP ne leur verse plus qu'une partie de leur traitement, à peu près la moitié. Mais le mois prochain, ils vont monter à 70 % du montant initial. Quant aux fonctionnaires du Hamas, ils ont vu leur traitement diminuer ces quatre derniers mois : ils reçoivent maintenant dit-on 800 shekels (200 euros) environ, à peu près tous les quarante jours. De toute façon, ces sommes ne sont pas suffisantes pour vivre.

« Certaines banques françaises refusent les virements vers la Palestine »

Ceux qui avaient des économies les ont maintenant dépensées. Moi par exemple, j'avais mis un peu d'argent de côté pour les périodes de crise, et j'ai tout dépensé. Heureusement je reçois quelques rémunérations des médias avec qui je travaille, mais recevoir de l'argent à Rafah, c'est compliqué. Certaines banques étrangères, en particulier en France, refusent les virements vers Gaza, ou la Palestine en général. Mais le plus gros problème, c'est le manque de liquide, indispensable pour faire les courses.

À Rafah, il y a une seule banque qui fonctionne, la Banque de Palestine, avec deux agences et deux distributeurs automatiques de billets. Les files d'attente devant ces guichets sont interminables. Les derniers salaires ont été versés le 10 mars, et aujourd'hui, alors que la fin du mois approche, il y a toujours la queue. Et encore, les retraits sont limités à 1000 ou 2000 shekels (250 à 500 euros), ça dépend des périodes. Alors la banque dit qu'elle n'a plus de shekels, elle donne des dinars jordaniens, autre monnaie en vigueur à Gaza, à la place. Il faut alors les convertir sur le marché à un taux prohibitif, avec environ 20 % de perte. Les gens peuvent aussi retirer du cash directement dans les bureaux de change qui profitent de leurs liens avec les directeurs de banque pour servir d'intermédiaires, en prenant une commission entre 20 et 25 %.

Les commerçants ont de moins en moins de dollars pour acheter de la marchandise en Égypte. On subit plusieurs guerres à Gaza. La guerre des massacres et des boucheries commises par l'armée israélienne, et la guerre des prix, des commerçants et des banques. Les gens ici sont vraiment épuisés par la misère, la vie sous les tentes, le manque de tout. Je pensais à tout ça pendant quand je faisais le tour du quartier, pour trouver quelque chose à acheter. J'ai fini par rapporter un petit plat de mouloukhiya pour l'iftar (le repas de rupture du jeûne le soir). Pour la première fois depuis six mois, nous avons pu en manger avec du poulet.

Quand j'ai vu le sourire de Walid, qui adore aussi la mouloukhiya, c'était le bonheur absolu. J'ai oublié la misère, la guerre, j'ai tout oublié. J'ai juste pensé que mon fils était content, qu'il mangeait ce qu'il aimait. On dit souvent des enfants qui réclament de manger ce qu'ils aiment qu'ils font des caprices. Eh bien je dis à tous les parents, y compris en France, que faire des caprices, c'est parfois nécessaire.

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Réfugiés syriens. Le pari hasardeux du retour au pays

Par : Nina Chastel — 29 mars 2024 à 06:00

Pas facile de décider de rentrer au pays quand on est réfugiés. Certains le paient de leur vie comme Alexeï Navalny en Russie. Les returnees, comme les appelle l'ONU, sont nombreux à repartir en Syrie. On ne salue jamais leur courage. Leur retour n'est pas toujours un choix. Mais tous font face à de nombreuses menaces, et ceux qui ne peuvent en ressortir y meurent dans le silence.

Depuis la mort d'Alexeï Navalny le 16 février 2024, on a lu dans les médias et sur les réseaux sociaux beaucoup de commentaires sur sa décision de retourner en Russie après son empoisonnement et sa convalescence en Allemagne. Quand on lui posait la question de son choix, il répondait : « C'est notre pays, nous n'en avons pas d'autre ». Son courage ou son sacrifice, c'est selon, ont fait couler beaucoup d'encre. Lui, assurait ne pas regretter. À l'annonce de son décès, tous les dirigeants occidentaux se sont fendus d'un discours nommant le responsable et réclamant une enquête. Navalny est rentré en Russie, il en est mort, son combat persiste et les médias continuent de le faire exister.

Mais ceux qui ont pris le chemin du retour, quand il mène à la Syrie, restent dans l'oubli.

Qui se souvient de Mazen Al-Hamada, de son retour et de sa disparition dès son arrivée à l'aéroport de Damas, dans un silence assourdissant ? Qui a applaudi et pleuré le courage de Bassel Shehadeh ? Qui s'est indigné du retour de Rifaat Al-Assad ? Qui s'est ému, après le tremblement de terre, que le poste frontière de Bab Al-Hawa s'ouvre pour laisser passer des sacs mortuaires avant l'aide humanitaire ? Qui s'inquiète du sort des Syriennes et des Syriens qui rentrent aujourd'hui dans leur pays ?

Triple échec

Bassel Shehadeh s'est engagé dès le début dans la révolution. Réalisateur prometteur, il obtient en août 2011 une bourse pour aller étudier le cinéma aux États-Unis. De retour en Syrie pour Noël, il décide de ne pas repartir. Il gagne alors Homs, où il forme les militants de la ville aux techniques audio-visuelles et continue de documenter les manifestations, les sièges, la résistance. Il incarne alors, avec tant d'autres, la détermination et la créativité de la jeunesse syrienne. Il est tué le 28 mai 2012, dans un bombardement des forces du régime. Il avait 28 ans. Son retour, son engagement, sa mort n'ont pas fait la une d'un seul média occidental1.

Mazen Al-Hamada a passé près de trois années dans les prisons syriennes. Exilé en 2014, il a témoigné dans le monde entier de la torture qu'il y a subie. Malade, hanté par les supplices, il incarnait dans toutes les auditions et les interviews l'espoir que son témoignage changerait quelque chose, la peur de ne pas être entendu, la violence du cri étouffé. Face au peu d'échos que suscitent ses témoignages et à l'inaction des institutions internationales, il enrage, s'isole. Précaire, épuisé, aigri, amer, il prend l'avion le 22 février 2020 pour retourner à Damas, où il disparaît dès son arrivée à l'aéroport. Ce retour, soudain et inexpliqué, est parfois mis sur le compte de ses troubles psychiques2.

Ces deux histoires de retour en Syrie sont emblématiques d'un triple échec : médiatique, politique et judiciaire. Elles incarnent le silence et l'inaction occidentale qui accompagnent les exactions du régime syrien, l'oubli, l'abandon ou la mise en danger de celles et ceux qui témoignent, la complaisance envers les dirigeants (lire l'encadré).

En Syrie comme à Gaza, les victimes meurent deux fois. Les bourreaux, eux, font de vieux os.

Un échec humanitaire

Celles et ceux qui retournent en Syrie y sont rarement accueillis en héros. Ils et elles ont fui la guerre, vers la Turquie ou le Liban principalement. lls et elles font le choix de rentrer, parce qu'ils y sont précaires et qu'ils y subissent les violences des autorités et des civils. Parce que, comme la Russie de Navalny, la Syrie est leur seul pays3. Ces returnees rapatriés »), du nom anglais par lequel l'organisation des Nations unies (ONU) les désigne, se réinstallent, suivant leurs trajectoires, dans des zones contrôlées par le régime ou par d'autres autorités locales. Beaucoup disparaissent. En 2019, un rapport de l'ONG Syrian Network for Human Rights (SNHR) fait état d'au moins 638 réfugiés disparus après leur retour. Quinze sont morts sous la torture4.

En 2021, Amnesty International publie un rapport qui documente les viols et les disparitions forcées dont sont victimes les personnes rentrant au pays. Son titre est évocateur : « Tu vas au-devant de la mort »5. Suspectées d'en être parties car hostiles au régime, elles sont dès lors exposées au désir de vengeance de ses agents.

La plupart de celles et ceux qui rentrent prennent pourtant cette décision en pensant qu'elle ne représente pas un danger, que le retour, au vu de leur profil, n'est pas risqué.

La réconciliation, une humiliation

Depuis 2016, l'agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dénombre 388 679 returnees malgré des conditions économiques, sécuritaires et humanitaires catastrophiques. Le plus souvent, ils partent de la Turquie ou du Liban où ils n'ont pas de statut et sont les bouc-émissaires de politiques et de populations de plus en plus hostiles. Début février 2024, le Haut-Commissariat des droits de l'homme (HCDH) publie un rapport préoccupant sur les menaces auxquelles sont exposés ces Syriens6.

Ceux et celles qui veulent rentrer par la voie officielle afin d'éviter les risques de représailles doivent se soumettre au processus de « réconciliation ». Ce dispositif opaque et humiliant a été mis en place de manière non officielle par le régime, les demandeurs devant verser de l'argent à un intermédiaire de l'État afin de s'assurer qu'ils ne seront pas inquiétés par les services de renseignement. Ce processus n'a pas de cadre légal et les décisions sont arbitraires.

En rentrant, la plupart trouvent leurs biens détruits ou confisqués, et certains doivent désormais s'acquitter d'un loyer auprès des autorités locales pour vivre dans leurs propres maisons.

Sans papiers d'identité

La grande majorité ne dispose pas de papiers d'identité. De gré ou de force, ces Syriens ont souvent dû les abandonner en quittant le pays ou en y revenant. Ceux qui s'installent dans des zones non contrôlées par le régime obtiennent des documents édités par les autorités locales, qui n'ont aucune valeur en dehors du pays et qui les exposent à chaque vérification des forces progouvernementales. Inversement, le fait d'être en possession de documents délivrés par le régime peut entraîner des problèmes similaires dans les zones hors du contrôle gouvernemental.

En plus de constater la confiscation de leurs biens, de retrouver leur logement détruit ou occupé, de n'avoir pas accès à un état-civil, de ne pas pouvoir travailler, d'avoir peur de scolariser leurs enfants car ils redoutent un enlèvement sur le chemin de l'école, ceux qui retournent craignent en permanence une arrestation arbitraire, un interrogatoire, une disparition forcée. Ayant vécu à l'étranger, ils sont aisément soupçonnés d'être des militants anti régime ou d'avoir adopté le positionnement politique de leur ex pays d'accueil. Leurs relations sont davantage surveillées, leurs propos davantage contrôlés. Ils sont isolés. Ceux qui avaient fui pour raisons politiques se réinstallent dans des zones sous contrôle non gouvernemental, où ils subissent aussi harcèlements, extorsions et menaces de la part des groupes armés locaux.

Nombreux sont ceux qui décident de repartir. Peu le peuvent. La majorité n'a pas d'autre choix que de rester.

Les femmes, première ligne et double peine

Les femmes sont les premières à subir les affres du retour. Selon le rapport du HCDH, nombre d'entre elles sont contraintes par leur famille de rentrer avant tout le monde, en éclaireuses et contre leur gré, ou pour s'occuper d'un parent malade. Si elles ne sont effectivement pas concernées par les menaces liées au service militaire, elles sont néanmoins plus vulnérables, surtout quand elles rentrent seules. Violées, harcelées, intimidées, menacées, elles trouvent aussi moins facilement de moyens de subsistance, surtout quand leurs enfants les accompagnent. En l'absence du père, elles sont parfois obligées de les déclarer au nom de leurs parents ou de leur beau-père pour leur obtenir un état civil. Les viols et les sévices sexuels qu'elles subissent lors des arrestations et des interrogatoires les condamnent socialement. Les femmes qui rentrent sont, elles aussi, des héroïnes ordinaires dont ce monde fait des fantômes.

Rentrer n'est pas toujours affaire de courage, d'engagement ou de sacrifice. Alors que la normalisation du régime syrien avec un certain nombre de pays de la région fait craindre une hausse de ces retours, le rapport du HCDH se conclut par des « recommandations » au gouvernement de Bachar Al-Assad, l'enjoignant d'assurer sécurité et dignité aux returnees. Depuis 2015, les Syriens attendent des condamnations et la mise en œuvre de la résolution 2254 de l'ONU qui exhorte le pouvoir de cesser ses attaques contre les civils. Le HCDH se contente désormais de préconiser le respect du droit humanitaire international et des enquêtes indépendantes sur les violations des droits humains commises sur son territoire. Ou comment tuer, encore une fois, la mémoire de Mazen Al-Hamada, de Bassel Shehadeh et de toutes celles et ceux qui sont morts d'être rentrés.

Complicités françaises

Si Mazen Al-Hamada est rentré en Syrie en raison de ses désillusions sur la justice internationale, c'est pour échapper aux poursuites judiciaires que Rifaat Al-Assad a, lui, fui Paris pour Damas. Le retour symbolique d'une justice en échec face à l'enfer syrien.

Ancien vice-président syrien, Rifaat Al-Assad était responsable de l'armée lors des massacres de Hama en 1982. Depuis 1984, il coulait des jours tranquilles en exil en France où il a été décoré de la légion d'honneur par feu le président François Mitterrand pour « services rendus ». Il est finalement condamné par la justice française, en 2020, à quatre ans de prison pour blanchiment d'argent et détournement de fonds publics. Ses biens sont confisqués. Puis il est poursuivi par la justice suisse pour crimes contre l'humanité. Mais, en octobre 2021, le bourreau Rifaat Al-Assad rentre en Syrie depuis Paris : il était pourtant sous contrôle judiciaire. Son retour met en péril celles et ceux qui ont témoigné contre lui dans ces affaires. Il illustre l'échec politique et judiciaire vis-à-vis victimes civiles syriennes et, à tout le moins, une certaine complicité française envers les tortionnaires.


1Pour en savoir plus, lire Claire A. Poinsignon, « Polyphonies syriennes – Les artistes : Bassel Shehadeh et Abounaddara », nonfiction.fr, 4 mars 2016.

2Stéphane Bussard, « Mazen Al-Hamada, un tragique destin syrien », Le Temps, 5 mars 2021.

3Ne sont pas mentionnées ici les trajectoires des Syriens déportés, principalement de la Turquie et du Liban.

4« The Syrian Regime Continues to Pose a Violent Barbaric Threat and Syrian Refugees Should Never Return to Syria », Syrian Network for Human Rights, 15 août 2019.

5« Tu vas au-devant de la mort. Violations des droits humains à l'encontre des réfugiés syriens qui retournent en Syrie », Amnesty International, 7 septembre 2021.

6« Les rapatriés syriens victimes de ‘‘violations flagrantes des droits de l'homme et d'atteintes à ces droits'', selon un rapport de l'ONU », Haut-Commissariat aux droits de l'homme, 13 février 2024.

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Les « kargo » d'Istanbul, l'autre facette de la Turquie-Afrique

Par : Elisa Domingues Dos Santos — 28 mars 2024 à 15:18

Les Turcs éliront leurs maires ce 31 mars. À Istanbul, où la campagne électorale se joue sur le terrain du nationalisme, les Africains venus faire du business sont malmenés. Ces dernières années, nombre d'entre eux s'y sont installés, et se sont fait une place dans le commerce à la valise et dans les sociétés de transport de marchandises appelées « kargo ».

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Élections trafiquées, armée contestée. Le Pakistan face aux défis

Par : Jean-Luc Racine — 28 mars 2024 à 06:00

Après des semaines d'atermoiements, les législatives pakistanaises se sont tenues le 8 février. Contre toute attente, le parti de l'ancien premier ministre Imran Khan, en prison, est arrivé en tête, témoignant de la crise politique, institutionnelle et économique dans ce pays au bord de la faillite. Le nouveau gouvernement de coalition mené par Shehbaz Sharif n'aura pas la tâche facile.

Les résultats des élections du 8 février 2024 ont surpris tout le monde, à commencer par l'homme fort du moment Nawaz Sharif, qui vient de céder le poste de premier ministre à son frère Shehbaz. C'est en effet le parti de l'ex premier ministre Imran Khan qui sort vainqueur du scrutin. Pourtant, bien avant les élections, les forces politiques et les militaires ont tout fait pour l'évincer.

Arrivé à la tête du pouvoir en 2018, le fondateur du Mouvement du Pakistan pour la justice (le PTI pour Pakistan Tehrik Al-Insaf), Imran Khan, a alors voulu incarner la lutte contre la corruption et l'opposition aux dynasties qui avaient jusque-là dirigé le pays : les Sharif, à la tête de la Ligue musulmane du Pakistan-Nawaz (LMP-N), ainsi que les Bhutto, à la tête du Parti du peuple pakistanais (PPP). Une partie de la classe moyenne a soutenu cet ancien capitaine de l'équipe de cricket qui a remporté la coupe du monde en 1992.

Manœuvres, mises en accusation, condamnations

Dans un pays où aucun gouvernement n'est jamais arrivé au bout de son mandat quinquennal, et où l'on parle pudiquement de « régime hybride » pour désigner le poids de l'establishment — en l'occurrence l'armée—, Imran Khan a reflété le choix des militaires. Mais le 9 avril 2022, il a été renversé par un vote de défiance au Parlement, qu'il avait tenté de dissoudre quelques jours plus tôt, avant que la Cour suprême ne s'y oppose.

Ses relations avec l'armée étaient devenues tendues après qu'il ait cherché à imposer une nomination à la tête des services de renseignement. S'ajoute à cela sa rhétorique vivement anti américaine, au nom de la défense de l'islam, mais aussi les aléas de la politique afghane de la part des États-Unis comme du Pakistan, et l'imposition de sa politique étrangère. Imran Khan avait notamment rendu visite au président russe Vladimir Poutine le jour de l'invasion de l'Ukraine, et boycotté le second sommet pour la démocratie organisé par Joe Biden, en mars 2023. Les tensions avec l'état-major militaire s'expliquent en outre par les réserves de Khan autour des modalités de la mise en place du corridor économique sino-pakistanais et le retard pris dans ce programme majeur, sans compter ses ambiguïtés à l'égard des talibans pakistanais avec qui il a cherché à négocier et, plus généralement, son mode de fonctionnement souvent imprévisible.

Deux jours après sa chute, l'Assemblée élit Shehbaz Sharif pour le remplacer. Ce dernier prend la tête d'un gouvernement de coalition, unissant la LMP-N, le PPP, et les islamistes de la Jamia Oulema Al-Islam. En novembre, le nouveau premier ministre annonce que l'Assemblée arrivant à son terme en août 2023, il passera la main à un gouvernement de transition, chargé d'organiser des élections dans les trois mois. Il faudra toutefois attendre février 2024 pour que celles-ci se tiennent dans tout le pays1.

Entretemps, les manœuvres pour marginaliser Imran Khan et son parti prennent un tour inédit. Arrêté le 9 mai 2022 pour corruption, l'ex premier ministre est bientôt relâché sous caution sur injonction de la Cour suprême, bien que son arrestation ait suscité des émeutes dans de nombreuses villes. Pour la première fois, les manifestants s'en prennent à des bâtiments militaires, un scandale dans le pays. Khan assure que le chef d'état-major est partie prenante de son éviction, voulue par le gouvernement américain. Il se rétractera quelques mois plus tard.

Mises en accusation et condamnations se multiplient. En août 2022, Imran Khan est condamné pour corruption avec cinq ans d'inéligibilité sur décision de la commission électorale. En août 2023, il est condamné à trois ans de prison pour vente de cadeaux reçus par l'État, un verdict qui est porté à quatorze ans, le 31 janvier 2024. Il vient s'ajouter s'ajouter à dix ans d'emprisonnement prononcés la veille pour avoir fait fuiter une dépêche diplomatique. Enfin, le 3 février 2024, Khan est condamné à sept ans de prison supplémentaires — avec son épouse Bouchra Bibi — pour « mariage non islamique ». Car le contrat a été conclu moins de quarante jours après le divorce de Bibi de son précédent mari.

Outre ces affaires, nombre de cadres du Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI) sont emprisonnés au lendemain des émeutes de mai 2022. Le 22 décembre 2023, la commission électorale décide de priver ce parti de son symbole — une batte de cricket — arguant que les élections internes stipulées dans son règlement intérieur n'ont pas été tenues. Une sanction importante dans un pays où les analphabètes, qui représentent près de 42 % de la population, votent en fonction des symboles affichés sur les bulletins.

C'est dans ce contexte que participe aux élections du 8 février un parti aux dirigeants emprisonnés et dont les candidats sont contraints de se présenter à titre individuel en tant qu' « indépendants ».

Surprise, manipulations, coalition

Le scrutin s'est tenu dans une atmosphère délétère, avec des communications coupées sur les téléphones mobiles, des suspensions du réseau internet, et des pratiques douteuses chez certains présidents de bureaux de votes. Dès le lendemain, des éditoriaux dénoncent « des manipulations ouvertes ou cachées » et une élection conduite par une commission électorale « qui a trahi son mandat »2. Et de préciser qu'au-delà de la commission, le gouvernement intérimaire et tout l'appareil d'État sont « responsables de cette honte »3. Les résultats se font attendre, accentuant les accusations de fraude. D'autant que les premières données, confirmées par la suite, s'avèrent surprenantes : les « indépendants » soutenus par le PTI d'Imran Khan arrivent en tête, avec 92 élus4, contre 75 pour la LMP-N, arrivée deuxième.

L'Assemblée comprend 266 sièges pour les élus, 60 autres sont réservés aux femmes et 10 aux minorités religieuses. Ces sièges sont en principe répartis par la commission électorale entre les partis, en fonction de leurs résultats. Mais les indépendants en ont été exclus.

Se servant de ce stratagème et au terme de multiples tractations, la LMP-N, dirigée par les Sharif, constitue une coalition de cinq partis, grossie de quatre autres micro-partis. L'appui décisif vient du PPP, ainsi que du Mouvement Mouttahida Qaoumi (MQM), puissant à Karachi5. Rares sont les défections ou les ralliements. Et c'est surtout l'attribution des sièges réservés au détriment du PTI qui conforte la coalition portée au pouvoir. Au total le 7 mars, cette coalition rassemble 230 élus (122 LMP-N, 73 PPP, 22 MQM-P, 13 « autres partis »). L'opposition dispose pour sa part de seulement de 106 députés (91 SIC, en fait PTI, 11 Jamia Oulema Al-Islam, 2 « autres partis » et 1 indépendant)6.

En dépit du poids de la coalition gouvernementale, nombre d'observateurs pakistanais craignent que le rapport de force au Parlement n'entraîne sa paralysie. Les élus du PTI entendent protester continûment contre cette chambre résultant à leurs yeux d'un «  vol de mandat »7. La polarisation de la vie politique laisse penser que les sessions de la nouvelle assemblée seront particulièrement agitées. Cela apparaît dès la première séance. Et les appels au dialogue émanant de quelques figures de la majorité restent pour l'heure sans effet.

L'autre fragilité du gouvernement Shehbaz Sharif tient dans sa dépendance vis-à-vis du PPP qui a apporté son soutien sans participation, tout en négociant le poste de président de la République au bénéfice de son coprésident, Asaf Ali Zardari. Avec succès, puisque dernier est largement élu le 9 mars à ce poste certes honorifique, mais qui peut compliquer la vie des gouvernants.

Une fois de plus, les dynasties se retrouvent au pouvoir. D'autant que la LMP-N, arrivée en tête aux élections provinciales au Pendjab, a choisi Maryam Nawaz, fille de Nawaz Sharif et nièce du premier ministre, pour gouverner cette province décisive de 127 millions d'habitants, soit plus de la moitié de la population pakistanaise. Les autres provinces ont été remportées par le PPP au Sind (à la majorité absolue) et au Baloutchistan (avec l'appui de la LMP-N). Le PTI l'a emporté de très loin avec 90 sièges sur 115 dans la province très sensible de Khyber Pakhtunkhwa, voisine de l'Afghanistan.

In fine, avec une participation de 47,8 % sur les 128,5 millions d'inscrits (contre 51,7 % en 2018), dont une part significative de jeunes électeurs (40 % de moins de 35 ans) et de primo-votants (22 millions), les résultats, même officiels, ont été perçus comme un signal fort adressé aux militaires et au « régime hybride » qui sévit depuis 2008. Ce régime place le gouvernement sous le contrôle de l'establishment, non seulement en matière de défense, de politique étrangère et de politique antiterroriste, mais aussi dans le domaine économique. Avec la création du Conseil spécial de facilitation des investissements (SIFC) en juin 2023, le chef de l'armée siège en effet au cœur de la politique économique8.

Certes, les Sharif sont aux commandes, comme le souhaitaient les militaires pour éliminer un ex premier ministre devenu gênant. Toutefois, Imran Kahn est perçu, au Pakistan et à l'étranger, comme le vainqueur de facto, même sans majorité. « Le choc des résultats des élections pakistanaises montre que les régimes autoritaires ne gagnent pas toujours », assure le Washington Post9. Pour autant, des libéraux pakistanais rappellent que, si populaire soit-il, Khan n'incarne pas un idéal. Son bilan s'avère plus que critiquable. Il a instrumentalisé la religion en annonçant vouloir faire du Pakistan « la nouvelle Médine » et en promouvant un nouveau curriculum scolaire nourri de références religieuses. Il a en outre durci la loi sur la cybercriminalité, perçue comme liberticide par nombre de journalistes et ONG pakistanaises, de même que par Amnesty International. Enfin, sa rhétorique égalitaire ne s'est jamais traduite dans une politique économique, et il a encouragé la crispation de la vie politique10.

Des questions essentielles à résoudre

Outre la préservation de sa coalition dans la durée, le gouvernement de Shehbaz Sharif fait face à d'immenses défis qu'il a lui-même évoqués lors de son discours d'investiture. Parmi eux, la question des finances publiques est la plus urgente. L'accord en cours avec le Fonds monétaire international (FMI) prend fin en avril. Un autre doit être négocié, en vue d'obtenir au moins 6 milliards de dollars. Mais au-delà de ces financements et des privatisations annoncées — dont Pakistan Airlines — comment mener des réformes structurelles quand l'un des points clés tient dans une meilleure répartition de l'impôt pour lutter contre l'évasion fiscale et la taxation des secteurs y échappant largement, tels les grands propriétaires fonciers ou l'immobilier qui constituent une base électorale influente ? Comment soulager les classes populaires de l'inflation, dans un pays aussi inégalitaire, arrivant au 164e rang mondial pour l'indice de développement humain ?

En dehors du champ économique, la question du terrorisme, en pleine recrudescence, est également évoquée. Lancé en 2014 sous Nawaz Sharif, le Plan national d'action antiterroriste n'a pas eu les effets escomptés. Et la résurgence des talibans s'est intensifiée après leur retour au pouvoir en Afghanistan en 202111. La multiplication des attentats contre les civils, les policiers et les militaires, en particulier dans les provinces de l'ouest bordant l'Afghanistan, tend les relations entre Islamabad et Kaboul. Le Pakistan accuse par ailleurs l'Émirat islamique d'Afghanistan d'offrir des sanctuaires aux insurgés du pays.

La marge de manœuvre vis-à-vis de l'autre voisin, l'Inde, n'est pas bien meilleure. Le premier ministre a évoqué le sort du Cachemire sous administration indienne à la suite de la perte de toute forme d'autonomie en 2019, de même que l'inaction de la communauté internationale à Gaza, appelant à la « liberté pour les Cachemiris et les Palestiniens ». Pour le reste, il a remercié l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie pour leur soutien, et bien sûr la Chine, promettant de faire avancer le corridor économique sino-pakistanais. Son premier entretien à la presse étrangère a d'ailleurs été donné à l'agence chinoise Xinhua. Il y a repris la rhétorique habituelle. Un geste fort symboliquement.

Pour autant, la logique géoéconomique impose à Islamabad de cultiver les relations avec les États-Unis, son principal marché d'exportation. Certes, le poids du Pakistan dans la stratégie de Washington s'est amoindri après le départ des forces américaines d'Afghanistan, mais il reste sensible. Si le département d'État s'est inquiété des entraves qui ont entaché les élections, il a assuré, dès le lendemain du scrutin, que « les États-Unis sont prêts à travailler avec le prochain gouvernement pakistanais, quel qu'il soit »12.

Pour Durdana Najam, analyste pakistanaise, la tonalité du discours sur la politique étrangère « confirme que le premier ministre sera l'ombre d'un pouvoir tenant les rênes dans la coulisse ». Et de conclure : « le rêve de la suprématie civile a été un peu plus abandonné »13.

Restent bien d'autres questions, notamment celle du changement climatique. Après les catastrophiques inondations de 2022, qui ont fait plus de 1700 morts en quelques mois et près de 30 milliards de dollars de dégâts et de pertes économiques, le problème reste entier, du nord au sud du pays. Au moment des élections, des routes étaient bloquées au Gilgit-Baltistan himalayen, sujet à des retraits glaciaires et à des éboulements, alors qu'à l'extrême sud, la région maritime de Gwadar, subissait des pluies torrentielles désastreuses.

La tâche est « difficile mais pas impossible », a cependant assuré le premier ministre dans son discours d'investiture. Le nouveau gouvernement fait la part belle à des figures connues de la LMP-N, accommode des partenaires de la coalition, et inclut une poignée de technocrates, dont le plus important est le ministre des finances, jusqu'alors à la tête de la plus grande banque privée du pays. La primauté est donnée aux défis économiques et financiers à relever. Pourtant, la question de la gouvernance du pays, puissance nucléaire comptant aujourd'hui plus de 240 millions d'habitants demeure essentielle. Zahir Hussain, un commentateur reconnu, ne cachait pas son scepticisme devant le nouveau gouvernement qu'il résumait ainsi : « essentiellement des reliques du passé, évoquant peu d'espoir de changement »14. L'avenir dira si ce pessimisme est fondé ou non.


1Des élections provinciales avaient lieu le même jour au Pendjab, au Sind, au Baloutchistan et dans la province de Khyber-Pakhtunkhwa.

2« A vote for democracy », The Express Tribune, 9 février 2024.

3« Election reflections », Dawn, 9 février 2024.

4Le PTI affirme pour sa part avoir gagné dans 177 circonscriptions.

5Le Mouvement Mouttahida Qaoumi (« Mouvement national uni ») est un parti porte-voix de la communauté des Mohajirs (les « émigrants), ces musulmans parlant ourdou ayant quitté l'Inde lors de la partition de 1947 pour s'établir au Pakistan. Karachi, la plus grande ville du pays, est leur bastion politique. Cependant, le parti s'est divisé, et la faction entrée dans la coalition de Shehbaz Sharif est le MQM-Pakistan (MQM-P).

6« 2024 Parliament Party Position », Dunya News Television, 8 mars 2024. Un mois après l'élection, le site officiel de la commission électorale ne donne toujours pas de tableau synthétique des résultats.

7« PTI mandate stolen, says MNA », The News International, 7 mars 2024.

8« Pakistan's Military Extends its Role in Economic Decision-making Through the Special Investment Facilitation Council », Eve Register, The Geopolitics, 5 décembre 2023.

9« Pakistan's shocking elections result shows that authoritarians don't always win », The Washington Post, 11 février 2024

10« Imran Khan's resurrection », Pervez Hoodbhoy, Dawn, 2 mars 2024.

11« A Snake Rises from The Ashes In the West », Zalmay Azad, The Friday Times, 16 septembre 2023.

12« Elections in Pakistan », Matthew Miller, Department of State, 9 février 2024.

13« Of economy, foreign policy and terror threat », Durdana Najam, The Express Tribune, 8 mars 2024.

14« Of old and new faces », Zahir Hussain, Dawn, 13 mars 2024.

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« Voilà une autre résolution de l'ONU qui va finir dans un tiroir »

Par : Rami Abou Jamous — 27 mars 2024 à 06:13

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 26 mars 2024.

Ce matin, comme tous les jours, je suis sorti chercher de l'eau et de la nourriture. J'ai acheté un jerrycan d'eau « normale », c'est-à-dire un peu salée, à 4 shekels (soit 1 euro) le jerrycan de 20 litres, qui est en réalité toujours rempli à 18 litres. L'eau « potable » — qui est en fait de l'eau non salée mais dont on n'est pas sûr qu'elle soit vraiment potable — coûte plus cher, et l'eau minérale, importée d'Egypte, est à 4 shekels la bouteille, soit le prix d'un jerrycan. Des dizaines, peut-être des centaines de personnes faisaient la queue comme moi devant ces camions-citernes qui stationnent devant les mosquées, les écoles de l'Unwra, les locaux des associations.

Mêmes queues devant la boulangerie, où j'ai acheté un sac de deux kilos de pain à 15 shekels. Cela coûtait 2 shekels (50 centimes) avant l'invasion israélienne. Les boulangeries continuent à fonctionner avec l'aide humanitaire, mais la farine n'arrive pas en assez grande quantité. Il faut attendre longtemps. Souvent, quand je ne suis pas avec mes enfants, des jeunes me laissent passer dans la queue, parce que j'ai déjà des cheveux blancs. Même si on a vu des gens désespérés dans le nord attaquer des convois d'aide humanitaire, en général, la société conserve ses valeurs de respect et de solidarité.

Comme tous les jours aussi, j'ai vu dans ces files d'attente les mêmes personnes, la même fatigue, les mêmes visages, les mêmes regards. Rien n'a changé. Et ça m'a rappelé les images de 1948. Comme à l'époque de la première Nakba, on voit des tentes partout dans les rues, les gens habitent dans des camps de réfugiés. On est en train de nous mettre tous dans ces camps, et à la fin les Israéliens vont bombarder Rafah ou l'envahir. Et aujourd'hui comme à l'époque, on a une résolution des Nations unies. Combien ont été respectées ? Aucune. La résolution 242, la résolution 294, la résolution 338…

« À l'époque de la Nakba, c'étaient des milices. Aujourd'hui, c'est une armée régulière »

Devant la résolution du Conseil de sécurité qui demande un cessez-le-feu pour la période du ramadan, et qui est passée parce que pour une fois les États-Unis n'ont pas opposé leur veto, je me suis dit voilà une autre résolution qui va finir dans un tiroir, et c'est la Nakba qui se répète. Même scénario et mêmes acteurs : mêmes occupants, mêmes occupés, même misère, même massacres. Seule différence : à l'époque c'étaient des milices, aujourd'hui elles sont devenues une armée régulière.

Cette conclusion, je n'ai pas eu le cœur de la communiquer à mes voisins. Avant d'aller faire les courses, j'ai tenu ma réunion informelle quotidienne avec les gens qui attendent que le « grand journaliste » pour leur expliquer ce qu'il se passe. Et bien sûr tout le monde avait les mêmes questions : « Alors, Rami, après la résolution du Conseil de sécurité, on en est où ? Qu'est-ce qu'on va faire ? Est-ce que ça va s'arrêter ? Est-ce qu'on va rentrer chez nous ? Est-ce que… Est-ce que… Est-ce que... »

Je les ai regardés dans les yeux. J'y ai vu un mélange de fatigue, d'espoir et de joie ; la joie d'entendre qu'il y avait pour une fois une « résolution en faveur des Palestiniens ». Je mets des guillemets, parce qu'une trêve seulement jusqu'à la fin du mois de ramadan, ce n'est pas vraiment en faveur des Palestiniens. Elle ne va pas aboutir à quoi que ce soit parce qu'Israël reste au-dessus des lois. Mais en regardant mes voisins dans les yeux j'ai tout de même répondu :

C'est une grande victoire. Au moins, les Israéliens ont reçu une gifle politique de la part des États-Unis qu'ils considèrent comme le parrain d'Israël. C'est donc un bon signe de voir que les Américains ont exprimé leur mécontentement. C'est un bon début, ça va aussi apporter des changements dans le reste du monde. Après, ça va être la France, la Grande-Bretagne et l'Europe en général.

« Les États-Unis donnent des milliards de dollars depuis le début et ils continueront »

Mes voisins étaient plus ou moins convaincus. Ils ont dit « oui, c'est bien, c'est un bon début ». Je leur ai remonté un peu le moral, comme d'habitude. Cette fois-ci, je n'ai pas complètement menti, mais j'ai dit la moitié de ce que je pensais. La moitié positive. Je n'ai pas exprimé la moitié négative, qui est beaucoup plus vraie pour moi que l'autre moitié. Oui, c'est une gifle, mais c'est la gifle d'un père à son fils parce que ce dernier a un peu exagéré, pas une gifle pour lui dire « Arrête, il ne faut pas faire ça ». C'est comme si le père réprimandait en public son fils qui a tapé un peu trop fort sur un autre garçon dans une bagarre ; mais quand ils seront seuls, il lui dira : « Je suis fier de toi. Si quelqu'un te donne une gifle, il faut lui casser la tête ». C'est exactement ce que les États-Unis sont en train de faire. Il y a peut-être des problèmes entre les États-Unis et Israël au niveau tactique, mais pas au niveau stratégique. Les États-Unis sont pour la guerre. Ils donnent des milliards de dollars aux Israéliens depuis le début et ils continueront.

D'abord, demander un cessez-le-feu pour les deux semaines restantes du mois de ramadan mais pas d'arrêter la guerre, c'est vraiment une honte. Ensuite, on demande la libération des otages — israéliens bien sûr —, alors qu'il y a plus de 10 000 prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes… Personne n'en parle, on ne s'intéresse qu'aux otages israéliens, aux blessés israéliens, aux morts israéliens. C'est toujours comme ça. Et j'ai toujours du mal à comprendre pourquoi. Pourquoi on n'est pas tous des êtres humains. Trente-deux mille morts palestiniens, ce n'est pas grave ; mais 1 200 morts israéliens, là c'est trop, il faut une forte riposte et une punition collective.

« J'ai peur que le reste de la guerre soit encore pire »

Ma crainte, c'est qu'en réaction à l'abstention américaine, Nétanyahou finisse par envahir Rafah. Jusqu'ici, il avait obéi aux Américains qui lui demandaient de faire baisser le nombre de victimes ; on est passé d'un bilan entre 300 et 500 morts par jour à une moyenne entre 30 et 50. Mais Nétanyahou risque d'augmenter le rythme et de revenir aux chiffres d'avant.

Il cherche une victoire. Mais il n'y aura pas de victoire par K.O contre le Hamas. Anéantir le Hamas ? Tout le monde sait que ça ne va pas arriver avec cette guerre. Et je le répète, Israël continue à négocier ; un jour, ils finiront par trouver un terrain d'entente. Je ne dis pas cela pour soutenir le Hamas. Mais parce que je vois l'exemple donné par les États-Unis : Ils ont négocié avec les Talibans en Afghanistan, avec les factions en Irak, et même avec l'Iran.

Le Hamas, c'est à peu près 30 à 35 % des Gazaouis. La seule chose qu'Israël peut faire, c'est transférer les 2,3 millions d'habitants de la Bande de Gaza. Il a déjà réussi à déplacer 1,5 million de personnes du nord vers le sud, et il a réussi à faire partir plus de 100 000 personnes vers l'étranger, ceux qui ont pu payer des sommes énormes aux militaires égyptiens.

J'ai peur que le reste de la guerre soit encore pire. Le fils réprimandé risque de dire : « Papa, puisque tu m'as puni, eh bien je vais casser la porte. »

J'espère qu'au moins, il y aura de l'aide alimentaire qui va entrer d'une façon directe au nord de la bande de Gaza et dans Gaza-ville, et qu'on arrêté d'utiliser la famine comme une arme. Et que les Européens bougent un peu…

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Yémen. Le socialisme dilué dans le séparatisme sudiste

Par : Laurent Bonnefoy — 27 mars 2024 à 06:00

De la République populaire et démocratique du Yémen, unique État marxiste dans le monde arabe, au mouvement sécessionniste sudiste, la trajectoire du socialisme au Yémen apparaît bien singulière. Le passage au pouvoir jusqu'en 1990 n'a empêché ni le désenchantement ni la relégation. Le parti socialiste s'est depuis trois décennies largement enfermé dans des logiques identitaires, instrumentalisées par les puissances régionales.

La gauche au Yémen, comme ailleurs dans le monde arabe, est un objet devenu fuyant. Elle s'est graduellement vu marginaliser, ne comptant plus vraiment aujourd'hui en tant que force politique de premier plan. Restent la nostalgie, quelques atavismes et parfois des positionnements géopolitiques baroques lui permettant de survivre sans jamais réellement peser.

L'une des spécificités du Yémen est liée à une longue expérience socialiste au pouvoir. Pendant deux décennies, alors que le pays était divisé en deux entités indépendantes héritières des découpages de l'ère coloniale, le Parti socialiste yéménite (PSY), créé en 1978, et ses prédécesseurs issus du soulèvement anticolonial débuté en 1963 contre les Britanniques, ont présidé de façon autoritaire aux destinées du Yémen du Sud. Depuis la capitale Aden, autrefois port de rayonnement international et joyau de l'Empire, les dirigeants socialistes ont exercé de 1967 à 1990 un pouvoir centralisé, fortement idéologisé. Celui-ci était porté par une volonté d'exporter leur révolution, en particulier dans l'Oman voisin et la région du Dhofar, ainsi qu'au Yémen du Nord, à travers le soutien fourni à la guérilla du Front national démocratique à la fin des années 1970. Les socialistes ont œuvré pour transformer la société et l'économie du Yémen du Sud à coup de nationalisations et de purges, et grâce à l'appui des parrains extérieurs est-allemands, soviétiques et chinois. Aden était alors un phare du camp socialiste, lieu de refuge et d'entraînement de militants, parfois armés tels ceux du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) emmené par Georges Habache, ou de l'Allemand Hans-Joachim Klein et du Vénézuélien Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos.

L'État marxiste défait

Mise sous pression par le projet socialiste, la société traditionnelle locale — dans laquelle les tribus et les acteurs religieux sont centraux — a toutefois survécu, en particulier dans les campagnes et dans la région orientale du Hadramaout. Les structures n'ont en réalité guère évolué, faute de ressources, mais aussi en raison de la faiblesse de l'urbanisation et d'une importante population émigrée (en particulier dans les monarchies du Golfe), qui a trouvé hors du Yémen une protection face aux politiques volontaristes socialistes, souvent brutales, et des moyens de préserver ses intérêts financiers.

Malgré sa vulgate progressiste, la République populaire et démocratique du Yémen était elle-même traversée par des tensions inter régionales déguisées en divergences idéologiques. Cela a notamment abouti en janvier 1986 à un épisode d'une violence rare, faisant plusieurs milliers de morts, et dont l'impact est encore fort parmi les élites du Sud. Cette brève guerre civile1 a entraîné l'exil de certains et un fort ressentiment. Une opposition est née de l'époque, entre le groupe dit Al-Zoumra dirigé par Ali Nasser Mohammed (président du Sud de 1980 à 1986) et plus marginalement Abd Rabbo Mansour Hadi (président de 2012 à 2022) qui trouve ses principaux soutiens dans la région d'Abyan d'un côté, et la faction alors victorieuse surnommée Al-Toughma conduite par Ali Salim Al-Bidh dont la base principale se trouve dans le Hadramaout de l'autre. Cette opposition continue de structurer les débats et les inimitiés au sein de la gauche sudiste.

Cet échec du pouvoir marxiste n'a jamais été totalement digéré. Il a fini par reconfigurer la place des socialistes en tant que mouvement d'opposition depuis la fin de la Guerre froide, l'unification des deux Yémen le 22 mai 1990, et la chute de l'État socialiste. Plutôt que d'incarner une alternative politique claire, fondée sur le plan économique par des stratégies différentes de celles proposées par Ali Abdallah Saleh, président du Yémen unifié jusqu'en 2012, le parti socialiste yéménite s'est largement transformé en défenseur d'une identité sudiste qu'il a volontiers cherché à définir comme spécifique, distincte de l'identité nationale et donc opposée à celle dite du Nord. La défense des classes laborieuses s'est largement mue en construction d'une nation sudiste.

Sur la route de l'exil

Au lendemain de l'unité, cette logique, adossée à la volonté des leaders socialistes de sauvegarder leurs prérogatives et leur accès aux ressources de l'État, a grandement structuré l'attitude du Parti socialiste yéménite. Pendant quatre années, l'accord entre le Nord et le Sud a préservé une phase de transition qui offrait des postes de commandement aux socialistes, notamment le rang de vice-président à Ali Salem Al-Beidh, en plus du maintien des forces armées du Sud sous commandement autonome.

Certes, l'unité du Yémen a acté la domination du Nord, entraînant des spoliations et des discriminations au moment de la reprivatisation des terres, cependant les élites socialistes n'ont pas reconnu leur défaite — tout d'abord économique — en maintenant des attentes peu réalistes. L'égalité était de fait impossible, ne serait-ce qu'en raison d'un déséquilibre démographique : l'ex-Yémen du Sud demeure environ trois fois moins peuplé que le Nord. Dans ce contexte, la guerre de 1994, au lendemain de la déclaration de sécession de l'ex-Yémen du Sud en mai 1994, a précipité une nouvelle défaite socialiste, militaire cette fois, poussant Ali Salem Al-Beidh vers un exil définitif à Oman puis en Autriche, et entraînant une marginalisation définitive de la gauche en tant qu'alternative.

Après 1990, la bouée de sauvetage que le leadership socialiste avait alors cru trouver auprès des monarchies du Golfe, en particulier l'Arabie saoudite qui cherchait en lui un affaiblissement du Yémen, n'a pas suffi. Leur reconnaissance de l'État sudiste nouvellement proclamé en 1994, les promesses d'aide financière par les rois et émirs n'ont pas effacé un processus historique profond, incarné dans une défaite militaire conduisant au sac d'Aden par l'armée du Nord, alliée aux islamistes et aux hommes de tribus revanchards, le 7 juillet 1994. La séquence a néanmoins souligné les compromissions géopolitiques des dirigeants de gauche, loin des discours anti impérialistes qui avaient guidé la création du parti et de l'État socialistes.

Construire l'alternance avec les islamistes

Il demeure évidemment quelques exceptions et le jugement soulignant un égarement de la gauche au Yémen s'avère quelque peu sévère. L'assise du parti socialiste au nord, avant comme après l'unité de 1990, n'est pas nulle. À travers la guérilla du Front national démocratique, le parti a su mobiliser et donner naissance à des cadres qui étaient pour partie autonomes vis-à-vis de l'État sudiste. Le plus brillant est Jarallah Omar Al-Kuhali, originaire de la région d'Ibb et secrétaire général adjoint du PSY. Autour de Taez, troisième ville du pays, le parti socialiste avait également une base non négligeable et a su, après 1994, se réinventer partiellement. De même, en dehors de la structure partisane née au Sud, le Yémen a connu des figures de gauche, comme les poètes Abdallah Al-Baradouni et Abd Al-Aziz Al-Maqalih, ou encore les militantes féministes Amal Bacha et Raoufa Hassan.

Au cours des trois dernières décennies, deux dynamiques au sein du parti socialiste semblent avoir coexisté, sans jamais donner naissance à des scissions formelles, pourtant coutumières au sein des gauches arabes : l'une inscrite dans le cadre large de l'État unifié, l'autre œuvrant pour la sécession. Bien qu'assassiné en décembre 2002 dans des conditions non élucidées alors qu'il assistait au congrès du parti Al-Islah (branche yéménite des Frères musulmans), Jarallah Omar Al-Kuhali a su imposer une option singulière pour le parti socialiste : l'alliance entre oppositions. En 2003 puis en 2006, la présence de candidats uniques à travers la plateforme du Dialogue commun (Al-liqa al-mouchtarak) face au parti au pouvoir d'Ali Abdallah Saleh, a permis au parti socialiste de se maintenir. Il a également pu apporter son concours à un dépassement de la confrontation entre islamistes et gauche qui, partout ailleurs dans le monde arabe, a renforcé les pouvoirs autoritaires. Le journal Al-Thawri et l'Observatoire yéménite des droits humains, liés au PSY, ont été l'incarnation de cette option finalement fructueuse.

C'est en partie grâce à cette logique que le soulèvement révolutionnaire de 2011 a pu atteindre sa masse critique et aboutir, avec un niveau de violence limité, à la chute d'Ali Abdallah Saleh. Cependant, la phase de transition, marquée par la montée des enchères au sein de chaque groupe politique, a aussi montré les limites de l'approche fondée sur le consensus qu'incarnait le Dialogue commun. Le secrétaire général du PSY, Yassin Said Noman, qui était une figure largement respectée, s'est alors retiré de la politique, acceptant le rôle d'ambassadeur à Londres en 2015, un rang qu'il continue d'occuper début 2024.

Le socialisme dilué

La dynamique sudiste au sein du parti socialiste a donc acquis une place prépondérante au moment même où les rebelles houthistes prenaient le contrôle de Sanaa fin 2014 et où la confrontation armée débutait. Depuis 2015 et l'intervention saoudienne pour rétablir le président Abd Rabbo Mansour Hadi, ancien socialiste honni par ces derniers, le devenir de la gauche n'est clairement pas un enjeu de premier plan. Socialiste ou non, elle n'incarne à aucun niveau une alternative sérieuse. Les quelques socialistes restés à Sanaa se sont alignés sur les positions anti saoudiennes des houthistes, d'autres sont en exil et ont délaissé le label socialiste du fait de sa démonétisation.

C'est ainsi que le PSY s'est pour l'essentiel dilué dans le mouvement sudiste. Il a toutefois été marginalisé dans la mesure où une nouvelle génération a remplacé la figure longtemps tutélaire d'Ali Salem Al-Beidh, exilé depuis 1994 mais qui continuait jusqu'au début de la guerre actuelle à être l'un des leaders du mouvement. Les faits d'arme de combattants salafistes lors des affrontements contre les houthistes en 2015 à Aden ont favorisé une alliance de fait avec une partie des socialistes. Tous deux se sont depuis lors retrouvés dans le Conseil de transition sudiste, fondé en 2017 avec l'appui continu des Émirats arabes unis. Soutenus par l'État capitaliste par excellence et soumis à des leaders religieux, les socialistes ne sont même pas représentés au sein du Conseil présidentiel composé de huit membres qui a succédé à Hadi en avril 2022. Dans l'armée comme au sein des milices, ils ne comptent plus et ne semblent subsister qu'à travers d'anciens cadres, parfois formés dans les anciennes républiques socialistes d'Europe et mus par une nostalgie désespérée. Certes, il reste bien l'étoile rouge du socialisme sur le drapeau derrière lequel se rallient les partisans de la sécession sudiste, néanmoins c'est là un bien maigre héritage si l'on pense aux ambitieux slogans portés par la République populaire et démocratique du Yémen dans les années 1970.


1NDLR.— La guerre civile au Yémen du Sud s'est déroulée du 13 janvier au 24 janvier 1986. Le bilan de ces onze jours de combats est estimé entre 4 000 et 10 000 morts.

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Pourquoi l'Occident se trompe si souvent sur la Tunisie

Par : Francis Ghilès — 26 mars 2024 à 06:00

Après la révolte de 2011 qui a chassé Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir, de nombreux observateurs et responsables occidentaux se sont bercés d'illusions en pensant que la Tunisie allait construire une démocratie pérenne. Après s'être trompés sur la situation en Libye, en Algérie ou au Maroc, ils ont dû encore une fois reconnaître leurs erreurs. Cela ne les a pourtant pas empêché de recommencer, comme aujourd'hui avec le président Kaïs Saïed.

« Nous avons juré de défendre la Constitution », clame Samira Chaouachi, vice-présidente de l'Assemblée tunisienne. « Nous avons juré de défendre la patrie », lui rétorque un jeune soldat. Cet échange devant les portes fermées du Parlement, au petit matin du 22 juillet 2021, résume le paradoxe d'un pays longtemps considéré comme le seul succès des « printemps arabes ». La décision du président Kaïs Saïed quelques heures plus tôt de destituer le gouvernement et de suspendre l'Assemblée des représentants du peuple a provoqué la colère de son président islamiste et de sa vice-présidente qui cherchaient à entrer dans le bâtiment, désormais gardé par des troupes armées.

Cette décision présidentielle a surpris de nombreux diplomates étrangers visiblement peu au fait de la situation. Les Tunisiens beaucoup moins. Des milliers de personnes se sont précipitées dans les rues de chaque ville et village afin d'exprimer leur soulagement face à cette classe politique qu'ils estimaient corrompue et incompétente.

Le 17 avril 2023, Rached Ghannouchi, leader suprême d'Ennahda depuis sa fondation dans les années 19801 a été arrêté. Douze ans après son retour triomphal à Tunis, le 20 janvier 2011, au lendemain de l'éviction du président Zine El-Abidine Ben Ali qui avait dirigé le pays pendant vingt-quatre ans. La boucle est bouclée. La contre-révolution a été plus longue à venir en Tunisie que dans tout autre pays arabe.

Le consensus de Washington enterré

Il est trop tôt pour écrire les nécrologies des soulèvements qui, en deux vagues (2011 puis 2019), ont englouti la plupart des pays arabes. En Tunisie, au lieu de produire une nouvelle génération de dirigeants politiques, la révolte de 2011 « a ramené les élites marginalisées de l'ère Ben Ali »2.

Malgré tout, un processus révolutionnaire à long terme est à l'œuvre dans la région. Les gouvernements occidentaux, en particulier en Europe, se font des illusions s'ils pensent pouvoir compter sur des hommes forts pour assurer la stabilité des pays de la rive sud de la Méditerranée. Des changements politiques et économiques radicaux sont nécessaires et, par définition, imprévisibles. Les inégalités sociales et le sous-emploi des ressources humaines continuent de générer une énorme frustration sociale que les jeunes ne supporteront pas. Les dirigeants de l'Union européenne sont obsédés par les vagues d'immigrants en provenance du sud et par la montée du populisme que celles-ci alimentent, tout en restant dans le déni des causes sous-jacentes.

Pourquoi l'Union européenne (UE) et les États-Unis n'ont-ils pas compris que la contre-révolution a commencé immédiatement après les « révolutions » tunisienne et égyptienne ayant chassé Ben Ali et Hosni Moubarak du pouvoir ? Pourquoi n'ont-ils pas compris qu'après avoir échoué à lancer des réformes audacieuses dans la gestion de l'appareil sécuritaire et de l'économie, les responsables politiques et syndicaux tunisiens ont conduit leur pays dans une impasse ? La réponse réside avant tout dans la nature même de l'État. En 2011, il était clair pour les observateurs chevronnés que la politique économique libérale favorisée par l'Occident – le fameux « consensus de Washington » que l'on peut résumer dans un rôle strictement minimum alloué à l'État au profit de l'investissement privé – ne parviendrait pas à produire les résultats économiques escomptés. Entre cette date et l'élection du président Kaïs Saïed en 2019, tous les voyants économiques étaient au rouge.

Aujourd'hui, le consensus de Washington est mort. Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l'UE reverront-ils leurs prescriptions politiques pour autant ? Pour avoir une chance de réussir, leurs ordonnances devront être fondées sur la reconstruction de l'État, l'utilisation de l'investissement public et la lutte contre la corruption engendrée par le capitalisme de connivence. C'est à cette condition seulement qu'une partie des centaines de milliards de dollars évadés à l'étranger reviendra. L'État s'est déjà montré incapable d'arrêter la fuite des capitaux, dont la plupart sont illégaux. On peut donc se demander pourquoi, tout en reconnaissant qu'ils se sont trompés, les gouvernements tunisiens successifs, le FMI, la Banque mondiale et l'Europe continueront de se battre pour stopper les sorties de fonds et appliquer la même recette qui a échoué.

Il n'y a pas eu de révolution

La plupart des politiciens et des groupes de réflexion occidentaux ont accueilli les révoltes arabes avec incrédulité. C'est surprenant car les multiples rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en 2003, 2005 et 2009 montraient l'explosion du taux de chômage, et une tendance à la baisse de la part du produit intérieur brut (PIB) consacré à l'investissement au cours du dernier quart de siècle. Une preuve de « l'échec des élites arabes à investir localement ou régionalement [qui] est le plus grand obstacle à la croissance économique soutenue »3. En 2011, la directrice générale du FMI Christine Lagarde déclarait : « Soyons francs : nous ne prêtons pas suffisamment attention à la façon dont les fruits de la croissance économique sont partagés »4.

La Banque mondiale a fini par admettre dans un rapport publié en 2014 qu'elle s'était trompée sur la Tunisie avant 2011. Une telle humilité est inhabituelle, sinon sans précédent. Elle élude toutefois la question des raisons pour lesquelles les dirigeants politiques et les experts occidentaux font aussi souvent fausse route, alors que certains observateurs sont capables d'établir une juste analyse.

Au fur et à mesure de l'extension des révoltes, les capitales occidentales, tout d'abord incrédules, ont fait place à l'enthousiasme. Cela n'a pas duré longtemps. Face au désir de changement, les dirigeants ont opposé une force brutale, et les soulèvements se sont bien vite transformés en bains de sang en Égypte, en Libye, au Bahreïn, au Yémen ou en Syrie. Les puissants groupes d'intérêts nationaux, en premier lieu les forces de sécurité, fortement soutenus de l'extérieur - notamment par les pays du Golfe -, n'étaient pas disposés à autoriser des réformes susceptibles de remettre en cause le statu quo. D'autres, comme le Qatar, étaient prêts à le renverser complètement, toutefois en faveur de leurs « clients » islamistes. Les « amis » étrangers n'ont pas eu le temps d'influencer sérieusement les évènements en Tunisie, dont l'importance stratégique pour les grands acteurs internationaux est inférieure à celle de l'Égypte ou de la Syrie. Le fait que la Tunisie ait été le premier pays arabe à se révolter peut également expliquer l'absence d'ingérence extérieure.

Quoi qu'il en soit, l'utilisation même de l'expression « révolution de jasmin »5 suggère un malentendu. Aucune révolution n'a eu lieu en Tunisie en 2011. Une révolte violente a contraint les appareils dirigeants à prendre leurs distances avec le chef de l'État qu'ils ont poussé vers la sortie pour sauver leurs privilèges. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas eu de redistribution des richesses ou du pouvoir entre les classes sociales et les régions.

Des malentendus occidentaux tout aussi flagrants se sont manifestés après que les États-Unis sont intervenus militairement en Libye, au nom d'une urgence humanitaire, sans tenir compte de ce qui se passerait lorsqu'un petit groupe d'islamistes très organisés et lourdement armés (qu'ils avaient aidés pendant les dernières années de Mouammar Kadhafi) s'opposerait à une majorité non islamiste mal organisée, dont une grande partie était jeune et sans emploi. Leur départ après l'attaque du 11 septembre 2012 contre la mission américaine à Benghazi a transformé l'est de la Libye en arrière-garde d'Al-Qaida et de l'organisation de l'État islamique (EI). Cela a accéléré l'exportation du terrorisme et des réfugiés vers l'Europe, tout en déstabilisant davantage une grande partie de l'Afrique du Nord et du Sahel. Et bien sûr de la Tunisie dont de nombreux djihadistes ont été formés dans des camps libyens près de la frontière.

Dans le pays, les amis politiques des principaux partis se sont vu proposer des emplois au sein d'une fonction publique gonflée à l'extrême - des postes qui n'existaient souvent que sur le papier, mais pour lesquels ils étaient payés. Résultat : la destruction de toute efficacité publique, l'augmentation considérable de la masse salariale et des emprunts. Cette hausse de la dette (et donc des intérêts à payer) a évincé les investissements publics dans la santé, l'éducation et les infrastructures. Les présidents et les gouvernements se sont succédé, chacun empruntant de l'argent au FMI, à la Banque mondiale et à la Banque européenne d'investissement (BEI). Tous se sont contentés d'évoquer les conditions liées à ces prêts, mais n'ont jamais eu l'intention de les mettre en œuvre. Le FMI et l'Europe ont continué à prêcher l'évangile du libéralisme et ont fait semblant de croire que des réformes étaient mises en œuvre. Pourquoi a t-il été si facile de se tromper une deuxième fois alors que la prescription et la situation étaient identiques ?

Une pure idéologie

Pendant ce temps, les investissements privés – tant nationaux qu'étrangers – ont diminué. Des secteurs clés tels que les phosphates et les engrais ont vu leur production s'effondrer, de même que le tourisme, victime du terrorisme et de la pandémie de Covid-19. L'arrière-pays le plus pauvre, d'où partent toutes les révoltes en Tunisie, a continué d'être exploité par ceux de la côte, plus riches, afin d'assurer la majeure partie de l'eau, du blé et des phosphates nécessaires au pays.

Pour les Occidentaux,

la démocratie est une idée si belle qu'elle semble échapper à la réalité. Pour l'élite américaine, les pays en développement qui réussissent sont ceux qui organisent des élections, et les pays qui échouent sont ceux qui ne le font pas. Il ne s'agit pas de logique, ni de croyance fondée sur l'histoire ou même sur la science politique. Il s'agit de pure idéologie – et d'idéologie missionnaire, en plus. Regardez l'échec du printemps arabe ! Bien sûr, les populations de ces nations aspirent à la démocratie, mais cela ne signifie pas que celle-ci apportera automatiquement de bons résultats face à la grande pauvreté, aux clivages ethniques et sectaires, etc. Elle a fonctionné en Corée [du Sud] ou à Taïwan, par exemple, parce qu'elle est venue après l'industrialisation et la création de classes moyennes.6

Les élites européennes et américaines se sont trompées quand, après 2011, elles se sont convaincues que des élections libres et équitables annonçaient un avenir prometteur pour la Tunisie. Les jeunes en étaient moins convaincus et les gens ont de plus en plus délaissé les urnes, beaucoup ne se donnant même pas la peine de s'inscrire. Quant aux mouvements islamistes, ils n'ont jamais montré d'intérêt pour relever les défis d'une économie moderne. Ennahda n'a pas fait exception. Les élites tunisiennes, bien éduquées, n'ont pas pu s'entendre sur un plan de réforme économique. Elles ont laissé tomber leur pays.

La théorie de Lénine

Douze ans après la chute de Ben Ali, Kaïs Saïed a ramené la fine fleur d'hier, notamment dans les forces de sécurité. Ghannouchi, le puissant dirigeant d'Ennahda qui dirigeait le parti islamiste « comme l'organisation clandestine qu'il avait été dans les années 1990 »7 s'est retrouvé en prison, incapable de rallier l'armée. Cette dernière a jeté son dévolu sur Saïed qui « défend la patrie ».

Selon certains observateurs attentifs,

le soulèvement arabe a atteint son apogée, le 11 février 2011, quand le président égyptien Hosni Moubarak a été contraint de démissionner. Selon la théorie de Lénine, une révolution victorieuse nécessite un parti politique structuré et discipliné, un leadership robuste et un programme clair. La révolution égyptienne, comme son précurseur tunisien et contrairement à la révolution iranienne de 1979 n'avait ni organisation ni dirigeant identifiable, ni d'ordre du jour sans équivoque.8

Alors que les manifestations sont devenues violentes dans de nombreux pays, les forces se sont divisées. Les anciens partis politiques et les dirigeants économiques se sont disputés le pouvoir, « laissant à de nombreux manifestants le sentiment que l'histoire qu'ils faisaient il n'y a pas si longtemps les dépassait »9. Ceux qui ont mené la révolte en Tunisie n'avaient ni les moyens ni le temps de s'organiser. Les forces établies ont donc pu détourner leur agenda et bloquer le changement.

Cela n'a pas empêché certains universitaires, tel Safwan Masri, de parler d'« anomalie arabe »10, et des journaux de clamer que la Tunisie était le seul pays des révoltes arabes à avoir donné naissance à une véritable démocratie. Illusion caractéristique de nombreuses attitudes occidentales. Avant la chute de Ben Ali, la Banque mondiale et les observateurs ont loué les performances économiques du pays. Après, ils ont salué son succès en tant que démocratie. On comprend pourquoi les dirigeants européens n'ont pas eu de pensée stratégique sur la Tunisie…

La nature de l'État entrave les réformes

En fait, les analystes occidentaux projettent trop souvent leur propre vision du monde sur des pays dont l'histoire est différente. Ainsi, l'intense débat intellectuel et politique autour des idées de John Maynard Keynes (1883-1946) sur l'intervention de la puissance publique dans l'économie n'a pas d'équivalent dans la région. En partie parce que la diplomatie des canonnières et le colonialisme ont interrompu les débats qui se déroulaient dans le Sud, notamment en Tunisie. Au moment de l'indépendance, les nouveaux régimes ont compris que l'État devait être partie prenante de la création d'une économie nationale, qu'elle soit liée ou non au Nord. Or les dirigeants se sont rarement concentrés sur l'augmentation de la richesse du pays, mais davantage sur leur maintien au pouvoir, en contrôlant notamment les nouveaux arrivants au sein de la classe privilégiée, le Makhzen11.

À partir des années 1980, le FMI et la Banque mondiale ont appliqué un ensemble de principes idéologiques contenus dans le consensus de Washington. Cette doxa néolibérale avait déjà échoué en Tunisie au tournant du siècle, pourtant cela n'a pas arrêté la Banque mondiale qui l'a présentée comme modèle de « bonne gouvernance économique » à suivre en Afrique et au Proche-Orient. L'Europe a chanté la même partition et s'est retrouvée dans l'impasse.

Malgré l'émancipation des femmes et les attitudes tolérantes envers les étrangers, la Tunisie a vu ses richesses contrôlées par quelques familles dont l'emprise est renforcée dans un système corporatiste leur permettant de surveiller l'État. Loin d'apporter de nouvelles idées et de contribuer à la création d'un vaste parti de gauche après 2011, le puissant syndicat de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) s'est contenté de regarder le pouvoir gonfler le nombre de fonctionnaires (et par conséquent ses adhérents), ce qui a ruiné le pays. Au lieu de promouvoir un débat ouvert sur ce qu'il fallait entreprendre, les dirigeants tunisiens ont agi en fossoyeurs des réformes. Auparavant, Zine El-Abidine Ben Ali avait géré l'économie en prélevant de plus en plus de rentes pour sa famille, sans jamais la réformer.

Peut-on changer le scénario néolibéral ?

Alors que la région est riche en hydrocarbures, les institutions internationales pourraient suggérer que « les monarchies pétrolières cessent d'investir leur capital dans les économies occidentales, en particulier aux États-Unis, et le transfèrent plutôt aux gouvernements arabes, sur le modèle de l'aide que les États-Unis ont fournie à leurs alliés européens de 1948 à 1951, le Plan Marshall »12. Peu de chance que cela arrive car les banques occidentales perdraient d'énormes opportunités de gagner de l'argent et les monarchies du Golfe ont beaucoup d'influence à Paris, Londres et Washington. Pendant ce temps, le capital déserte la région pour trouver refuge dans des banques et des entreprises occidentales. L'Afrique du Nord à elle seule dispose de centaines de milliards de fonds « privés » dans des établissements financiers étrangers.

Aujourd'hui, les jeunes issus des milieux favorisés et formés se sauvent aussi au bénéfice immédiat du Golfe, du Canada, de la France et de ses voisins, et au détriment de la stabilité à long terme en Méditerranée. En Afrique du Nord, la « guerre froide » entre l'Algérie et le Maroc explique que les flux commerciaux et d'investissement soient au plus bas. Cette situation est d'autant plus absurde que le pétrole, le gaz, le soufre et l'ammoniac algériens pourraient, avec les phosphates marocains, générer de nombreux emplois et de grandes exportations. Les tensions entre les deux pays conviennent à l'Occident depuis des décennies, néanmoins la pression des nouveaux immigrants en Europe alimente les partis populistes et le risque de turbulences intérieures dans des pays comme l'Italie ou la France.

Autre ironie de ce scénario néolibéral, la Chine et la Turquie renforcent leurs liens commerciaux avec l'Afrique du Nord — la Chine est ainsi devenue son deuxième fournisseur étranger après l'Italie, et la Turquie le quatrième —, sans accroitre leurs investissements. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, le capital privé occidental continue par contre de jouer un rôle clé.

Aujourd'hui, l'Union européenne et les États-Unis découvrent à leur grand désarroi que les dirigeants nord-africains, comme ailleurs dans le Sud, ne partagent pas leur lecture de la guerre en Ukraine. Ils notent que l'Occident considère ses problèmes comme les problèmes du monde, et ils ne sont pas d'accord. Le monde multipolaire dans lequel nous nous trouvons rend familier l'ancien tiers-mondisme algérien. Les élites se méfient de l'ancienne puissance coloniale et expriment publiquement leur critique du comportement français, passé et présent, comme jamais auparavant.

Plus tôt l'Europe s'éveillera au fait que les pays au-delà de ses côtes méridionales méritent une politique ambitieuse, un nouveau processus de Barcelone13 plus audacieux, mieux ce sera. Plus tôt elle comprendra que l'islamisme n'est pas l'inclination naturelle de la région, comme beaucoup l'ont cru après 2011, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, plus tôt elle abandonnera son orientalisme de pacotille, mieux ce sera. En finir avec l'État patrimonial ou néo-patrimonial où quelques familles contrôlent tout représente un défi historique pour la région autant que pour l'Europe.

Comme le montre sa réaction modérée au renversement du président égyptien Mohamed Morsi un an après les élections libres de juillet 2012, l'Occident ne semble guère accorder autant d'importance au vote qu'il le prétend. Son attitude face au mépris de Kaïs Saïed pour les règles fondamentales de la démocratie le confirme. Il faudrait une refonte complète de l'État — condition préalable pour une croissance plus rapide —, mais aussi une plus grande inclusion sociale afin d'atteindre une stabilité à long terme en Tunisie et dans la région. Tant qu'elle n'acceptera pas ce principe, la Commission européenne devra se faire à l'idée que ses interminables prises de position visant à « améliorer » les politiques de voisinage donnent l'impression de jouer avec les peuples.

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Ce texte est adapté de l'article de Francis Ghilès, « Why does the West so often get Tunisia wrong ? », Notes Internacionals 289, Barcelona Center for International Affairs (CIDOB), mai 2023.
Traduit de l'anglais par Martine Bulard.


1Rached Ghannouchi a joué un rôle central dans le mouvement islamique tunisien depuis la fondation d'Ennahda au début des années 1980. Après deux décennies d'exil à Londres, il est rentré en Tunisie en 2011, et joue depuis un rôle clé et souvent controversé dans la politique tunisienne.

2Tom Stevenson, « The Revolutionary Decade : Tunisia since the Coup », London Review of Books, 17 novembre 2022.

3Ray Bush, « Marginality or abjection ? The political economy of poverty production in Egypt », dans Ray Bush et Habib Ayeb, Marginality and Exclusion in Egypt, Zed, Londres, 2012.

4Christine Lagarde, « The Arab Spring, One Year On », Fonds monétaire international, Washington DC, 6 décembre 2011.

5NDLR. Cette désignation médiatique francophone est par ailleurs rejetée par les Tunisiens qui préfèrent parler de « révolution de la dignité ».

6Robert D. Kaplan, « Anarchy unbound : the new scramble for Africa », The New Statesman, Londres, 16 août 2023.

7Tom Stevenson, « The Revolutionary Decade : Tunisia since the Coup », The London Review of Books, 17 novembre 2022.

8Hussein Agha et Robert Malley, « The Arab Counterrevolution », The New York Review of Books, 29 septembre 2011.

9Hussein Agha et Robert Malley, op.cit.

10Safwan Masri, Tunisia : an Arab Anomaly, Columbia University Press, 2017.

11NDLR. Le terme désigne la classe au pouvoir au Maroc.

12Gilbert Achcar, People Want : A Radical Exploration of the Arab Uprising, Saqi Books, Londres, 2013, réédité avec une nouvelle introduction en 2023.

13Partenariat euro-méditerranéen pour le développement et la sécurité lancé en 1995 et au point mort actuellement.

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Liban. Sur les traces des disparus de la guerre civile

Par : Leyane Ajaka Dib Awada — 25 mars 2024 à 06:00

Comment filmer la disparition ? Traduire par l'image ce qui n'est plus ? C'est un travail de remémoration contre l'amnésie officielle et collective, et donc un travail pour l'histoire, que propose l'équipe du film The Soil and the Sea La terre et la mer »), qui sillonne le Liban sur les traces des charniers de la guerre civile.

Image trouble, son étranglé, vagues menaçantes… The Soil and the Sea La terre et la mer ») commence littéralement à contre-courant, la caméra submergée dans une lutte contre les vagues, dont nous tire la voix de l'écrivain libanais Elias Khoury lisant en arabe son poème « La mer blanche ». Ce sauvetage n'est pourtant qu'une illusion : c'est bien une noyade longue d'un peu plus d'une heure qui commence avec le film réalisé par Daniele Rugo, véritable plongée cinématographique dans la violence de la guerre civile libanaise.

Partant de la côte beyrouthine, le film nous fait entrer au Liban par le charnier méditerranéen qui le borde, cette mer dans laquelle la guerre a souvent dégurgité ses cadavres. The Soil and the Sea interroge les disparitions, exhume les histoires des victimes et de leurs familles, creuse les bas-fonds de près de quinze années de guerre civile.

Un pays amnésique et imprégné de violence

Au Liban, 17 415 personnes auraient disparu de 1975 à 1990, pendant la guerre civile qui a opposé de très nombreuses factions locales et internationales, mais dont les victimes ont été en majorité libanaises, palestiniennes et syriennes. Ce chiffre est tiré de la recherche constituée par le Lebanon Memory Archive, un projet piloté par l'équipe du film qui met en lumière cinq sites libanais abritant des fosses communes datant de la guerre1. Massacres délibérés, emprisonnements, torture, enlèvements, assassinats arbitraires ou ciblés, des lieux tels que Damour, Chatila, Beit Mery, Aita Al-Foukhar ou Tripoli, sont emblématiques de toutes les facettes de la violence devenue routinière dans le Liban des années 1980. Leurs noms seuls suffisent à réveiller le souvenir d'une opération militaire, d'une prison ou d'une hécatombe dont les histoires sont tues dans un pays qui s'est remis de la guerre civile en instaurant un fragile statu quo.

Afin de saisir la force de The Soil and the Sea, il faut comprendre la portée politique du simple geste de prise de parole proposé par le film. Dans les années 1990, la principale barrière mise en place pour éviter de retomber dans les méandres d'un affrontement civil a été le silence. Aucune politique mémorielle n'a été mise en place à l'échelle du pays, les programmes scolaires s'arrêtent notoirement à la veille de la guerre civile, et la guerre est un arrière-plan anecdotique dans les conversations des Libanaises. Des organisations de la société civile plaident pourtant depuis longtemps en défense des familles des personnes disparues, et une loi de 2018 promettait même d'éclaircir leur sort, mais le silence reste de mise pour la majorité de la société libanaise. La faute en revient surtout à l'absence de politiques publiques et d'institutions dédiées : il n'existe pas au Liban d'histoire « objective » de la guerre, scientifiquement constituée, et admise par l'État et la population. The Soil and the Sea donne un exemple saisissant de cette amnésie collective avec l'anecdote d'une mère qui pose une plaque et plante un olivier en mémoire de son fils Maher, disparu devant la faculté des sciences dans la banlieue sud de la capitale. Alors que cette faculté relève du seul établissement supérieur public du pays - l'Université libanaise -, les étudiantes et les professeures rencontrées par la mère de Maher sont effarées d'apprendre qu'une fosse commune « de trente mètres de long » a été enfouie sous les dalles de leur campus à la suite d'une bataille entre des factions libanaises et l'armée israélienne pénétrant dans Beyrouth en 1982.

Pour recomposer l'histoire d'un pays amnésique, The Soil and the Sea choisit d'enchaîner les témoignages, comme celui de la mère de Maher. Les récits sont racontés en « voix off », superposés à des images montrant les lieux banals, gris, bétonnés, où les Libanaises foulent souvent sans s'en douter - ou sans y penser - les corps de centaines de leurs semblables. Les voix des proches ou des survivantes qui témoignent sont anonymes. Seuls ces lieux du quotidien incarnent la violence. Le film offre l'image d'un Liban pâle et quasi désert, où l'immobilier aussi bien que la végétation ont recouvert les plaies mal cicatrisées de la guerre. Des silhouettes lointaines parcourent ruines antiques et bâtiments modernes, gravats et pousses verdoyantes, mais on ne verra jamais les visages des voix qui racontent, par-dessus des plans savamment composés, les disparitions des proches, l'angoisse des familles, parfois de précieuses retrouvailles, plus souvent des vies passées dans l'errance et la nostalgie. Filmant le présent pour illustrer les récits du passé, The Soil and the Sea met au défi l'expérience libanaise contemporaine en montrant des lieux imprégnés jusque dans leurs fondations par une violence rarement nommée, qui prend enfin corps à l'écran dans les récits des familles laissées pour compte. Le travail de mise en scène du témoignage oral est aussi soigné du point de vue de l'image que du son, les mots crus des proches étant délicatement accompagnés par les arrangements légers et angoissants de Yara Asmar au synthétiseur.

Géographie de l'oubli

Faut-il déterrer les cadavres ? Serait-ce rendre justice aux familles que de retourner aujourd'hui la terre, et risquer ainsi de raviver les blessures d'un pays jamais guéri de la violence ? Ces questions, posées par un survivant du massacre commis par les milices palestiniennes à Damour en 19762, reçoivent plus tard une réponse indirecte de la part de la mère de Maher : « S'ils exhument des restes, où est-ce que je les mettrais ? » Juxtaposant des témoignages qui se font écho, The Soil and the Sea devient un jeu de questions et réponses qui exprime le paradoxe de l'amnésie libanaise. Aux dépens de nombreuses victimes et de leurs familles, l'oubli a été un geste d'amnistie qui a permis à la société libanaise de se reconstruire, d'élever des banques et de déployer des champs sur une terre ravagée par le conflit. Beaucoup de victimes ont aussi été acteurrices de la violence, à commencer par Maher, mort au service d'une milice, dont le récit de la disparition entame et conclut le film. En exhumant leurs corps, on risquerait de raviver des colères enfouies avec eux. Au lieu de prendre un tel risque, et outre l'impossibilité matérielle et politique d'une telle entreprise, le documentaire et le projet de recherche auquel il s'adosse se contentent de recueillir des souvenirs sans les commenter autrement que par des images du quotidien, familières à toustes les Libanaises.

L'absence de protagonistes à l'écran, le choix de filmer les lieux représentés à des moments où ils sont inhabituellement déserts, illustrent d'abord la disparition, thème principal de l'œuvre. Nous, spectateurs et spectatrices, sommes invitées dans ces espaces comme dans des arènes cinématographiques qui réverbèrent les récits de la violence et abattent le quatrième mur, nous mettant au centre d'un récit oral, musical et visuel. Nous qui foulons le sol libanais, nous qui partageons sa mer et contemplons ses espaces, sommes responsables de constater la violence gravée en eux, nous dit le film. Si on ne peut résoudre les disparitions sans raviver la violence qui les a causées, si on ne peut déterrer les cadavres sans risquer d'exhumer la guerre qui les a tués, on peut au moins admettre l'amnésie, s'en reconnaître responsable, et apaiser par des actes mémoriels la violence fantôme qui hante le Liban.

The Soil and the Sea apporte sa pierre à l'édifice mémoriel par la constitution d'une géographie qui relève un à un des lieux de l'oubli libanais. Les récits qui permettent l'enquête ne sont jamais exhaustifs. Ils permettent d'incarner cette géographie, lui donnant le relief et la profondeur qui manquent aux images du quotidien libanais contemporain. Par des procédés fins et dépouillés, le film de Daniele Rugo nomme l'innommable, montre ce qui ne peut être montré, et parvient ainsi à nous remémorer notre oubli.

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The Soil and the Sea
Film de Daniele Rugo
2023
73 minutes
Avant-première mardi 26 mars à 19h30
Cinéma Luminor Hôtel de Ville, Paris.


1Le projet est mené par le réalisateur et producteur Daniele Rugo, la productrice Carmen Hassoun Abou Jaoudé et l'assistante de production Yara Al Murr.

2NDLR. Ce massacre a été commis par des milices palestiniennes le 20 janvier 1976, en réaction au massacre de plus d'un millier d'habitants du quartier Karantina de Beyrouth par les Phalanges chrétiennes.

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« Chaque pouvoir qui arrive dans Gaza essaye d'utiliser les clans à son profit »

Par : Rami Abou Jamous — 25 mars 2024 à 06:00

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Dimanche 24 mars 2024.

Les Israéliens sont toujours en train de chercher des solutions pour remplacer le Hamas. Parmi ces anciennes et mauvaises solutions, ils ont essayé de s'attacher la collaboration des chefs des « grandes familles » de la bande de Gaza. C'est la méthode de tous les colonisateurs et occupants : les Soviétiques ont voulu l'employer en Afghanistan, les États-Unis en Irak et en Afghanistan. Malheureusement, dans le monde arabe et surtout au Proche-Orient, l'esprit clanique est une réalité, et il faut souvent passer par ces chefs pour régler les problèmes. Les Israéliens ont commencé à faire ça en 1967, après leur occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem.

À l'époque, il y avait un vide dans le pouvoir administratif et politique. Ils ont donc commencé à chercher des interlocuteurs pour assurer la sécurité. Ils se sont adressés aux moukhtar, les chefs des familles importantes. Ces gens étaient connus pour leurs relations avec les occupants successifs, depuis l'empire ottoman, jusqu'aux Britanniques, puis les Israéliens. Leur réputation était ambivalente. On les voyait comme des médiateurs avec l'occupant, fournissant un service administratif et facilitant la vie des gens, mais ils étaient aussi considérés comme des collabos.

Cela se passait ainsi : le général israélien qui commandait la région venait voir le moukhtar — ou le chef de la famille X — et lui disait : « Il y a un problème avec un de vos membres. Donc soit vous réglez le problème, sinon nous allons l'arrêter ». Parfois, au contraire, le moukhtar pouvait intervenir pour faire libérer des gens.

« Tout change avec l'arrivée d'Arafat »

Mais tout a changé avec le début de la première Intifada, en 1987. Les grandes familles ont perdu leur influence. C'est l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui a pris le pouvoir et en premier lieu, parmi les factions qui la composaient, le Fatah de Yasser Arafat. Cette situation a duré jusqu'aux accords d'Oslo, avec la création de l'Autorité palestinienne (AP), et l'installation en 1994 de Yasser Arafat à Gaza. Arafat avait besoin du soutien des grandes familles pour consolider son pouvoir. Il a créé à l'époque un organisme qui s'appelait Hay'at Al ‘Achaer, ou l'Instance des clans. Ces derniers pouvaient intervenir par exemple en cas d'affrontements ou de différends entre les membres de différentes familles, afin que le problème soit réglé à l'amiable plutôt que devant les tribunaux. Cela a continué ainsi jusqu'au début de la deuxième intifada, en 2000. C'est à cette époque que le rôle des familles a commencé à évoluer, pour passer de médiateurs à des pratiques qu'on peut qualifier de mafieuses.

Plusieurs d'entre elles ont profité du désordre sécuritaire et de l'affaiblissement de l'AP, dont la police et les services de sécurité ne pouvaient plus travailler, leurs locaux et leur personnel étant pris pour cible par les Israéliens. La création du Hamas, devenu rapidement assez populaire, enlevait aussi à l'AP une partie de son pouvoir. À son tour, le parti islamiste a décidé de s'appuyer sur certains clans, allant jusqu'à les armer. Ces derniers ont tué des chefs de la police de l'AP et de ses Moukhabarat, ses services de renseignement, notamment un dirigeant important, Jad Tayeh, ainsi que les enfants d'un autre responsable de ces services. Tout cela jusqu'à la prise de pouvoir du Hamas dans la bande de Gaza en 2007.

Ce projet suppose l'éradication du Hamas

Depuis, la situation s'est une nouvelle fois renversée pour ces grandes familles. Une fois établi au pouvoir, le Hamas ne pouvait plus tolérer l'existence d'une force parallèle. La première chose qu'il a faite, c'est de les désarmer. Les alliés sont devenus des ennemis. Plusieurs assauts sanglants ont eu lieu contre les bastions de plusieurs clans, au cours desquels des femmes et des enfants ont été tués. Certaines de ces familles, proches de la frontière, ont préféré se réfugier en Israël. Parmi ses membres se trouvait un responsable important du Fatah.

Si je fais ce rappel historique, c'est pour montrer que chaque pouvoir qui arrive dans la bande de Gaza essaye d'utiliser ces clans à son profit, quitte à s'en débarrasser quand il n'en a plus besoin. Maintenant, les Israéliens voudraient faire la même chose, en transférant le pouvoir vers les familles importantes. Mais ce projet suppose l'éradication du Hamas. Or, ce n'est pas le cas, et la plupart de ces grandes familles le savent.

Depuis le 7 octobre, la police et la sécurité intérieure, qui sont particulièrement visées par l'armée israélienne, ne sont plus présentes sur le terrain. Certains clans en ont profité pour se livrer au pillage. Il y en a eu dans le nord, dans les maisons bombardées et abandonnées par leurs propriétaires, qui avaient fui vers le sud. Les convois d'aide humanitaire ont parfois été pillés aussi, pour revendre l'aide sur le marché.

Le Hamas leur a fait comprendre de façon explicite qu'il fallait encore compter avec lui. Il a menacé des moukhtar, et même exécuté certains d'entre eux, parce qu'ils avaient franchi la ligne rouge en sortant les kalachnikovs pour piller des convois humanitaires. Le Hamas tolère les armes blanches, voire les pistolets, mais pas les mitraillettes ; c'est une arme de guerre et le Hamas ne peut admettre l'existence d'une force armée parallèle.

« Vous allez protéger les convois, mais sous notre contrôle »

Du coup, quand les « kalach' » ont été sorties, les combattants du Hamas ont surgi de leurs caches souterraines. Résultat : on n'entend plus parler de pillages. Le Hamas a ensuite choisi de nouveau une solution politique : coopter les grandes familles en leur disant en substance : on ne peut plus être présents en uniforme pour protéger les convois humanitaires, parce qu'on est aussitôt ciblés par les Israéliens. Vous allez participer à la protection de l'aide, mais sous notre contrôle. C'est ainsi que pendant deux jours consécutifs, deux convois humanitaires chargés principalement de farine en provenance de Rafah sont arrivés sans encombre jusqu'à Jabaliya, dans le nord, protégés par des jeunes des clans, sous la supervision de nombreux militants du Hamas en civil. D'ailleurs beaucoup de ces jeunes étaient en réalité également proches du Hamas. Tous étaient armés de bâtons et non de kalachnikovs, tout le long de la rue Salaheddine, la route principale de la bande de Gaza. Le Hamas avait publié un communiqué demandant aux gens de ne pas s'approcher, et qu'il était là pour superviser la distribution équitable de l'aide.

Tout cela a fonctionné parce que le Hamas avait mis en place une coordination avec les grandes familles, en particulier pour les distributions de nourriture. Les Israéliens ont été furieux, et comme je l'ai raconté dans mon dernier journal, ils ont commencé à assassiner les dirigeants du Hamas responsables de cette coordination. En tout cas, leur projet de trouver des collaborateurs chez les grandes familles a échoué, et ils se rendent compte que le Hamas est toujours là, la preuve étant qu'ils continuent à participer à des discutions avec lui au Caire ou au Qatar.

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« Ce qui rend les Israéliens furieux, c'est que le Hamas est toujours là »

Par : Rami Abou Jamous — 22 mars 2024 à 07:58

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Jeudi 23 mars 2024.

Trois dirigeants du Hamas ont été tués par l'armée israélienne ces derniers jours. Un à Gaza-ville, un à Nusseirat et le troisième au nord de la bande de Gaza. Tous trois étaient responsables de la coordination pour sécuriser l'aide humanitaire qui passe via les camions, depuis la frontière égyptienne à Rafah, jusqu'au nord de la bande de Gaza en passant par Gaza ville.

La date de leur assassinat ne doit rien au hasard. Il y a environ cinq jours, deux convois ont effectivement réussi à atteindre la ville de Gaza et le nord de la bande de Gaza. Ils ont livré leur cargaison de farine aux entrepôts de l'UNRWA à Jabaliya. Ces convois humanitaires venus d'Égypte n'ont pas été attaqués.

Pourquoi cela s'est bien passé ? Parce que le Hamas avait déployé ses hommes tout au long du parcours, sur la rue Salaheddine, la plupart armés de bâtons. Auparavant, l'organisation avait publié un communiqué disant qu'il ne fallait pas se trouver dans ces endroits-là, et ne pas tenter d'arrêter les camions, surtout sur ce qu'on appelle le rond-point du Koweït, là où des camions d'aide humanitaire ont été attaqués et où l'armée israélienne a tiré sur les gens. Ces gardes – pour la plupart des jeunes - déployés n'étaient pas des policiers, mais des militants du Hamas. Deux convois se sont donc succédé sans encombre pendant deux jours. Le troisième jour, les Israéliens les ont bombardés.

Il y aurait eu plus de vingt morts ce jour-là. Après quoi, l'armée israélienne a assassiné ces trois hommes. Le premier à l'hôpital Al-Chifa, le deuxième dans une voiture à Nusseirat et le troisième à côté d'un entrepôt de l'UNRWA je crois. Pourquoi ? Parce que ces hommes du Hamas organisaient la protection des convois terrestres. Leur efficacité n'a pas plu aux Israéliens. Le passage des camions sans difficulté menaçait de faire capoter leur projet de faire arriver l'aide humanitaire par la mer, et ça contredisait leur propagande comme quoi « le Hamas détourne l'aide ».

Pour comprendre leurs motivations, il faut savoir que dans le nord de la bande, la situation est encore pire qu'au sud. La famine s'est installée parmi les quelque 400 000 personnes qui n'ont pas fui vers le sud comme voulait les y pousser l'armée israélienne. Si les Israéliens veulent empêcher toute aide humanitaire de parvenir depuis le sud, c'est probablement parce qu'ils veulent séparer définitivement les deux parties de la bande, laissant le sud à l'Égypte, et faire du nord une zone tampon administrée par eux. Voilà pourquoi Israël cherche toujours à organiser le désordre pour pouvoir prétendre qu'il est impossible de faire passer l'aide par voie terrestre du sud vers le nord, qu'il y a des détournements, des attaques.

Ce qui rend les Israéliens furieux, c'est que le Hamas est toujours là, qu'il est encore puissant, et qu'il a résolu la question des pillages.

Les Israéliens veulent s'appuyer sur les « grandes familles » de Gaza, qui sont devenues en quelque sorte des clans mafieux et qui avaient pu, au début, attaquer les convois d'aide humanitaire. Le Hamas a réagi par la manière forte. On parle de l'exécution de treize membres de l'un de ces clans, je reviendrai dessus dans une prochaine page de mon journal pour Orient XXI.

Après l'assassinat des trois responsables de la protection des convois humanitaires, que peut-il se passer ? Le Hamas trouvera sans doute une solution. C'est un mouvement très bien organisé, de la base vers le sommet, qui a une hiérarchie très développée. Et sa dimension religieuse fait qu'il y a une grande loyauté envers les chefs et envers le mouvement en général.

D'ailleurs, les Israéliens croient-ils à leur propre propagande, quand ils disent que c'en est bientôt fini du Hamas ? Si c'est le cas, pourquoi sont-ils en train de négocier avec eux au Caire ? Éradiquer le Hamas ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudrait au moins que l'armée israélienne occupe la bande de Gaza pendant au minimum deux ou trois ans pour y arriver.

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La France se rapproche du Maroc tout en négociant avec Abdelmadjid Tebboune

Par : Khadija Mohsen-Finan — 22 mars 2024 à 06:00

Le dégel des relations entre Rabat et Paris pourrait déboucher sur une visite du président Emmanuel Macron au Maroc. Ce réchauffement se produit alors que les rapports franco-algériens sont dans l'impasse et que plusieurs forces politiques françaises de l'opposition poussent en faveur d'un rapprochement avec le Maroc.

Pour son premier déplacement officiel au Maghreb, Stéphane Séjourné s'est rendu au Maroc le 25 février. Le ministre des affaires étrangères français a pris soin de préciser sur son compte X (ex-Twitter) qu'il avait été mandaté par Emmanuel Macron pour « ouvrir un nouveau chapitre » dans les relations entre les deux pays. Il s'agit clairement d'une volonté de clore une série de crises qui ont commencé en décembre 2020 avec l'annonce par Donald Trump de la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation des relations entre le Maroc et Israël. Pour Rabat, la France, allié inconditionnel et soutien constant, se devait d'emboiter le pas à Washington. Pourtant, cet alignement sur la position américaine ne s'est pas fait.

Turbulences sur la ligne

La relation se tend un peu plus en septembre 2021, lorsque Paris décide de réduire de moitié l'octroi des visas aux Marocains, alors qu'au même moment Emmanuel Macron décide de se rapprocher de l'Algérie. En témoigne la visite « officielle et d'amitié » effectuée par le président français accompagné par une bonne partie de son gouvernement en août 2022, et la signature d'une déclaration commune appelant à « une nouvelle dynamique irréversible ».

La France a alors quelques raisons de se distancier du Maroc. Elle n'a guère apprécié les révélations du consortium de médias Forbidden Stories, selon lesquelles de nombreux téléphones - dont celui du chef de l'État et de certains de ses ministres - avaient été ciblés grâce au logiciel israélien Pegasus. Rabat dément, mais la confiance est entamée.

En janvier 2023, les hostilités montent d'un cran lorsque le Parlement européen vote une résolution condamnant la dégradation de la liberté de la presse au Maroc, et l'utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles comme moyen de dissuader les journalistes. La résolution affirme par ailleurs la préoccupation de l'institution européenne quant à l'implication supposée du Maroc dans le scandale de corruption en son sein.

Le vote du Parlement européen

Le Maroc réagit vivement à cette mise en cause. D'autant plus qu'il considère que ce vote participe d'une campagne anti marocaine à Bruxelles, portée par les eurodéputés français du groupe Renaissance (Renew Europe) et notamment par Stéphane Séjourné, alors chef de ce groupe. Rabat ne décolère pas et le plaidoyer de l'ambassadeur de France au Maroc Christophe Lecourtier, selon lequel « cette résolution n'engage aucunement la France »1 n'y changera rien. Pas plus que le mea culpa de la France, exprimé par ce même ambassadeur sur la décision de son pays de réduire les visas.

Malgré cette tension extrême et la mise en accusation du président Macron dans la presse marocaine proche du régime, le chef de l'État français n'a de cesse durant toute l'année 2023 d'afficher sa volonté de dépasser cette séquence faite de tensions, de crises et d'hostilités. Il sait que la politique maghrébine de la France ne peut laisser s'installer durablement un contentieux avec l'un ou l'autre des États du Maghreb. La proximité géographique, l'histoire coloniale et une communauté importante de Maghrébins installée en France imposent des relations apaisées, sans compter les échanges économiques, commerciaux et stratégiques.

Les deux classes politiques semblent alors opter pour une détente que l'on peut lire dans la reprise de la coopération. Mais le séisme qui frappe la région du Haouz dans le Haut-Atlas le 8 septembre 2023 montre que toutes les relations extérieures du Maroc sont désormais fondées sur la question du Sahara occidental. En ne répondant pas à l'offre d'aide française, alors que celles de l'Espagne, du Royaume-Uni, des Émirats arabes unis et du Qatar étaient acceptées, le Maroc signifie à la France qu'elle ne compte désormais plus parmi les pays amis.

Le 12 septembre 2023, Emmanuel Macron décide de s'adresser directement aux Marocains et aux Marocaines. Dans une vidéo postée sur X, il rappelle la disposition de la France, affirmant qu'il appartient à « Sa Majesté le roi, et au gouvernement du Maroc, de manière pleinement souveraine, d'organiser l'aide ». L'initiative est très mal reçue au Maroc, où on a le sentiment que le chef de l'État français a délibérément voulu agir dans le contournement du roi. La détente qui paraissait s'instaurer laisse place à une nouvelle séquence de crispation.

La question toujours en suspens du Sahara occidental

Emmanuel Macron sait que Rabat attend une reconnaissance claire de la marocanité du Sahara de la part de la France, et que cette reconnaissance conditionne la relation entre les deux pays. Le roi l'a bien précisé en août 2022. C'est « le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international, et l'aune qui mesure la sincérité des amitiés et l'efficacité des partenariats que le royaume établit »2 .

L'inflexion de la France sur ce dossier s'exprime clairement le 2 novembre 2023, lorsque Nicolas de la Rivière, le représentant permanent de la France auprès des Nations unies déclare, lors d'une réunion du Conseil de sécurité : « Je me souviens du soutien historique, clair et constant de la France au plan d'autonomie marocain. Ce plan est sur la table depuis 2007. Le moment est venu d'aller de l'avant »3.

La mission confiée à Stéphane Séjourné durant ce voyage n'est pas facile. Il s'agit à la fois de prendre contact avec son homologue Nasser Bourita qu'il n'a jamais rencontré, de rétablir les liens entre les deux pays, et surtout de donner des gages aux Marocains sur le Sahara occidental. Séjourné sait qu'il est très attendu sur ce dossier et a d'ailleurs pris les devants en précisant que « c'est un enjeu existentiel pour le Maroc et pour les Marocains, la France le sait »4.

Un soutien au plan d'autonomie

Pour autant, malgré l'attente, le ministre ne peut faire de déclaration majeure sur ce dossier combien délicat. L'enjeu est tel qu'il appartient au seul chef de l'État, dont la diplomatie est le domaine réservé, de l'exprimer, dans le cadre solennel de la visite d'État prévue d'ici l'été. Stéphane Séjourné réaffirme néanmoins que la « France veut une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité ». Paris qui a été le premier à avoir soutenu le plan d'autonomie de 2007, « souhaite avancer en vue d'une solution pragmatique, réaliste, durable et fondée sur le compromis ». Par ces propos, le chef du Quai d'Orsay montre, que tout en voulant aller de l'avant, son pays souhaite ménager sa relation avec l'Algérie, sans néanmoins opter pour l'autodétermination voulue par le Front Polisario et Alger. Ce faisant, la France ne rompt pas avec ses choix précédents. Elle est d'ailleurs déjà présente au Sahara occidental, Stéphane Séjourné le dit, en mentionnant l'existence de deux écoles françaises à Laâyoune et à Dakhla, en plus d'un centre culturel itinérant dans les villes de Laâyoune, Dakhla et Boujdour, qui sont les principales villes du Sahara. Une reconnaissance de facto par la France de la marocanité de ce territoire sur lequel l'ONU n'a pas statué.

Mais la France ne se contente pas de cette présence dans les domaines de l'éducation et de la culture. Le ministre précise que Paris entend investir au sein de cette région, dans différents domaines, que ce soient les énergies renouvelables, le tourisme, ou encore l'économie bleue liée aux ressources aquatiques. Pourtant, Séjourné reste prudent. Il sait que l'exploitation et la commercialisation des ressources de ce territoire, qui reste « non autonome » pour les Nations unies, peuvent faire l'objet d'une nouvelle plainte de la part du Front Polisario auprès de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Aussi prend-il le soin de préciser que ces investissements se feront « au bénéfice des populations locales ».

Ces investissements annoncés s'intégreront dans un partenariat qualifié par le ministre « d'avant-garde »5, et qui s'étendra sur les 30 années à venir. Une page est bien tournée, la France n'évoque plus le passé pour parler du Sahara occidental. Elle se tourne vers l'avenir en assumant un projet qui pourrait ressembler à une anticipation par la France de l'intégration du Sahara occidental au Maroc.

Difficile de ne pas voir dans cette nouvelle posture française les conséquences d'une déception à la suite du rapprochement qu'avait effectué Emmanuel Macron avec l'Algérie post Hirak. En 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine, l'Algérie devient très courtisée pour son gaz. La France, dont seuls 11 % du gaz consommé vient d'Algérie, surestime alors peut-être la capacité de ce pays à fournir du gaz aux pays européens. Or, faute d'investissements, les capacités d'exportation algériennes en gaz ne pourront dépasser les quantités fournies aujourd'hui, qui correspondent à 5 % du gaz dont a besoin l'Europe.

Sur le plan régional, l'Algérie dont on a pu vanter le retour en force en 2022, est en perte de vitesse au Sahel. Au Mali, la junte au pouvoir a mis un terme à l'accord d'Alger sur la paix et la réconciliation signé en 2015. La France, qui croyait pouvoir s'appuyer sur l'Algérie après le retrait de ses troupes au Sahel, constate que cette perte d'influence au Mali mais aussi au Niger profite au Maroc, qui entend bien l'exploiter. Le 23 décembre 2023, le Maroc reçoit à Marrakech quatre pays du Sahel, et leur offre un accès à l'Atlantique à travers Dakhla. Il est probable que ce projet coûteux, et quelque peu inutile, ne puisse pas voir le jour, même si la proximité entre ces pays et le Maroc est avérée.

La visite annoncée du président Tebboune

Annoncé pour l'automne prochain, le voyage qu'effectuera le président Abdelmadjid Tebboune en France a longtemps été conditionné par des dossiers qui continuent de peser sur la relation entre les deux pays, telles que les questions mémorielles, la coopération économique, les essais nucléaires dans le Sahara algérien, ou la restitution de l'épée et du burnous de l'émir Abd El-Kader.

Le rapport du député Frédéric Petit6 portant sur les relations entre la France et l'Algérie, montre que rien n'est simple dans la relation entre les deux pays. Il mentionne notamment que « la coopération entre les deux États reste hypothéquée par une hostilité à la France », perceptible par exemple dans la tendance à réduire le français à la langue du colonisateur. Sur le plan économique, le rapport pointe également les difficultés à coopérer, puisque les entreprises françaises travaillant en Algérie se heurtent aux contraintes du contrôle des changes, ce qui n'est pas nouveau.

Ces difficultés ont probablement conduit Emmanuel Macron à s'engager dans l'écriture d'un nouveau chapitre des relations avec le Maroc, en reconsidérant le dossier du Sahara occidental. Les dirigeants de Renaissance constatent que, à droite comme à gauche, il y a une disposition à emboîter le pas aux États-Unis dans la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental. En déplacement au Maroc, en mai 2023, Éric Ciotti et Rachida Dati - qui était encore membre du parti les Républicains, et pas encore ministre de la culture -, déclarent : « Nous reconnaissons la souveraineté du Maroc sur le Sahara », tout en exprimant leur étonnement à l'égard du « tropisme algérien d'Emmanuel Macron »7. Après le séisme, en octobre 2023, Jean-Luc Mélenchon en voyage au Maroc dément8 toute proximité de La France insoumise (LFI) avec d'autres forces que les partis politiques. Il semble exclure tout contact avec le Polisario, tout en affirmant que la prise de position de l'Espagne, des États-Unis et d'Israël - à savoir leur reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara - « a modifié le regard que le monde porte sur cette question » et qu'il souhaite que « la France le comprenne ».

Il est probable que le président Macron rejoigne ces positions. Néanmoins pour lui, il ne s'agit pas de suivre l'exemple américain, mais bien d'aller de l'avant dans l'appui de son pays au Maroc. Une manière de rester fidèle aux choix diplomatiques de la France, tout en étant, une fois de plus, le « maître des horloges ».


1« UE-Maroc : la déclaration de l'ambassadeur de France fait réagir les ONG des droits humains », RFI, 6 février 2023.

2« Sa Majesté le roi Mohammed VI : « Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international » », Maroc.ma, 20 août 2022.

3« Pour Stéphane Séjourné, le lien de la France avec le Maroc est essentiel », le360.ma, 15 mars 2024.

4Ibid.

5Selon un message posté sur le compte du ministre sur X, le 26 février 2024.

6Frédéric Petit, « Diplomatie culturelle et d'influence. Francophonie », Assemblée nationale, 11 octobre 2023

7Réda Dalil et Nayl Fassi, « Éric Ciotti et Rachida Dati : Nous reconnaissons la souveraineté du Maroc sur le Sahara », Tel Quel, 5 mai 2023.

8« [Mélenchon sur le Sahara : Aimer le Maroc, c'est s'inscrire dans la continuité de la Marche verte », Le360.ma, 5 octobre 2023.

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Frantz Fanon, un psychiatre militant

Par : Adam Shatz — 21 mars 2024 à 06:00

À la fin de l'année 1957, et après un bref passage à l'hôpital de la Manouba, Frantz Fanon prend ses quartiers dans les services psychiatriques de l'hôpital Charles Nicolle dans le centre de Tunis. Le pays d'Habib Bourguiba était devenu, depuis son indépendance en mars 1956, la base arrière du Front de libération nationale (FLN) algérien. La proximité de Fanon avec cette organisation et notamment avec sa branche armée, l'Armée de libération nationale (ALN), l'amène à en soigner les soldats. Les traumatismes dont témoignent combattants et réfugiés algériens en Tunisie ne sont pas sans faire écho à l'actualité de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza. Orient XXI publie les bonnes feuilles de la nouvelle biographie du médecin martiniquais Frantz Fanon. Une vie en révolutions, signée Adam Shatz, en librairie le 21 mars.

Le rôle de Frantz Fanon au sein du Front de libération nationale (FLN) algérien ressemblait à celui du médecin britannique W. H. R. Rivers, qui pendant la première guerre mondiale soigna les soldats souffrant d'obusite, le stress post-traumatique typique des hommes des tranchées, comme le poète Siegfried Sassoon. Il est possible qu'après la mort d'Abane Ramdane, le psychiatre martiniquais ait pu y trouver une certaine forme de consolation. Il avait toujours considéré la médecine comme une pratique politique, et il pouvait désormais utiliser son expertise pour rétablir la santé des combattants et servir ainsi la lutte pour l'indépendance. Son travail avec les soldats de l'ALN l'amenait de plus en plus dans l'orbite de l'armée des frontières, qui n'était plus une bande de guérilleros mais une organisation très professionnelle, composée d'anciens maquisards passés en Tunisie et au Maroc et, de plus en plus, de déserteurs musulmans de l'armée française1.

Fanon finit par développer un attachement non dénué de romantisme pour ces combattants, qu'il vénérait comme des « paysans- guerriers-philosophes »2. Lors d'une visite effectuée en 1959 à la base Ben M'hidi (baptisée du nom du dirigeant assassiné Larbi Ben M'hidi), à Oujda, au Maroc, il fit la connaissance de l'énigmatique commandant de l'ALN, le colonel Houari Boumediène, l'un des plus proches alliés de Boussouf. Né Mohammed Ben Brahim Boukherouba, Boumediène (son nom de guerre) était le fils d'un pauvre cultivateur de blé à Clauzel, un village des environs de Guelma, dans l'est du pays. Il aurait étudié à Al-Azhar, l'université islamique du Caire ; il ne s'exprimait qu'en arabe, mais comprenait le français. Grand et maigre mais doté d'une présence redoutable, avec ses cheveux brun-roux et ses yeux verts, il semblait modeste, n'élevait jamais la voix et ne souriait presque jamais (« Pourquoi devrais-je sourire parce qu'un photographe prend la peine de me photographier ? » disait-il.) Il appréciait le travail de Fanon et s'était pris d'affection pour lui.

Sur la base de ces visites à l'armée des frontières, Fanon en vint à nouer une alliance avec l'état-major, à savoir la même direction extérieure du FLN qui avait éliminé Abane et mis fin à la primauté du politique sur le militaire dans le mouvement. Mais il reçut quelque chose de précieux en retour : un accès privilégié aux combattants de l'ALN qui lui ouvrait une fenêtre exceptionnelle sur l'expérience vécue et les troubles psychologiques des insurgés anticoloniaux. Les hommes qu'il avait pour charge de soigner étaient jeunes, parfois encore adolescents, et pour la plupart issus de milieux ruraux. Ils lui parlaient souvent de membres de leur famille qui avaient été tués, torturés ou violés par des soldats français. Certains exprimaient parfois des sentiments de culpabilité et de honte à propos des violences qu'ils avaient eux-mêmes commises contre des civils européens. Ils souffraient de divers symptômes psychologiques et physiques : impuissance, fatigue, dépression mélancolique, anxiété aiguë, agitation et hallucinations. Pour Fanon, on l'a vu, leurs troubles étaient dus à « l'atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l'impression tenace qu'ont les gens d'assister à une véritable apocalypse. »3

Frantz Fanon et son équipe dans l'hôpital Charles Nicolle à Tunis, 1958.
Wikimedia Commons

Il comptait aussi parmi ses patients des réfugiés algériens vivant dans des camps en Tunisie et au Maroc, à proximité de la frontière algérienne (ils étaient environ 300 000 dans ces deux pays, subsistant dans une extrême pauvreté). Les réfugiés, observait Fanon, vivent dans « une atmosphère d'insécurité permanente », craignant « les fréquentes invasions des troupes françaises appliquant “le droit de suite et de poursuite” ». Incontinence, insomnie et tendances sadiques étaient fréquentes chez les enfants. Quant aux femmes, elles étaient souvent sujettes à des psychoses puerpérales (troubles mentaux consécutifs à l'accouchement) pouvant aller de « grosses dépressions immobiles avec tentatives multiples de suicide » à « une agressivité délirante contre les Français qui veulent tuer l'enfant à naître ou nouvellement né ». Le traitement de ces maux s'avérait extrêmement difficile : « La situation des malades guéries entretient et nourrit ces nœuds pathologiques. »

Ce travail avec les combattants et les réfugiés ramenait Fanon aux écrits du psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi sur les traumatismes de guerre. « Il n'est pas besoin d'être blessé par balle pour souffrir dans son corps comme dans son cerveau de l'existence de la guerre », observait-il. Certains des traumatismes psychologiques les plus graves qu'il diagnostiquait concernaient des combattants qui n'avaient jamais été blessés. L'un de ses patients était un membre du FLN souffrant d'impuissance et de dépression parce que sa femme avait été violée par des soldats qui étaient venus perquisitionner chez lui. D'abord furieux de ce qu'il percevait avant tout comme une atteinte à son honneur, il avait fini par comprendre que son épouse avait été ainsi outragée pour avoir refusé de révéler où lui-même se trouvait et fut saisi par la honte de ne pas l'avoir protégée. Bien qu'il ait décidé de la reprendre après la guerre, il n'en ressentait pas moins un profond malaise, « comme si tout ce qui venait de ma femme était pourri ».

Un autre soldat algérien âgé de 19 ans et dont la mère venait de mourir racontait à Fanon que ses rêves étaient hantés par une femme « obsédante, persécutrice même », une épouse de colon qu'il connaissait « très bien » parce qu'il l'avait tuée de ses propres mains. Il avait tenté de se suicider à deux reprises, entendait des voix et parlait « de son sang répandu, de ses artères qui se vident ». Fanon crut d'abord qu'il s'agissait d'un « complexe de culpabilité inconscient après la mort de la mère », à l'instar de ce que raconte Freud dans son essai de 1917 sur le deuil, Deuil et Mélancolie. Mais la culpabilité du soldat était réelle. Quelques mois après avoir rejoint le FLN, il avait appris qu'un soldat français avait abattu sa mère et que deux de ses sœurs avaient été emmenées à la caserne, où elles seraient sans doute torturées, peut-être même violées. Peu de temps après, il participait à un raid dans une grande ferme dont le gérant, « actif colonialiste », avait assassiné deux civils algériens. L'homme était absent. « Je sais que vous venez pour mon mari », lui avait dit sa femme en suppliant les Algériens de ne pas la tuer. Mais pendant qu'elle parlait, le soldat ne cessait de penser à sa propre mère et, avant même de réaliser ce qu'il faisait, il l'avait poignardée à mort. « Ensuite, cette femme est venue chaque soir me réclamer mon sang, poursuivait l'homme. Et le sang de ma mère où est-il ? » Dans ses notes, Fanon écrit que chaque fois que l'homme « pense à sa mère, en double ahurissant surgit cette femme éventrée. Aussi peu scientifique que cela puisse sembler, nous pensons que seul le temps pourra apporter quelque amélioration dans la personnalité disloquée du jeune homme ».

Ces études de cas seront rapportées dans l'un des écrits les plus puissants de Fanon, « Guerre coloniale et troubles mentaux », qui constitue le dernier chapitre des Damnés de la terre. Par leur sensibilité aux détails concrets et à l'ambiguïté psychologique, par leurs portraits d'hommes et de femmes dans des temps obscurs, ils nous laissent entrevoir quel excellent auteur de fiction il aurait pu devenir. Ce sont les récits d'un médecin de campagne à la Tchekhov, mais avec aussi quelque chose de la brutale incertitude des récits de guerre d'Isaac Babel dans Cavalerie rouge. Nous ne savons pas si ces malades seront jamais guéris un jour, et encore moins libérés, lorsque la liberté de l'Algérie sera instaurée, mais nous avons de bonnes raisons d'en douter.

Après la guerre, la mémoire sauvage des violences, des viols et des tortures – de la barbarie subie et infligée – fournira aux romanciers algériens leur matière première, alors même que les dirigeants algériens tenteront d'oublier cette histoire honteuse en la purgeant de la mythologie officielle de la révolution : ne devait rester que la légende d'un peuple vertueux uni contre l'occupant. Fanon fut l'un des premiers à briser les tabous et à mettre en lumière ce qu'il appelait l'« héritage humain de la France en Algérie ». Malgré toutes ses proclamations utopiques sur l'avenir d'une nation algérienne décolonisée – ou ses affirmations sur les effets désintoxiquants de la violence anticoloniale –, il n'escomptait guère que les dommages psychologiques de la guerre soient faciles à réparer. « Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre, écrivait-il. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n'est pas l'un des moindres pièges que nous tend l'Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ? »

En tant que porte-parole du FLN, Fanon se faisait un devoir de présenter une image héroïque de la révolution algérienne. Mais, en tant que médecin, il pansait les blessures psychiques des soldats algériens, témoignant de l'horreur que les légendes nationalistes veulent nous faire oublier. Faire les deux choses à la fois était un véritable numéro de funambule.

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Adam Shatz
Frantz Fanon. Une vie en révolutions
Paris, La Découverte, 21 mars 2024
512 pages
28 euros


1Pendant la guerre d'indépendance, les Algériens ont été plus nombreux à combattre dans les rangs de la France, que ce soit directement dans les troupes régulières françaises ou dans des unités auxiliaires appelées harka, qu'aux côtés de l'ALN.

2Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, coll. Folio, 2009, p.490.

3Les citations de ce paragraphe et des cinq suivants sont tirées de Frantz Fanon, « Guerre coloniale et troubles mentaux », Les Damnés de la terre, pp.623-672. L'analyse de Fanon concernant les traumatismes résultants de la guerre d'Algérie était également prémonitoire. À l'époque, les médecins français rejetaient les témoignages de détresse psychologique parmi les anciens combattants de la guerre d'Algérie en décrivant par exemple un patient comme « bavard, vantard, content de lui [et ses récits] difficilement contrôlables ». (Voir Raphaëlle Branche, Papa, qu'as-tu fait en Algérie ?, La Découverte, 2020, p.314.) Selon un article du Monde publié en 2000, 350 000 vétérans souffriraient du syndrome de stress post-traumatique.

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« Coco, ton dessin nous dépeint comme des sauvages »

Par : Rami Abou Jamous — 20 mars 2024 à 07:54

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mercredi 20 mars 2024.

La nuit de lundi à mardi a été terrible, une nuit sanglante sur la ville de Rafah.

Des bombardements intensifs ont causé la mort de quinze personnes, en majorité des femmes et des enfants.

Les bombes ont commencé à tomber à 17h, tout près de là où on vit. Les enfants - ceux de mon épouse, Sabah, que je considère comme mes propres enfants, et notre fils Walid – ont eu très peur. Walid, qui a deux ans et demi, s'est réveillé pendant la nuit. Il a toujours le même réflexe : il applaudit quand il entend une explosion. Je lui ai appris ça quand on était encore à Gaza-ville, quand ça bombardait 24h/24, 7 jours/7, et quand les vitres se brisaient dans la tour où on habitait. C'était pour lui faire croire que les explosions faisaient partie d'un spectacle, que c'était un feu d'artifice.

Et donc quand les explosions ont commencé lundi, il a applaudi, et il m'a regardé dans les yeux, pour que j'applaudisse avec lui, comme on le faisait avant. Alors je l'ai regardé en souriant et j'ai applaudi. Même chose la nuit, quand il y a eu des bombardements vers 2 heures du matin. J'ai fait mon habituel sourire de clown, et ça a marché. Mais ça ne marche pas avec les autres enfants, qui ont entre 9 et 13 ans. Surtout pour l'aîné, Moaz, qui a très peur des bombes. Il est venu à côté de moi – on dort tous dans la même pièce, sur des matelas, les uns à côté des autres. Je lui ai dit : « Ne t'inquiète pas, c'est loin… » Mais c'est difficile de mentir avec lui, parce qu'il comprend ce qui se passe. J'essaye alors de le convaincre que ça ne va pas arriver jusqu'à nous. Il me demande :


— Est-ce que ça va se rapprocher ? Est-ce que c'est nous la prochaine cible ? Est-ce que c'est nous la prochaine maison ?
— Mais non, pourquoi ils nous viseraient ? Pourquoi ? On n'a rien à voir avec tout cela.
— Oui, mais tous ceux qui sont morts, ils n'avaient rien à voir non plus.

« Il me regarde sans trop y croire »

Il a des amis qui sont morts de la même façon, dont toute la famille a été bombardée. Et tous ces gens n'avaient rien à voir ni avec les factions, ni avec la branche armée du Hamas, ni avec la politique. À chaque fois que je cherche un prétexte, il me répond par des faits. La seule chose que je peux alors dire à Moaz, c'est : « Ne t'inquiète pas, Dieu nous protège, il ne va rien se passer. Dans quelques années, on sourira de tout cela. On dira : " Tu te rappelles quand tu t'es réveillé et que tu as eu peur ?" »

Le problème, c'est que je n'arrive pas toujours à le convaincre. Le pire, c'est quand il me dit : « Mais je crois qu'ils ont déjà visé des journalistes, et toi tu es un journaliste. » Et là je ne peux pas répondre grand-chose. Je dis :

Ne t'inquiète pas, je suis journaliste, mais je ne suis pas une vedette. D'habitude, ils visent des stars, et moi je suis juste un petit journaliste. J'essaie juste de faire mon boulot. Je ne suis pas assez connu pour qu'ils me visent. Je ne suis pas un danger pour les Israéliens.

Et Moaz de me regarder toujours sans trop y croire.

J'essaye de maîtriser ma peur, un peu celle de ma femme. Mais pas celle des enfants. Ils voient tout. Je ne peux pas cacher ce qui se passe. Ils voient que je suis connecté tout le temps pour chercher les infos. Je ne parle jamais devant eux de ce qui s'est passé, des massacres, des morts. Même quand les bombes sont tombées à côté de chez nous, je ne leur ai pas dit qu'il y avait eu des morts et des blessés. Mais ils ne sont pas petits comme Walid. Ils ont des amis dans le quartier, ils partagent les infos, il n'y a plus rien qui leur échappe. Leur peur est alimentée en permanence par les massacres. Et je sais qu'après la guerre, si on en sort vivants, il y aura beaucoup de choses à faire pour ces enfants, et surtout pour Moaz. Quand il voit son père applaudir et rigoler, Walid, lui, pense que le danger est plus ou moins maîtrisable et qu'il est un peu en sécurité parce que son papa est là.

« Je ne peux pas protéger mes enfants de la mort »

Il y aura beaucoup à faire pour ces enfants de Gaza qui sont peut-être un million, et que leurs parents n'arrivent pas à protéger. Je me sens impuissant. La protection, ce n'est pas juste un abri, une maison en dur au lieu d'une tente. C'est de dire aux enfants n'ayez pas peur, je suis avec vous. Ils savent que même si je suis à côté d'eux, ça n'est pas une garantie de ne pas mourir ni de ne pas souffrir, ni de ne pas être blessé. Ça peut marcher pour Walid, mais pas pour les autres. Ils savent que la présence physique d'un parent ne les protège pas.

J'essaie de tout faire pour mes enfants, trouver un endroit pour être plus ou moins en sécurité, un endroit qui protège de la chaleur ou de la pluie et du vent. Mais je ne peux pas les protéger de la mort, leur éviter d'être pris pour cible par les Israéliens. Je suis tellement impuissant, et c'est ça qui me brise le cœur avant de partir le matin pour aller travailler ou bien chercher les besoins quotidiens comme l'eau, la nourriture, etc. Je regarde dans les yeux de Walid ou de ceux des enfants de Sabah, et je vois toutes ces images que j'ai vues, comme journaliste, dans les hôpitaux ou dans les endroits qui ont été bombardés. Est-ce lui qui va venir me voir à l'hôpital ou à la morgue et me dire au revoir sans comprendre que je suis parti ? Ou bien l'inverse : est-ce moi qui irai voir mon fils à la morgue, ou bien sous les décombres, et souhaiter qu'il soit parti en paix ?

Je n'aime pas parler de ça, mais ça revient tout le temps, tout le temps. C'est arrivé à tellement de gens, pourquoi pas moi ? Pourquoi pas mon fils, ma famille ? Il n'y a pas de pourquoi avec les Israéliens. Ils disent « dégâts collatéraux », mais les dégâts collatéraux, c'est une personne, deux personnes, 100 personnes à la limite, mais pas 30 000. Il n'y a que de la vengeance aveugle. Voilà leur logique : tu dis bonjour à un type du Hamas, tu es une cible, tu serres la main à un type du Hamas, tu es une cible, tu as un voisin qui est du Hamas, tu es une cible. Ton frère est un type du Hamas, tu es une cible. Et pas seulement toi, toute ta famille.

Sauf que le Hamas est partout. Le Hamas, c'est ton frère, ton fils, ton cousin. Le Hamas, c'est ton collègue. Je prie Dieu quand je sors de chez moi, et je le remercie quand je rentre, quand je vois que ma famille est toujours saine et sauve, et moi aussi.

« La faim commence à arriver à Rafah »

Mais l'autre arme que l'on ne voit pas, c'est la famine. Walid s'est réveillé en ayant faim. Il m'a dit : « Baba [papa], je veux manger du jaja. » « Jaja » pour lui, c'est le poulet, déformation de « dajaj » en arabe. Je lui ai dit qu'il il n'y avait pas de « jaja », je lui ai donné un peu de concombre et une tomate à la place, il m'a dit : « Non, non ! Jaja ! » Il n'a pas arrêté de pleurer. Juste avant, il avait regardé un de ses dessins animés préférés sur YouTube, et on y voyait un petit bébé manger du poulet.

Je me plains parce que mon fils n'a pas de poulet, mais au moins il a des boîtes de conserve. Mais il y en a beaucoup comme Walid à Gaza au nord de la bande de Gaza qui ne trouvent rien à manger. Et la faim commence à arriver à Rafah. Si je regarde la photo de Walid avant et après l'offensive israélienne, je vois vraiment la différence. Pareil avec mes autres enfants.

Et c'est à ce moment-là que je découvre cette caricature publiée dans Libération de la dessinatrice Coco, qui montre des gens en train de courir derrière des rats pendant le ramadan, pour manger. Je vais considérer qu'elle veut dénoncer la famine à Gaza. Mais je peux te dire Coco, ce n'est pas du tout professionnel ce que tu as fait.

Ton dessin, il nous dépeint comme des sauvages qui mangent des rats et qui attendent l'iftar [le repas pour la rupture du jeûne] pour le faire. Mais même si je considère que c'est de l'humour noir, tu ne t'es pas dit qu'il fallait parler de tous les facteurs ? Dans ton dessin, tu n'as pas mis ceux qui sont derrière tout ça, qui empêchent de faire rentrer les sacs de farine et qui sont en train de tuer 2,3 millions de personnes. Si tu ne sais pas ce qui se passe à Gaza, c'est un vrai problème. Si tu le sais, c'est encore pire.

« Ton dessin nous humilie »

On n'est pas des sauvages. On est des êtres humains, et nous sommes en train de subir des massacres et des bombardements. On a tout perdu. On a perdu nos enfants, nos parents, nos commerces, notre travail ; on a tout perdu mais on a toujours gardé notre dignité. Et ton dessin touche à notre dignité, il nous humilie.

À Libération, ils savent très bien ce qui se passe à Gaza. C'est honteux de publier ça. Je ne comprends pas pourquoi il faut toujours nous humilier. Nous humilier quand on nous bombarde. Nous humilier quand on quitte nos maisons pour être déplacés au sud ou ailleurs. Nous humilier quand ils nous donnent à manger par parachutage.

Ne touchez pas à notre dignité. Personne ne peut nous faire perdre notre dignité.

Les Gazaouis ont perdu leur vie pour aller sur les ronds-points et arrêter les camions de livraison d'aide, en sachant qu'ils allaient mourir. Mais ils préfèrent mourir avec les bombes des israéliens que d'en arriver à manger des rats. Ils savaient qu'ils allaient être visés par l'armée israélienne, et malgré ça, ils préféraient mourir plutôt que de renoncer à leur dignité.

☐ ☆ ✇ Orient XXI

La triple illégalité de l'occupation israélienne du territoire palestinien

Par : Monique Chemillier-Gendreau — 20 mars 2024 à 06:00

La Cour internationale de justice a commencé ses auditions sur « les conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d'Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est ». Elle doit rendre un avis consultatif dans les prochains mois. La juriste française Monique Chemillier-Gendreau y a plaidé le 26 février 2024.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges,

1. C'est au nom de l'Organisation de la coopération islamique que j'ai l'honneur de me présenter devant vous ce matin. Je reviendrai ici sur trois éléments de la situation sur laquelle vous aurez à rendre votre avis.

Les négociations en cours comme obstacle supposé à la compétence de la Cour.

2. Quelques-uns des États participant à la présente procédure, ont demandé à votre juridiction de décliner sa compétence. Ils estiment que l'avis demandé perturberait des négociations prétendument en cours entre les protagonistes, alors que ces négociations seraient le seul chemin vers la paix1.

3. Mais il faut préalablement établir les faits. Les établir dans toute leur vérité est une condition indispensable à l'établissement de la justice. Y a-t-il des négociations en cours entre Israël et la Palestine ? La vérité sur cette question c'est qu'il n'y en a plus. Il s'agit d'un mythe qui a été entretenu artificiellement longtemps, mais qui, à la lumière des évènements, s'est effondré de l'aveu même des intéressés.

4. La Cour est-elle en mesure d'établir la vérité sur ce point ? Certains participants à cette procédure ont soutenu que vous devriez décliner votre compétence en raison d'une supposée difficulté à accéder aux faits. Mais le dossier qui vous a été fourni par les services des Nations unies eux-mêmes comporte tous les éléments sur lesquels vous pouvez fonder l'avis qui vous est demandé.

5. Il est ainsi avéré que les accords d'Oslo remontent à 1993 et 1995, que leurs objectifs devaient être atteints au plus tard en 1999, que cette échéance n'a pas été tenue, que par la suite des réunions ont eu lieu à Charm El-Cheikh en 1999, à Camp David en 2000, et sont restées infructueuses. À partir de là, ni le redéploiement d'Israël, ni le renforcement de l'autonomie de l'Autorité palestinienne ne se sont concrétisés.

6. L'horizon des accords d'Oslo était lié au respect des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité qui y sont explicitement mentionnées. Ce respect impliquait le retrait par Israël des Territoires palestiniens occupés en 1967. L'article 18 de la Convention de Vienne sur le droit des traités dispose que les États parties à un accord doivent s'abstenir d'actes qui priveraient ce traité de son objet et de son but. Or, Israël, en implantant à marche forcée des colonies juives sur le territoire palestinien, a privé les accords d'Oslo de leur objet et de leur but.

7. Et les responsables politiques d'Israël ont confirmé la mort des négociations en dénonçant les accords d'Oslo dès les années 2000, c'est-à-dire il y a plus de vingt ans. Ariel Sharon avait alors déclaré au journal Haaretz (18 octobre 2000) : « On ne continue pas Oslo. Il n'y aura plus d'Oslo. Oslo, c'est fini ». Plus récemment, le 12 décembre 2023, le premier ministre Benyamin Nétanyahou affirmait : « Je ne permettrai pas à Israël de répéter l'erreur des accords d'Oslo »2.

8. Votre Cour reconnaîtra que nous sommes ici devant un cas particulièrement remarquable de manquement à la bonne foi. Israël, membre des Nations unies, est lié par les résolutions de cette organisation ainsi que par les engagements particuliers qu'il a pris. Au mépris de tout ce corpus, cet État s'approprie le territoire de la Palestine, expulse son peuple et lui refuse par tous les moyens le droit à l'autodétermination. Vous avez eu l'occasion de rappeler dans votre arrêt de 2018 que dès lors que des États s'engagent dans une négociation, « … ils sont alors tenus … de les mener de bonne foi »3. Or, il apparaît que dès son engagement dans les négociations d'Oslo, Israël a manqué à la bonne foi.

9. Ainsi n'y a-t-il aucun horizon de négociation qu'il faudrait protéger, mais seulement une guerre en cours et le refus des autorités israéliennes d'ouvrir toute perspective politique fondée sur le droit international. Voilà pourquoi l'argument selon lequel votre compétence pour rendre l'avis demandé ferait obstacle à une paix négociée est un argument sans fondement.

Le droit international ne peut pas être un objet de négociations

10. Je voudrais maintenant, et ce sera mon second point, rester encore un moment sur la question des négociations pour faire à ce propos une remarque de fond. Les Palestiniens ne recouvreront pas leurs droits légitimes à travers une négociation bilatérale directe avec Israël. Il y a à cela deux écueils. Le premier tient à l'inégalité écrasante entre les deux parties. La Palestine est sous la domination militaire d'Israël, et ses représentants sont dans une position de faiblesse structurelle. Dès lors, toute négociation est biaisée et le traité qui en résultera sera nécessairement un traité inégal.

11. Le second écueil tient au fait que dans les négociations qui ont eu lieu jusqu'ici, Israël a tenté de faire admettre par les Palestiniens des entailles aux droits fondamentaux qu'ils détiennent du droit international. La violation principale, source elle-même des autres violations, consiste dans le refus persistant qu'oppose Israël au droit du peuple palestinien à disposer de lui-même. À aucun moment depuis la fin du mandat britannique en 1947, les dirigeants d'Israël n'ont sincèrement admis qu'un État palestinien pouvait coexister auprès d'eux sur la terre de Palestine. Et le premier ministre d'Israël a confirmé le 20 janvier dernier son opposition à une souveraineté palestinienne.

12. Lorsque Israël a feint de négocier le droit des palestiniens à devenir un État, c'était pour n'en concéder qu'une caricature : un pouvoir démilitarisé, enclavé, éclaté sur un territoire morcelé, avec un accès réduit à ses ressources naturelles. Et pourtant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes a la valeur d'une norme de jus cogens4. Il n'est pas un droit constitutif qui ne pourrait naître que de sa reconnaissance par Israël. Il est un droit déclaratif inhérent à la situation de peuple colonisé des Palestiniens. Il existe dès le moment où ce peuple a décidé de le revendiquer. De ce fait, et dans toute sa plénitude, ce n'est pas un droit négociable.

13. Israël a occupé à partir de 1967 le territoire palestinien suite à une action militaire qui a été menée en violation de la règle centrale d'interdiction du recours à la force. Il occupe donc un territoire sur lequel il n'a aucun droit. Il doit s'en retirer. Cela non plus n'est pas négociable.

14. En colonisant ce territoire, Israël viole l'interdiction du transfert de la population de la puissance occupante dans le territoire occupé5. Et le projet israélien est officiellement de persister dans cette illégalité. De 700 000 qu'ils sont actuellement en Cisjordanie et à Jérusalem, les colons doivent dépasser le million aussi rapidement que possible, annonçait le ministre Bezalel Smotrich le 12 juillet 20236. Israël a officialisé cette violation en inscrivant dans sa loi fondamentale de 2018 le développement des colonies juives comme une valeur de base de la société israélienne. Pourtant, le droit international exige le démantèlement de toutes ces colonies. Nous sommes encore devant une obligation qui n'est pas négociable.

15. La sécurité des Palestiniens est gravement menacée. C'est par milliers qu'ils meurent sous les bombes israéliennes à Gaza depuis le 7 octobre. Et en Cisjordanie, selon les sources israéliennes, 367 Palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre dont 94 enfants. Et 2 960 Palestiniens ont été arrêtés. Les sources palestiniennes estiment que ces chiffres sont fortement sous-évalués7 .

16. Les colons implantés en Cisjordanie et à Jérusalem-Est exercent librement leur violence contre les Palestiniens. Ils y sont encouragés et des armes leur sont distribuées par l'État d'Israël lui-même. La dépossession de leurs terres et la répression dont sont l'objet les Palestiniens se sont ainsi intensifiées depuis quelques mois. Et se développe une politique de discrimination constitutive d'apartheid. Toutes ces violations de droits fondamentaux doivent cesser. Une fois de plus cela n'est pas négociable.

Jérusalem et sa colonisation

17. Pour rendre l'avis attendu, votre Cour aura à se pencher sur la question de Jérusalem. Cette ville n'a pas été incluse dans le territoire destiné à Israël par la résolution 181 de l'Assemblée générale des Nations unies proposant un plan de partage de la Palestine. Lors de son admission aux Nations unies en 1949, Israël a solennellement accepté les principes de la Charte des Nations unies et des résolutions votées par ses organes. Il y avait donc là reconnaissance du fait que Jérusalem ne lui était pas attribuée.

18. Cependant, s'emparant de la ville par la force en 1948 pour la partie ouest et en 1967 pour la partie est, Israël en a fait sa capitale réunifiée en 1980. Depuis, Jérusalem-Est est soumise à une israélisation forcée par une intense colonisation. Celle-ci est considérée comme irréversible par les responsables israéliens.

19. Toutefois, Jérusalem-Est n'a pas d'autre statut que celui d'être un territoire occupé militairement par une puissance étrangère, comme l'ensemble du territoire palestinien occupé depuis 1967. Israël doit s'en retirer au profit du peuple palestinien, comme l'ont exigé constamment les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale8. Et les lieux saints doivent être préservés et ouverts à la liberté de tous ceux qui souhaitent s'y rendre. Cela non plus n'est pas négociable.

20. Ignorant ces impératifs du droit commun à toutes les nations, Israël voudrait légaliser les actions illicites que je viens de mentionner en les inscrivant dans un accord. Or, ce qui apparaît de l'analyse juridique de la situation c'est que, sur la Palestine, Israël n'a aucun droit. Il n'a que des devoirs. Et de leur respect dépend la préservation de l'ordre public international fondé sur des normes communes et non dérogeables. La responsabilité de leur respect incombe aux Nations unies, en charge du maintien de la paix. Elles ont été investies du dossier de la décolonisation de la Palestine par l'échec du mandat confié au Royaume-Uni. Elles sont la seule autorité à même de résoudre sur des bases conformes au droit la situation créée par cet échec depuis des décennies. Et s'il faudra bien que la paix découle d'un accord entre les parties, celui-ci devra être conclu sous les auspices des Nations unies, garantes du respect du droit, et non sous le parrainage arbitraire d'États tiers manquant d'objectivité.

21. Ainsi, la manière dont les choses seront menées à partir des conclusions de votre avis devra permettre que l'accord par lequel les Palestiniens seront rétablis dans l'intégralité de leurs droits respecte les normes fondamentales jusqu'ici objet de tentatives de contournement. Si ce n'était pas le cas, le futur traité de paix tomberait sous le coup de la Convention de Vienne sur le droit des traités qui dispose : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général »9.

La question du statut de l'occupation

22. J'en viens maintenant, et c'est mon dernier point, à la seconde question qui est posée à votre Cour par l'Assemblée générale des Nations unies. Vous êtes interrogés sur le statut juridique de l'occupation et sur les conséquences juridiques qui en découlent. Vous aurez ainsi à examiner l'occupation par Israël du territoire palestinien à la lumière de tous les champs du droit international.

23. Il s'agit d'abord du jus ad bellum, ce droit qui régit l'usage de la force par les États. Il comporte la norme majeure d'interdiction de recourir à la menace ou à l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État10.

24. Or, c'est bien par l'usage de la force qu'Israël a occupé la Palestine en 1967, comme l'ont rappelé sans relâche le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale. Cet emploi de la force est dirigé contre l'intégrité territoriale et l'indépendance politique de la Palestine aujourd'hui reconnue dans sa qualité d'État par les Nations unies. L'occupation est donc illégale à sa source même.

25. Cette illégalité se manifeste aussi depuis 1967 par la manière dont a été conduite cette occupation. Elle enfreint en effet toutes les conditions posées par le droit de la Haye et de Genève à l'occupation militaire d'un territoire étranger. Ces conditions sont recensées par le manuel du Comité international de la Croix-Rouge.

26. - La puissance occupante ne peut pas modifier la structure et les caractéristiques intrinsèques du territoire occupé sur lequel elle n'acquiert aucune souveraineté. Israël n'a cessé de modifier à son profit ces caractéristiques.
- L'occupation est et doit rester une situation temporaire. Israël occupe la Palestine depuis 66 ans et ses dirigeants affichent ouvertement leur intention de poursuivre indéfiniment cette occupation.
- Israël doit administrer le territoire dans l'intérêt de la population locale et en tenant compte de ses besoins. Les besoins des Palestiniens sont cruellement méconnus.
- Israël ne doit pas exercer son autorité pour servir ses propres intérêts et ceux de sa propre population. Toutes les politiques et pratiques d'Israël sont orientées au service des colons israéliens et au mépris des droits et intérêts des Palestiniens.

27. Ainsi, les conditions dans lesquelles Israël a développé l'occupation du territoire palestinien — conditions dont toutes les preuves se trouvent dans les rapports des Nations unies — vous amèneront à conclure que cette occupation, par sa durée et les pratiques déployées par l'occupant, est le prétexte à un projet d'annexion. Celui-ci, officialisé pour ce qui est de Jérusalem, est mis en œuvre de facto pour la Cisjordanie. Quant à Gaza, la guerre totale qui y est menée et les projets annoncés par le gouvernement d'Israël confirment la volonté de cet État de garder la maîtrise de ce territoire.

28. Il résulte de ces constats, comme votre Cour ne manquera pas de le confirmer, que l'occupation par Israël du territoire palestinien est frappée d'une triple illégalité. Elle est illégale à sa source pour être en infraction à l'interdiction de l'emploi de la force. Elle est illégale par les moyens déployés, lesquels sont constitutifs de violations systématiques du droit humanitaire et des droits de l'homme. Elle est illégale par son objectif, celui-ci étant de procéder à l'annexion des Territoires palestiniens, privant ainsi le peuple de Palestine de son droit fondamental à disposer de lui-même.

Sauver les Israéliens contre eux-mêmes

29. La violence infondée et impunie qu'Israël exerce sur les Palestiniens entraîne en réponse une autre violence dans un cycle infernal, celui de la vengeance, toujours à l'avantage du plus fort. C'est l'enchaînement meurtrier qui se déroule tragiquement sous nos yeux. Pour le rompre, il faut un tiers impartial affirmant avec autorité ce que doit être l'application de la norme commune. Il revient à votre Cour, à l'occasion de l'avis que vous allez rendre, de ramener l'ensemble de ce conflit sous la lumière du droit.

30. Ce droit permet de dire quelles règles doivent être appliquées à une situation critique, mais aussi quelles mesures peuvent être prises lorsque ces règles sont violées avec persistance. Je rappellerai ici que les conclusions de l'Organisation de la coopération islamique demeurent inchangées par rapport à celles de nos observations écrites, et je me permets d'y renvoyer. Je rappellerai seulement que l'organisation que je représente demande à la Cour d'enjoindre à Israël de cesser toutes les violations qui ont été relevées ici, et d'exiger des Nations unies et de leurs États membres qu'ils utilisent toute la gamme des mesures permettant de faire cesser la situation, ce y compris des sanctions contre l'État responsable.

31. Je voudrais pour finir, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, vous citer les propos du contre-amiral israélien Ami Ayalon qui a dirigé pendant plusieurs années le service du renseignement intérieur israélien. Son chemin personnel l'a amené à s'interroger sur la notion d'ennemi et à mesurer l'impasse où se trouve Israël en ayant choisi la répression violente pour accompagner son refus de la solution politique. Et il conclut une interview donnée il y a quelques semaines à un quotidien français en disant : « La communauté internationale devrait jouer un rôle bénéfique. Nous avons besoin que quelqu'un de l'extérieur nous éclaire sur nos erreurs »11.

Sauver les Israéliens contre eux-mêmes, voilà à quoi la communauté internationale contribuera à travers l'avis consultatif que vous allez rendre.


1Voir Observations écrites des Fidji, pp. 3-5, de la Hongrie, paras. 2, 11-30, 39, 41, d'Israël, pp. 3-5. du Togo, paras. 7-9, de la Zambie, p. 2.

2Cité par Charles Enderlin dans « L'erreur stratégique d'Israël », Le Monde diplomatique, janvier 2024.

3« Obligation de négocier un accès à l'Océan Pacifique », arrêt du 1er octobre 2018 de la Cour internationale de justice, par. 86.

4NDLR. Du latin « droit contraignant », concerne des principes de droits réputés universels devant constituer les bases des normes impératives de droit international.

5Article 49, dernier alinéa de la quatrième Convention de Genève du 12 août 1949.

6Ben Reiff, « Smotrich wants one million West Bank settlers. That's not so far-fetched », +972 Magazine, 12 juillet 2023.

7Jean-Philippe Rémy, « Cisjordanie : l'autre guerre menée par Israël », Le Monde, 30 janvier 2024.

8Voir celles qui sont citées dans les observations écrites de l'Organisation de la coopération islamique, para. 357-404.

9Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969, article 53.

10Article 2, par. 4 de la Charte des Nations unies.

11Jean-Philippe Rémy, « Ami Ayalon, ancien chef du Shin Bet : « Si nous refusons la paix, ce qui nous attend sera pire que le 7 octobre » », Le Monde, 24 janvier 2024.

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