La plus grande opération « commando », le terme n’est évidemment pas d’époque, de l’histoire militaire française a probablement eu
lieu en février 1918 en Lorraine. Cela a été un succès remarquable de nos soldats. Vous ne le saviez pas ? c'est normal ! L'historiographie française sur la Grande Guerre ne s'intéresse généralement pas à ce genre de choses.
Tout commence le 16 janvier, lorsque le
général commandant la 8e armée française ordonne de réaliser un
coup de main au nord du bois de Bezange-la-grande. Un coup de main est une opération dite
de va-et-vient, c’est-à-dire sans occupation du terrain et visant généralement
à rechercher du renseignement à l’intérieur même des lignes ennemies.
L’hiver 1917-1918, c’est un peu la « drôle de guerre » de 1939-1940 puisqu’on attend les offensives
allemandes, à cette différence près qu’en 17-18 on s’y prépare intensivement. On
travaille, on s’entraine, on innove, beaucoup plus qu’en 1939.
L’hiver 1918
est en particulier l’occasion d’une intense bataille du renseignement, du côté
allemand pour tromper l’ennemi et sonder ses défenses, du côté
allié pour déterminer le point d’application de l’effort allemand. Le coup de main
est dans les deux cas un instrument privilégié de cette lutte et on assiste
ainsi à une petite guerre de corsaires le long du front.
C’est dans ce cadre que la 8e armée
cherche à savoir ce qui se passe dans la région de Bezange, et si possible
d’entraver les éventuels préparatifs allemands. Dans le même temps, cette
opération devra servir d’expérimentation de nouvelles méthodes d’attaque par
surprise, assez proches de celles que les Allemands ont déjà développées. La
mission est confiée à la 123e division d’infanterie pour un
début d’opération un mois plus tard. Il n’est pas évident que l’on soit
capable aujourd’hui de faire plus court au regard de tous les moyens engagés.
L’objectif choisi est le plateau des Ervantes, juste au nord du village de
Moncel-sur-Seille à 22 km au nord-est de Nancy. On ne parle pas encore
comme cela mais l’« effet majeur » est de parvenir à « nettoyer » ce carré d’environ 1 500 m sur 1 500 en moins de deux
heures, avant l’organisation par l’ennemi d’une contre-attaque importante.
L’objectif est très solidement tenu, aussi va-t-on
privilégier d’abord une infiltration par la route qui mène à Sarreguemines par
un ravin, zone plus faible, pour se retrouver ainsi à l’intérieur du dispositif
ennemi au sud-est de l’objectif et obliquer ensuite à 45 degrés en
direction du nord-ouest. Cela permet d’éviter la zone de défense frontale du
plateau des Ervantes, avec une défense solide au dessus d'une pente forte au nord de
Moncel-sur-Seille. La manœuvre latérale permet aussi de progresser plus
facilement dans les tranchées parallèles.
Une fois l’idée de manœuvre définie, on procède à
la « génération de forces ». L’attaque sera le fait
de trois groupements d’assaut, A, B et C, formés chacun autour d’un bataillon
d’infanterie du 411e Régiment d’infanterie (RI), renforcés pour
le A par une compagnie du 6e RI et tous par une section de lance-flammes Schilt.
Un groupement D formé de deux compagnies du 6e RI est également
prévu pour la couverture face à l’ouest et le recueil.
Le séquencement est le suivant :
Phase 0 : deux compagnies du 4e régiment
du génie organisent le franchissement de la rivière Loutre.
Phase 1 : les groupements C à et
A franchissent la rivière Loutre et progressent plein nord sur 1 km
jusqu'au col. Le groupement B suit C et le dépasse en fin de phase pour se placer
entre C et A.
À la fin de l’action, A a deux compagnies en
couverture sur le col face au nord et sur le saillant du Hessois, le mouvement de terrain à l’est du « ravin ». C, B et A ont
respectivement trois, trois et deux compagnies alignées le long de la route au
pied du plateau (le dénivelé est léger, environ 30 mètres sur 500 mètres)
sur un axe sud-est/nord-ouest face au plateau des Ervantes.
Phase 2 : nettoyage du plateau des
Ervantes par B, C et la moitié de A. Le groupement D se met en place au nord de
Moncel-sur-Seille.
Phase 3 : repli. C et B dépassent l’objectif
et sont recueillis par D. A se replie par le chemin initial par le ravin.
Franchissements, assauts de positions, dépassements,
changements brutaux de direction, nettoyages de kilomètres de réseaux retranchés,
recueils, c’est une mission complexe qui nécessite une préparation très précise
et des appuis importants.
Les appuis sont fournis par un total de
352 pièces, dont 180 lourdes. C’est une proportion évidemment
considérable, presque un canon pour 5 à 10 soldats à l’attaque.
L’artillerie de l’époque est en fait aéroterrestre, puisqu’elle ne peut
fonctionner sans moyens aériens. Trois escadrilles sont donc réunies pour
assurer l’observation des tirs et deux escadrilles de chasse pour la domination
du ciel et la protection des observateurs. La division engage également son
escadrille d’infanterie. Celle-ci est chargée de l’observation et du
renseignement en avant de l’infanterie à l’attaque, en marquant par exemple au
fumigène les positions de défense repérées, ou mitraillant l’ennemi à
découvert.
Quatre ans plus tôt seulement, tout ce qui est
décrit là aurait relevé de la pure science-fiction. L’artillerie ne tirait que
sur ce qu’elle voyait directement comme pendant les guerres napoléoniennes. En
1918, elle peut tirer relativement précisément à plusieurs dizaines de
kilomètres. Elle peut même le faire sur simples calculs sans passer par de
longs réglages préalables, ce qui excluait toute surprise.
Pour cette opération, on lui demande d’abord de
neutraliser les batteries ennemies, d’aveugler ses observatoires, de détruire
certains points clés et de créer des brèches sur les défenses de la rivière
Loutre afin de faciliter la pénétration. Puis, lorsque l’attaque sera lancée de
créer deux boites de protection. Une boite est un carré d’obus, dont trois côtés sont des barrages fixes empêchant l’ennemi de pénétrer à l’intérieur ou
de s’en échapper. Le quatrième est le barrage roulant qui protège les fantassins
à l’attaque par un mur d’obus et effectue ensuite une série de bonds, en
général de 100 mètres toutes les trois ou quatre minutes. Pour assurer le
coup, on décide même de faire deux barrages mobiles, un avec des percutants
devant les fantassins français, ce qui procure l’avantage de faire un écran de
poussière, et un autre plus loin avec des fusants éclatant donc dans le ciel. Il y
aura donc une première boite pour protéger la pénétration dans le ravin et une
deuxième dans la foulée et sur des angles totalement différents pour l’attaque
du plateau.
Pour assurer encore plus le coup, on réunit aussi
un groupement de 200 mitrailleuses qui appuieront l’infanterie à l’assaut
en tirant au-dessus d’elle. C’est une innovation que l’on a empruntée au corps
d’armée canadien. Elle consiste à faire tirer sur ordre une grande quantité de
mitrailleuses à angle maximum de façon à envoyer des dizaines de milliers de
projectiles sur une zone que l’on veut interdire à plusieurs kilomètres. Le
froissement des balles dans l’air, au-delà de la vitesse du son, donne
l’impression aux combattants à l’assaut d’être à l’intérieur d’un tambour.
Il faut imaginer à ce stade le degré de
sophistication nécessaire pour parvenir à faire tout cela et le coordonner
harmonieusement. Il n'y pas alors de radio TSF portable et le réseau de téléphone peut difficilement suivre dans une mission aussi dynamique. On communique au ras du sol, (en fait souvent dans le sol) avec des coureurs porteurs de message, et surtout on passe par le ciel où les avions peuvent envoyer des messages par morses ou les porter et les larguer avec un sac de lest. Dans ce tambour géant, il faut donc imaginer des fusées qui partent dans le ciel avec des couleurs différentes suivant les demandes, des pots ou des grenades fumigènes pour indiquer des positions, des fanions et des panneaux visibles du ciel pour indiquer où sont les amis.
Et puis, il y a le combat de l’infanterie. Il faut oublier les
attaques en foule courant de manière désordonnée que l’on voit dans les films
sur la Première Guerre mondiale, la scène d’ouverture d’Au revoir
là-haut par exemple. L’infanterie de 1918 et déjà bien avant en fait,
c’est de la mécanique. Pas de foule, mais du « feu qui marche » de manière très
organisée. En 1914, un bataillon d’infanterie à l’assaut, c’est 1 100 hommes (théoriques) armés de fusils
Lebel 1893 renforcés en moyenne de deux mitrailleuses. En 1918, ce n’est
plus que 700 hommes, mais avec 120 armes collectives légères (fusils-mitrailleurs,
fusils lance-grenades) ou lourdes (mitrailleuses de la compagnie d’appui du
bataillon) et souvent une partie des trois mortiers de 81 mm et trois canons de 37 mm
de la compagnie d’appui du régiment.
L’emploi de
tout cet arsenal nécessite beaucoup de coordination. On ne combat plus en ligne
à un pas d’intervalle comme en 1914, mais par cellules autonomes. Chacune des
quatre sections des compagnies d’infanterie, est partagée en deux « demi -sections », qui deviennent trois « groupes de combat » à la fin de la guerre. Grande innovation de la guerre, ces « demi -sections » sont commandées par des sergents, qui ne sont plus des « serre-rangs » à l'arrière mais de vrais chefs à l'avant. Les demi-sections sont partagées en deux escouades commandées par des caporaux. Une escouade est
organisée autour d’un fusilier, porteur du fusil-mitrailleur, l’arme principale
(mauvaise, mais c’est une autre histoire). Sous le commandement d’un caporal,
le fusilier coordonne son action de tir de saturation avec deux grenadiers à
fusils protégés autour d’eux par cinq ou six grenadiers-voltigeurs qui
combattent au fusil ou à la grenade. On est beaucoup plus près d’un combat articulé
lent et méthodique de petites cellules que de la ruée en masse. La norme est alors d’avancer au rythme d’un
barrage roulant, c’est-à-dire entre 1 et 2 km/h. Quand le combat est long, comme celui-ci, il y a parfois des pauses où, comme l'attestent les témoignages on peut se partager un café en arrière des obus du barrage qui frappe pendant quelques temps toujours au même endroit avant de repartir en avant.
Toute la force, l’équivalent d’une brigade moderne,
se prépare longuement à l’opération plusieurs dizaines kilomètres à l’arrière,
dans l’archipel des espaces d’entrainement et de formation qui a été créé en
parallèle du front. Elle est munie de photos aériennes de la zone et
de plans à petite échelle fournis par un camion du Groupe de canevas de tir d’armées
(GCTA), qui produit 4 millions de plans par an. Toute la géographie microtactique
de la zone y est représentée avec chaque tranchée, boyau, ligne, poste, point d’appui,
repéré et baptisé. On planifie, on expérimente et on répète les ordres d’opérations
à partir de maquettes, puis sur le terrain sur des reconstitutions jusqu’à ce
que tous les problèmes possibles aient été décelés et que tout le monde connaisse
son rôle. Là encore, beaucoup de ces méthodes qui existent à la fin de
la guerre, balbutiaient au début de la guerre de tranchées et étaient
inimaginables en 1914.
La force se met en place au tout dernier moment
sur des positions préparées, organisées, fléchées, et dans la plus totale
discrétion. La surprise sera totale.
Le 20 février au matin, l’opération débute
par les escadrilles qui chassent les ballons et les avions ennemis, ce qui,
avec les fumigènes sur les observatoires rend l’artillerie ennemie aveugle. À 7 h 30,
le groupement d’artillerie ouvre le feu. Toutes les missions préalables de
l’artillerie sont réalisées sept heures plus tard.
À 14 h 30 et 15 h, les deux
compagnies du 4e régiment du génie se lancent sur la rivière
Loutre et protégées par les appuis, mettent en place 43 passerelles sur
deux zones de franchissement.
À 15 h 30, heure H, une compagnie du
groupement C et deux de A sortent des brèches dans les réseaux français,
franchissent la Louvre, parfois à travers la rivière jusqu’au milieu du corps, et
se lancent à l’assaut de la première ligne allemande. C’est probablement la
partie la plus délicate de l’opération. La défense d’une ligne de tranchées, ce
sont des barbelés et des mitrailleuses. Les barbelés sont battus une première
fois par l’artillerie, puis si ça ne suffit pas, les fantassins ouvrent des
passages à la cisaille ou parfois simplement avec des échelles, qui permettent
ensuite de descendre dans les tranchées. Face aux mitrailleuses, il y a le
barrage d’artillerie qui épouse la forme du terrain, neutralise autant que
possible les défenseurs et soulève de la poussière. On y ajoute parfois des
fumigènes et plus tard dans la guerre des gaz non persistants.
L’infanterie tente de son côté de s’approcher au
maximum des mitrailleuses en les neutralisant par ses propres feux. Si on a
doté l’infanterie d’autant d’armes collectives, c’est uniquement pour
neutraliser les nids de mitrailleuses ennemies tout en se déplaçant. Il n’y a
pas encore de chars d’accompagnement légers, ils apparaitront fin mai, mais
leur but est exactement le même et ils feront ça très bien.
L’abordage de la première ligne est donc
difficile. La compagnie de tête du groupement C perd 48 tués et blessés,
un sixième des pertes de toute l’opération, mais parvient à s’emparer de son
objectif, le Saillant des Saxons, en une quinzaine de minutes. Derrière
lui, le reste du groupement C, puis tout le groupement B peuvent s’infiltrer
dans le ravin assez facilement jusqu’au col derrière le barrage roulant. Une fois
à l’intérieur des tranchées et des boyaux, les mitrailleuses ennemies
sont moins redoutables.
Il en est sensiblement de même à droite pour le
groupement A qui déploie deux compagnies en tête. Les deux compagnies
progressent, souvent en rampant, jusqu’au Saillant
des Hessois et s’en emparent. La compagnie Arrighi est commandée à la fin
de l’action par un sous-lieutenant, seul officier indemne de l’unité. Mais là
encore, les premiers points d’appui de mitrailleuses neutralisés, le reste de l’opération
est plus facile. La défense est sporadique, les Allemands ayant évacué des positions en réalité intenables ou sont surpris dans des abris indéfendables.
La seule équipe lance-flammes du groupement A fait 26 prisonniers à elle seule.
Le groupe de grenadiers du sergent Raynard, élément du corps du franc du
régiment, neutralise cinq abris et fait 20 prisonniers. La compagnie Clerc
du groupement A peut se déployer en couverture face à l’est et protéger le
reste de l’action. La compagnie Arrighi fait de même au niveau du col en fin de
tableau. Chaque compagnie est renforcée d’une section de quatre mitrailleuses.
Arrivée sur le col, l’une d’entre elles abat un avion allemand qui se présente.
Un autre avion sera abattu de la même façon, dans la phase suivante. La
première phase est terminée en un peu plus d'une demi-heure.
Les huit compagnies alignées face au plateau des Ervantes
se lancent à l’assaut, chacune dans leur fuseau de 200 mètres de large, au
rythme de 100 mètres toutes les quatre minutes derrière le barrage roulant. Les
sections de tête, une ou deux suivant les lignes, progressent dans les
tranchées, les boyaux ou en surface, et fixent les objectifs, abris, dépôts,
postes de commandement ou d’observation, fermes fortifiées, les sections
suivantes les réduisent, fouillent les abris puis les détruisent au
lance-flammes. Les dernières sections acheminent tués et blessés amis,
prisonniers et documents ou matériels capturés à l’arrière. On assiste à de
vrais moments d’héroïsme comme lorsque le sous-lieutenant Gouraud franchit seul
le barrage roulant pour surprendre une section de mitrailleuses allemandes. Le
soldat Ozenne capture une autre section de mitrailleuses et fait 17 prisonniers à lui seul.
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Et nous avons des caporaux
doux comme des agneaux
Merci à Michael Bourlet |
Les Allemands sont totalement impuissants. Ils
tentent de lancer une contre-attaque vers 17 h 15. Elle est repérée
par l’aviation et neutralisée par l’artillerie, le groupement de mitrailleuses
et les compagnies de couverture. À 17 h 45, les compagnies se
replient comme prévu et sans précipitation. Les six compagnies de C et B
dépassant l’objectif, rejoignent le groupement D qui a organisé un chemin d’exfiltration
et les recueillent. Les deux compagnies les plus avancées de A sont recueillies
par la compagnie sur le col, qui elle-même est recueillie ensuite par la
compagnie sur le saillant des Hessois qui ferme la marche en repassant la
rivière Loutre.
Les 38 tués français et 67 blessés
graves, soit un homme sur trente environ, ont tous été ramenés dans les lignes françaises,
ainsi que 357 prisonniers. Les Français comptent également 200 blessés légers. Les sources allemandes parlent de la perte
totale de 646 hommes dans leurs rangs. On notera au passage, la relative modestie des pertes au regard de la puissance de feu engagée de part et d'autre. C'est l'occasion de rappeler que contrairement à ce que l'on voit dans les films, il faut alors des centaines d'obus et des milliers de cartouches (rapport total des projectiles lancés/total des pertes infligées) pour tuer un seul homme dans la guerre de tranchées.
Toute la zone a été ravagée et
restera neutralisée jusqu’à la fin de la guerre. On a surtout la certitude grâce aux renseignements obtenus que
rien ne se prépare à grande échelle de son côté, ce qui avait été envisagé un
temps par l’état-major allemand. Les Français peuvent se concentrer sur Reims
ou la Picardie, ce qui aura une énorme influence pour la suite des événements.
Au bilan, dans sa conception et sa réalisation
quasi parfaite, il s’agit d’une des opérations les plus remarquables de la
Grande Guerre. Il faut considérer l’immensité des innovations en tous genres et
de la somme de compétences qu’il a fallu accumuler, en partant de rien malgré
les pertes considérables, pour passer en quelques années de la guerre à la
manière napoléonienne à quelque chose qui n’a rien à envier à ce qui se fait
cent ans plus tard.
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