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À partir d’avant-hierOrient XXI

Dubaï, le nouvel eldorado des kleptocrates d'Afrique centrale

Enquête Appartements, villas, boutiques : ils sont des dizaines de ressortissants des pays d'Afrique centrale – responsables politiques, hommes et femmes d'affaires, hauts fonctionnaires – à posséder des biens immobiliers à Dubaï, pour une valeur totale supérieure à 50 millions d'euros. Une version émiratie des biens mal acquis.

Mondial. L'équipe marocaine porte-étendard du monde afro-arabe

Le parcours de l'équipe nationale du Maroc dans cette Coupe du monde de football est pour le moins exaltant. Emmenés par l'entraîneur d'origine marocaine Walid Regragui, né en région parisienne et qui a pris ses fonctions il y a seulement trois mois, les Lions de l'Atlas ont dépassé toutes les attentes en battant trois anciennes puissances coloniales européennes, et affrontent la France pour les demi-finales.

Des séances de prière de masse en Indonésie aux célébrations dans les rues de la Somalie et du Nigeria, l'équipe marocaine a conquis le cœur de millions de personnes, Africains, Arabes, musulmans et migrants qui tous s'identifient d'une manière ou d'une autre à cette équipe. Les images perdureront : les jeux de jambes du meneur de jeu Hakim Ziyech, le milieu de terrain Sofian Amrabet — surnommé « ministre de la défense » — et ses accélérations, et l'étreinte d'après-match du capitaine de l'équipe Achraf Hakimi envers sa mère, laquelle travaillait comme domestique à Madrid tout en élevant ses enfants. Mais pour les Marocains, c'est aussi la prise de contrôle des stades qataris qui a captivé le monde : les tambours pulsés, les castagnettes et les chansons élaborées. Un chant fait sauter des dizaines de milliers de personnes, « Bougez ! Bougez ! Li ma bougash, mashi Maghribi » (Bouge, bouge ! Si tu ne bouges pas, tu n'es pas marocain). Les mèmes les plus largement diffusés au Maroc ont été des clips de joueurs et de l'entraîneur s'exprimant en darija (arabe vernaculaire marocain) lors des conférences de presse, et toute la perplexité et l'hilarité que cela a provoqué chez les observateurs occidentaux et arabes. En important la culture des stades marocains à Doha, cette Coupe du monde a également amené le darija sur le devant de la scène mondiale et des débats hyperlocaux sur la langue marocaine et l'identité nationale.

Les commentateurs arabes de foot constituent généralement une ligue à eux seuls, et lors de cette Coupe du monde, ceux de la chaîne qatarie de beIN Sports basée à Doha n'ont pas déçu. Le Tunisien Issam Chaouali est incroyablement éloquent, poétique, voire un peu trop parfois, avec ses multiples références littéraires et historiques. Il a été au top de sa forme pour couvrir ce qu'il appelle « la Coupe du monde des équipes africaines et asiatiques ». Un moment, il fait référence à Charlemagne et aux conquérants musulmans d'Espagne, puis il cite William Shakespeare — enfin, en quelque sorte : « Ya kun ? Na'am, ya kun ! » (Être ? — ouais, être !) Ensuite, il qualifie Lionel Messi de « maniaque » et de « goule », puis il se met à fredonner la chanson italienne antifasciste « Bella Ciao ». Il crie également aux joueurs et au monde de prêter attention aux changements géopolitiques évidents. Lorsque le Cameroun a marqué contre le Brésil, il s'est écrié « Ya Braziwww, ya Braziww ! » Il imite aussi des accents — « Mama Africa est en train de se lever ». Lorsque l'Allemagne, l'Espagne et le Brésil ont été éliminés, il a fait remarquer : « Les lunes peuvent disparaître, mais les étoiles ne manquent pas ». Lors de la dernière victoire contre le Portugal, ce même commentateur a fini en disant : « Mabrouk aux Arabes, aux Amazighs, aux musulmans, aux Africains », ce qui confirme à quel point la victoire marocaine a fait « accepter » le concept d'amazighité/berbérité.

L'équipe marocaine s'est attiré des éloges bien sûr : son ascension serait le signe « de l'ambition arabe » et de la « fierté arabe ». Ses atouts prouvent qu'« impossible » ne figure pas dans le dictionnaire arabe. Les commentaires arabes autour des Lions de l'Atlas sont enivrants. Dans le contexte d'un système d'État en ruine au Proche-Orient, sur fond de guerres civiles et d'une féroce campagne contre-révolutionnaire en cours, la soudaine possibilité, le temps de 90 minutes de jeu, d'une identité, d'une langue et d'une communauté partagées se fait grandissante, touchant les téléspectateurs à travers le monde arabophone.

Quelle langue, quels traducteurs ?

Sitôt que les interviews d'après-match débutent, des fissures apparaissent dans le miroir. Des traducteurs sont convoqués, des sous-titres arabes sont rapidement ajoutés à l'écran, et ce afin de traduire ce que disent les Marocains lorsqu'ils parlent en darija. L'une des dimensions les plus fascinantes de cette Coupe du monde est de voir la méfiance occidentale à l'égard de la langue et de la culture arabes se conjuguer à l'ambivalence proche-orientale à propos de la langue et de l'identité marocaines. Lors des conférences de presse, de nombreux joueurs marocains et Walid Regragui lui-même ne comprennent pas les questions posées par les journalistes arabophones et ont besoin de traducteurs. Un clip viral montre l'attaquant Hakim Ziyech écoutant patiemment une longue question posée en arabe, puis répondant : « English, please ». Ziyech, comme Amrabet, a grandi en parlant le tarifit, une langue berbère du nord du Maroc. Le défenseur Abdelhamid Sabiri parle le tachelhit, une langue berbère du sud, en plus de l'allemand, de l'anglais et du darija.

Sur les réseaux sociaux, des listes de joueurs amazighs/berbères ont été diffusées, avec des appels répétés aux commentateurs arabes du beIN pour qu'ils cessent de qualifier le Maroc d'équipe « arabe ». Des débats similaires ont eu lieu dans les médias sociaux en Occident : le Maroc est-il africain ou arabe ? Après s'être qualifié pour la demi-finale, le New York Times a tweeté que le Maroc était la première « équipe arabe » à se qualifier pour les demi-finales. Le lendemain, le journal a publié une correction indiquant qu'il s'agissait de la première « équipe africaine ».

Cette Coupe du monde a curieusement amené deux débats spécifiques au Maroc sur la scène internationale : d'une part, peut-on considérer que la langue vernaculaire marocaine est de l'arabe (réponse courte : oui, bien qu'il soit socialement plus facile de dire simplement « d'inspiration arabe ») et d'autre part, le Maroc est-il africain ou arabe ? (réponse courte : les deux.)

Les chercheurs qui étudient la hiérarchie sociolinguistique arabe1 relèvent que la langue vernaculaire marocaine est le « mouton noir » de la famille des langues arabes2, systématiquement perçue comme inférieure aux dialectes syrien et égyptien, — même si les Marocains peuvent être considérés comme polyglottes et plus modernes. Le darija serait peu sophistiqué, incompréhensible, voire « non arabe ». Quelques informations de base : les langues vernaculaires arabes sont influencées par des langues préexistantes, le soi-disant substrat ; de sorte que les dialectes levantins sont influencés par l'araméen, l'égyptien ammiya par le copte, et le darija marocain et algérien par diverses langues berbères/amazighes. Les langues berbères, rangées dans le groupe afro-asiatique, sont parlées par environ 30 millions de personnes à travers l'Afrique du Nord, du Maroc à l'est de l'Égypte et de la Tunisie au Niger.

La presse occidentale a beaucoup commenté le fait que les responsables qataris autorisent les drapeaux palestiniens dans les stades, mais interdisent les drapeaux LGBT. Moins commentée a été la présence du drapeau tricolore amazigh — le drapeau panberbère bleu, vert et jaune, visible dans les tribunes à chaque match marocain (et belge) de cette Coupe du monde. Le drapeau amazigh a été autorisé dans les stades, sauf lorsque les autorités ont confondu ses couleurs avec un drapeau LGBT.

Le retour du darija

Le darija, la langue vernaculaire marocaine, se caractérise ainsi par un fort substrat amazigh, ainsi que par un raccourcissement des voyelles, une phonologie particulière et la présence de mots empruntés au français et à l'espagnol. Des mots comme « tamazight », « daba » (maintenant) et « tamara » (difficulté), tous deux présents dans la musique populaire et les chants de football, rendent également le darija difficile à comprendre pour les proche-orientaux. Et puis il y a des mots arabes qui ont acquis des significations différentes au cours des siècles, car les dialectes lointains ont évolué séparément. Au Levant, « taboon » désigne le four en argile utilisé pour la cuisson du pain ; en Tunisie, le « taboona » est un pain traditionnel délicieusement moelleux. Au Maroc, « taboun » désigne les organes génitaux féminins. Ainsi, lorsqu'en décembre 2019, l'Algérie, grand adversaire du Maroc, a élu un président nommé Abdelmadjid Tebboune, et que des manifestants sont descendus dans la rue pour remettre en cause les résultats des élections et scander [« Allahu Akbar, tebboune mzowar » (Dieu est grand, ce tebboune est un faux !), il a inspiré des mèmes marocains sur Tebboune.

Mis à part les mèmes et les blagues, le darija nord-africain est depuis longtemps un point sensible pour les panarabistes. Comment une société qui a élevé l'arabe et l'islam au niveau des palais de Grenade peut-elle massacrer aujourd'hui l'arabe standard moderne ? Comment consolider les liens transfrontaliers quand les Maghrébins parlent un « patois » incompréhensible ? Le président égyptien Gamal Abdel Nasser envoyait des professeurs d'arabe en Algérie indépendante pour enseigner aux habitants l'arabe « approprié » au lieu du français ou du dialecte local. Pour les Arabes du Proche-Orient, le darija et les noms de famille marocains sont les indicateurs les plus forts de l'altérité marocaine. Et c'est historiquement dans les rivalités de football et plus récemment, dans le cadre des shows télévisés montrant les talents de la musique arabe que des tensions surgissent autour de ces différences.

Lors des tournois de football — le plus souvent la Coupe d'Afrique — les commentateurs du Proche-Orient ont du mal à prononcer les noms de famille marocains, observant que si les prénoms des joueurs marocains sont arabes, leurs noms de famille sont, bien sûr, différents. Même lors de cette Coupe du monde, il était assez plaisant d'entendre les commentateurs du Proche-Orient essayer de prononcer les noms de famille marocains Aguerd, Regragui, Ounahi, Tagnaouti). Et dans les émissions de musique arabophone comme « This Is the Voice » et « Arab Idol », les participants marocains se voient obligés de subir ce rite de passage où leur langue est régulièrement tournée en ridicule et où parfois on leur dit brusquement d'aller apprendre l'arabe. Il est donc un peu irréel de voir les commentateurs arabes se répandre soudain en louanges lorsque l'entraîneur marocain Walid Regragui donne une conférence de presse en darija, et de les voir répéter en souriant certains mots en darija : drari (les garçons) et bezaf (beaucoup). « Maintenant, tout d'un coup, vous considérez tous les Marocains comme des Arabes ? », a tweeté Safia, une jeune créatrice.

Lors de cette Coupe du monde, les téléspectateurs arabes ont été interloqués par le darija, l'identité amazighe, mais aussi par certains acteurs du nationalisme africain. On a beaucoup parlé du panafricanisme de l'entraîneur marocain Walid Regragui. Il a d'abord haussé les sourcils lorsqu'il a déclaré lors d'une conférence de presse que leur objectif était de jouer avec une qualité de jeu du niveau européen, mais avec des valeurs africaines. Lorsqu'on lui a demandé quelques jours plus tard si le Maroc représentait l'Afrique ou le monde arabe, il a répondu « Nous, au départ, sans faire de politique, on va déjà parler football et on défend le Maroc et les Marocains. C'est la première des choses. Ensuite, forcément, on est aussi africains et c'est la priorité […] On espère montrer que le football africain est entré dans une nouvelle phase… » Et d'ajouter : « après, forcément, de par notre religion et de par nos origines, pour une première Coupe du monde dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, il y a des gens qui vont s'identifier à nous. Forcément on est des exemples et on espère les rendre heureux. S'ils peuvent nous voir un peu comme un porte-drapeau, on sera contents de les rendre heureux si on peut passer »3.

Après le match contre le Portugal, Azzedine Ounahi, le milieu de terrain et l'une des vedettes du tournoi, a également dédié la victoire en premier à l'Afrique : « Nous sommes entrés dans l'histoire pour l'Afrique et même pour les Arabes… Nous remercions l'Afrique qui nous a toujours suivis et encouragés, et pareil pour les Arabes ».

Quelles que soient les origines de ce discours panafricain, qu'il s'agisse de l'agitation amazighe récente, des tendances panafricaines plus anciennes des années 1960, lorsque le magazine panafricain Souffles prospérait et que Nelson Mandela et Amilcar Cabral avaient trouvé refuge au Maroc, ou encore des impressions partagées au sein des banlieues françaises où Regragui a grandi, il a été intensifié par les soulèvements de 2011 et leurs conséquences et par le retour du Maroc dans l'Union africaine (UA) en 2016.

Des Kurdes aux Berbères, la diversité

Au cours des vingt dernières années, des mouvements sociaux ont lentement émergé au Maroc exigeant que le tamazight soit reconnu comme langue officielle dans la Constitution, et que le darija soit célébré comme langue nationale plutôt que d'être considéré comme une source d'embarras. Certains veulent que le darija reçoive le statut de langue distincte, un peu à la façon dont le créole haïtien a déclaré son indépendance de la langue française. Avec l'essor de la télévision par satellite et des médias sociaux, les gens ont commencé à se demander pourquoi les émissions doublées en dialectes égyptien et syrien étaient diffusées dans le monde arabe, alors qu'aucune émission n'est doublée en darija ? Sur Facebook, des listes noires ont été créées pour interpeller les artistes marocains qui participaient aux concours de talents arabes, mais préféraient s'exprimer ou chanter en syrien, en égyptien ou en libanais.

Ces mouvements identitaires ont pris de l'ampleur avec les soulèvements de 2011, ce que les universitaires américains ont un peu vite qualifié de « printemps arabe », un néologisme qui a eu pour effet d'effacer encore plus les communautés minoritaires (non arabes) longtemps marginalisées : les Nubiens, les Kurdes et les Berbères, lesquelles se sont précisément mobilisées en 2011 pour faire défendre une identité non arabe.

Le néologisme « printemps arabe » laisse entendre que les soulèvements n'étaient pas motivés par des facteurs économiques ou sociaux, mais par le nationalisme arabe, raison pour laquelle ils ne se seraient pas étendus au-delà du monde arabophone. Or, les révoltes maghrébines se sont en réalité étendues à plus d'une douzaine de pays d'Afrique subsaharienne (dont le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Togo, le Burkina Faso, l'Éthiopie, le Malawi, le Zimbabwe)4. Comme l'affirment Zachary Mampilly et Adam Branch dans leur livre Africa Uprising, les soulèvements nord-africains peuvent en fait être considérés comme le pic d'une vague de protestations à l'échelle du continent qui a commencé au milieu des années 2000, mobilisant en dehors des canaux politiques traditionnels.

Les soulèvements maghrébins donneront lieu à une nouvelle solidarité panarabe, mais aussi à de nouveaux nationalismes ethniques, qui aboutiront à la reconnaissance du tamazight comme langue officielle en 2011 au Maroc (et en Algérie en 2016). Les soulèvements ont également affiché un retour de bâton contre l'arabisme, d'autant plus que les États du Golfe et l'Égypte ont commencé à soutenir une contre-révolution régionale pour étouffer tout activisme démocratique et, après 2018, pour saper les transitions démocratiques tunisienne et soudanaise. L'une des réponses à l'interventionnisme politique des États du Golfe a été de se retourner contre le panarabisme, considéré comme une façade rhétorique de l'autoritarisme transnational et de l'appropriation des ressources culturelles, matérielles et foncières. Par conséquent, certains dirigeants soudanais appellent à se retirer de la Ligue arabe, et certains leaders amazighs à se distancer des causes politiques arabes (plus précisément la question palestinienne) et à faire pression pour la normalisation avec Israël. Le panarabisme est depuis sa création un curieux mélange d'émancipation, d'anti-impérialisme et d'autoritarisme transnational ; les régimes arabes les plus puissants se réservent depuis les années 1950 le droit d'intervenir dans n'importe quel État arabe et de faire taire toute personne définie comme arabe.

« Je remercie tout le continent africain »

Avec l'effondrement récent des républiques radicales (Syrie, Irak) et des partis politiques baasistes, le panarabisme organisé s'est effondré, tout comme sa rhétorique anti-impériale. Aujourd'hui, nous avons la montée des États du Golfe, dont l'approche est une combinaison de capitalisme effréné, d'islam et d'autoritarisme transfrontalier. L'enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 par le prince saoudien Mohamed Ben Salman a révélé que même les chefs d'État n'étaient pas en sécurité dans cette sphère politique arabe intensément répressive. D'où les stratégies de sortie. La nature autocratique et dominatrice des États du Golfe et la nature suprémaciste arabe de divers mouvements nationalistes islamistes et arabes, avec leurs incursions au Maghreb, détourneraient de nombreux jeunes nord-africains du nationalisme arabe.

Pour diverses raisons telles que l'effondrement de la Libye, le déclin de l'Union européenne, la montée de la Chine, les insurrections à travers le Sahel, le Maroc est revenu à l'UA en 2016. Et pour les responsables de l'État, la langue et l'identité amazighes ont constitué une sorte de carte de visite en Afrique, tandis que les langues amazighes, le darija et les pratiques soufies locales sont considérées comme un bouclier contre certains des courants idéologiques les plus nocifs émanant du Proche-Orient. Festivals, expositions, conférences et documentaires télévisés célébrant les liens du royaume avec « Ifriqiya » abondent désormais. Et depuis l'adoption de la Constitution de 2011 (qui parle d'« unité africaine ») et le retour à l'UA, c'est devenu la norme de qualifier le Maroc d'« arabe » et d'« africain » (peu importe dans quel ordre).

Dans la perspective de la demi-finale contre la France, une bande-annonce de buts diffusée en boucle à la télévision publique marocaine, montrant des scènes de célébrations et des joueurs s'embrassant les uns les autres, comme une incarnation de la nation : après cette campagne, une voix solennelle dit : « asbaha arabian ifriqiyan », « il est devenu arabe africain ». C'est peut-être pour cela que quelques jours après le match Maroc-Espagne, l'ailier Soufiane Boufal a présenté ses excuses au monde du football africain, après avoir dédié la victoire contre l'Espagne au monde arabe. « Je m'excuse de ne pas avoir mentionné tout le continent africain lors de l'entretien d'après-match d'hier », a-t-il déclaré, « je remercie tout le continent africain d'être là pour nous et je dédie cette victoire à chaque pays africain », et d'ajouter « les hommes de l'équipe nationale du Maroc sont si fiers de représenter tous nos frères du continent africain »5.

Face à la faiblesse des partis politiques, les mouvements et courants contestataires maghrébins post-2011 ont trouvé leur expression dans les stades de football, un espace que les autorités marocaines et algériennes peinent à contrôler. Ces dernières années, le derby de football marocain, entre les clubs du Raja et du Wydad basés à Casablanca, est devenu un spectacle culturel avec de gigantesques « tifos » et des hymnes politiques sur la corruption, la pauvreté et l'oppression. Dans les stades marocains, ces dernières années, l'hymne national est souvent hué. « Ces jours-ci, l'hymne national ressemble à un moyen de nous imposer le patriotisme, donc notre réaction a été de huer », dit un fan6.

Les drapeaux flottant dans les gradins sont le drapeau tricolore amazigh et le drapeau palestinien. Le drapeau marocain est tout simplement trop étroitement associé au régime. Le drapeau amazigh est quant à lui un rappel à l'Orient arabe que le Maroc est ethniquement et linguistiquement différent — et fier ; le drapeau palestinien est un rappel (voire un doigt d'honneur ?) aux régimes qui ont normalisé leurs relations avec Israël (en important les technologies de surveillance israéliennes testées sur les Palestiniens pour qu'elles soient désormais utilisées sur leurs citoyens), et un geste de solidarité envers les Palestiniens, rappelant que leur libération est un aspect du panarabisme à retenir.

« Nous ne t'abandonnerons pas, Gaza, même si tu es loin... »

Ce brassage culturel marocain est désormais parvenu au Qatar. Deux chants caractéristiques des stades de football marocain se sont répandus dans la région. Le premier est « Fi bladi Dalmouni » (Dans mon pays, je souffre d'injustice), qui s'est lentement propagé vers l'ouest à travers l'Afrique du Nord, et est maintenant chanté à Gaza. Ce chant a été repris par plusieurs groupes de musique. « Dans ce pays, nous vivons dans un nuage sombre. Nous ne demandons que la paix sociale », dit la chanson. « Les talents ont été détruits, détruits par les drogues que vous leur fournissez. Comment voulez-vous qu'ils brillent ? Vous volez les richesses de notre pays et les dilapidez avec des étrangers. »

L'autre chant est Rajawi Falastini, chantée par les ultras du Raja : « Nous ne t'abandonnerons pas Gaza, même si tu es loin… les Rajawi est la voix des opprimés ». Ce chant est maintenant devenu un incontournable de la Coupe du monde qatarie, chanté autant dans les stades que dans les rues de Doha.

Les liens historiques que le Maroc entretient avec l'Orient arabe sont forts, soutenus par une langue, une foi, ainsi que par une souffrance commune. La politique du régime et l'autoritarisme transnational ont néanmoins provoqué un contrecoup. Et « l'Afrique », avec laquelle le Maroc entretient également des liens longtemps négligés, est récemment apparue — également en raison de la politique de l'État — comme une alternative politique, une échappatoire à la domination et à l'effacement arabes. Il n'est pas surprenant que des tensions autour de ces alternatives se jouent dans les stades qatariens. Dès le coup d'envoi du tournoi, les militants marocains criaient à l'appropriation culturelle, demandant pourquoi la cérémonie d'ouverture comportait une réplique du palais marocain, Bab El-Makhzen à Fès. D'autres ont été particulièrement irrités par la vue d'autocrates bedonnants sur le balcon du VVIP agitant des drapeaux marocains, mais aussi par tous ces chefs d'État arabes qui s'approprient le succès des Lions comme une victoire arabe.

Accaparement des terres, sape des mouvements démocratiques, oppression ethnique, arrogance linguistique et maintenant appropriation de notre succès footballistique ? C'est ainsi que se décline l'argumentaire. Il est tout à fait possible que l'on se souvienne de cette Coupe du monde 2022 comme de la Coupe du monde des rois, rappelant celle de 1978 en Argentine, qui avait autant permis à la junte militaire de Buenos Aires de consolider son pouvoir qu'elle avait attiré l'opprobre mondial et l'attention sur le côté répressif du régime. Qatar 2022 braque également les projecteurs sur tous les damnés de la terre : les travailleurs, les minorités et les militants des droits humains en difficulté.

Depuis que le Maroc a joué contre la Croatie, les journalistes et les influenceurs YouTube implorent les diffuseurs du beIN de reconnaître la diversité ethnique des joueurs. Le 6 décembre dernier, alors qu'Achraf Hakimi intervenait pour tirer son penalty lors du match contre l'Espagne, le commentateur du beIN Jaouad Badda priait, haletant, la voix tremblante. Lorsque Hakimi a tiré un audacieux penalty à la Panenka et s'est retourné pour faire sa danse du pingouin, Badda s'est effondré de joie. « L'histoire est écrite… L'impossible n'est pas marocain… Lève la tête, tu es marocain ! Lève la tête, tu es arabe ! Lève la tête, tu es amazigh ! Tu es un Arabe, un Amazigh, un Marocain, un Africain ! » Et d'ajouter, en tamazight : « Tanmirt ! Tanmirt ! Tanmirt ! » (merci !).

Tanmirt, en effet.


1Sur cette question, voir le livre de Nada Yafi, Plaidoyer pour la langue arabe, à paraître le 6 janvier 2023.

6Aida Alami, « The soccer politics of Morocco The New York Review, 20 décembre 2018

L'Algérie amorce son retour en Afrique

Longtemps à l'avant-garde des combats africains, l'Algérie avait perdu de l'influence diplomatique et politique et du poids économique sur le continent. Elle souhaite y redorer son blason, mais sans se donner véritablement les moyens de ses ambitions.

Après des mois de discussions, de visites croisées et d'atermoiements, l'Algérie, le Niger et le Nigeria ont signé, fin juillet 2022 à Alger, un mémorandum d'entente portant sur la réalisation, d'ici 2024, d'un gazoduc qui devra transporter du gaz nigérian vers l'Europe, alors que le Maroc tente de développer un projet parallèle. Longue de plus de 4 000 km, cette canalisation permettra d'acheminer plus de 30 milliards de m3 de gaz du Nigeria vers le Vieux Continent. Ce projet, longtemps resté au stade des intentions avant de connaître un coup d'accélérateur à la lumière de la crise énergétique que connaît l'Europe par suite de la guerre russo-ukrainienne, est vu par les dirigeants algériens comme un nouveau pont entre leur pays et l'Afrique subsaharienne. « C'est une œuvre africaine ! », s'est exclamé début août le président Abdelmadjid Tebboune.

Quelques jours plus tard, l'Algérie a annoncé le projet d'une route reliant Tindouf à Zoueirat en Mauritanie, soit 700 km. L'objectif est d'acheminer les marchandises de Zoueirat au port de Nouadhibou sur l'Atlantique. Depuis plus de trois ans en effet, des dizaines de caravanes transportant des produits algériens ont été acheminées, par route dans un premier temps, vers la Mauritanie avant qu'une ligne maritime ne soit carrément ouverte entre les côtes algériennes et mauritaniennes dans le but d'exporter de gros volumes de marchandises. Une manière de retrouver un terrain longtemps perdu, un Eldorado laissé entre les mains d'autres puissances, notamment le Maroc voisin qui a tissé, depuis des décennies, une toile d'araignée de petites entreprises disséminées en Afrique de l'Ouest.

Cette route permettra également à l'Algérie d'exporter le fer extrait du gisement de Gara Djebilet, situé dans la plaine désertique de Tindouf, par les ports mauritaniens. Or, pour l'instant, les premiers volumes de terres sortis de ce qui est présenté comme le plus grand gisement de fer au monde sont transportés par voie routière à Zouerate, un trajet de 1 500 km qui fait exploser les coûts de l'exploitation de la mine.

L'Algérie a également organisé depuis le début de 2022 des foires commerciales dans plusieurs capitales africaines. Par exemple des dizaines de sociétés pharmaceutiques ont présenté leurs produits à Dakar, au Sénégal, afin de capter les marchés d'Afrique de l'Ouest et centrale. À Addis-Abeba, en Éthiopie, en mars, une foire similaire ciblera les marchés de l'Afrique orientale et de la Corne.

Pour accompagner ce mouvement, les autorités algériennes ont décidé d'ouvrir ou de rouvrir certaines liaisons aériennes. Bamako, Dakar, Luanda, Johannesburg et Addis-Abeba vont être desservies par Air Algérie. Depuis longtemps, le pouvoir politique interfère souvent dans la gestion de la compagnie aérienne, et certaines destinations sont subventionnées par l'État. La compagnie avait cessé de desservir l'Afrique, à l'exception de la Tunisie et de l'Égypte.

Les autorités algériennes ont également annoncé l'installation de la Banque extérieure d'Algérie (BEA) à Dakar au Sénégal, pour accompagner d'éventuels investisseurs tentés par le marché africain. Les Algériens veulent ainsi imiter le Maroc dont la banque Wafa Bank est présente dans une bonne partie des pays d'Afrique de l'Ouest. Puis, des compagnies d'assurance algériennes ont « réussi » à arracher l'organisation, en 2023, de la conférence des compagnies d'assurance du Continent. Une occasion de nouer des contacts et, éventuellement, d'exporter leurs services.

Un élan freiné par des démons internes

Mais tout cela reste relatif. L'économie algérienne demeurant administrée, il est difficile pour les entrepreneurs de s'installer en dehors de leur territoire. Un homme d'affaires connu sur la place d'Alger qui a visité plusieurs capitales africaines ces derniers mois dans le cadre de cette nouvelle stratégie gouvernementale doute de l'efficience de ces annonces politiques. « En l'état actuel des pratiques dans le pays, personne n'osera s'aventurer » en terre africaine, tranche-t-il.

Il en donne pour preuve le non-aboutissement de la réalisation d'une zone franche à la frontière algéro-libyenne. Alors que les deux pays ont rouvert les frontières communes pour faciliter notamment l'exportation de produits algériens, les opérateurs sont confrontés à la rigidité du système bancaire qui refuse d'accepter le paiement par cash des importateurs libyens, peu habitués aux opérations bancaires.

Mais cela n'est que la partie apparente de l'iceberg. Pour s'implanter à l'étranger, les entreprises algériennes doivent expatrier des devises, ce qui nécessite l'assentiment de la Banque d'Algérie, propriétaire exclusif des devises entrant dans le pays. Ce quitus ne vient que très rarement et beaucoup d'opérateurs économiques ont dû renoncer à des investissements dans certains pays africains. En effet, pour préserver la cagnotte en devises gagnées grâce aux exportations des hydrocarbures, la Banque centrale se montre avare et n'ouvre les vannes que lorsqu'il s'agit de payer des importations nécessaires.

Même les devises gagnées par des exportateurs privés doivent être restituées à cette institution qui leur donne l'équivalent en dinars algériens. Et à chaque fois qu'il faut importer des marchandises ou des équipements nécessaires au fonctionnement de l'économie du pays, il faut demander des devises à la Banque d'Algérie. Cela dissuade beaucoup d'opérateurs économiques qui craignent également d'être poursuivis en justice pour fuite de capitaux s'ils utilisaient le système D pour contourner les contraintes des autorités.

La reconquête politique

En plus du levier économique, l'Algérie tente de jouer la carte politique pour se redéployer en Afrique. Cela passe nécessairement par la maitrise de son environnement immédiat. Partageant plus de 6 000 km de frontière avec sept pays, quasiment tous instables à l'exception du Maroc et de la Tunisie, le plus grand pays d'Afrique dispose de voisins comme la Libye et le Mali, en proie à une instabilité chronique. Elle constitue un danger permanent pour leur grand voisin, contraint de déployer d'énormes moyens militaires pour sécuriser ses frontières. Pendant de longues années, notamment durant le long règne de Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), le pays s'était contenté de jouer les médiations, selon le chercheur Raouf Farah. Il remarque que durant cette période, l'Algérie s'était concentrée sur les relations multilatérales dans le cadre de l'Union africaine (UA), négligeant de facto les liens bilatéraux.

En 20 ans de règne, Abdelaziz Bouteflika, chassé du pouvoir en 2019 par de géantes manifestations populaires, ne s'était jamais rendu en visite officielle dans les pays voisins, à l'image du Mali pourtant considéré comme l'arrière-garde de son pays. Pis, Alger s'est toujours défendu de toute ingérence dans les affaires internes des pays voisins, même si le président déchu avait autorisé, en catimini, les avions militaires français opérant au Mali à traverser l'espace aérien de son pays.

Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2019, l'actuel chef de l'État, Abdelmadjid Tebboune, veut changer la donne. Il a fait sauter le verrou qui empêchait l'armée d'opérer en dehors des frontières de son pays, même si cela est assorti de conditions puisque, officiellement, l'Armée nationale populaire (ANP) ne peut intervenir dans des terrains extérieurs que dans le cadre d'opérations de maintien de la paix des Nations unies ou de l'UA.

Pour marquer ce changement de doctrine, Abdelmadjid Tebboune s'est même montré menaçant en indiquant, en janvier 2020, que la capitale libyenne, Tripoli, était « une ligne rouge à ne pas franchir ». Il s'adressait alors à l'homme fort de l'est libyen, Khalifa Haftar, qui voulait envahir la ville où siège le « gouvernement d'union nationale » reconnu par la communauté internationale. « Nous allions intervenir d'une manière ou d'une autre : nous n'allions pas rester les mains croisées », dira-t-il plus tard. Le signe que quelque chose a changé.

Si Abdelmadjid Tebboune n'a effectué aucune visite dans une capitale africaine, son ministre des affaires étrangères Ramtane Lamamra s'est rendu plusieurs fois dans certains pays de la région. Particulièrement au Mali où l'Algérie souhaite désormais jouer un rôle central depuis le retrait de l'armée française en août 2022. En plus de présider le comité de mise en œuvre de l'Accord d'Alger, signé en 2015 par la majorité des belligérants dans la crise politico-sécuritaire que vit ce pays stratégique du Sahel, l'Algérie veut peser dans la transition actuelle au Mali. Son expérience dans la lutte contre le terrorisme, acquise durant la guerre contre les maquis islamistes dans les années 1990 et des liens qu'elle entretient avec des tribus vivant à la frontière entre les deux États voisins lui donnent un rôle central dans la gestion de la crise malienne.

Une place influente dans l'Union africaine

En plus de l'économie, l'Algérie mise, depuis quelques années, sur l'aide humanitaire pour se rapprocher de certains pays africains. Des avions-cargos remplis de vivres et de médicaments atterrissent souvent à Bamako, Niamey, N'Djamena ou Nouakchott pour aider « les pays frères » à faire face à la sécheresse ou à des famines qui touchent de plus en plus de populations dans ces zones inhospitalières du sud du Sahara. C'est une des tâches assignées à l'agence de coopération internationale, créée en 2020. À l'image de l'US Aid, cette institution devait être le bras humanitaire et de renseignement pour les autorités algériennes. Elle est moins visible ces derniers mois, la tâche de distribuer les aides humanitaires a été confiée au Croissant rouge algérien.

S'il change de visage, l'intérêt de l'Algérie pour l'Afrique ne date pas d'aujourd'hui. Depuis son indépendance en 1962, l'Algérie a toujours joué un rôle important au sein de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), devenue Union africaine depuis le Congrès d'Alger de 1999. Alger fut un refuge pour de nombreux révolutionnaires du continent dans les années 1970 et 1980. C'était l'époque où Alger était « la Mecque des révolutionnaires ». Cette réputation, l'Algérie l'a aussi acquise grâce à sa position hostile au système de l'apartheid en Afrique du Sud. C'est Abdelaziz Bouteflika, présidant l'Assemblée générale des Nations unies en 1974 qui a exclu Pretoria de l'institution onusienne.

Mais l'Algérie n'a jamais cherché à tirer profit de ces soutiens inconditionnels aux pays africains. Même lorsqu'à deux reprises, Abdelaziz Bouteflika a pris la décision, au début des années 2000, d'effacer de manière unilatérale la dette de certains pays africains, il n'avait rien exigé en contrepartie. Une partie de ces pays s'alignait sur la position algérienne dans le conflit du Sahara occidental. Mais il leur arrivait aussi de changer de position au gré de leurs relations avec le Maroc, plus offensif dans ses relations avec les pays africains.

Jusqu'en 2017, l'Algérie avait, avec l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Égypte, la haute main sur l'UA. Mais l'entrée cette année-là du Maroc a changé la donne. Le royaume chérifien y manœuvre pour chasser la République arabe sahraouie démocratique (RASD) en tentant de rallier un maximum de pays africains à son plan d'autonomie. De plus, le retour du Maroc à l'UA — le Royaume avait quitté la défunte OUA en 1984 pour protester contre la présence sahraouie — a créé un nouveau terrain d'affrontement avec l'Algérie qui est récemment montée au front contre l'entrée d'Israël, nouvel allié marocain, au sein de l'organisation panafricaine comme membre observateur.

Pour cela, Alger a fait valoir un des principes de l'UA qui fait de la décolonisation un principe inaliénable et en mettant en avant le « soutien indéfectible » de l'organisation à la cause palestinienne. Cela a fonctionné en partie puisque Israël doit désormais attendre une hypothétique réunion avant d'espérer avoir une place d'observateur dans les bureaux de l'UA à Addis-Abeba. En attendant, cette organisation est plus que jamais divisée.

Au Darfour, le goût amer des promesses non tenues

L'accord de paix signé en 2020 avait suscité une vague d'espoir au Darfour, où la guerre a fait près de 300 000 morts en 17 ans. Mais cette région est toujours le théâtre de nombreuses violences. Avec la complicité du gouvernement, les janjawid attaquent des camps de déplacés et des villages majoritairement non arabes. Reportage.

Armes, logiciels espions, technologies agricoles, ou comment Israël achète de l'influence en Afrique

La première conférence panafricaine de solidarité avec la Palestine s'est réunie début mars 2022 à à Dakar. Dans la lignée de son grand-père Nelson Mandela qui avait déclaré : « Notre libération ne sera pas totale tant que la Palestine ne sera pas libérée », le député Zwelivelile Mandela y a dénoncé l'influence grandissante d'Israël en Afrique.

Le mois dernier, j'ai pris la parole lors de la conférence inaugurale du Réseau panafricain de solidarité avec la Palestine (RPSP) à Dakar, au Sénégal. Des militants de 21 pays africains s'y étaient réunis pour construire un mouvement à l'échelle du continent afin de soutenir la lutte de libération palestinienne contre l'apartheid israélien.

J'ai eu l'honneur d'être aux côtés de nombreux jeunes Africains courageux, qui ont réaffirmé la position historique de l'Afrique sur la Palestine et le lien indéfectible entre Africains et Palestiniens : deux peuples qui partagent une lutte commune contre l'occupation, le colonialisme et l'apartheid1. J'imagine que mon grand-père, Nelson Mandela, a dû ressentir le même sentiment de camaraderie il y a 60 ans, lorsqu'il s'est rendu à Dakar pour mobiliser le soutien africain à la lutte de libération de l'Afrique du Sud.

Les délégués du réseau ont discuté de la pénétration de l'État d'apartheid israélien en Afrique, qui s'appuie sur la fourniture de technologies militaires et de surveillance à plusieurs gouvernements répressifs. Israël affaiblit ainsi la démocratie et les droits humains en Afrique, ainsi que la solidarité avec la Palestine sur le continent. J'ai approuvé ce constat lorsque j'ai pris la parole lors de l'événement public organisé par le réseau le 12 mars.

J'ai montré comment Israël avait étendu ses tentacules en Afrique. Cherchant désespérément à se faire des alliés alors qu'un nombre croissant d'organisations de défense des droits fondamentaux très respectées le qualifient d'État d'apartheid, Israël utilise la surveillance, la technologie militaire et agricole comme monnaies d'échange pour s'acheter une légitimité en Afrique. Dans ce processus, Israël s'est insinué dans les structures africaines, de façon ouverte et plus secrètement. Ces propos ne sont pas antisémites comme l'ont affirmé de manière hystérique certains médias pro-israéliens en Afrique du Sud. La Cour constitutionnelle sud-africaine l'a récemment jugé : critiquer Israël n'est pas attaquer le judaïsme. Il existe une distinction claire entre le judaïsme et le sionisme, et entre le peuple juif et les apologistes d'Israël.

Attiser les flammes de la guerre

L'exportation d'armes testées sur des Palestiniens dans les territoires occupés vers certains des régimes les plus meurtriers d'Afrique a été un élément central de la diplomatie israélienne pendant des décennies, quand le pays cherchait à renouer avec la majeure partie du continent africain qui l'avait boycotté après la guerre israélo-arabe de 1973.

Israël a armé le régime d'apartheid sud-africain dans les années 1970 et 1980. Dans les années 1990, le gouvernement israélien a violé l'embargo international sur les armes à destination du Rwanda et a fourni des armes à la fois aux forces gouvernementales hutues et à l'armée rebelle de Paul Kagame, alors que le génocide était en cours. Israël a de nouveau violé l'embargo international en fournissant des armes tant aux milices progouvernementales qu'aux forces de l'opposition du Sud-Soudan dans le cadre de la guerre civile qui ensanglante ce pays. Les entreprises d'armement israéliennes ont honteusement acheminé pour 150 millions de dollars (142 millions d'euros) d'armes offensives sous couvert d'un projet agricole au Sud-Soudan.

Depuis des années, Israël forme et arme les unités militaires qui protègent les régimes présidentiels oppressifs au Cameroun, en Ouganda, en Guinée équatoriale et au Togo. Ce faisant, il maintient les dictateurs au pouvoir.

Renforcer les dictatures

Israël fournit également des cyberarmes comme le logiciel espion Pegasus du groupe NSO et son logiciel Circles à divers gouvernements africains pour écraser la dissidence et réprimer les journalistes, les opposants politiques et les militants des droits humains. Et même espionner d'autres dirigeants africains, dont le président sud-africain Cyril Ramaphosa. Le logiciel d'espionnage peut pirater les communications cryptées de n'importe quel iPhone ou smartphone Android.

Ces dernières années, Tel-Aviv a courtisé les dirigeants africains en leur offrant des technologies d'espionnage, dans l'espoir d'obtenir leur soutien aux Nations unies et à l'Union africaine (UA). Aider les dirigeants à rester au pouvoir, même au détriment des droits humains en Afrique, a été un moyen efficace pour le gouvernement israélien de se faire des amis sur le continent.

Implication dans les élections africaines

Des entreprises et des individus israéliens sont également impliqués dans les campagnes électorales de presque tous les pays, ce qui mine certaines des démocraties les plus stables d'Afrique. On a ainsi observé une forte implication israélienne avant les élections de 2014 au Botswana ; des dizaines de consultants israéliens ayant des liens avec le Mossad, le service de renseignement extérieur israélien y ont mis en place une « cellule de guerre » pour le parti au pouvoir.

Pegasus a été utilisé pour espionner des journalistes et d'autres personnalités politiques avant les élections présidentielle et législatives au Ghana en 2016. En 2020, le journal ghanéen The Herald a révélé l'implication de figures du renseignement israélien qui tentaient d'influencer le résultat de l'élection présidentielle suivante de ce pays.

Des affirmations similaires ont été faites concernant l'implication d'experts du renseignement israélien avant l'élection présidentielle du Malawi en 2020. Auparavant, les inscriptions sur les listes électorales et le système électoral au Zimbabwe et en Zambie étaient également entre les mains d'une société israélienne liée au Mossad.

Des groupes israéliens ont également mené des campagnes de désinformation en Afrique. En 2015, des experts israéliens ont piraté les courriels personnels du candidat de l'opposition de l'époque, Muhammadu Buhari, avant l'élection présidentielle au Nigeria. Les informations ont été utilisées dans des campagnes WhatsApp et Facebook contre lui.

Quatre ans plus tard, le groupe Archimedes, un groupe israélien de conseil politique qui se vantait sur son site web de pouvoir « changer la réalité selon les souhaits de notre client » et d'affecter de manière significative les élections présidentielles dans le monde, a paru soutenir Buhari quand ce dernier a remporté les élections de 2019. Des posts Facebook gérés par Archimedes faisaient l'éloge de Buhari et dénigraient son adversaire, Atiku Abubakar.

Facebook a ensuite fermé des centaines de faux comptes Instagram et Facebook — tous gérés par Archimedes depuis Israël — qui visaient à manipuler les élections, non seulement au Nigeria, mais aussi au Sénégal, au Togo, en Angola, au Niger et en Tunisie. Les comptes partageaient des informations liées aux élections et des critiques à l'égard de politiciens ciblés, tout en se présentant comme des organes de presse locaux.

Il ne s'agit donc pas d'entreprises privées faisant des affaires en Afrique. Les entreprises israéliennes spécialisées dans les armes et les technologies d'espionnage sont tenues d'obtenir des licences d'exportation auprès du ministère israélien de la défense. Le gouvernement israélien dispose ainsi d'un levier d'influence essentiel et fait de ces entreprises une extension de la politique étrangère du gouvernement. « Notre ministère de la défense étant aux manettes pour gérer la circulation de ces systèmes, nous serons en mesure de les exploiter et d'en tirer des bénéfices diplomatiques », a déclaré un collaborateur de l'ancien premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou.

Israël s'appuie fortement sur diverses entreprises privées israéliennes, des hommes d'affaires, des consultants et des intermédiaires qui tirent parti de leur accès aux coulisses du pouvoir en Afrique pour servir les intérêts de l'État israélien. En Afrique, la « diplomatie des intermédiaires » d'Israël est en plein essor.

La diplomatie du carnet de chèques

Au nom du développement et de la sécurité alimentaire, Israël promet à l'Afrique des technologies agricoles et hydrauliques, mais ne contribuera à la lutte contre la pauvreté sur le continent que si cela convient à ses intérêts politiques.

Lorsque le Sénégal a présenté en 2016 la résolution 2334 de l'ONU qui réaffirmait l'illégalité des colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est occupées2, Israël a répondu en annulant tous ses programmes d'aide dans le pays – alors même que le ministère israélien des affaires étrangères les avait largement promus comme faisant partie de la contribution d'Israël à la lutte contre la pauvreté en Afrique.

L'aide d'Israël aux États africains, qu'il s'agisse de technologies agricoles, militaires ou de surveillance n'est pas philanthropique. Elle demande une contrepartie diplomatique dans le cadre de l'ONU et de l'UA. Cela ressemble à une relation clientéliste et mercantile. C'est la diplomatie du carnet de chèques en action. Telle est la réalité du projet sioniste en Afrique.

C'est ainsi que l'Afrique, autrefois bastion de la solidarité palestinienne a été aveuglée par les promesses d'Israël en matière d'armes, de logiciels espions et d'aide agricole, au point d'accueillir un État d'apartheid au sein de l'UA3 Nous devons réfléchir profondément à la manière dont la diplomatie parallèle de l'État d'apartheid israélien s'est insinuée insidieusement dans la psyché africaine. Nous devons rejeter les efforts d'Israël pour coopter l'Afrique. Si nous ne le faisons pas, nous continuerons à être complices d'effusions de sang, tant en Afrique qu'en Palestine.

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La version originale de cet article a été publiée le 20 avril 2022 par le quotidien sud-africain Mail & Guardian. Traduit de l'anglais par Pierre Prier.


1NDT. Bien que sud-africain, l'auteur emploie ici le mot « apartheid » comme un nom commun, sans majuscule, dans le sens universel qu'il a acquis aujourd'hui. Selon le droit international, l'apartheid désigne un crime contre l'humanité impliquant la domination d'un groupe sur un autre. Il est utilisé pour qualifier la situation en Palestine par des ONG israéliennes de défense des droits humains, ainsi que par Human Rights Watch et Amnesty International

2NDLR. Le texte a été est présenté au vote par le Sénégal, mais aussi la Nouvelle-Zélande, la Malaisie et le Venezuela, après que l'Égypte qui l'avait proposé dans un premier temps eut demandé un report du vote à la veille de sa tenue à la suite d'un entretien d'Abdel Fattah Al-Sissi avec le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et le président américain Donald Trump.

3NDLR. Israël s'est vu accorder une place d'observateur à l'Union africaine le 22 juillet 2021 qui divise fortement l'organisation. Les pays d'Afrique du Nord et d'Afrique australe font partie des principaux États du continent à être toujours opposés à cette nomination.

La Turquie, une nouvelle puissance africaine

En quelques décennies, la Turquie a développé un réseau dense de relations économiques, politiques et militaires avec l'Afrique. Elle est devenue un partenaire incontournable de nombre de pays du continent, au point d'inquiéter d'autres puissances comme la France.

Le troisième sommet Turquie-Afrique s'est tenu à Istanbul les 17 et 18 décembre 2021. Ayant pour thème le « partenariat renforcé pour un développement et une prospérité mutuels », il entendait consacrer plus de vingt ans d'activisme diplomatique turc continu sur le continent africain. C'est en effet avant même l'arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, dès 1998, qu'Ankara a lancé un « plan d'action pour une ouverture à l'Afrique » qui reflétait déjà le souhait de ce pays de s'engager dans une mutation stratégique rendue nécessaire par la fin du monde bipolaire. Si dans les années qui ont suivi, la Turquie a ainsi renoué avec son voisinage balkanique, caucasien ou proche-oriental, elle a donné également un tour multidimensionnel à sa politique étrangère, en prenant pied sur d'autres continents. Située dans son environnement proche, l'Afrique est ainsi devenue son aire d'expansion privilégiée au cours des deux dernières décennies.

Quarante-trois ambassades

L'accroissement de la présence de la Turquie en Afrique s'observe d'abord dans le développement conséquent de ses échanges commerciaux avec cette aire géographique. En l'espace de vingt ans, ils sont passés de moins de 5 milliards à plus de 25 milliards de dollars (21,89 milliards d'euros). Significativement, la Turkish Airlines, en plein développement, est devenue l'une des principales compagnies aériennes en Afrique, et dessert désormais 61 destinations.

Mais d'autres indicateurs illustrent la progression de l'influence turque sur ce continent. Sur le plan politique d'abord : avec 43 ambassades — l'Union africaine (UA) compte 55 États —, Ankara dispose de l'un des réseaux diplomatiques les plus denses en Afrique, alors que ses représentations n'étaient que de 12 au début du millénaire. Parallèlement le nombre d'ambassades africaines à Ankara est passé dans le même temps de 10 à 37. Cette croissance des liens diplomatiques n'aurait pas été possible sans la multiplication de visites officielles de haut niveau qui confinent désormais à la routine. Depuis 2005, il ne s'est pas passé une année sans que le président turc (ou le premier ministre quand il existait encore) n'effectue une tournée africaine, en visitant à chaque fois trois ou quatre États. Il a réalisé la dernière au mois d'octobre 2021, en se rendant en Angola, au Nigeria et au Togo — où une ambassade turque a d'ailleurs été ouverte en avril dernier.

Au-delà cette présence économique et politique assez classique, la Turquie a étoffé sa pénétration du continent africain en lui donnant une dimension humanitaire, culturelle, religieuse et éducative de plus en plus prononcée. Le gouvernement turc a ainsi multiplié l'ouverture de bureaux de son agence de coopération et d'aide au développement, le TIKA (Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı), qui sont désormais au nombre de 22 sur le continent. Il s'est aussi investi dans des opérations de restauration de patrimoine comme la réhabilitation de l'ancien port ottoman de Suakin au Soudan, ou dans la construction de mosquées dans des pays musulmans comme le Mali, mais aussi dans des États où le christianisme est majoritaire comme au Ghana. Ainsi, à Accra, « une grande mosquée du peuple », édifiée dans le style des mosquées ottomanes d'Istanbul, a été ouverte en 2017.

Ces constructions religieuses s'accompagnent souvent d'actions caritatives (distribution de vivres au moment du ramadan…) ou humanitaires (soutien à des projets agricoles d'irrigation, construction d'infrastructures hospitalières…). Sont impliqués dans ces initiatives humanitaires, religieuses ou culturelles des organismes publics comme la présidence des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı), les instituts Yunus Emre (équivalents turcs des Instituts français) ou l'Agence de presse Anadolu, mais aussi de grandes ONG musulmanes comme le Croissant rouge turc (Türk Kizilay), l'Aziz Mahmud Hüdayi Vakfı ou la Fondation d'aide humanitaire IHH.

La reprise en main du réseau Gülen allié

Enfin, l'action éducative a été une des dimensions majeures de ce soft power. C'est pour l'essentiel le mouvement Gülen qui a été à la manœuvre au départ en la matière, créant des écoles anglophones ou francophones dans nombre de pays du continent. Depuis que cette organisation est tombée en disgrâce, devenant même, après la tentative de coup d'État de 2016, une instance considérée comme une organisation terroriste par le gouvernement turc, ce dernier s'est employé à reprendre la main sur le réseau éducatif Gülen par l'intermédiaire de sa fondation Maarif, le cas échéant en faisant pression sur les pays africains qui se montraient réticents. Lors du dernier sommet Turquie-Afrique à Istanbul, Recep Tayyip Erdoğan a rappelé d'ailleurs l'impératif que constitue pour lui la lutte contre l'« Organisation terroriste fethullahiste », le Fethullahçı terör örgütü (FETÖ), acronyme officiel utilisé pour désigner le mouvement Gülen en l'assimilant à celles qui doivent être menées contre Boko Haram, les milices somaliennes Al-Chaabab ou l'Organisation de l'État islamique (OEI).

Un néo tiers-mondisme

Cette suite de résultats économiques, d'initiatives politiques, voire d'actions humanitaires et religieuses a permis à Ankara d'établir avec l'Afrique un véritable partenariat stratégique, dynamisé en permanence par de multiples rencontres techniques sectorielles, mais aussi ponctué par des sommets politiques tous les cinq ou six ans destinés à faire un bilan et à ouvrir des perspectives de coopération nouvelle, comme celui qui s'est tenu à Istanbul les 17 et 18 décembre 2021. La déclaration finale de cette rencontre a adopté une feuille de route. Elle définit cinq champs de coopération prioritaires : sécurité, commerce, éducation, agriculture et santé, et met en place des mécanismes de suivi ou d'évaluation. La Turquie a en outre signé un accord-cadre de coopération avec la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine (Zelca). Le prochain sommet Turquie-Afrique est d'ores et déjà programmé en Afrique en 2026.

Pourtant, au-delà de ces aspects fonctionnels, la dimension stratégique prononcée de ce troisième sommet doit être soulignée. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer l'ampleur et la qualité des délégations africaines qui avaient fait le déplacement en Turquie. Au total, 54 pays étaient représentés par 16 chefs d'État — dont Félix Tshisekedi, l'actuel président de l'UA, Macky Sall, le président du Sénégal, ou Muhammadu Buhari, le président du Nigeria —, accompagnés par 102 ministres (dont 26 ministres des affaires étrangères), sans parler des très nombreux techniciens ou acteurs officiels engagés dans des opérations de coopération. Tirant parti de cette participation importante et des déclarations ostensibles d'amitié des dirigeants présents, Ankara n'a cessé de louer le climat de confiance établi entre la Turquie et l'Afrique.

Lors du discours qu'il a prononcé le 18 décembre, Recep Tayyip Erdoğan n'a pas ménagé ses efforts pour convaincre que cette relation reposait sur des intérêts mutuels véritables, mais il a surtout cultivé à l'envi le néo-tiers-mondisme qui domine sa rhétorique africaine depuis de longues années. Reprenant son fameux mot d'ordre « dünya beşten büyüktür » le monde est plus grand que cinq1 »), lancé lors de l'Assemblée générale des Nations unies en 2014, le président turc a en effet dénoncé « la grande injustice » du système international actuel qui conduit à ce que le continent africain soit absent du Conseil de sécurité. Il a déploré que seulement 6 % de la population africaine soit actuellement vaccinée et promis d'envoyer au continent 15 millions de doses de Turkovac, le vaccin turc qui vient d'obtenir son homologation. Par ce genre de propos, le président turc entend faire valoir la spécificité de son partenariat, en se démarquant à la fois des anciens colonisateurs qui ne chercheraient qu'à maintenir leur domination par d'autres voies et des superpuissances commerciales comme la Chine dont le tropisme africain ne serait motivé que par l'appât du gain.

La politique africaine de la Turquie n'est pourtant pas désintéressée. Même si l'Afrique ne représente que 10 % des exportations turques, elle recèle un potentiel de développement immense. Le continent apparaît dès lors comme l'une des cibles du nouveau système économique que le président turc affirme vouloir mettre sur pied pour enrayer la crise sans précédent que connait actuellement son pays. Bien que cette approche alimente une inflation galopante qui ruine le pouvoir d'achat des Turcs, Recep Tayyip Erdoğan veut croire en effet à ce qu'il appelle « le modèle chinois ». Il est persuadé que grâce à de faibles taux d'intérêt et une monnaie dévaluée, il pourra inonder les marchés extérieurs de produits turcs, soutenir la croissance, juguler l'inflation et stopper l'effondrement du cours de la livre.

Sur le plan politique, alors qu'elle s'est isolée en 2020, à la suite d'une série d'offensives souvent réussies en Méditerranée orientale, en Libye, dans le Caucase, la Turquie essaye de gagner des soutiens au sein des pays en voie de développement pour conforter le statut de puissance émergente qu'elle revendique. En 2010, c'est l'appui des pays africains qui lui avait permis d'être élue pour la première fois membre non permanent du Conseil de sécurité. Depuis, il s'est confirmé que l'appui de l'Afrique était important pour peser dans les instances internationales.

Un partenaire militaire efficace

Il reste que la présence de la Turquie en Afrique pourrait prendre un tour stratégique encore plus prononcé dans un très proche avenir. L'appui apporté par l'armée turque au gouvernement libyen de Tripoli en 2020, et l'engagement de ses drones qui a permis de stopper l'offensive du général Khalifa Haftar ont révélé aux Africains l'intérêt militaire que pouvait avoir ce nouveau partenaire. Même si, lors du troisième sommet, les questions de sécurité ont été abordées de manière plus feutrée que la coopération économique et humanitaire, il est sûr que le sujet était sur l'agenda d'un très grand nombre de ses participants. Ces derniers ont par ailleurs eu tout loisir d'avoir, en marge des sessions plénières de la manifestation, des contacts bilatéraux avec les dirigeants turcs.

L'implication militaire de la Turquie en Afrique n'est pas nouvelle, mais elle s'est accélérée récemment de façon spectaculaire. Ankara, qui dispose d'une base militaire en Somalie depuis 2017, a multiplié les contrats d'armements et les accords militaires de coopération au cours des derniers mois. Lors de sa tournée africaine en octobre 2021, Recep Tayyip Erdoğan faisait observer, non sans une certaine satisfaction : « Partout où je vais en Afrique, tout le monde me parle de drones ». À l'automne, la Tunisie et le Maroc ont reçu leurs premières livraisons de drones de combat (Anka S pour la première, Barayktar TB2 pour le second), mais plusieurs autres pays comme l'Éthiopie, l'Angola et le Niger s'intéressent de près à ce type d'armement, ou essayent de l'acquérir.

Durant l'été 2021, les puissances occidentales auraient fait pression sur la Turquie pour qu'elle cesse ses premières livraisons de drones à l'Éthiopie, confrontée à l'heure actuelle à la rébellion du Tigré. En novembre 2021, le Niger a signé un contrat d'armement prévoyant entre autres l'acquisition de Bayraktar TB2. Il est sûr que les drones expérimentés en Turquie contre la guérilla kurde du PKK sont susceptibles d'intéresser nombre d'États africains confrontés à des soulèvements sécessionnistes ou djihadistes.

Mais certains d'entre eux (Niger, Togo, Tchad, Éthiopie, Somalie…) achètent déjà d'autres matériels à la Turquie (avions d'exercice Hürkuş, véhicules blindés, camions…). Lors du troisième sommet d'Istanbul, Recep Tayyip Erdoğan a confirmé que pour les onze premiers mois de l'année 2021, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et l'Afrique aurait atteint 30 milliards de dollars (26,27 milliards d'euros), soit un montant supérieur de 5 milliards à celui de l'année précédente. Ainsi lorsqu'il s'est assigné pour objectif de tripler le solde commercial turco-africain dans un proche avenir, Recep Tayyip Erdoğan tablait probablement sur la poursuite et l'accroissement de ses premiers succès africains dans le domaine de l'armement. Pour l'année 2021, les exportations d'Ankara vers l'Éthiopie ont atteint 94,6 millions de dollars (82,84 millions d'euros) alors qu'elles n'étaient que de 250 000 dollars (218 931 euros) pour l'année 2020. Des augmentations ont été observées dans des proportions comparables, pour la même année, avec le Tchad ou le Maroc, autres récipiendaires de matériel militaire turc.

Un engagement plus politique

Ce nouveau statut de pourvoyeur d'armes en Afrique reflète le rôle stratégique joué désormais par la Turquie sur le continent. Ce phénomène s'est au départ manifesté dans la Corne de l'Afrique, en particulier en Somalie où après une implication initiale d'ordre humanitaire, Ankara s'est mis à soutenir de manière de plus en plus ostensible le gouvernement somalien dans la guerre civile qui ravage ce pays depuis plusieurs décennies. Depuis deux ans on observe que l'engagement de la Turquie en Afrique prend un tour de plus en plus politique. En 2020-2021, parallèlement à son engagement militaire en Libye, Ankara a signé des accords de coopération militaire avec le Niger, l'Éthiopie, le Tchad ou le Togo tout étant, au grand dam de la France, le premier pays à prendre contact avec le gouvernement de transition libyen, établi consécutivement au coup d'État d'août 2020.

Cette implication militaire et stratégique turque se confirme au moment où le continent africain est l'objet de nouvelles interventions étrangères. Dans la Corne de l'Afrique, Ankara soutenue par le Qatar n'a pas tardé à rencontrer l'Égypte et les Émirats arabes unis soutenus par l'Arabie saoudite, contribuant ainsi à exporter sur ce continent les antagonismes du Proche-Orient. Mais, dès lors que la présence stratégique turque s'étend à l'ensemble du continent africain, le problème se pose aussi de savoir comment Ankara se positionnera par rapport à d'autres acteurs qui y sont en position ascendante, notamment la Russie. Certes, le conflit libyen a montré que les deux pays étaient loin de partager les mêmes intérêts, mais on a pu voir sur d'autres théâtres de conflit (la Syrie notamment) que, même en désaccord, ces deux frères ennemis pouvaient taire leurs différends immédiats pour opérer des rapprochements ponctuels leur permettant de marginaliser les Occidentaux. Bien sûr, ce scénario est loin d'être joué, mais le risque qu'il représente inquiète beaucoup les anciennes puissances coloniales qui, comme la France ou le Portugal, sont très impliquées en Afrique occidentale.

Quelques jours avant la tenue du troisième sommet Turquie-Afrique, Emmanuel Macron, en charge de la présidence tournante de l'Union européenne (UE) au premier semestre 2022, a annoncé à son tour la tenue d'un sommet UA-UE en février 2022 pour dynamiser la relation « un peu fatiguée » des deux continents. Nul doute que cette initiative doit être comprise dans l'évolution actuelle des équilibres stratégiques en Afrique, où la Turquie occupe une place qui est loin d'être négligeable.


1Allusion aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

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