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La culture en péril (15) – Mario Vargas Llosa, « Éloge de la lecture et de la fiction »

Mario Vargas Llosa, dont nous avions récemment présenté l’un des derniers ouvrages, et qui a fait régulièrement l’objet de nombreuses chroniques sur Contrepoints depuis quelques années, est aussi le prix Nobel de littérature de 2010.

Les éditions Gallimard ont édité la conférence qu’il a donnée à cette occasion, véritable éloge de la lecture et de tout ce qu’elle recèle à la fois comme trésors, comme potentiel de résistance au conformisme et comme moyen de défendre les libertés.

 

« Ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie »

C’est ce que le célèbre écrivain péruvien écrit au sujet de la lecture, dont il dit qu’elle a enrichi son existence, expliquant à la fois ce qu’elle lui a apporté et ce que les grands auteurs lui ont appris.

 

… si, pour que la littérature fleurisse dans une société, il avait fallu d’abord accéder à la haute culture, à la liberté, à la prospérité et la justice, elle n’aurait jamais existé. Au contraire, grâce à la littérature, aux consciences qu’elle a formées, aux désirs et élans qu’elle a inspirés, au désenchantement de la réalité au retour d’une belle histoire, la civilisation est maintenant moins cruelle que lorsque les conteurs ont entrepris d’humaniser la vie avec leurs fables. Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès n’existerait même pas.

 

Un rempart contre les tyrannies

Mario Vargas Llosa montre comment la littérature a pour vertu de rendre les individus plus difficiles à manipuler, comment elle unifie, au-delà des différences de langues, de cultures et de croyances, comment elle établit véritablement des ponts entre des personnes différentes.

Références littéraires à l’appui, il illustre la manière dont la lecture a la capacité de nous plonger dans des univers qui viennent égayer nos vies, les enrichir, nous procurer tout une palette d’émotions et de ressentis très variés qui agrémentent notre richesse intérieure et accroissent nos facultés, venant « éclipser les frontières érigées entre hommes et femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues et la stupidité ».

 

Sans les fictions nous serions moins conscients de l’importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l’enfer qu’elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion. Que ceux qui doutent de la littérature, qui nous plonge dans le rêve de la beauté et du bonheur, nous alerte, de surcroît, contre toute forme d’oppression, se demandent pourquoi tous les régimes soucieux de contrôler la conduite des citoyens depuis le berceau jusqu’au tombeau, la redoutent au point d’établir des systèmes de censure pour la réprimer et surveillent avec tant de suspicion les écrivains indépendants.

 

Nous vivons de nouveau une époque de violence, de peurs, de fanatismes, de terrorisme, de barbaries qui tentent d’imposer leurs vérités. La défense de la démocratie libérale, insisite-t-il à l’instar d’Enzo Di Nuozcio, passe par les humanités, par notre capacité à ne pas nous laisser intimider et céder aux peurs. Car « malgré toutes ses insuffisances, elle signifie encore le pluralisme politique, la coexistence, la tolérance, les droits de l’homme, le respect de la critique, la légalité, les élections libres, l’alternance au pouvoir, tout ce qui nous a tirés de la vie sauvage et nous a rapprochés – sans que nous n’arrivions jamais à l’atteindre – de la vie belle et parfaite simulée par la littérature, celle que nous ne pouvons mériter qu’en l’inventant, en l’écrivant et en la lisant. En affrontant les fanatiques assassins, nous défendons notre droit à rêver et à faire de nos rêves la réalité ».

 

Un mode d’émancipation

Très intéressante est également l’évocation de son itinéraire personnel, lorsque Mario Vargas Llosa rappelle qu’il a lui-même été marxiste au cours de sa jeunesse et cru en la capacité du socialisme à remédier aux injustices sociales. Comme beaucoup, il en est revenu, et ce sont notamment les événements historiques, les témoignages de dissidents, mais aussi les écrits de grands penseurs comme Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin ou Karl Popper, qui lui ont permis de devenir lentement et progressivement le libéral qu’il est devenu.

C’est fort de toute cette richesse qu’il s’est battu avec conviction, sa vie durant, contre toutes les dictatures, les tyrannies, les totalitarismes. Jusque dans son propre pays, dont il évoque au passage magnifiquement les spécificités et l’amour qu’il lui porte, l’assimilant « en petit format au monde entier », de par la richesse de ses apports historiques multiples, de toutes provenances.

Et quand des moments difficiles ont émaillé sa vie, il existait toujours cette source de vie et d’inspiration ultime, fondatrice, structurante. Cette passion « remettant toujours en question la médiocre réalité », gage de paix et d’éternité, capable de « rendre possible l’impossible » :

 

Mon salut fut de lire, lire de bons livres, me réfugier dans ces mondes où vivre était exaltant, intense, une aventure après l’autre, où je pouvais me sentir libre et être à nouveau heureux. Et d’écrire, en cachette, comme quelqu’un qui se livre à un vice inavouable, à une passion interdite. La littérature cessa d’être un jeu, pour devenir une façon de résister à l’adversité, de protester, de me révolter, d’échapper à l’intolérable : ma raison de vivre.

 

Mario Vargas Llosa, Eloge de la lecture et de la fiction, Gallimard, octobre 2011, 56 pages.

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À lire aussi :

La culture en péril (14) – Milan Kundera, « Un Occident kidnappé »

Trop longtemps le drame de l’Europe centrale a été celui de petites nations mal assurées de leur existence historique et politique. Tandis que, après 1945, l’Occident ne la voyait plus que comme une partie de l’Union soviétique.

C’est dans ce contexte que le grand écrivain Milan Kundera, pourtant connu pour sa relative discrétion, a tenu un illustre discours au congrès des écrivains tchécoslovaques en 1967 à la veille du Printemps de Prague, puis écrit un plaidoyer dans la revue Le Débat en 1983, qui a fait parler de lui et sonné l’éveil de beaucoup de consciences. Ce sont ces deux textes qui sont repris dans ce petit volume paru chez Gallimard.

Au moment où la nation ukrainienne s’inscrit en résistance contre l’invasion russe en cette terrible année 2022, il n’est pas inintéressant de revenir sur ces textes, qui montrent l’importance de la résistance par les idées et la culture, ciment qui marque l’identité d’un peuple et son désir de résister coûte que coûte à ceux qui voudraient faire disparaître cette identité et les libertés qui l’accompagnent.

 

L’importance de la littérature dans l’identité culturelle pour Milan Kundera

Des romans de Kundera, que j’avais à peu près tous lus avec passion vers l’âge de 20 ans, il ne me reste malheureusement pas grand souvenir. J’espère les redécouvrir un jour, même si le temps me manque perpétuellement. En attendant, il m’a paru intéressant de prendre connaissance de ce recueil, particulièrement bienvenu dans le contexte actuel.

Le premier texte qui le compose est le discours de 1967 au congrès des écrivains tchécoslovaques.

Il y évoque la non-évidence de l’existence de la nation tchèque, qui est l’un de ses attributs majeurs. Malgré une résurrection de la langue tchèque, alors presque oubliée, grâce à une poignée d’écrivains au début du XIXe siècle, la question du rattachement à une plus grande nation, l’Allemagne, s’est posée. Mais d’autres grands écrivains ont permis par la suite de consolider cette culture, puis de la renforcer et la faire grandir. Jusqu’à ce que l’Occupation durant la Seconde Guerre mondiale, puis le stalinisme, brisent le fragile édifice.

Il n’a tenu une nouvelle fois qu’à une nouvelle poignée d’écrivains et cinéastes de renouer avec cette identité tchèque. Et c’est ce qui constitue le centre de l’intervention de Kundera à travers son discours ce jour-là : préserver l’identité nationale par la culture, la création, les échanges culturels internationaux.

Il est crucial que toute la société tchèque prenne pleinement conscience du rôle essentiel qu’occupent sa culture et sa littérature […] L’Antiquité gréco-romaine et la chrétienté, ces deux sources fondamentales de l’esprit européen, qui provoquent la tension de ses propres expansions, ont presque disparu de la conscience d’un jeune intellectuel tchèque ; il s’agit là d’une perte irremplaçable. Or, il existe une solide continuité dans la pensée européenne qui a survécu à toutes les révolutions de l’esprit, pensée ayant bâti son vocabulaire, sa terminologie, ses allégories, ses mythes ainsi que ses causes à défendre sans la maîtrise desquels les intellectuels européens ne peuvent pas s’entendre entre eux.

Il s’érige en outre contre l’esprit de vandalisme qui caractérise ceux qui entendent censurer ou interdire des œuvres qui leur paraissent inconvenantes.

Toute répression d’une opinion, y compris la répression brutale d’opinions fausses, va au fond contre la vérité, cette vérité qu’on ne trouve qu’en confrontant des opinions libres et égales. Toute interférence dans les libertés de pensée et d’expression – quelles que soient la méthode et l’appellation de cette censure – est au XXe siècle un scandale, ainsi qu’un lourd fardeau pour notre littérature en pleine effervescence. Une chose est incontestable : si aujourd’hui nos arts prospèrent, c’est grâce aux avancées de la liberté de l’esprit. Le sort de la littérature tchèque dépend à présent étroitement de l’étendue de cette liberté.

Il ajoute alors que, bien que cela paraisse paradoxal, l’amère expérience du stalinisme s’est révélée être un atout. Car, bien souvent, les tourments se transforment en richesse créatrice. Et c’est ce qui s’est passé, y compris à travers son œuvre à laquelle je faisais référence plus haut dans mon expérience personnelle. Une douloureuse expérience qui s’est transformée en « un affranchissement libérateur des vieilles frontières », qui a apporté du sens et de la maturité à la culture tchèque. Une chance dont il convient d’être conscient, en appelle-t-il à ses confrères, si l’on ne veut pas la laisser passer et la gâcher. Car il en va de la survie de ce peuple.

 

Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale

Le second texte est paru en 1983 dans la revue Le Débat.

Traduit dans plusieurs langues, il a connu un certain retentissement à l’époque. Milan Kundera y évoque les soulèvements pour la liberté de Budapest et de Varsovie en 1956, puis de Prague et de nouveau Varsovie en 1968. Qui, dans la logique de son discours de 1967, inscrit la force de l’identité culturelle comme marqueur essentiel de la révolte des peuples.

« L’identité d’un peuple ou d’une civilisation se reflète et se résume dans l’ensemble des créations spirituelles qu’on appelle d’habitude « culture ». Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s’intensifie, s’exacerbe, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe. C’est pourquoi, dans toutes les révoltes centre-européennes, la mémoire culturelle ainsi que la création contemporaine ont joué un rôle aussi grand et aussi décisif que nulle part et jamais dans aucune révolte populaire européenne.

Des écrivains, regroupés dans un cercle qui portait le nom du poète romantique Petöfi, déclenchèrent en Hongrie une grande réflexion critique et préparèrent ainsi l’explosion de 1956. Ce sont le théâtre, le film, la littérature, la philosophie qui travaillèrent pendant des années à l’émancipation libertaire du Printemps de Prague. Ce fut l’interdiction d’un spectacle de Mickiewicz, le plus grand poète romantique polonais, qui déclencha la fameuse révolte des étudiants polonais en 1968. Ce mariage heureux de la culture et de la vie, de la création et du peuple marqua les révoltes centre-européennes d’une inimitable beauté, dont nous, qui les avons vécues, resterons envoûtés à jamais. »

En réponse aux réactions des intellectuels français ou allemands, plutôt sceptiques ou suspicieux à l’époque, Kundera fait remarquer ceci :

C’est bizarre, mais pour certains la culture et le peuple sont deux notions incompatibles. L’idée de culture se confond à leurs yeux avec l’image d’une élite des privilégiés. C’est pourquoi ils ont accueilli le mouvement de Solidarité avec beaucoup plus de sympathie que les révoltes précédentes. Or, quoi qu’on en dise, le mouvement de Solidarité ne se distingue pas dans son essence de ces dernières, il n’est que leur apogée : l’Union la plus parfaite (la plus parfaitement organisée) du peuple et de la tradition culturelle persécutée, négligée ou brimée, du pays.

S’inscrivant toujours dans une perspective historique, Kundera analyse ensuite les effets de la russification et de l’asservissement à la Russie pendant deux siècles sur des peuples comme la Pologne, et qui ont créé du ressentiment.

Les ambitions impériales de la Russie représentaient alors un danger pour les peuples d’Europe centrale, contre lesquels l’Empire Habsbourg fut en quelque sorte un rempart.

Pendant longtemps, écrit-il, les nations d’Europe centrale rêvaient d’une alliance à l’Ouest-Européenne, faite du respect des diversités. À rebours du rêve russe d’uniformité.

En effet, rien ne pouvait être plus étranger à l’Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc.) en un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd’hui, à l’époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un seul peuple soviétique).

Sans renier l’existence d’une identité culturelle commune, à travers en particulier les grands écrivains et les opéras russes, contrecarrés cependant par les « vieilles obsessions antioccidentales de la Russie », ranimées par le communisme.

Je veux souligner encore une fois ceci : c’est à la frontière orientale de l’Occident que, mieux qu’ailleurs, on perçoit la Russie comme un anti-Occident ; elle apparaît non seulement comme une des puissances européennes parmi d’autres, mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation.

Dans cet écrit de 1983, Milan Kundera interroge surtout les causes de la tragédie qui a conduit Polonais, Tchèques, ou encore Hongrois, à disparaître de « la carte de l’Occident ».

C’est avant tout leur histoire mouvementée qui est au centre de cet état de fait.

Coincées d’un côté par les Allemands, de l’autre par les Russes, ces nations à tradition d’État moins forte que les grands peuples européens, ont eu du mal à assurer leur survie et celle de leur langue. L’échec de l’Empire autrichien fut, en définitive, aussi le leur, dont profitèrent Hitler, puis Staline. Mais c’est aussi, écrit Kundera, les lieux communs autour de la soi-disant « âme slave » qui a nui à ces nations et servi les intérêts russes. Des nations caractérisées, non pas par des frontières politiques, en raison des multiples invasions, conquêtes ou occupations, mais par des frontières imaginaires, issues de « grandes situations communes », et toujours changeantes « à l’intérieur desquelles subsistent la même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition ». Et pour lesquelles, ajoute-t-il, le génie juif a constitué en outre le véritable ciment intellectuel, par son caractère profondément cosmopolite et intégrateur, mais aussi en raison de son destin particulier à travers l’histoire, parfaitement symbolique de cette existence en permanence sujette à caution.

« L’Europe centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du monde, Vision basée sur la méfiance profonde à l’égard de l’Histoire. L’Histoire, cette déesse de Hegel et de Marx, cette incarnation de la Raison qui nous juge et qui nous arbitre, c’est l’Histoire des vainqueurs. Or, les peuples centre-européens ne sont pas vainqueurs. Ils sont inséparables de l’Histoire européenne, ils ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que l’envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders. C’est dans cette expérience historique désenchantée qu’est la source de l’originalité de leur culture, de leur sagesse, de leur « esprit de non-sérieux » qui se moque de la grandeur et de la gloire.

[…]

Voilà pourquoi dans cette région de petites nations « qui n’ont pas encore péri », la vulnérabilité de l’Europe, de toute l’Europe, fut visible plus clairement et plus tôt qu’ailleurs. En effet, dans notre monde moderne, où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt petites nations et subir leur sort. »

La disparition du foyer culturel centre-européen, qui est passée inaperçue aux yeux de l’Europe – sujet essentiel au centre de la préoccupation de Kundera dans cet article – aurait donc pour origine le fait que l’Europe ne ressent plus son identité comme une unité culturelle. De même qu’auparavant la religion avait cessé d’être ce ciment commun.

Mais pour laisser place à quelle forme d’unité, s’interroge le grand écrivain tchèque ?

Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? Les médias ? (le grand poète sera-t-il remplacé par le grand journaliste ?) Ou bien la politique ? Mais laquelle ? Celle de droite ou celle de gauche ? Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête qu’insurmontable, un idéal commun perceptible ? Est-ce le principe de la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée d’autrui ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ?

Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance, à laquelle il faut s’abandonner dans l’euphorie ? Ou bien le Deus absconditus reviendra-t-il pour occuper la place libérée et pour se rendre visible ? Je ne sais pas, je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa place.

Milan Kundera, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Gallimard, novembre 2021, 80 pages.

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À lire aussi :

L’univers totalitaire en littérature et au cinéma (1)

La liberté est le sujet fondamental au centre des préoccupations de Contrepoints, à travers articles, analyses, réflexions, discussions. Au-delà de l’actualité, de l’Histoire, des perspectives d’avenir, qu’en est-il de ce sujet dans la littérature, en particulier lorsqu’on pense à son opposé le plus extrême : le totalitarisme ?

J’ai déjà eu l’occasion, ici-même, de commenter quelques grands romans d’Ayn Rand, qui trouveraient toute leur place dans cette série. Je vais donc prolonger avec d’autres réalisations, dans des registres parfois très voisins. Premier volet, aujourd’hui, avec l’évocation de trois grands classiques de fiction, qui ont pour point commun les tentatives de contrôle des esprits.

 

Fahrenheit 451 de Ray Bradbury

FarhenheitFahrenheit 451 est un roman de Ray Bradbury, publié pour la première fois aux États-Unis en 1953. Le titre fait référence à la température à laquelle se consument les pages d’un livre.

En effet, comme dans beaucoup d’univers totalitaires, ainsi que nous aurons l’occasion de le voir, la connaissance constitue un danger pour le système. Et dans ce contexte, détruire les livres peut être un moyen de tenter de contrôler les esprits, en cultivant l’ignorance, gage d’ordre et de paix pour ceux qui entendent gouverner en toute quiétude.

Tout est fait, donc, pour divertir la population, à travers des artifices que nous connaissons bien (télévision, notamment). Les livres, quant à eux, représentent un véritable danger contre lequel il faut se prémunir. C’est pourquoi ont été mises sur pied des brigades d’intervention, sorte de pompiers pyromanes ayant pour mission de tout faire pour détruire les livres, grâce à leurs lances à incendie, qui ne sont rien d’autre que des lance-flammes.

En ce sens, je rends pleinement hommage à ce roman qui ne peut laisser insensibles les amoureux des livres, pour lesquels l’acte de détruire ce fruit de la création ne peut que susciter de la peine (même si certains livres peuvent être parfois très dangereux). Le livre est un symbole de liberté. Liberté de penser, liberté de rêver, d’imaginer, de créer, de s’informer ou s’instruire.

C’est d’ailleurs là ce dont le personnage principal du roman s’aperçoit et éprouve profondément dans son for intérieur. Au-delà, le livre dans son aspect pluriel (l’ensemble de la création littéraire, historique, philosophique ou autre) est un témoignage, un passage de relais d’une génération à une autre, le fil conducteur d’une civilisation. S’attaquer à cette œuvre humaine, c’est détruire la mémoire, ne retenir aucune leçon du passé et risquer la dérive du monde tel qu’il est décrit dans cette histoire. Et, à ce titre, la conclusion de ce roman est belle. Je la laisse découvrir à ceux qui ne l’ont pas encore lu ou n’ont pas vu le film de François Truffaut qui s’en inspire.

Loin d’être saugrenue, l’idée de brûler des livres ou de les interdire correspond bien, hélas, à des réalités de multiples lieux ou époques. Il n’est pas besoin de chercher bien loin pour voir que la bataille des idées peut aller jusqu’à ces extrémités, puisque j’ai même souvenir que dans certaines municipalités, les élus nouvellement en place se sont empressés, à peine élus, d’établir un tri dans la bibliothèque de la ville, de manière à écarter certains titres ou auteurs, et en sélectionner d’autres plus conformes à leurs idées. Scandaleux, déplorable.

Et que dire de l’œuvre créatrice en URSS ou dans l’Allemagne nazie (entre autres) ? Était-elle libre ? Des livres n’étaient-ils pas brûlés, les œuvres culturelles, de manière plus générale, contrôlées ? Peut-on toujours et partout, aujourd’hui encore, tout écrire ou créer sans risquer des formes de censure, voire craindre pour sa vie ? Les destructions systématiques de livres n’ont-elles jamais existé, même si on en créait d’autres, à caractère officiel (on peut parfaitement imaginer que l’on bannirait, dans une société, les livres pour être mieux assuré de contrôler pleinement les idées).

Rien que de parfaitement crédible et avéré, donc. Et c’est pour cela que ce roman est beau, que la résistance existera toujours, et que l’entreprise de destruction est vaine. Un roman captivant. Un bel hymne à la liberté.

 

1984 de George Orwell

19841984, un roman qu’on ne présente plus, si l’on peut dire, tant il est célèbre et sert souvent de référence à de multiples évocations. Il date de 1949 et est généralement considéré comme un roman d’anticipation. Il semble particulièrement bien décrire la société soviétique telle que nous la connaissons aujourd’hui à travers de très nombreux témoignages.

C’est de ce célèbre roman que vient le nom Big Brother, tombé dans le langage courant et symbole de la surveillance maligne qui peut peser sur nos vies à travers différents moyens, dont aujourd’hui les technologies modernes, susceptibles de nous suivre à la trace dans nos moindres déplacements ou actes de la vie courante, jusqu’à craindre pour nos libertés fondamentales.

C’est aussi dans ce roman qu’apparaît l’idée de novlangue, devenue également une référence intellectuelle dans les nombreux débats concernant notamment l’appauvrissement de la langue et les dangers que cela fait encourir à la société, certains se prononçant clairement dans le sens de cette simplification.

Propagande, télévision d’État, désinformation et police de la pensée, à la poursuite des « ennemis du peuple », font aussi partie de cet univers sinistre, le rapprochant d’un certain point de vue de Fahrenheit 451, même si ici l’oppression permanente est plus clairement établie, l’illusion du bonheur existant encore dans le roman de Ray Bradbury.

Je ne saurais, en revanche, entrer en détail dans l’histoire de ce roman, l’ayant lu il y a très longtemps (je ne manquerai naturellement pas de le relire un jour), mais il a le mérite de décrire (indirectement) particulièrement bien le système soviétique, comme je le disais ; il se pourrait même que ce soit en le lisant que j’ai connu ou entendu parler pour la première fois de cet univers totalitaire qui m’était parfaitement inconnu et insoupçonné jusqu’alors. C’est en ce sens, d’ailleurs, que sa lecture est parfaitement indiquée pour de jeunes adolescents qui ont besoin d’apprendre et découvrir le monde (j’ai dû le lire en classe de seconde, et je n’étais particulièrement pas précoce en la matière, d’où peut-être mon désir d’essayer de me rattraper par la suite).

 

Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley

meilleur des mondes

Là encore, un roman d’anticipation, tout aussi célèbre, mais encore antérieur, puisqu’il est paru pour la première fois en 1932.

Lui non plus, je ne l’ai pas relu depuis la même époque. L’univers de référence demeure un peu le même. Ici, c’est l’Histoire qui a disparu (encore un sujet d’actualité), puisqu’elle n’est plus enseignée. Un univers encore plus sordide, puisqu’il est question de manipulations génétiques (toujours des questions d’actualité), de bébés-éprouvette et de l’organisation en castes (une idée qui sera souvent reprise, nous le verrons) et de recherche, une nouvelle fois, de stabilité de la société.

Limitation de la reproduction, malthusianisme, drogue, conditionnement de chaque être humain, encore un autre univers, qui n’a pas grand-chose à envier aux précédents.

 

 

Trois livres de science-fiction qui ont marqué les esprits et demeurent précieux pour continuer de susciter la réflexion sur le sens de la liberté et les limites à ne pas franchir, donc sur la vigilance à conserver en la matière.

Dès le prochain volet de cette série, nous poursuivrons avec d’autres sources d’inspiration très voisines mais plus récentes…

 

— Ray Bradbury, Fahrenheit 451, Gallimard, Folio SF, octobre 2000, 224 pages.
— George Orwell, 1984, Gallimard, Folio, novembre 1972, 438 pages.
— Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Pocket, coll. Science fiction/fantasy, octobre 2002, 284 pages.

 

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À lire aussi :

 

Article publié initialement le 19 janvier 2014.

Des livres de jeunesse pour parler de harcèlement scolaire

Par Eléonore Cartellier  et Sylvie Farré.

 

Un enfant qui perd le sourire, fait des cauchemars, a des colères plus fréquentes, devient susceptible, se plaint de douleurs inexpliquées… Un écolier, un collégien, un lycéen dont le niveau scolaire baisse, a une capacité d’attention diminuée, manifeste parfois une attitude provocante vis-à-vis de ses camarades. Ou, au contraire, s’isole. Voilà des signes qui peuvent alerter sur une situation de harcèlement et qu’il ne faut pas minimiser en tant que parent, enseignant ou professionnel de l’enfance.

Alors, comment lutter contre ce fléau qui touche un élève sur dix ? Comment sensibiliser les classes, prévenir les risques mais aussi prendre en charge les victimes, comme l’annexe de la loi du 8 juillet 2013 nous y invite ?

La littérature de jeunesse peut être un médium intéressant et précieux pour échanger et amener les jeunes à prendre conscience de faits perçus ou vécus. Albums, bandes dessinées et romans permettent de mettre des mots et des images sur ce qui se passe et développer de l’empathie pour les autres.

 

Du côté des albums

Le lien entre littérature de jeunesse et harcèlement scolaire est présent dès le premier titre qu’on peut rattacher au genre du roman scolaire, Tom Brown’s Schooldays, publié en 1857. Le personnage principal, envoyé en pensionnat pour ses années de collège et lycée, se confronte rapidement au harcèlement à travers la figure de Flashman qui tyrannise physiquement et émotionnellement les jeunes élèves.

Depuis ce temps, de nombreux romans scolaires et ouvrages jeunesse ont exploré ce sujet, aidant les jeunes lecteurs à prendre du recul et à exprimer leur propre vécu.

Dan Olweus, professeur de psychologie à l’université de Bergen, explique qu’un élève est victime de harcèlement lorsqu’il est « soumis de façon répétée et à long terme à des comportements agressifs visant à lui porter préjudice, le blesser ou le mettre en difficulté de la part d’un ou plusieurs élèves »

Tyranono.
Ed. La Bagnole

Un cas de figure qui structure par exemple l’album Tyranono de Gilles Chouinard. Dans la cour de récréation, un jeune théropode endure les moqueries, intimidations et bousculades à répétition de ses camarades. Il devient triste, incompris de ses parents et s’emmure dans le silence. Mais en deuxième partie, l’histoire bascule car, malgré les humiliations subies, le jeune tyrannosaure, n’écoutant que son courage, n’hésite pas à sauver celui qui le maltraite, au péril de sa vie. Tyran devient alors son ami et le sauve à son tour.

Ce récit porté par des couleurs vives et des personnages expressifs met bien en avant le ressenti des protagonistes. Il offre aux plus jeunes la possibilité de prendre conscience de ce processus de harcèlement qui s’amplifie parfois très vite. Il peut aussi aider la victime à trouver en lui la force, la solution pour que les choses s’arrêtent. Des séquences pédagogiques peuvent aussi être mises en place par les enseignant en grande section de maternelle autour de cet album.

éd. Didier Jeunesse

Autre lecture qui peut susciter la parole, cette fois avec des élèves de primaire : Rouge de Jan de Tinder, qui raconte l’histoire d’Arthur, un garçon timide qui rougit facilement. Cet album expose à la fois les faits mais aussi le ressenti de la narratrice, mettant bien en avant le rôle que joue souvent le leader de la classe que personne n’ose affronter.

L’auteur joue à la fois avec les techniques graphiques très nombreuses (fusain, aquarelle, papiers collés) mais aussi une palette de couleurs, réduite pour évoquer les émotions des personnages. Il utilise le hors cadre afin de stimuler l’imaginaire du lecteur mais également pour accentuer certains effets comme la méchanceté de Paul.

Rouge est un magnifique album qui s’adresse à la fois aux victimes, aux harceleurs mais aussi aux témoins, invitant chacun à réfléchir à ses paroles, ses actes et leurs conséquences.

 

BD et romans graphiques

Du côté des bandes dessinées, dans la collection des Max et Lili de Dominique de Saint Mars et Serge Bloch, le numéro 67 porte sur le harcèlement scolaire. Après avoir fait une bêtise en classe, Max se retrouve insulté, bousculé et exclu pendant les récréations. La solution au calvaire que vit Max arrive quand celui-ci en parle à sa sœur puis en classe grâce au « conseil » où tous les élèves discutent ensemble pour résoudre des conflits. Dans la série des Ariol d’Emmanuel Guibert et Marc Boutavant, on peut lire aussi L’affaire Pouyastruc, qui pose la question de l’intervention des parents.

Seule à la récré d’Ana Bloz et Noémya Grohan dépeint avec humour des situations compliquées avec la famille ainsi que l’institution scolaire qui peine à trouver une solution convenable et explicite le triangle victime-bourreau-témoin.

Jane le renard et moi.
Editions de La Pastèque

L’adolescence est une période de transition, de changements physiques, de mutation, où le passage de l’enfance vers l’âge adulte n’est pas sans complexité et vécu de façon différente par chacun. S’accepter, se retrouver, reconnaître l’autre dans sa différence, autant de questions que nous invite à nous poser un très beau roman graphique : Jane le renard et moi d’Isabelle Arsenault et Fanny Britt.

Accessible dès le CM2, l’ouvrage met en scène l’histoire d’Hélène, une jeune fille qui subit les insultes et les moqueries, orales et écrites, de ses camarades à cause de son aspect physique. Son unique refuge : la littérature et plus précisément le roman Jane Eyre, de Charlotte Brontë. Par la suite, lors d’un séjour avec sa classe, en extérieur, elle fera deux rencontres qui vont redonner des couleurs à sa vie : celle d’un renard dont le regard la bouleverse et celle de Géraldine pour qui elle a le sentiment d’exister et qui deviendra son amie.

La plume de Fanny Britt transcrit de manière subtile les tourments de l’adolescence et développe la réflexion autour de l’acceptation de soi. La mise en page, avec un jeu de cadrage et décadrage, permet de donner un effet cinétique que nous retrouvons aussi dans le choix de la taille et le rythme des images qui varient, d’une page à l’autre selon ce que l’auteur veut mettre en avant dans le récit. Le livre existe aussi en version audio.

Didier Jeunesse

Des Bleus au cartable de Muriel Zürcher est un roman pour jeunes adolescents qui a l’intérêt de montrer le harcèlement à travers trois points de vue : Lana, la victime, Ralph, le bourreau et Zélie, la témoin. La focalisation interne change à chaque chapitre, permettant au lecteur de s’identifier aux trois personnages tour à tour.

Ce livre permet donc non seulement de comprendre la situation de harcèlement du point de vue de la victime et du témoin mais aussi, et ceci est plus rare, du point de vue du bourreau. En effet, toute situation de harcèlement comporte au moins un bourreau et il est intéressant d’analyser les raisons qui poussent un enfant à devenir le bourreau d’un autre et quelles solutions existent pour faire cesser ce cercle vicieux.

Pour aller plus loin sur la question du harcèlement scolaire, de nombreuses vidéos sont disponibles sur la plate-forme éducative Lumni. Des ouvrages tels que Le Harcèlement scolaire en 100 questions permettent aussi d’apporter des réponses aux questions les plus fréquemment posées sur le harcèlement, et d’apporter des solutions.

 

 

Eléonore Cartellier, Docteur en littérature britannique, Université Grenoble Alpes (UGA) et Sylvie Farré, Doctorante en littérature, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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