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À partir d’avant-hierOrient XXI

De la Nakba à Gaza. Poésie et résistance en Palestine

Mahmoud Darwich (1941-2008) est devenu le porte-voix de la cause palestinienne parce que sa poésie est acte de résistance à portée universelle. Mais la poésie palestinienne est multiple et a vu, depuis la Nakba de 1948 jusqu'à Gaza ces derniers mois, plusieurs générations de femmes et d'hommes écrire sur un futur de liberté et d'indépendance.

Dès 1948, la poésie s'est imposée en Palestine occupée face aux autres genres littéraires. Ce n'est pas seulement le signe d'un attachement des écrivains palestiniens à un mode ancien et populaire d'expression dans le monde arabe, mais l'expression d'une volonté de résister aux règles de l'occupation israélienne qui prolongeaient celles du mandat britannique en Palestine (1917-1948). Face aux mesures de répression des forces coloniales, la poésie, qui se transmet et se mémorise aisément, est mieux armée que les autres genres littéraires pour contourner la censure.

C'est d'ailleurs à travers de véritables festivals de poésie ou mahrajanat que la première génération de poètes post 1948 a pu atteindre un large public demeuré sur les terres de Palestine. Parmi les auteurs qui ont participé et se sont révélés lors de ces festivals, se trouvent les grands noms de la poésie palestinienne de cette génération : Taoufik Ziyad (1929-1994), Samih al-Qasim (1939-2014), Mahmoud Darwich (1941-2008), Salim Joubran (1941-2011) et Rashid Hussein (1936-1977). Tous avaient atteint l'âge adulte dans les années qui ont suivi la Nakba de 1948. Ils étaient généralement issus de la classe ouvrière et militaient aussi pour l'amélioration des conditions de vie des ouvriers et des paysans. Ce qui fait de la poésie palestinienne un genre traditionnellement marqué à gauche.

La majorité de ces poètes ont été formés en arabe et en hébreu, en Palestine occupée ou à l'étranger. Seule la poétesse Fadwa Touqan (1917-2003), autodidacte, aurait été initiée à la poésie par son frère Ibrahim Touqan (1905-1941), lui-même poète. Beaucoup étaient des enseignants dans des écoles gérées par les autorités israéliennes. Ces institutions, tout comme les festivals de poésie et d'autres rassemblements publics comme les mariages et les fêtes religieuses, étaient surveillés de près par les services de sécurité coloniaux qui s'efforçaient de contenir le nationalisme palestinien.

À travers leur poésie, ces auteurs ont joué un rôle important dans la production et la diffusion d'idées à portée politique. Leur participation aux festivals était de fait un geste de résistance. Leurs poèmes, écrits le plus souvent dans le respect des codes de la prosodie arabe traditionnelle, étaient faciles à chanter et à retenir. Ils étaient déclamés devant un auditoire nombreux, coupé du reste du monde arabe et des Palestiniens forcés à l'exil, et traumatisé par les massacres commis par l'armée israélienne. Les poèmes exprimaient le plus souvent espoirs et rêves révolutionnaires de liberté et d'indépendance, mais ils abordaient aussi des thèmes plus graves liés au sentiment de dépossession, et aux violences physiques et symboliques subies.

C'est au cours de ces festivals que se développe le concept de résistance, de sumud ou persévérance face à l'adversité, concept qui deviendra un thème majeur de la poésie palestinienne notamment chez Taoufik Ziyad avec son célèbre poème Ici nous resterons dont cet extrait résonne comme un manifeste politique et poétique :

Ici nous resterons

Gardiens de l'ombre des orangers et des oliviers

Si nous avons soif nous presserons les pierres

Nous mangerons de la terre si nous avons faim mais nous ne partirons pas !

Ici nous avons un passé un présent et un avenir1

La participation aux festivals a valu à plusieurs auteurs comme Taoufik Ziyad et Hanna Ibrahim (1927- ) d'être arrêtés puis emprisonnés ou assignés à domicile. Ils n'ont pas renoncé pour autant à composer des poèmes, et la colère et l'indignation traversent de nombreux textes. En témoigne cet extrait d'un poème du charismatique Rashid Hussein que Mahmoud Darwich surnommait Najm ou l'étoile, et auquel Edward Saïd rend un hommage appuyé dans l'introduction de son ouvrage sur la Palestine2 :

Sans passeport

Je viens à vous

et me révolte contre vous

alors massacrez-moi

peut-être sentirai-je alors que je meurs

sans passeport3

Discours de Tawfiq Ziad lors de la Journée de la Terre, le 31 mars 1979. (Wikimedia Commons)

Certains poèmes deviendront des chansons populaires, connues de tous en Palestine occupée et ailleurs, comme celui intitulé Carte d'identité, composé par Mahmoud Darwich, en 1964 :

Inscris

je suis arabe

le numéro de ma carte est cinquante mille

j'ai huit enfants

et le neuvième viendra… après l'été

Te mettras-tu en colère ?4

Si les anthologies et recueil imprimés demeurent assez rares jusqu'aux années 1970 et ne représentent, d'après le chercheur Fahd Abu Khadra, qu'une infime partie des poèmes composés et publiés entre 1948 et 1958, certains poètes auront recours aux organes de presse de partis politiques pour diffuser leurs écrits. Le Parti des travailleurs unis (Mapam) a par exemple soutenu et financé la revue Al-Fajr (l'Aube), fondée en 1958 et dont le poète Rashid Hussein était l'un des rédacteurs en chef. Subissant attaques et censure, la revue sera interdite en 1962.

Les membres du Parti communiste israélien (Rakah) ont pour leur part relancé la revue Al-Itihad (L'Union) en 1948, qui avait été fondée en 1944 à Haïfa par une branche du parti communiste. À partir de 1948, Al-Itihad ouvre ses colonnes à des poètes importants comme Rashid Hussein, Émile Habibi (1922-1996), Hanna Abou Hanna (1928-2022). Ces revues ont joué un rôle crucial pour la cause palestinienne en se faisant les porte-voix d'une poésie de combat. Longtemps regardés avec méfiance et suspectés de collaborer avec les forces coloniales par le simple fait d'être restés, c'est Ghassan Kanafani (1961-1972), auteur et homme politique palestinien qui a redonné à ces auteurs la place qu'ils méritent, en élaborant le concept de « littérature de résistance »5 . Cette littérature est considérée par certains comme relevant davantage d'une littérature engagée que d'une littérature de combat, restreinte par le poète syrien Adonis (1930- ), à tort nous semble-t-il, au combat armé.

Cette poésie a par ailleurs souvent été critiquée pour être davantage politique que « littéraire », comme si l'un empêchait l'autre. À ce sujet, Mahmoud Darwich fait une mise au point salutaire :

Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu'il y a pire que cette dernière : l'excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité de l'Histoire, et le refus de participer implicitement à l'entreprise de l'espoir6.

Pour finir, il est important de noter que les poèmes de cette période n'évoquent pas seulement la Palestine et son combat pour l'indépendance. Y apparaissent d'autres causes de la lutte anticoloniale, notamment celle du peuple algérien, ou des Indiens d'Amérique. Dans un poème de 1970, Salem Joubran (1941-2011) interpelle ainsi Jean-Paul Sartre qui a défendu la cause algérienne mais reste silencieux quant à la colonisation de la Palestine :

À JEAN-PAUL SARTRE

Si un enfant était assassiné, et que ses meurtriers jetaient son corps dans la boue,

seriez-vous en colère ? Que diriez-vous ?

Je suis un fils de Palestine,

je meurs chaque année,

je me fais assassiner chaque jour,

chaque heure.

Venez, contemplez les nuances de la laideur,

toutes sortes d'images,

dont la moins horrible est mon sang qui coule.

Exprimez-vous :

Qu'est-ce qui a provoqué votre soudaine indifférence ?

Quoi donc, rien à dire ?7

Autre figure souvent citée, celle de Patrice Lumumba auquel on rend hommage après son assassinat par les forces coloniales belges. Rashid Hussein déclame ce poème lors d'un festival de poésie :

L'Afrique baigne dans le sang, avec la colère qui l'envahit,

Elle n'a pas le temps de pleurer l'assassinat d'un prophète,

Patrice est mort... où est un feu comme lui ?...

Il s'est éteint, puis a enflammé l'obscurité en évangile8 .

Cultiver l'espoir et renouveler le combat

Les générations de poètes qui ont suivi celle de 1948 perpétuent les thèmes de résistance et de combat en leur donnant un souffle politique nouveau. À mesure que les guerres se succèdent, que la situation des Palestiniens de 1948 se détériore, que les camps de réfugiés se multiplient et s'inscrivent dans la durée et que la colonisation de la Palestine se poursuit — en violation des résolutions de l'ONU et du droit international - les thèmes abordés renvoient à la situation intenable de tous les Palestiniens où qu'ils soient. Entre dépossession, exils forcés, conditions précaires et inhumaines dans les camps de réfugiés, emprisonnements arbitraires, massacres, faim, mort, tristesse, les textes cultivent également l'espoir comme en échos au fameux poème de Mahmoud Darwich de 1986, Nous aussi, nous aimons la vie  :

Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.

Nous dansons entre deux martyrs et pour le lilas entre

eux, nous dressons un minaret ou un palmier9.

En 2011, la poétesse Rafeef Ziadah, née en 1979, compose en réponse à un journaliste qui la somme d'expliquer pourquoi les Palestiniens apprennent à leurs enfants la haine, un poème intitulé Nous enseignons la vie, monsieur We teach life, Sir »), qu'elle récite à Londres et dont la vidéo sera amplement partagée :

Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé.

Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait tenir en quelques mots et en quelques phrases.

Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait s'inscrire dans des phrases et des mots limités, suffisamment remplis de statistiques pour contrer une réponse mesurée.

J'ai perfectionné mon anglais et j'ai appris les résolutions de l'ONU.

Mais il m'a quand même demandé : "Madame Ziadah, ne pensez-vous pas que tout serait résolu si vous arrêtiez d'enseigner tant de haine à vos enfants ?

Pause.

Je cherche en moi la force d'être patiente, mais la patience n'est pas sur le bout de ma langue alors que les bombes tombent sur Gaza.

La patience vient de me quitter.

Pause. Sourire.

Nous enseignons la vie, monsieur.

Rafeef, n'oublie pas de sourire.

Pause.

Nous enseignons la vie, monsieur10 .

La poésie se montre critique aussi de l'Autorité palestinienne qui après les Accords d'Oslo se montre défaillante, gère les fonds qui lui sont alloués de manière peu transparente et ne parvient pas à juguler la montée du Hamas que plusieurs poètes palestiniens, traditionnellement de gauche, déplorent. Voici un exemple d'un poème sans concessions et à l'humour corrosif, intitulé L'État de Abbas, rédigé en 2008 par Youssef Eldik (1959-) :

Celui qui n'a pas mal au derrière

Ou qui ne voit pas comment le singe se promène,

Qu'il entre dans l'État de Abbas.

Cet état est apprivoisé –

aucune autorité dans cette « Autorité »

Si un voleur ne se présente pas devant le tribunal

ils le remplacent par son voisin ou sa femme

car le gazouillis de l'oiseau sur les fils téléphoniques

résonnent comme « Hamas ! »

Notre type de justice s'applique à toutes créatures

faisant du singe le semblable de son maître

de l'escroc ….un policier ( …)

Dieu soit loué

Après notre humiliation… notre labeur… sommeil,

nous avons éternué… un Chef d'État

Oh, peuple : sauvons l'État11

Mais si les thèmes se perpétuent, ils prennent aussi une nouvelle dimension, notamment au sein de la diaspora palestinienne vivant en Amérique du Nord, qui désormais écrit en anglais et se met au diapason des nouvelles luttes décoloniales et écologiques internationales. Cette poésie est assez peu connue en France. Quelques poèmes ont été traduits par l'incontournable Abdellatif Laâbi dans une anthologie publiée en 2022 et consacrée aux nouvelles voix mondiales de la poésie palestinienne12. Laâbi avait déjà publié en 1970 une première Anthologie de la poésie palestinienne de combat, suivie vingt ans plus tard de La poésie palestinienne contemporaine.

Dans cette nouvelle poésie contemporaine, on notera les recueils de Remi Kanazi (1981-) poète et performer qui, dans une langue nerveuse et moderne, utilise souvent l'adresse, puise dans le langage moderne des hashtags et des réseaux sociaux, et s'inspire de la rythmique incisive du hip-hop, reprenant peut-être aussi inconsciemment les codes de la poésie arabe de ses prédécesseurs qui déclamaient leurs vers lors des festivals de poésie. Voici deux exemples de sa poésie percutante13. L'un est extrait du poème intitulé Hors saison :

mais vos proverbes ne sont pas de saison

des anecdotes plus jouées

que les contes d'un pays

sans peuple (...)

vous ne voulez pas la paix

vous voulez des morceaux

et ce puzzle

ne se termine pas

bien pour

vous

L'autre poème est intitulé Nakba :

Elle n'avait pas oublié

nous n'avons pas oublié

nous n'oublierons pas

des veines comme des racines

des oliviers

nous reviendrons

ce n'est pas une menace

pas un souhait

un espoir

ou un rêve

mais une promesse

Le thème de la terre traverse bien évidemment l'ensemble de la poésie palestinienne puisqu'elle est au cœur de la colonisation de peuplement dont ils sont victimes depuis 1948. Il est également mobilisé par des poètes de la diaspora mais sous un angle sensiblement différent. Il ne s'agit plus de revenir sur la catastrophe de 1948 pour déplorer une dépossession en des termes qui reprennent la terminologie capitaliste donc colonialiste et d'exprimer d'une volonté de réappropriation des terres. Il s'agit désormais de penser la Nakba en tant que catastrophe et lieu de rupture écologique. Cette rupture écologique a touché la Palestine en 1948 mais elle touche la Planète entière. C'est ainsi que Nathalie Handal (1969- ), dans un hommage qu'elle rend à Mahmoud Darwich, imagine ce que lui dirait le poète disparu dans une veine poétique et universelle :

Je lui demande s'il vit maintenant près de la mer.

Il répond : « Il n'y a pas d'eau, seulement de l'eau, pas de chanson, seulement de la chanson, pas de version de la mort qui me convienne, pas de vue sur le Carmel, seulement sur le Carmel, personne pour l'écouter »14.

Naomi Shihab Nye (1952- ) pour sa part décentre l'humain pour redonner force et pertinence à son propos écologiste. Dans le poème Même en guerre, elle écrit :

Dehors, les oranges dorment, les aubergines,

les champs de sauge sauvage. Un ordre du gouvernement,

Vous ne cueillerez plus cette sauge

qui parfume toute votre vie.

Et toutes les mains ont souri15.

Elle fait le lien entre les oranges, les aubergines, la sauge et probablement des dormeurs sans méfiance, juste avant un raid de l'armée israélienne. Et si les mains sourient, c'est probablement par dépit et pour défier les autorités coloniales et leurs décisions arbitraires. Il n'y a là aucune hyperbole, les autorités israéliennes ayant en effet interdit aux Palestiniens de 1948 de cueillir plusieurs herbes, notamment le zaatar, pour en réserver l'exploitation et la vente aux colons israéliens.

Un homme passe devant une pancarte citant le poète Ghassan Kanafani à Hébron en Cisjordanie occupée, le 8 mars 2023, lors d'une grève générale en protestation contre l'armée israélienne au lendemain d'un raid à Jénine (HAZEM BADER/AFP).

Gaza, poésie et génocide

Depuis octobre 2023, la poésie palestinienne est en deuil, toutefois elle reste au combat. Si la poésie française a eu son Oradour16, chanté et commémoré par des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018), la poésie palestinienne ne compte plus le nombre de villages et localités dévastés depuis plus de trois mois auxquels il faut ajouter toutes les guerres et attaques infligées à la bande de Gaza depuis 1948. À la fin du second conflit mondial, le philosophe Theodor Adorno avait affirmé qu'il était impossible d'écrire de la poésie après Auschwitz. Si l'on a retenu cette affirmation, on oublie souvent qu'Adorno est plus tard revenu sur ses propos, considérant que face à l'inhumain, à l'impensable, la littérature se doit de résister.

Avec plus de 23 000 morts et 58 000 blessés dénombrés à ce jour, la littérature palestinienne perd elle aussi des hommes et des femmes. Refaat Alareer (1979-2023), professeur de littérature à l'Université islamique de Gaza et poète, avait fait le choix de la langue anglaise pour mieux faire connaître la cause palestinienne à l'étranger. Il a été tué lors d'une frappe israélienne dans la nuit du mercredi 6 au jeudi 7 décembre. Le 1er novembre il a écrit un poème traduit et publié dans son intégralité par Orient XXI et dont voici un extrait :

S‘il était écrit que je dois mourir

Alors que ma mort apporte l'espoir

Que ma mort devienne une histoire

Quelques semaines plus tôt, le 20 octobre 2023, c'est Hiba Abou Nada (1991-2023), poétesse et romancière de 32 ans, habitante de Gaza qui est tuée. Voici un extrait d'un poème, écrit le 10 octobre, quelques jours avant sa mort :

Je t'accorde un refuge

contre le mal et la souffrance.

Avec les mots de l'écriture sacrée

je protège les oranges de la piqûre du phosphore

et les nuages du brouillard

Je vous accorde un refuge en sachant

que la poussière se dissipera,

et que ceux qui sont tombés amoureux et sont morts ensemble

riront un jour17.

Poésie tragique d'une femme assiégée qui offre refuge à l'adversaire. On y retrouve le thème de la persévérance mais aussi de la générosité et de l'amour de la vie en dépit de l'adversité, des violences subies, du génocide en cours et de sa mort imminente.

Fondée en 2022 et basée à Ramallah, la revue littéraire Fikra (Idée) donne voix en arabe et en anglais aux auteurs palestiniens. Depuis le début des exactions contre la population civile de Gaza, elle a publié les poèmes de Massa Fadah et Mai Serhan. Le poème écrit par cette dernière et intitulé Tunnel met en accusation l'Occident et son hypocrisie vis-à-vis de la cause palestinienne :

Piers Morgan ne cesse de poser la question,

« qu'est-ce qu'une réponse proportionnée ? »

Dites-lui que cela dépend. Si c'est une maison

de saules et de noyers, alors c'est à l'abri des balles, un souvenir. Si c'est un mot

c'est un vers épique, et il n'y a pas

de mots pour l'enfant blessé, sans famille

qui lui survit - seulement un acronyme, une anomalie

Dites-lui que si c'est un enfant, il ne devrait

pas hanter ses rêves, l'enfant n'était

pas censé naître d'une mère, mais

d'une terre. Cet enfant est une graine, rappelez-le-lui,

la graine est sous terre, chose têtue,

plus souterraine que le tunnel.

D'autres plateformes, comme celle de l'ONG Action for Hope, s'efforce de donner voix à des poètes palestiniens qui, sous les bombes ou forcés à fuir, continuent d'écrire et de faire parvenir des textes bouleversants de vérité et de courage. À travers l'initiative « Ici, Gaza » (« This is Gaza »), des acteurs lisent des textes en arabe sous-titrés en anglais ou en français. Un livret de poèmes a été mis en ligne en arabe et anglais pour donner à cette poésie une plus grande portée en atteignant des publics arabophones et anglophones.

La poésie refuse de se résoudre à l'horreur mais aussi à tous les diktats, ceux de la langue, de la forme, de la propagande et des discours dominants. Cela a toujours été sa force quelles que soient les époques et les latitudes. Elle a résisté aux fascismes, aux colonialismes et autoritarismes et a payé ses engagements par la mort, l'exil ou la prison. De Robert Desnos (1900-1945) mort en camp de concentration à Federico Garcia Lorca (1898-1936) exécuté par les forces franquistes, de Nâzim Hikmet (1901-1963) qui a passé 12 ans dans les prisons turques à Kateb Yacine (1929-1989) emprisonné à 16 ans par la France coloniale en Algérie, de Joy Harjo (1951- ) qui célèbre les cultures amérindiennes, à Nûdem Durak (1993- ) qui chante la cause kurde et croupit en prison depuis 2015, condamnée à y demeurer jusqu'en 2034, partout où l'obscurantisme sévit, la poésie répond et se sacrifie.

On tremble pour ce jeune poète de Gaza, Haidar Al-Ghazali qui comme ses concitoyens s'endort chaque nuit dans la peur de ne pas se réveiller le lendemain, auteur de ces lignes bouleversantes :

Il est maintenant quatre heures et quart du matin, je vais dormir et je prépare mon corps à l'éventualité d'une roquette soudaine qui le ferait exploser, je prépare mes souvenirs, mes rêves ; pour qu'ils deviennent un flash spécial ou un numéro dans un dossier, faites que la roquette arrive alors que je dors pour que je ne ressente aucune douleur, voici notre ultime rêve en temps de guerre et une fin bien pathétique pour nos rêves les plus hauts.

Je m'éloigne de la peur familiale vers mon lit, en me posant une question : qui a dit au Gazaoui que le dormeur ne souffre pas ?18


1Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, Selected, introduced and translated by Mohammed Sawaie, Banipal Books, Londres, 2022. (ma traduction).

2Edward Said, La Question de Palestine, Actes Sud, 2010.

3Rashid Hussein, Al-Amal al-shiriyya (Œuvres poétiques complètes), Kuli Shay', 2004. (ma traduction).

4Mahmoud Darwich, Carte d'identité, in La poésie palestinienne contemporaine, poèmes traduits par Abdellatif Laâbi, Écrits des Forges, 1990.

5Ghassan Kanafani, Adab al-Muqawama fi Filastin al-Muhtalla 1948-1966, (La littérature de résistance en Palestine occupée 1948-1966), Muassasat al-Abhath al-Arabiya, 1966.

6Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, traduit de l'arabe par Élias Sanbar, nrf, Poésie, Gallimard, 2023.

7Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, Selected, introduced and translated by Mohammed Sawaie, Banipal Books, Londres, 2022 (ma traduction).

8Rashid Hussein, Al- Amal al-shiriyya (Œuvres poétiques complètes), Kuli Shay', 2004 (ma traduction).

9Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, p.227.

10Le poème ainsi que d'autres a donné lieu à un album de poésie déclamé, intitulé We Teach life, Sir, 2015. https://www.rafeefziadah.net/js_albums/we-teach-life/

11Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, (ma traduction).

12Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui. Textes choisis et traduits de l'arabe par Abdellatif Laâbi. Points, 2022.

13Les deux poèmes sont extraits de Remi Kanazi, Before the Next Bomb Drops. Rising Up from Brooklyn to Palestine, Haymarket Book, 2015 (ma traduction).

14Nathalie Handal, Love and Strange Horses, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh 2010, p 8. (Ma traduction).

15Naomi Shihab Nye, 19 Varieties of Gazelle Gazelle : Poems of the Middle East, Greenwillow Books, 2002, p 50 (ma traduction).

16Oradour : le 10 juin 1944, les troupes allemandes massacrent la population entière, 642 habitants, d'Oradour-sur-Glane, village de Haute-Vienne.

17Le poème a été publié dans son intégralité en anglais sur le site de la revue en ligne Protean Magazine

18Texte écrit le 27 octobre 2023, après que tous les moyens de communication ont été coupés, et dont l'auteur ne pensait pas qu'il parviendrait à ses destinataires, mis en ligne par Action for Hope.

Khalil Gibran « en illustré »

À l'occasion du centenaire de sa première publication, la mise en dessin du Prophète par Zeina Abirached renouvelle le regard sur un texte érigé en grand classique. L'approche graphique en noir et blanc caractéristique de l'autrice et illustratrice franco-libanaise accentue la dimension universelle du conte philosophique d'un poète intemporel.

Bien peu de textes publiés par un auteur arabe ont connu la fortune du Prophète depuis 1923, sa date de parution. Si Khalil Gibran était né en 1883 dans l'actuel Liban et avait une production littéraire en arabe, c'est en langue anglaise que sort son ouvrage le plus fameux, publié à New York. Depuis, il s'en est vendu des dizaines de millions d'exemplaires. Le court texte a été traduit dans une quarantaine de langues et, dit-on, les tirages actuels approcheraient ceux de la Bible dans nombre de pays.

Volontiers mobilisé lors des cérémonies religieuses pour son caractère œcuménique, la capacité de ce conte à évoquer les choses de la vie, de l'amour à l'éducation en des termes simples et à coup d'aphorismes poétiques sied bien à des sociétés touchées par la sécularisation et la mise à distance des Églises de toutes sortes. Le discours de Khalil Gibran est compatible avec la religion, fondé sur une forme de syncrétisme. Il est en même temps comme désincarné, indépendant des textes canoniques monothéistes ou des religions dites d'Asie orientale, et particulièrement accessible dans sa formulation. C'est pourquoi Le Prophète est fréquemment associé à la vague New Age, mais trouve aussi sa place dans les rayons de développement personnel des librairies.

Incarner le conte

L'un des attraits de la démarche illustrée de Zeina Abirached réside dans le rattachement du texte à une esthétique et à des images. De longue date, certaines éditions employaient des illustrations, enluminures ou peintures, en particulier réalisées par Gibran lui-même. Mais celles-ci renforçaient alors, par exemple à travers le recours à des pastels, la dimension éthérée du propos.

À bien des égards, le dessin d'une grande sobriété graphique de Zeina Abirached renvoie Le Prophète à un espace géographique, manifestement « oriental », toujours atemporel. Il valorise ainsi un récit dont la trame, certes extrêmement dépouillée, est ailleurs négligée. Certaines références architecturales yéménites, la quma omanaise sur la tête du Prophète, les dhow, navires du golfe Arabo-Persique, ou encore les turbans des clercs circonscrivent l'espace sans effacer la dimension imaginaire et universelle du texte. Les grands aplats de noirs, les pages sobrement illustrées tout comme le caractère répété de certains motifs de vagues, nuages ou ciels étoilés invitent à l'introspection, laissant le temps et l'espace pour apprécier la prose de Gibran.

Un public en quête d'optimisme

Le héros Almustafa (soit « l'élu » en arabe, surnom utilisé pour désigner Mohammed en référence à la tradition islamique, par un auteur de culture chrétienne) est un étranger échoué sur une île pendant de longues années. Avant son départ définitif, il livre à ses habitants ses principes philosophiques empreints de nuance, de tolérance et de respect.

La présentation « en illustré » conçue par Zeina Abirached a pour indéniable intérêt de valoriser la richesse d'un patrimoine littéraire arabe face au fracas actuel des bombes et aux cris de leurs victimes, face aussi aux stéréotypes racistes. Dans un élan similaire, Bachar Mar-Khalifé, autre artiste libanais, avait mis en musique certains passages du même texte dans son dernier album On/Off, en 2020. Par la beauté des dessins et la vaste diffusion du format du roman graphique qui plait tant aujourd'hui, gageons que cette nouvelle édition portée par Zeina Abirached touchera un public en quête de bribes d'optimisme.

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Zeina Abirached
Le Prophète
Seghers
12 octobre 2023
368 pages
26 euros

Fini de rire, le crépuscule des blagues juives

Par : Jean Stern

Apanage de la diaspora ashkénaze, surtout en Amérique du Nord, les histoires faites d'autodérision que se racontent les juifs se sont évanouies. Serait-ce parce qu'Israël est une très mauvaise blague ? Avec un récit de vie traversé d'histoires savoureuses, Michel Wieviorka raconte « l'âge d'or et le déclin de l'humour juif ».

« Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon grand-père qui me l'a vendue sur son lit de mort » : la blague en exergue de la quatrième de couverture du nouveau livre de Michel Wieviorka La dernière histoire juive résume bien les origines patrimoniales de l'humour juif. Aujourd'hui, fini de rire, les blagues juives se font rares. Le sociologue Michel Wieviorka a jugé l'affaire suffisamment sérieuse pour en écrire un essai.

Quand je travaillais il y a quelques décennies pour un quotidien parisien, plusieurs amis étaient des as des histoires juives, qu'ils partageaient dans les couloirs du journal. La plupart du temps, ils tenaient les meilleures blagues de leurs pères. « Les mères », ces fameuses mères juives en étaient, avec les rabbins et les affaires d'argent, les moteurs comiques. Le livre fantaisiste de Paul Fuks Comment devenir une mère juive en dix leçons fut d'ailleurs un énorme succès à sa sortie en 1979. La farce avait bien pris, comme on dit.

Ernst Lubitsch et Gérard Oury

Il fut un temps où l'humour juif irradiait la culture mondiale depuis Hollywood avec Groucho Marx ou Ernst Lubitsch et tant d'autres génies comiques. Pourtant, depuis une vingtaine d'années, à l'exception du film de Joel et Ethan Coen A serious man qui remonte à 2009, l'humour juif semble avoir déserté les écrans. Dans ce film, trois rabbins sont au cœur d'une comédie féroce. Ces personnages pourraient illustrer des préjugés antijuifs, si les réalisateurs n'étaient pas de confession juive. Le moteur de l'humour juif, c'est l'autodérision.

En France il faudra le talent de Gérard Oury et Popeck, tous deux d'origine juive, et bien sûr de Louis de Funès pour tourner en 1973 Les aventures de Rabbi Jacob un sommet de l'humour juif, qui dans d'autres mains aurait facilement pu tourner au pamphlet antisémite. De Funès reconnaitra d'ailleurs que ce tournage avait mis à bas ses préjugés contre les juifs.

Arrivées à Paris avec les juifs de l'est européen, les blagues juives ont connu un rebond dans les années 1950 avec l'arrivée en métropole de juifs sépharades. Oury sera suivi par La vérité si je mens, parfait exercice d'autodérision avec une flopée de comédiens surjouant les clichés. Élie Kakou, ou encore Michel Boujenah s'illustrent dans la même veine. Le quartier parisien du Sentier, rappelle Wieviorka, devient le théâtre principal des blagues juives. Les « ashkés » se moquent des « tunes », ces juifs tunisiens cibles de très nombreuses blagues.

Sociologue à l'esprit visiblement farceur, Michel Wieviorka s'est donc lancé dans l'amusante mission de raconter l'histoire des blagues juives, au moment où leur déclin semble patent pour des raisons qui tiennent surtout à l'évolution culturelle, sociologique et politique des États-Unis et de la France, historiquement foyers de l'humour juif, selon l'auteur. Mais aussi parce que l'État d'Israël, qui a pris une place centrale pour les juifs, n'a rien d'amusant. Les video gags immondes des soldats israéliens à Gaza, ces dernières semaines ne sont pas drôles du tout. Et les comiques troupiers se moquent des Palestiniens qu'ils tuent, par ailleurs.

Entre le hassidisme et les Lumières

Né dans l'immédiat après-guerre, Michel Wieviorka appartient à ces familles françaises intellectuelles de gauche, assez peu préoccupées par la religion et indifférentes à l'égard du sionisme. Son parcours est marqué par « un humour vaguement nostalgique » autour de la Pologne, où la Shoah a décimé sa famille paternelle. Wieviorka raccroche son texte au destin du shtetl (le ghetto) tiraillé entre le hassidisme perpétuant la tradition et le désir de modernité venu des Lumières. Les histoires que lui racontait un père peu pratiquant viennent pour la plupart de la synagogue, un espace communautaire autant que religieux.

Un homme prie à haute voix et supplie Dieu, avec insistance, de façon répétitive.

— Dieu, fais-moi gagner à la loterie, fais-moi gagner, je n'arrive pas à m'en sortir.

Au bout d'un moment, Dieu, excédé, répond d'une voix haute qui résonne dans toute la synagogue :

— Pour cela, commence par acheter un billet !

Avec les rabbins, la diaspora va évoluer différemment des Israéliens juifs. En France, pour la majorité des juifs, le rabbin est un personnage folklorique sympathique que l'on croise pour les mariages et les enterrements. En Israël, nombre de rabbins sont des pousses-aux-crimes animés par des délires messianiques inspirant la politique des gouvernants. À cela s'ajoute la montée de l'antisémitisme dans de nombreux pays, tout aussi déprimante que la manipulation de l'antisémitisme par des gens sans humour. Voilà qui laisse peu de place aux mots d'esprit qui pourraient rendre les réponses amusantes.

Cela inspire à Wieviorka de belles pages sur le « changement de donne ». Outre sa méfiance quasi instinctive vis-à-vis de ceux qui assimilent antisionisme et antisémitisme, appauvrissant la scène intellectuelle avec leurs vociférations, il dénonce les « perversions républicanistes qui détruisent le débat public ». L'auteur raconte que dans un article à charge, le magazine de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) — en 2021 ce n'est pas vieux —, en principe vigie de l'antisémitisme, le compare à une « chauve-souris », cliché antisémite typique des années 1930. Non sans malice, il ajoute : « l'agrégée de philosophie – oui oui ! – qui me compare à une chauve-souris, Isabelle de Mecquenem, continue d'assurer diverses responsabilités dans les dispositifs officiels que le pouvoir d'Emmanuel Macron a mis en place pour promouvoir la laïcité ». Encore une farce qui n'est pas une blague...

Terminons plutôt avec une vraie blague, très célèbre dans diverses versions :

Deux hommes exposent leurs désaccords devant un rabbin. Après que le premier eut parlé, le rabbin dit :

— Tu as raison.

Après que le second s'est exprimé, le rabbin lui dit :

— Tu as raison.

Un de ses élèves s'exclame :

— Rabbi, il n'est pas possible que les deux aient raison !

Alors le rabbin lui répond après réflexion :

— C'est vrai, toi aussi tu as raison.

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Michel Wieviorka
La dernière histoire juive. Âge d'or et déclin de l'humour juif
Denoël, 2023
186 pages
18 euros en France

Avec « Camera Obscura », Gwenaëlle Lenoir décrypte l'atrocité en Syrie

Dans un récit serré et poignant, la reporter Gwenaëlle Lenoir se glisse dans la tête de César, ce photographe militaire syrien qui a tout risqué pour montrer au monde les clichés des corps suppliciés dans les geôles du régime de Damas. Elle en tire un monologue hanté par la mort et le silence, le courage et la lâcheté.

Dans un style limpide et vif, Gwenaëlle Lenoir embarque avec Camera Obscura, qui vient de paraître chez Julliard, dans la routine d'un père de famille, photographe à la morgue de l'hôpital militaire à Damas. Cet homme a ses habitudes : sa blouse derrière la porte, son bureau à l'écart des collègues et des supérieurs, des gâteaux préparés par sa femme dans sa sacoche. Il ne se pose pas de questions, ou peu, « ce ne serait pas prudent ».

Gwenaëlle Lenoir prévient d'emblée :

Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.

La voix donc d'un homme en qui le doute s'immisce, ce matin où quatre jeunes cadavres attendent dans les tiroirs. Puis six, puis douze, puis quinze. Bientôt, il n'y a plus de place dans les tiroirs. Bientôt, c'est sur le carrelage, dans les couloirs, que s'entassent les corps torturés. Dans des fourgons rouillés qui stationnent devant la porte. Et dans les nuits, les cauchemars et la conscience du photographe.

Bientôt, il n'y a plus de place pour le doute non plus. Et sur la carte SD du photographe s'amoncellent les preuves. Il va tout risquer pour les exfiltrer, avant de lui-même quitter le pays. Le récit haletant de ses petits gestes quotidiens qui portent en eux le risque de se retrouver de l'autre côté de l'objectif, cadavre supplicié, terrifie et sidère. D'effroi, d'admiration.

Un concentré de toutes les histoires

Gwenaëlle Lenoir ne connaît pas César. Elle ne sait de lui que ce que tout le monde sait aussi : photographe légiste, militaire, exfiltré. En 2014, lorsqu'elle découvre l'histoire de César, elle sait qu'elle veut écrire sur ce qu'elle ressent alors comme un uppercut. Comment a-t-il fait pour tenir deux ans ? Comment fait-on ? Comment aurais-je fait ? Ce questionnement à la première personne l'embarque vers la fiction, vers une réponse forcément intime. La journaliste sait qu'elle n'arrivera pas à tout raconter dans un récit journalistique. La réalité est trop vaste, trop abjecte. Et César concentre toutes les histoires, tous les questionnements amassés au fil de son parcours. Il est pour elle universel. Et à l'instar de la photographie, la fiction agit ici comme révélatrice d'une réalité indicible.

Ce livre se veut ainsi un hommage à la force et au courage de tous les opposants croisés sur son chemin. À celles et ceux pour qui la révolte s'est imposée comme une évidence sereine et qui ont tourné le dos en leur âme et conscience à la prudence, terreau d'un régime qui impose la peur et le silence.

Il faut que les morts parlent parce que nous, les vivants, nous ne pouvons pas parler. Ils ont cousu nos lèvres et arraché nos langues, il y a des décennies. Ils ont commencé par faire taire nos parents, nos parents nous ont fait taire et nous faisons taire nos enfants.

En plus d'être une œuvre bouleversante et un document essentiel pour qui ne connaît pas l'histoire de César, ce roman est un vibrant appel à la désobéissance. Il permet de se figurer ce que vivre sous un régime totalitaire veut dire et d'en explorer la gamme des émotions, de la douceur dans l'intimité à l'angoisse permanente du travail, des rues ou des cafés.

L'urgence d'écrire et de lire

Pour écrire ce roman et se plonger dans le quotidien d'un photographe au service funéraire d'un hôpital militaire, Gwenaëlle Lenoir a fait appel à ses lectures, à des films et à ses expériences personnelles. Elle cite La Coquille, de Mustafa Khalifé, mais aussi toutes les rencontres qui ont jalonné son parcours de journaliste au Proche-Orient : Michel Kilo, Souha Bechara et d'autres encore, survivants de Palmyre ou de Saidnaya. Ces femmes fortes et courageuses, ces hommes déterminés ont inspiré les personnages de son roman hybride où le narrateur et son histoire existent, mais dont le monologue intérieur et le récit du quotidien émanent d'elle.

Son livre est l'occasion de revenir sur ces œuvres de fiction ou de non-fiction qu'inspire une réalité indicible. Sur ces livres qui tentent de rendre l'horreur tangible, l'enfer sensible. Il y a eu Mahmoud ou la montée des eaux, d'Antoine Wauters, paru aux éditions Verdier, qui s'inspirait d'une séquence et d'un personnage du documentaire Déluge au pays du Baas, d'Omar Amiralay. Il y a eu De L'Ardeur, de Justine Augier, sur l'avocate Razan Zaitouneh. Puis, de la même autrice, Par une espèce de miracle, sur l'exil de Yassin Al-Haj Saleh. Ou encore La Marcheuse, de Samar Yazbek. L'apiculteur d'Alep, de Christy Lefteri, les romans de Zeyn Joukhadar, les livres de Delphine Minoui, Hala Kodmani. À la troisième personne, comme pour instaurer une distance salutaire, il y a eu Ibrahim Qashoush, de Maxime Actis, Furies, de Julie Ruocco, et d'autres encore.

Autant d'œuvres nées d'une urgence de dire, d'écrire — même de loin.

Il y a aujourd'hui Camera Obscura, sur César. César, à qui la journaliste Garance Le Caisne a consacré un livre, Opération César. Qui apparaît dans plusieurs documentaires, dont Les Âmes perdues, coréalisé avec Stéphane Malterre.

L'histoire de la Syrie, et donc la littérature qu'elle provoque, est une mise en abyme.

Il est temps de lire ces ouvrages qui tentent de sortir cette révolution de l'oubli, de faire sortir César et les autres de l'abîme où les espoirs s'entassent dans la fosse commune de notre humanité, sous le regard amer de celles et ceux qui y ont cru. De leur donner une portée universelle. D'écouter les questions qu'ils posent au monde. Camera obscura, comme son nom ne l'indique pas, est une lueur de plus dans ce paysage.

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Gwenaëlle Lenoir
Camera obscura
Julliard, 2024
216 pages
20 euros en France

Irak. La mémoire des vaincus

Dans son nouveau roman Khouzama, l'écrivain irakien Sinan Antoon raconte les trajectoires respectives de deux exilés irakiens aux États-Unis, retracées par bribes et sous la forme de destins croisés. Leurs parcours parallèles et leurs rapports à la patrie contribuent à décrire différemment le labyrinthe de la grande Histoire.

Sinan Antoon poursuit son projet littéraire visant à reconstruire l'Histoire du point de vue des vaincus1, dans la veine du marxisme mélancolique de Walter Benjamin. Il donne toujours la parole aux « damnés » de l'Irak, à qui il ne reste que des bribes du passé et des souvenirs de famille. Souvenirs éparpillés d'un peuple éparpillé, qui permettent à l'auteur de combattre l'oubli et de résister à l'effacement.

Les deux principaux personnages de Khouzama lavande » en arabe) vivent aux États-Unis, comme l'écrivain lui-même — de mère américaine — qui s'y est installé en 1991, à l'âge de 23 ans. Ils suivent les nouvelles en provenance de leur pays natal à la télévision ou à travers les réseaux sociaux. Rien ne les unit sauf leur origine, et bien sûr le fait d'avoir subi le joug des régimes successifs et des vicissitudes politiques en Irak. Ils ressemblent à ces exilés irakiens que le romancier a dû croiser sur son chemin, ou avec qui il échange sur la Toile, l'Irak demeurant le creuset de son imaginaire.

Un passé « décapité »

Antoon, qui enseigne la littérature et la culture arabe contemporaine à l'Université de New York, a choisi de tisser les histoires de ses personnages en parallèle, suivant une structure narrative non linéaire, comme il est de coutume dans ce genre de romans où les deux récits se chevauchent tout au long de l'œuvre, et ne se rejoignent que vers la fin. L'intrigue saute entre les lignes temporelles et alterne les protagonistes, nous livrant les détails d'un passé « décapité » et d'un présent lourd à assumer.

Sami, un médecin à la retraite, a quitté l'Irak pour aller vivre auprès de son fils aux États-Unis après l'assassinat de son épouse dans un attentat à la voiture piégée. Il est accablé par le chagrin, ayant déjà perdu son frère, professeur d'université, dans un attentat similaire. Dans un pays où le sectarisme et la polarisation politique battent leur plein, il suffit d'être accusé de « baasisme », à tort ou à travers, pour dévaler les pentes de la vie et de la mort. Le vieux docteur regarde défiler à l'écran les images des violences à Bagdad. La présentatrice de télévision utilise des cartes pour expliquer les changements démographiques survenus depuis 2003, au lendemain de l'invasion américaine de l'Irak. Les zones d'habitation réservées aux quartiers mixtes rétrécissent de plus en plus, et la ville se transforme en enclaves confessionnelles. Pour échapper à toutes ces réalités cauchemardesques, le docteur Sami perd la mémoire ; il souffre de la démence à corps de Lewy, la maladie neurodégénérative la plus fréquente après celle d'Alzheimer.

Par instants, il se rappelle les moments passés avec sa femme : leur amour naissant sur les mélodies d'une chanson d'Oum Kalthoum, mais aussi sa fin tragique, alors qu'elle écoutait toujours cette diva de l'Orient dans la voiture, et qu'il était parti lui acheter un dessert. La musique ainsi que l'odeur de la lavande (le parfum préféré de sa femme) exercent un pouvoir magique sur lui. La senteur fraîche de ces fleurs violettes l'apaise et le stimule à la fois. Comme lui confie une infirmière qui a déjà vécu une expérience similaire avec la perte de son grand-père parti faire la guerre au Vietnam :

[La musique] peut réduire la colère et la gêne des patients, en les reliant à leurs souvenirs. Et elle dissipe temporairement les nuages de la démence (…), étant notre première langue.

L'écrivain profite des occasions qui se présentent pour faire allusion aux similitudes entre le contexte actuel et les souffrances engendrées par les divers conflits armés, notamment la deuxième guerre mondiale. Une comparaison assez récurrente chez Sinan Antoon.

Subir une amputation

Tandis que Sami répète souvent « je veux rentrer chez moi, ma maison est à Bagdad », Omar, le deuxième personnage principal du roman, cherche à couper tous les ponts avec son pays. Il fuit les rassemblements d'Irakiens et plus généralement d'Arabes, pour se fondre dans sa nouvelle vie américaine, trouvant des petits emplois dans des fermes ou des superettes. Il a besoin d'argent pour se faire opérer de l'oreille, en partie amputée par les hommes de Saddam Hussein pour s'être soustrait au service militaire pendant la guerre Iran - Irak (1980-1988). Mieux, Omar s'est reconstitué une nouvelle identité, expliquant souvent aux personnes qu'il rencontre que ses parents sont de Porto Rico, et qu'il parle l'arabe car il a grandi dans une monarchie du Golfe.

Faut-il être amnésique pour survivre au déluge ? Quel est le sens de la patrie ? Chacun des personnages répond à sa façon, à travers sa propre trajectoire, tout en faisant le bilan de tout ce qui a marqué les siens au cours des dernières décennies. L'auteur condense les émotions très intenses que l'on ressent avec eux : il est également poète et a traduit les vers de plusieurs grands noms du monde arabe, tels l'Irakien Sargon Boulos (1944-2007) et le Palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008), dont la poésie est marquée par l'abandon, l'exil et la nostalgie. Le fait d'être loin de l'Irak le place quelque part entre immersion et retrait. Tout comme les membres de sa famille chrétienne, il a quitté son pays natal et ne se fait plus d'illusions. Mais il pose aussi un regard aigu sur « le mythe de l'acceptation de l'Autre » dans les sociétés libérales, et sur les populations civiles, invisibles aux bulletins d'information.

La cruauté de la patrie

À un endroit du roman, Omar s'exclame :

Mais quelle patrie ? Celle où on ne possède absolument rien ? Même son propre corps, encore à l'état embryonnaire, c'est le gouvernement qui en dispose. Il vous permet, généreusement, d'en faire usage et d'y vivre. Et comme n'importe quel propriétaire avide, il en fait ce qu'il veut, quand il veut. Il le jette, parmi des milliers d'autres, dans des guerres vaines ; il est insatiable et ne veut que s'enrichir avec quelques-uns de ses enfants fortunés. Et si tu protestes ou désobéis aux règles, tu seras mordu par l'un de ses chiens enragés ou amputé d'un membre.

À un autre moment, il raconte être arrivé en exil avec une seule valise à la main, parce qu'il voulait tout simplement fuir cette patrie. Mais il découvre que « la tête est une valise, le cœur aussi, et ils portent en eux ce qu'on ne peut ranger dans des centaines de bagages. On ne parvient pas à les vider de leur contenu, ni à s'en débarrasser facilement ».

Les destins des deux personnages s'entremêlent lors du dénouement du roman par un coup de théâtre lié à la lavande. L'infirmière de Sami l'emmène dans la ferme de fleurs violettes où travaille Omar. Ce dernier reconnaît alors le médecin qui l'a amputé de son oreille. Que faire ? Toutes les options sont ouvertes. Sinan Antoon n'aime pas les conclusions ni les fins heureuses ; il leur préfère les existences complexes et douloureuses.

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Sinan Antoon
Khouzama (en arabe)
Al-Gamal, Cologne (Allemagne)
Avril 2023
255 pages


1Khouzama est son cinquième roman. Il a notamment signé Seul le Grenadier et Ave Maria, traduits chez Actes Sud en 2018 et 2017. Note de la rédaction.

Lamartine, au temps oublié de l'islamophilie française

Par : Louis Blin

On a du mal à le croire, mais dans l'histoire des lettres françaises, nombre d'écrivains ont fait preuve à l'égard de l'islam d'une volonté de compréhension, d'une tolérance et d'une ouverture qui ont disparu aujourd'hui chez nombre d'intellectuels. Alphonse de Lamartine en est un exemple.

Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l'homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l'histoire moderne à Mahomet ? […] Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d'idées, restaurateur de dogmes, d'un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d'un empire spirituel, voilà Mahomet ! À toutes les échelles où l'on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ?

L'auteur de ces lignes est un écrivain célèbre, ancien ministre français des affaires étrangères et candidat malheureux à l'élection présidentielle il y a… 175 ans. Il s'appelle Alphonse de Lamartine. Quel Occidental sait aujourd'hui que le poète du « Lac » avait érigé Mohammed en modèle ?

Un humaniste sans frontières

C'était au temps où l'islamophilie ne valait pas à un homme public d'être cloué au pilori. Et pourtant. Gentilhomme bourguignon royaliste et profondément catholique, notre poète n'avait a priori guère d'atouts pour séduire l'anarchiste Georges Brassens, qui le chantera, ou les réseaux sociaux musulmans, qui le louent aujourd'hui. Partisan du dépeçage de l'empire ottoman et de la conquête de l'Algérie dans ses jeunes années, il avait alors choisi la croix contre le croissant, comme son ami Victor Hugo. Mais bouleversé par l'accueil que lui réservèrent les Orientaux en 1832-1833 et horrifié par les massacres de la colonisation algérienne, Lamartine se fit l'avocat des Ottomans et, au-delà, des musulmans, au point de publier une biographie du Prophète tombée dans l'oubli1. Il avait dirigé entretemps l'exécutif issu de la révolution de 1848, et promu ses idéaux universalistes :


Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute !
Sans aimer, sans haïr les drapeaux différents,
Partout où l'homme souffre, il me voit dans ses rangs.
Plus une race humaine est vaincue et flétrie,
Plus elle m'est sacrée et devient ma patrie2.

« Créé religieux, comme l'air a été créé transparent », comme il s'est défini lui-même, Lamartine a toujours affirmé sa fidélité au christianisme face à ses détracteurs catholiques, quoique sa religiosité hétérodoxe ait rejoint celle de l'islam en bien des points. Attiré par l'Orient depuis sa jeunesse, il y trouve une spiritualité qui l'enchante : « Cette terre arabe est la terre des prodiges. […] Dieu est plus visible là-bas qu'ici : c'est pourquoi je désire y vieillir et y mourir », affirme-t-il sur ses vieux jours. Il exhorte ses compatriotes à s'inspirer de la tolérance religieuse ottomane :

Le mahométisme3 peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile ; […] il a l'habitude de vivre en paix et en harmonie avec les cultes chrétiens. […] On peut, dans la civilisation européenne, […] lui laisser sa place à la mosquée, et sa place à l'ombre ou au soleil4.

En un hommage qui vaut testament spirituel, il avoue dans ses Mémoires politiques tirer ces convictions de ses voyages en Orient, qui ont transformé le poète en partisan du Dieu universel et le moraliste en humaniste sans frontières :

On était parti homme, on revient philosophe. On n'est plus que du parti de Dieu. L'opinion devient une philosophie, la politique une religion. Voilà l'effet des longs voyages et des profondes pensées à travers l'Orient.

« Un pays de fusion et de contraste dans l'unité »

Son humanisme ne résulte pas de quelque exotisme romantique, mais d'une réflexion historique sur son pays :

La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l'unité. […] Elle-même n'est plus qu'une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu'elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. […] La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. […] C'est la pauvreté des autres races nationales de l'Europe, de n'avoir qu'un caractère national ; c'est le génie, c'est l'aptitude, c'est la grandeur, c'est la gloire de la France, d'en avoir plusieurs5.

Les critiques de l'orientalisme politique6 ont mal compris Lamartine, qu'ils ont jugé via une lecture unilatérale et tronquée de son Voyage en Orient, alors que s'y borner reviendrait à omettre l'évolution ultérieure de l'auteur. On peut repérer dans l'œuvre de Lamartine un cheminement intellectuel parallèle à sa découverte personnelle de l'Orient, qui le mène d'une sensibilité poétique proche de la spiritualité du Coran à un humanisme ouvert aux musulmans. Sa perméabilité à la sacralité islamique s'est accompagnée d'une empathie à leur égard, qui l'a poussé à approfondir la biographie de leur modèle spirituel et temporel, pour l'expliquer à ses lecteurs. Il a donc voulu explorer l'ensemble de la sphère du sacré musulman, de la révélation coranique à sa traduction dans le quotidien du Prophète, comme s'il avait cherché un équilibre entre les deux.

Sa capacité d'évolution, liée à son ouverture d'esprit, s'avère remarquable : voici un aristocrate royaliste devenu député de gauche, un thuriféraire de l'impérialisme européen passé à l'anticolonialisme, un catholique intégriste mué en laudateur de Mohammed ! Ces mûrissements intellectuels sont allés de pair et se sont révélés complémentaires. Ils déclinent sur les plans des politiques intérieure et extérieure et de la religion, respectivement, des dispositions humanistes que son milieu et son éducation avaient bridées. Ils répondent à une logique d'ensemble, le respect des opprimés dans sa société d'origine allant de pair avec celui des musulmans méprisés en Europe. Ainsi, l'existence de ce rationaliste dans l'âme offre une cohérence que ses contemporains ne lui pardonneront pas et dont sa postérité pourrait utilement s'inspirer.

« Que les chrétiens s'interrogent »

Si la spiritualité de l'islam l'enthousiasme, cet humaniste est surtout impressionné par la tolérance musulmane :

Cette prétendue intolérance brutale dont les ignorants accusent les Turcs7ne se manifeste que par de la tolérance et du respect pour ce que d'autres hommes vénèrent et adorent. Partout où le musulman voit l'idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il s'incline et il respecte. Il pense que l'idée sanctifie la forme. C'est le seul peuple tolérant. Que les chrétiens s'interrogent et se demandent de bonne foi ce qu'ils auraient fait si les destinées de la guerre leur avaient livré La Mecque et la Kaaba !

Passeur d'islam

La guerre de Crimée, qui oppose une coalition composée de la France, du Royaume-Uni, de la Sardaigne et de l'empire ottoman à la Russie de 1853 à 1856, fait prendre la mesure du danger des ambitions hégémoniques de ce dernier pays aux Européens de l'Ouest. Elle dissipe pour un temps l'ennemi imaginaire musulman, mais la fortune du dynamomètre « tête de Turc » dans les foires d'alors atteste de son ancrage populaire. Cette attraction permettait de mesurer sa force musculaire en frappant d'un maillet sur une tête enturbannée, étant entendu que « Turc » désignait alors les ressortissants de l'empire ottoman, Arabes compris.

Médaille de la guerre de Crimée, Paris, 1854, représentant Napoléon III entouré de la reine Victoria et du sultan ottoman Abdülmecid Ier (gravée par Armand Auguste Caqué — 1793-1881)
Cgb Numismatique, Paris

Les liens entre orientalisme et colonialisme au XIXe siècle sont bien connus et l'époque n'était donc guère plus favorable à l'islam que la nôtre, mais les Français n'avaient pas encore forgé un danger arabo-musulman servant de bouc émissaire à leurs peurs identitaires, et ne stigmatisaient donc pas les expressions de sympathie envers cette religion. Le débat public laissait encore une place à l'islamophilie, qu'occupèrent des écrivains parmi les plus éminents.

L'opinion de Napoléon Bonaparte

Vu sa notoriété, Lamartine peut être considéré comme le principal « passeur d'islam » de la France contemporaine. D'autres auteurs du XIXe siècle ont partagé à sa suite son respect envers cette religion, que la plupart de leurs lecteurs ont ignorée. Lamartine, qui a vu le jour en 1790, est l'aîné d'une génération à laquelle appartiennent ses amis Victor Hugo et Alexandre Dumas, tous deux nés en 1802. Victor Hugo se fait le chantre de Mohammed dans La Légende des siècles et Alexandre Dumas écrit dans son Journal d'un voyage en Arabie :

Fondre toutes ces croyances en une seule, réunir tous les Arabes sous une loi commune, et donner à ce peuple un nouvel élan, telle fut la tâche immense qu'entreprit le génie de Mahomet. Comment donc refuser un tribut d'éloges au créateur de tout ce que l'histoire musulmane offre de grand, de noble, de glorieux ?

Ce trio est précédé de Napoléon Bonaparte, qui affirmait peu avant sa mort en 1821 : « L'islam est la vraie religion. […] J'espère que le moment ne tardera pas où l'islam prédominera dans le monde ». Lamartine est suivi d'Auguste Comte (1798-1857), qui loue « l'incomparable Mahomet », d'Edgard Quinet (1803-1875), pour qui « l'islamisme a le premier commencé à réaliser le principe d'égalité », et d'Édouard de Laboulaye (1811-1883), auteur en 1859 du conte philosophique Abdallah ou le Trèfle à quatre feuilles, dont la couverture porte en exergue la fameuse formule « Allahou akbar » Dieu est éminent »). Jules Verne (1828-1905) publie en 1847 le poème « Le Koran » : « Il n'est de dieu si ce n'est Dieu, Allah ! ». « Toute une partie de la vie de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et de ses préoccupations culturelles est imprégnée par son attachement à la culture arabo-islamique », estime l'un de ses critiques, Mohammed Bennis. Arthur Rimbaud (1854-1891) s'est converti à l'islam après s'être établi à Aden en 1880. Enfin, Pierre Loti (1850-1923) écrit en 1908 : « Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme. […] Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète ».

On pourrait ajouter d'autres écrivains moins connus et nombre d'artistes à cette liste rapide, mais impressionnante. Tous témoignent d'un islam inspirateur des meilleurs auteurs et donc partie de la culture française la mieux ancrée, loin de l'élément allogène que d'aucuns dénoncent aujourd'hui. L'image d'un XIXe siècle foncièrement islamophobe car impérialiste est réductrice et oublieuse d'auteurs aussi prestigieux. Ils vivaient au temps où les Français pouvaient exprimer leur respect pour l'islam sans éveiller le soupçon…

La Vie de Mahomet de Lamartine a été traduite en arabe, et la plupart de ses lecteurs sont peut-être désormais musulmans, comme le laisse croire une recherche sur Internet. Aucun dirigeant français n'a pourtant songé à user de cette part du patrimoine littéraire de son pays pour y favoriser l'intégration de l'islam ou pour combattre sa réputation islamophobe croissante chez nombre de musulmans. Il nous faut redécouvrir Lamartine.


1Cette biographie, dont est tirée la citation qui figure en tête d'article, forme le tome 1 de son Histoire de la Turquie (Paris, Aux bureaux du Constitutionnel, 1854).

2Toussaint Louverture, 1850.

3« Mahométisme » était synonyme d'islam à l'époque.

4Voyage en Orient, in Œuvres complètes de M. de Lamartine, Paris, Charles Gosselin, Furne et Cie, 1842, tome 7 ; p. 148.

5Cours familier de littérature, volume 2, entretien VIII, Paris, chez l'auteur, 1856 ; p. 105 sq.

6Cf. Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980.

7« Turcs » était synonyme d'Ottomans à l'époque et incluait donc les Arabes.

Algérie. En finir avec le mythe Camus

Plus de 63 ans après sa mort, Camus est toujours mobilisé en marge des commémorations liées à la colonisation française en Algérie pour défendre l'idée d'un « juste milieu » entre l'OAS et le FLN. Dans les commentaires qu'il continue de susciter, son dernier roman (inachevé) Le Premier Homme est toujours ignoré. Le texte montre pourtant une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l'imaginaire réactionnaire.

Peu d'écrivains français, qui plus est du XXe siècle, jouissent aujourd'hui de la postérité d'Albert Camus, devenu depuis les années 1990, la chute du bloc communiste et la construction de l'espace européen aidant, un écrivain « universaliste ». À une époque où parler des « extrêmes » ne relève même plus de l'abus de langage, on salue la lucidité visionnaire de l'auteur de L'Homme révolté qui, déjà à l'époque, renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme comme deux avatars du terrorisme d'État. L'auteur incarne désormais le consensus de la démocratie libérale, la « juste mesure » d'une morale centriste devenue capable d'établir une équivalence entre la violence du colonisateur et celle du colonisé, en rejouant le match Sartre-Camus d'où le premier sort inexorablement perdant. Mieux, le fils d'Alger qui, à la question de savoir s'il était de gauche, avait répondu « oui, malgré elle et malgré moi », a été depuis récupéré par une droite dure, voire réactionnaire, comme en témoigne le souhait émis par Nicolas Sarkozy en 2009 de le panthéoniser, ou encore la biographie fantaisiste (et truffée d'erreurs) de Michel Onfray en 2012, L'Ordre libertaire.

Si de nombreux textes camusiens n'ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance, si certaines de ces citations relèvent de ce qu'on appelle des punch lines (« Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » ; « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme » ; « Le charme : une manière de s'entendre répondre “oui” sans avoir posé aucune question claire »), une thématique continue à revenir régulièrement : celle de la position de l'auteur quant à la question algérienne. On y trouve d'un côté les défenseurs de Camus l'incompris, plaidant la complexité d'un homme torturé qui a « mal à l'Algérie », comme il l'écrit dans ses Carnets. Ce camp est souvent prompt à mobiliser des textes de jeunesse comme la série de reportages pour Alger républicain « Misère de la Kabylie » (1939), son récit L'Hôte dans L'Exil et le royaume (1957) ou ses demandes de grâce pour des Algériens condamnés à mort pour terrorisme, notamment à la demande de Germaine Tillion. Tandis qu'en face, on rappellera inexorablement le meurtre de l'Arabe dans L'Étranger ou sa citation « Je défendrai ma mère avant la justice » — une interprétation hors contexte, plaide-t-on de l'autre côté.

Étonnantes absences dans les deux cas, celles des deux textes sur lesquels Albert Camus travaille alors qu'on est en pleine guerre de libération : les Chroniques algériennes (Actuelles III) publiées en 1958, et son dernier roman, Le Premier Homme, que l'auteur mort prématurément dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 n'a pas pu achever, mais qui sera publié à titre posthume en 1994.

« Pauvres et sans haine »

Les deux projets marquent la volonté de l'auteur nobélisé de rompre le silence, lui qui ne s'était pas prononcé publiquement depuis 1956 sur la question algérienne. Dans les deux ouvrages, l'on retrouve l'idée de restituer une certaine « vérité », en choisissant de « ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires », selon les mots de l'écrivain dans la préface des Chroniques, où il condamne en même temps la torture exercée par l'armée française en Algérie et les attentats contre les civils français. Agnès Spiquel dira du choix du titre de cet ouvrage que ce « pluriel met en avant l'idée que les faits seraient assez parlants pour qu'on puisse se contenter de les enregistrer ». Témoigner donc pour livrer son propre récit sur « des hommes et des femmes de son propre sang ».

En proie au doute face à la complexité et l'urgence de la situation, Camus revient dans Le Premier Homme à son enfance, à ses années algériennes dans une famille dont il relève davantage l'appartenance socio-économique que le statut de Français d'Algérie. Il déclare d'ailleurs dans les Chroniques : « Je résume ici l'histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n'ont jamais exploité ni opprimé personne ». Or, affirme-t-il, « les trois quarts des Français d'Algérie leur ressemblent ». La grande Histoire est lisible entre les lignes de ce récit personnel. La réédition de ses écrits de jeunesse L'Envers et l'endroit en cette même année 1958, avec une préface, ne fait que renforcer ce désir de témoignage : « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée ».

Dans le « royaume de misère » de son enfance que Camus incarne dans Le Premier Homme à travers le portrait de la famille de son double Jacques Cormery, tout apparaît sous le signe de la parcimonie, les biens matériels comme l'expression des sentiments. Nous voilà bien loin de l'enfance bourgeoise d'un Jean-Paul Sartre placée sous le signe des Mots, avec cette mère pour qui le vocable même de « bibliothèque » est difficile à prononcer. Mais qu'on ne s'y trompe pas : enfance pauvre certes, mais tout de même heureuse, et digne surtout, dans l'ascétisme d'une « pauvreté aussi nue que la mort ». L'auteur semble relater le souvenir de sa mère pour expier la culpabilité de celui qui a fréquenté la bourgeoisie intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés : « Jacques, du plus loin qu'il se souvînt, l'avait toujours vue repasser l'unique pantalon de son frère et le sien, jusqu'à ce que lui partît et s'éloignât dans l'univers des femmes qui ne lavent ni ne repassent ».

On trouve là un écho à son propos dans les Chroniques où il transforme le conflit politique qui l'oppose aux intellectuels français partisans de l'indépendance algérienne en une affaire de classe sociale : « Une certaine opinion métropolitaine, qui ne se lasse pas de les [les Français d'Algérie] haïr, doit être rappelée à la décence ». Son texte est une double charge, avec Sartre en ligne de mire, tant contre ceux qui réduisent la réalité algérienne à des considérations théoriques sur la politique et la justice, que contre le « partisan français du F.L.N. » qui donnerait à lire une caricature des Français d'Algérie, « coupables d'être les complices et les bénéficiaires d'un système qui opprime et exploite les autochtones ». Il oppose aux « articles qu'on écrit si facilement dans le confort du bureau » la concrétude d'un argument d'autorité. Le tableau d'une Nativité quasi christique ouvre d'ailleurs son roman autobiographique et ambitionne d'illustrer un cosmopolitisme revendiqué et la possibilité d'une vie paisible entre les « deux communautés d'Algérie ». Dans la mythologie de l'auteur, la misère devient une patrie où tous les trimards cohabitent et se côtoient, bien qu'ils ne se mélangent pas.

Un mythe biblique

C'est précisément dans la mythologie que le livre bascule à partir du chapitre intitulé « La Recherche du père », où Camus tente de reconstituer la vie de son père mort à la guerre en 1914 alors que lui-même n'a pas encore un an. Or, au vu du peu de documents dont il dispose, l'auteur ne peut opérer qu'une reconstitution partielle : « Le reste, il fallait l'imaginer ». La figure paternelle sera par conséquent mi-réaliste mi-fictive, comme un récit des temps anciens que l'imagination finit par transformer en légende. La mission qu'il se donne est de lui rendre un visage et une voix, ainsi qu'à toute sa famille et, par extension, à toute sa communauté, en remontant jusqu'aux vagues de colons de 1848 et de 1871 : « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l'histoire sans laisser de traces. Les Muets ».

Son double et héros Jacques Cormery retourne alors en « pèlerinage » sur son lieu de naissance, à Mondovi (Dréan). En plus de donner une connotation sacrée à ce déplacement, l'évocation du rite amène l'idée d'une répétition, constitutive du mythe à travers l'actualisation d'un geste ancestral fondateur. Ce faisant, le héros répète le geste des « émigrants » de 1848 qui sont arrivés pour la première fois sur ces terres. C'était « la même arrivée de nuit dans un lieu misérable et hostile, les mêmes hommes ».

Sur la place du village, « les Français […] avaient le même air sombre et tourné vers l'avenir, comme ceux qui autrefois étaient venus ici par le Labrador1, ou ceux qui avaient atterri ailleurs dans les mêmes conditions, avec les mêmes souffrances ». L'arrivée de « la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable » qui « était tombée pendant huit jours » rappelle le déluge biblique, et marque l'avènement d'une « race » nouvelle qui a déjà ses plaies et ses martyrs, avec cette épidémie qui fait plus d'une dizaine de morts par jour. Les gestes collectifs se mettent en place, comme cette danse entre deux enterrements, pour devenir au fur et à mesure symboliques.

À cette étape du récit, le parti pris de Camus est limpide : son évocation ne souffre presque pas la présence d'« Arabes », bien qu'il rende compte, en détail, des crimes contre les colons. Certes, le personnage du docteur est là pour vaguement rappeler qu'on « les avait enfermés dans des grottes avec toute la smalah » et qu'ils « avaient coupé les couilles des premiers Berbères ». Mais même ces exactions sont dénuées de leur caractère politique, sorties de tout contexte historique et géographique, pour n'être qu'une nouvelle reproduction d'un mythe ancestral et biblique, celui du premier meurtre, du premier fratricide, et ainsi se fondre dans la masse anonyme et banale des tueries que les hommes se sont toujours infligées : « et alors on remonte au criminel, vous savez, il s'appelait Caïn, et depuis c'est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce », écrit-il dans une autoréférence à L'Étranger.

Une terre sans peuple pour un peuple sans terre

Camus avait déjà donné les prémices d'une telle lecture dans le chapitre qui raconte le retour du fils Cormery de la métropole à Alger, auprès de sa mère. Là aussi, en épousant le point de vue de cette dernière, le récit fait abstraction totale de toute présence arabo-berbère. L'espace algérien devient l'objet d'une lutte exclusive entre Français et Allemands, lutte par ailleurs commencée en métropole et qui se poursuit dans ce prolongement de France. C'est une terre qui accueille les parias, les va-nu-pieds, les marginaux, ceux qui n'ont eu leur chance nulle part. Sur cette terre algérienne qui apparaît étonnamment vierge sous la plume camusienne, arrivent ceux qui fuient la guerre comme ceux qui crèvent la faim.

Dans cette représentation, l'est algérien est une terre sans peuple, un pays « plat, entouré de hauteurs lointaines, sans une habitation, sans un lopin de terre cultivé, couvert seulement d'une poignée de tentes militaires couleur de terre, rien qu'un espace nu et désert […] ». Ses ancêtres y sont venus prendre cette « Terre promise » qui rappelle l'Eldorado américain, tandis que les Arabes sont vaguement présents, « de loin en loin », silencieux et « hostiles », « groupés » à l'image de ces chiens kabyles « en meute ». On pense à Frantz Fanon qui écrit dans Les Damnés de la terre : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique ».

Les « conquérants » ou « aventuriers » rappellent l'imaginaire du Far West américain ou des conquêtes espagnoles2. Eux aussi sont guettés par tous les dangers, comme jadis les hommes d'Hernán Cortés ou de Francisco Pizarro : celui de l'épidémie, des changements de saison, ainsi que des « lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d'autres colonies françaises qui avaient besoin de distraction ou de provisions ». Ils gardent alors « toujours le fusil et les soldats autour ». Certes, le texte mentionne bien qu'on a donné aux Espagnols de Port Mahon et aux Alsaciens « les terres des insurgés de 71, tués ou emprisonnés », référence sommaire à l'insurrection des frères Mokrani en mars 1871, en Kabylie, où près de 500 000 hectares de terres sont alors confisqués et attribués aux colons. Mais ils sont alors des « persécutés-persécuteurs », noyés dans les combats qui perlent l'histoire de l'humanité, et pour lesquels ils ne devraient pas porter de responsabilité.

L'épopée coloniale décrite dans Le Premier Homme actualise cet idéal religieux, profane ou civilisationnel de rédemption, où l'Autre est au mieux inférieur, au pire inexistant. Ainsi naît le mythe de ce peuple conquérant qui ne doit rien à l'entreprise coloniale, « où chacun était le premier homme », actualisant le mythe de l'homme pauvre et conquérant malgré lui, qui doit à chaque génération mener sa propre bataille, « apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité ». Car il n'y a pas de transmission au sein de cette « race », pas d'héritage ni de mémoire chez ceux qui n'ont pas accès à la parole et qui ne peuvent par conséquent rien transmettre. Le seul bien que cette tribu a en héritage c'est cette terre, qui, par sa symbolique, se trouve enveloppée d'une aura de sacralité. C'est elle qui donne sens à tout, y compris à la propre vie de l'auteur : « Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien », (Carnets). Et c'est aussi par ce lien commun à la terre que, selon les dires du colon Veillard, Français et « Arabes » seraient forcés à cohabiter à nouveau ensemble : « On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C'est le pays qui veut ça ». Encore une fois, Français et « Arabes » aspireraient à un avenir utopique où ils vivraient fraternellement par le seul miracle de leur commune présence géographique.

« Une époque périmée »

En ayant recours à cette construction mythique pour retracer — ou imaginer — l'histoire de sa lignée, et malgré la mention formelle de quelques dates, Camus s'extrait du temps historique pour plonger dans le temps sacré. Car seule la temporalité du mythe est capable de donner une place à ceux qui étaient jusque-là en dehors de l'Histoire et qui n'avaient aucune conscience de son écoulement. Ainsi de la mère de Cormery, « qui ne pouvait même pas avoir l'idée de l'histoire ni de la géographie » et qui ne distingue pas la « guerre d'Algérie » d'une catastrophe naturelle :

La guerre était là, comme un vilain nuage, gros de menaces obscures, mais qu'on ne pouvait empêcher d'envahir le ciel, pas plus qu'on ne pouvait empêcher l'arrivée des sauterelles ou les orages dévastateurs qui fondaient sur les plateaux algériens.

L'univers de Cormery n'est alors pénétré par l'Histoire que dans une perspective de destruction, symbolisée par l'attentat qui fait voler en éclats cette ambiance chaleureuse du dimanche matin où Français — y compris parachutistes ! — et « Arabes » se côtoient.

Or, c'est justement le refus de Camus de reconnaître la marche de l'Histoire que critiquait déjà, en mars 1956, Jean Sénac. Dans sa « Lettre à un jeune Français d'Algérie » parue dans la revue Esprit, Sénac, pourtant ami de Camus, s'oppose totalement à cette vision et accuse son destinataire, précisément, d'« entretenir des mythes ». Sous la plume de ce poète également né en Algérie qui partage avec Camus des origines espagnoles, la misère n'est pas qu'une donnée sociologique : elle est sœur de la répression coloniale, puisque l'enfant qui n'a pas de quoi se nourrir est le même qui se trouve traqué par la police coloniale. Loin des ouvriers arabes du domaine de Saint-Apôtre qui, dans Le Premier Homme se désolent du départ de leur patron français à Marseille, ceux dont parle Sénac rêvent de « vengeance ». Et là où Camus n'aura de cesse de rêver de fraternité, lui parlera de dignité : « La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir ». Sous sa plume, le mot « Arabes » est placé entre guillemets. Mais surtout, Sénac reproche à son destinataire une position que l'on ne peut que qualifier de réactionnaire et qui devrait être étrangère à leur génération : il évoque ainsi « les prétentions égoïstes de [leurs] pères » pour leur opposer « que la patrie algérienne est fondée ». Le destinataire anonyme de sa lettre, ce Français d'Algérie qui était probablement Camus, est à ses yeux trop attaché à une « époque périmée » et adopte un conservatisme désespéré : « Tu vois bien que le fil est usé, mais tu tires quand même ».

Si Sénac partage avec le « petit voyou d'Alger », selon la formule affectueuse de Sartre pour Camus, cet attachement pour cette terre où il est « né, où [il a] grandi, comblé », où il a également « [ses] parents et [ses] morts, [ses] souvenirs et [son] espérance », il oppose au mythe des pieds-noirs entretenu par Camus une ambition plus proche de celle des pieds-rouges à laquelle le poète semble aspirer : « […] je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l'édifice commun ».


1Nom de la frégate dont les colons ont débarqué.

2« L'Algérie coloniale, c'est à certains égards un Far South », Jeanyves Guérin, Albert Camus, littérature et politique.

Etel Adnan. Créer c'est exister

La poétesse et plasticienne Etel Adnan, née à Beyrouth en 1925 et décédée le 14 novembre 2021 à Paris laisse derrière elle une œuvre foisonnante qui mêle intimement lettres et arts plastiques, comme le suggérait l'exposition du Centre Pompidou-Metz intitulée « Écrire c'est dessiner » inaugurée quelques jours avant sa mort. Portrait d'une artiste engagée aux multiples talents, qui nous invite à la suivre dans les méandres de ses exils successifs, de sa volonté inaltérable d'expression et de création.

Paris en novembre. Il pleuvait sans cesse, les gens se réfugiaient dans les cafés et les parapluies s'entrechoquaient dans les rues exiguës. Les scooters, les vélos et les bus passaient en trombe, projetant de l'eau boueuse sans se soucier des piétons. Tout semblait compliqué — même dans le métro c'était la pagaille. Les seules personnes qui vivaient normalement étaient celles qui avaient des chiens. « Des citoyens courageux », écrit Etel Adnan à leur sujet. « Les gens et les animaux sont mouillés, mais il y a des devoirs inévitables à accomplir, et ils suivent la règle. »

C'est peut-être vrai pour de nombreux endroits, mais il a fallu que je lise Etel Adnan sur Paris pour m'habituer à cette ville. J'étais arrivée du Caire toujours ensoleillé quelques semaines plus tôt, avec mon gros chien remuant, et j'étais en quelque sorte mal préparée à la pluie, sans parler des tracas et de la nécessité de faire avec. J'ai commencé à lire Paris mis à nu, qui s'est avéré un guide intemporel de la ville. Au début de l'ouvrage, Adnan écrit :

Et vous ne mourrez jamais de soif dans cette ville comme dans les déserts africains ; votre peau ne se desséchera jamais, votre teint restera agréable. Mais vous n'aurez jamais les joues roses des princesses anglaises, à moins que le Marché commun ne fonctionne vraiment. Pour l'instant, essayez de trouver un petit resto où on vend un bon Bordeaux pas cher comme vin de table, parce que la pluie vous dessèche les poches et la gorge. Et puis, regardez Paris, faites-le en imagination si vos yeux ne le trouvent pas, et voyez quelle masse solide est cette cité, la fugue dans sa composition, l'épopée dans ses pierres, son esprit évanescent sous sa pluie.

« Le moment opportun »

La peintre, poète et essayiste d'origine libanaise s'est éteinte à son domicile parisien le 14 novembre 2021, à l'âge de 96 ans. Elle a dit un jour qu'elle n'était pas sûre du destin, même si elle était attirée par cette idée, mais elle semblait croire au moins à la coïncidence (« Il y a quelque chose dans la vie qui s'appelle le moment opportun »), et j'imagine qu'elle aurait trouvé parfaitement logique que je lise son livre sur Paris peu après mon arrivée et pendant le mois de sa mort. La question « Comment et quand vais-je mourir ? » semblait l'occuper :

Soyons clairs : on pense à la mort. Et qu'est-ce que la mort ? La disparition, disons. Un tour de prestidigitateur : voilà le mouchoir, et voilà qu'il n'est plus là ! Non. C'est autre chose. C'est inhérent à la vie. Mais cela ne dit pas ce que c'est, la fin de la vie. La mort n'est pas un fait. C'est un jugement porté sur un fait, accompagné de douleur, ou plutôt de peur. La peur de quoi ? La peur de la mort. Je suis assise dans mon café et je continue à réfléchir, en creusant ici et là.

Dans Fil du temps, un recueil de poèmes, elle écrit : « Je dis que je n'ai pas peur/de mourir parce que je n'ai pas/encore fait l'expérience/de la mort ». Pourtant, elle n'a cessé de mettre sur papier sa perception de la fin, ou du moins son appréhension générale de la fuite du temps :

La mort s'installe
comme un doux
vent
entre
des vagues
d'effroi

Avant et après Beyrouth

Née à Beyrouth en 1925, alors que le Liban était encore une colonie française, Etel Adnan était l'unique enfant d'une mère grecque orthodoxe originaire de Smyrne (aujourd'hui Izmir) et d'un père syrien né à Damas qui avait été un officier de haut rang dans l'armée ottomane et un gouverneur de Smyrne. Elle a grandi en parlant le grec et le turc à la maison et en étudiant le français à l'école. Enfant tranquille selon sa propre description, elle passait ses journées à observer les fleurs, les mouches et le chien de la famille ; à l'adolescence, elle appréciait l'odeur des orangers de Beyrouth et se plongea dans la musique et la poésie qu'elle pouvait trouver. À 24 ans, après avoir travaillé dans un bureau de presse local et suivi en parallèle, pendant quelques mois intenses, les cours de l'École des lettres (« C'est à cette époque que je me suis convaincue que la poésie était le but de la vie »), elle a obtenu une bourse pour étudier la philosophie à la Sorbonne.

À l'école du couvent français de Beyrouth, on lui a appris à « considérer la France comme le centre du monde », et il était donc inévitable qu'elle s'y rende. C'est au Louvre qu'elle a vu des tableaux pour la première fois (à Beyrouth, l'art s'accrochait aux murs sous la forme de tapis), une expérience qu'elle décrit comme l'ayant impressionnée « au-delà de ce dont on peut rêver ». En 1955, elle est passée par Berkeley, puis Harvard, avant d'accepter un poste d'enseignante en philosophie de l'art à l'université dominicaine de Californie à San Rafael, où elle a de nouveau découvert la peinture — la sienne, cette fois. L'histoire raconte que le directeur du département d'art lui avait demandé comment elle pouvait enseigner la philosophie de l'art si elle ne le pratiquait pas elle-même, et l'a invitée à passer à l'action avec une boîte de pastels.

Le père d'Adnan était déjà décédé quand elle a quitté le Liban, et elle n'a jamais pu trouver un terrain d'entente avec sa mère. Elle voulait être architecte, ce que sa mère estimait être un travail d'homme. La tension entre elles était constante, mais cela n'a pas facilité son départ de Beyrouth pour autant : sa mère a été dévastée par son départ, et Adnan en est restée culpabilisée pour toujours. Pourtant, ses années de formation avec ses parents semblent expliquer une grande partie de ce qui a défini sa vie. « Je vivais avec deux personnes qui avaient été brisées, vaincues, très jeunes », a-t-elle déclaré lors d'une interview. « Ma mère avait perdu sa ville natale et mon père son armée et, avec elle, toute sa carrière et sa vie. »

Retour imaginaire à Smyrne

Bien qu'elle ait souvent dit à ses amis et à ses interlocuteurs qu'elle ne pensait jamais au passé et qu'elle ne vivait que dans le présent, elle était néanmoins préoccupée par Smyrne — si ce n'est en tant que ville réelle, j'imagine, en tant qu'expérience de la perte pour ses parents, et de ce que cette perte avait entraîné pour eux. C'était peut-être aussi le lieu de l'imagination, de ce que ses parents auraient pu être avant sa venue au monde, des gens qu'elle aurait aimé connaître en tant qu'amis.

À la fin des années 1990, elle a rencontré l'artiste et cinéaste libanaise Joana Hadjithomas, dont le grand-père avait été lui aussi hanté par son exil de Smyrne, la ville de son enfance. Le courant est immédiatement passé entre elles et elles ont nourri ensemble le rêve de visiter la ville. Elles ont évoqué pendant plusieurs années un hypothétique voyage, mais Adnan ne pouvait plus prendre l'avion en raison d'une maladie cardiaque. À la place, elles ont réalisé un film, Ismyrna (2016), qui se déroule à Paris et raconte l'histoire d'un voyage à Smyrne à travers des images et des conversations entre eux. Dans le film, Adnan dit :

La seule chose qui reste est la transmission orale. Si on la supprime, il ne reste plus rien. Mon grand-père disait : « Puisqu'il n'y a pas de lettres, pas d'archives, pas de photos […], il n'y a rien sur ce grand-père célèbre, sauf ce que son fils a raconté. » Pour nous, raconter signifiait donc quasiment survivre.

Elle avait intériorisé l'expérience de ses parents : la défaite, la rupture, l'absence de photos, de lettres, de pensées. Elle vivait sa vie à fond : elle écrivait, peignait, parlait, dessinait, tout ce qui lui venait à l'esprit. Ses peintures (petites, abstraites, lumineuses) étaient le plus souvent réalisées en une seule fois (« parce que je suis impulsive »). D'après ce que j'ai entendu dire, les textes jaillissaient d'elle d'un seul coup, sans retouches. Le leporello — carnet de notes plié en accordéon — est devenu sa forme d'expression favorite, après qu'un ami de San Francisco lui en avait offert un, japonais, presque vide. Réalité et fiction étaient interchangeables, prenant la forme d'histoires complètes ou de textes fragmentaires, de lettres, de prose. La poésie était une constante.

« Que se passe-t-il dans le cerveau d'un chat... ? »

Les textiles sont venus plus tard, peut-être en raison d'un désir inconscient de faire revivre la forme qui existait dans les maisons libanaises de son enfance. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi elle avait commencé à faire des tapisseries, elle a répondu qu'elle ne le savait pas. Elle avait des pensées, des questions sur tout : « La terre ne s'étend pas, mais le pouvoir s'étend et peut devenir incontrôlable ». « Pourquoi avons-nous inventé les divinités du ciel ? » « Et que disent les policiers lorsqu'ils réalisent que les femmes suicidaires peuvent être belles ? » « Les sens précèdent-ils l'âme ? » « Que se passe-t-il dans le cerveau d'un chat lorsqu'il décide de sauter ou de ne pas sauter ? Est-ce que tout son corps pense ? » « Les fusées qui filent vers la lune tuent-elles des animaux invisibles sur leur passage ? »

Adnan était elle aussi en perpétuel mouvement. Dans Des villes et des femmes. Lettres à Fawwaz, elle écrit à son ami proche, l'historien et écrivain libanais Fawwaz Traboulsi, pendant plusieurs mois, depuis Barcelone, Aix-en-Provence, Skópelos, Athènes, Londres, de nouveau l'Espagne, Amsterdam, Paris, Berlin et Beyrouth. Bien que le livre soit présenté comme une fiction, tous ceux qui l'ont côtoyée disent qu'elle a écrit sur ce qu'elle savait et sur les lieux où elle se trouvait :

Paris, fin septembre ; je suis de retour à la maison, après un voyage qui a été compliqué par un arrêt à Salonique. Je suis prête à t'envoyer ma lettre d'ici, mais avant cela, je dois te dire une dernière chose […]. J'ai perdu le souvenir de la voix de mes parents. Je suis allée en Grèce dans l'espoir d'entendre le grec parlé par ma mère. J'ai écouté attentivement, et il m'a semblé que personne ne parlait comme elle. Je me disais que le grec parlé à Smyrne était peut-être différent : plus musical, plus passionné (me semblait-il) que celui que j'entendais, qui me paraissait trop rapide, trop neutre. En tout cas, je n'ai pas réussi à trouver la voix que je cherche.

C'est cette agitation et ce sentiment d'urgence de voir, de documenter et de créer sous toutes les formes qui ont valu à Adnan son statut de personnage culte, d'abord au Liban parmi les poètes et les artistes, et plus tard en tant qu'artiste dans le monde entier. Son premier roman, Sitt Marie Rose, écrit en un mois, est basé sur l'histoire vraie d'une institutrice enlevée et tuée par des miliciens chrétiens en 1976, pendant la guerre civile libanaise. Publié en France en 1978, il a été interdit au Liban. Cinq personnages y rapportent ce qu'ils pensent de Marie-Rose dans ce livre qui décrit la situation complexe de la guerre du Liban, au-delà des clivages sociaux, religieux et économiques, en utilisant des fragments lyriques de journalisme, d'articles de presse, de conversations et de monologues :

Le 13 avril 1975, la haine éclate. Plusieurs centaines d'années de frustration ressurgissent pour s'exprimer à nouveau. Le dimanche midi, un bus rempli de Palestiniens retournant à leur camp passe devant une église où le chef du parti phalangiste et d'autres chrétiens célèbrent la messe. Le matin même, un phalangiste est tué devant cette église. Piège tendu ou simple hasard, nul ne le sait, mais des miliciens arrêtent le bus, font descendre ses occupants et les abattent les uns après les autres. La nouvelle traverse la ville comme un électrochoc. Un silence s'installe tout au long de l'après-midi. Tout le monde sent l'imminence du malheur. La nuit, des explosions secouent la ville. Des rafales de mitrailleuses se font entendre à intervalles de plus en plus rapprochés.

Images lunaires, images de guerre

Adnan avait une opinion sur presque tous les événements politiques qui se sont produits au cours de sa vie. Sa compagne de toujours, la sculptrice Simone Fattal, racontait qu' « Etel passait ses nuits à lire le journal », lui résumant tout le matin au petit déjeuner. Dans Voyage au mont Tamalpais, à propos des premières images lunaires à haute résolution au début des années 1960, elle écrit :

Je me souviendrai toujours du jour où Ranger 8 a touché la lune. C'était un samedi de février. [La sonde] a renvoyé les premiers gros plans des cratères et d'une surface vérolée, caoutchouteuse, comme du lait brûlant qui se décompose en bulles et étire sa peau […].
Au cours de la même émission de télévision, la première explosion nucléaire de la Chine rouge est apparue […].
Ranger 9 a décollé de Cape Kennedy et du poste de télévision […].
Et si vous aimez les chiffres, je vous dirai qu'ici, sur terre, c'était le 14 février, et c'était le printemps : il y avait des fleurs partout et une brise tiède mêlait ma fièvre aux nuages.

Sur la guerre du Vietnam, extrait d'un article de journal de 1972 :

Tous les soirs à 18 heures, de l'Atlantique au Pacifique et pendant une heure, les informations locales — à l'échelle du continent — et internationales sont diffusées par la télévision américaine. L'émission principale du jour couvre tous les événements dans un style délibérément dramatique et cent millions d'Américains assistent, assis dans le noir, à un spectacle toujours familier, mais jamais répété.
C'est ainsi que, pendant dix ans, la guerre du Vietnam s'est infiltrée dans la psyché américaine : une guerre bizarre que personne ne voit, qui se déroule sur une terre étrangère, un fantôme qui hante chaque famille, mais qui ne se manifeste jamais.

Sur la guerre du Golfe, in Le maître de l'éclipse :

En buvant un café, je suis en pleine guerre du Golfe : un film défile devant mes yeux, mais les images ne sont pas en noir et blanc, elles sont de la couleur de ma peau. Elles me disent que l'Irak est écrasé sous les bombes et m'avertissent de faire attention, de ne pas montrer trop d'émotion, de garder cachés mes problèmes parce qu'ils n'intéressent pas grand monde. Ce besoin récurrent de dissimulation crée une sorte de bouclier, un deuxième moi en quelque sorte, qui censure les pensées, ou parfois les efface complètement.

Adnan a commencé à écrire vers l'âge de vingt ans et n'a jamais cessé. Elle considérait ses peintures comme de l'écriture, et vice versa, et peignait à plat, sur un bureau. Ses observations — littérales, profondes, provinciales, philosophiques — se déclinent de A à Z (elle a même un livre qui s'intitule From A to Z Poetry, l'un de ses plus linéaires, puisqu'il se concentre sur l'accident nucléaire de Three Mile Island en 1979). L'espace extra-atmosphérique était une fascination constante (elle a composé un poème en onze parties et un leporello pour le cosmonaute soviétique Youri Gagarine) et est devenu un fil conducteur de son œuvre : « l'impossible devenant possible », avec tout ce que cela impliquait. Ce sentiment d'émerveillement envers presque tout, y compris le cosmos s'est avéré un atout tout au long de sa vie :

Quand j'avais cinq ans, mon père me montrait la lune du doigt. Et il me disait : «  Tu vois la lune ? Nous n'irons jamais là-bas » […]. Ensuite, nous avons vu les astronautes et ils ont raconté des choses extraordinaires, les Russes et les Américains. Komarov, le Russe, a dit qu'il avait vu 17 levers de soleil en une journée, en une journée terrestre. C'était vraiment quelque chose d'époustouflant. C'était une grande aventure qui a couronné les années 1960. Dans ces années-là, le monde était un miracle permanent. C'était une chose incroyable. Nous avons quitté la Terre avec eux.

Des décennies plus tard, dans Le Prix que nous ne voulons pas payer pour l'amour, elle estime que notre départ de la Terre a un coût moral :

De plus en plus de gens se comportent comme s'ils ignoraient la nature, ne l'aimaient pas, voire la méprisaient. La catastrophe écologique dans laquelle nous vivons n'existerait pas s'il en était autrement. Ils ne peuvent absolument pas comprendre la réponse du chef amérindien Joseph aux colons américains lorsqu'ils ont essayé d'utiliser des indigènes pour labourer la terre : « Comment puis-je fendre le ventre de ma mère avec une charrue ? » — et il ne le pensait pas métaphoriquement, mais littéralement. Après tout, la Terre est une mère. Elle entretient la vie. Nous en sommes issus : les religions le disent à leur manière ; la science le dit aussi, ainsi que le bon sens. Nous n'aimons donc pas notre première mère, notre mère originelle. Nous l'avons abandonnée. Nous l'avons laissée derrière nous. Nous sommes allés sur la lune.

« Comment ne pas mourir de rage »

Bien que ses poèmes et ses pensées philosophiques, notamment ses réflexions sur le philosophe musulman Ibn Arabi, aient fait de nombreux adeptes, Adnan était vraiment à son meilleur lorsqu'elle écrivait sur la guerre et son impact sur la vie de tous les jours, y compris l'exil. Elle a saisi avec une acuité étonnante ce que signifie vivre dans un endroit où tout est mis à rude épreuve et où la perception du temps se vit dans l'attente d'une catastrophe, très probablement, ou au moins d'un certain changement. « La guerre et la révolution donnent de l'importance à un pays jusqu'à ce qu'il tombe dans la tourmente de la constance et disparaisse de la scène ».

Beyrouth a été un objet d'étude d'Adnan longtemps après son départ, mais la« tourmente de la constance » pourrait bien s'appliquer à tout pays dans lequel les États-Unis sont intervenus (Irak, Libye, Afghanistan, Palestine — elle a écrit sur tous ces pays) ainsi que, bien sûr, au monde arabe dans son ensemble. Dans son poème en prose « L'Apocalypse arabe », qui aborde dans son style kaléidoscopique la situation générale de l'histoire et de l'humanité, ainsi que le sort particulier du camp de réfugiés palestiniens de Tel Al-Zaatar assiégé, Adnan utilise des symboles là où les mots ne suffisent plus. Des « perles de prière », comme elle les appelle, qui remplacent ce qui ne peut être dit. Que ces symboles fonctionnent ou non n'enlève rien à ce qu'elle essayait de dire, formellement et littéralement avec les mots du poème :

Quand les vivants pourrissent sur les corps des morts
Quand les dents des combattants deviennent des couteaux
Quand les mots perdent leur sens et deviennent de l'arsenic
Quand les ongles des agresseurs deviennent des griffes
Quand les anciens amis se pressent pour rejoindre le carnage
Quand les yeux des vainqueurs deviennent des obus vivants
Quand les ecclésiastiques saisissent le marteau et crucifient
Quand les fonctionnaires ouvrent la porte à l'ennemi
Quand les pieds des montagnards pèsent le poids d'un éléphant
Quand les roses ne poussent que dans les cimetières
Quand ils mangent le foie du Palestinien avant même qu'il ne soit mort
Quand le soleil lui-même n'a d'autre but que d'être un linceul
la marée humaine avance…

C'est dans les œuvres les plus simples d'Adnan — les plus directes, les plus ancrées, les plus franches — que son écriture est la plus pénétrante. Dans Au cœur du cœur d'un autre pays, un petit livre rassemblant sept textes, elle fait évoluer cette approche plus terre à terre dans plusieurs directions, avec des observations pointues qu'elle revisite au fil du temps :

MÉTÉO
À Beyrouth, il y a une saison et demie. Souvent, l'air est immobile. Je me lève le matin et je respire fort. L'hiver est humide. J'ai mal aux os. J'ai un voisin qui crache du sang quand enfin il pleut […].

INFORMATIONS VITALES
Les choses les plus intéressantes à Beyrouth sont celles qui sont absentes. L'absence d'un opéra, d'un terrain de football, d'un pont, d'un métro et, j'allais dire, de la population et du gouvernement. Et, bien sûr, l'absence d'absence de déchets […].

LIEU
J'ai quitté cet endroit en courant jusqu'en Californie. Un exil qui a duré des années. Je suis revenue sur une civière et je me suis sentie ici étrangère, exilée de mon ancien exil. Je suis toujours loin de quelque chose et de quelque part. Mes sens m'ont quittée l'un après l'autre pour mener leur propre vie. Si vous me rencontrez dans la rue, ne soyez pas sûr que c'est moi. Mon centre n'est pas dans le système solaire.

Et à la fin du livre, dans « Être en temps de guerre », un poème brûlant écrit pendant la guerre d'Irak, alors qu'elle se trouvait en Californie :

Faire comme si les choses étaient importantes. Avoir l'air calme, poli, quand Gaza est assiégée et qu'une marée noirâtre engloutit lentement les Palestiniens. Comment ne pas mourir de rage ? Projeter sur l'écran la première guerre mondiale, puis la seconde, en attendant la troisième. Effrayer les innocents, en suivant la méthode israélienne de diffusion de la terreur. Passer un coup de fil à Paris. Dire à Walid que tout va bien. Mentir. Admettre que le temps n'est pas au beau fixe. Ressentir de l'indifférence face à un printemps qui réchauffe soudain. Choisir sa chemise. S'emplir l'esprit de l'appréhension du journal du dimanche, là, à la porte.

L'exil dans l'exil

C'est également dans ce livre qu'Adnan a évoqué la langue, qui était à la fois son exil et son refuge. Son enfance au Liban avait été si fragmentée qu'il n'y avait pas de public unique, il n'y avait pas de moyen de communiquer couramment, librement. Tout dépendait de qui vous étiez — votre classe, votre statut, votre âge, l'histoire de votre famille, le fait de parler grec, français, anglais, turc ou arabe. Adnan a écrit en français jusqu'à la guerre d'indépendance algérienne, après quoi, révoltée par le massacre d'Algériens par les forces françaises, elle est passée à l'anglais, ou plutôt à l'américain, comme elle l'a confié à un intervieweur :

Je dis l'américain parce qu'il a une énergie, une histoire, une connotation qui lui est propre [...]. En français, si vous prenez des libertés avec la langue, on vous corrige […]. Et cela ne m'arrive pas aux États-Unis […]. On crée sa langue, on a une liberté avec sa langue […]. Donc c'est extrêmement sympathique.

L'Amérique a apaisé bien des douleurs d'Adnan, mais pour quelqu'un qui prétendait ne vivre que dans le présent, elle conservait sa part de regrets. Elle mentionnait souvent l'arabe comme la langue écrite qu'elle aurait aimé maîtriser, mais il semblait trop tard, dans une vie si remplie, pour apprendre à écrire dans cette langue avec autant de fluidité qu'en anglais ou en français. À la place, elle s'est tournée vers des expériences formelles. Et vers une montagne : Le mont Tamalpais, juste au nord de San Francisco, qui a été la résolution de son exil, si quitter l'exil signifie se débarrasser de ce que l'on désire ardemment. « Il m'a sauvé la vie », avoue-t-elle. « Dès que je l'ai vu, je me suis sentie chez moi. Il est devenu l'axe autour duquel j'ai tourné. Parfois, c'est l'effet que vous fait une personne ». De la Californie, elle dit : « J'étais heureuse. » En fin de compte, c'est l'endroit qui lui a redonné l'arabe, à travers les poèmes arabes calligraphiés qu'elle en est venue à peindre, ainsi que le mont Tamalpais, représenté à maintes reprises jusqu'à sa mort.

Et c'est ce qui est le plus frappant dans ses tableaux — cet arabe particulier qui est le sien — : la légèreté. Cette montagne, cette forme, cette liberté, est le contrepoids de tout ce qu'Adnan a vécu et de toutes les horreurs qu'elle a évoquées. Même si elles portent des titres tels que Le Poids du monde, ses peintures — rapides, sincères, joyeuses — sont à l'image d'une vie pleinement vécue.

Ce sont ces minuscules toiles abstraites qui ont également catapulté Adnan, au cours de la dernière décennie de sa vie, vers une célébrité croissante. Ses œuvres ont été largement exposées, notamment à la Documenta 13, à la Serpentine Gallery de Londres, aux Musées d'art moderne de San Francisco et de New York, et, juste avant sa mort, au Musée Guggenheim de New York. Bien que cela ne l'ait jamais changée (il était trop tard, disait-elle, pour utiliser l'argent), cette célébrité l'a fait entrer de plain-pied dans le monde de l'art contemporain et, en retour, a contribué à resituer l'art du Levant et de la région arabe au sens large. Elle a également suscité la question répétée de savoir qui elle était réellement : une femme arabe homosexuelle, très cultivée, incroyablement productive, âgée de près d'un siècle, qui n'offrait ni excuses, ni explications, ni coming out, ni déférence, ni compromis, et qui était simplement un modèle de la manière dont on pouvait exister par sa seule volonté.

« Le jour d'après ma mort »

Deux soirs après la mort d'Adnan, l'artiste libanaise Lamia Joreige a frappé à la porte de mon bureau à Paris, où nous étions toutes deux en résidence. Elles étaient proches l'une de l'autre et Joreige avait récemment terminé un film basé sur l'un des poèmes d'Adnan, « Sun and Sea ». C'était une conversation permanente entre elles deux : Adnan avait lu le poème à haute voix à Joreige dix ans plus tôt, l'invitant à le transformer en œuvre visuelle. Il avait fallu des années d'hésitations pour que Joreige finisse par lui montrer le film quelques semaines plus tôt en Bretagne, lors de ce qui est devenu la dernière visite d'Adnan dans cette région surplombant la mer.

Joreige a secoué la tête ; elle n'en revenait pas d'être arrivée à temps, mais aussi, bien sûr, de constater que son amie n'était plus là : « La dernière fois que je l'ai vue, elle a dit qu'elle était fatiguée, prête, mais avec Etel, on s'attendait à ce qu'elle soit là pour toujours ». Tous les livres d'Adnan étaient posés sur la table, certains ouverts, d'autres fermés, d'autres encore en piles. Joreige s'est levée et a arpenté mon bureau pendant un moment, puis a pris l'un des livres et l'a feuilleté. Au hasard, elle a lu :

Le jour d'après
ma mort
nous nous assiérons dans des cafés
mais je ne serai
pas là
je ne serai plus.

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Article original : « A Life of Sheer Will », The New York Review of Books, 8 juin 2023.

Traduit de l'anglais par Françoise Feugas.

Bassora-Le Caire. Un dialogue serré entre morts et vivants

Hishâm navigue en rêve entre Le Caire contemporain et la Bassora de la fin du VIIIe siècle, où la pensée islamique est en gestation. Dans ce monde parallèle, il rencontre son double, Yazîd, qui fréquente le cercle des théologiens rationalistes… Avec Les jardins de Basra, la romancière égyptienne Mansoura Ez-Eldin fait revivre des personnages illustres de l'histoire de l'islam pour engager un dialogue avec les vivants.

Homme observé, guetté, épié par ses “idées”, par mémoire. 

Paul Valéry, Monsieur Teste

Abolir le temps et l'espace tout en y demeurant, est-ce possible ? La réponse est évidemment non ! Mais la romancière égyptienne Mansoura Ez-Eldin nous dit tout autre chose dans son dernier roman, Les Jardins de Basra1. Oui, il est possible d'être le contemporain des VIIIe et XXIe siècles en même temps ; oui, il est possible de rêver les yeux ouverts tout en contemplant un horizon douteux. De quoi est-il question dans ce roman ? Au départ, il s'agit d'un doute, puis, à l'arrivée, d'une conviction. Le protagoniste l'exprime clairement :

Je n'en reviens pas moins à ma certitude que le temps est un fleuve qui coule et l'espace une chimère, que notre espace véritable est le berceau de nos âmes et que la mienne est suspendue là-bas, dans [Basra] »

Dans l'ivresse du temps, la raison retrouvée, et dans le rêve, le réel, suivi du désir d'un futur radieux, de la poursuite d'une quête interminable. Deux vies ne suffisent guère pour en accomplir une.

L'odeur du jasmin

Le Caire. Un homme reclus et solitaire contemple son jardin depuis la fenêtre de son balcon et médite sur un Bombax (fromager rouge ou kapokier) « aux fleurs flamboyantes ». Le monde extérieur, il ne l'appréhende que par la fente du grand mur qui sépare son jardin et le protège du vacarme des êtres et des choses.

Spectateur à distance du théâtre du monde, cet homme, Hishâm Khattâb, pérore sur la fleur blanche de jasmin qui « a quitté les terres de [s]on sommeil pour [venir] coloniser [s]on éveil ». De son parfum, il en est « gavé jusqu'à la nausée ». Sa tête, son ventre et ses entrailles, le monde autour de lui. Saturation totale. Tout ce qui n'est pas jasmin « disparaît et [il]reste seul devant des amoncellements de fleurs fanées dont le parfum fait de [s]a poitrine sensible un brasier qui [l]e consume de l'intérieur ». Dans ce jardin, point de jasmin. Hishâm le voit et le sent avec « les yeux de [s]on imagination ». Mais d'où vient ce parfum et son inquiétante étrangeté ?

Mémoire d'un martyr

Basra. La ville des jardins, des imams et de la langue arabe. On est au cercle du savant Hassan Al-Basri (642-728/737). Deux compagnons. Deux caractères opposés, mais bien appariés. Un esprit pur avec un autre rusé. Un homme généreux avec un autre envieux. Plus tard, le ressentiment conduit au meurtre, et puis à l'errance sans fin, éternelle.

Yazîd Ibn Abîhi, le vannier, et Mâlik Ibn 'Udiy, le copiste, se séparent de leur premier maître, Hassan Al-Basri, et se rallient aux positions du philosophe et dialecticien Wasîl ibn 'Atâ (v. 700-748/749), le fileur, par adhésion « aux principes de la position intermédiaire et de la non prédétermination ». Selon Wasîl, le grand pécheur ou le croyant hypocrite n'est « ni tout à fait croyant ni tout à fait impie », mais « occupe une ‘position intermédiaire', à savoir, ni croyant ni impie ». C'est, d'après une légende répandue par ses adversaires, la naissance du mutazilisme2.

Habité depuis l'enfance par un rêve énigmatique qui le torture, lui rend la vie impossible, Yazîd, inquiet, voit « les anges cueillir le jasmin des jardins de Basra, songe que l'imam [Hassan Al-Basri] a expliqué par la disparition des ulémas de la ville ». L'image du silence lourd et éprouvé de l'imam, de ses yeux baissés apprenant ce rêve auprès de son ancien disciple, n'a jamais quitté la profonde conscience de Yazîd.

Un jour, il va tuer.

C'était à l'époque de la grande épreuve, la « mort était une ombre qui pesait sur Basra, un air qu'elle devait respirer de gré ou de force ». Elle « venait dans les hardes d'une peste qui ne laissait rien subsister ». Yazîd a étranglé un vieillard agonisant dans une maison déserte, située à l'extérieur de la ville. Le crime a eu lieu au même moment où Wasîl ibn 'Atâ fut emporté par la peste. Et le retour du rêve, des anges et des fleurs blanches empoisonnait sa vie.

Après le crime, un retour fracassant du rêve, de la fleur blanche et de son parfum.

Le verbe assassiné de la vigne

Un « trou au bord d'une vigne proche du Chatt al-Arab ». Ci-gît Yazîd, un jasmin planté au-dessus de son cadavre décomposé. Il y a maintenant des siècles.

Quand Yazîd a surpris Mâlik « vautré nu dans [l]a chair et frémissant entre » les bras de Moujiba, sa femme, sa condamnation à mort fut signée. « Avec une pierre, raconte le copiste, je lui enfonçai le crâne jusqu'à ce qu'il eût rendu l'âme, pendant qu'elle me regardait d'un œil et surveillait de l'autre le chemin ». Les deux complices l'ont enterré à l'extérieur de la hutte dans laquelle il a rendu l'âme. Le surlendemain du crime, le meurtrier a planté un jasmin sur la tombe de Yazîd, le martyr.

Aujourd'hui, c'est la vigne desséchée et vidée de son essence par le jasmin qui parle du crime. Elle seule est le témoin de ce crime séculier. En vérité, Yazîd n'est pas mort. Il est resté vivant dans le parfum de jasmin. Il a traversé les siècles, de Basra au Caire.

Le verbe assassiné de la vigne fait écho à celui de Hishâm, le fait parler.

Un temps linéaire et fantastique

Un homme, peut-être deux, ou les deux à la fois. Un livre et une « identité de papier ». Ni le passé ni le présent, mais les deux ensembles. Un temps linéaire. Du IXe au XXIe siècle, aucune rupture. C'est la force du fantastique. Hishâm vit réellement à Basra et au Caire, avec cette étrange ambiguïté qui caractérise sa vie.

Yazîd reprend vie dans Le Grand Livre de l'interprétation des rêves attribué à l'imam Muhammad Ibn Sîrîn (654-728/729) grâce à la curiosité de Hishâm qui, un jour, dans un exemplaire du livre appartenant à son ancienne amie, Bella, s'est arrêté longuement sur le passage expliquant le rêve des anges qui cueillent du jasmin dans les jardins de Basra. Depuis ce jour, Hishâm a commencé « à être visité pour la première fois par des rêves » qu'il qualifierait « de fragments corrélatifs d'une vie associée ». Sur Yazîd et les senteurs de jasmin, tout lui fut révélé. Le martyre de Basra peut enfin revivre.

Un jour, Hishâm va aussi tuer.

À cause d'un livre, le manuscrit inédit de Mâlik dans lequel il livre son histoire, le martyre de Yazîd et certains de ses écrits sur l'ascèse et la purification. Hishâm a tout brûlé. L'homme qui voulait éditer ce manuscrit, ses livres et sa maison. Le feu a tout consumé. Restent les images du crime. Aujourd'hui, cette histoire n'est vivante que dans la mémoire de Hishâm qui, elle, résiste à la puissance infernale du feu.

Le livre, le rêve, la philologie, la philosophie, le corps, le désir, l'ascèse, la fleur blanche et son parfum. C'est l'univers romanesque de Mansoura Ez-Eldin, le monde confus de l'homme fantastique par excellence, Hishâm Khattâb (re)devenu Yazîd Ibn Abîhi, l'homme à l'interminable quête de soi. Et cela avec une maîtrise saisissante des registres de langue des deux époques3, la Basra de l'âge classique de l'islam et Le Caire contemporain, ainsi qu'une utilisation minutieuse de notions soufies, le rêve et la réincarnation au premier chef. ]].

Évocation d'un passé radieux, mais sans nostalgie aucune, Les Jardins de Basra font revivre, avec un art maîtrisé qui fait alterner les tableaux, les époques et les monologues intérieurs, et manie avec maestria les niveaux de langue, des personnages illustres de l'histoire de l'islam pour engager un dialogue serré avec les vivants, afin de savoir si les oulémas de la ville vivent encore dans leur disparation d'autrefois ou si, au contraire, ils ont repris leur place légitime au sein du Mirbad4.

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Mansoura Ez-Eldin
Les Jardins de Basra
Traduit de l'arabe (Égypte) par Philippe Vigreux
Sindbad/Actes Sud, 2023
215 pages
22,80 €

منصورة عز الدين، بساتين البصرة، القاهرة، دار الشروق، 2020_


1NDLR. Basra, ou Bassora. Les transcriptions de l'arabe reprennent ici celles choisies par l'éditeur — qui ne sont pas celles d'Orient XXI habituellement.

2Le mutazilisme, sous l'impulsion de Wassil Ibn 'Atâ, est devenu la première école de théologie dogmatique de l'islam (kalam). Ce courant prône la primauté de la raison comme source de connaissance religieuse et postule un Dieu juste qui ne fait que le bien ; qui n'est pas le créateur des actes humains. Le mal vient de l'homme qui est libre, seul et unique responsable de ses actes. Autre principe central du mutazilisme, le tawhid, l'unicité absolue de Dieu, principe qui implique la négation de tout attribut divin, dont la parole. Cela détermine chez les mutazilites la conception d'un Coran créé qui ne peut être éternel comme Dieu. Pour aller plus loin, voir dans la traduction française du roman le « lexique des écoles religieuses ».

3Cela vaut aussi pour l'excellente traduction de Philippe Vigreux.

4Célèbre place publique de la périphérie de Basra (Bassora) qui joua un rôle important dans la formation culturelle de la ville et des humanités arabes en général.

« Hâpy », une adolescence de transition au Koweït

Par : Jean Stern

Dans un récit poignant, l'écrivain koweïtien Taleb Alrefai raconte le changement de sexe d'une adolescente, Rayyane, dans un pays où les conventions sociales ont la pesanteur du plomb. Face aux menaces de son père et de ses sœurs, Rayyane aura des alliés dans sa transition. Même dans une société musulmane conservatrice, les lignes sont en train de bouger.

Il faut parfois « réparer » son corps pour trouver son identité de genre et apaiser ses angoisses. Les opérations de transition, qualifiées de façon plus clinique de réassignation sexuelle, consistent à recourir à la chirurgie pour changer de genre. Encore confidentielles et risquées il y a une trentaine d'années, elles sont désormais fréquentes en Europe, en Amérique du Sud et en Asie, en dépit des polémiques qu'elles provoquent. Elles restent complexes. Médecins, endocrinologues, psychiatres et chirurgiens décrivent les phases de mélancolie et de détresse qu'affrontent les adolescent·es s'engageant sur cette voie.

C'est le mérite de Hâpy, roman de Taleb Alrefai sous-titré Histoire d'un transgenre koweïtien d'aborder par un livre grand public la transidentité dans un pays du golfe Arabo-Persique. L'auteur s'est inspiré d'une histoire vraie. Les deux opérations marquant une transition dans ce cas « FtoM », female to male, l'ablatation des seins puis des organes sexuels internes, sont décrites en détail.

L'héroïne de ce récit s'appelle Rayyane, et porte un prénom à la fois féminin et masculin, comme une prémonition subliminale. À l'âge de 15 ans, elle n'a pas ses règles et son mal-être se centre sur son corps. Dans cette société corsetée des riches familles conservatrices du Koweït, la mère de Rayyane a épousé un cousin germain. C'est peut-être l'origine des difficultés de genre de Rayyane. L'adolescente découvre en consultant — avec sa mère et le consentement revêche de son père — qu'elle n'a ni ovaires ni utérus, malformation assez courante dans le cadre de mariages consanguins.

Une année entière sous le hijab

La mère de Rayyane, une intellectuelle délaissée par un mari trop occupé par ses « affaires », élève six filles. La meilleure amie de l'adolescente, Jawa, est mi-américaine, mi-koweïtienne et à ce titre pestiférée. Au Koweït mondialisé, on n'aime pas les étrangers. Il y a bien des crises, mais les deux femmes accompagnent Rayyane pendant les deux ans d'une transition chaotique. Jawa rebaptise son amie « Hâpy ». Pour les Égyptiens, Hâpy est le dieu des crues du Nil, représenté de manière androgyne, à la fois homme et femme.

La mère de Rayyane et Jawa sont des voyages à Bangkok pour les opérations. La mère aide Rayyane à mettre en place un réseau médical efficace, qui la traite avec considération. C'est un des aspects passionnants de ce récit, la mobilisation sans a priori du corps médical. Les médecins koweïtiens sont de précieux alliés pour Rayyane, et organisent le passage de relais à leurs collègues de Bangkok.

Contre Rayyane, et contre sa mère aussi, le père et mari entre dans des colères folles. « Je vais te tuer ! », « sale chienne », « avorton » émaillent leurs échanges. Et puis il y a les cinq sœurs, peinées ou en rage, avec Dieu en continuum à la bouche. Pourtant il y a une fatwa de 1988 de « la ligue des savants musulmans de la sainte Mecque » qui autorise les « chirurgies réparatrices des organes sexuels ». Rayyane sans ovaires ni utérus doit être « réparée ». Quelques années plus tôt en 1982, l'ayatollah Khomeiny avait en Iran donné à « une femme emprisonnée dans un corps d'homme » son accord pour une opération de réassignation sexuelle. Reste la question de l'héritage : au Koweït, comme dans plusieurs autres pays de la région, un homme hérite davantage qu'une femme. En clair si Rayyane devient un garçon, cela modifie l'ordre de succession et l'héritage. Le Koweït, pays de 3 millions d'habitants, est occidentalisé dans son mode de vie, avec des traditions ancestrales. Hâpy décrit la bourgeoise locale, vaste maison, bijoux, domestiques, chauffeur, milieu où le libre arbitre est mal toléré, en particulier pour les femmes, de plus désavantagées financièrement.

Les affrontements interfamiliaux se font plus durs au fil du récit. Le père se lamente : « Quel visage vais-je afficher devant les gens ? » Noura, la plus bigote de ses sœurs, lâche exaspérée : « Je voudrais te tuer de mes propres mains ».

L'ironie féroce du destin fait porter à Rayyane le hijab durant la dernière année de sa scolarité lycéenne, sur le conseil de ses médecins. Il n'a plus de seins, et la prise de testostérone entraine alors un changement de sa pilosité et de son visage.

Passer une année entière sous un hijab ! C'était fou de vouloir tout à la fois assumer ma vraie identité au prix d'efforts et de souffrances intolérables et dans le même temps de cacher le moindre signe de ma transformation ! C'était comme porter ce fichu soutien-gorge chaque jour à l'école : il pesait sur mes cicatrices dont il ôtait la croûte ! Je hurlais intérieurement : je suis un garçon, moi, je ne suis pas une fille !

« L'imitation du sexe opposé » criminalisé

La transidentité est dans le monde arabe une question mise sur la place publique depuis une trentaine d'années, contrairement au travestissement, décrit depuis des millénaires. L'anthropologue Corinne Fortier, autrice notamment d'une étude intitulée « Troisième genre et transsexualité en pays d'Islam » 1, explique que longtemps le terme mukhannath était utilisé pour désigner l'efféminé, sans pour autant avoir une connotation sexuelle. Le mukhannath pouvait porter des vêtements et avoir une gestuelle féminine, chanter, danser. Il vivait en compagnie des femmes puisque sexuellement, il ne s'intéressait pas à elles. D'autres variantes du terme existaient en Perse, en Égypte ou dans l'empire ottoman. En Turquie poursuit Corinne Fortier, le köçek est un jeune garçon qui vit au harem et se travestit, se maquille, danse et chante pour le plaisir des hommes, qui ont des relations sexuelles avec lui.

Dans le cas précis du Koweït contemporain, le cadre juridique est hostile à toute discussion sur le changement d'identité. Un texte de 2007 criminalise « l'imitation du sexe opposé ». Selon Human Rights Watch, des personnes transgenres ont été arbitrairement arrêtées et pour certaines auraient subi des tortures en garde à vue. Oman a adopté un texte de ce genre en 2018, punissant tout homme qui « semble s'habiller avec des vêtements féminins ».

Quelques années plus tôt, toujours au Koweït, un tribunal avait accordé à une femme transgenre le droit de changer son identité sexuelle sur ses papiers, mais la Cour d'appel puis celle de cassation ont annulé le jugement. La justice de l'émirat est plus lente à la détente que son corps médical, ce qui est sur le transsexualisme une règle à peu près universelle. Sur ce sujet comme bien d'autres, les « spécificités » locales ont bon dos.

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Taleb Alrefai
Hâpy, histoire d'un transgenre koweïtien
Traduit de l'arabe par Waël Rabadi et Isabelle Bernard
Sindbad Actes Sud 2023
256 pages
21,50 euros en France (15,99 en édition numérique)


1In Dossier : Réparer les corps et les sexes, Droit et cultures, no. 80, février 2020.

Camus et l'Algérie. « Un humain avec ses hauts et ses bas »

Le livre de Tarek Djerroud Camus et le FLN fait valoir un autre point de vue algérien sur les rapports de l'écrivain à la « question algérienne ». Entre essai et récit, l'œuvre ne se veut ni l'apologie d'un saint ni l'excommunication d'un apostat, mais une interrogation personnelle de l'histoire contemporaine de l'Algérie, parfois quelque peu idéalisée.

Pour certains, Camus était un saint, un héros rare, quand d'autres ne voyaient en lui qu'un écrivain inconsistant : pourtant, lui n'était qu'un humain, avec ses hauts et ses bas. […]. En marge d'une longue et difficile quête de justice humaine, nous apprenons par-ci et par-là qu'un homme d'action pourrait être défini par ce qu'il avait bien réussi à accomplir dans sa vie sans oublier ce qu'il avait voulu réaliser sans y parvenir, l'une comme l'autre conséquence pouvait plaider en sa faveur sinon à son désavantage.

Avec cette position, Tarek Djerroud rompt avec les anathèmes qui se perpétuent en Algérie, et parfois en France, depuis la conférence officielle « Albert Camus vu par un Algérien », donnée à Alger en février 1967 par Ahmed Taleb Ibrahimi, alors ministre de l'éducation. L'écrivain y reste condamné comme celui qui, en refusant son nom à « l'Arabe » de L'Étranger et en ne faisant aucune place aux colonisés dans ses romans, avouerait n'être qu'un « tardif défenseur »1 de la domination française en Algérie. Accusé même de vouloir réaliser « de manière subconsciente », « en tuant l'Arabe », « le rêve du pied-noir qui aime l'Algérie, mais ne peut concevoir cette Algérie que débarrassée des Algériens », Albert Camus est réduit à être celui qui a fait passer sa communauté « avant la défense des valeurs universelles ». À ce titre, selon Ibrahimi, Camus, qui ne mérite pas le titre d'« Algérien », « restera pour nous un […] étranger », pour n'avoir pas reconnu « la noblesse de notre combat » et sa « seule issue acceptable : l'Indépendance ».2

Repris sans fin au nom de la critique postcoloniale ou nationaliste, ce verdict, en subordonnant expressément l'algérianité de Camus au critère d'un soutien politique à l'indépendance telle que la voyait le FLN, validait malheureusement l'inquiétude de l'écrivain que les Européens natifs d'Algérie se voient reconnaître leurs droits, comme minorité, à la pleine citoyenneté dans ce nouveau pays.

Un réformiste en quête de justice

Revenant aux faits, Djerroud part du texte de Camus « Réflexion sur la générosité » publié en 1939 dans L'Entente, le journal de Ferhat Abbas. Il passe par son engagement au Parti communiste, sa volonté de faire entendre politiquement la voix des colonisés et sa dénonciation courageuse de la répression des premiers indépendantistes de l'association Étoile nord-africaine et du Parti du peuple algérien (PPA) fondés par Messali Hadj. Il termine sur le Camus de la fin des années 1950, pris en tenaille entre sa sous-estimation de l'aspiration nationale algérienne et la crainte que la surenchère des terrorismes rende impossible toute cohabitation future entre les communautés. Djerroud le dit clairement : la dénonciation du colonialisme français par Camus restait réformiste, dans le sens d'une égalité politique et juridique entre tous les citoyens d'Algérie, sans distinction de religion et d'appartenance communautaire, et cela dans le respect total et inconditionnel des différences linguistiques, religieuses et sociales. Ce rêve de justice et de fraternité avait sa grande part d'illusions, perdues peut-être par avance !

Cette aspiration à un dépassement du système colonial passait aussi par l'appel à remédier sans tarder à la détresse économique du plus grand nombre, notamment avec « Misère de la Kabylie », une série de reportages effectués par Camus et publiés dans le journal Alger républicain en juin 1939. Djerroud y voit un engagement sincère de Camus pour les droits et besoins humains les plus élémentaires, et en premier lieu la justice3. Même si, ajoute-t-il à juste titre, ce dernier ne faisait pas clairement le lien « entre colonialisme et misère sociale ». Djerroud brosse ainsi le portrait d'un Camus non pas « colonialiste » ou « paternaliste », mais humaniste, inquiet et incertain, cherchant, depuis le milieu européen pauvre dont il est issu, sa place face à l'altérité des colonisés. Il voulait faire entendre la voix de damnés de cette terre, dont il n'a cessé de célébrer la beauté et la grandeur.

Les limites de la « pensée de midi »

Quant à L'Étranger, il dépeint selon Djerroud « l'autochtone en étranger chez lui, en triste démuni, lequel était même sacrifié à cause d'un faux alibi : le soleil ! ». C'était écrire vrai : le droit discriminatoire de la colonie a fait de « l'Arabe » un « sous-homme » auquel les principes de la République « ne s'appliquaient guère ». Par-delà toute interprétation, ajoute Djerroud, « ce roman, qui se nourrit d'imaginaire comme du réel, venait à pic pour miroiter une réalité quasi quotidienne » de la vie en colonie. Au passage, rappelons que les critiques postcoloniales ou nationalistes de L'Étranger minorent souvent le fait — l'occultent — que ce roman acte la rupture avec la véritable littérature d'apologie du colonialisme, celle dite « algérianiste », jadis représentée par Louis Bertrand et Robert Randau.

Loin du cliché du « colonialiste » dominateur et aveugle, et face à la souffrance et aux revendications de justice et d'indépendance des colonisés, la figure de Camus serait mieux comprise selon Tarik Djerroud dans un rapprochement avec celle de l'instituteur Daru dans la nouvelle de 1957, L'Hôte. Natif d'Algérie, parlant l'arabe, transmetteur du savoir tentant de pallier la famine des habitants, ce personnage refuse l'ordre des autorités de livrer le captif qui lui est confié. À travers lui, l'auteur signalerait tant aux « Arabes » qu'aux Européens quelle quête d'humanité s'esquisse ici entre les deux hommes « dans un « pays […]cruel à vivre » , mais qui pourrait changer avec la volonté de tous ». L'épilogue où l'instituteur se voit condamné de part et d'autre le montre pourtant : l'écrivain n'ignore plus rien de la finitude d'un ordre social qui voue une telle quête à l'échec.

Voulant illustrer une nécessaire « pensée de midi », celle de la juste mesure, Camus a montré les limites de sa vision de « la question algérienne » avec sa proposition fédéraliste très peu réaliste de 1958. « Camus, écrit là aussi Djerroud, pouvait être lucide sur beaucoup de problèmes de son temps. […]. Mais il resta très aveugle sur l'art d'écraser l'ignominie coloniale en Algérie ».

Du livre de Tarik Djerroud, retenons l'invitation lucide à penser l'avant et l'après 1962 sans céder ni aux simplismes de l'histoire officielle ni au mythe de l'écrivain maître du bonheur comme du malheur d'un monde qui souvent l'écrase par son indifférence assourdissante. Car il serait absurde de faire porter la responsabilité de la conquête coloniale et ses conséquences, mais aussi les massacres et atrocités d'une guerre de sept ans à un écrivain broyé dans ses affres.

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Tarik Djerroud
Camus & le FLN
Érick Bonnier, 2022
311 pages
21 euros
En Algérie, ce livre est édité aux éditions Tafat dont Tarik Djerroud est le directeur.


1Selon les termes d'Edward Said dans Culture et impérialisme Fayard, Le Monde diplomatique, 1993.

2Toutes ces citations sont extraites de Ahmed Taleb Ibrahimi, De la décolonisation à la révolution culturelle (1962-1972), « Au chapitre des “remises en question” » Alger, SNED, 1973.

3Lire à ce sujet l'édition établie, présentée et annotée par François Bogliolo d'Albert Camus, Misère de la Kabylie, Pézenas, Domens, 2020. Le volume est accompagné de photos de l'époque.

« Sur le méridien de Greenwich » de Shady Lewis ou les chroniques de l'absurde ordinaire

Le roman de Shady Lewis, Sur le méridien de Greenwich, traduit par Sophie Pommier, membre du comité de rédaction d'Orient XXI, et May Rostom et paru chez Actes Sud dresse le portrait acerbe de sociétés malades, d'administrations bornées et d'individus perdus dans les méandres des crispations identitaires.

Un employé de bureau égyptien immigré à Londres doit gérer les obsèques d'un réfugié syrien qui lui est inconnu. Pris au piège dans les rouages implacables d'administrations kafkaïennes, les personnages cocasses et désillusionnés de Shady Lewis se débattent tant bien que mal dans des sociétés où l'absurde et la bêtise engendrent des drames quotidiens.

La mort, fardeau des vivants

En exergue du roman, une citation des Évangiles : « Laissez les morts enterrer les morts. » Et c'est effectivement de morts qu'il est question tout au long de ce récit caustique où les personnages se démènent avec leurs consciences, les administrations et les coups du sort, pour parvenir à inhumer les corps. Car si « enterrer le mort, c'est l'honorer », il n'est pas si simple, de nos jours, de mener à bien cette mission de premier abord relativement banale.

Poussé par la curiosité, un Égyptien immigré en Angleterre, modeste employé de bureau à la vie monotone, accepte donc d'apporter son aide pour l'enterrement d'un jeune réfugié syrien mort à Londres. Sa motivation première : connaître le récit de sa vie. Il sera vite déçu. Aussi loufoque et improbable qu'elle soit, l'histoire de la vie et de l'exil du jeune défunt semble au narrateur moins absurde que celle de sa mort. Pour un réfugié syrien, mourir seul dans son lit relève presque d'une impardonnable faute de goût : il y a des morts dignes et honorables, d'autres non. Et mourir « de l'ennui résultant de l'absence soudaine de menace de mort » fait partie de la deuxième catégorie. Un récit cathartique donc, où l'auteur apprivoise la mort en la racontant avec humour, tendresse et lucidité.

On sait bien que le drame de la mort n'affecte pas ceux qui partent autant que ceux qui restent. C'est à eux en effet, les pauvres, qu'il incombe de ramasser leurs morceaux de vie brisées et de continuer à vivre comme si de rien n'était, ce qui est encore plus miraculeux que la naissance et n'est pas moins tragique que la mort elle-même.

Parce qu'elle affecte inévitablement les vivants, la mort les confronte aussi à leur libre arbitre et à leurs petites stratégies de survie dans un monde devenu machine à broyer les individualités. Il y a dans ce livre des morts tragiques, des morts banales, des morts violentes ou des morts suspectes. Toutes ramènent les personnages à leur solitude et à leurs angoisses. Larmes, déni, imagination, fatalité ou mensonge, chacun fait ainsi face comme il peut à ce drame le plus ordinaire qui soit, de manière plus ou moins morale, plus ou moins rationnelle. Une rationalité qui semble avoir déserté les sociétés dans lesquelles l'histoire rebondit.

La raison au bord du gouffre

Au Caire, il faut prévoir la mort en avance pour réserver la salle de cérémonie. À Londres, le décès est la suite logique d'une vaine et mensongère prise en charge sociale, « jusqu'au suicide ou à la mort naturelle de l'intéressé qui libère une place pour sauver une autre personne en détresse ». Les institutions, ici, sont le tombeau de la raison, et l'auteur décortique avec une précision chirurgicale toutes les procédures qui font des employés de bureau les petites mains d'un système absurde, régi malgré tout par une logique imparable que personne ne questionne. Avec un sang-froid vertigineux, les fonctionnaires défendent ces administrations dont la violence est toujours sous-jacente : la bureaucratie neutralise les opinions individuelles, pour le meilleur et pour le pire. Il n'y a pas de place, chez les personnages, pour le politiquement correct dont ils font les frais quotidiennement. Pour survivre dans ce système, il faut maîtriser l'art du paradoxe, du sophisme et du syllogisme, le seul qui permette de trouver un semblant de dignité dans l'affirmation de soi et la compréhension du monde.

L'identité en dérision

En dressant le portrait de vies à la dérive ponctuées de petits drames quotidiens, Shady Lewis révèle en miroir un monde déserté par la logique, où l'absurde règne en maître sur la construction de nos identités, où la liberté est une ennuyeuse illusion et où la politique est un enfer pavé de plus ou moins bonnes intentions.

Les gens ici sont généralement très bien intentionnés. Ils accepteraient que je ne sois pas musulman tant que cela ne perturbe pas leur perception de l'ordre qui régente strictement le monde. Je ne les blâme pas : la division des individus en catégorie est une invention géniale, parce que n'importe qui, quelle que soit sa culture, peut comprendre cette répartition sans difficulté. […] On pourrait expliquer chaque chose ou refuser de la comprendre au nom de la différence de culture. Et justement, la différence de culture, c'est ce que le politiquement correct a promu de mieux.

Shady Lewis se moque de tout et de tout le monde avec une grande humanité : on s'attache à ces personnages plus perdus que fous, qui font comme ils peuvent pour rester debout. L'auteur, avec un humour décapant et une légèreté salutaire, passe tout au crible : du dieu Khnoum à Margaret Thatcher en passant par Karl Marx, la liberté d'expression, Facebook, la rupture amoureuse, la colonisation ou les crispations identitaires et confessionnelles, rien n'échappe à son regard acerbe et lucide. Un savoureux roman tragi-comique sur nos sociétés contemporaines.

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Shady Lewis
Sur le méridien de Greenwich
Traduit de l'arabe (Égypte) par Sophie Pommier et May Rostom
Actes Sud, coll. Sindbad
8 mars 2023
208 pages
22 euros (v. numérique 17 euros)

Shady Lewis présentera son ouvrage le 8 avril 2023, à 16 h 30, à l'Institut du monde arabe dans le cadre des Rencontres littéraires de l'IMA.

À Mossoul, « cette journée folle où nous avons couru aux frontières de la mort »

Au printemps 2017, le journaliste Samuel Forey couvre la reprise de Mossoul en compagnie de son fixeur Bakhtiyar Haddad, familier des guerres d'Irak depuis la bataille de Falloujah en 2003. Dans un récit qu'il vient de publier, Les Aurores incertaines, il raconte la férocité des combats dans la deuxième ville du pays, quartier par quartier, rue par rue. Bakhtiyar Haddad et les journalistes Véronique Robert et Stephan Villeneuve y seront tués le 19 juin. Extrait.

« On se regroupe dans un petit jardin, près du trou qui donne sur la ruelle, qui mène à une large avenue. De l'autre côté, c'est le quartier du 17-Juillet, toujours tenu par les jihadistes.

Départ. Ce ne sont pas les échappées, deux par deux, des forces spéciales, mais une sortie en groupe, un peu désordonnée. Lassitude, manque d'entraînement ? Je ne sais. On se retrouve en tas à l'entrée d'une autre maison. Soudain, ça crépite, tout autour. On tire sur nous. Petits éclats de poussière sur le sol et dans le mur. Certains soldats veulent sortir pour voir, d'autres s'engouffrent pour s'abriter. Ça bloque alors que je suis toujours dehors, à découvert, sous le feu, sans rien pour me couvrir. Un sentiment d'urgence sature tous mes sens, comme lorsqu'on se trouve pris dans le rouleau d'une vague puissante, qu'on ne comprend rien, qu'on ressent tout. J'aurais peut-être dû avoir le réflexe de compter les secondes, mais plutôt que d'attendre que les types du bataillon du Scorpion se mettent d'accord pour sortir ou entrer, je bondis et reviens sur mes pas, alors que les rafales continuent tout autour de nous. Le sol de terre battue est jonché de débris de guerre, pierres et parpaings éclatés, je trébuche, me reçois sur mon poignet gauche, roule sur l'épaule droite, me rétablis, file d'un coup vers le trou dans le mur par lequel nous étions sortis quelques instants plus tôt, aussi vite qu'une souris rentre dans sa cachette.

Depuis le début de la bataille, j'ai souvent frôlé la mort, mais cette fois-ci, j'ai l'impression qu'elle n'est jamais passée aussi près. Ma main gauche est maculée de sang. Sur un parpaing, j'ai laissé un morceau de chair. Une autre escouade arrive à ma rencontre et me regarde avec des yeux ronds.“ Je suis journaliste. On vient de nous tirer dessus. Daech.” Un soldat me donne de la gaze, je me bande rapidement, puis me calme. Je lance :
— Bakhtiyar ! Ça va ? Je l'entends de l'autre côté :
— Samu ? Ça va ? T'es où ?
— Je suis retourné dans la maison.
— Quoi ?

On ne s'entend pas. Je lui envoie un message. On est tous les deux en sécurité, mais séparés par la guerre, comme si nous nous trouvions chacun des deux côtés d'un flot déchaîné. Ma main m'élance — je découvrirai longtemps après que mon poignet s'est cassé dans la chute — je sors mon carnet et me remets à écrire.

À côté de moi, un soldat veut mieux voir, dégage un sac et fait tomber une marmite, ce qui nous vaut une rafale sur notre position — ça crépite fort —puis des roquettes – elles tombent tout près. Je fusille des yeux le soldat.

Puis, tout se calme. Leur orage a fait taire celui d'en face

On ne traîne pas. On bondit dans une autre maison, on monte à l'étage. Ça se calme. Deux soldats s'allongent dans un canapé immense d'une maison un peu plus meublée que les autres — vers l'est, la vue est aussi jolie que meurtrière —, attendant, jambes croisées, la suite des opérations. Un bulldozer arrive et barricade la ruelle. Les bruits emplissent la pièce. Parfois, le bâtiment vibre : une frappe qu'on sent mais ne voit pas. La barricade terminée, un BMP se met en position, et canarde en face de lui la mosquée Mufti, d'où les rafales étaient parties. Les tireurs se positionnent à toutes les ouvertures et se joignent aux salves du blindé.

Puis, tout se calme. Leur orage a fait taire celui d'en face. Un jeune qui tentait depuis dix minutes d'ouvrir une caisse de munitions — satanées boîtes de conserves — en libère enfin son contenu. Vidé sur un tapis, celui-ci est réparti entre les hommes, alors qu'on leur lance des bouteilles d'eau du dehors.

Je passe enfin de l'autre côté et retrouve Bakhtiyar. Je raconte ce qui s'est passé. Abdallah, le soldat agressif, aux yeux caves et sombres, m'offre un thé : “Bien vu. Il faut toujours retourner sur ses pas, à cause des mines. On n'a pas été très prudents. On ne fait plus assez attention, parfois.” Je leur demande s'il y a des blessés. “Non, Dieu merci.” Alors que j'ai l'impression de les avoir lâchés en pleine attaque, ils me félicitent. Il est cinq heures. Le thé est terminé, l'opération continue.

Inspection des maisons le long de l'avenue. Les soldats sécurisent cette frontière qui n'était pas sous leur contrôle. On arrive au bout du bloc. Le capitaine Hussein fait ouvrir le portail.

Une flotte de bulldozers pour barricader le quartier

Un cyclone fait irruption — le lieutenant-colonel Hicham, rayonnant, qui fait des moulinets avec un sabre trouvé dans une maison, et houspille ses hommes — à cet instant, il me rappelle le capitaine Haddock : “Alors, vous faisiez quoi, vous dormiez ?” On hésite entre l'énervement et l'euphorie, mais Hicham ne laisse aucun répit. Il est arrivé avec une flotte de bulldozers pour barricader le quartier, et tempête pour les placer. Il hurle au téléphone, au talkie, en direct.

“Ali, Hussein, foncez vers l'avenue !” Ses capitaines détalent, préférant visiblement affronter Daech que leur chef.

“Allez vers la droite ! On vous couvre ! Et attention aux snipers !” tonne le lieutenant-colonel à la radio.

“Donnez-moi un blindé ! Vous voulez arrêter l'opération ou quoi ?” gronde-t-il au téléphone, à un commandant de la 16e division, qui a du mal à suivre le rythme effréné du bataillon du Scorpion.

Ayant eu notre lot d'émotions fortes, Bakhtiyar et moi décidons de rester avec Hicham, plutôt que de repartir à la chasse au jihadiste en première ligne. C'était mal connaître le lieutenant-colonel que de croire que la partie serait plus facile.

Notre officier jaillit du pâté de maisons. Nous nous retrouvons sur une petite place terreuse, baignée par la lumière du couchant — mais la guerre, elle, fait toujours rage. Rafales furieuses, grondements sourds, elle rugit, mugit tout autour de nous. Mais les blindés ne viennent pas.

“Passez-moi un haut gradé et qu'il vienne ici !” râle-t-il.

Un officier se présente, petit et replet, l'air d'un fonctionnaire ennuyé : “ Mais comment je vais sécuriser tout ça, moi ? ” Hicham, sabrant l'air chaud, brame à cinq centimètres de son visage : “On vous a barricadé le quartier ! Maintenant, vous faites votre boulot !” L'officier file.

Le bulldozer reçoit une roquette. Nous sommes à quelques dizaines de mètres. À ce moment-là, je traite l'information avec détachement – ce n'est pas la manifestation d'un quelconque courage extrême, mais plutôt que je n'arrive plus à suivre le niveau d'explosions, de mitraillages et de violences que j'ai accumulé depuis des mois. Je m'écarte lentement. Je me transforme peut-être moi aussi en sac de sable, à ne réagir aux coups que par inertie.

Le bulldozer encaisse la roquette comme un colosse un direct. La masse d'acier tremble sous le choc, puis reprend son travail, bête de somme blindée. Hicham mouline encore avec son sabre, envoie ses escouades reconnaître les positions ennemies, et se fait apporter un mortier. Lame en bandoulière, il tire lui-même une demi-douzaine d'obus.

L'officier revient avec ses hommes, et Hicham lui montre un bâtiment : “C'est la maison la plus haute du quartier. Occupez-la et vous contrôlerez l'ensemble de la zone.” Les soldats de la 16e se couvrent de ridicule en n'arrivant pas à ouvrir le portail d'entrée.

Daech s'accroche. Un bourdonnement résonne, au-dessus de nous. C'est un drone-bombardier, l'une des dernières inventions des jihadistes. Bakhtiyar et moi nous garons sous un toit, un peu effarés, un peu euphoriques — nous étions partis pour une simple reconnaissance. Des bordées de balles traçantes montent vers le ciel, traits rouges tentant d'abattre la lumière verte de l'aéronef, qui nous nargue en l'air. Une grenade tombe, sans faire de victimes, à part des poules qui détalent en tous sens.

Sa haute silhouette part devant dans Mossoul dévastée

Hicham ignore la menace. Ses hommes reviennent. Ils ont repéré la position des jihadistes. Lieutenant-colonel commande une frappe d'artillerie. Sans attendre, il décide qu'il est l'heure de rentrer. Tout son bataillon, une centaine de soldats, est rassemblé sur la petite place, poussiéreux, à la fois fatigués et galvanisés par le vertige de la bataille et l'énergie de leur chef. “ En avant ! ” hurle Hicham, pointant son sabre vers l'ouest. Et sa haute silhouette part devant dans Mossoul dévastée par les combats. Il lance un cri de ralliement : “Que Dieu prie pour le prophète Mohammed, ses descendants et ses partisans !” Il est repris en chœur par ses hommes qui suivent, arme à l'épaule, se soutenant les uns les autres.

Retour dans la villa à la peinture saumon, au bord du Tigre. Après le bruit et la fureur, le silence et la sérénité. Le lieutenant Hicham se retire dans sa chambre. Bakhtiyar et moi restons avec le capitaine Ali, le second de Hicham. On est assommés. On tombe, chacun dans un canapé. La tension retombe, les muscles se détendent peu à peu. Les doigts, les bras, les “jambes, le cou. “Sacrée bataille, hein ?” dis-je à Bakhtiyar. “Ouais, tu l'as dit.” Il s'endort déjà.

Le capitaine Ali écoute sur son téléphone un chanteur irakien, se produisant dans les grands mariages ou des concerts populaires, Ahmed al-Dawas. La plainte du synthétiseur, la voix hagarde de l'interprète, le rythme lancinant des percussions me touchent à cet instant au plus profond de l'âme, comme si cette musique traduisait tout ce que je pouvais ressentir, cette journée folle où nous avons couru aux frontières de la mort, la douleur qui bat dans ma main gauche blessée, les rafales et les explosions qui retentissent dans ma tête, les regards assassins des soldats, les murmures des familles prises au piège dans les maisons vides, les crachotements des talkies, les charges des voitures-suicides, la fureur des combats et cette voix intérieure qui m'appelle vers eux ; à cet instant, ce morceau qui résonnait dans la pièce nue incarnait à lui tout seul la bataille de Mossoul.

Je sombre dans le plus profond des sommeils. »

Les « fractures invisibles » d'un reporter de terrain

Il y a dans le parcours de tout reporter des épisodes de deuil qui sont autant de moments fondateurs. Des deuils intimes, la disparation d'un proche, croisent des deuils collectifs qui au Proche-Orient ces dernières années ont souvent été des massacres d'une ampleur et d'une violence jusqu'alors inconnues. C'est cette incapacité de l'oubli de soi-même qui fait la grandeur de certains itinéraires de journalistes car en général, ce que Samuel Forey appelle des « fractures invisibles » restent à l'ombre. C'est le mérite du récit que ce journaliste et reporter de terrain vient de publier, Les Aurores incertaines, que ses fractures fassent partie intégrante d'un trajet entre l'amour et la mort, entre le tragique du géopolitique et la survie quotidienne d'un pigiste fauché.

Avant d'être un reporter reconnu pour la vivacité de sa plume et la lucidité de son regard, récompensés par un prix Albert Londres en 2017, Samuel Forey a perdu ses parents à la sortie de l'adolescence. Il part alors découvrir un monde arabo-musulman où il semble « possible de s'égarer », d'abord avec l'apprentissage de la langue arabe à Damas en Syrie. Puis il est en Égypte début 2011 quand le peuple se révolte, réclame la chute du régime. Ce sera le début d'un long voyage du Caire à Bagdad, de Gaza à Alep, et maintenant à Jérusalem où il est aujourd'hui installé.

Des étapes de ce voyage, Samuel Forey en a tiré Les Aurores incertaines. Il y a dans ce livre des pages magnifiques, par exemple quand l'auteur raconte son installation dans le Sinaï à Sainte-Catherine, dans une maison-rocher, en attendant de rencontrer un mystérieux Ali, « un bandit beau comme un loup ». De son poste d'observation, l'histoire récente du Sinaï défile, de l'occupation par les Israéliens aux rebellions bédouines. Les paysages aussi, bluffants de beauté et de mystère.

Et puis il y a les guerres, qui ne semblent jamais finir, ces aberrantes machines absurdes et mortifères que Forey décrit avec une précision presque effrayante. De son récit, il a proposé à Orient XXI de publier le passage ci-dessus décrivant une partie de la bataille de Mossoul, « l'une des plus grandes de ce siècle » quelques jours avant la disparition de son fixeur Bakhtiyar Haddad et de ses collègues journalistes Véronique Robert et Stephan Villeneuve, le 19 juin 2017.

Jean Stern

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Samuel Forey
Les Aurores incertaines
Grasset, Paris, 2023
478 pages, 24,50 euros en France

Syrie. Heurts et malheurs d'un État de barbarie

Le désastre qui a frappé la Syrie depuis les débuts du règne de la famille Assad échappe parfois à l'entendement. Comment un militant emprisonné puis exilé a-t-il pu retourner à Damas en 2020 pour y être englouti dans les geôles du régime ? Comment les images d'une révolution en direct ont-elles finalement été utilisées par un régime aux abois ? Autant de questions parmi d'autres, douloureuses et passionnantes, qui traversent trois livres et une revue consacrés à ce pays.`

Itinéraire d'un disparu, c'est le sous-titre du livre de la journaliste Garance Le Caisne, Oublie ton nom. À 42 ans, Mazen Al-Hamada s'est évanoui dans l'enfer des prisons syriennes. Nul n'a plus eu de ses nouvelles depuis sa disparition à l'aéroport de Damas le 22 février 2020. Il était rentré volontairement en Syrie. Il savait sans doute qu'il allait retourner dans les geôles du régime, et sans doute y mourir.

Retourner, car il y avait déjà été enfermé entre 2012 et 2013. Libéré, il avait atterri aux Pays-Bas, après un périple à travers la Méditerranée et l'Europe. Il avait entamé une nouvelle vie, obtenu un logement. Et puis il est reparti. Sans expliquer définitivement ce geste apparemment insensé, le livre se termine sur un extrait d'un des livres de Primo Levi, rescapé d'Auschwitz, auteur essentiel sur la Shoah. Primo Levi raconte un rêve récurent, un rêve dans un rêve : il est en famille, ou avec des amis, dans un décor agréable. Mais tout à coup il se retrouve « au centre d‘un néant grisâtre et trouble ». Alors il « sait ce qu'il a toujours su », qu'il est « à nouveau dans le camp et rien n'était vrai que le camp ».

« Un témoignage de l'abîme » sur l'univers concentrationnaire

Garance Le Caisne, Oublie ton nom. Mazen Al-Hamada, mémoires d'un disparu, Stock, 2022 ; 230 pages (20 euros)

Primo Levi s'est suicidé le 11 avril 1987. Comme Jean Améry, lui aussi écrivain survivant d'Auschwitz, également évoqué dans le livre. D'autres auteurs sont cités : Charlotte Delbo, Julius Margolin, Jorge Semprun ou Varlam Chalamov, qui a écrit Les Récits de la Kolyma, l'un des témoignages littéraires importants sur le goulag stalinien. Pour Garance Le Caisne, le parallèle n'est pas exagéré : « Petit à petit, je sentais que son témoignage de l'abîme trouverait sa place dans la littérature concentrationnaire ». En 2017 et 2018, la journaliste avait longuement enregistré le récit de Mazen. L'enregistrement avait été interrompu parce que sujet à des accès de violence verbale de plus en plus nombreux, il perdait pied.

Sa colère venait d'un sentiment d'irréalité et d'inutilité. Il avait d'abord parcouru le monde, de l'Europe aux États-Unis, en racontant toujours la même histoire, en montrant ses blessures, en mimant même les tortures subies par lui et les autres. Puis, déçu par l'inaction de la communauté internationale, il s'était réfugié dans la solitude et le ressentiment, refusant toute aide psychologique.

Après sa disparition, Garance Le Caisne a décidé de publier en les commentant ces « allers-retours chaotiques comme la mémoire d'un homme brisé par les coups et la déshumanisation ». Comme Primo Levi, chimiste sans histoire, Mazen Al-Hamada est membre de la classe moyenne, technicien dans une entreprise pétrolière. Habitant de Deir Ezzor, au nord-est de la Syrie, région où l'on n'est souvent pas favorable au régime. Musulman sunnite, comme la majorité des Syriens. Son père possède une ferme, décor de ses souvenirs d'enfant heureux. Quand la révolution commence, il manifeste « pour la dignité », aide les insurgés. Arrêté en mars 2012, piégé par une pseudo-militante infiltrée, il sera libéré en 2014 grâce, raconte-t-il, à l'humanité d'un juge. Mais il ne sera en réalité jamais libre, hanté par ces deux années où il n'était que le numéro 1858 ; où 180 personnes étaient entassées dans une cellule de onze mètres sur six.

La chaleur rend fou. On suffoque. Des prisonniers meurent étouffés, surtout les personnes âgées et les malades. Pour respirer un peu d'air, il faut avoir la chance d'être près de la porte. Au-dessus, une petite aération laisse filer un semblant d'air. Mais on ne cède pas facilement sa place.

À un moment, Mazen Al-Hamada est nommé soukhra, une sorte de responsable de cellule. Son travail consiste surtout à sortir les morts. Ceux qui ont étouffé. Ceux qui ont hurlé parce qu'ils ne pouvaient plus respirer, et que les gardiens ont battus à mort.

L'hôpital est aussi dangereux. Les détenus malades y sont attachés aux lits deux par deux. Un médecin entre. Il est ivre : « Qui veut des médicaments ? – Ne réponds pas », souffle le voisin de Mazen. Celui qui réclame des médicaments est frappé jusqu'à la mort. Selon la chercheuse Annsar Shahhoud, citée dans le livre, « un médecin y pratiquait chaque semaine une sélection des patients "inutiles ou désobéissants", qui étaient promis à la mort ».

Le livre noir des Assad, 1971-2021

Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bey, Syrie, le pays brûlé (1970-2021. Le livre noir des Assad, Seuil, 2022 ; 840 pages (29,50 euros)

L'univers concentrationnaire syrien est aussi l'objet de plusieurs articles de Syrie, le pays brûlé. Le livre noir des Assad, 1970-2021. Ce livre-somme qui prend en compte les règnes des Assad père et fils, rassemble un grand nombre de familiers du pays, chercheurs, diplomates, historiens, journalistes des deux rives de la Méditerranée. Certains ne sont plus de ce monde, comme le chercheur arabisant devenu diplomate Wladimir Glasman, extraordinaire connaisseur de la Syrie disparu en 2015, ou encore l'un des fondateurs des études modernes sur la Syrie, Michel Seurat, enlevé au Liban en 1985 par le Hezbollah et mort en détention en 1986. Ce dernier est tout naturellement choisi comme parrain par le collectif d'auteurs, qui reproduisent au début de l'ouvrage un texte extrait du recueil titré L'État de barbarie, concept rendu célèbre par Seurat. Dans cet article, Michel Seurat décortique un État parvenu « à un degré zéro du politique », sans omettre les clivages profonds qui sous-tendent la société syrienne.

En plus de 800 pages, le livre ne laisse de côté aucun aspect de la catastrophe, de la violence aux échecs politiques en passant par l'interférence des pouvoirs extérieurs, dont bien sûr la Turquie, la Russie et l'Irak. Difficile de résumer une telle encyclopédie du désastre ; on s'attardera donc sur un article parmi les plus intéressants, signé de Ramsy Sarkis, l'un des fondateurs du collectif Smart (Syrian Media Action Revolution Team). L'auteur, qui a contribué de l'étranger à diffuser dès le début les images du soulèvement, revient sur ce qu'il considère comme un échec de la médiatisation de la répression. Constat qui peut paraître surprenant : jamais conflit n'a été aussi documenté, par l'image numérique en grande partie.

Tester la « ligne rouge »

Au début, le mouvement pense avoir remporté la bataille de la communication. Des milliers de caméras et de téléphones filment les manifestations, puis leur répression par l'armée et les différentes polices. « Chaque vendredi, jour principal des manifestations, nous recevons jusqu'à 6 000 vidéos » écrit Chamsy Sarkis. Al Jazira retransmet les manifs en direct.

Les communicants du régime sont ridiculisés sur les chaînes de télévision arabes. Alors même qu'ils sont interviewés à la télévision, niant l'existence des manifestations, des protestataires leur répondent en direct via des petits messages placés devant les caméras.

Mais le régime « parviendra à renverser la situation en sa faveur » en utilisant lui aussi l'image : il diffuse des vidéos de torture et d'exactions commises par l'armée ou des milices, dans le but de terroriser les révoltés.

La deuxième raison, c'est l'indifférence internationale. Les images de massacres, de tirs à balles réelles sur les manifestants « permettent au régime de tester les limites de la communauté internationale et d'élever le seuil de la fameuse ligne rouge ».

Smart change alors de stratégie en créant une chaîne YouTube et une agence de presse, Smart News Agency, qui n'a pas résisté à la reconquête par le régime des principales zones libérées. Expérience d'un « journalisme de services » qui n'a pas bénéficié de l'aide internationale aux médias indépendants comme le sien, dit l'auteur. Cette aide est allée, selon lui, « aux agences de développement média mandatées par les chancelleries européennes ». Ces subventions « dépensées en frais de fonctionnement et de monitoring and evaluation (en moyenne 50 à 70 % des dotations) » ont suscité — cas souvent observé ailleurs — des « projets alimentaires », voire « fictifs » et « complètement déstructuré l'activisme médiatique syrien », conclut Ramsy Sarkis. Un article détaillé sur ces interférences pourrait être intéressant.

Réédition de « La longue nuit syrienne »

Michel Duclos, La longue nuit syrienne, édition de poche avec une préface inédite, éditions Alpha, 2022 ; (8,50 euros)

Le lecteur désireux de comprendre le conflit syrien dans un texte synthétique pourra également lire avec profit la réédition en poche du livre de Michel Duclos publié pour la première fois en juin 2019, La longue nuit syrienne. On y retrouvera l'analyse d'un bon connaisseur du pays et des affaires internationales, qui réussit à expliquer clairement la complexité syrienne, sociale, confessionnelle, politique, sans pour autant la simplifier et évidemment sans oublier le jeu des puissances étrangères.

Ce sont elles qui bénéficient le plus du conflit, constate dans une préface inédite cet ancien ambassadeur de France en Syrie (2006-2009), aujourd'hui conseiller spécial à l'Institut Montaigne. Russie, Iran, Turquie, sans oublier Israël (qui tout en menant régulièrement des raids aériens contre les forces iraniennes en Syrie n'a pas forcément envie d'un changement de régime à Damas) ni l'État islamique étendent leur influence. L'Europe est quasi-absente et les États-Unis, pour leur part, s'en tiennent à une attitude de « négligence désinvolte ».

En sortant de son immobilisme, Washington pourrait toutefois débloquer la situation, suggère l'auteur : « Les Occidentaux ont conservé une carte en Syrie de leur alliance avec l'administration autonome kurde du nord-est » (le Rojava, comme elle se nomme elle-même). En soutenant massivement « la sécurité, les infrastructures, les écoles, l'économie […], la consolidation d'un pan de territoire syrien […] modifierait profondément le rapport de forces avec Assad » et ainsi « permettrait de laisser ouverte l'option d'un règlement un jour ou l'autre du conflit ».

La revue « Mondes arabes »

Faire des sciences sociales du politique, Mondes arabes, No. 1, 2022 ; 186 pages

Le lecteur désireux de pousser plus loin la réflexion pourra lire l'article très riche de deux des meilleurs spécialistes français de la Syrie, Manon-Nour Tannous et Matthieu Rey, dans le premier numéro d'une nouvelle revue prometteuse, Mondes arabes. Intitulé « Still Researching1, il décrit l'histoire des études sur le pays des années 1980 aux années 2020. Pour un chercheur, le « terrain » prime, mais il est aujourd'hui quasiment impossible de s'y rendre. Ceux qui obtiennent un visa en paient le prix, participer à une « nouvelle scénographie […] qui peut conduire au palais présidentiel » et « d'enquêter via un circuit balisé » avec la justification proche de celle de certains journalistes : saisir les « coulisses du conflit ». Une méthode que n'adoptent évidemment pas les deux auteurs.


1Écho au titre du film Still Recording (lissa ‘am tsajjel), réalisé par Saad Al-Batal et Ghiath Ayoub, soulignant la poursuite des enregistrements en dépit d'une dégradation violente de la situation.

Lieux de culture, lieux révolutionnaires à Khartoum

Le Soudan est riche de son patrimoine culturel vivant, et ce dynamisme créatif s'exprime à Khartoum, notamment à travers une variété d'institutions privées dont certaines ont émergé après la révolution de décembre 2018. Tour d'horizon des principaux lieux culturels et de leurs ambitions dans un contexte chahuté.

Depuis cinq ans, le Soudan traverse une période d'instabilité. Un sentiment de chaos s'est diffusé auprès de la population, perceptible dans la vie quotidienne toujours perturbée par les manifestations hebdomadaires qui entraînent la fermeture des écoles et des bureaux et le blocage de la circulation dans de nombreux quartiers de Khartoum. Mais aussi dans l'état d'incertitude vécu par la population depuis le coup d'État d'octobre 2021 qui a mis fin au gouvernement civil transitoire né de la révolution de décembre 2018.

Malgré une réelle déception face à l'interruption du processus de transition, bien des Soudanais, en particulier les jeunes générations instruites issues des classes moyennes et supérieures continuent un combat qui, en passant par la culture, tente de mener une autre révolution, plus lente et progressive, par le bas. La vitalité d'institutions culturelles malgré le contexte politique, ainsi que leur volonté d'élargir leur action en dehors de la capitale pour rejoindre les provinces les plus éloignées sont autant de manifestations tangibles du maintien de l'espoir révolutionnaire.

Fréquentés surtout par les jeunes, les nombreux centres culturels créés avant ou après le soulèvement de 2018 reflètent une vie culturelle particulièrement dynamique, qui lentement s'exporte, mais est aussi de plus en plus appréciée des Soudanais. Entre les pionniers toujours actifs et les nouveaux centres qui se spécialisent dans la littérature, ceux engagés dans le développement d'une culture populaire complètent le paysage, ambitieux et enthousiasmant.

« Une oasis dans un désert »

Le centre Abdelkarim Mirghani est le plus ancien des centres culturels actifs à Khartoum. Il a été fondé le 15 mai 1998 et porte le nom de son créateur, un enseignant et ambassadeur natif d'Omdurman, la plus ancienne et la plus étendue des trois agglomérations qui composent la capitale soudanaise.

Le centre Mirghani

À l'époque, sa création dans un contexte répressif et dominé par les conservateurs et l'armée représente ce que les membres anciens du comité de direction ont appelé « une oasis dans un désert culturel ». Près de 25 ans après, le centre demeure dynamique, représentant surtout les cercles intellectuels. Son directeur, Walid Sourkatti, nous expose ses activités principales :

Le prix Tayyeb Salih1 pour la création romanesque en est à sa vingtième édition ; le concours de la meilleure nouvelle de jeunesse à sa quatorzième. Quant au festival de théâtre, il en est à sa cinquième édition. Durant toutes ces années, nous avons édité plus de 24 romans, un recueil de nouvelles et 4 pièces de théâtre. Nous avons ensuite d'autres activités plus ponctuelles, telles des séances de signature de livres et des conférences sur des sujets divers. Par ailleurs, le centre a une riche bibliothèque fréquentée en priorité par les étudiants, mais ouverte à tout le monde.

Le centre Mirghani se finance par les ventes et par les cotisations de ses adhérents. Cependant, certains programmes ont bénéficié ponctuellement du financement d'entreprises privées, comme la société de télécommunication sud-africaine MTN.

L'État ne finance presque rien dans le secteur de la culture. Durant la période Omar Al-Bachir (1989-2019), il n'est intervenu que pour censurer. Il fallait passer par lui afin d'obtenir les permissions pour organiser une quelconque activité. De ce point de vue, la situation s'est améliorée après la révolution. En effet, dans la situation de semi-anarchie que traverse actuellement le pays, les gouvernants ont d'autres chats à fouetter que de contrôler les activités des centres culturels.

Si l'État est absent, d'autres partenaires collaborent volontiers avec le centre Mirghani : les autres centres culturels soudanais ou étrangers (British Council, Institut français de Khartoum en particulier), certaines organisations internationales, ainsi que des universités soudanaises ou étrangères. « Malheureusement, concluent les seniors du centre Mirghani, la plupart de ces activités de coopération sont actuellement à l'arrêt. Les centres culturels étrangers ne sont plus actifs comme avant, les projets de coopération ont diminué sensiblement, et beaucoup d'agences et d'organisations internationales ont quitté le pays ».

« Pour une société des Lumières »

Le centre Khatim Adlan, situé au centre de Khartoum, a pour sa part été fondé en avril 2007, avec pour objectif d'œuvrer contre toute forme d'obscurantisme selon ses dirigeants, et s'inscrit dès le départ dans un projet politique contestataire. Il tient son nom de Khatim Adlan, philosophe et homme politique soudanais né en 1948 ayant œuvré « pour une société des Lumières et un Soudan pacifié ». Sa vice-directrice Arwa al-Rabea présente des activités qui « visent à proposer une pensée alternative à toute idéologie menant à la polarisation et aux conflits identitaires » :

Nos programmes ont pour objectif de promouvoir la culture soudanaise à travers sa musique, sa littérature, son cinéma, au sein de ce que nous avons appelé des « espaces neutres » (fadha'at muhayda), dans lesquels des gens de toutes tendances politiques peuvent exprimer librement leur avis. Notre programme musical est appelé « Messages de paix par la musique » (Rasa'il li-l-salam abra al musiqa). Sous le régime islamiste d'Omar Al-Bachir, la musique avait disparu de l'espace public. La télévision ne proposait que des émissions religieuses et les programmes scolaires étaient adaptés à l'idéologie du régime. Aujourd'hui, nous essayons de redonner de la liberté à une société qui a vu cet espace se réduire progressivement durant les 30 dernières années.

Financé en partie par des fonds privés et venant d'organisations internationales telle le National Endowment for Democracy (NED), le centre a fait l'objet de menaces durant le régime de Bachir, qui a fini par ordonner sa fermeture en 2012. Ce n'est qu'après la révolution de 2019 et le renversement du régime qu'il sera rouvert.

« Par la culture nous nous élevons, par la culture nous nous soulevons »

Avec sa courette, ses trois petites pièces et sa cuisine dans le quartier Manshya, Nartaqi est l'un des centres culturels les plus actifs de Khartoum, fondé par la jeune Israa Al-Rayyes en 2020. Passionnée de lecture depuis son plus jeune âge, Israa étudie la médecine et se spécialise en radiologie. Cependant, sa passion pour la lecture refait surface après l'obtention de son master, lui inspirant celle qui sera sa nouvelle voie : travailler dans le domaine du livre et de la culture au service de la jeunesse soudanaise et de son élévation intellectuelle. Et c'est justement de l'idée de s'élever, de progresser, de s'anoblir (nartaqi, à la première personne du pluriel) que vient le nom de son association. Elle raconte :

Lorsque nous avons organisé notre première foire du livre, juste après la révolution, sur les affiches publicitaires nous avions inscrit : « Par la culture nous nous élevons, par la culture nous nous soulevons » (bi-l-thaqafa nartaqi, bi-l-thaqafa nanhadh). Puis, quand l'association est née, son slogan a été : « Ce n'est pas uniquement le pain qui fait vivre l'être humain » (laysa bi-l-khubz wahdahu yahya al-insan).

Au centre Nartaqi

Un petit groupe informel de jeunes se réunissait environ une fois par mois pour débattre de littérature, de beaux-arts ou de musique. Au moment de la révolution, l'objectif principal était de faciliter la diffusion du livre papier au Soudan. Cet objectif a donné naissance à Nartaqi qui s'est posé en pionnier dans ce domaine en assurant l'envoi d'ouvrages dans plusieurs régions, y compris dans celles reculées comme le Darfour. Par la suite, un lieu a été loué à Khartoum, afin d'y organiser différentes activités culturelles : des cours de musique ou de langues étrangères, la semaine de la langue arabe ou le « salon culturel Nartaqi » dans lequel sont organisés des ateliers d'écriture créative et d'autres de perfectionnement linguistique avec un objectif manifeste d'éducation populaire.

Malheureusement, les conditions d'instabilité politique et d'insécurité que vit le pays actuellement sont un obstacle au bon déroulement de nos activités. Les gens ne peuvent pas s'engager, prévoir ce qui arrivera le jour où se déroulera un événement, une rencontre ou un atelier, car il arrive souvent que les rues soient bloquées du fait des manifestations quasi quotidiennes. Mais depuis la révolution, la censure des espaces culturels a diminué, car l'armée est principalement occupée à réprimer les manifestations.

Nirvana, soutenir l'édition

La fondation culturelle Nirvana a été créée par Mohannad Rajab en juin 2017. Écrivain lui-même, trentenaire, lauréat du prix Tayyeb Salih en 2014 et du prix Zein en 2019, Mohannad dit avoir eu l'idée de fonder ce centre dans le but de voir le Soudan progresser dans le domaine culturel et rattraper son retard vis-à-vis des pays occidentaux :

Le centre organise un prix d'écriture créative en arabe, un prix de littérature de jeunesse destiné aux moins de 16 ans ; un prix pour la meilleure maison d'édition et un autre pour la meilleure couverture. Ces prix encouragent les maisons d'édition à développer leurs outils techniques et à respecter les droits des auteurs. Nous voulons diffuser l'idée que l'édition est une vraie profession, loin de l'activité barbare et incontrôlée qui se pratique au Soudan et qui porte fortement préjudice à la qualité des publications littéraires du pays.

Centre Nirvana

Nirvana possède également un studio d'enregistrement dans lequel des œuvres littéraires sont transformées en podcasts à destination de ceux qui n'ont pas le temps de lire, pour être ensuite diffusés par la radio soudanaise d'Omdurman ou par des plateformes telles que Soundcloud.

« Cette initiative, précise Mohannad, ainsi que d'autres comme la mise en place de librairies gratuites dans certaines provinces soudanaises, sont financées grâce à L'Agence des États-Unis pour le développement international USAID ». La fondation emploie des jeunes pour s'occuper de l'accueil, de l'animation, de l'administration et des aspects techniques. Il s'agit d'étudiants ou de jeunes diplômés à qui la fondation offre une chance d'acquérir une expérience professionnelle qui leur permettra ensuite d'être plus compétitifs sur le marché du travail.

Nirvana propose de nombreuses autres activités : ciné-club international axé sur des productions inspirées d'œuvres littéraires, ciné-club soudanais, club de lecture, concerts, ateliers dans des domaines culturels variés, débats autour de sujets de société. Une fois par an, un grand concert payant organisé par la fondation dans une grande salle de Sharia Al-Nil permet de couvrir une partie des frais annuels. Cependant, la grande partie de ces frais est assurée, pour le moment, par les fonds personnels de son directeur, Mohannad Rajab.

Nouveaux talents féminins

Fondé par l'écrivaine soudanaise Sara Al-Jak après l'épidémie de Covid-19, le centre culturel Al-Fa'l (« optimisme ») naît de l'envie de mettre en valeur la place des femmes soudanaises dans la production littéraire du pays. Son objectif principal est ainsi d'encourager les nouveaux talents féminins à travers des formations.

Chaque mois nous mettons en place des ateliers d'écriture de 4 jours menés à partir de la production romanesque féminine soudanaise : nous avons rassemblé 140 romans féminins soudanais, à commencer par notre première autrice, Malikat Al-Dar Muhammad, jusqu'à aujourd'hui. Un par un, nous les lisons, nous débattons de leurs thèmes et de leur style et nous demandons à nos jeunes aspirantes écrivaines de s'en inspirer.

Le centre Fa'l mène une nécessaire réflexion sur l'histoire de l'écriture féminine au Soudan, ses conditions matérielles de celle-ci et ses caractéristiques.

Promouvoir aussi la langue arabe

Dirigés par l'universitaire Siddiq Omar Al-Siddiq, la Maison de la poésie (Bayt al-Shi'r) et le Centre Abdallah Al-Tayyeb sont des institutions liées à l'université de Khartoum, laquelle en assure partiellement le financement. Fondée en 2016 grâce à l'initiative du gouvernement de l'émirat de Charjah soucieux de promouvoir la poésie dans les pays arabes, la Maison de la poésie de Khartoum fait partie d'un réseau dont les autres sièges se trouvent en Égypte, Tunisie, Mauritanie, Maroc et Jordanie. Elle organise de nombreux événements parmi lesquels le Festival de Khartoum de la poésie arabe auquel sont conviés des poètes venant de tout le monde arabe, et le Forum de Khartoum de la critique poétique soudanaise.

Université de Khartoum

Siddiq Omar Al-Siddiq :

Ici, nous accueillons tous les courants poétiques présents au Soudan : la poésie classique, la poésie libre et le poème en prose, en arabe standard comme en dialecte. Nous offrons une tribune libre à tous les poètes, leur permettant de dialoguer entre eux. En outre, tous les mardis se tient un forum hebdomadaire de la poésie où de jeunes poètes viennent déclamer leurs compositions. C'est à cette occasion que nous dénichons les vrais talents.

Quant à l'institut du professeur Abdallah Al-Tayyeb, on y mène depuis 2002 des conférences sur la langue et la littérature, pour un total d'environ 500 conférences jusqu'à aujourd'hui, certaines ayant reçu un financement de l'entreprise de télécommunications Zain à capitaux koweïtiens.

L'institut chapeaute aussi un autre type d'initiative ouverte aux étudiants de toutes les universités publiques et privées : les munazarat, joutes oratoires tournant autour de sujets variés allant de la politique à la culture, à l'économie et à d'autres questions sociétales. « Nous sommes la seule université au monde qui organise ce type d'activité, conclut avec fierté Siddiq Omar Al-Siddiq, ce qui nous a permis d'obtenir de très bons classements aux championnats de joutes qui se déroulent, par exemple, au Qatar ou au Mexique. À l'époque de Bachir, nous avions même tenté de créer un « centre soudanais des joutes oratoires », mais les autorités avaient refusé en raison du caractère fondamentalement politique de ce type d'exercice. »


1Un des plus grands écrivains soudanais du XXe siècle, son livre le plus connu est Saison de la migration vers le Nord, traduit chez Sindbad.

Les juifs français et les trompe-l'oeil de l'universalisme

Par : Jean Stern

L'universitaire américain Maurice Samuels fait le récit des liens entre l'universalisme français et le statut des juifs, tous deux issus de la Révolution. Dressant le bilan de plus de deux siècles de tensions entre la France et sa minorité juive, il permet de mieux comprendre les limites du modèle universaliste. Et explicite les fractures anciennes des intellectuels français sur ce que Jean-Paul Sartre appelait la « question juive ».

S'assimiler dans un pays tenaillé par les préjugés antisémites, mais qui pourtant, le premier en Europe, leur a reconnu des droits et un statut, ou préserver une identité sociale et religieuse spécifique ? Depuis la Révolution française, l'histoire politique des juifs en France illustre cette forme de trompe-l'œil qu'est l'universalisme français. Généreux et progressiste en apparence, menaçant et intolérant dans la pratique. Le sujet étant explosif dans une France qui n'aime guère se remettre en cause, où d'innombrables polémistes dissertent à qui mieux mieux sur le « communautarisme » qui menacerait son glorieux modèle universel — mais enfin, voyons ! La patrie des droits « de l'homme » ! —, seul un observateur étranger pouvait se risquer à le creuser. En l'occurrence, l'Américain Maurice Samuels, professeur à Yale, spécialiste de littérature française et observateur avisé de l'antisémitisme. Philosophie, littérature, théâtre, cinéma, rien ne lui échappe, et il écrit non sans humour, ce qui rend la lecture de son important essai, Le droit à la différence. L'universalisme français et les juifs, particulièrement agréable.

En effet, Maurice Samuels va appuyer son étude savante, mais jamais absconse sur un certain nombre de personnalités mythiques de notre histoire, incarnant les unes et les autres le judaïsme à la française et sa confrontation avec notre modèle universaliste, ou pour le dire plus simplement, républicain. Une hirondelle ne fait certes pas le printemps, mais la France n'a pas toujours rayonné pour ses juifs. Napoléon Bonaparte le premier tenta de les remettre à leur place, jugeant que la Révolution avait été beaucoup trop gentille avec eux, et leur reprochant de former « une nation dans la nation ». Il entretient cependant le dialogue avec les notables juifs et les rabbins à partir de 1807, pour « trouver une nouvelle définition de l'identité juive dans le monde moderne ».

« Une répugnance pour le particulier »

Maurice Samuels va analyser plus deux siècles de « débats », car l'injure raciste et antisémite sans autre forme de procès n'est pas la discussion. Et quand bien même il y aurait procès, comme pour ce pauvre capitaine Dreyfus, il sera biaisé et fondé sur des mensonges, provoquant la plus grande bataille politico-judiciaire de notre histoire. L'auteur pose la question qui tenaille aujourd'hui encore la France : notre modèle d'universalisme, dans lequel certains voient la base de leur laïcité supposée intransigeante ne serait-il pas « congénitalement hostile aux différences minoritaires », Maurice Samuels évoquant dans sa préface « une répugnance pour le particulier » ? L'auteur va y répondre dans un exercice subtil de critique des « universalistes durs », comme Alain Finkielkraut, et de ceux qui ne voient dans « notre » universalisme qu'un« paravent à un schéma colonial ou néocolonial tenace ».

Il rappelle d'abord que la France de 1789, dont la population est de 28 millions d'habitants, ne compte que 40 000 juifs, pour les trois quarts d'entre eux des ashkénazes pauvres et semi-ruraux résidant en Alsace et en Lorraine, où de nombreux villages conservent les traces de ce passé juif évanoui. Paris n'abrite alors que 500 à 800 juifs. Il faudra de nombreux mouvements migratoires d'Europe centrale pour que Paris devienne une ville comptant une communauté juive d'environ 200 000 personnes à la veille de la seconde guerre mondiale, sur 300 000 juifs au total en France, soit 0,75 % de la population totale du pays, ce qui est modeste. Même avec l'arrivée de personnes venues du Maghreb dans les années 1950-1960, les juifs représentent aujourd'hui moins de 1 % de la population globale.

« Plus heureux et plus utiles en France »

Le pacte noué entre la minuscule minorité juive et la Révolution s'illustre par cette phrase prononcée par Stanislas de Clermont-Tonnerre en décembre 1789 et restée fameuse : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus ». Comme le remarque avec une pointe d'ironie Maurice Samuels, « la messe était dite : pour les révolutionnaires, égalité signifiait homogénéité ». La loyauté à la République naissante devait passer devant tout droit à la différence, l'auteur évoquant par exemple l'usage des langues locales, brocardées à l'époque. Le débat porte à la fois sur la pratique de la religion juive, entre ceux qui veulent l'éradiquer et ceux qui au contraire veulent l'assimiler dans le paysage, et sur le statut même des juifs en France. En somme, ils doivent s'intégrer à la France chrétienne, mais ont aussi le droit, comme citoyens, d'être « plus heureux et plus utiles en France », comme l'observe un texte de l'académie de Metz en 1787, juste avant la Révolution.

Le bonheur d'être Français, on croirait entendre du François Mitterrand des années 1970, mais on est aussi à rebours des discours actuels sur les minorités, dominés par la stigmatisation. L'universalisme français est né d'une idée d'ouverture, ambiguë certes, avec une Église tapie dans l'ombre, affaiblie par la Révolution, foncièrement antisémite. Il s'est transformé, au fur et à mesure de l'affaiblissement des catholiques, en religion laïque finalement aussi peu inclusive que tolérante. Ainsi dévoyée, la vocation universelle de la France s'est fermée au droit à la différence pour les juifs d'abord, pour les musulmans aujourd'hui.

Rachel et « le cantique de la synagogue »

Pour illustrer sa thèse, Samuels va décortiquer, en bon historien des sociétés, le rôle de deux personnalités particulières : Rachel Félix, dite « Rachel », star de la scène théâtrale au XIXe siècle et Jean-Paul Sartre, vedette des tréteaux intellectuels au XXe siècle, qui vont connaitre la gloire, mais aussi l'insulte et l'opprobre.

À l'âge d'à peine seize ans, Rachel bouleverse en 1839 un public qui accourt en masse à la Comédie française pour l'acclamer dans le rôle d'Esther, par ailleurs une héroïne juive de Racine. En dépit de l'engouement qu'elle provoque, la jeune actrice va également être la cible de campagnes antisémites constantes. Pouvait-on interpréter Racine comme « un cantique de synagogue » ? C'est une époque où la population juive de Paris augmente, et Rachel n'est pas la seule personnalité d'origine juive à occuper le devant de la scène. Ainsi Fromental Halévy vient de monter, en 1835, un opéra à succès, La Juive. C'est aussi un moment où s'affirment les polémistes antisémites, publiés par la presse parisienne sans aucune difficulté.

La question alors posée à propos de Rachel portera sur sa capacité, en tant que juive, à incarner l'universalisme français. D'une certaine manière, explique Samuels, on va reprocher à Rachel de faire « oublier » qu'elle est juive. Grande tragédienne peut être, usurpatrice française certainement… On ira jusqu'à dénier à son père le droit de se faire appeler Jacques plutôt que Jacob, pointant ainsi cette volonté de « dissimulation » qui serait propre aux juifs selon les antisémites et contradictoire avec l'assimilation voulue par le modèle universaliste à la française. Renoncer à tout, et pas seulement masquer son prénom. Rachel mourut de la tuberculose en 1858, à 36 ans, à la fois adulée et cible de campagnes antisémites nauséabondes qui préfigurèrent celles de l'affaire Dreyfus.

Les points aveugles d'Émile Zola

Samuels se penche aussi sur les figures des juifs pour Théophile Gautier ou plus tard le cinéaste Jean Renoir, et s'attarde longuement sur Émile Zola. Grand défenseur du capitaine Dreyfus, l'écrivain populaire avait compris, écrit l'auteur, que l'antisémitisme fanatique menaçait les « principes d'égalité et de justice revendiqués par l'universalisme français ». Et pourtant, « en le lisant », en particulier son roman L'Argent ou son essai La Vérité, Samuels explique que Zola reprenait à son compte un certain nombre de préjugés antisémites, et considérait que l'assimilation des juifs à la nation française devait « gommer leurs différences ». Il ne s'agit pas pour l'auteur de disqualifier « son combat héroïque »,, mais de montrer que dans l'esprit de Zola, « une république sans juifs formalise le rêve universaliste d'une nation de citoyens sans qualité, affranchis de toute différence aux yeux de la loi comme aux yeux de chacun ». Zola pose ainsi la base d'une forme de laïcité radicale, toujours prégnante dans le « débat » public aujourd'hui.

Enfin, Maurice Samuels revient longuement sur Jean-Paul Sartre et ses Réflexions sur la question juive, publiées en 1946, sans aucun doute la première critique d'ampleur de l'antisémitisme, mais aussi de l'universalisme à la française. Sartre pose la question de savoir, écrit Samuels, si, pour les juifs,« l'admission dans la société française » ne conduisait pas à « l'effacement » de leur spécificité. C'est le point qu'Emmanuel Lévinas soulève également dans un texte inspiré par Les Réflexions de Sartre dans son petit essai, Être juif, paru en 1947.

Sartre va être le premier à critiquer l'universalisme « de gauche » qui consiste finalement à étouffer les minorités plutôt qu'à leur tendre les bras. Ses lecteurs juifs, considère non sans raison Samuels, vont trouver dans son essai une « validation de leur droit à la différence ». Mais Sartre pousse sa critique du « démocrate » qui « manque le singulier : l'individu n'est pour lui qu'une somme de traits universels. Il s'ensuit que sa défense du juif sauve le juif en tant qu'homme, mais l'anéantit en tant que juif ». Samuels va certes pointer les contradictions de Sartre, à qui l'on reprochera plus tard de tolérer en les décryptant des préjugés antisémites, mais sa critique de l'universalisme français reste très pertinente.

Samuels montre que l'universalisme français, qui se voulait un modèle d'intégration des minorités, s'avère le cadre de l'intolérance, voire du racisme qui ravage une partie des élites françaises et de son système médiatique. Du Figaro à France 2 pour aboutit à CNews, il a ainsi lancé Éric Zemmour, qui combat farouchement le droit à la différence au nom d'un universalisme faisandé. Comme le conclut Samuels, il est temps « d'inverser le mouvement du balancier ».

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Maurice Samuels
Le droit à la différence. L'universalisme français et les juifs
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Olivier Cyran
La Découverte, 2022
300 pages
22 euros

« Plaidoyer pour la langue arabe »

Par : Nada Yafi

Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l'Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d'Orient XXI, Nada Yafi publie ce 6 janvier 2023 dans notre collection chez Libertalia son Plaidoyer pour la langue arabe. Elle y décrypte avec brio la fascination-rejet dont l'arabe fait aujourd'hui l'objet en France. Extrait du chapitre VII, dans lequel elle revient sur les liens historiques et subtils de l'arabe avec les religions musulmane, mais aussi chrétienne et juive.

De nombreux défenseurs de la langue arabe se sont insurgés, à raison, contre l'amalgame langue/religion. Pour autant, aller trop loin dans l'affirmation que l'arabe n'a rien à voir avec la langue du Coran peut être inexact et surtout avoir des effets pervers. En voulant à tout prix dédouaner la langue arabe en l'expurgeant de tout lien avec le Coran, on jette indirectement et de manière injustifiée le discrédit sur le texte sacré des musulmans. Car enfin celui-ci n'est pas réductible à une seule lecture. Il fait l'objet de plusieurs écoles religieuses et de diverses interprétations dont certaines de nos jours se réclament même du féminisme. Loin de l'image fantasmée d'un islam monolithique, il existe une véritable « mosaïque de l'islam », pour reprendre le titre du livre d'entretiens avec Suleiman Mourad, dans un ensemble très vaste, qui dépasse de loin le monde arabe.

Quels liens avec le Coran ?

Il est important de mettre les choses en perspective. Il nous faut d'abord reconnaître que le texte du Coran établit lui-même un lien ontologique avec la langue arabe. Plusieurs versets mentionnent un Coran révélé en langue arabe : verset 2 de la sourate 12, Yussof, dite de Joseph ; verset 113 de la sourate 20 Tâha (l'un des noms du prophète) ; verset 196 de la sourate 26, Ash- Shu‘araa dite des Poètes ; verset 28 de la sourate 39, Al-Zumar dite des Groupes ; versets 3 et 44 de la sourate 41, Fussilat, dite des versets détaillés ; verset 7 de la sourate 42, Ash-Shûra, dite de la Consultation ; verset 3 de la sourate 43, Az-Zukhruf, dite de l'Ornement.

Ces versets ne sont pas négligeables. Ils donnent en effet à la langue arabe dans la religion musulmane une sorte de prééminence sur d'autres langues et fondent la notion d'intraductibilité du Coran, étroitement associée à celle d'inimitabilité, même si celle-ci a davantage trait au contenu. Comme nous l'avons déjà évoqué, les versions du Coran dans d'autres langues que l'arabe sont de manière générale considérées par les musulmans comme des « essais d'interprétation » ou des paraphrases. Un lien organique est alors établi par les fondamentalistes entre langue et langage religieux.

Le leitmotiv des versets signalés a pu être instrumentalisé par les musulmans d'origine arabe pour affirmer leur domination dans la civilisation islamique sous les Omeyyades. Au temps des Abbassides, la valorisation de l'arabe comme langue de la révélation coranique est pourtant contrebalancée, aux yeux des musulmans non arabes, notamment perses, par d'autres versets du Coran qui confortent un principe supérieur – celui de la piété et des devoirs du croyant : « Ô humains, nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons partagés en peuples et tribus afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux » (sourate 49, Al-Hujurât dite des Appartements). Le terme Shu‘ûb signifiant « peuples » a été repris pour désigner la Shu‘ûbiyya, mouvement de résistance à la domination des Arabes natifs de la langue, mouvement dont la nature est complexe, mais dont le révélateur est le souhait de valoriser la langue et la culture perses. C'est ainsi du moins que le mouvement a souvent été interprété, bien que des linguistes comme Djamel Eddine Kouloughli1 insistent sur le fait que le mouvement de la Shu'ûbiyya « ne conteste pas l'hégémonie linguistique de la langue arabe, dans laquelle il exprime ses revendications, mais exige une stricte égalité entre tous les musulmans, et l'intégration, dans l'édifice culturel de la nouvelle société, des apports des vieilles cultures dont sont issus ses représentants ».

Si le Coran a été révélé en arabe, dans la péninsule Arabique, il ne peut pour autant résumer une langue qui a voyagé bien au-delà d'une région et d'une religion. Je ne ferai pas l'injure aux lecteurs de croire qu'ils ignorent la différence entre arabe et musulman, deux catégories qui peuvent se recouper mais ne sont pas identiques. Certes, les principaux lieux saints de l'islam se trouvent au Moyen-Orient (tout comme ceux des autres religions monothéistes), mais les musulmans du monde arabe ne représentent que 20 % des musulmans du monde entier ; à l'inverse, tous les Arabes ne sont pas musulmans, la région étant d'une très grande diversité en matière d'obédiences religieuses. « Il convient de noter, nous rappelle le linguiste Kouloughli, que les processus d'arabisation et d'islamisation sont foncièrement distincts : ainsi les peuples d'Iran, et une partie des Kurdes et des Berbères se sont islamisés sans s'arabiser, alors que les chrétiens d'Orient, les coptes et les juifs se sont arabisés sans changer de religion, en gardant éventuellement une langue liturgique distincte de l'arabe. »

Une certaine christianisation de la langue arabe

On attribue au Prophète de l'islam l'affirmation selon laquelle « est arabe celui qui parle l'arabe ». Il en est de même du grand juriste de l'islam sunnite, Ash-Shafi‘î, qui aurait déclaré que toute personne parlant l'arabe, ne fût-ce que quelques mots, pouvait être considérée comme arabe2. Cette attitude visait à s'opposer à toute exclusion linguistique au sein de l'islam et à affirmer comme principe cardinal l'égalité entre croyants. Une telle vision culturelle de l'identité arabe prévaudra à nouveau, détachée toutefois de sa dimension cultuelle, durant la Nahda, renaissance arabe du XIXe siècle. Si la traduction en arabe de la Bible et des textes liturgiques est attestée dès le IXe siècle, la popularisation de l'idée d'une langue arabe chrétienne en Europe est plus récente. La fondation à Rome en 1584 du collège des maronites n'y est sans doute pas étrangère, avec une « importante contribution de quelques-uns de ces maronites à la constitution de l'érudition orientaliste européenne du XVIIe siècle », comme on peut le lire sous la plume d'un chercheur espagnol, Fernando Rodriguez Mediano, dans un chapitre de l'ouvrage collectif Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe3, sous la direction de Jocelyne Dakhlia. La popularisation d'une image chrétienne de la langue dans l'esprit des Arabes eux-mêmes a surtout été l'œuvre de la renaissance arabe du XIXe siècle.

La christianisation s'accompagne parfois d'une tentative de dés-islamisation, soit par volonté de minorer l'apport de la civilisation arabo-musulmane à l'Europe, soit pour une meilleure appropriation de la langue arabe par tous ses locuteurs. Pour ce qui est de la première motivation, il m'est arrivé d'entendre, dans la bouche d'un diplomate, que l'on était redevable aux seuls chrétiens d'avoir traduit en arabe les grands textes grecs sous les Abbassides, textes dont les originaux avaient été perdus, et qui avaient pu ainsi être préservés de l'oubli et transmis par la suite à l'Europe à travers l'Andalousie. Sans eux, les musulmans n'auraient rien accompli. Cette allégation m'est revenue en mémoire à la lecture du livre de Dimitri Gutas Pensée grecque, culture arabe4, ouvrage qui constitue une référence universitaire incontestable. J'y lis ceci :

Il est certain que les chrétiens de langue syriaque ont joué un rôle fondamental dans le mouvement de traduction — les traducteurs venaient principalement mais pas exclusivement de leurs rangs — comme il est certain que sans le soutien actif de califes exceptionnels au cours des débuts de l'époque abbasside — des souverains comme Al-Mansûr, Hâroun Ar-Rachîd et Al-Maʾmûn — le mouvement de traduction aurait évolué différemment. Si les chrétiens de langue syriaque apportèrent une grande part de la compétence technique indispensable au mouvement de traduction gréco-arabe, l'initiative, la direction scientifique et la gestion du mouvement furent puisées dans le contexte créé par la société abbasside.

On voit que s'il est aisé de séparer la langue arabe de l'islam en tant que religion, il devient très difficile de la séparer de l'Islam en tant que civilisation. À propos de ce mouvement de traduction exceptionnel, qui s'est étalé sur deux cents ans, du VIIIe au Xe siècle, Gutas écrit encore :

Le soutien au mouvement de traduction transcendait toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mécènes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes, les musulmans que les non-musulmans, les sunnites que les chiites, les généraux que les fonctionnaires, les marchands que les propriétaires fonciers.

La seconde motivation, celle de l'appropriation, est plus légitime. Elle peut se comprendre dans le mouvement socioculturel de la Nahda, fin XIXe début XXe, comme étant dans une certaine mesure une réaction à la domination ottomane, détentrice du califat, et à sa politique de turquisation culturelle, portée à son paroxysme par le mouvement des Jeunes Turcs, puis par Kemal Atatürk après la défaite de l'empire ottoman. La suprématie turque sur la région arabe, longue de quatre siècles, du début du XVIe siècle à la fin de la première guerre mondiale, a pu être ressentie par beaucoup d'Orientaux comme l'une des raisons du long « sommeil » qui les a affectés, après un passé glorieux. Le célèbre poème de 1876 de Nasif Al-Yaziji intitulé Arabes, réveillez-vous ! en témoigne. La volonté de se libérer de la tutelle ottomane n'est pas clairement exprimée, mais l'appel à se libérer du despotisme istibdâd, celui des traditions sclérosées, mais aussi d'un régime imposé de l'extérieur, est déjà là, subliminal. Le mouvement de « réveil » ou de « redressement » de la Nahda a cependant plusieurs causes, certaines plus immédiates, d'autres plus lointaines, et les étudier ici n'est pas mon propos. Il est important toutefois de souligner que le mouvement était composite, avec une dimension islamique représentée par des penseurs réformateurs comme Muhammad ʿAbduh et Jamal al-Din al-Afghani, et une dimension chrétienne, avec des penseurs comme Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji, les deux composantes se retrouvant sous la même bannière du panarabisme.

La langue arabe a profité d'un essor de la presse durant la deuxième moitié du XIXe siècle, lié à celui de l'imprimerie, dont les chrétiens étaient familiers, les couvents ayant des presses dès le XVIIIe iècle. Le Levant est à cette époque une terre d'élection pour les congrégations religieuses étrangères. La langue arabe ne pouvait plus avoir pour seul cadre de référence l'islam. En s'attelant à la traduction de la Bible, Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji lui donnent un cadre de référence chrétien. Boutros Al-Boustani a par ailleurs investi le mot Watan patrie, nation ») de la charge émotionnelle qui était auparavant placée dans le terme Oumma, évocateur de la communauté musulmane. La forte participation chrétienne au mouvement de la Nahda, avec des hommes de lettres tels que Gibran Khalil Gibran, Mikhail Naimy, Elia Abou Madi, Jurji Zaydan est le signe d'une appropriation de la langue par tous ses locuteurs, notamment ceux qui appartiennent à une minorité. Comme le relève Anne-Laure Dupont, spécialiste de l'histoire contemporaine du monde arabe, dans sa contribution au catalogue de l'exposition Chrétiens d'Orient de l'IMA, on peut y voir la volonté de dépasser l'appartenance communautaire pour une appartenance culturelle commune. Volonté sans doute nourrie par le souvenir obsédant des massacres de chrétiens au Mont-Liban et à Damas en 1860, dont les origines complexes doivent être recherchées du côté d'une jacquerie paysanne contre le féodalisme des seigneurs d'une part et d'un jeu pervers des grandes puissances rivales européennes de l'autre.

L'on pourrait dire qu'il s'agit autant de « sécularisation » de la langue que de christianisation. Anne-Laure Dupont5 nous rappelle que de nombreuses figures chrétiennes étaient en réalité anticléricales ou en rupture avec leur communauté d'origine. Jurji Zaydan était franc-maçon, Faris Shidyaq, maronite d'origine, s'était converti au protestantisme puis à l'islam à la fin de sa vie, adjoignant le prénom arabe Ahmad à son patronyme. Le plus souvent les penseurs, hommes de lettres, étudiants et interprètes chrétiens ne mettaient pas eux-mêmes en avant leur religion, mais plutôt leur arabité, une arabité commune avec les musulmans, à travers l'appartenance à une même histoire et une même géographie. Ils sont également confondus dans cette même vision dans le regard des autres. On verra plus loin que c'est encore le cas aujourd'hui. Dès la fin de l'expédition napoléonienne en Égypte et l'arrivée en 1801 des « réfugiés égyptiens » à Marseille, « le risque de confusion entre chrétiens orientaux et musulmans est avéré avec ces originaires du Levant méditerranéen », nous fait remarquer Jocelyne Dakhlia dans le chapitre consacré aux « musulmans en France et en Grande-Bretagne à l'époque moderne », du livre collectif Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe.

Il a pu y avoir sous la plume de certains auteurs, comme l'historien Hisham Sharabi, une survalorisation du rôle des chrétiens dans cette sécularisation. Dire que ce sont surtout les chrétiens qui ont insufflé au mouvement de la Nahda son esprit de modernité grâce à leur proximité religieuse avec l'Europe, c'est passer sous silence de nombreuses figures musulmanes, dont l'imam Rifa‘a Al-Tahtawi, envoyé en France, en mission d'études, par Méhémet Ali, fondateur de l'Égypte moderne. Les cinq années qu'Al-Tahtawi a passées à Paris, de 1826 à 1831, ont été capitales pour cet esprit éclairé, reconnu comme étant l'un des précurseurs du mouvement de la Nahda.

Rifa‘a Al-Tahtawi a découvert en France la pensée de Voltaire, Condillac, Rousseau et Montesquieu. Il y a rencontré le grand orientaliste Silvestre de Sacy, et rédigé à son retour en Égypte son fameux livre L'Or de Paris. Une autre grande figure musulmane est celle de Taha Hussein, auquel l'historien Albert Hourani consacre un chapitre de son étude sans cesse rééditée sur la Nahda, Arabic Thought in the Liberal Age6. Il y rappelle que Taha Hussein également a fait un séjour à Paris en 1915. « Il y a passé quatre ans qui ont été décisifs pour sa pensée, comme pour Al-Tahtawi avant lui. Il a lu Anatole France, assisté aux cours de Durkheim, écrit une thèse sur Ibn Khaldoun, et épousé la femme qui était pour lui ses yeux » (Taha Hussein était non voyant). Hourani insiste sur le fait que ce penseur considérait la langue arabe tout aussi importante pour les coptes que pour les musulmans. L'écrivain égyptien devait ensuite occuper dans son pays le poste de ministre de la culture et mettre en œuvre sa pensée progressiste dans le domaine de l'éducation.

La forte participation des élites chrétiennes au mouvement de la renaissance arabe reste bien évidemment remarquable. Elle est simplement à mettre en perspective. C'est à juste titre qu'elle a été mise en valeur par l'exposition Chrétiens d'Orient, deux mille ans d'histoire organisée à l'Institut du monde arabe en 2018. La présence continue des chrétiens en terre arabe y a été mise en relief ainsi que l'utilisation de la langue arabe jusqu'à nos jours, y compris dans les messes et célébrations religieuses. Dans le chapitre du catalogue consacré à la contribution des chrétiens à la renaissance arabe du XIXe siècle, Anne-Laure Dupont rétablit une vérité historique : « Il va de soi que la presse, l'imprimerie, le mouvement de la traduction, la réflexion politique sur le pouvoir en islam, la légitimation du régime constitutionnel ont aussi leurs pionniers chez les serviteurs musulmans des pachas d'Égypte et des beys de Tunis. » Elle insiste avec raison sur la dimension composite du mouvement et conclut que « ni le concept de la Nahda qui a une composante islamique assumée [...] ni le nationalisme ne sont une invention des chrétiens ». Elle ajoute un autre éclairage révélateur :

Pas plus qu'ils ne sont politiquement homogènes, les chrétiens ne peuvent être pris pour les seuls acteurs de ladite renaissance. À trop lire celle-ci par leur prisme, on néglige le rôle des juifs arabophones qui, bien que masqué par le sionisme, la création d'Israël en 1948 et leur départ massif des pays arabes, fut loin d'être négligeable : on songe par exemple à Yaqub Sanu (James Sanua 1839-1912), dit l'homme aux lunettes bleues — en référence au titre de sa revue satirique, la première du genre à circuler en Égypte —, ainsi qu'aux intellectuels juifs de Beyrouth et, surtout, de Bagdad.

Une réalité juive ignorée

Nous pourrions remonter au VIIe siècle, avant l'avènement de l'islam, pour attester de l'existence de poètes juifs d'expression arabe. Ces poètes seront célébrés plus tard par un monument de la littérature arabe classique du Xe siècle, Kitab Al-Aghani Le livre des chansons ») d'Abou Al-Faraj Al-Isfahani, dont le tome 22 est un florilège des poètes juifs d'Arabie. Parmi eux, Al-Samaw'al, figure légendaire, que l'on disait liée d'amitié au grand poète préislamique Imru' Al-Qais, aura même imprimé son nom dans la langue, comme parangon de loyauté. « Plus loyal que Al-Samaw'al ? » dit le proverbe arabe, en guise d'hyperbole. On pourrait rappeler également des figures de grands philosophes et théologiens d'expression arabe comme Saadia Gaon au Xe siècle, ou Maïmonide au XIIe siècle. Le très riche documentaire d'Arte intitulé Juifs et musulmans rappelle que jusqu'au XVIe siècle la langue arabe était « la langue de culture de quasiment toute la communauté juive ». Reuven Snir, professeur de langue et littérature arabe à l'université de Haïfa, déplore un certain reflux de cette réalité, après une période de floraison au XXe siècle, qui avait vu de nombreux écrivains juifs, notamment d'origine irakienne, revendiquer leur culture arabe.

Bien que plus rare, pour des raisons politiques diverses qui peuvent aller du décret Crémieux à la création de l'État d'Israël, la revendication d'une identité arabe passant par la langue demeure présente malgré tout chez des juifs d'Orient se définissant comme des « juifs arabes ». Le livre de Massoud Hayoun When We Where Arabs7 Lorsque nous étions arabes », non traduit en français) fait suivre les titres anglais de ses chapitres de leur traduction en graphie arabe, sans compter que cette langue occupe une place symbolique dans le récit de ses grands-parents originaires de Tunisie et d'Égypte. Ceux-ci finissent par quitter à contre-cœur le berceau pour aller s'installer aux États-Unis, après un bref passage en Israël. D'autres ont gardé comme eux la nostalgie de la langue arabe, notamment à travers la chanson, après leur émigration en Israël. De nombreux artistes mettent en avant leur identité de mizrahim8 et continuent de chanter en langue arabe comme Ziv Yehezkel, Neta Elkayam9 ou de se produire en stand-up d'humoriste comme Noam Shuster, personnalité remuante qualifiée par le journal Le Monde de « mauvaise conscience rigolarde de la gauche israélienne ».

Plus près de nous, Manuel Carcassonne, directeur des éditions Stock et auteur du roman Le Retournement paru chez Grasset en 2022, affirme : « je suis un juif cousu d'arabe », et l'on peut imaginer que la langue fait partie de ces nombreux fils invisibles qui le relient à la culture de son épouse libanaise. Des figures politiques exceptionnelles comme celles d'Ilan Halevi, juif d'origine yéménite, décédé en 2013, ardent défenseur de la cause palestinienne jusqu'à occuper le poste de vice-ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement de l'Autorité palestinienne, n'hésitent pas à se déclarer « 100 % arabe et 100 % juif ». Halevi avait fait l'effort d'apprendre la variante de l'arabe standard, qu'il utilisait pour ses déclarations à la presse.

L'exposition Juifs d'Orient, à l'Institut du monde arabe, n'a malheureusement pas suffisamment éclairé cette question de l'arabophonie ni la revendication linguistique et culturelle de nombreux juifs. Des contributions essentielles sur les mizrahim, comme celles d'Ella Shohat, Yehouda Shenhav ou Aziza Khazzoom ont été ignorées10. Sans doute la polémique qui l'a assombrie n'a pas permis d'explorer cette dimension. On se souvient que 250 intellectuels arabes avaient protesté par une pétition, non pas contre le choix du thème, acclamé à l'unanimité, étant donné que les Juifs font partie intégrante de l'histoire du monde arabe, mais contre la collaboration des organisateurs de l'exposition avec les institutions officielles d'un gouvernement israélien d'extrême droite, qui poursuit une politique de discrimination — pour ne pas dire d'apartheid — vis-à-vis des Arabes restés en Israël, qui maintient l'occupation des territoires conquis en 1967 et impose un blocus inhumain à Gaza. Raison pour laquelle de nombreux « juifs d'Orient » —comme d'ailleurs — ne souhaitent pas se voir assimilés à la politique israélienne.

Toujours est-il que la langue arabe a été au cœur d'une longue et brillante tradition de musiciens et chanteurs arabes de religion juive qui auront enrichi le patrimoine culturel de l'Irak, du Koweït, de l'Égypte et des pays du Maghreb.

La langue arabe a pu être jusqu'en Europe, et pendant quatre siècles, un trait distinctif de la communauté juive de Sicile : un livre évoque longuement cette réalité singulière : Arabes de langue, juifs de religion, l'évolution du judaïsme sicilien dans l'environnement latin, XIIe-XVe siècles 11.

On le voit, la langue arabe ne peut être assignée à une identité religieuse. On pourrait même dire qu'elle est œcuménique si l'adjectif avait le moindre sens en linguistique ; de même pourrait-on dire, si le terme n'avait pas été si dévoyé, qu'elle a été laïque dans la littérature des mouvements idéologiques marxistes ou panarabes du XXe siècle. Cette dimension séculière a été de nouveau très présente dans les slogans des Printemps arabes de 2011, réclamant un « État démocratique et laïc » (Dawla dîmoqrâtiyya ‘ilmâniyya). On sait quel sort a été réservé à ces mouvements populaires par une contre-révolution menée par des régimes autoritaires, dans des pays souvent marqués par une forte tradition religieuse conservatrice. Après avoir abondamment exploité eux-mêmes la veine religieuse, et durablement pollué les esprits par une éducation plus ritualiste que spirituelle, après avoir décimé les courants de la gauche laïque, ces régimes prétendent aujourd'hui offrir au monde un visage moderne areligieux, voire antireligieux, par le recours à des gadgets sociétaux. Par pur opportunisme politique, avec pour seul objectif leur propre survie en tant que régime, ils se détachent de tout ce qui pourrait ressembler au panarabisme ou même à une communauté culturelle arabe. Peut-on dire qu'ils parlent la même langue que leurs peuples ?

Dans un autre chapitre, l'autrice établit une claire distinction entre les différents fonctions de la langue arabe : liturgique, littéraire, véhiculaire, ornementale, musicale et symbolique.

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Nada Yafi
Plaidoyer pour la langue arabe
Orient XXI/Libertalia, 2023
192 pages ; 10 euros

En librairie à partir du 6 janvier 2023 ou sur commande sur le site des éditions Libertalia

Si vous souhaitez organiser des rencontres avec l'autrice dans votre librairie, votre ville, votre centre universitaire, n'hésitez pas à nous contacter par mail : contact@orientxxi.info.

Nada Yafi présentera son livre le samedi 14 janvier 2023 à 19 h à la librairie parisienne Libre Ere, 111 Bd de Ménilmontant, 75011 et le mercredi 15 mars 2023 à l'université Paris VIII (horaire et lieu précis seront annoncés ultérieurement)


1L'Arabe, PUF, « Que sais-je », 2007.

2Tous deux sont cités par Yasir Suleiman dans son livre Arabic in the Fray, Edinburgh University Press, 1998.

3Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe, Albin Michel, 2013.

4Aubier, 2005.

5Voir le catalogue de l'exposition Chrétiens d'Orient, IMA, 2018.

6Cambridge University Press, réédition 2014.

7The New Press, 2019.

8Mizrahim est le nom donné par Israël aux juifs venus du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Leur origine leur vaut d'être considérés comme des citoyens de seconde zone.

9Neta Elkayam rappelle son attachement à la langue arabe dans le film Mizrahim, les oubliés de la terre promise de Michale Boganim, juin 2022.

10Ces trois auteur·trices ont en commun d'être de parents irakiens et d'avoir réfléchi à leur judéité orientale. Ella Shohat se revendique « juive arabe », Yehoudah Shenhav, sociologue mizrahim, a appris l'arabe une fois adulte, pour devenir traducteur de l'hébreu vers l'arabe. Quant à Aziza Khazzoom, elle a revisité la notion d'orientalisme pour l'appliquer à l'antagonisme ashkénaze/juif oriental.

11Bresc Henri, Bouchène, 2001.

L'égyptomanie du côté de chez Proust

Tableau magistral de l'aristocratie française du début du XXe siècle, l'œuvre de Marcel Proust À la recherche du temps perdu reflète également une lubie oubliée de ce milieu social : une « égyptomanie » qui se reflète dans le choix des décors et des meubles, et jusqu'aux figures de style littéraires.

Lorsque j'ai commencé un long voyage qui allait durer plusieurs mois dans la lecture de l'œuvre exceptionnelle, en sept volumes, de Marcel Proust À la recherche du temps perdu, je ne pensais pas que l'une des choses qui allaient le plus me marquer dans cette œuvre qui se déroule dans le milieu de l'aristocratie française du début du XXe siècle allait être « l'égyptomanie » de l'auteur. L'Égypte apparaît dès le premier volume de la Recherche, Du côté de chez Swann quand le héros Charles Swann apprend que son amoureuse Odette compte s'y rendre en voyage. Cette dernière partage son enthousiasme de visiter l'Égypte : « Oui, mon petit, nous partons le 19, on t'enverra une vue des Pyramides ». Mais la nouvelle provoque la jalousie maladive de Swann, surtout quand il apprend qu'elle y va avec Forcheville.

Cette expédition en Égypte n'était pas le pur fruit de l'imagination de l'auteur, car ces voyages dans la terre des Pharaons étaient effectivement prisés des Européens, et notamment des Français qui pouvaient se les offrir. Une conséquence logique de la campagne d'Égypte de Napoléon (1798) et de toute la production littéraire, scientifique et artistique qui s'en est suivie. Parmi les ouvrages qui ont le plus contribué à populariser cet engouement, on trouve le Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte de Dominique Vivant Denon (1802). L'esprit de cette campagne et les sentiments qu'elle a suscités chez les Français sont présents chez Proust, quand il évoque, dans Le Temps retrouvé, septième et dernier tome de la Recherche, le début de la première guerre mondiale. Les aristocrates français mettent alors des vêtements inspirés de l'ancienne Égypte, pour retrouver l'esprit et le moral de la campagne de Napoléon, avec des chemises décorées aux motifs égyptiens, des jupes portées par-dessus leurs vêtements et des sandales ouvertes.

Un décor pour intérieur aristocrate

Le décor de l'œuvre de Proust porte également l'empreinte de cette égyptomanie, notamment dans les meubles qui ornent les pièces des différentes résidences. Là aussi, la Recherche se fait le miroir de son époque. Dans le catalogue de l'exposition du Musée du Louvre Égyptomania. L'Égypte dans l'art occidental de 1730 à 1930 de 1994, on découvre en effet comment l'industrie française du meuble a été influencée par cette culture. Des commodes, des chaises et des tables ont été confectionnées avec des têtes de pharaons en bronze ou taillées dans le bois. De même, une nouvelle couleur intitulée « terre d'Égypte » — un rouge orangé — a vu le jour, en plus de la couleur « brun momie », un brun rouge. On retrouve également cette forme d'égyptomanie dans le troisième tome de l'œuvre, Le Côté de Guermantes, comme dans cet extrait où Madame de Guermantes s'extasie sur des meubles d'inspiration égyptienne :


— Mais comment, s'écria avec une extraordinaire vivacité la duchesse, vous savez que c'est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s'en repentait amèrement aujourd'hui !) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de Quiou-Quiou et qui est une splendeur ! Il n'y avait pas la place ici où pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C'est une chose de toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne…
— Égyptienne ? demanda la princesse à qui étrusque disait peu de choses.
— Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a expliqué, seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond, Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Égypte du style Empire n'a aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains, ni leur Étrurie…

L'influence exercée par cette culture transparaît également dans les figures de style utilisées par Proust, quand il compare un nez aux pyramides de Guizeh ou parle d'une formulation compliquée comme les hiéroglyphes. Dans le troisième tome, le narrateur compare ses sentiments à l'égard de la célèbre actrice Berma qui tendent à faiblir, aux momies égyptiennes qui ont besoin de tous les biens de leur vie ici-bas pour conserver leur aspect dans l'éternité. Dans un autre passage, il compare le beau visage de Mme de Guermantes à celui d'une « ancienne divinité égyptienne ». On retrouve la référence aux traits d'une divinité égyptienne dans le dernier tome, mais dans sa version momifiée cette fois, pour décrire le visage de Legrandin mort.

Un terre biblique

Proust, bien que baptisé, avait des origines juives du côté de sa mère. La présence de personnages juifs dans le roman est en lien avec l'affaire Dreyfus qui commence en 1894 et se poursuit jusqu'en 1906. De même qu'elle divise la société française, elle divise également les personnages de l'œuvre, à tel point que le personnage d'Albert Bloch, ami du narrateur, mais peu apprécié par les parents de ce dernier, évite d'afficher sa religion en public. Et lorsqu'un juif fait son entrée dans une des soirées de l'aristocratie française, le narrateur compare son sentiment d'exil à celui de l'exode des juifs d'Égypte dans le désert. Dans le dernier tome, Proust emprunte sa métaphore à la fois à l'Égypte de l'Ancien et du Nouveau Testament en évoquant le changement de situation de la duchesse de Guermantes :

En réalité, elle, la seule d'un sang vraiment sans alliage, elle qui, étant née Guermantes, pouvait signer : « Guermantes-Guermantes » quand elle ne signait pas : « La duchesse de Guermantes », elle qui à ses belles-sœurs même semblait quelque chose de plus précieux, comme un Moïse sauvé des eaux, un Christ échappé en Égypte, un Louis XVII enfui du Temple, le pur du pur, maintenant sacrifiant sans doute à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle qui avait fait la décadence sociale de Mme de Villeparisis, elle était devenue elle-même une Mme de Villeparisis.

Au-delà de l'Égypte antique, l'Égypte contemporaine de l'œuvre de Proust — celle du canal de Suez — y est également présente. Un des personnages de la Recherche qui illustre le mieux cet aspect est le marquis de Norpois, diplomate et contrôleur de la dette en Égypte. Comme d'autres personnages du roman, le marquis achète des actions dans la Compagnie du canal de Suez, détenue alors principalement par des actionnaires britanniques et français.

L'égyptomanie dans À la recherche du temps perdu apparaît bien ainsi comme le reflet de ce qui se passait dans certaines couches de la société française. Mais Proust souligne tout de même à sa manière que cette tendance relève surtout de l'effet de mode et ne signifie en rien une véritable connaissance de la civilisation égyptienne ou de l'art qu'elle a produit. Ainsi, ses personnages ne semblent pas faire la différence entre art égyptien, romain ou n'importe quel art antique, comme il apparaît dans le troisième tome, Le côté de Guermantes, lorsque la duchesse de Guermantes évoque son goût pour le mobilier égyptien :

J'avoue que le style Empire m'a toujours impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de… reflux de l'expédition d'Égypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et s'accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir été trouvés sur le Nil et d'où on s'attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui galopent le long des tables de nuit…

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

Pasolini et les Arabes. Un vaste désert de Sanaa à Ouarzazate

À une époque profondément désacralisée, Pier Paolo Pasolini relit le mythe comme utopie politique et synthèse entre culture archaïque et culture moderne. À partir du milieu des années 1960, le réalisateur tourne son regard vers la culture arabe, non seulement parce qu'elle représente un monde incorruptible, épargné par les mécanismes de la modernisation, mais aussi parce qu'elle constitue une sorte d'Autre absolu, un bastion éthique et esthétique des opprimés autour de la Méditerranée.

Comme l'Arabe dans L'Étranger d'Albert Camus, l'écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975) fut lâchement assassiné sur une plage de la Méditerranée. Le natif de Bologne venait alors d'achever le tournage de Salò o le 120 giornate di Sodoma (Salò ou les 120 journées de Sodome) et envisageait de s'installer définitivement au Maroc. Préoccupé par l'achèvement de Pétrole, roman qu'on soupçonne d'être la cause de son assassinat, Pasolini se dirigea vers des horizons mentaux, poétiques et politiques qui l'éloignèrent totalement du monde romano-chrétien et d'une Europe qui, selon lui, avait perdu le sens du sacré. Sa rupture devint également totale avec les idéologies établies et émergentes (communisme, féminisme, mouvement de Mai 68, etc.), et le modèle de l'intellectuel progressiste, qui selon lui « accepte la démocratie sociale que lui impose le pouvoir » » uniquement pour exploiter les gens du peuple dans le but de mettre en place de nouveaux fascismes totalitaires se basant sur une société de consommation et de divertissement.

Ainsi, en écartant le progressisme de gauche et le développement de droite, Pasolini voulait se rattacher à un autre horizon civilisationnel dans lequel il trouvait le salut du monde moderne. Après la défaite arabe de juin 1967 face à Israël, il écrit :

Je jure par le Coran que j'aime les Arabes presque autant que ma mère. Je négocie actuellement l'achat d'une maison au Maroc et j'envisage d'aller vivre dans ce pays. Peut-être qu'aucun de mes amis communistes ne commettrait un pareil acte à cause d'une détestation ancienne, enracinée et inavouée à l'encontre des prolétaires opprimés et des pauvres… 

Le pacte que Pasolini conclut avec les Arabes, en jurant sur leur livre sacré, peut être compris comme une sorte de nostalgie à son enfance misérable dans laquelle l'image de la langue maternelle est fortement présente. On lit dans un recueil de poèmes publié en dialecte frioulan (sa langue maternelle) en 1954 un poème intitulé « L'Alliance coranique » :

[...] À seize ans
J'avais un cœur rugueux et inquiet
des yeux comme des roses incandescentes
et des cheveux comme ceux de ma mère […]

Pourquoi le turbulent garçon chercha-t-il refuge auprès des ennemis de Dante en les préférant aux Grecs ? Comment fit-il de son œuvre cinématographique une allusion archéologique et onirique dans les contrées arabes ? Et que cherchait-il ainsi nu lors de ce pèlerinage tragique qui le conduisit à la mort ?

Les Ioniens et les Grecs

Contrairement à ce que suggèrent certaines études postcoloniales, Pasolini n'aborda pas les contes et les spécificités arabes uniquement parce qu'il s'agissait d'un domaine vierge, épargné par les outils de la modernisation et des stratégies néolibérales, mais parce que ce monde constituait pour lui l'autre absolu, une forteresse éthique et esthétique exceptionnelle des opprimés du pourtour de la Méditerranée. C'est ainsi que Pasolini distingua entre les Ioniens et les Grecs, tout comme les Arabes l'avaient fait avant lui, et manifesta son penchant pour le mythe arabe. Il déclare dans une interview radiophonique :

Je ne me suis pas intéressé à la mythologie grecque parce qu'elle était devenue d'une certaine façon celle d'une classe, et je ne parle pas ici de l'époque de Sophocle […] Quant à la mythologie arabe, elle est restée populaire sans devenir l'expression culturelle d'une quelconque classe dominante. En guise d'exemple, on ne trouverait pas un Jean Racine arabe…

Cette déclaration est une critique évidente de ce qu'il qualifie comme la mainmise d'une classe sur un patrimoine commun. Les mythes arabes sont restés oralement diffusés auprès du grand public, contrairement à la mythologie grecque, monopolisée par la bourgeoisie occidentale qui l'enferma dans les académies, les opéras, les théâtres et les romans.

Pasolini réduisit la distance entre les mondes antique et moderne à travers le cinéma comme une sorte de « traduction par l'image », une sous-traduction des corps, des sentiments et des conflits, éparpillant les lieux et les temps, manipulant les cartes du nord méditerranéen et du sud. Ainsi il tourna Jérusalem à Matera, Athènes à Ouarzazate, la Thessalie à Alep, Florence à Sanaa… Entre 1963 et 1969, au sein de ce que nous appelons ici la trilogie tragique arabo-grecque, Pasolini voyagea d'abord en Palestine et en Jordanie à la recherche de décors pour tourner L'Évangile selon Saint Matthieu (1964), sans trouver ce qu'il cherchait. Les colonies sionistes avaient couvert la mémoire du Christ et entamé l'effacement des traces de sainteté et de la pauvreté du temps du Nouveau Testament.

Des années plus tard, Pasolini partit pour le Maroc pour réaliser son film Œdipe Roi (1967). Dans une interview avec Alberto Arbasino, il déclare :

Le tournage d'Œdipe a eu lieu au fin fond du Maroc, un pays doté d'une architecture millénaire et ravissante, sans lampadaires et donc sans tous les tracas du tournage de L'Évangile selon Saint Matthieu en Italie. Bien sûr, tout cela avec des roses et une nature verte et merveilleuse, et les amazighs ont le teint presque blanc, mais ils sont « des extra-terrestres », anciens, comme c'est le cas du mythe d'Œdipe chez les Grecs…

Selon Pasolini, l'ancrage des mythes anciens n'est plus possible dans le paysage contemporain de l'Occident dont la splendeur du passé ne s'accorde pas avec le nouveau visage de l'Occident capitaliste, pas dans la langue de ses peuples imprégnés de mode, ni dans sa pâle métropole de béton. Même son rapport au cinéma est devenu celui du spectacle, pas un moteur culturel révolutionnaire pour les peuples.

Dans le film Médée (1969), Maria Callas, la célèbre cantatrice d'Opéra apparaît dans le rôle de la magicienne grecque et se venge de son mari infidèle en tuant leur propre progéniture. En demandant à Callas de jouer ce rôle, le geste de Pasolini est loin d'être innocent et gratuit. Il dépouilla la star gréco-américaine évoluant dans les milieux bourgeois de la modernité et la revêtit des attraits du désert : élégante et stricte en robes brodées, parfois simples et parfois sublimes, comme si elle était la reine de Saba, itinérant dans la section hellénistique de la citadelle d'Alep. En 1971, Pasolini travailla sur le livre Le Décaméron de Giovanni Boccace, et envisagea à nouveau de le tourner loin de l'Europe, entre le Yémen et Naples. Pasolini dit :

Lorsque j'étais en train de tourner des scènes du Décaméron au Yémen, l'idée des Mille et une nuits m'est venue, une idée complètement abstraite […] Au Yémen, on sent un souffle très profond de fantaisie vous venir de cet urbanisme étonnant […] Une fois rentré, je me suis mis à lire très attentivement Les Mille et une nuits. Ce qui m'a le plus attiré dans ma lecture, c'était la complexité des contes, leur imbrication les uns dans les autres, la capacité infinie de narration, raconter pour raconter, et s'arrêter à chaque fois sur un détail surprenant et l'atteinte du paroxysme de l'envie de raconter, et puis l'absence d'une fin quelconque…

Voyages d'hiver et d'été

À la lisière entre l'alphabet et l'image, Pasolini créa ce que l'on peut considérer comme un genre documentaire particulier appelé « notes ». Ce genre s'appuie sur un scénario devenu un point de tension où se heurtent le système des lettres et le système cinématographique, et le conflit s'intensifie entre la stylistique de la littérature et le scénario en tant que document interstitiel et esthétique, renvoyant à la trame cinématographique. Un scénario, selon Pasolini, est une structure qui renvoie à une autre. Nous pouvons classer un ensemble de ses œuvres dans cette perspective, y compris Un Voyage en Palestine (1964), Notes pour un film sur l'Inde (1968), Notes pour un poème sur le tiers-monde (1968), Carnets de notes pour une Orestie africaine (1970), Les Murs de Sanaa (1971), et également La Rage (1963) et Enquête sur la sexualité (Comizi d'amore) (1964) qui sont plus proches de la documentation d'archives et le dialogue, bien que le ton adopté par le premier s'apparente à un communiqué protestataire et polémique ponctué d'une poésie tendue et acérée.

Dans son court métrage documentaire Les Murs de Sanaa, achevé en une journée, alors qu'il tournait Le Décaméron, Pasolini réitère ses piques contre la modernité et l'urbanisation industrielle. Avec une simplicité limpide et acerbe que certains lui reprochent de ne pas l'avoir fait à propos de la géographie sacrée de Jérusalem, il célébra une civilisation immémoriale craignant pour sa disparition. Dans son commentaire audio sur les scènes de Sanaa et des machines de l'entreprise chinoise pénétrant dans son désert, annonçant une modernisation supposée, il déclare :

On ne peut plus, à présent, sauver l'Italie, mais le sauvetage du Yémen est encore possible […] Nous exhortons l'Unesco à secourir le Yémen et le préserver de la destruction qui a en fait commencé avec les murs de Sanaa. Nous lui demandons d'aider le peuple du Yémen à sauvegarder son identité qui est d'une valeur inestimable […] Nous l'invitons à chercher le moyen de faire prendre conscience à cette nouvelle nation que sa patrie est une des merveilles de l'humanité et de la protéger pour qu'elle reste telle quelle. Nous l'appelons avant qu'il ne soit trop tard, à convaincre les classes dirigeantes que l'unique trésor du Yémen est sa beauté […] au nom des gens simples qui sont restés purs du fait de la pauvreté, au nom de la grâce d'antan fois, au nom de la grande puissance révolutionnaire du passé.

De l'Inde qu'il visita en compagnie de son ami intime Alberto Moravia, Pasolini se rendit ensuite en Palestine et au Yémen. Il explora également les gorges de l'Ouganda et de la Tanzanie où il tenta de donner une version africaine des tragédies d'Eschyle. En Palestine, le latin qu'il était semblait déchirer entre deux pauvretés : la pauvreté des Juifs dépêchés par le sionisme, faisant d'eux les zombies du récent État militaire, et la pauvreté des Palestiniens vaincus, aux traits bédouins flétris, et des oreilles sourdes à l'appel de la révolution. Pasolini n'est pas resté neutre, comme certains l'ont cru, mais il chargea son recueil Poèmes en forme de rose d'exprimer son opinion complexe et ambiguë. Entrant dans la peau d'un juif immigré, il dit :

Retourne, oh retourne à ton Europe
En me mettant à ta place
Je ressens ton désir que tu ne ressens pas.

Pasolini n'aimait pas les Arabes de son temps, et sans les favoriser non plus idéologiquement aux dépens des juifs, il trouva des affinités avec eux à travers leur civilisation passée si étrangère à la révolution industrielle. C'est pourquoi il défendit cette civilisation dans son aspect féodal et médiéval, au point qu'il déclara un jour, en marge d'une activité cinématographique à Poitiers, qu'il voulait la victoire des musulmans à la Bataille du Pavé des Martyrs (732 apr. J.-C.) sur les armées de Charles Martel, c'est-à-dire que Pasolini regrettait que les Arabes n'aient pas étendu leur influence sur toute l'Europe, une position adoptée par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche.

Quant à Notes pour un poème sur le tiers-monde (1968), il resta un projet inachevé. Pasolini voulut que ce film hybride, situé entre documentaire et fiction, qu'il fût une œuvre transcontinentale, des religions et de la faim de l'Inde au choc de l'argent et des races en Afrique noire, en passant par le nationalisme et la bourgeoisie dans le monde arabe, puis la guérilla en Amérique du Sud, finissant par l'exclusion et de la violence au sein des ghettos noirs aux États-Unis. Les événements du film commencent et se terminent dans le désert du Sinaï, après la guerre israélo-arabe de juin 1967. Dans un vide rempli de fer et de feu, parmi les chars et les avions détruits, s'entassent des milliers de cadavres en lambeaux. Ce sont les corps des Arabes après le désastre. La caméra s'approche d'un cadavre et le corps commence à ressusciter. C'est le corps d'un jeune homme que Pasolini nomma Ahmed. Le jeune homme semble dormir, puis il se réveille, prêt pour la conversation. Pasolini choisit Assi Dayan, fils de Moshe Dayan, chef d'état-major général israélien, pour jouer le rôle de l'Arabe. Dans le même film, l'arabe et l'hébreu se superposent, les terres occupées transformées par le pouvoir colonial en État industriel, se superposent aussi aux villages de bédouins marginalisés et dévorés par le désir de vengeance. Le corps d'Ahmed, et par la même occasion celui d'Assi Dayan, revient à son état premier : amputé et couvert d'ecchymoses et de coupures. À ce titre, Pasolini voulut condamner toutes les formes de patriotisme qui privent les jeunes de vie et d'avenir pour des raisons historiques et idéologiques…

À propos d'un saint dont personne n'attend le retour

Jusqu'à ses derniers jours, Pier Paolo Pasolini continua à rechercher la sainteté dans le style et la justice dans l'existence par l'intermédiaire de la littérature et du cinéma, et ses positions décisives qui sont indivisibles et interprétatives. Refusant toute forme d'intelligentsia, l'auteur de la Divine Mimésis (1975), malgré les menaces et les poursuites judiciaires, ne cessa de pointer du doigt les failles du progressisme et les dangers du capitalisme. Il aborde également, dans des articles polémiques publiés par le journal milanais Corriere della Sera au début des années 1970, ce qu'il trouvait dans un recul moral et éthique de la société italienne : il s'en prit à la mode des cheveux longs, des jeans, à l'avortement et au divorce. Loin des tentatives contemporaines de le kidnapper et d'en faire une icône publicitaire de l'homosexualité, de la débauche bon marché et des constructions artistiques faciles, Pasolini est fidèle au matérialisme de la réalité dans la brutalité de ses rancunes et de ses querelles, c'est-à-dire dans sa dialectique créative amère, et ne s'empêche pas de dénoncer les illusions de liberté. Le Décaméron est basé sur l'éloge d'Éros, pas sur le sexe et l'hilarité. Pasolini dit : « J'ai réalisé tous ces films pour critiquer indirectement l'époque actuelle, cette époque industrielle et de consommation que je n'aime pas. »

Après Le Décaméron (1971) et Les Contes de Canterbury (1972), Pasolini conclut sa trilogie de la vie avec La Rose des mille et une nuits (1974), un film qui consacre sa fascination pour les contes arabes. Il y emploie un récit graphique plein d'érotisme et de poésie, dans des scènes grandioses des collines, d'habits et de corps naïfs trahis. Pourtant, quelques mois avant sa mort, il renia cette trilogie de la vie, et inaugura le début de la trilogie de la mort. Avec Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), Pasolini plaça l'horreur de l'univers du marquis du Sade au centre du conflit intellectuel et politique avec la démocratie chrétienne en Italie, l'accusant de s'allier à la mafia, et de laver le cerveau des citoyens en utilisant la télévision comme arme divulguant la banalité et l'asservissement.

Pasolini se retira dans un château médiéval, dans la région de Tosha, pour terminer son roman Pétrole (1975). Le texte comprenait un chapitre intitulé « Lumières sur l'Agence nationale des hydrocarbures (ENI) », dans lequel il évoquait les coulisses du meurtre de son directeur, Enrico Mattei, et énumérait même les noms de responsables politiques impliqués dans la corruption. Après avoir été assassiné dans la nuit du 2 novembre 1975, le chapitre connu du manuscrit du roman a été perdu, et lui-même fut retrouvé mutilé comme le corps de l'Arabe Ahmed après la déroute de juin 1967.

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Texte traduit de l'arabe par Fawaz Hussain.

Sindbad jeunesse, une collection bilingue de livres pour enfants

Les éditions Actes Sud qui publient depuis cinquante ans poètes, romanciers et penseurs des pays arabes s'adressent maintenant aux enfants en lançant Sindbad Jeunesse, une nouvelle collection bilingue destinée à accompagner l'apprentissage de l'arabe et du français et les premières lectures des 6 – 8 ans.

Un mouton qui s'octroie le titre de roi et impose sa loi ; un chacal déguisé en pèlerin pour mieux tromper ses proies et les croquer : deux des quatre titres déjà parus dans la nouvelle collection Sindbad Jeunesse des éditions Actes Sud dirigée par Farouk Mardam Bey ont en commun de raconter des histoires où un personnage va peu à peu abuser de son pouvoir.

Louis 1er roi des moutons, d'Olivier Tallec, traduit du français et La ruse du chacal de Najla Jraissaty Khoury, traduit du libanais mettent en scène les mécanismes de la manipulation pour acquérir un pouvoir sur les autres personnages. La narration s'ingéniera à mettre en difficulté ce personnage qui verra son autorité sapée.

Un autre titre, La tache noire de Walid Taher, traduit de l'égyptien, raconte l'histoire d'une tache noire envahissante et menaçante que les personnages vont s'évertuer à effacer peu à peu pour respirer et retrouver un espace de liberté. Quant au dernier titre, Les monstres de là-bas de Hubert Ben Kemoun, traduit du français, il raconte la découverte de la différence et de la diversité et ce qu'elle peut produire de déstabilisant, mais aussi d'enrichissant.

Les quatre récits déjà parus dans la collection parlent d'apprendre comment surmonter les difficultés de la vie, être solidaires pour contrer les abus de pouvoir ou éloigner les menaces et apprivoiser les inquiétudes.

Que ce soit pour faire découvrir le français ou l'arabe, ou pour guider une connaissance déjà acquise dans le milieu familial et culturel, ils s'adressent aussi bien à des enfants dans les pays arabes qu'à des familles binationales ou encore d'origine arabe en France. Deux titres sont traduits du français et adoptent le sens de lecture de cette langue et deux autres titres sont traduits de l'arabe et suivent son sens de lecture ; ainsi les livres sont composés comme une rencontre respectueuse entre les deux langues. Pour Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad, « cette contrainte est le fruit de recherches méticuleuses, l'arabe étant plus serré sur la page et les illustrations apportant une attention supplémentaire à la disposition des textes et des images ».

Mais l'éditeur a à cœur, en rapprochant de cette façon ces deux langues et les cultures qu'elles expriment, reliées par la Méditerranée, de rappeler leur histoire commune. Il raconte :

Au départ, l'idée était de traduire des textes de l'arabe comme on le fait pour la littérature adulte, car c'est dans la nature des éditions Sindbad, et puis il y a eu une demande de parents et d'éducateurs pour faire une collection bilingue pour l'apprentissage du français et de l'arabe. D'un côté, la production arabe des livres jeunesse est de plus en plus intéressante pour la traduction vers le français et de l'autre, Actes Sud junior ayant une importante collection, on peut y puiser pour les ouvrages à traduire en arabe.

L'enseignement de l'arabe en situation de bilinguisme

Deux tiers des enfants dans le monde grandissent dans un environnement où se croisent plusieurs langues. En France, c'est un enfant sur cinq qui grandit avec une autre langue que le français. Le bilinguisme ou plurilinguisme est donc de plus en plus fréquent, mais ses définitions sont variées. Certains parlent très bien une deuxième langue sans pouvoir l'écrire, pour d'autres c'est l'inverse. Et bien sûr, il y a ceux qui maîtrisent aussi bien l'oral que l'écrit.

Qu'en est-il de la langue arabe ? Avec près de quatre millions de locuteurs, c'est la deuxième langue la plus parlée sur le territoire français. Depuis le décret du 30 avril 2020, il est prévu un enseignement de la langue arabe dans le primaire, en CM1 et CM2, dans le cadre des cours de langues vivantes à l'école obligatoires du CP au CM2. Cet enseignement est accessible à tous les élèves volontaires. Ce décret entérinant un accord entre la France et la Tunisie, qui s'engage à envoyer des enseignants, a provoqué quelques vagues, les milieux de droite et d'extrême droite ayant poussé les hauts cris puisque qu'il y a un préjugé tenace qui veut que pour maîtriser la langue française à l'école, langue de l'enseignement, il faille renoncer à développer d'autres langues maternelles. Et bien sûr, la langue arabe est visée par ces critiques. On sait pourtant, selon des études menées au Canada, pays à la pointe de la recherche sur le plurilinguisme, (notamment les recherches du linguiste Jim Cummins sur l'interdépendance linguistique qui avance que passer d'une langue à une autre ne peut qu'enrichir le vocabulaire des deux langues) que la littérature bilingue favorise l'apprentissage de la langue française. L'apprentissage d'une langue permet de conforter et d'enrichir sa langue maternelle.

Ce décret corrige une situation où l'apprentissage de la langue arabe était dispensé depuis de nombreuses années par des associations la plupart du temps religieuses, et il la réintroduit au sein de l'institution scolaire, alors qu'elle était le plus souvent cantonnée à la sphère privée. Car en France, toutes les langues ne sont pas valorisées de la même façon. Le bilinguisme ou plurilinguisme est encouragé s'agissant de la langue anglaise ou allemande par exemple, mais d'autres langues n'ont pas la même faveur. De nombreux enfants issus de l'immigration en France voient ainsi la langue familiale stigmatisée : ils arrivent bilingues à l'école, mais vont devenir monolingues dans un système éducatif qui valorise certaines langues étrangères au détriment d'autres — l'arabe, notamment.

La littérature de jeunesse bilingue est à même de répondre à cet enjeu interculturel. S'agissant de la langue arabe, peu d'éditeurs en France publient des livres bilingues arabe-français, et cette nouvelle collection de Sindbad est bienvenue pour combler un espace et enrichir de nouveaux titres ce qui existe déjà. Le tirage prévu des albums est de 3 000 exemplaires et la collection sera enrichie en 2023 de quatre à huit titres supplémentaires.

Pour le « tissage culturel »

Même si le public visé se trouve essentiellement dans les pays arabes où le français a été présent (Maghreb, Syrie et Liban), et en France dans les familles ayant un lien avec la langue arabe, Farouk Mardam-Bey n'exclut pas de toucher aussi, par l'intermédiaire des bibliothèques scolaires, des enfants tout simplement curieux ou qu'on incite à être curieux des autres langues. Observer la façon dont elles s'écrivent, découvrir d'autres alphabets est une façon de s'ouvrir à leur diversité et à leur richesse. L'écriture ne concerne pas seulement le sens, c'est aussi un objet visuel attractif.

La collection a opté pour l'arabe littéral afin de toucher un large public et de proposer des textes de tout le monde arabe. « La problématique est la même que pour la littérature adulte, avec des mots qui varient d'un pays à l'autre, explique l'éditeur, mais ce n'est pas contraignant, ça circule quand même dans le monde arabe, il y a un champ culturel arabe commun ».

L'objectif de la collection est d'éluder la question de l'identité et de valoriser le tissage culturel. Farouk Mardam Bey explicite ce positionnement :

Le tissage culturel signifie qu'on s'adresse aux enfants en leur insufflant l'idée qu'on a le droit d'avoir deux cultures, qu'on n'a pas à se recroqueviller sur une identité, on peut avoir une identité multiple, c'est le sens de l'universalisme.

Berlin, capitale arabe

Capitale culturelle européenne par excellence, Berlin accueille aussi une activité artistique et intellectuelle arabe intense. Devenue ainsi une destination privilégiée et un lieu de rencontres pour les ressortissants arabes de différentes nationalités, la créativité y prend forme dans le moule de l'exil.

« Ce qui est bien à Berlin, c'est que lorsque tu as le mal du pays, tu as toujours la possibilité d'aller t'engueuler avec un Israélien », s'amuse Mohamed Badarneh, 45 ans, avec un sourire espiègle, avant de mordre dans son sandwich chawarma. Depuis onze ans, ce photographe palestinien d'Haïfa a élu domicile dans la capitale allemande, qui accueille également une communauté israélienne importante. Si ce choix était dans son cas guidé par l'amour — sa femme, rencontrée à Haïfa, est allemande —, l'installation dans cette ville l'a encouragé à se consacrer à sa passion tardive pour la photographie.

« Il y a plus d'activités culturelles arabes à Berlin que dans n'importe quelle ville du monde arabe », affirme Mohamed. Lui-même expose dans un petit espace de l'avenue Sonnenallee, dont la partie sud était un point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, et qui a été surnommée « Arabische strasse », la « rue arabe ». Commerces, cafés, restaurants, affiches rappelant les noms et les visages des prisonniers politiques palestiniens en Israël ou la grève de la faim d'Alaa Abdel Fattah, tout renvoie à Damas, Jérusalem, Bagdad ou Le Caire. La longue avenue traverse la partie sud du quartier de Neükolln qui accueille historiquement l'immigration syro-libanaise, mais aussi palestinienne. Leur présence remonte à la deuxième moitié des années 1970, après le début de la guerre civile au Liban, aidée par une proximité entre la gauche palestinienne et l'extrême gauche allemande. Sa manifestation la plus marquante a été l'opération Entebbe, lorsque le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et les Cellules révolutionnaires allemandes ont détourné un avion Air France qui effectuait un vol Tel-Aviv–Paris, en juin 1976.

Sonnenallee. Un homme passe devant des affiches appelant à la libération de prisonniers politiques palestiniens.
Sonnenallee. Une affiche annonçant le concert du chanteur libanais Fares Karam pour la veille de Noël, non loin d'un restaurant de kebab.

Difficile d'estimer le nombre exact de Palestiniens vivant à Berlin, entre les sans-papiers et la complexité des statuts des uns et des autres (ceux de Jérusalem, des camps de réfugiés ou de l'intérieur). Mais tout le monde s'accorde à dire que la capitale allemande en accueille le plus grand nombre en Europe.

« Berlin, ce n'est pas l'Allemagne »

En cette mi-octobre, l'agenda culturel arabe de la ville est chargé. Un foisonnement rendu possible par l'esprit de la ville, dont le dynamisme artistique et culturel ne se dément pas depuis la réunification. « Berlin, ce n'est pas l'Allemagne », affirme Ines Lamari, artiste visuelle née à Stuttgart de parents tunisiens. La météo est particulièrement clémente en cette soirée, et Ines en profite pour venir admirer le coucher du soleil avec ses amis à Tempelhofer Feld, un ancien aéroport converti depuis 2010 en parc. Vélos, rollers, musique émanant des enceintes et joints qui passent de main en main, l'ambiance est festive et bon enfant, et les amis s'y croisent sans se donner rendez-vous. Ahmed Eid, musicien et producteur de musique originaire de Ramallah, renchérit : « S'il n'y avait pas Berlin en Allemagne, je ne vivrais même pas en Europe. »

Tout ce beau monde était présent trois soirs auparavant à AL.Berlin Festival, où toute la jeunesse arabe de la capitale semble s'être donné rendez-vous. L'événement a lieu à la Festsaal, grande salle de concert où l'on accède après plus d'une heure de queue. Trois scènes sont installées avec des programmes simultanés, tandis que dans la cour extérieure, des créateurs arabes exposent vêtements, bijoux et accessoires. L'affiche fait rêver, car il est rare qu'un même événement accueille autant de noms de la scène alternative arabe — avec ici un choix 100 % féminin : la Palestinienne d'Haïfa et Berlinoise d'adoption Rasha Nahas, la Sahraouie Aziza Ibrahim, l'Égyptienne Maryam Saleh ou encore la Marocaine Oum, sans parler de la scène électro dignement représentée par Makimakkuk, Taxi Kebab ou la DJ Sama AbdulHadi, pour ne citer que les plus célèbres. La capitale allemande est un passage obligé pour les artistes arabes en tournée européenne, comme ce sera le cas fin novembre pour le groupe égyptien Cairokee.

La chanteuse sahraouie Aziza Ibrahim sur la scène du festival Al Berlin.
Une partie du public du festival Al Berlin.
La chanteuse égyptienne Maryam Saleh sur la scène du festival Al Berlin.

La soirée, démarrée à 19 h, ne déroge pas aux codes berlinois et se poursuit jusqu'à 6 h du matin. Le public ? Il est de toutes les couleurs — dans tous les sens du terme. Les queers côtoient les jeunes femmes voilées, et si la présence est majoritairement arabe, la notoriété du lieu attire également un public allemand qui vient découvrir une musique inconnue. Une mixité qui interpelle ceux et celles qui ont l'habitude de ce genre de concerts à Paris. Si une certaine forme de communautarisme est assumée à Berlin dans des événements faits par des Arabes pour les Arabes, on reste bien loin de la ghettoïsation parisienne. Même dans les quartiers populaires de la ville, la mixité sociale est là, et il n'est pas rare de croiser des femmes voilées dans les quartiers les plus bobos de la ville, comme Prenzlauer Berg ou Mitte.

Un soutien public

La communauté artistique arabe a profité d'un environnement institutionnel favorable à la production culturelle, d'abord par une politique de titres de séjours plus souple que chez les voisins européens. Abdallah Al-Khatib, Palestinien de Syrie, réalisateur du documentaire Little Palestine, journal d'un siège, qui raconte le siège de l'ancien camp de réfugiés syrien de Yarmouk, près de Damas, en 2013, en a fait l'expérience. Après avoir été déplacés par le régime vers le nord de la Syrie, sa famille, ses amis et lui sont contraints de partir en Turquie, d'où ils essaient de rejoindre l'Europe. « J'ai profité de mon privilège de réalisateur pour les faire venir avec moi. » Il tente d'abord les consulats français et britannique qui lui ferment leurs portes. Seule Berlin reconnaît le privilège ; c'est là où il vit avec sa famille depuis 2019.

La politique culturelle de la ville soutient également les artistes arabes dans leurs projets, soit à travers des financements, soit en mettant à leur disposition des bâtiments publics. C'est notamment le cas pour Oyoun (Yeux), un centre qui met en œuvre des projets artistiques à travers des perspectives décoloniales, queers, féministes et migrantes. Le lieu accueille en ce mois de novembre 2022 l'exposition Moujahidate (Résistantes), « Femmes, résistance, alliance queer », à l'occasion du 60e anniversaire de l'indépendance algérienne, en plus d'organiser des ateliers en non-mixité, comme celui dédié aux musulman·es queers.

C'est dans les locaux d'Oyoun que le café Bolbol a choisi d'élire domicile — sa troisième adresse depuis que le projet a vu le jour à Berlin. Il doit son nom à son fondateur, Nidal Bolbol, un Palestinien de Gaza qui le gère en compagnie de sa femme Nayar, Palestinienne de Jérusalem. La clientèle est mixte ici aussi, mais les vers de Mahmoud Darwich « J'ai la nostalgie du pain de ma mère/Et du café de ma mère » surplombant le bar annoncent la couleur. Un petit tableau avec le drapeau de la Palestine, la carte historique du pays et une miniature du Dôme du Rocher, symbole de la ville de Jérusalem, est accroché au mur. Ici et là, calligraphie et lampes arabes décorent ce lieu chaleureux, fait de canapés confortables et de chaises droites pour les plus studieux, où l'on vient grignoter un morceau entre amis ou siroter un café en travaillant.

Surplombant le bar, les vers du poète palestinien Mahmoud Darwich : « J'ai la nostalgie du pain de ma mère, Et du café de ma mère ».

Une bulle de bienveillance

On entre au café Bolbol comme dans un cocon. La playlist va de Mashrou' Leila à Souad Massi en passant par Ziad Rahbani ou BiGSaM, et tout le personnel, de la cuisine au bar, est palestinien ou syrien. On en oublierait presque qu'on est à Berlin. Nidal s'installe sur le canapé, jambe tendue, avant que sa chienne Samra vienne lui sauter dans les bras. « Elle est sourde », prévient-il pour qui tente de l'appeler. Le détail fait sourire pour cet ancien journaliste de Reuters amputé de la jambe droite après qu'un raid israélien a lâché une bombe sur la camionnette où il se trouvait avec ses collègues, durant l'opération « Plomb durci » à Gaza, en 2008.

Son travail pour une agence internationale lui permet d'être évacué pour être soigné à Jérusalem. De là-bas, il obtient un visa pour l'Allemagne dans le cadre d'un programme destiné aux journalistes palestiniens. « Je me suis toujours intéressé à Berlin, peut-être à cause du mur… », dit-il en référence au mur de séparation construit par Israël. Mais l'ancien journaliste de guerre finit par se lasser de la routine allemande et décide, en 2016, de lancer son projet Café Bolbol. Un lieu qu'il rêve « comme le salon d'une maison », une bulle de bienveillance pour les Arabes de Berlin qui viendraient s'y ressourcer, « un lieu de mélange arabe » où l'on ne réfléchit pas deux fois avant d'engager la conversation avec son voisin.

C'était le cas pour Reham Maslmani, designer graphique syrienne qui se lance aujourd'hui dans l'événementiel arabe à Berlin, avec sa boîte Eventet Berlin (eventet étant le pluriel d'event, événement en anglais, avec une déclinaison arabe), et qui est arrivée d'Alep en 2014. Elle découvre par hasard ce lieu après une première année austère passée à Berlin entre les cours d'allemand et son travail de serveuse dans un café : « À 30 ans, il fallait que je recommence tout depuis le début. Mes diplômes syriens ne valaient rien ici et mon expérience professionnelle n'était pas reconnue. » Elle retient difficilement ses larmes en évoquant son pays. Alors, le jour où elle débarque par hasard chez Bolbol pour voir l'exposition d'un peintre syrien, elle est aux anges : « Pour la première fois depuis que j'étais en Allemagne, je me trouvais dans un espace où je pouvais parler ma langue maternelle, où je n'avais pas à réfléchir à la place du verbe dans la phrase, se rappelle-t-elle en souriant. Je m'y précipitais dès que j'avais fini ma journée de travail et j'y restais jusqu'à la fermeture. Je les aidais même parfois à ranger les tables et les chaises. C'était notre maison ».

Avec son pouvoir attractif pour la diaspora, Berlin facilite l'émergence de projets transnationaux, ou plus exactement panarabes. Pour Ayham Majid Agha, metteur en scène originaire de Deir Ezzour, ville de l'est de la Syrie, cet écosystème est une chance unique en Europe. Installé à Berlin depuis 2014, il monte en 2017 le projet Exil ensemble au théâtre Maxim Gorki, où il réunit plusieurs acteurs et actrices venu·es de Syrie, de Palestine et d'Afghanistan. Désormais en résidence à la Berliner Union Film Ateliers (BUFA), il a monté le festival The Hanging Gardens of Oberlandstrasse (Les jardins suspendus d'Oberlandstrasse) dont la thématique principale est le « chez soi », et qui a eu lieu du 4 au 12 novembre sur près de 2 500 m² : « Après le projet Exil ensemble et toutes ces années passées à Berlin, la ville est devenue ma maison. Aujourd'hui, je suis marié, j'ai des enfants ici ». Mais pour le festival, il puise son inspiration dans l'histoire de sa région d'origine, située sur les rives de l'Euphrate :

Je parle et je lis le syriaque. Je me suis inspiré des légendes mésopotamiennes antiques, notamment celle des jardins suspendus de Babylone : l'histoire de la femme du roi de Babylone qui vient de Perse et qui était nostalgique de son pays. Pour la consoler, le roi lui fait construire des jardins suspendus qui lui rappellent sa contrée. J'ai donc demandé à tous les artistes qui participent à ce festival de rapporter à leur tour une œuvre en lien avec leur terre.

De gauche à droite : le metteur en scène et curateur Ayham Majid Agha, l'artiste visuelle Inès Lamari et le réalisateur et musicien Najib Abidi, qui participe au festival avec une projection vidéo. Tous les trois sont devant le studio 1 de la BUFA.

Photos, calligraphies, installations, vidéos, concerts… Ayham commence par réunir ses amis et ses connaissances qui le présentent à leur tour à d'autres artistes. Mise à part une artiste allemande, tous les autres participants sont étrangers, mais résident à Berlin : « Le projet aurait difficilement pu voir le jour ailleurs, poursuit le curateur, il aurait été beaucoup plus coûteux. Là, la plupart des artistes sont sur place, et les lieux sont gratuitement mis à ma disposition. »

Les enfants exilés des révolutions

De tels projets soulignent la possibilité qu'offre Berlin de se rencontrer entre ressortissants arabes jusque-là prisonniers de leurs passeports : « On fréquente désormais des gens que la politique coloniale et les frontières nous empêchaient de rencontrer », affirme Bolbol. Cela résumerait bien la naissance de la librairie Khan Al-Janoub (La maison du Sud), fondée par Fadi Abdennour, Palestinien de Ramallah, Rasha Hilwi, Palestinienne d'Acre aujourd'hui installée à Amsterdam et l'écrivain égyptien Mohamed Rabie.

Dans la librairie Khan Al Janoub.

« L'idée est venue, car il y avait un réel besoin », explique simplement Fadi, qui vit en Allemagne depuis 20 ans et qui est aussi un des cofondateurs du Festival du film arabe de Berlin (Al Film). C'est ce projet qui l'amène en 2009 depuis Leipzig vers la capitale allemande, mais dont il se décharge en 2020 pour se consacrer à la création de la librairie, qui compte sur ses étagères plus de 4 000 titres. Bien qu'elle se trouve au fond d'une cour d'immeuble, le bouche-à-oreille fonctionne et le public est au rendez-vous. Ce samedi soir, une rencontre a lieu dans cette cour — faute d'espace — avec l'historien égyptien spécialiste du XIXe siècle Khaled Fahmy. Au moins 70 personnes, debout pour la plupart dans le froid de la nuit qui s'installe écoutent religieusement le chercheur avant un débat qui se prolonge. Dans l'assistance, il y a entre autres Saleh Dabbah, pharmacien d'Acre dans la vie civile et critique de cinéma à ses heures perdues : « Je suis venu ici pour rencontrer le monde arabe », dit-il en parlant de Berlin. En échangeant avec Mayssoun, Palestinienne de Jordanie qui travaille à la librairie, on se découvre des connaissances communes, entre Haïfa, Beyrouth, Paris et Tunis. Elle sourit : « Ce n'est pas vrai qu'on vient de différents pays ! »

Hasard heureux des microcosmes transnationaux ? Pas seulement. Car plus que l'espace géographique, il existe un vrai terreau politique et culturel commun chez cette génération de trentenaires ou jeunes quadragénaires, qui trouve ses racines dans le moment clé des soulèvements arabes de 2011. Un lien qu'incarne le projet Febrayer Network (Réseau février), qui regroupe depuis 2020 quatre médias indépendants et leurs ami·es : Mada Masr (Égypte), Mégaphone (Liban), Al-Jumhuriya (Syriens basés à Berlin) et Sout (Jordanie). Ensemble, ils réfléchissent sur les dynamiques qui traversent le monde arabe dans le sillage de 2011 et sur sa production journalistique et intellectuelle. « Nous partagions la même réalité, et nous voulions dépasser ce sentiment de solitude généré par les circonstances politiques et économiques », explique Yasmine Daher, Palestinienne de Nazareth qui dirige la fondation, dont elle revendique la dimension progressiste et de gauche. Depuis Berlin, Febrayer Network soutient des projets ou des initiatives qui émergent dans le monde arabe, y compris à travers des formations en ligne.

Yasmine a soutenu une thèse en philosophie politique à Montréal avant de s'installer à Berlin dont elle explique le choix stratégique : « Il y a une nouvelle diaspora qui s'est formée ici. Une tension positive s'est créée entre les exilés d'ici et leurs pays d'origine ». Elle-même fait d'ailleurs partie du collectif Palästina Spricht (La Palestine parle), une cause difficile à défendre en Allemagne. Elle se rappelle les pressions subies par les autorités locales après l'organisation d'une tente solidaire à la suite de l'assassinat de la journaliste palestinienne Shireen Abou Akleh : « C'est quand même ironique cette démocratie où il est possible de critiquer le gouvernement allemand, mais pas l'israélien ! » Mohamed Jebali, Palestinien de l'intérieur et un des gérants du bar Al Berlin (les gens de Berlin), organisateur du festival homonyme s'en amuse : « Parfois, c'est plus difficile ici qu'à Tel-Aviv ! »

En évoquant ces projets collectifs (Febrayer Network, Khan Al-Janoub), Salma Mostafa Khalil, anthropologue égyptienne basée à Londres et qui fait des recherches sur le Berlin arabe, souligne le lien très fort que ces acteurs gardent avec le monde arabe, malgré la distance géographique :

Tous écrivent ou réfléchissent sur le monde arabe d'aujourd'hui, tous sont très ancrés dans le moment de 2011. C'est là où soudain, on s'est découverts les uns les autres en tant qu'individus arabes qui partagent les mêmes aspirations, et qui se parlent. On n'était plus réduits à nos gouvernements et on avait des causes communes.

Cour du bar Al Berlin. Graffiti en hommage à Sarah Hegazi, jeune femme égyptienne emprisonnée et torturée pour avoir arboré un drapeau arc-en-ciel. Elle a mis fin à ses jours en juin 2020.

2015, un moment clé

« Ceux qui sont arrivés en 2015 portent une conscience politique qui s'est forgée en 2011 », rappelle Salma, en évoquant la vague syrienne. La politique d'accueil allemande envers les Syriens, qui a valu à Angela Merkel le surnom de « Mutti » (Maman), a de quoi faire rougir outre-Rhin. « Wir schaffen das ! » (Nous y arriverons !) a-t-elle déclaré en 2015. Résultat : quelques 790 000 Syriens sont régularisés en Allemagne entre 2013 et 2019. En France, seulement 10 000 ont obtenu le statut de réfugié entre 2011 et 2016. La photo du petit Aylan, Syrien kurde de 3 ans retrouvé mort noyé sur une plage turque devient l'image d'Épinal de la victime innocente. Mohannad, l'un des cofondateurs de la bibliothèque associative Baynatna (entre nous), qui met à disposition des lecteurs des ouvrages en arabe, se souvient :

L'image a collé à tous les Arabes, même ceux qui n'étaient pas réfugiés ou qui étaient arrivés auparavant. Les Allemands exprimaient leur empathie quand on disait qu'on était arrivés par voie maritime, alors que personne ne nous calculait quand on se prenait des bombes en Syrie ! Tout le monde voulait faire quelque chose avec les réfugiés, et recevoir les financements qui coulaient à flots.

Cette politique contribue à l'émergence d'un vrai public pour les activités culturelles arabes. « Il y a dix ans, un projet comme Khan Al Janoub n'aurait même pas pu être envisageable », reconnaît Fadi. Salma Khalil relativise toutefois cette image de pays d'accueil : « Il ne faut pas perdre de vue la logique de force de travail et de production qui prime dans toute politique migratoire. À Berlin, la production est culturelle. Et la production artistique arabe peut ramener des fonds et du tourisme ».

Une logique que certains comme Mohamed Badarneh tentent de court-circuiter en travaillant de manière indépendante. Certes, le photographe quadragénaire prépare un livre sur les avenues arabes en Europe, où il réserve à la Sonnenallee une place de choix. Mais il refuse de se laisser enfermer dans ce référent identitaire, comme le montre sa dernière exposition, The Forgotten Team, dédiée aux ouvriers népalais des chantiers du Mondial du Qatar. Pour lui, il est important qu'un Palestinien, un Arabe, soit à l'initiative de ce projet, pour marquer une solidarité entre ressortissants du Sud global.

Le photographe Mohamed Badarneh tenant un maillot de foot confectionné spécialement pour l'exposition. Le maillot porte le nom d'un ouvrier népalais avec la mention « mort au Qatar ».

Réfugiés ou simples immigrés, tous et toutes rêvent de recréer un monde arabe qui n'existe nulle part ailleurs, sauf ici. « Un monde arabe parallèle, où l'on peut être soi-même », résume Salma. Un chez soi qu'ils essaient de reconstruire en puisant dans leur terroir, comme Reham qui se produit parfois en public pour chanter des classiques arabes. Depuis 2017, elle n'est plus retournée à Alep : « Que je le veuille ou pas, la vie à Berlin m'a changée. Et je ne peux plus supporter la misère et la souffrance que je vois là-bas ». D'autres non plus ne reverront plus jamais leur pays, comme Nidal Bolbol que les autorités israéliennes empêchent de retourner à Gaza, malgré sa nationalité allemande.

En dépit de cette distance incompressible, certains tentent de focaliser sur ce que leur offre Berlin. Hiba Obeid, Palestinienne de Syrie qui travaille à la radio culturelle allemande et qui collabore avec le site panarabe Raseef 22 affirme : « Quand j'étais en Syrie, je ne me sentais pas aussi libre de mon écriture. Berlin me donne la possibilité d'adopter un discours féministe dans mes articles. Même mes sœurs qui vivent en Hollande n'ont pas cette liberté ». C'est aussi cette marge de liberté qu'exploitent les responsables de la librairie Khan Al Janoub, qui commence cette année à éditer des livres avec un mantra : publier à Berlin ce qui ne peut pas l'être dans le monde arabe, pour des raisons politiques, sociétales ou confessionnelles.

Jusqu'à quand ce foisonnement culturel pourra-t-il tenir ? La gentrification en marche de la capitale et l'essoufflement du pouvoir de séduction de 2011 agissent comme une menace. « Pour le dire en termes simples, les Syriens sont une mode qui risque bientôt de passer », prédit Salma Mostafa Khalil. Déjà en 2017, le nombre de nouveaux arrivants baisse sensiblement en Allemagne, et les lois d'asile se durcissent. La chercheuse met en garde contre la dépendance de nombre de ces initiatives envers les bailleurs de fonds et leur manque d'autonomie. Ce mode de financement peut influencer ou limiter les thématiques que les artistes arabes veulent traiter, en privilégiant celles en lien avec les libertés individuelles ou les réfugiés, plutôt que d'autres sujets plus politiques, assignant souvent les artistes à un rôle de victime. Une menace qui se fait plus pressante à l'heure où la guerre en Ukraine et l'afflux de ses nouveaux réfugiés risquent de réduire les financements culturels.

En ce début d'après-midi au café Bolbol, tandis que certains clients discutent et que d'autres travaillent sur leurs ordinateurs, un homme se met au piano et commence à jouer la chanson Ahwak de Abdelhalim Hafez. Je me tourne vers Nayar, la femme de Nidal, l'air interrogatif : « C'est Shadi, un Palestinien de Yarmouk. Il anime des ateliers dans le centre Oyoun et vient régulièrement prendre un café ici, chercher un peu de compagnie. La guerre l'a beaucoup traumatisé, il ne faut pas le contrarier ». Shadi continue de jouer. Il sourit à ceux qui reconnaissent l'air de Fayrouz qu'il vient d'entamer et s'amuse à faire le jukebox : « Qu'est-ce que tu veux écouter ? Shireen ? Majda ? Georges Wassouf ? » Quand on devine le titre, ses yeux s'illuminent. Comme s'il retrouvait dans le regard de l'autre, ici, à Berlin, un peu de son chez lui.

Irak. Vie et décadence d'un mâle politique

Dans Comme un désir qui ne veut pas mourir, son dernier roman traduit en français, l'Irakienne Alia Mamdouh aborde les thèmes qui lui ont toujours été chers, à savoir la sexualité et l'histoire de son pays. Elle y dresse le tableau d'un monde en décomposition, en putréfaction, où personne ne peut se soustraire aux relations oppressives et étouffantes.

Après La Naphtaline (1996), La Passion (2003) et La Garçonne (2012), c'est un nouveau roman d'Alia Mamdouh, initialement paru en arabe en 2007 sous le titre Attachahhi (L'Appétence) qui est désormais disponible en français sous le titre Comme un désir qui ne veut pas mourir. Née à Bagdad en 1944, Mamdouh est l'une des écrivaines majeures du champ littéraire irakien contemporain. Elle est l'autrice de deux recueils de nouvelles et de neuf romans. Proche de la génération des écrivains des années 1970, elle a obtenu en 2004 le prestigieux prix Naguib Mahfouz pour son roman Al-Mahboubat (Les Bien-aimées). Ses œuvres précédentes ont été saluées par la critique européenne, à la fois pour le regard intime et corrosif qu'elles portent sur les relations de genre, la bisexualité et l'homosexualité féminine, mais aussi pour leur langue à la fois sensuelle, débridée et lyrique.

D'« éternel » à mâle impuissant

Publié quatre ans après l'invasion américaine de l'Irak (2003), Comme un désir qui ne veut pas mourir tourne autour de Sarmad — dont le prénom signifie « l'éternel » en arabe — et de ses expériences sexuelles boulimiques et turbulentes. Ce personnage est un ancien militant communiste irakien qui, après avoir été trahi par son propre frère, haut responsable des services de sécurité, est obligé de s'exiler à Londres. Après des années de jouissance et d'ostentation passées à séduire les femmes, Sarmad découvre un jour que son sexe a rétréci jusqu'à « disparaître ». Il devient impuissant, incapable de posséder et de jouir. Il ne lui reste alors qu'à rassembler les fragments de son histoire, de son passé de séducteur acharné et de mâle dominant, avant de laisser la parole aux autres.

Les fragments racontés à la première personne par Sarmad sont interrompus par des chapitres dans lesquels ce sont ses amantes et ses proches qui nous donnent à voir leurs propres points de vue. Les mots d'Alef, le grand amour du protagoniste, et de Youssef, un de ses meilleurs amis qu'il a connu à l'internat de Bab Al-Mu'zzam à Bagdad, succèdent alors à ceux d'Amina, la Casablancaise, et de Kita, jeune femme communiste, mais non militante. S'en dégage un récit pluriel, où la polyphonie parfois énigmatique, parfois contradictoire, laisse progressivement voir une sexualité morbide, assoiffée de sang et de vengeance :

Un jour, contrairement à son habitude, Kita m'a repoussé, prête à relâcher un cri perçant, et m'a dit : « Écoute, tu ne fais pas l'amour, tu te venges ! Dis-moi, mon cher : tous les mâles arabes ont-ils cette même fureur de se venger et de qui ?

Une sexualité de la puissance, ou mieux, de la domination, de la violence qui ne peut qu'engendrer un cycle d'impuissance tout autant nécessaire que permanent, où même la moustache du protagoniste devient un symbole à la fois d'annihilation et de dérision :

Je ne pouvais plus me mouvoir selon mes besoins, je ne me ressemblais plus et je n'avais rien à quoi m'identifier. Même mon épaisse moustache, moitié grise moitié brune à force de teintures mal dosées, je la voyais disparaître elle aussi, s'arrêter de pousser, se clairsemer et devenir un objet de spectacle et une leçon pour ceux qui savent en tirer.

Morcelé, anéanti et incapable de jouir, Sarmad “l'éternel” devient ainsi simplement Sarmad, le mâle impuissant.

Le féminin, une affaire de femmes ?

Plusieurs figures féminines s'opposent au personnage principal du roman et à sa violence de mâle dominant. C'est le cas de Kita, qui a grandi en URSS et qui est passionnée de littérature. Kita se retrouve perpétuellement étouffée, écrasée par Sarmad et ses congénères. Contrairement à eux, elle ne connaît ni les slogans du parti ni le sens du mot “patrie”. De plus, elle fonde son activité politique exclusivement sur sa propre conscience, sur des idées indéfinies et changeantes :

Elle se fondait sur sa propre liberté de pensée — chose très choquante “pour eux” —, s'estimant pour sa part ne faire rien de plus qu'exposer des idées vagues et imprécises, non définitives, parfois même encore ambiguës pour elle et décousues […].

Tout en étant communiste, Kita rêve de faire des recherches sur le phénomène qu'elle a elle-même baptisé “l'immaturité du militant”. En rejetant le militantisme et toute forme de propagande, Kita s'oppose à une certaine façon de vivre le politique, ou plutôt “la” politique, qui la distingue aussi bien de la figure de Sarmad que de celle des autres mâles présents dans le roman, et notamment de ses camarades communistes venant d'Irak. Ainsi, en rappelant son histoire d'amour avec Nassim l'Irakien, elle affirme :

À l'époque, tout communiste irakien que je croisais sur mon chemin voulait occuper la place de propagandiste, de maître, de militant adulé et de patriote à qui tous, camarades, militants et notabilités, toutes nationalités confondues, devaient consentir influence, considération et argent, ainsi que le pouvoir de débarrasser l'idéologie du ramollissement et de la sclérose dont elle souffrait.

Chez Alia Mamdouh, le féminin n'est pas seulement une affaire de femmes. Cette dimension peut également être associée à des personnages masculins, comme celui de Youssef, qui reviendra à plusieurs reprises au cours de la narration. Tout comme Kita, Youssef ne s'est jamais laissé emporter, consommer par la politique. Victime des autres mâles, et notamment du frère du protagoniste, Mohannad, qui l'a harcelé et agressé sexuellement quand ils étaient à l'internat de Bab Al-Mu'zzam, Youssef est souvent décrit avec des traits féminins. Il est parfois même vu comme homosexuel ou comme quelqu'un qui a peur des femmes. Autrement dit, comme quelqu'un qui n'a jamais réussi à se débarrasser de son passé de victime des autres mâles oppressifs et outrecuidants.

Les frères ennemis

Comme l'illustre l'exemple de Kita, les concepts de militantisme, de propagande ou de patrie sont souvent associés dans le texte au thème de la sexualité, donnant lieu à des associations récurrentes entre mâle et propagande, domination et militantisme, ou même entre membre (masculin) et patrie :

Car mon membre, je le considère lui aussi comme une patrie et même comme un patriote. Pourquoi pas ?

Par ailleurs, dans le contexte arabophone, les concepts de parti, militant et patrie, ont joué un rôle capital dans la formation des narratifs dominants au sein des États post-indépendance. D'autres textes de Mamdouh en portaient déjà les traces et en avaient déjà dénoncé les effets et les conséquences néfastes. En Irak, en particulier, aussi bien les forces politiques liées au régime du parti Baas que certains partis de gauche ont largement usé des concepts de patriotisme ou de militantisme, non seulement dans leur production idéologique, mais aussi dans leurs narrations machistes, sexistes et phallocentrées. Ce n'est donc pas par hasard que Mamdouh renvoie dos à dos le pouvoir des communistes et celui du parti Baas, notamment à travers la figure de Sarmad et de Mohannad, les deux frères ennemis.

Bien qu'avec des logiques et des mécanismes qui lui sont propres, le champ littéraire du pays a lui aussi repris à son propre compte les concepts de patrie, de militantisme ou d'engagement, en contribuant ainsi à l'effacement de l'individu, de sa sphère personnelle et de toute notion d'autonomie. Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, le rapport des écrivains au pouvoir politique a représenté un motif d'agrégation ou de division parmi eux. Bien avant le coup d'État d'Abdel Karim Kassem en 1958, les concepts de liberté, d'engagement et de responsabilité à l'égard de la société dominaient déjà ce champ littéraire. La fin de la monarchie n'a fait qu'accentuer l'engagement politique de ces écrivains. Si une grande partie de ladite « génération des années 1960 » soutenait l'idée d'une littérature engagée, en reprenant — et parfois en déformant — le concept sartrien d'engagement, de l'autre, une autre partie de cette même génération a pris plus tard part au culte de la personnalité de Saddam Hussein.

Ce roman d'Alia Mamdouh nous plonge donc directement dans cette complexité des rapports de domination et de pouvoir qui, en Irak, n'ont pas concerné que le champ politique. À travers des associations liées au thème de la sexualité, le roman nous donne à voir toute l'impuissance générée par tant d'années de brutalité, de vengeance et de fragmentation de l'État irakien. Il expose toute la violence que représente une seule et même définition de la littérature qui ne peut qu'opposer ses promoteurs à des êtres inlassablement changeants, indéfinis, polyvalents. Et si Sarmad « l'éternel », Sarmad, le mâle (im)puissant, n'était rien d'autre que la métaphore de l'Irak de nos jours ? D'un Irak incapable de « jouir », fragmenté, annihilé ?

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Alia Mamdouh
Comme un désir qui ne veut pas mourir
Traduit de l'arabe (Irak) par Philippe Vigneux
Sindbad — La Bibliothèque arabe, Actes Sud
janvier 2022
272 pages ; 22,50 euros

Iran. La mort du poète Sayeh provoque une intense ferveur populaire

Des milliers d'Iraniens ont assisté fin août 2022 aux obsèques à Téhéran puis à Racht du poète Sayeh. Cet auteur très connu avait une sensibilité de gauche, et a toujours été du côté du peuple, sous le régime du chah comme durant la République islamique, qui l'avait un temps jeté en prison. Sayeh incarnait une génération d'intellectuels aux voix libres et populaires.

Les obsèques du célèbre poète Amir Houshang Ebtehaj qui avait pris pour nom de plume Sayeh (« ombre ») ont duré deux jours, et rassemblé de nombreux Iraniens. Né en février 1928 à Racht, au nord de l'Iran, le poète a rendu l'âme le 10 août 2022 à Cologne. Devait-il être inhumé en Iran, son pays natal, ou en Allemagne, où il vivait ? Après de longues tergiversations familiales, et sans doute des négociations serrées avec le régime, sa dépouille a finalement été transportée à Téhéran le 24 août.

Le vendredi 26 août, après un court passage du convoi funéraire devant son ancienne maison au pied de son arbre fétiche (voir infra, « Le Pourpre »), la foule lui a rendu hommage à l'Opéra de Téhéran, au centre de la capitale. La cérémonie officielle « autorisée » était courte et marquée par l'intervention de sa fille Yalda. Des milliers de participants ont accompagné le corbillard en chantant ses poèmes dans les rues avoisinantes. Le lendemain, Amir Houshang Ebtehaj a été enterré dans un jardin public de sa ville natale de Racht, entouré par une foule immense. Certains avaient fait le voyage de nuit pour ne pas rater cet événement historique. Depuis, tous les soirs, des personnes se rassemblent sur sa tombe et chantent ses poèmes.

Sayeh a commencé à écrire dès l'âge de 13 ans et a publié son premier recueil de poèmes en 1946. Il était considéré comme un poète issu du peuple, dont il représentait la sagesse et la douceur. Tout au long de sa vie, il a rêvé de justice et de liberté, et a dit avant de mourir ne pas regretter ses idéaux humanistes. Traversant l'histoire tumultueuse de son pays, il expliquait ainsi le choix de son pseudonyme :

Dans le mot ombre, il y a une certaine dose de paix, de timidité, d'humilité, voire d'innocuité. Des concepts intéressants qui correspondent à ma nature. Le mot est en soi doux et sans prétention en termes phonétiques. Il y a une sorte de regret là-dedans, l'essentiel du sens de ce mot est opposé à la violence et on peut même dire à tout ce qui est hautain.

« La destruction des grands rêves »

Sayeh était un maître incontesté du ghazal, genre de poème lyrique chantant l'amour. Pour son confrère Chafii Kadkani, qui devait prononcer un discours lors de ses funérailles devant l'Opéra de Téhéran — mais dont l'intervention n'était pas souhaitée par les organisateurs « officiels » — :

il a toujours essayé de dépeindre les désirs et les peines des gens de notre temps dans sa poésie. Sans prétendre avoir créé un univers à part, il est le miroir des peines et des joies des gens de notre époque, et de ceux qui ont ressenti dans leur chair la destruction des grands rêves de l'Homme en quête de justice du XXe siècle et qui entendent leur souffrance dans ses mots…

Sayeh est né et a grandi à Racht, l'une des villes du nord du pays où les idées progressistes étaient répandues avec les premières écoles pour filles, les premières troupes de théâtre et les premiers groupes de sociaux-démocrates. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il a cru au changement avec la nationalisation du pétrole avant le coup d'état américain de 1953 et s'était alors rapproché de la jeunesse progressiste et communiste. Morteza Keyvan (1921-1954) poète, critique d'art, journaliste et activiste politique, membre du Parti communiste d'Iran Toudeh était son ami le plus proche. Ils se retrouvaient avec d'autres poètes et écrivains au café Naderi, au centre de Téhéran, pendant les années d'espoir jusqu'en 1953.

Dans les jours qui suivirent le coup d'État, Morteza Keyvan fut arrêté et exécuté. Ce poème d'hommage de Sayeh circula :

Kivan est devenu une étoile
pour garder avec nous l'espoir brillant à travers cette triste nuit...
Kivan était une étoile
a vécu avec la lumière
est mort avec la lumière.

Sayeh n'a jamais oublié son ami de jeunesse. Dans un de ses derniers poèmes, en 2019, il lui écrit :

Je vois
Cette floraison du bonheur
Ce haut vol de l'humanité
Cette grande fête du jour de libération
Keyvan dit en souriant à Sayeh : as-tu vu ? Je te l'avais dit
Oui, je vois, tu avais toujours raison
Je vois, je vois.

Pendant les dures années de répression, ce rebelle cacha chez lui un couple de militants clandestins du Parti communiste. L'homme fut exécuté en 1958 et la femme réussit à prendre le chemin de l'exil, puis elle revint au pays 25 ans après et fut ensuite emprisonnée sous la République islamique. Plus tard, dans les années 1970, la radio nationale iranienne lui proposa de produire des programmes de musiques traditionnelles golhaye taze et goltchin hafte. Il essaya de réorganiser les émissions de radio, de les moderniser et d'inviter de jeunes talents. Il fut à l'origine de la formation de groupes de musique traditionnelle persane et contribua à son évolution. Un certain nombre de ses poèmes lyriques ont été interprétés par des chanteurs iraniens célèbres comme Mohammad Reza Shajarian, Alireza Eftekhari et Shahram Nazeri.

Sa chanson sur les hauts-parleurs de la prison

Il démissionna de toutes ses fonctions après la répression par l'armée du chah du « Vendredi noir », le 8 septembre 1978, place Jaleh au centre de Téhéran, qui fit des dizaines de victimes. Plusieurs morceaux de musique traditionnelle sont devenus dans les mois suivants de véritables hymnes pour les manifestants, comme « Sepideh » (l'aube) ou « L'Iran, demeure de l'espoir ».

En 1983 il fut arrêté en raison de sa proximité avec le Parti communiste d'Iran Toudeh, lorsque le régime lança la répression des forces de l'opposition. Il a raconté plus tard que les hauts-parleurs de la prison d'Evin ou il était détenu diffusèrent sa chanson « Sepideh ». Il en pleura et rit en même temps. Le détenu kurde avec qui il partageait sa cellule lui demanda, stupéfait, s'il allait bien. Il répondit que les paroles de la chanson diffusée dans la prison étaient de lui.

Durant ces jours noirs, en 1984, Sayeh écrivit au fond de sa cellule un poème devenu depuis très célèbre, à propos d'un arbre de Judée, Arghavan (le Pourpre) :

Ô mon arbre de Judée, le Pourpre !
Toi, ma branche consanguine séparée de moi
De quelle couleur est ton ciel à ce jour ?
Est-il ensoleillé ou encore couvert ?
Quant à moi, dans ce coin hors du monde
Aucun ciel au-dessus de ma tête
Aucune nouvelle du printemps
Entouré de murs
Quand j'inspire cette barrière noire est si proche
Qu'elle me renvoie mon souffle
La route est tellement barrée
que l'envol du regard ne dépasse pas un pas
La faible lueur d'une lanterne abattue
est la conteuse de la nuit obscure
Je suffoque ici même l'air est emprisonné
Tout ce qui est autour de moi a pâli
Le moindre rayon de soleil n'a jamais traversé
ce cagibi délaissé
Dans ce coin silencieux et oublié
Où de son souffle froid toute bougie est éteinte
Un souvenir coloré me fait pleurer
Mon arbre est là-bas seul il sanglote
À l'instar de mon cœur pleurant des larmes de sang
Ô mon arbre de Judée le Pourpre !
Quel est le secret du printemps ?
Pourquoi à chaque apparition, il nous endeuille ?
Et fait rougir la terre du sang des hirondelles ?
Pourquoi rajoute-t-il de la souffrance à nos cœurs déjà brûlés ?
Ô le Pourpre !
Griffes sanglantes sorties de la terre
Conjure le matin qui se lève
Et demande aux éclaireurs galopants du soleil
Quand traverseront-ils enfin cette vallée du chagrin !
Ô mon arbre grappe de sang
Le matin lorsque face à la fenêtre entrouverte de l'aube
Les colombes commencent leur vacarme
Porte mon âme ensanglanté
Pour voir le point d'envol !
Dépêche-toi, les compagnons du vol
S'inquiètent des souffrances de leur ami
Ô mon arbre pourpre étendard rouge du printemps
Reste pour toujours hissé !
Tu es mon poème qui saigne
Raconte le souvenir éclatant de mes camarades !
Chante ma chanson que je n'ai pas pu chanter,
Ô ma branche consanguine séparée de moi !

Il fut libéré un an après, grâce à l'intervention du grand poète Shahriar auprès de l'Ayatollah Khamenei selon les rumeurs. En 1987, il s'installa avec sa famille à Cologne en Allemagne, où il a vécu jusqu'à sa mort, mais il retournait cependant de temps en temps au pays.

En 2016, lors d'une cérémonie organisé en son hommage à Téhéran, il monta sur scène et déclara dans un discours faisant référence aux poèmes lus par Hadad Adel, ancien président et membre actuel du Parlement iranien : « Les poèmes que Monsieur Adel a lu aujourd'hui, ne sont pas tous de moi. La plupart datent des années 1970, j'aimerais qu'il lise aussi un poème des années 1980 ». Il faisait allusion à sa captivité et aux centaines d'exécutions qui ont eu lieu dans cette période dans les prisons de la République islamique. Il fut alors longuement applaudi par le public.

À ceux pas encore arrivés, ceux déjà partis

Ceux pas encore nés, ceux déjà partis, des deux rives du temps
Courent vers toi, Toi toujours là !
Le cerf de la plaine du ciel se nourrit de ton herbe
L'aigle blanc de l'univers tourne autour de ta tête
Tant que je cherche autour de moi dans ce champ
Le miroir de ma conscience ne reflète que toi
Ô fleur du jardin ! Sors, montre-toi à travers les voilages !
À l'aube ton parfum m'achève dans ce jardin
Ô toi l'invisible, tu es le jardin enfoui au cœur du noyau
As-tu cassé ton noyau, pour que tant de fleurs ruissellent ?
Mon désir t'a enivré, tu as fait tomber le voile de séduction
Tu t'es émergé de toi-même, ton avènement crée le monde
Oh, la vague de sang jailli de ma tête et de ma poitrine !
Que puis-je faire ? Ta main tire l'arc du fin fond de « moi »
En ta présence, les vivant et les morts ne craignent plus le néant
De ton haleine, nous respirons le souffle de la vie
Devant toi, je me dénude, j'entends : « débarrasse-toi de tout »
Je suis venu te voir. Mes larmes m'en empêchent !

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Les poèmes sont traduits du persan par Marmar Kabir.

Alice au pays des Atlas

Professeure à l'université de Yale, traductrice et spécialiste de littérature française, l'historienne américaine Alice Kaplan signe Maison Atlas, publié chez Le Bruit du monde pour l'édition française et chez Barzakh pour l'édition algérienne. Ce roman charnel et délicat a pour personnage central une Algérie dont elle dresse un portrait sensible et juste.

La France conquiert l'Algérie en 1830. Elle la divisera par la suite en départements, faisant de ce territoire une extension de la métropole. En Algérie, les indigènes sont des ‘‘sujets'' dépourvus de droits civiques ; faire passer cette société coloniale pour une émanation de la France de la liberté, de l'égalité et de la fraternité relève de la fable cynique. Après l'octroi de la citoyenneté aux juifs en 1870, le colonisateur continue de diviser la population : les musulmans sont les grands perdants, juifs et Européens étant unis dans une alliance artificielle.

Alice Kaplan, Maison Atlas.

Écrit par une spécialiste de l'histoire de la littérature, Maison Atlas n'est pourtant pas le roman d'une historienne, mais l'œuvre d'une romancière à part entière — et de talent. Alice Kaplan sait mettre l'histoire au service de la littérature. En s'éloignant des cadres académiques, elle touche au réel avec une précision renouvelée et poignante.

Plusieurs personnages traversent ce roman dont les chapitres ont pour titres leurs prénoms. La seule à s'exprimer à la première personne est Emily, étudiante en droit à la faculté de Bordeaux dans les années 1990. Elle y fait la connaissance de Daniel Atlas, fils unique de l'une des dernières familles juives restées à Alger après l'indépendance.

Grâce à leurs différences davantage que malgré elles, un amour nait entre la timide et volontaire Américaine d'origine juive lituanienne et le jeune dandy juif franco-algérien qui proclame à propos de sa famille : « Quelle farce ! Nous n'étions pas des Français, mais des Arabes juifs ! »

Alice Kaplan dépeint de très cinématographiques scènes de tête-à-tête amoureux qu'on aimerait voir filmer par Agnès Varda. Le destin de Daniel semble quant à lui se rapprocher de celui d'un personnage de tragédie grecque, ou de celui d'un Michael Corleone1, par son incapacité à y échapper. D'ailleurs, écrit Alice Kaplan, son propre grand-père, Henri « s'exprimait dans un chuintement rauque, comme Al Pacino dans Le Parrain  ». Car c'est à la mort que Daniel se trouve confronté après l'assassinat à l'arme à feu de son père Samuel Atlas, à deux pas du café Tantonville2, au centre d'Alger, en plein jour. Et c'est au risque de perdre Emily qu'il s'abandonne à la vengeance.

Dernier représentant d'une communauté disparue, nabab juif algérois régnant sur des absents et figure d'El-Biar3, connu et aimé de tous, « Sammy » Atlas était resté en Algérie après avoir soutenu ses compatriotes algériens au cours de la bataille d'Alger. Il ne s'était jamais senti en danger, lui qui avait gardé un douloureux souvenir du sort réservé par le régime de Vichy aux juifs d'Algérie. Son fils Daniel « (…) n'avait pas tardé à comprendre que, quand son père disait ‘‘les Français'', il voulait parler des Français qui avaient dépouillé les juifs algériens de leurs droits en 1940 ».

Mêlant documents d'archives au texte romanesque, Alice Kaplan nous invite à lire l'histoire de l'Algérie, avec acuité et sans jugement. On découvre ainsi le discours que le jeune sénateur du Massachusetts John Kennedy fit en juillet 1957 pour dénoncer la répression française en Algérie avec du matériel militaire américain, ainsi qu'une politique d'assimilation vide de sens. En son hommage, une célèbre place d'El-Biar porte désormais son nom. Elle nous rappelle le douloureux contexte de l'Algérie des années 1990, marqué par des actes meurtriers restés dans la mémoire de chaque Algérien et qu'Alice Kaplan incorpore dans son roman, de la prise d'otages à bord de l'Airbus d'Air France par des membres du Groupe islamique armé (GIA) en 1994 à l'exécution de « Yamaha »4, supporter vedette du club de foot Chabab Riadhi Belouizad (CRB) de Belouizdad, jusqu'à l'enterrement de Roger Hanin au cimetière de Saint-Eugène/Bologhine.

« Le jour, manger, la nuit, danger »

Alice Kaplan, qui a arpenté avec gourmandise les rues d'Alger, connait son histoire autant que sa géographie. Mais la Ville Blanche n'est pas un simple paysage, ses habitants sont au cœur du livre : « taxieurs », vendeurs de journaux ou d'antennes paraboliques, « parkingueurs » et écrivains publics. Elle nous accompagne à Bab-El-Oued pour y découvrir la synagogue Chaloum Lebhar (« la paix à la mer » !) de l'ancienne rue de Dijon. Elle nous emmène chez Le Roi de la loubia de la rue de Tanger où s'applique une expression largement répandue qui dit : « Le jour, manger, la nuit, danger » (« finnahr, manger, fillil, danger »), à El-Biar ou sur l'avenue Belouizdad, l'ancien quartier Belcourt d'Albert Camus, et enfin dans la Casbah où plane l'ombre d'Ali-la-Pointe et où les vendeurs de calentica5 côtoient ceux de lingerie fine. Une Alger sensuelle où l'on fume des cigarettes Rym et où l'on boit le vin des coteaux de Mascara.

Maison Atlas est un roman élégant et savoureux comme l'est un plat préparé dans une cuisine par une mère et une fille, leur offrant l'occasion de se dire des choses essentielles et de révéler des secrets surgissant du passé, rapportés d'un bureau de la Casbah sous la forme de lettres, de coupures de presse ou d'une vieille photo prisonnière d'une boite en carton bien cachée dans une maison de Minneapolis.

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Alice Kaplan
Maison Atlas
Traduit de l'anglais par Patrick Hersant
Le Bruit du Monde, 2022
256 pages
21 euros


1Personnage du roman de Mario Puzo Le Parrain adapté au cinéma par Francis Ford Coppola, et interprété par Al Pacino.

2Véritable institution algéroise, le café Tantonville se trouve en face du square Port-Saïd et à quelques pas du théâtre national d'Alger.

3Quartier situé sur les hauteurs d'Alger.

4Hocine Dehimi, célèbre supporter algérois surnommé « Yamaha » fut abattu le 11 juin 1995 à Belcourt.

5Sorte de crêpe épaisse et gélatineuse à base de farine de pois chiche.

Le détective queer radical qui démonte Tel-Aviv

Par : Jean Stern

Oded Héfer, le privé imaginé par Yonatan Sagiv parle de lui au féminin, traîne ses savates dans un Tel-Aviv moite où il affronte des nouveaux riches cyniques et des petits vieux retors. Héfer taille en pièces avec une ironie féroce une ville friquée, raciste et dépolitisée.

« Mon personnage est beaucoup plus radical que moi », dit en riant l'écrivain Yonatan Sagiv, que je rencontre à Tel-Aviv en mars 2022. « Déjà, je ne parle pas de moi au féminin ! » J'ai du mal, effectivement, à imaginer, dans les traits de ce quadra à l'allure post-étudiante qui parle chaleureusement, le détective Oded Héfer, dit La Fouine. Personnage central des romans policiers de Yonatan Sagiv, ce quadra bedonnant, négligé et fauché traîne ses savates en ville en menant des enquêtes à rebondissements et envoie balader méchamment la plupart de ses interlocuteurs.

Deux polars traduits avec brio par Jean-Luc Allouche et publiés par l'Antilope, Secret de Polichinelle et Le silence est d'or font la part belle à ce privé hors-norme. Pour les amateurs du sous-genre polar gay, Oded Héfer est aussi réjouissant que Léonard Pine, privé black et gay dans le sud américain imaginé par Joe R. Lansdale, même si Pine est assez réac contrairement à Héfer1. Outre son extrême drôlerie, la plume de Yonatan Sagiv taille en pièces le capitalisme sauvage de la nouvelle bourgeoisie israélienne, le pinkwashing de Tel-Aviv et ses gays inconséquents. Tous oublient la Palestine, pourtant au cœur de tout depuis 1948.

Tel-Aviv, l'une des capitales mondiales du bling-bling a aussi, comme toutes les grandes villes, sa face putride, ses affairistes, ses opportunistes et ses arrivistes. Mais aussi ses assassins. Et ce privé improvisé les traque à sa manière foutraque chez les nouveaux riches des condominiums luxueux du bord de mer et chez les petits vieux aigris qui furent des pionniers d'Israël. « Oded est un type qui vit dans la fantaisie, qui se prend pour une star glamour, je suis plus modéré que lui, même si d'une certaine manière je suis d'accord, m'explique Yonatan Sagiv. Le mouvement de protestation LGBTQ a d'abord été un mouvement radical ».

Il n'y a ni amertume ni engagement chez le privé d'opérette qu'est Oded Héfer, bien trop centré sur sa propre survie, à propos des gays et de ce que l'on qualifie souvent en Israël de « problème » palestinien. Mais une sorte d'exaspération, traitée par Sagiv avec une ironie féroce, sur une réalité têtue que les Israéliens ont le tort de vouloir ignorer. L'auteur Sagiv fait partie des rares qui ne l'ignorent pas, souvent pour le pire. Qu'il remonte à 1948 dans une des intrigues (dont on ne dira rien) exprime simplement que les racines du « problème » s'y trouvent peut-être. À sa comique manière, il se situe dans un courant intellectuel israélien qui approfondit, depuis quelques années, la réflexion sur la nature même de leur pays.

Un personnage antocentré et auto-ironique

Et comme auteur de polars, Sagiv va imaginer des personnages palestiniens particulièrement sexys. Dans le nouveau modèle israélien de masculinité gay, il y a une vision de « l'Arabe » aussi sexualisée que superficielle. Elle est tournée en dérision par les queers radicales. Le privé Oded se fait le porte-parole de leurs critiques, à sa façon imagée et crue. Et le centre de son monde, c'est savoir comment il va payer le loyer de son studio minable, manger le lendemain tout en mettant à jour les magots des autres. Comme le résume Sagiv, « Oded est un mixte entre une critique radicale de la société et une vision subjective et jalouse de la vie des autres. C'est un outsider, pour les gays comme pour les autres. Il est dans ses rêves dans ce monde capitaliste et libéral, il est autocentré, mais aussi auto-ironique ».

Je rencontre Yonatan Sagiv au printemps 2022 dans un élégant restaurant de Lilienblum Street, non loin des Allées Rothschild, au cœur de Tel-Aviv. Cette rue paisible mène au charmant quartier de Neve Tzedek, berceau de l'implantation sioniste à Tel-Aviv fondé en 1887, aux portes de Jaffa. On y découvre l'Eden Cinema, le plus vieux de la ville, de style Art déco. Il est à l'abandon depuis des lustres. Alentour poussent des dizaines de luxueux gratte-ciel. C'est dans cette rue que Sagiv situe la maison de retraite Quiétude, au centre du second volet d'une trilogie noire imaginée par cet écrivain de 43 ans qui a passé la majeure partie de sa vie d'adulte en dehors de Tel-Aviv, décrit avec une réjouissante férocité.

« J'ai d'abord été journaliste au Time out Tel Aviv puis à Walla, un site internet pour les jeunes, puis je suis allé à New York et à Londres travailler à mon doctorat sur Shmuel Yosef Agnon, puis enseigner ». Prix Nobel de littérature en 1966, auteur religieux et ironique, Agnon est considéré, explique Sagiv, comme le « Flaubert israélien ». Né en Galicie en 1887, parti à Berlin sous les auspices de Martin Buber, il s'établit en Palestine mandataire en 1924.

Proche et loin à la fois

Sagiv commence par écrire un roman historique, qu'il abandonne. Lecteur de romans d'Agatha Christie, de Raymond Chandler et de P. D. James, il voulait « utiliser la littérature pour explorer la société et les questions d'identité, omniprésentes ici, explique-t-il. Avec Oded Héfer, c'était important pour moi de subvertir la figure du détective, mais aussi du gay. Il y a beaucoup de conservatisme chez les homos normatifs, prenez Amir Ohana, un député de droite qui a été ministre de la justice de Nétanyahou ».

Le Tel-Aviv en toile de fond de ses livres, il le décrivait à distance, installé et écrivant à New York et à Londres. « J'ai toujours été connecté avec Tel-Aviv, avec la manière dont les gens vivaient, sortaient, s'habillaient. J'étais proche et j'étais loin, je regardais tout le temps Google Maps, suivait les réseaux sociaux ». Il va aussi scruter le langage. « Il y a un dialecte gay spécifique à Tel-Aviv et c'est assez populaire de parler de soi au féminin. Ce n'est pas du tout la langue du gay conservateur, qui ne va certainement pas parler de lui au féminin ». Cet argot queer, dont se délecte Sagiv est restitué avec astuce par le traducteur Jean-Luc Allouche, ce langage étant d'ailleurs largement sans frontières.

Au-delà de cette question réjouissante du vocabulaire, c'est bien celle de l'engagement, mais aussi de ses limites individuelles et collectives, dans un pays où les gens ont tendance à prendre la tangente, à faire l'autruche sur le capitalisme, la pauvreté, l'occupation, la surveillance numérique, que pose Sagiv. « C'est une honte que de voir que des gays n'essayent pas de créer un lien avec d'autres minorités, de lutter ensemble contre les discriminations. Mais il y a un grand confort à être accepté par la société, je suis aussi comme cela ; j'ai un partenaire, je suis marié, je veux des enfants, je suis un bourgeois, poursuit Sagiv. Je suis un complet conformiste, je ne suis pas un radical protest à me battre jour et nuit contre l'injustice et les discriminations. Oded est obsédé par l'argent parce qu'il n'en a pas, mais il est comme moi plus encore obsédé par le capitalisme ».

« L'hypocrisie de la gauche »

Et sur la Palestine, Sagiv est encore plus circonspect sur ce qu'il décrit comme des engagements de façade. « Il y a une contradiction entre être un gauchiste pro-paix et palestinien ; parfois on va à une manifestation, cela donne bonne conscience. Mais c'est beaucoup de paroles en l'air, ici on dit de la bouche au-dehors. C'est le symbole de l'hypocrisie de la gauche israélienne, de sa déconnexion totale. Ils parlent des Palestiniens, mais pas avec des Palestiniens. Moi-même, j'ai rencontré des étudiants palestiniens quand j'étais à New York. J'ai grandi près de Tel-Aviv dans une famille de classe moyenne, dans une banlieue de classe moyenne, je ne connaissais pas de Palestiniens ».

À ce sujet, un des nombreux gimmicks du privé de Sagiv porte sur l'utilisation polémique des termes « Arabes israéliens » vs « Palestiniens de l'intérieur ». C'est en Israël un débat aussi sémantique que politique. Oded ne manque pas une occasion de le rappeler, à rebours de ce que Sagiv qualifie de « gays bourgeois hétéronormaux conservateurs » — je synthétise divers termes employés au fil de notre entretien — dont les Palestiniens ont disparu des radars, sauf ceux chargés de les surveiller.

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Secret de Polichinelle
Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche
L'Antilope, 2019
480 pages ; 23,50 euros

Le silence est d'or
Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche
L'Antilope, 2022
432 pages, 22 euros.

Troisième enquête à paraître en 2023.


1Lire par exemple Joe R. Lansdale, Rusty Puppy, Folio noir. Hilarant et féroce.

Algérie. Mouloud Feraoun, ni collabo ni martyr

Célébré pour son œuvre, Mouloud Feraoun ne fut pas toujours encensé en Algérie comme il l'aura été ces derniers mois, en cette année marquant le soixantième anniversaire de son assassinat par l'Organisation armée secrète (OAS) à Alger le 15 mars 1962, quatre jours avant la signature des accords d'Évian.

L'œuvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses détracteurs, mais aussi des défenseurs convaincus (…) Paradoxalement, les reproches adressés à Feraoun de son vivant sont les mêmes que certains exhibent aujourd'hui encore, comme si les outils de la critique n'avaient pas évolué depuis et comme si le contexte sociopolitique et culturel de l'Algérie était demeuré immuable1.

Par rapport à d'autres écrivains algériens de sa génération, la légitimité d'auteur national, pour ne pas dire nationaliste, de Mouloud Feraoun ne lui fut pas toujours reconnue, du moins dans les rouages des élites organiques. Sept mois après le déclenchement de l'insurrection du 1er novembre 1954, l'organe des jeunes de l'Association des Oulémas d'Algérie, Le Jeune musulman, saluait l'incarnation de « l'Algérie authentique » qu'il reconnaissait à Mohammed Dib, mais pas à Feraoun : « Au lieu de la critique de La Terre et le sang attendue, le J. M. revient une seconde fois sur La grande maison de Dib (…) puis une troisième fois (…) à propos de L'incendie du même Dib qui, à ses yeux, incarne l'Algérie authentique, Algérie de laquelle semblent exclus Feraoun et Mammeri »2.

« Entre deux chaises »

Écrivain algérien, kabyle, francophone, Mouloud Feraoun avait pour nombre de ses concitoyens un statut à part, comparé aux autres écrivains algériens francophones, à commencer par Kateb Yacine. Certains trouvaient dans ses écrits de la complaisance à l'égard de la France coloniale, d'autres le classaient comme simple écrivain ethnographe. Christiane Chaulet-Achour, spécialiste des littératures maghrébines, voit dans son œuvre une « littérature de la rectification et non de la remise en cause »3.

Lucide, généralisant sa position en englobant l'ensemble de ses confrères, et constatant l'absence de l'Algérien dans les œuvres d'Albert Camus et d'Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun écrit pour sa part : « Notre position n'est pas si paradoxale qu'on le pense. En réalité, nous ne nous trouvons pas “entre deux chaises” mais bel et bien sur la nôtre »4.

En juin 1956, le général Jean Olié, un « ami des livres » et ancien chef d'état-major particulier du général De Gaulle, répondit à ceux qui se méfiaient de l'écrivain : « Nous avons confiance en lui ». Ce qui ne lui rendit pas service : cette marque de confiance, venant d'un haut gradé de l'armée coloniale, ne fit que conforter certains nationalistes dans leur suspicion à son égard. Dans son Journal 1955-1962 (Seuil, 1962), l'écrivain commente, avec une subtilité consommée :

Tout ceci est très flatteur pour moi. Mais je crois que dans l'autre camp également, je bénéficie de la même estime, de la même confiance et aussi de la même méfiance. Je suis en équilibre sur une corde bien raide et bien mince. Disons que cette semaine, j'ai sans doute donné l'impression aux maquisards que je penche du côté français. Ils savent bien pourtant que dans ma situation je ne puis éviter ces réceptions officielles… Il me restera à décliner la prochaine invitation officielle pour rétablir un précaire équilibre (…) Car, en toute simplicité, je me refuse à être du côté du manche. Je préfère souffrir avec mes compatriotes que de les regarder souffrir ; ce n'est pas le moment de mourir en traître puisqu'on peut mourir en victime.

Francophonie positive ?

Même un esprit éclairé comme put l'être le sociologue Mostefa Lacheraf (1917-2007), futur diplomate et futur ministre de l'éducation nationale, n'avait pas hésité à pourfendre le « fils du pauvre »5 jusqu'à le soupçonner de complaisance avec le système colonial au prétexte que Feraoun faisait dans la « francophonie positive », pour ainsi dire. Étonnant de la part du défenseur du bilinguisme qu'il fut avant de cautionner l'arabisation décrétée par le pouvoir. Dans un entretien paru en 1963 dans Les Temps modernes, l'auteur de Algérie, nation et société (Maspero, 1965) se montra cependant moins sévère qu'il ne le fut avec d'autres écrivains :

Ces romans ont eu pendant longtemps une vogue, il faut bien l'avouer, objectivement pas toujours fondée. Si, techniquement parlant, ils approchaient de la perfection, ils n'étaient pas encore le reflet authentique de la société algérienne, surtout au niveau des masses laborieuses et exploitées et de peuple en général, avec ses vertus, son humanisme, sa résistance silencieuse ou déclarée à l'oppression coloniale.

« L'esprit de collaboration »

Dans son étude consacrée à Mouloud Mammeri, mais dont une bonne partie traite longuement de Mouloud Feraoun, Hend Sadi ne se prive pas de rappeler la contradiction chez Christiane Chaulet-Achour qui transparaît dans ces lignes :

Mouloud Feraoun écrivain plein de mesure et dont l'effort et l'application sont évidents, se ressent beaucoup de sa formation d'instituteur […] ce qui le dessert le plus, surtout dans son Journal, c'est la prise de conscience très inégale qui l'a animé sur le plan politique national, lui faisant friser par endroit l'esprit de collaboration et l'illusion coloniale6.

« Esprit de collaboration », carrément ! Et quelle dédaigneuse caractérisation de « l'application » chez ce « petit instituteur » s'efforçant, n'est-ce pas, à écrire comme ses « maîtres » du courant algérianiste !... Plus tard, la même critique littéraire nettoiera sa plume de toute trace d'acrimonie, lorsqu'elle signera la présentation de l'édition algérienne des Lettres à ses amis :

Découvrir un écrivain de l'autre côté du miroir est un plaisir toujours renouvelé : celui que nous procure la correspondance rassemblée par Emmanuel Roblès et les éditions du Seuil dans le volume, publié pour la première fois en 1969, Lettres à ses amis. Aujourd'hui où la communication épistolaire a tendance à disparaître, la lecture de ces lettres rappelle la saveur des mots ancrés dans un moment et un lieu précis (…) : Feraoun tisse de son « bled » des liens et des réseaux et s'il espace ses feuillets d'écriture et d'amitié il sent l'isolement l'enserrer davantage… Lettres à ses amis nous révèle une partie importante de la personnalité de Feraoun, ce montagnard kabyle fier de ses origines, cet humaniste déchiré qui appelle les gens à plus de fraternité (…).

Mais si, dans Abécédaires, Christiane Chaulet-Achour reproche à Feraoun de taire dans ses romans les événements de la guerre « dont il a connaissance puisqu'il les consigne dans son Journal », dans son introduction au même Journal 1955-1962 (ENAG éditions, 1998), elle écrit contre toute attente :

Le Journal est le texte d'un homme qui observe, meurtri et écartelé, son pays livré à la violence. Feraoun écrit lui-même qu'il est « un observateur attentif qui souffre toute la souffrance des hommes et cherche à voir clair dans un monde où la cruauté dispute la première place à la bêtise » (6 janvier 1957). »Un peuple habitué à recevoir les coups, qui continue d'encaisser mais qui est las, las, au bord du désespoir (…) Il fait pitié le peuple de chez nous et j'ai honte de ma quiétude » (9 septembre 1956) (…) L'on est bien loin de l'image positive d'une littérature de propagande ou d'autres récits de vie d'acteurs de la lutte, d'un peuple en lutte par conviction et nécessité historique »

L'« intellectuel-martyr »

Feraoun, un « collabo », un « assimilé » pour certains, un « timoré » pour d'autres. En 2007, lors d'une conférence à la Maison de la culture de Tizi-Ouzou, l'écrivain-journaliste Arezki Métref répondra à ces distributeurs d'étiquettes : « Je pense que Feraoun a toujours été un homme qui réprouve la violence (…). Et, d'ailleurs, à ce titre, son assassinat par l'OAS surpasse toutes les explications quant à sa position vis-à-vis du colonialisme ».

Officiellement, peu d'honneurs lui auront été rendus durant ces dernières décennies, et même l'université algérienne aura attendu le cinquantenaire de sa mort pour lui consacrer un colloque (16-18 mars 2012). Un colloque international, certes, mais dont l'intitulé nous laisse perplexe : « Mouloud Feraoun, l'intellectuel martyr et ses compagnons ». On avait alors parlé de récupération par le régime ; ainsi, voilà notre écrivain finalement décrété martyr, au pays du million et demi d'autres martyrs de la Guerre d'indépendance. Comme si le crime de l'OAS ne l'avait pas déjà établi comme tel.

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1Tahar Djaout, « Présence de Feraoun », in Tiddukkla no. 14, 1992.

2Hend Sadi, « Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique », intervention à l'Association de culture berbère, 20 septembre 2012.

3Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint, ed. Silex, 1985.

4L'anniversaire, Paris, Le Seuil, 1972.

5NDLR. Titre du premier roman de Mouloud Feraoun, publié en 1950.

6Hend Sadi, « Mouloud Mammeri ou la Colline emblématique », op. cit.

Un écrivain noir dans le Paris des années 1950 et de la guerre d'Algérie

Par : Adam Shatz

Dans les années 1950, nombre d'écrivains, d'artistes, d'intellectuels afro-américains trouvent à Paris un refuge contre le racisme aux États-Unis. Mais peut-on vivre libre quand on côtoie l'oppression des colonisés en France ? Dans un grand roman (pour la première fois traduit en français), William Gardner Smith raconte la découverte par un jeune noir du traitement des Algériens, notamment le massacre du 17 octobre 1961. Le texte qui suit est la préface à la nouvelle édition américaine — non reprise dans l'édition française.

En 1951, dans un essai intitulé Je choisis l'exil, le romancier Richard Wright explique sa décision de s'installer à Paris après la guerre. « C'est parce que j'aime la liberté », écrit-il, « et je vous dis franchement qu'il y a plus de liberté dans un pâté de maisons parisien que dans l'ensemble des États-Unis d'Amérique ! » Les noirs Américains qui ont fait de Paris leur foyer dans la période s'étendant des années 1920 jusqu'à l'époque des droits civiques sont sûrement peu nombreux à penser le contraire. À des romanciers comme Wright, Chester Himes et James Baldwin, à des artistes et musiciens comme Joséphine Baker, Sidney Bechet et Beauford Delaney, Paris offrait un sanctuaire contre la ségrégation et la discrimination, ainsi qu'un endroit où échapper au puritanisme américain. Une expérience aussi éloignée que possible de la « vie abîmée », caractéristique de l'exil selon Theodor Adorno. Ils pouvaient se promener dans la rue avec un amant, une amoureuse ou un conjoint blanc sans être insultés, et encore moins agressés physiquement ; ils pouvaient descendre à l'hôtel ou louer un appartement où ils voulaient, tant qu'ils pouvaient payer ; ils pouvaient jouir, en bref, de quelque chose qui ressemblait à la normalité, sans doute le plus beau cadeau de Paris aux exilés noirs américains.

Baldwin, qui s'était installé à Paris en 1948, deux ans après Wright, reçut ce cadeau d'abord avec joie, mais il finit par s'en méfier, soupçonnant une illusion, et une illusion coûteuse. Si les Noirs « armés d'un passeport américain » étaient rarement la cible du racisme, les Africains et les Algériens des colonies françaises d'outre-mer n'avaient pas cette chance. Dans son essai de 1960 intitulé Hélas, pauvre Richard, publié juste après la mort de Wright, il accusait son mentor de célébrer Paris comme une « ville refuge » tout en restant silencieux sur la répression de la France envers ses sujets coloniaux : « Il m'a semblé que ce n'était pas la peine de fuir les fantasmes américains si c'était pour adhérer à des fantasmes étrangers. »1 Baldwin se souvient que lorsqu'un Africain lui dit en plaisantant que Wright se prenait pour un Blanc, il prit la défense de Wright. Mais la remarque le conduisit à « s'interroger sur les avantages et les dangers de l'expatriation ».

Je ne pensais pas non plus être blanc, ou je ne pensais pas que je croyais l'être. Mais les Africains pouvaient penser que je l'étais, et qui pourrait les en blâmer ?... Quand l'Africain m'a dit : “Je crois qu'il se croit blanc”, il voulait dire que Richard se souciait plus de sa sécurité et de son confort que de la condition noire... Richard a pu, enfin, vivre à Paris exactement comme il aurait vécu s'il avait été blanc ici, en Amérique. Cela peut paraître souhaitable, mais l'est-ce vraiment ? Richard a payé le prix de cette sécurité illusoire. Le prix, c'est d'éviter, d'ignorer toutes les puissances des ténèbres.

Hélas, pauvre Richard, comme la célèbre critique de Baldwin d'Un enfant du pays de Wright, est un exercice d'autoportrait, voire d'autosatisfaction. À cette époque, Baldwin était rentré en Amérique et participait au combat pour les droits civiques que Wright, soignant ses blessures en exil, préférait observer de loin. Mais dans son récit autobiographique This Morning, This Evening, So Soon, également publié en 1960, Baldwin laisse entendre qu'il aurait pu lui aussi devenir la cible de la plaisanterie d'un Africain s'il était resté. Le narrateur, un expatrié noir qui réfléchit à la distance qui s'est instaurée avec les « garçons algériens que j'avais rencontrés pendant mes premières années à Paris », remarque : « Je considérais les Nord-Africains comme mes frères et c'est pourquoi j'allais dans leurs cafés ».

Comprendre la rage des Algériens

Mais s'il « ne pouvait pas ne pas comprendre » leur « rage » envers les Français, qui lui rappelait sa propre rage envers les Américains blancs, il se disait en même temps : « Je ne pouvais pas haïr les Français, car ils me laissaient en paix. Et j'aime Paris, je l'aimerai toujours. » Peut-être parce qu'il était reconnaissant envers la ville « qui [lui] avait sauvé la vie en [lui] permettant de découvrir qui [il]était », Baldwin ne nous a jamais donné un roman sur « les avantages et les dangers de l'expatriation ».

Un autre écrivain, aujourd'hui oublié, a réussi à le faire : William Gardner Smith, un natif de Philadelphie de trois ans plus jeune que James Baldwin, qui s'est installé à Paris en 1951 et y est mort en 1974 à l'âge de 47 ans d'une leucémie. Journaliste de métier, Smith a publié quatre romans et un ouvrage de non-fiction. Son livre le plus frappant — et son enquête la plus profonde sur les ambiguïtés de l'exil — est The Stone Face, un roman dont l'action se déroule à Paris sur fond de guerre d'Algérie. Longtemps épuisé — l'édition reliée coûte 629,99 dollars (543 euros, ndlr) sur Amazon, soit environ 3 dollars (2,59 euros, ndlr) la page —, il a été publié en 1963, la même année que La prochaine fois, le feu de James Baldwin. S'il n'a pas l'éloquence prophétique de Baldwin, le livre de William Gardner Smith dégage le même sentiment d'urgence morale. Mais alors que La prochaine fois, le feu concerne le retour de Baldwin dans son pays natal et sa confrontation avec l'injustice qui le définit, The Stone Face explore la découverte de la souffrance des autres par un exilé noir. Une injustice perpétrée par son pays d'accueil, cet endroit qu'il prend d'abord pour un paradis.

Simeon Brown, le protagoniste, est un jeune Afro-Américain, journaliste et peintre qui commence à remettre en question l'image que la France se fait d'elle-même, celle d'une société sans distinction de couleur, lorsqu'il est témoin du racisme dont sont victimes les Algériens à Paris, et qu'il prend conscience de leur lutte pour l'indépendance dans leur pays. À la fois Bildungsroman (roman d'apprentissage, ndt) et roman engagé, The Stone Face est en phase avec les préoccupations contemporaines sur les privilèges et l'identité, mais son traitement de ces questions est résolument hétérodoxe. Parmi les privilégiés, dans le roman, figurent les amis noirs expatriés de Simeon, qui refusent de soutenir la lutte algérienne. En partie parce qu'ils ont peur d'être expulsés de France, mais aussi parce qu'ils préfèrent ne pas être associés à une minorité méprisée. Ils ne sont pas des acteurs du racisme anti-algérien, mais des spectateurs passifs, qui s'accrochent à l'inclusion dont ils ont été privés chez eux. The Stone Face est un roman antiraciste sur l'identité, mais aussi une critique subtile et humaine d'une politique étroitement fondée sur l'identité.

Des victimes en désaccord dans leur lutte

Le poète martiniquais Aimé Césaire imagine dans un célèbre poème le rassemblement des opprimés au « Rendez-vous de la conquête », mais dans The Stone Face, les victimes de l'Occident — noirs, Arabes et juifs — sont souvent en désaccord dans leur lutte pour obtenir une place dans la société. L'un des personnages algériens se lance dans une tirade antisémite, accusant les juifs d'Algérie d'être des traîtres à la cause nationale, pires que les colonialistes eux-mêmes. Piqué au vif par ce déchaînement, Maria, la petite amie juive polonaise de Simeon, survivante des camps de concentration, le supplie d'oublier la race et la question algérienne et de vivre une vie « normale ». Mais contrairement à elle, Simeon n'a pas la possibilité (ni le désir) de disparaître complètement dans la blancheur. Dans The Stone Face, personne n'est à l'abri de l'intolérance ni de la cécité morale (métaphore un peu maladroite, Simeon et Maria sont tous deux malvoyants : un de ses yeux a été arraché lors d'une attaque raciste ; elle subit une opération chirurgicale pour éviter de devenir aveugle). Le titre fait allusion au visage haineux du racisme, et Smith suggère qu'il se trouve en chacun de nous.

Combattre ce visage de pierre, apprend Simeon, ne consiste pas simplement à défendre les siens ; il faut parfois rompre avec eux. À la fin du roman, il a répudié la loyauté « raciale » envers ses frères noirs américains en faveur d'une solidarité plus dangereuse avec les rebelles algériens. Dans son adhésion à l'internationalisme, le roman montre avec force que l'exil ne doit pas être un fantasme illusoire ou « une fuite solipsiste des obligations éthiques ». Ce qui importe, ce qui est finalement « noir », pour Smith, ce n'est pas une question d'identité ou de lieu, mais une question de conscience, et de l'action qu'elle inspire.

Né en 1927, Smith a grandi dans le sud de Philadelphie, dans un quartier ouvrier noir de l'une des villes les plus racistes du nord. À 14 ans, il avait déjà été déshabillé et battu avec un tuyau en caoutchouc par des policiers « qui estimaient que je manquais de respect ». À 19 ans, il fut agressé dans une boîte de nuit par un groupe de marins blancs qui croyaient que sa compagne à la peau claire était une femme blanche.

Étudiant précoce en littérature, Smith lit les mêmes romanciers que la plupart des aspirants écrivains de l'Amérique du milieu du siècle dernier : Hemingway et Faulkner, Proust et Dostoïevski. Désireux de commencer à publier, il refuse des bourses d'études pour les universités Lincoln et Howard pour accepter un emploi dans un journal appartenant à un noir, le Pittsburgh Courier. Mais ce qui le mit vraiment sur la voie du roman fut son incorporation dans l'armée. Au cours de l'été 1946, Smith se rend à Berlin occupée en tant que dactylo au sein de la 661e compagnie du train. Il passe huit mois en Allemagne, et en août 1947, il a terminé l'ébauche d'un roman, Dark Tide over Deutschland. L'éditeur Farrar, Straus & Company lui verse 500 dollars pour le manuscrit et le publie en 1948 sous le titre Last of the Conquerors. Un critique du New York Times décrit le roman — l'histoire d'une relation amoureuse entre un soldat noir à Berlin et une Allemande, avec de forts échos de L'Adieu aux armes d'Ernest Hemingway — comme « un exemple révélateur de la tendance des groupes minoritaires [...] à se projeter dans un monde imaginaire dans lequel ils jouissent de droits qui sont intrinsèquement les leurs, mais qui leur sont refusés dans le monde réel ».

Ces « mondes imaginaires » qui engendrent la liberté

Pourtant, l'amour entre Hayes Dawkins et Ilse Mueller n'est pas un fantasme, même s'il est mis en danger par le racisme de l'armée américaine, qui réprime la « fraternisation » entre soldats noirs et Allemandes. Lire aujourd'hui Last of the Conquerors, c'est comprendre que ces « mondes imaginaires » engendrent finalement la liberté.

Je m'étais souvent allongé sur une plage, se souvient Hayes, mais jamais avec une fille blanche. Une fille blanche. Ici, loin pendant un moment de la pensée des différences, c'était étrange comme je l'ai vite oubliée... Il me semblait étrange de me trouver ici, dans le pays de la haine, à faire ce pas si important vers la démocratie. Et soudain, je me suis senti amer.

Plus que tout autre roman de son époque, Last of the Conquerors a su saisir les paradoxes de l'expérience du soldat noir américain en Europe. Hayes est venu en « libérateur » sur le Vieux Continent, mais il sert dans une armée ségréguée qui, malgré ses discours sur la diffusion de la démocratie, a importé les pratiques racistes des lois Jim Crow2. Et comme nombre de ses camarades soldats noirs, il goûte pour la première fois à la liberté dans les bras d'une Allemande blanche — et dans un pays qui a massacré des millions de personnes pour des motifs raciaux.

Hayes est parfaitement conscient de la chance qu'il a en Allemagne, mais aussi de son caractère étrange et précaire : « Je me demande combien de Noirs ont été lynchés dans le Sud cette année... Je me demande combien de membres du Congrès braillent leurs idées de suprématie blanche... C'est agréable d'être ici à Berlin. C'est agréable d'être ici, en Allemagne, où les nazis ont été au pouvoir. C'est agréable d'être si loin que je peux me poser des questions — mais sans être concerné ». Lorsque sa liaison avec Ilse est découverte, ses supérieurs font tout ce qu'ils peuvent pour séparer les amoureux, avec la collaboration étroite des ex-nazis de la police locale, tout aussi désireux de séparer « les races ». Ce n'est pas le seul préjugé qu'ils partagent. « Les gars, j'ai oublié », dit le capitaine blanc de Hayes un soir, lors d'une séance de beuverie, « qu'il y avait eu une chose de bien chez Hitler et les nazis »  :

Nous attendions de connaitre la “chose de bien” — “Ils se sont débarrassés des Juifs”. Une décharge de tension a frappé la pièce. On ne pouvait ni la voir ni l'entendre, mais on pouvait la sentir. Les Allemandes étaient particulièrement secouées... - “La seule chose. La seule bonne chose qu'ils ont faite... On devrait faire ça aux États-Unis. Les Juifs prennent tout l'argent. Ils prennent tous les magasins et les banques. Ils sont avides. Ils veulent tout. Ils ne laissent rien au peuple. Ils l'ont fait en Allemagne et Hitler a été intelligent. Il s'est débarrassé d'eux. C'est ce qui se passe maintenant aux États-Unis. Ils prennent le pays et les Américains n'ont rien à dire”.

De retour à Philadelphie, Smith s'inscrivit à la Temple University de Philadelphie grâce au GI Bill3 ; il participa à l'organisation de manifestations contre les brutalités policières, et il étudia Marx (ses liens avec les communistes et les trotskistes ont éveillé les soupçons du FBI, qui tiendra un dossier sur lui pendant les deux décennies suivantes). Il épousa une femme de la région, Mary Sewell ; il reçut une bourse Yaddo4 et publia un roman, Anger at Innocence (1950), une histoire d'amour entre un homme blanc d'âge mûr et une jeune pickpocket blanche moitié plus jeune que lui. Mais malgré le succès, Smith étouffait sous le racisme et le maccarthysme, et il craignait, comme il le dira plus tard à un intervieweur de la télévision française, de finir par tuer quelqu'un s'il restait en Amérique. Le marxiste trinidadien C. L. R. James lui suggéra d'essayer de vivre en France et lui donna l'adresse de Richard Wright, rue Monsieur-le-Prince, dans le Quartier latin.

Départ pour la France

En 1951, les Smith s'embarquèrent pour la France. Ils s'installèrent dans une minuscule chambre d'hôtel à 1,60 dollar la nuit, jusqu'à ce qu'ils puissent trouver un appartement. Il trouva un emploi à l'Agence France Presse (AFP), fit le portrait de Wright pour le magazine Ebony et devint le compagnon de boisson de Chester Himes et du grand dessinateur Ollie Harrington au Café de Tournon, repaire d'écrivains et d'artistes noirs près du jardin du Luxembourg. Il publia un nouveau roman, South Street (1954), qui raconte l'histoire d'un gauchiste afro-américain de retour d'exil en Afrique. Mais les critiques furent tièdes, et il eut le sentiment de se trouver « dans une impasse » et de ne plus avoir envie de suivre « le chemin de la protestation ». Il s'éloigna de la fiction, divorça et rencontra celle qui deviendra sa seconde épouse, Solange Royez, une institutrice des Alpes françaises dont la mère avait fui l'Allemagne nazie lorsqu'elle était enfant. Le fait d'épouser une Française ajouta à sa perception de lui-même comme exilé. Tout comme l'attention du gouvernement américain, qui refusa en 1956 de renouveler son passeport, peu après un voyage à Berlin-Est. Pendant les années qui suivirent, il vécut à Paris comme un « apatride ».

« La principale caractéristique de William Gardner Smith, c'était sa jeunesse – sa jeunesse et sa naïveté », a écrit Chester Himes. Mais il y avait aussi le courage. La plupart des exilés afro-américains à Paris adhéraient à un accord tacite avec le gouvernement français : en échange de l'asile, ils n'intervenaient pas dans les affaires « intérieures », surtout la question sensible de la domination française en Algérie, qui était officiellement considérée comme une partie de la France et divisée en trois départements. Comme le rappelle Richard Gibson, un des habitués du Tournon, « il y avait beaucoup de sympathie pour la lutte nationale algérienne parmi les écrivains américains, mais le problème était de savoir comment s'exprimer tout en restant en France ».

Avant même que la guerre d'indépendance n'éclate en novembre 1954, Smith écrit sur l'oppression des Algériens en France. Dans un article pour le Pittsburgh Courier, il raconte qu'assis à la terrasse du Café de Flore, il entend des propos racistes sur un vendeur de tapis algérien qui passait par là : « Une sonnerie retentit quelque part dans votre tête. Un écho d'un autre pays. On finit sa bière et, fatigué, on rentre se coucher ». Comme l'a écrit Edward Said, « parce que l'exilé voit les choses à la fois en termes de ce qu'il a laissé derrière, et de ce qui est réel ici et maintenant, il existe une double perspective qui ne voit jamais les choses isolément... De cette juxtaposition, on obtient une meilleure idée, peut-être même plus universelle, de la manière de penser, par exemple, à la question de droits de l'homme. »

« Je suis parti pour m'empêcher de tuer un homme »

Mais l'exil ne suffit pas à garantir cette « double perspective ». Il faut du temps, de la réflexion et, surtout, de la vigilance ; l'accueil du pays d'adoption et ses plaisirs peuvent l'empêcher de se former, comme Baldwin l'a observé de façon acide, et peut-être injuste, à propos de Wright. Dans The Stone Face, Smith relate la naissance de la double perspective de Simeon en trois parties à l'écriture alerte, dont les titres suggèrent les glissements successifs de son identité : « Le fugitif », « L'homme blanc » et « Le frère ». Lorsque Simeon arrive à Paris au printemps 1960, c'est un réfugié de la guerre raciale américaine — le premier détail physique fourni par Smith est qu'il n'a qu'un œil. Hanté par le visage monstrueux de son agresseur, un « visage de pierre » défiguré par la rage, aux yeux « fanatiques, sadiques et froids », il tente, dès l'ouverture du roman, de le reproduire sur la toile, le « non-homme, le visage de la discorde, le visage de la destruction. » C'est, littéralement, de l'art-thérapie : « Je suis parti pour m'empêcher de tuer un homme », avoue-t-il.

Au début, Paris permet à Simeon de guérir ; il est conquis par la disparition de la frontière de la couleur de peau, et il est bercé par la douce étreinte du petit monde des expatriés noirs. D'un trait rapide et habile, Smith dessine la géographie de ce que l'historien Tyler Stovall appelle le « Paris noir » : le restaurant de soul-food tenu par Leroy Haynes à Montmartre, le Café de Tournon et le Monaco, la librairie près de l'appartement de Wright, rue Monsieur-le-Prince, les clubs de jazz. Chester Himes fait une apparition dans le rôle d'un romancier bougon, James Benson, un « type étrange, une sorte d'ermite » qui « disparaît dans son appartement avec la copine du moment » et qui émerge de temps en temps pour maudire le monde blanc et le gouvernement américain. C'est au Tournon que Simeon rencontre Maria, une actrice débutante déterminée à oublier son enfance dans les camps, où elle a été protégée par un garde nazi qui s'est intéressé à elle de manière tordue : « Elle jouait un rôle d'enfant qui était un masque ; il y avait des cauchemars dans sa tête ». Smith décrit avec tendresse le début de leur histoire d'amour, la rencontre de deux survivants dans la ville refuge.

« Vous ne savez pas comment ils sont »

Ce qui met fin à l'idylle pour Simeon, c'est la montée de sa prise de conscience. Il a fui le « visage de pierre » de l'Amérique, mais ce visage n'est pas moins présent en France, dans le pays où il peut enfin respirer librement. Au début, il est trop heureux pour prêter attention aux gros titres des journaux : « Émeutes de musulmans à Alger, 50 morts ». Mais quand il voit un homme « à la peau basanée et aux longs cheveux crépus » qui pousse un chariot de légumes, il se demande s'il ne s'agit pas d'un Algérien ; et il se souvient d'un groupe de blancs à Philadelphie qui « l'avait dévisagé — et qu'il avait dévisagé en retour, renfrogné, défiant, détestant leurs beaux vêtements, leurs loisirs et leurs yeux paresseux et inquisiteurs ». Peu après, Simeon se bagarre avec un Algérien, et tous deux se retrouvent à l'arrière d'un fourgon de police. Simeon remarque que le policier tutoie Hossein alors qu'il utilise le « vous » poli avec lui. Hossein est enfermé pour la nuit, tandis que Simeon est relâché. « Vous ne comprenez pas », lui dit le policier. « Vous ne savez pas comment ils sont, les Arabes*5C'est une plaie ; vous êtes étranger, vous ne pouvez pas savoir ».

Le lendemain, il rencontre Hossein, qui lui demande : «  ! Ça fait quoi d'être un Blanc ? C'est nous les nègres ici ! Tu sais comment les Français nous appellent ? Bicot, melon, raton, nor'af. »* Un des amis de Hossein, Ahmed, jeune étudiant en médecine introspective issu d'une famille berbère de Kabylie, l'invite à dîner le lendemain soir. Ils prennent un bus :

Plus le bus se déplaçait vers le nord, plus les bâtiments, les rues et les gens devenaient ternes... C'était comme Harlem, pensa Simeon, sauf qu'il y avait moins de flics à Harlem... Les hommes qu'il voyait par la fenêtre du bus avaient la peau plus blanche et les cheveux moins crépus, mais par d'autres aspects ils ressemblaient aux noirs des États-Unis. Ils adoptaient les mêmes poses : ils se « planquaient » dans les coins de rue, prêts à réagir aux « problèmes » toujours possibles, dont ils avaient peur, le regard renfrogné et méfiant.

Voyant que les pensées de Simeon vagabondent, Ahmed lui demande : « Où es-tu ? — Chez moi », répond-il.

La blancheur n'est pas une couleur de peau

Pourtant, à la grande déception de Simeon, les Algériens « ne l'accueillent pas avec des sourires radieux et ne se précipitent pas pour l'embrasser en criant : "Mon frère !" Ils gardent leurs distances, le considèrent avec prudence, comme ils l'auraient fait avec un Français ou un Américain ». Le fait qu'il soit « racialement » noir n'en fait pas un allié à leurs yeux ; il doit d'abord faire ses preuves. Dans The Stone Face, la blancheur n'est pas une couleur de peau ou un trait « racial » ; elle est plutôt synonyme de privilège de situation. Selon Smith, y renoncer est un processus difficile, surtout pour un homme opprimé qui commence à peine à en profiter. Dans une scène cruciale, Simeon emmène ses amis algériens dans un club privé, auquel il n'aurait jamais pu adhérer en Amérique. À leur arrivée, les clients se mettent à chuchoter ; le patron est plus froid que d'habitude : « À son propre étonnement, Simeon se sentait mal à l'aise. Pourquoi ? » Peut-être « avait-il peur de quelque chose. De perdre quelque chose. Son acceptation, peut-être. Le mot l'a fait grimacer. De ressentir à nouveau l'humiliation. Pendant un instant horrible, il s'est trouvé en train de prendre ses distances avec les Algériens, les parias, les intouchables ! ... Assis ici avec les Algériens, il était à nouveau un nègre dans les regards qui le fixaient. Un nègre pour les regards extérieurs – cette émotion qu'il avait fuie ». Une dispute éclate entre une femme blanche et l'un des amis de Simeon, mais Simeon, honteux de sa première réaction, prend la défense de son ami et se sent, pour la première fois, “en union avec les Algériens”. Il se sentait étrangement libre — la boucle était bouclée ».

Les amis noirs de Siméon au Tournon désapprouvent sa décision de renoncer à ses privilèges : ils n'ont aucune envie de mettre en péril leur sécurité en France. « Oublie ça, man », dit l'un d'eux. « Les Algériens sont des blancs. Ils se sentent blancs quand ils sont avec des noirs, il ne faut pas s'y tromper. Quand on est noir, on a assez d'ennuis comme ça dans le monde sans aller en plus défendre des Blancs » Maria s'inquiète encore plus de l'attachement croissant de Simeon à ses amis algériens ; l'un d'entre eux a lancé en sa présence de violentes accusations contre les juifs, à la grande horreur de Simeon. Pourquoi, demande-t-elle, ne peut-il pas « simplement accepter le bonheur » au lieu de « chercher des complications » ? Après tout, il a fui une vie de racisme en Amérique ; doit-il continuer à le combattre ici ? « Peut-être que ce noir, qui peut avoir envie de t'épouser, n'aura pas la possibilité de fuir », répond-il. « Pas pour toujours. À cause de quelque chose en lui... » Ce « quelque chose en lui », c'est la conscience de Simeon, et Smith décrit avec une précision extraordinaire ce qui la fait vibrer, dans une description remarquablement authentique de l'impact de la guerre d'Algérie sur la métropole*.

Un récit déchirant qui ne sera pas traduit en français

Au fur et à mesure que Simeon est mis dans la confidence de ses amis algériens, il apprend l'existence de centres et de camps de détention à l'intérieur de la France, et d'un réseau de soutiens français à la résistance, ceux que l'on appelait les porteurs de valises*. Il rencontre deux jeunes Algériennes rescapées des prisons françaises ; l'une a été torturée devant son père et son fiancé avec des électrodes appliquées sur ses parties génitales ; l'autre a été violée avec une bouteille de champagne cassée. Et dans les dernières pages du roman, Smith fournit un récit déchirant du massacre de manifestants algériens par la police le 17 octobre 1961, le seul qui existe dans la fiction de l'époque. (Le premier roman français à aborder le sujet, Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, a été publié en 1984). L'éditeur français de Smith lui dit que c'est « très courageux d'avoir écrit ce livre, mais nous ne pouvons pas le publier en France ». Contrairement à ses autres livres, The Stone Face, son seul roman se déroulant à Paris, n'a été traduit en français qu'en octobre 2021.

Le massacre du 17 octobre a eu lieu en réponse à une manifestation pacifique convoquée par le Front de libération nationale (FLN) pour protester contre un couvre-feu imposé à tous les Algériens de Paris. Son architecte était le chef de la police parisienne, Maurice Papon, qui avait réussi à dissimuler son implication dans la déportation de plus de 1 600 juifs à Bordeaux pendant la guerre, et avait ensuite été préfet de police dans la région du Constantinois en Algérie, où il avait présidé à la torture de prisonniers rebelles. Le FLN avait tué onze policiers en région parisienne depuis le mois d'août et, lors de l'un des enterrements, le 2 octobre, Papon s'était vanté : « Pour un coup porté, nous en rendrons dix ». Sous ses ordres, la manifestation a été brutalement réprimée ; des centaines de manifestants ont été tués, certains dans la rue le soir même, leurs corps jetés dans la Seine ; d'autres ont été battus à mort dans les commissariats de police au cours des jours suivants. William Gardner Smith écrit : « Théoriquement, les charges de la police française visaient à diviser les manifestations en petites poches, et à disperser les manifestants ; mais il était clair que ce soir, la police voulait du sang. .... Le long de la Seine, des policiers ramassaient des Algériens inconscients et les jetaient dans le fleuve ». Simeon voit une femme avec un bébé se faire matraquer ; il frappe le policier et se retrouve à nouveau à l'arrière d'un fourgon de police. Mais cette fois, l'un des Algériens assis à ses côtés lui dit : « Salut, frère ».

L'histoire plus large de la domination occidentale

Dans une première version, The Stone Face se terminait par le départ de Simeon pour l'Afrique, comme ses amis algériens le lui avaient conseillé. Dans la version finale, Simeon décide qu'il est temps de rentrer chez lui, où les militants des droits civiques « mènent une bataille plus dure que celle de n'importe quelle guérilla dans n'importe quelle montagne brûlée par le soleil : la bataille contre le visage de pierre ». Certains admirateurs du roman ont interprété sa conclusion comme une regrettable faiblesse, un abandon de la solidarité cosmopolite qu'il promeut par ailleurs, une « capitulation devant les exigences d'une identité culturelle étroite, que Smith semble pourtant avoir transcendé en favorisant une vision universaliste », selon les mots de Paul Gilroy6. Mais il y a une autre façon de comprendre la décision de Simeon. La lutte algérienne ne lui a pas seulement donné le courage d'affronter le visage de pierre qu'il a fui ; elle a transformé sa compréhension du racisme américain en l'inscrivant dans une histoire plus large de la domination occidentale. Lorsque Simeon fait référence aux Noirs américains, il les appelle désormais « les Algériens de l'Amérique ».

De Nkrumah à Malcom-X

La nostalgie du foyer, voire de l'Eden, est bien sûr un thème récurrent du roman moderne ; Georg Lukács a soutenu que la forme elle-même est façonnée par un sentiment de « sans-abrisme transcendantal » dans un monde abandonné par Dieu. Dans The Stone Face, le monde a été abandonné non pas par une puissance supérieure, mais par la justice, que les humains sont les seuls à pouvoir créer : en son absence, « la maison, c'est là où se trouve la haine », selon les mots de Gil Scott-Heron. Pourtant, les critiques de The Stone Face n'ont pas tort sur ce point. Smith a manifestement souffert de son exil, qui l'a séparé non seulement de sa famille, mais aussi de l'Amérique noire à une époque de bouleversements révolutionnaires. « Je me sens parfois coupable de vivre ici », écrivait-il à sa jeune sœur, « surtout quand j'entends parler de "marches de la liberté" et autres choses de ce genre ». Mais il n'avait guère envie de retourner dans un pays qu'il n'aimait pas « non seulement sur le plan racial, mais aussi sur le plan politique et culturel ». Au lieu de rentrer aux États-Unis, il a quitté son poste à l'AFP et il est allé au Ghana, où la veuve de W. E. B. Du Bois, Shirley Graham Du Bois, l'a invité pour qu'il l'aide à lancer la première chaîne de télévision de l'État indépendant. Il s'est envolé pour Accra en août 1964 avec Solange et leur fille Michèle, âgée d'un an. Le couple s'est installé dans une grande maison au bord de la mer, fournie par le gouvernement de Kwame Nkrumah.

« Pour la première fois depuis longtemps, je me sens très utile ! » écrit-il à sa mère peu après son arrivée. « Ce pays va aller loin — Nkrumah est un authentique patriote africain, et il veut développer rapidement son pays. Les gens sont fiers, ils marchent la tête haute ». À Accra, William Gardner Smith rencontre d'autres écrivains afro-américains éminents qui y vivent, notamment Maya Angelou et Julian Mayfield, et il s'entretient toute une soirée avec Malcolm X lors de la visite du leader noir en novembre, trois mois avant son assassinat. Au début de son séjour au Ghana, Smith s'est pris à rêver qu'il était rentré chez lui. Comme Simeon parmi les Algériens du nord de Paris, il écrivait que sur les boulevards d'Accra, il avait « l'impression, parfois, de marcher dans une rue du sud de Philadelphie, de Harlem ou de Chicago. Ces noirs aux vêtements multicolores, avec leurs rires, leur démarche rythmée, étaient mes cousins ». En juillet 1965, il affirme son lien avec la mère patrie africaine lorsque Solange donne naissance à leur fils Claude.

Le rêve africain de Smith s'est toutefois désintégré encore plus rapidement que sa rêverie parisienne. Si les « signes visibles de la souveraineté noire » dans le Ghana de Nkrumah continuaient à l'émouvoir, il se mit à constater les « graves limites » du « pouvoir noir du Ghana ». Il se rendit également compte que « l'idée des nationalistes noirs américains, résumée dans la phrase "Nous sommes noirs, donc nous sommes frères", est incompréhensible dans les sociétés tribales où les ennemis héréditaires sont, précisément, noirs”. Pour l'Ibo de l'est du Nigeria, le Haoussa du nord est un adversaire bien plus redoutable, mortel et réel que les hommes à la peau blanche, qui habitent de l'autre côté de la mer qu'il ne traversera jamais ».

Tôt le matin du 24 février 1966, Solange et lui sont été réveillés par des coups de feu. L'armée et la police lancent un coup d'État contre Nkrumah. Lorsque Smith arrive à son bureau, il est arrêté par des hommes armés et emmené dans un poste de police contrôlé par les rebelles. Le soir même, il s'envole avec sa famille pour Genève avec tous ses biens, avant de retourner à Paris. Peu de temps après leur retour, Smith se sépare de Solange. Il est tombé amoureux d'une jeune Indienne juive travaillant à l'ambassade d'Inde, Ira Reuben, fille d'un juge de la haute cour de Patna ; ils se marient dès que le divorce est prononcé (leur fille Rachel, aujourd'hui chanteuse et actrice, est née en 1971). Ne tenant toujours pas en place, il a continué à voyager pour l'AFP. Au cours de l'été 1967, il passe trois semaines en Algérie et un mois aux États-Unis, où il revoit sa mère pour la première fois depuis seize ans. Ces reportages serviront de base à son livre Return to Black America (1970), une étude fascinante sur les transformations des « Algériens d'Amérique ». Il a interviewé non seulement Stokely Carmichael et d'autres leaders du Black Power, mais aussi des gangsters comme Ellsworth « Bumpy » Johnson, le roi de la pègre de Harlem, qui lui rappelait Ali La Pointe, un rebelle algérien qui avait d'abord été un gangster de la casbah. Les gangs de jeunes, écrit Smith, « deviennent le noyau dur du mouvement nationaliste noir. La même chose... s'est produite avec les gangs algériens... pendant la lutte de libération algérienne ». Il s'émerveille de l'assurance dont font preuve les jeunes noirs, de leur intrépidité face à la suprématie blanche, et même « de leur façon de bouger, de leur façon de se comporter ». Mais « le véritable changement, la véritable révolution, se trouvait à l'intérieur. Il y avait beaucoup plus de différence entre mes jeunes interlocuteurs noirs, dans tout le pays, et la plupart des gens de ma génération qu'entre nous et la génération de nos pères ».

Selon lui, ce qui a déclenché cette révolution culturelle chez les jeunes noirs américains, c'est la seconde guerre mondiale, lorsque des soldats noirs comme lui

ont été arrachés à leurs métairies et à leurs ghettos et projetés de l'autre côté de l'océan pour combattre des blancs et des jaunes au nom de la liberté, de la démocratie et de l'égalité. La guerre leur a ouvert de nouveaux horizons. De nombreux noirs américains se sont éveillés pour la première fois dans les ruines de Berlin, les cafés de Tokyo, les maisons des Français ou des Italiens. Membres d'une armée victorieuse, ils ont trouvé pour la première fois respect et considération - mais de la part de l'ancien ennemi !

La révolution de l'Amérique noire, suggère-t-il, est née non seulement de l'oppression, mais aussi de l'élargissement des perspectives et de la libération de l'imagination qui découlaient du déplacement et de l'exil. Seule une « transformation radicale de la société blanche environnante elle-même », concluait-il, pouvait répondre aux exigences d'égalité de la révolution « dans tous les domaines — politique, économique, social et psychologique ». Comme Baldwin, qui dressait un portrait similaire de l'ère du Black Power dans son essai Chassés de la lumière (1972), Smith prédisait que l'Amérique blanche ferait tout ce qui était en son pouvoir pour résister à une telle transformation.

La libération par l'exil

Avant sa mort en 1974, Smith a proposé un roman qu'il a appelé Man Without a Country, qui (selon sa veuve, Ira Gardner-Smith) racontait l'histoire « d'un Américain noir qui vit en France, qui a aussi vécu en Afrique, et qui à cause de ces trois continents — qui font tous partie de lui — cesse d'appartenir à un endroit quelconque ». Il n'a pas trouvé d'éditeur. Mais dans Last of the Conquerors, The Stone Face et Return to Black America, Smith nous a laissé une trilogie extraordinaire sur la libération d'un écrivain noir par l'exil en Europe, et sur le prix à payer. « Le Noir peut vivre en paix avec son environnement à Copenhague ou à Paris beaucoup plus qu'à New York, sans parler de Birmingham ou de Jackson », écrit-il.

Mais il lui était parfois plus difficile de vivre en paix avec lui-même. L'homme noir qui a établi son foyer en Europe paie un lourd tribut. Il le paie en s'arrachant douloureusement à son passé. Il le paie en culpabilité. Il le paie, enfin, par une sorte de déracinement : car, sérieusement, qui étaient tous ces gens bizarres qui parlaient le néerlandais, le danois, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le français ? Que savaient-ils de la longue, amère et bientôt triomphante odyssée de la peau noire ? Quelle que soit la durée de son séjour en Europe, l'homme noir dérivait dans ces sociétés comme un“ éternel étranger” parmi d'éternels inconnus.

Pourtant, l'étranger n'a pas regretté son voyage. Comme il l'a écrit dans ses mémoires non publiées, « Through Dark Eyes », « ce déracinement a ses inconvénients, mais il a aussi un avantage : il donne une certaine perspective ». La perspective de Smith — un humanisme radical à la fois passionné et sage, sensible à la différence, mais attaché à l'universalisme, antiraciste, mais opposé au tribalisme, désenchanté, mais rebelle et plein d'espoir — semble se faire dangereusement rare de nos jours. Il est temps que ses livres soient réimprimés et que William Gardner Smith soit rapatrié dans le seul pays où il a trouvé un foyer durable : la république des lettres.

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Préface d'Adam Shatz à The Stone Face de William Gardner Smith, (réed.) NYRB Classics, 13 juillet 2021. Traduit de l'anglais par Pierre Prier.

Version française du livre en vente le 7 octobre 2021 chez Christian Bourgois sous le titre Le visage de pierre, dans une traduction de Brice Matthieussent.


1On peut se demander si Baldwin a lu le livre de Wright sur les luttes pour l'indépendance de l'Afrique, Black Power, paru en 1954, qui contient un certain nombre de critiques cinglantes du colonialisme français : « C'est un jeune noir des colonies françaises, désespéré, qui se résout à retourner dans sa patrie et à affronter la colère des Français blancs qui le tueront pour son aspiration à la liberté de sa propre nation, mais qui lui donneront la Légion d'honneur pour être français ».

2Lois nationales et locales promulguées par les législatures des États du Sud à partir de 1877 jusqu'en 1964 pour entraver l'effectivité des droits constitutionnels des Afro-Américains acquis au lendemain de la guerre de Sécession. Comme James Q. Whitman l'a montré dans Le modèle américain d'Hitler (Armand Colin, Paris, 2018) ces pratiques ont été étudiées de près par les juristes nazis.

3Loi américaine de juin 1944 fournissant aux soldats démobilisés de la seconde guerre mondiale le financement de leurs études universitaires ou d'une formation professionnelle.

4Résidence d'artistes qui existe toujours aujourd'hui.

5NDT. Les mots suivis d'un astérisque sont en français dans le texte original.

6Sociologue et historien anglais, fondateur du Centre Sarah Parker pour l'étude du racisme et de la racialisation à l'University College de Londres.

Ombres et lumières d'une histoire égyptienne

La poétesse et écrivaine Iman Mersal ressuscite Enayat Zayyat, une autre écrivaine égyptienne comme elle, qui s'est suicidée en 1963 à 27 ans avant la publication de son unique roman. Une quête et un récit atypiques, mais aussi une invitation à revisiter la nostalgie égyptienne des années 1950-1960.

Surprenante trajectoire dans l'écriture que celle de la poétesse Iman Mersal qui, après la parution de cinq recueils de poèmes entre 1990 et 2013, publie en 2019 son premier récit en prose, Sur les traces d'Enayat Zayyat. Il vient de paraître en français dans la traduction de Richard Jacquemond.

Et pourtant, la trace d'Enayat Zayyat, jeune écrivaine égyptienne morte prématurément et dont l'unique roman, L'amour et le silence (1967) semble avoir été écartée de l'histoire littéraire officielle, a surgi très tôt dans la vie d'Iman Mersal. En 1993, elle découvre chez un bouquiniste du Caire un roman qui lui apparaît, sinon comme un chef d'œuvre inconnu, du moins comme un livre qui « vous ébranle […] parce que, de manière fortuite, il vous envoie un message qui vous aide à comprendre ce par quoi vous passez exactement au moment même où vous en avez besoin ».

Iman Mersal a alors 27 ans —l'âge exact d'Enayat lors de son suicide en 1963. Sans doute ignore-t-elle alors avec quelle force et quelle persévérance le livre qu'elle tient dans ses mains et qu'elle relit avec frénésie en en recopiant des passages dans son carnet la suivra. À lire aujourd'hui ce récit captivant, il semble qu'Enayat Zayyat ait toujours voyagé avec elle : du Caire au Canada (où Iman Mersal s'installe en 1998), des premiers poèmes aux plus tardifs, de ses travaux universitaires à son essai sur la maternité (Comment réparer ? Sur la maternité et ses fantômes, 2017), de celle qui fut, jeune poétesse, une figure importante de la génération des années 1990 (gîl at-tis‘înât) à la femme d'aujourd'hui, lauréate du prestigieux prix littéraire Cheikh Zayed qui vient de récompenser le récit.

Mais il a fallu à Iman Mersal des années, la même persévérance que son héroïne, des phases d'atermoiement, d'oubli, de nouvelles recherches, de découragement, de regain d'enthousiasme et d'énergie, ainsi que de multiples trajets entre Edmonton, Le Caire et Boston, pour tenter de comprendre qui fut l'écrivaine Enayat Zayyat et nous faire entendre sa voix. Car le livre est tout à la fois enquête sur la vie et la mort d'une jeune femme de la bourgeoisie intellectuelle cairote, exploration critique du champ littéraire de l'Égypte d'avant et après la révolution de 1952, étroitement lié à l'histoire nationale et à la construction du nassérisme, et plongée dans la conscience de plusieurs femmes. Il parvient réellement à « faire revivre la voix d'Enayat ».

« la lectrice qui ne lit pas et la peintre qui ne peint pas »

Cette voix est d'abord celle de Nagla, narratrice du roman L'amour et le silence, dont la détresse habite les nombreux passages cités tout au long du récit. Ceux-ci figurent en retrait et en italique, ce qui facilite leur identification et permet de faire exister sous nos yeux ce texte resté longtemps invisible. Nous lisons donc, en même temps que le récit d'Iman Mersal paru en 2019, le roman d'Enayat Zayyat L'amour et le silence, paru en 1967 — la page de garde est d'ailleurs reproduite.

Dans ces extraits dont la longueur atteint parfois une page, nous entendons à la fois la voix singulière de Nagla/Enayat, avec ses images saisissantes : désir d'une « amnistie en faveur de mon âme », sensation que ses pas « ne laissent aucune trace, comme si je marchais sur l'eau, […] comme si j'étais un être invisible ». Mais il nous semble entendre aussi d'autres voix désemparées qui traversent les âges de la littérature mondiale, comme si cette jeune Égyptienne de 1950 s'en faisait le réceptacle. Les pressentiments de Nagla (« le monde entier poursuit sa course, sauf moi ») rappellent Didon près du bûcher ; ce qu'elle imagine être la mort, « une terre entourée de mystère, aux rivages inconnus, dont celui qui les découvre ne revient jamais » évoque Hamlet.

Ses images font renaître aussi les personnages de Virginia Woolf, de Clarissa Dalloway à Rhoda, sentant leur existence se dissoudre dans le flux du monde jusqu'à disparaître. Enfin, le portrait de Nagla comme « la lectrice qui ne lit pas et la peintre qui ne peint pas » fait résonner les mots de Marguerite Yourcenar qui exprimait, dans le Carnet de notes des Mémoires d'Hadrien, l'« enfoncement dans le désespoir d'un écrivain qui n'écrit pas. » Ce texte, puissant témoignage sur l'écriture et la quête d'une « voix » autre, éclaire aussi, comme par l'effet d'une complicité d'écrivaines ignorée, l'entreprise d'Iman Mersal sur les traces de son personnage.

Parallèlement à la voix de Nagla, Iman Mersal nous livre des extraits du journal intime d'Enayat Zayat, tantôt rédigé à la troisième personne : (« Elle s'est mariée sans amour […]. Elle a refermé le paradis précoce de l'enfance […]. Elle venait de découvrir que sa maison reposait sur des sables mouvants […] », tantôt assumant un je ou un tu (« Ô toi, la belle à la fenêtre, toi la triste […]. Toi qui es perdue avec un mari grossier qui exige madame à l'heure de la sieste puis dort et ronfle ».

Au-delà de leur teneur poétique et tragique, ces notes constituent un vrai document sociologique sur la condition féminine au sein d'une certaine société égyptienne, mais aussi sur la genèse d'une pensée féministe chez la romancière Enayat Zayyat. Car si le livre d'Iman Mersal s'ouvre sur un second livre, cette construction va bien au-delà d'un simple procédé de mise en abîme de l'écriture de soi où, à travers un jeu de poupées russes, la même voix se re-dupliquerait à l'infini. D'autres voix surgissent pour tisser, sur la trame principale (la courte vie d'Enayat Zayyat et les circonstances, à la fois conjugales et éditoriales, qui la poussèrent à y mettre fin), d'autres fils narratifs : la voix de l'amie de cœur et « sœur de lait », Paula Chafik, devenue la célèbre actrice Nadia Lutfi ; la voix brisée d'Azima Zayyat, sœur d'Enayat, avec ses mystérieux silences ; la voix de Réda, assistante de la grande actrice, qui chuchote au téléphone pour dissimuler le « trésor », carton contenant les lettres et photos — dans un moment où le récit d'enquête pourrait basculer vers le roman noir.

Celle d'Iman Mersal enfin, qui nous emmène avec elle dans cette tentative de déchiffrage des indices et des silences. Nous arpentons avec elle le cimetière à la recherche de la tombe d'Enayat, partageons sa cigarette au café, découvrons avec elle un sms, un dossier d'archive. La reconstitution des épisodes de la vie d'une femme et de l'histoire égyptienne est rendue possible par sa position d'observatrice, et la place qu'elle accorde aux personnages qui sont à la fois les témoins et les acteurs de cette histoire.

Les vies parallèles des femmes illustres

Suivre la trace d'Enayat Zayyat nous fait entrer dans d'autres existences liées à la sienne, à la manière de droites parallèles ou de figures symétriques. La force du récit consiste à nous parler d'elle tout en prenant le temps de bifurquer par des chemins qui ont croisé le sien. En bonne chercheuse, Iman Mersal multiplie les investigations et les mises au point : sur le cinéma égyptien, les cliniques psychiatriques et leur développement en Égypte, la juridiction relative au divorce, l'égyptologie allemande, etc., et n'abandonne jamais son lecteur dans cet apprentissage.

La place occupée par l'actrice Nadia Lutfi (morte quelques mois après la parution du récit en Égypte) oriente doublement l'enquête. D'une part, l'évocation de ses tournages et d'une partie de sa filmographie permet une plongée dans le cinéma égyptien des années 1950 et 1960 dont elle fut une icône. Si le visage que l'on l'aperçoit sur les photos rassemblées dans le livre, où elle pose avec Enayat, est celui de Paula Chafik, l'amie d'enfance qui n'est pas encore devenue l'actrice Nadia Lutfi, sa personnalité de star et sa carrière en arrière-plan font surgir sous nos yeux ces affiches de film peintes, au couleurs criardes, qui ornaient le centre-ville du Caire et d'Alexandrie jusque dans les années 1990 et parfois au-delà. D'autre part, son amitié intime avec Enayat dans cette vie où, dira-t-elle, « on avançait toujours ensemble » et que seul le suicide d'Enayat interrompit, donne l'image de destinées à la fois parallèles et inversées, de trajectoires que l'on serait tenté de schématiser : l'isolement ou la célébrité, l'ombre ou la lumière.

Autre forme de gémellité inversée : celle qui relie Enayat à l'intellectuelle égyptienne Latifa Zayyat, dont le roman le plus célèbre La Porte ouverte (1960) fait également l'objet d'une vraie lecture au sein du récit. Après la confusion engendrée par l'homonymie, Iman Mersal ayant d'abord cru qu'Enayat était la petite sœur de Latifa, la suite du récit rend hommage à cette écrivaine. Le lecteur parcourt ses textes et sa vie, marquée par le militantisme et une vraie reconnaissance littéraire et politique. Iman Mersal, en même temps qu'elle souligne la divergence de leurs trajectoires respectives, parvient à faire dialoguer les mots et les images de Latifa Zayyat – « le silence est une pièce hermétiquement fermée, où l'air explose des appels au secours étouffés dans nos gorges […] » – avec ceux de L'Amour et le silence.

Si la figure d'Enayat reste en partie floue jusqu'à la fin du livre, comme le reflète la belle photo choisie pour la couverture de l'édition française, c'est peut-être parce qu'elle ne cesse de s'effacer au profit d'autres femmes. C'est là toute la grandeur de ce personnage, et celle du livre : nous permettre de saisir ces existences qui ont marqué la seconde moitié du siècle. Écrire sur Enayat Zayyat, c'est à la fois suivre et rassembler ses traces, mais aussi les relier à une période de l'histoire nationale comme de l'histoire du livre égyptien qui ont particulièrement pesé sur sa vie.

Le livre des livres

Si elle parvient à nous emmener, à travers Enayat, sur les traces de l'histoire égyptienne, et en particulier de l'édition étatique, Iman Mersal ne fait pas de son personnage un pur prétexte. Ces digressions servent directement la compréhension de la jeune femme et de son difficile rapport au monde. La conduite de la narration suit d'ailleurs une véritable éthique en lien avec le destin tragique d'Enayat Zayyat qui, quoi qu'en dise la maxime lancée par Hosn Shah : « une femme heureuse ne se suicide pas pour un livre », se confond en partie avec l'histoire de son livre, l'histoire d'autres livres et d'autres écrivains.

Le récit retrace, non sans ironie ni colère, le jeu d'influence et de dupe dont la romancière suicidée a fait l'objet, elle que plusieurs écrivains et journalistes établis dans la vie culturelle égyptienne prétendirent avoir alors écoutée et conseillée. Cette récupération du destin d'Enayat Zayyat après sa mort et la parution de son roman est un enjeu important du récit — qui n'épargne pas non plus les défenseurs d'une certaine conception de ce qu'est « une bonne écriture féminine », à savoir « douce et sensible ». Car Iman Mersal se fait également critique et penseuse de la littérature comme des rapports de force politiques et socioculturels qui la régissent. Sa prose rythmée, parfois drôle, souvent poétique, interroge cette ère du nassérisme avec sa littérature officielle, en en dévoilant les mécanismes pervers dont Enayat Zayyat et son livre furent, en quelque sorte, les victimes.

À cet égard, la traduction française, établie par un bon connaisseur de la sociologie littéraire du champ égyptien, apporte quelques précisions éclairantes, en plus des nombreuses notes qui figurent dans la version arabe. L'exploration des archives, tout en révélant les propos tenus par ces garants littéraires d'une romancière qui ne publia pas, nous plonge dans l'univers opaque des politiques éditoriales de l'État égyptien au tournant des années 1950 et 1960.

L'Amour et le silence, désigné comme « roman égyptien » à sa parution en 1967, devient donc lui aussi le héros du récit. L'épopée du manuscrit, entre janvier 1961 où il fut déposé par Enayat et son père dans l'établissement public d'édition du ministère de la culture et janvier 1963, date du suicide d'Enayat après l'annonce du refus de l'éditeur, fait l'objet d'un récit proprement poignant, où le lecteur entend grandir l'angoisse de la jeune femme à mesure qu'elle guette les signes d'une publication qu'elle croit imminente. Sans excès d'éloges ni de pathos, l'hommage rendu à Enayat Zayyat consiste à tenter de lire les traces laissées ou effacées, comme des signaux dans la nuit, et à redonner une vie au livre qu'elle n'a jamais tenu dans ses mains.

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Iman Mersal, Sur les traces d'Enayat Zayyat
Traduit de l'arabe (Égypte) par Richard Jacquemond
Actes Sud, avril 2021
288 pages — 22 euros

Ombres et lumières d'une histoire égyptienne

La poétesse et écrivaine Iman Mersal ressuscite Enayat Zayyat, une autre écrivaine égyptienne comme elle, qui s'est suicidée en 1963 à 27 ans avant la publication de son unique roman. Une quête et un récit atypiques, mais aussi une invitation à revisiter la nostalgie égyptienne des années 1950-1960.

Surprenante trajectoire dans l'écriture que celle de la poétesse Iman Mersal qui, après la parution de cinq recueils de poèmes entre 1990 et 2013, publie en 2019 son premier récit en prose, Sur les traces d'Enayat Zayyat. Il vient de paraître en français dans la traduction de Richard Jacquemond.

Et pourtant, la trace d'Enayat Zayyat, jeune écrivaine égyptienne morte prématurément et dont l'unique roman, L'amour et le silence (1967) semble avoir été écartée de l'histoire littéraire officielle, a surgi très tôt dans la vie d'Iman Mersal. En 1993, elle découvre chez un bouquiniste du Caire un roman qui lui apparaît, sinon comme un chef d'œuvre inconnu, du moins comme un livre qui « vous ébranle […] parce que, de manière fortuite, il vous envoie un message qui vous aide à comprendre ce par quoi vous passez exactement au moment même où vous en avez besoin ».

Iman Mersal a alors 27 ans —l'âge exact d'Enayat lors de son suicide en 1963. Sans doute ignore-t-elle alors avec quelle force et quelle persévérance le livre qu'elle tient dans ses mains et qu'elle relit avec frénésie en en recopiant des passages dans son carnet la suivra. À lire aujourd'hui ce récit captivant, il semble qu'Enayat Zayyat ait toujours voyagé avec elle : du Caire au Canada (où Iman Mersal s'installe en 1998), des premiers poèmes aux plus tardifs, de ses travaux universitaires à son essai sur la maternité (Comment réparer ? Sur la maternité et ses fantômes, 2017), de celle qui fut, jeune poétesse, une figure importante de la génération des années 1990 (gîl at-tis‘înât) à la femme d'aujourd'hui, lauréate du prestigieux prix littéraire Cheikh Zayed qui vient de récompenser le récit.

Mais il a fallu à Iman Mersal des années, la même persévérance que son héroïne, des phases d'atermoiement, d'oubli, de nouvelles recherches, de découragement, de regain d'enthousiasme et d'énergie, ainsi que de multiples trajets entre Edmonton, Le Caire et Boston, pour tenter de comprendre qui fut l'écrivaine Enayat Zayyat et nous faire entendre sa voix. Car le livre est tout à la fois enquête sur la vie et la mort d'une jeune femme de la bourgeoisie intellectuelle cairote, exploration critique du champ littéraire de l'Égypte d'avant et après la révolution de 1952, étroitement lié à l'histoire nationale et à la construction du nassérisme, et plongée dans la conscience de plusieurs femmes. Il parvient réellement à « faire revivre la voix d'Enayat ».

« la lectrice qui ne lit pas et la peintre qui ne peint pas »

Cette voix est d'abord celle de Nagla, narratrice du roman L'amour et le silence, dont la détresse habite les nombreux passages cités tout au long du récit. Ceux-ci figurent en retrait et en italique, ce qui facilite leur identification et permet de faire exister sous nos yeux ce texte resté longtemps invisible. Nous lisons donc, en même temps que le récit d'Iman Mersal paru en 2019, le roman d'Enayat Zayyat L'amour et le silence, paru en 1967 — la page de garde est d'ailleurs reproduite.

Dans ces extraits dont la longueur atteint parfois une page, nous entendons à la fois la voix singulière de Nagla/Enayat, avec ses images saisissantes : désir d'une « amnistie en faveur de mon âme », sensation que ses pas « ne laissent aucune trace, comme si je marchais sur l'eau, […] comme si j'étais un être invisible ». Mais il nous semble entendre aussi d'autres voix désemparées qui traversent les âges de la littérature mondiale, comme si cette jeune Égyptienne de 1950 s'en faisait le réceptacle. Les pressentiments de Nagla (« le monde entier poursuit sa course, sauf moi ») rappellent Didon près du bûcher ; ce qu'elle imagine être la mort, « une terre entourée de mystère, aux rivages inconnus, dont celui qui les découvre ne revient jamais » évoque Hamlet.

Ses images font renaître aussi les personnages de Virginia Woolf, de Clarissa Dalloway à Rhoda, sentant leur existence se dissoudre dans le flux du monde jusqu'à disparaître. Enfin, le portrait de Nagla comme « la lectrice qui ne lit pas et la peintre qui ne peint pas » fait résonner les mots de Marguerite Yourcenar qui exprimait, dans le Carnet de notes des Mémoires d'Hadrien, l'« enfoncement dans le désespoir d'un écrivain qui n'écrit pas. » Ce texte, puissant témoignage sur l'écriture et la quête d'une « voix » autre, éclaire aussi, comme par l'effet d'une complicité d'écrivaines ignorée, l'entreprise d'Iman Mersal sur les traces de son personnage.

Parallèlement à la voix de Nagla, Iman Mersal nous livre des extraits du journal intime d'Enayat Zayat, tantôt rédigé à la troisième personne : (« Elle s'est mariée sans amour […]. Elle a refermé le paradis précoce de l'enfance […]. Elle venait de découvrir que sa maison reposait sur des sables mouvants […] », tantôt assumant un je ou un tu (« Ô toi, la belle à la fenêtre, toi la triste […]. Toi qui es perdue avec un mari grossier qui exige madame à l'heure de la sieste puis dort et ronfle ».

Au-delà de leur teneur poétique et tragique, ces notes constituent un vrai document sociologique sur la condition féminine au sein d'une certaine société égyptienne, mais aussi sur la genèse d'une pensée féministe chez la romancière Enayat Zayyat. Car si le livre d'Iman Mersal s'ouvre sur un second livre, cette construction va bien au-delà d'un simple procédé de mise en abîme de l'écriture de soi où, à travers un jeu de poupées russes, la même voix se re-dupliquerait à l'infini. D'autres voix surgissent pour tisser, sur la trame principale (la courte vie d'Enayat Zayyat et les circonstances, à la fois conjugales et éditoriales, qui la poussèrent à y mettre fin), d'autres fils narratifs : la voix de l'amie de cœur et « sœur de lait », Paula Chafik, devenue la célèbre actrice Nadia Lutfi ; la voix brisée d'Azima Zayyat, sœur d'Enayat, avec ses mystérieux silences ; la voix de Réda, assistante de la grande actrice, qui chuchote au téléphone pour dissimuler le « trésor », carton contenant les lettres et photos — dans un moment où le récit d'enquête pourrait basculer vers le roman noir.

Celle d'Iman Mersal enfin, qui nous emmène avec elle dans cette tentative de déchiffrage des indices et des silences. Nous arpentons avec elle le cimetière à la recherche de la tombe d'Enayat, partageons sa cigarette au café, découvrons avec elle un sms, un dossier d'archive. La reconstitution des épisodes de la vie d'une femme et de l'histoire égyptienne est rendue possible par sa position d'observatrice, et la place qu'elle accorde aux personnages qui sont à la fois les témoins et les acteurs de cette histoire.

Les vies parallèles des femmes illustres

Suivre la trace d'Enayat Zayyat nous fait entrer dans d'autres existences liées à la sienne, à la manière de droites parallèles ou de figures symétriques. La force du récit consiste à nous parler d'elle tout en prenant le temps de bifurquer par des chemins qui ont croisé le sien. En bonne chercheuse, Iman Mersal multiplie les investigations et les mises au point : sur le cinéma égyptien, les cliniques psychiatriques et leur développement en Égypte, la juridiction relative au divorce, l'égyptologie allemande, etc., et n'abandonne jamais son lecteur dans cet apprentissage.

La place occupée par l'actrice Nadia Lutfi (morte quelques mois après la parution du récit en Égypte) oriente doublement l'enquête. D'une part, l'évocation de ses tournages et d'une partie de sa filmographie permet une plongée dans le cinéma égyptien des années 1950 et 1960 dont elle fut une icône. Si le visage que l'on l'aperçoit sur les photos rassemblées dans le livre, où elle pose avec Enayat, est celui de Paula Chafik, l'amie d'enfance qui n'est pas encore devenue l'actrice Nadia Lutfi, sa personnalité de star et sa carrière en arrière-plan font surgir sous nos yeux ces affiches de film peintes, au couleurs criardes, qui ornaient le centre-ville du Caire et d'Alexandrie jusque dans les années 1990 et parfois au-delà. D'autre part, son amitié intime avec Enayat dans cette vie où, dira-t-elle, « on avançait toujours ensemble » et que seul le suicide d'Enayat interrompit, donne l'image de destinées à la fois parallèles et inversées, de trajectoires que l'on serait tenté de schématiser : l'isolement ou la célébrité, l'ombre ou la lumière.

Autre forme de gémellité inversée : celle qui relie Enayat à l'intellectuelle égyptienne Latifa Zayyat, dont le roman le plus célèbre La Porte ouverte (1960) fait également l'objet d'une vraie lecture au sein du récit. Après la confusion engendrée par l'homonymie, Iman Mersal ayant d'abord cru qu'Enayat était la petite sœur de Latifa, la suite du récit rend hommage à cette écrivaine. Le lecteur parcourt ses textes et sa vie, marquée par le militantisme et une vraie reconnaissance littéraire et politique. Iman Mersal, en même temps qu'elle souligne la divergence de leurs trajectoires respectives, parvient à faire dialoguer les mots et les images de Latifa Zayyat – « le silence est une pièce hermétiquement fermée, où l'air explose des appels au secours étouffés dans nos gorges […] » – avec ceux de L'Amour et le silence.

Si la figure d'Enayat reste en partie floue jusqu'à la fin du livre, comme le reflète la belle photo choisie pour la couverture de l'édition française, c'est peut-être parce qu'elle ne cesse de s'effacer au profit d'autres femmes. C'est là toute la grandeur de ce personnage, et celle du livre : nous permettre de saisir ces existences qui ont marqué la seconde moitié du siècle. Écrire sur Enayat Zayyat, c'est à la fois suivre et rassembler ses traces, mais aussi les relier à une période de l'histoire nationale comme de l'histoire du livre égyptien qui ont particulièrement pesé sur sa vie.

Le livre des livres

Si elle parvient à nous emmener, à travers Enayat, sur les traces de l'histoire égyptienne, et en particulier de l'édition étatique, Iman Mersal ne fait pas de son personnage un pur prétexte. Ces digressions servent directement la compréhension de la jeune femme et de son difficile rapport au monde. La conduite de la narration suit d'ailleurs une véritable éthique en lien avec le destin tragique d'Enayat Zayyat qui, quoi qu'en dise la maxime lancée par Hosn Shah : « une femme heureuse ne se suicide pas pour un livre », se confond en partie avec l'histoire de son livre, l'histoire d'autres livres et d'autres écrivains.

Le récit retrace, non sans ironie ni colère, le jeu d'influence et de dupe dont la romancière suicidée a fait l'objet, elle que plusieurs écrivains et journalistes établis dans la vie culturelle égyptienne prétendirent avoir alors écoutée et conseillée. Cette récupération du destin d'Enayat Zayyat après sa mort et la parution de son roman est un enjeu important du récit — qui n'épargne pas non plus les défenseurs d'une certaine conception de ce qu'est « une bonne écriture féminine », à savoir « douce et sensible ». Car Iman Mersal se fait également critique et penseuse de la littérature comme des rapports de force politiques et socioculturels qui la régissent. Sa prose rythmée, parfois drôle, souvent poétique, interroge cette ère du nassérisme avec sa littérature officielle, en en dévoilant les mécanismes pervers dont Enayat Zayyat et son livre furent, en quelque sorte, les victimes.

À cet égard, la traduction française, établie par un bon connaisseur de la sociologie littéraire du champ égyptien, apporte quelques précisions éclairantes, en plus des nombreuses notes qui figurent dans la version arabe. L'exploration des archives, tout en révélant les propos tenus par ces garants littéraires d'une romancière qui ne publia pas, nous plonge dans l'univers opaque des politiques éditoriales de l'État égyptien au tournant des années 1950 et 1960.

L'Amour et le silence, désigné comme « roman égyptien » à sa parution en 1967, devient donc lui aussi le héros du récit. L'épopée du manuscrit, entre janvier 1961 où il fut déposé par Enayat et son père dans l'établissement public d'édition du ministère de la culture et janvier 1963, date du suicide d'Enayat après l'annonce du refus de l'éditeur, fait l'objet d'un récit proprement poignant, où le lecteur entend grandir l'angoisse de la jeune femme à mesure qu'elle guette les signes d'une publication qu'elle croit imminente. Sans excès d'éloges ni de pathos, l'hommage rendu à Enayat Zayyat consiste à tenter de lire les traces laissées ou effacées, comme des signaux dans la nuit, et à redonner une vie au livre qu'elle n'a jamais tenu dans ses mains.

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Iman Mersal, Sur les traces d'Enayat Zayyat
Traduit de l'arabe (Égypte) par Richard Jacquemond
Actes Sud, avril 2021
288 pages — 22 euros

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