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À partir d’avant-hierOrient XXI

Turquie. Offensive du pouvoir contre « l'ennemi intérieur »

Tandis que la Turquie développe une politique étrangère d'intervention tous azimuts, le régime du président Recep Tayyip Erdoğan, se livre à un assaut contre « l'ennemi intérieur », menace les droits des femmes et utilise l'arme de l'eau pour éradiquer les populations kurdes.

L'interdiction du Parti démocratique des peuples (HDP), ainsi que celle d'exercer des fonctions politiques à l'encontre de 600 de ses cadres a été demandée en mars 2021 par un procureur qui a saisi en ce sens la Cour constitutionnelle. Pour le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, toute allusion à la « question kurde » déclenche des poursuites judiciaires. C'est ainsi qu'à Diyarbakir, dans le sud-est du pays, l'écrivaine, journaliste et militante des droits humains Nurcan Kaya est passée devant la 9e cour criminelle pour avoir posté en octobre 2014 un tweet soutenant la lutte des habitants de Kobané, contre l'organisation de l'État islamique (OEI), soulignant que ce combat ne concernait pas uniquement les Kurdes, mais aussi les démocrates arabes.

Le procureur a requis une peine de cinq ans de prison pour « propagande terroriste subversive », déclarant qu'en agissant ainsi, Nurcan Kaya avait « publiquement justifié, loué et encouragé les méthodes contraignantes, violentes et menaçantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de l'Union des communautés du Kurdistan (KCK) et des Unités de protection du Peuple (PYG) ».

Un Turc sur cent en prison ou en liberté conditionnelle

Mais si la répression cible prioritairement les membres du parti prokurde ou leurs sympathisants, elle ne s'y limite pas. Dans une étude rendue publique le 26 mai 2021, 1'ONG P24 Platform for Independent Journalism indique qu'au cours des quatre premiers mois de 2021, 213 journalistes ont comparu devant les tribunaux ; 20 d'entre eux ont été condamnés à un total de 57 ans et 10 mois de prison. En mai, six journalistes ont été placés en détention. Ils risquent 17 ans de prison pour avoir révélé des « secrets d'État ». Début juin, la police a placé en garde à vue deux journalistes, Ismail Dukel, le représentant d'Ankara de la chaîne Tele1, et Müyesser Yildiz du site d'information OdaTV, dans le cadre d'une enquête pour « espionnage politique et militaire ». Selon Reporters sans Frontière (RSF), avec plus de 90 % des médias sous le contrôle direct du gouvernement, la Turquie occupe la deuxième place derrière la Chine au niveau mondial en matière de répression de la presse.

Depuis juillet 2016, un décompte dressé par l'ONG Turkey Purge fait apparaître qu'environ 80 000 personnes ont été arrêtées et sont en attente de jugement ; 150 000 fonctionnaires, dont 4 000 juges et 3 000 universitaires ont été limogés ou suspendus, 20 000 militaires révoqués de l'armée.

Récemment, ce sont 104 amiraux critiquant la perspective de la réalisation d'un « Kanal Istanbul » destiné à doubler celui du Bosphore et risquant de mettre en cause la Convention de Montreux qui ont subi les foudres des autorités. La lettre que ces officiers à la retraite ont adressée à la présidence a déclenché une enquête pour « réunion visant à commettre un crime contre la sécurité de l'État et l'ordre constitutionnel ». Fahrettin Altun, le responsable de la communication de la présidence turque a twitté : « Non seulement ceux qui ont signé, mais aussi ceux qui les encouragent devront rendre des comptes devant la justice. » Les tribunaux ne désemplissent pas et, selon le Bulletin de l'Institut kurde de Paris du 11 juin 2021 rapportant les statistiques d'un récent rapport du Conseil de l'Europe, près d'un citoyen turc sur cent est soit en prison soit en liberté conditionnelle.

Mainmise des religieux sur l'enseignement

Ces condamnations et emprisonnements s'accompagnent d'une mainmise religieuse sur l'enseignement. Sous le pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), plus de 20 000 mosquées ont été construites et, désormais, plus d'un million d'élèves sont scolarisés dans les lycées religieux Imam-Hatip, dont la vocation première est de former des imams et des prédicateurs.

Dans ce contexte de mise au pas de la communauté éducative le 1er janvier 2021, le président Erdoğan a nommé recteur de l'université du Bosphore (classée parmi les 500 meilleurs établissements d'enseignement supérieur dans le monde) Melih Bulu, dont la seule référence est d'avoir été un ancien candidat aux élections législatives de l'AKP en 2015. Une nomination qui a déclenché une protestation des enseignants : « Pour la première fois depuis le régime militaire de 1980, un administrateur non élu et n'appartenant pas au corps enseignant de l'université a été nommé le 1er janvier 2021 à minuit comme recteur à Bogazici. Cette nomination s'inscrit dans la continuité des pratiques antidémocratiques qui vont s'aggravant sans cesse depuis 2016. Nous n'acceptons pas cette violation flagrante de l'autonomie, de la liberté scientifique et des valeurs démocratiques de notre université. »1 Le nom de Bogazici s'ajoute à ceux de la vingtaine d'universités dirigées par un membre actif de l'AKP et aux 112 autres qui ont été affectées par des purges.

Durant les deux années qui ont suivi le coup d'État manqué de juillet 2016, 6 081 enseignants ont été limogés. Accusés de « liens » ou « d'appartenance à un groupe terroriste », une partie d'entre eux (407, précisément) savent qu'ils ont été licenciés pour avoir signé, en janvier 2016, une pétition réclamant l'arrêt des violences dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde. Bien qu'acquittés à ce jour par la Cour constitutionnelle, ils restent bannis de l'enseignement supérieur.

Dénis de démocratie

Des purges qui n'ont pas épargné les députés de l'opposition. Le Parlement turc, dominé par la coalition formée par l'AKP et le Parti d'action nationaliste (MHP), a déchu de leur mandat quatre députés condamnés dans le cadre de différents procès. Enis Berberoğlu, du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, laïque) ainsi que Leyla Güven, Musa Farisoğullari et dernièrement Ömer Faruk Gergerlioğlu du HDP, dont l'arrestation (et l'agression) au sein même du Parlement a marqué le début du procès contre son parti, ont perdu leur mandat. Arrêtés puis relâchés, ils ne pourront plus siéger au Parlement et sont tous condamnés, en principe, à de lourdes peines de prison.

Ces dénis de démocratie s'accompagnent de différentes mesures allant toutes dans le même sens : restriction des libertés publiques, politiques de répression ou d'assimilation à l'encontre des Kurdes, des Arméniens, des Alévis et autres minorités, défense et illustration des positions les plus rétrogrades en matière d'égalité hommes-femmes. En effet, la Turquie s'est retirée de la Convention européenne adoptée en avril 2011 à… Istanbul, concernant la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes, y compris les violences conjugales et familiales, au motif que ce traité du Conseil de l'Europe, qui vise à protéger les femmes contre les agressions liées au genre, « porter[ait] atteinte aux valeurs familiales traditionnelles » et « [soutiendrait] l'idéologie LGBTI+ ». Cette homophobie militante s'est de nouveau manifestée le 26 juin où, lors la marche des fiertés (interdite comme d'habitude), la police a procédé à de nombreuses interpellations « musclées » à Istanbul. Le retrait de la Convention s'inscrit dans la droite ligne des convictions islamo-conservatrices d'Erdoğan, affirmant publiquement et à plusieurs reprises dans des déclarations que la femme n'est pas l'égale de l'homme, que sa place est à la maison et qu'elle doit enfanter au moins trois enfants.

Main basse sur le canton d'Afrin

En mars 2018, la Turquie a envahi le canton kurde syrien d'Afrin. Depuis, elle procède à un nettoyage ethnique de ce territoire situé au nord d'Alep. Avant cette invasion, il était peuplé d'environ 300 000 habitants dont près de 98 % de Kurdes et il accueillait aussi, selon les statistiques de l'ONU, 125 000 déplacés internes, en grande partie des Kurdes fuyant les bombardements du régime syrien notamment dans la province d'Alep. Resté relativement à l'écart de la guerre, fertile, riche en eau et en ressources naturelles, régulièrement attaqué par des milices syriennes islamistes et djihadistes, le canton était géré par une administration locale kurde élue par la population et sa sécurité était assurée par une milice d'autodéfense formée de jeunes hommes et de jeunes filles. Les femmes occupaient une place éminente dans les instances politiques et militaires du canton où l'enseignement faisait une large place à la langue kurde réprimée sous la dictature des Assad.

Le régime turc a considéré l'autonomie de ce petit territoire comme « une menace existentielle pour l'État turc » et s'en est emparé avec l'accord des Russes. Les Occidentaux, pourtant alliés des Kurdes syriens dans la guerre contre l'Organisation de l'État islamique (OEI) ont laissé faire, se contentant de quelques admonestations verbales sans conséquence à l'égard de la Turquie. Aucun membre de l'ONU n'a saisi le Conseil de sécurité au sujet de cette violation flagrante du droit international.

À la suite de cette invasion, dans un premier temps, selon les chiffres de l'ONU, 130 000 Kurdes ont dû fuir vers la province d'Alep où ils survivent dans des camps de fortune. La politique de terreur, de confiscation de biens, d'arrestations, d'enlèvements, de tortures, de pillages pratiqués sous l'égide de l'armée turque d'occupation par les milices arabes et turkmènes islamistes ont poussé 120 000 autres Kurdes autochtones et déplacés à s'exiler. Leurs maisons, leurs terres et leurs commerces ont été mis à disposition des miliciens que le Pentagone n'a pas hésité à qualifier de « racaille de la pire espèce », à leurs familles et à des réfugiés arabes venant de la Ghouta et d'Idlib.

Une conférence avec la participation de nombreuses ONG et témoins de terrain s'est tenue le 30 janvier 2021 à Qamishli, dans le Rojava. Selon les chiffres qui ont été fournis à propos de la situation dans les territoires kurdes sous occupation de la Turquie, celle-ci a installé environ 400 000 Arabes et Turkmènes dans le canton d'Afrin où les Kurdes ne représenteraient plus qu'à peine le quart de la population. Ce canton est pratiquement rattaché au gouvernorat de Hatay (l'ancienne Antioche, concédée en 1939 par la France à la Turquie). Le drapeau turc flotte sur les bâtiments, les écoles enseignent en arabe et en turc, les réseaux d'électricité et de téléphone sont connectés à ceux de la Turquie. Les imams et prêcheurs des mosquées sont nommés et payés par la direction des affaires religieuses (Diyanet) de Turquie. La livre turque est devenue la monnaie des échanges commerciaux. Les femmes ont disparu de l'espace public où les miliciens syriens à la solde de l'armée turque font appliquer les règles de la charia islamique. La principale milice sévissant dans la région est Ahrar Al-Charkiya, formée en grande partie des anciens de l'OEI recyclés par les services turcs. On reconnait là un processus bien connu d'occupation préalable à celui d'une annexion pure et simple.

Vingt-deux barrages dévastateurs

À ces calamités, la Turquie en ajoute une autre qu'elle s'emploie à faire passer pour naturelle. Le nord de la Syrie est alimenté par les eaux de l'Euphrate. Sans tenir compte de la sécheresse exceptionnelle qui frappe cette région, le gouvernement turc procède à des diminutions de débit grâce à une succession de barrages. En dépit d'un accord signé en 1987 avec la Syrie, qui stipule que la Turquie doit lui garantir un flux minimum de 500 m3/seconde, le volume actuel ne dépasserait pas les 200 m3/seconde.

Comme le signale le chercheur et géographe Jean-François Pérouse : « La Turquie a réalisé des investissements très importants afin de mettre en place un large réseau de barrages dans le sud-est du pays. C'est une des caractéristiques de la politique étrangère turque qui n'hésite pas à déployer tous les moyens à disposition pour faire valoir ses intérêts »2.

En l'occurrence, ces restrictions sont destinées à peser sur cette partie de la Syrie tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance interethnique composée majoritairement de Kurdes déterminés à s'opposer à la politique expansionniste d'Ankara. La baisse du niveau des eaux (jusqu'à 5 m) a évidemment déclenché une situation catastrophique pour les populations, tant en ce qui concerne l'agriculture que la production d'électricité.

En Turquie même, le projet d'Anatolie du Sud-Est (en turc, Güneydoğu Anadolu Projesi ou GAP) qui prévoit d'irriguer 1,7 million d'hectares de terres arides à partir de 22 barrages principaux construits sur les bassins versants du Tigre et de l'Euphrate devrait réduire de 22 km3 par an le débit des deux fleuves. Le partage des eaux de ceux-ci demeurant une source de conflit entre la Turquie, la Syrie et l'Irak.

De nombreux analystes ont critiqué le GAP pour ses effets désastreux sur l'environnement, dévastateurs pour le patrimoine historique et traumatisant pour les habitants. Une fois achevés, les 22 barrages auront provoqué le déplacement d'environ 350 000 personnes.

Vantant tout d'abord les bienfaits qu'apporterait la réalisation de ce projet, au fil du temps, les propos des autorités se sont modifiés. C'est ce que rappelle le chercheur et spécialiste du monde kurde Émile Bouvier : « Les discours entourant la réalisation du GAP et ses utilisations futures se sont en effet progressivement, et rapidement, teintés d'un aspect éminemment sécuritaire ; le GAP est ainsi devenu, malgré lui, un instrument officiel de contre-insurrection à l'encontre du PKK et des sympathisants. L'usage du GAP comme arme contre-insurrectionnelle s'est articulé autour de trois grands axes : les déplacements de populations, la transformation géographique et les destructions culturelles. »3. On est passé de la promotion du bien-être général pour tous à l'évincement pur et simple des populations locales. Dans les années 1920, avec un profond mépris, Mustapha Kemal Atatürk appelait les habitants de cette région « les Kurdes du désert ». Bientôt, grâce au GAP, il n'y aura plus ni désert ni Kurdes.

Cavalier seul à l'OTAN

Comme on vient de le voir, la Turquie déploie tous les moyens possibles pour réprimer ces opposants supposés ou réels, pourtant ce membre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ne fait l'objet d'aucune mesure de sanctions de la part de l'Union européenne. Lors du sommet de l'organisation à Bruxelles le 14 juin, Recep Tayyip Erdoğan a rappelé à Joe Biden qu'il ne modifierait en rien sa position sur le système de défense antimissile sol-air russes S-400 acquis auprès des Russes. Cette déclaration provocatrice et qui met en difficulté la cohérence technique de l'organisation militaire n'a pas empêché le président américain, lors de sa conférence de presse, de considérer que « nous ferons de réels progrès avec la Turquie et les États-Unis » 4.


1Étienne Balibar, « Sur le Bosphore, enseignants et étudiants en lutte pour la liberté », Libération, 24 janvier 2021.

4« Remarks by President Biden in Press Conference », la Maison-Blanche, 14 juin 2021.

Tensions et guerre des mots entre l'Iran et l'Azerbaïdjan

Les déclarations belliqueuses se multiplient entre les dirigeants et les religieux des deux pays. Le ton est monté d'un cran en octobre avec des manœuvres militaires de part et d'autre. Ces secousses dans le Caucase sont des effets-répliques en 2021 de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, et la conséquence des rôles actifs de la Turquie, de la Russie et d'Israël dans la région.

Des poèmes d'Abol-Qassim Qaem Maqam (poète et homme d'État iranien, témoin de la guerre russo-persane de 1826-1828) aux critiques du traité sino-iranien de mars 2021 — selon lesquelles l'Iran aurait cédé une partie de sa souveraineté à la puissance chinoise —, la référence au traité de Turkmenchai de 1828, par lequel fut sanctionnée la perte du Caucase par l'Iran kadjar au profit de l'empire russe représente dans l'imaginaire iranien l'archétype du contrat scélérat, emblème de la relégation de l'Iran au rang de puissance secondaire et de la fierté nationale humiliée. Cette amertume caucasienne semble parfaitement réactualisée depuis quelques mois par la reconfiguration du Caucase du Sud, intervenue à la suite de la deuxième guerre du Haut-Karabakh, reconfiguration qui pourrait constituer une perte pour l'Iran.

Ces derniers mois ont également vu fleurir de nouvelles tensions entre l'Iran et la République d'Azerbaïdjan. Les relations entre les deux États sont pour le moins difficiles depuis la fin de l'URSS ; l'Iran, qui possède une importante minorité turque azérie, n'ayant pas perçu l'indépendance de l'ex-République soviétique d'un œil favorable. De son côté, la République islamique constitue pour Bakou une menace idéologique dans la mesure où elle encourage et soutient plus ou moins discrètement des mouvements islamistes chiites hostiles au gouvernement Aliyev, mouvements relativement populaires chez une bonne partie des populations défavorisées du pays.

Une détente était pourtant en train de s'opérer entre les deux voisins, notamment avec la perspective de la victoire azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh, l'Iran souhaitant se présenter comme un arbitre neutre et amical entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie, son allié traditionnel. Toutefois, ces derniers mois ont été l'occasion d'un renouvellement des tensions : des déclarations belliqueuses ont été exprimées de part et d'autre par des acteurs officiels (y compris les chefs d'État respectifs), et l'imminence d'un conflit s'est fait sentir sur les réseaux sociaux ou dans les médias en particulier du côté azerbaïdjanais, où les médias avaient à cœur d'exposer les scénarios possibles en cas de guerre, les médias iraniens étant moins diserts sur la question. Retour sur le déroulé des événements pour chercher à comprendre de quoi ces tensions sont le nom.

Des camions iraniens sur les routes caucasiennes

En août 2021, l'ambassadeur iranien à Bakou fut convoqué par le ministère des affaires étrangères azerbaïdjanais qui reprochait à l'Iran le passage illégal de camions iraniens transportant essentiellement du carburant vers la partie du Karabakh contrôlée par la Russie depuis la fin de la guerre de 2020, et dans laquelle vit toujours une population arménienne. Selon les autorités azerbaïdjanaises, ces camions seraient parvenus à tromper les gardes russes en troquant en cours de route leurs plaques d'immatriculation iraniennes pour des plaques arméniennes. Le passage des camions n'aurait pas cessé depuis la convocation de l'ambassadeur, une soixantaine de camions iraniens aurait illégalement pénétré le Karabakh entre août et septembre aux dires des officiels azerbaïdjanais. Bakou réplique alors en fermant la route Kapan-Goris que doit traverser tout véhicule se rendant d'Iran en Arménie et également au Karabakh.

Cette route, pleinement arménienne jusqu'à la guerre de 2020, pénètre en fait sur une vingtaine de kilomètres à l'intérieur du territoire azerbaïdjanais, les Soviétiques n'ayant pas été soucieux de délimiter clairement la frontière entre les deux Républiques. Elle constitue donc un moyen de pression majeur, l'Azerbaïdjan exigeant que les camions en transit depuis l'Iran s'acquittent d'une taxe de 130 dollars (114 euros) pour traverser le territoire national. Les officiels azerbaïdjanais multiplièrent alors les déclarations hostiles à l'Iran, accusé de financer un « terrorisme arménien », mais également de participer à un trafic international de narcotiques via le Karabakh arménien.

Deux conducteurs iraniens qui transportaient du carburant et des denrées alimentaires à destination de Stepanakert, capitale arménienne du Karabakh, furent arrêtés en septembre et relâchés le 21 octobre, à la suite d'une déclaration de l'organisation iranienne des transports routiers soulignant l'illégalité de toute relation commerciale avec la zone de Stepanakert. La question des routes commerciales semble donc relativement réglée, mais elle n'épuise pourtant pas le différend qui oppose les deux voisins.

Exercices militaires et passe d'armes entre mollahs

En septembre, l'Azerbaïdjan a tenu, conjointement avec ses alliés turc et pakistanais (« les trois frères » comme aime le souligner la communication officielle azerbaïdjanaise), des exercices militaires pendant deux semaines dans la région de Bakou et en mer Caspienne. Ces manœuvres irritèrent Téhéran qui protesta d'ailleurs que, selon la Convention sur le statut de la Caspienne de 2018, la présence militaire de la Turquie et du Pakistan dans la plus grande mer fermée du monde est illégale, étant réservée aux pays riverains.

Tout début octobre, ce fut à la République islamique de tenir des exercices militaires sur sa frontière nord-ouest, ce qui provoqua la colère des officiels de Bakou comme celle de nombreux citoyens azerbaïdjanais. Par provocation, un groupe de jeunes gens placèrent trois aftabeh (petits vases destinées à l'hygiène intime) aux couleurs de l'Iran devant l'ambassade d'Iran à Bakou. Évoquons encore le succès de contenus anti-iraniens sur les réseaux sociaux azerbaïdjanais, en particulier celui d'une vidéo accusant l'armée iranienne d'avoir pénétré illégalement sur le territoire azerbaïdjanais pendant la guerre de 20201.

Afin sans doute de prévenir une poussée de solidarité de la population azérie d'Iran en faveur de Bakou, c'est l'ayatollah Ameli d'Ardabil (deuxième ville de l'Azerbaïdjan iranien), pourtant connu pour son soutien à l'Azerbaïdjan dans le conflit du Karabakh, qui tire la première flèche le 27 septembre, jour anniversaire du début de la deuxième guerre du Karabakh (qui correspondait cette année à l'importante célébration chiite de Muharram) en enjoignant Bakou à « ne pas marcher sur la queue du lion ». Allahshukur Pashazadeh, plus haute autorité religieuse d'Azerbaïdjan, se chargera de lui répondre verbalement avant que ne soit déclenchée une vague d'expulsions de mollahs réputés proches de l'Iran par les autorités azerbaïdjanaises, et que ne soit fermé le bureau bakinois du représentant du Guide suprême iranien (officiellement sous couvert de contamination ç la Covid-19). La démonstration de force militaire se double donc d'une chicane dans le champ clérical, visiblement destinée à rassurer ou émouvoir les populations les plus religieuses de chacun des deux pays.

Israël en ligne de mire

Très vite les officiels iraniens feront glisser le contentieux vers un thème qui n'est pas nouveau, celui des relations étroites de la République d'Azerbaïdjan avec Israël. Dans un tweet du 3 octobre publié en azerbaïdjanais, Ali Khamenei enjoint (sans le nommer) son voisin turcique à ne pas servir de base pour des puissances étrangères à la région avant d'ajouter que « celui qui creuse un trou pour ses frères finira par tomber dedans ». À la rhétorique anti-iranienne des officiels azerbaïdjanais répond donc un discours qui fait de l'Azerbaïdjan le cheval de Troie d'Israël, mais également un déstabilisateur de la région, accusé de vouloir modifier les frontières internationales et d'importer des « terroristes takfiris » (en référence à l'emploi supposé de mercenaires syriens pendant la guerre de 2020) aux portes de l'Iran, selon les mots de Husseyn Amir-Abdollahian, ministre des affaires étrangères de la République islamique, lors d'une allocution sur une chaine de télévision libanaise.

Il est vrai que la guerre de 2020 fut une victoire pour Israël et son complexe militaro-industriel qui a fourni une partie de l'équipement de l'armée azerbaïdjanaise ; victoire couronnée par l'attribution d'importants contrats à des entreprises israéliennes pour la reconstruction des zones libérées. Le fait que ces zones soient frontalières de l'Iran pourrait justifier l'exaspération de ce pays en lui faisant craindre une menace pour sa sécurité, même si, comme nous le faisait remarquer un officiel azerbaïdjanais, Israël est déjà bien implanté en Azerbaïdjan, sa présence dans les territoires situés au sud du Karabakh n'étant alors sans doute pas décisive.

Le retour au premier plan de ce grief classique de l'Iran contre son voisin du nord-ouest2 pourrait en fait sonner comme un cri de désespoir face à une configuration nouvelle du Caucase du Sud, configuration de laquelle l'Iran serait largement exclu.

Le corridor de la discorde

Par Bourrichon — self-made/Az-qa-location-es.svg (GFDL) + information de NK-Map.PNG/Wikipedia

À la suite de l'accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Russie se sont engagés à travailler sur un projet de nouvelles routes destinées à désenclaver le Caucase du Sud. Le gros morceau de ce projet n'est autre que le corridor de Zanguezour (ainsi nommé par les Azerbaïdjanais, il s'appelle Siounik pour les Arméniens). Il devrait relier l'Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan qui dispose d'une frontière avec la Turquie, en traversant le sud de l'Arménie. Ce projet est largement appuyé par la Turquie puisqu'il constituerait pour celle-ci une voie d'accès directe vers l'Azerbaïdjan, mais également vers les autres pays turcophones d'Asie centrale, via la mer Caspienne.

Il est en revanche dommageable pour l'Iran qui servait jusque-là de route connectant l'Azerbaïdjan et son enclave ; la République islamique pourrait donc être écartée du jeu caucasien, tout en voyant se consolider la puissance turque à ses portes. À ce titre l'interdiction de survol militaire de l'espace iranien pour la liaison Bakou-Nakhitchevan, qui semble répondre à un exercice militaire azerbaïdjano-turc tenu au Nakhitchevan le 5 octobre est révélatrice. D'autre part, ces projets de nouvelles routes, dont certaines permettraient de relier l'Arménie à la Russie, mais également à la Turquie, pourraient offrir des voies de désenclavement à l'Arménie, ce qui ferait perdre à Téhéran son rôle privilégié auprès du petit État chrétien.

Il est finalement peu probable que ces tensions conduisent à un conflit effectif, même si les risques réels sont difficiles à évaluer, les deux acteurs ayant d'autres priorités. L'Iran ayant tout à perdre d'un conflit dans lequel il verrait se dresser contre lui plusieurs puissances étrangères, la Turquie, mais également Israël. Simultanément aux déclarations belliqueuses évoquées plus haut, les deux États se sont lancés dans des efforts diplomatiques pour crever l'abcès et revenir à des relations plus cordiales. Les deux ministres des affaires étrangères se sont téléphoné le 13 octobre, notamment pour évoquer la question du trafic illégal de l'Iran vers le Karabakh, et un sommet trilatéral Azerbaïdjan-Iran-Turquie serait en préparation. Il faut peut-être en fin de compte voir ici la réaction à un changement de paradigme pour la zone, un chant du cygne de l'influence iranienne au Caucase, Téhéran — qui n'a eu presque aucun rôle à jouer pendant la guerre de 2020 contrairement aux puissances turque et russe — jouant son va-tout pour ne pas se trouver complètement éjecté de la région. Rétrospectivement, la brouille momentanée survenue début décembre 2020 entre l'Iran et la Turquie après la récitation par Recep Tayyip Erdoğan, à Bakou, d'un poème prophétisant la libération des deux Azerbaïdjanais, le soviétique comme l'iranien3, pourrait symboliser la prise de conscience par Téhéran de sa mise à l'écart de l'équation caucasienne.


1La rhétorique anti-iranienne est largement répandue du côté nord de l'Aras, la République islamique étant accusée d'opprimer sa minorité azérie. Une partie de l'opinion des plus défavorisés est toutefois très favorable à l'Iran islamique, la portée de ce sentiment étant cependant difficile à évaluer du fait des menaces qui peuvent peser sur les personnes concernées

2L'exercice militaire tenu par l'Iran à la frontière a été baptisé « Bataille de Khaybar » en référence à celle qui opposa les armées du prophète Mohammed aux juifs de l'oasis de Khaybar en 629.

3Gülüstan de Bakhtiyar Vahabzadeh, poète azerbaïdjanais connu pour son orientation panturquiste, cité par Erdoğan le 10 décembre 2020 lors de son discours à Bakou pour les célébrations de la victoire au Karabakh.

Palestine. Le dépassement du nationalisme étatique

Dans un ouvrage critique et engagé, plusieurs chercheurs, pour la plupart Palestiniens, s'interrogent sur la volonté de créer un État, cœur de la stratégie politique palestinienne depuis un siècle. En mettant en question ce nationalisme étatique et les renoncements qu'il a suscités, ils ouvrent de nouvelles pistes pour l'avenir de la Palestine.

Avec des auteurs en majorité palestiniens, Rethinking Statehood in Palestine : Self-Determination and Decolonization Beyond Partition vient de paraître aux États-Unis. Le livre propose des regards critiques, novateurs et convaincants sur la problématique israélo-palestinienne. Des travaux passionnants et qui ont de quoi nous changer de la France, où l'on s'acharne à l'université et ailleurs contre des chercheurs travaillant sur l'analyse du racisme structurel en Occident et les problématiques sud-méditerranéennes, excommuniés comme « islamo-gauchistes ».

L'idée maitresse de la dizaine de contributeurs de cet ouvrage est la remise en question de l'axiome moderne qui conditionne l'autodétermination et la libération de peuples colonisés à la création d'un état national, seule forme politique censée pouvoir à la fois représenter les citoyens et en défendre les intérêts. Les auteurs s'entendent pour suggérer que dans le cas de la Palestine, la réification de l'État est peut-être une forme de péché originel qui a surdéterminé pour les uns et les autres (sionistes d'abord, Palestiniens ensuite) l'avènement des désastres passés et de l'impasse actuelle.

Les Palestiniens ont, il est vrai, fixé il y a cent ans leur objectif de création d'un État indépendant sur des frontières établies par le système des mandats. Ils ont majoritairement adhéré à ce schéma pendant un demi-siècle, traversant la Nakba et leur assujettissement à différentes juridictions, avant que leur direction, l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) n'accepte par réalisme un partage qui leur laissera à peine plus qu'un cinquième de la Palestine mandataire. Les accords d'Oslo incarnaient cette concession énorme qui illustrait bien l'importance primordiale accordée à la réalisation du rêve de l'État incarné, quels que soient les sacrifices, quel que soit le renoncement. Ce schéma fut accepté par l'ensemble des acteurs internationaux, exception faite d'Israël qui entendait bien et compte toujours parfaire son État national sur toute la Palestine mandataire.

Remise en question du nationalisme étatique

La première partie du livre s'attelle donc à la remise en question du nationalisme étatique dans les domaines de l'économie politique, du rapport des forces et de la culture. Adam Hanieh montre tout d'abord que le projet contemporain d'un État souverain palestinien a toujours tenu de l'utopie, mais qu'il été formulé depuis les années 1990 selon des critères manquant totalement de réalisme : le libéralisme politique, la poursuite de la paix et les principes du grand marché mondial « néolibéral ». À l'heure actuelle, pour Hanieh, sa réalisation est hors de portée. La petite Palestine d'Oslo (comme autrefois la grande Palestine du mandat) est à ce point imbriquée dans l'économie de la région qu'elle en est entièrement dépendante. L'erreur fondamentale de la construction étatique a donc été, selon Hanieh, de la considérer comme un processus intérieur à la Palestine, alors qu'elle est assujettie à des forces régionales et globales.

Ces forces dépassent, et de beaucoup, le champ d'intervention de l'Autorité nationale palestinienne (AP) et de ses élites, tout en leur conférant des intérêts vitaux dans le maintien du système. Il s'ensuit que toute lutte en faveur d'une finalité alternative sera forcément enclenchée par la base et non le sommet de la société, car il s'agit de balayer les centres d'intérêt existants et le système néolibéral dans son ensemble, dans un contexte englobant toute la région, et pas seulement la Palestine.

Dans sa contribution plus ciblée, pour ainsi dire microcosmique, Hania Assali traite de la situation précaire de Jérusalem, symbole de l'unité palestinienne, en insistant sur le fait que sa judaïsation progressive rend tout rêve de souveraineté illusoire, Jérusalem étant pourtant au centre même de la revendication étatique. Elle constate que cette amputation progressive vise précisément à rendre vaine toute prétention à la construction de l'État, qui ne serait pour ainsi dire qu'un corps sans tête. De cette évolution, l'AP est coresponsable, pour avoir largement délaissé la question de Jérusalem. Ses habitants eux-mêmes n'ont pas reçu le soutien moral et surtout matériel dont ils ont si cruellement besoin pour contrer les visées israéliennes.

La question clé de l'opinion américaine

Yousef Munayyer estime pour sa part que le passage au pouvoir de Donald Trump a montré à quel point les Palestiniens manquent d'emprise sur l'opinion publique aux États-Unis. Il prône le renforcement des liens avec l'aile gauche du parti démocrate et d'autres citoyens américains qui combattent contre la discrimination et le racisme, notamment les Afro-Américains. La campagne pour le boycott (BDS) a déjà eu selon lui un impact significatif aux États-Unis. Mais les Palestiniens doivent comprendre que le discours étatique/national est bien moins marquant qu'une argumentation basée sur les droits civiques (rights-based approach), bien plus efficace dans le contexte américain qu'un plaidoyer basé sur le droit à l'autodétermination et la construction d'un état indépendant.

Face aux contradictions liées en grande partie à la fixation étatique séculaire, d'autres auteurs tentent d'indiquer quelles pistes sont envisageables dans un contexte actuel peu favorable. Nadim Khoury explique l'importance, mais aussi les limites de la procédure maintenant rodée de la « justice transitionnelle », d'abord pratiquée en Afrique du Sud avec le retentissement qu'on sait sous la forme des commissions vérité réconciliation. Cette approche, pense-t-il, ouvre des possibilités inédites en Palestine. L'auteur précise que la justice transitionnelle est tout sauf une panacée, puisqu'elle ne peut qu'accompagner une future transition, et non pas en prendre la place. Mais il faut s'y préparer, quelle que soit la formule générale finalement agréée — deux États ou un seul sous l'une de ses diverses formes.

Les interrogations sur un État unique

C'est sur l'idée d'un seul État pour les deux peuples que reviennent Mazen Masri, Leila Farsakh et Susan Akram. Masri analyse les différentes itérations historiques du modèle et leurs implications constitutionnelles. Farsakh reconnait que les sondages d'opinion révèlent une population palestinienne peu enthousiaste à l'égard d'une telle solution, qui laisserait la réalité du pouvoir entre les mains des Israéliens. Elle analyse malgré tout les perspectives offertes par différentes conceptions d'un tel État, notant qu'il existe des points sérieux de concordance entre les propositions de Martin Buber (1946) d'une part, et celles d'un texte officiel de l'OLP (1970) de l'autre.

Elle insiste sur le fait que, d'un côté, les Israéliens devront renoncer à la version colonialiste de leur projet étatique, et que les Palestiniens devront intégrer dans le schéma les juifs israéliens, qui ne sont pas (ou plus) des Arabes, puisqu'ils ont acquis une culture et une langue qui les distinguent de tous les autres. Pour elle, il est manifeste que la solution des deux États est morte, mais que celle de l'État unique pour deux peuples égaux en droits n'est pas encore née. D'autant que, précise Susan Akram, une série de lois israéliennes traitant de la nationalité, de 1951 à 2019 devra être révisée, ce qui est bien sûr utopique dans le monde tel qu'il existe.

Ilan Pappe s'interroge sur l'utilité de l'approche, qui prend aujourd'hui de l'ampleur, que proposent les études indigènes dans l'analyse de l'histoire palestinienne. Il analyse une série d'initiatives populaires émanant de différents secteurs de la société civile palestinienne en Israël, qu'il appelle « non-héroïques » parce que le plus souvent de nature locale ou régionale, mais qui, prises dans leur ensemble, constituent une tendance vers un mouvement palestinien faisant tache d'huile au-delà des frontières. Ce sont donc pour lui des mouvements sociaux de nature indigénistes, et qui promettent bien plus que les actions à caractère nationaliste. Cette vision de la centralité des Palestiniens de l'intérieur dans les transitions en cours est la thèse de Maha Nassar, qui voit dans ces « Arabes de 48 » les porteurs potentiels d'une transition vers une future synthèse acceptable pour les différentes parties au conflit.

Tous les chapitres ne sont pas convaincants. On se demande notamment ce que vient faire le texte de Hanan Toukan sur le « Musée palestinien », laudateur d'une bâtisse qui a coûté et continue de coûter des dizaines de millions de dollars, cachée au fond de la campagne et inatteignable par les transports en commun. À l'inverse, le chapitre sur Gaza par Tareq Baconi est un tour de force, émouvant et convaincant. Gaza, on le comprend, est un authentique microcosme de la Palestine, dont les habitants démontrent par leur résilience les sacrifices à faire pour maintenir au moins le rêve d'une résistance politique et armée, susceptible de tenir jusque dans un futur lointain.

Le livre est passé par toutes les étapes de l'évaluation anonymisée des publications de l'université de Californie, et est gratuitement téléchargeable sur le site de la collection. D'autre part, ses différent. e. s auteurs et autrices s'intéressent à des possibles solutions au conflit, et ne se cantonnent pas dans la critique (d'Israël, de l'AP, des États-Unis, des pays arabes, etc.) Ces deux facteurs, ainsi que sa perspective à la fois critique et engagée, le rendent particulièrement intéressant.

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Leila Farsakh (dir.), Rethinking Statehood in Palestine : Self-Determination and Decolonization Beyond Partition
Oakland, University of California Press, 2021
308 p.
Disponible gratuitement en ligne

Immigration. Le « programme » impraticable d'Éric Zemmour

Le candidat d'extrême droite à l'élection présidentielle française Éric Zemmour promet à longueur de discours l'arrêt de toute immigration, l'expulsion des doubles nationaux vers leur pays « d'origine » ou encore la discrimination envers les étrangers en matière de prestations sociales. Mais le droit international et celui de l'Union européenne l'attendent au tournant.

On ne peut que déplorer la rareté, sinon la pauvreté des contre-argumentaires qui sont opposés à Éric Zemmour, candidat d'extrême droite à l'élection présidentielle française, sous l'angle du droit en matière d'immigration. Il est vrai qu'il semble peu attaché aux droits fondamentaux, considérés comme subordonnés au politique et à ses désidératas. Or, si l'on admet que le référendum qu'il envisage, suivi de lois constitutionnelles restrictives, pourrait légalement aboutir à l'abrogation de l'essentiel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de protection des droits fondamentaux des étrangers, il n'en demeure pas moins qu'une telle perspective se heurterait de manière cruciale au droit international et au droit européen, jetant sur le programme du candidat des doutes plus que sérieux sur sa possible réalisation.

Même si l'on mettait de côté la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de Genève) des Nations unies, ainsi que les textes européens sur le droit d'asile, le programme zemmourien devrait faire face à une cinquantaine de conventions bilatérales conclues par la France avec des pays tiers partenaires, et qui régissent de manière plus ou moins large le droit migratoire. Parmi celles-ci, la convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 modifiée : elle consacre le droit au regroupement familial sous certaines conditions, le droit au séjour des conjoints algériens de Français et des parents algériens d'enfants français, ou encore le droit d'établissement des commerçants algériens en France… En matière d'immigration professionnelle, plus d'une dizaine de conventions bilatérales, dont certaines dites « de gestion concertée des flux migratoires » conclues avec des pays tels que la Russie, la Géorgie, la Tunisie, le Bénin, la République démocratique du Congo ou encore l'île Maurice, régissent le droit au séjour des ressortissants en cause, en dressant notamment des listes de métiers considérés comme en tension en France. On pourrait encore, sans être exhaustif, mentionner les accords d'échanges réciproques de jeunes professionnels conclus par la France avec certains pays dans un cadre de coopération et de partenariat.

« Les traités conclus doivent être respectés »

Une loi constitutionnelle française proclamant l'arrêt de toute immigration balaierait-elle d'un revers de main tous ces engagements bilatéraux conclus par la France ? L'article 55 de la Constitution française s'y oppose actuellement, disposant que les traités et accords régulièrement ratifiés priment sur les lois internes :

Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie.

Conseillé par ses juristes, le candidat Zemmour, s'il était élu, envisagerait sans doute alors l'abrogation ou la modification de cet article pour lui en substituer un autre, censé inverser la donne : les lois françaises postérieures primeraient sur les traités antérieurs, même régulièrement ratifiés par la France. Mais une telle perspective se heurterait encore aux principes généraux du droit international public, en particulier au principe cardinal du droit des traités nommé « Pacta sunt servanda » : les traités régulièrement conclus doivent être respectés, appliqués de bonne foi et de manière à leur donner effet utile.

Face à ce principe juridique, Éric Zemmour, s'il tenait toujours à opérer l'« arrêt de toute immigration », n'aurait pour choix que de devoir dénoncer tous les accords bilatéraux conclus par la France avec ses partenaires dans le monde, ce qui ne manquerait pas d'entraîner, outre des tensions diplomatiques importantes avec ces pays, de probables mesures de rétorsion. La position géostratégique de la France dans le monde ne pourrait qu'en pâtir. Du reste l'accord franco-algérien, l'un des plus importants, ne prévoit nullement sa possible dénonciation, mais seulement une obligation de concertation dans le cadre d'une commission mixte franco-algérienne.

Un bras de fer avec l'Union européenne

La possibilité d'un tel arrêt de l'immigration s'effiloche davantage encore sous l'angle du droit de l'Union européenne (UE). En effet, si le candidat Zemmour envisageait sérieusement une modification de l'article 55 de la Constitution afin de proclamer a contrario que les lois internes sont supérieures aux traités antérieurs conclus par la France, il ne pourrait normalement l'envisager à l'égard du droit de l'UE. Car la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union (CJUE) a consacré la primauté du droit de l'Union sur les lois internes des États membres dans les domaines qui lui sont dévolus. Et aussi bien sa Charte des droits fondamentaux que la directive du Conseil de l'UE du 22 septembre 2003 consacrent le droit à une vie familiale normale, dont celui du regroupement familial.

Une autre directive1 prévoit, via une procédure accélérée, l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées ; c'est elle qui aujourd'hui d'organiser la solidarité entre États de l'UE pour accueillir les personnes qui fuient la guerre en Ukraine. Zemmour a déclaré être opposé à leur accueil en France, mais il ne pourrait abroger, fût-ce par une loi constitutionnelle, le droit européen qui y pourvoit. D'autres directives européennes régissent le statut des étudiants provenant des États tiers ou encore le droit de séjour de leurs ressortissants résidents de longue durée dans un État membre.

Comment, dans un tel environnement de droit européen, Zemmour président pourrait-il mettre en œuvre l'arrêt de toute immigration ? Il devrait certainement revenir sur les principes de l'UE et engager un bras de fer suicidaire avec ses institutions, à l'instar de la Hongrie de Viktor Orbán ou de la Pologne d'Andrzej Duda, deux pays aujourd'hui condamnés par la CJUE à d'importantes amendes financières pour non-respect de l'État de droit. À l'instar de ces États, la France, « pays des droits de l'Homme », s'exposerait évidemment à des sanctions financières pour violation du droit de l'UE.

Enfin, il n'est pas inutile de faire un parallèle ici entre le slogan de Zemmour et celui d'un personnage de référence pour lui, à savoir feu Charles Pasqua, ancien ministre de l'intérieur (1986-1988 et 1993-1995) : en son temps, celui-ci avait érigé pour slogan l'« immigration zéro » qui s'avéra plus tard une chimère. D'autant plus que dès 1998, le même Charles Pasqua, peut-être assagi et plus pragmatique, préconisa la nécessité de régulariser tous les sans-papiers n'ayant pas commis de délits.

L'expulsion des doubles nationaux ? Pas si simple

L'une des mesures phares envisagées par le candidat Zemmour consiste, après qu'ils auront été déchus de leur nationalité française, en l'expulsion des délinquants doubles-nationaux vers le pays d'origine de leurs ascendants. La déchéance de la nationalité française suivie de l'expulsion existe déjà en droit français pour les délinquants ayant récemment acquis la nationalité française, mais Éric Zemmour envisage de l'étendre à ceux qui sont français depuis deux ou trois générations. Quelqu'un qui, par exemple, est né en France de parents eux-mêmes nés en France, qui n'a jamais mis les pieds au Maroc, qui ne parle pas l'arabe, peut-il valablement être expulsé vers ce pays du seul fait qu'il détient encore la nationalité marocaine — laquelle se transmet par simple filiation ?

La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) pourrait s'y opposer pour violation de l'article 8 de la Convention concernant le droit au respect de la vie privée et familiale. Mais surtout, un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) du 18 novembre 1953, resté célèbre dans les annales du droit international, a statué sur la question du conflit de double nationalité : le lieu de résidence habituelle, le lieu où la personne concentre ses intérêts économiques priment dans la définition de l'appartenance à un État plutôt qu'à un autre. C'est le critère de l'effectivité ou de la « nationalité active » qui est ainsi la règle. Dans ce contexte, l'expulsion de doubles-nationaux, après déchéance de leur nationalité française, vers des pays où ils n'ont jamais vécu se heurterait assurément à l'opposition des autorités de ces pays dits « d'origine », et ce, notamment sur le fondement du droit international et de la jurisprudence de la CIJ. Elles n'hésiteraient pas à refuser d'accueillir de tels délinquants qui, de surcroît, ne seraient probablement pas en possession de passeports du pays concerné. La France serait obligée de demander un laissez-passer qu'il serait juridiquement fondé à lui refuser.

Zemmour envisage des sanctions contre de tels pays. Seraient-elles légales ? On peut craindre des contentieux juridiques au détriment de la France.

Les accords d'association contre les mesures discriminatoires

Zemmour préconise encore de retirer aux étrangers en situation régulière le droit aux allocations familiales ainsi que le droit aux prestations sociales non contributives, telles que l'allocation de solidarité vieillesse ; en matière d'allocations de chômage, il préconise en outre une mesure consistant à éloigner les étrangers au chômage depuis plus de six mois. Or, pour appliquer ces mesures s'agissant de ressortissants du Maghreb, il devra compter, notamment, avec les accords externes conclus par l'UE et ses États membres avec l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Ces « accords d'association euro-méditerranéens » sont globalement avantageux pour les pays membres de l'UE, couvrant de larges domaines tels que le libre-échange commercial, la coopération économique et douanière ou les prestations de services, et comportent en outre des clauses concernant les migrants réguliers, prohibant la non-discrimination en matière de sécurité sociale. Or, cette dernière notion comprend les prestations de vieillesse au sens du droit de l'UE, y compris non contributives — dont le Fonds de solidarité vieillesse, de même que les allocations familiales et les prestations de chômage.

Ces accords relèvent de l'interprétation de la CJUE qui a déjà produit une jurisprudence établie en la matière, sanctionnant notamment les pratiques discriminatoires de certains États membres en matière de droits sociaux. Ainsi la France a déjà été condamnée pour avoir refusé des prestations de solidarité vieillesse (non contributives) à des retraités marocains et algériens. En matière d'allocations de chômage, éloigner un étranger qui y a encore droit — alors qu'il lui est interdit de les percevoir en résidant dans le pays d'origine — constituerait également une discrimination caractérisée.

La France pourrait-elle dénoncer unilatéralement ces accords multilatéraux ? En toute hypothèse, une modification de l'article 55 de la Constitution ne pourrait prévaloir en l'espèce, car ils relèvent du droit de l'UE et du contrôle d'interprétation de la CJUE, qui a maintes fois rappelé leur primauté sur les lois internes des États membres. La France s'exposerait aux sanctions de l'UE pour violation de son droit.

Ainsi les promesses zemmouriennes en matière migratoire apparaissent-elles illusoires. En ce domaine, la coopération et le partenariat, notamment avec les États d'émigration ou de transit, constituent les principales issues réalistes ; le récent Pacte sur les migrations internationales, quelles que soient ses insuffisances, les y oblige et la France a tout intérêt à l'invoquer. En lieu et place d'une « souveraineté solitaire » irréaliste que suggère l'approche du candidat Zemmour, on ne saurait qu'opposer, avec Mireille Delmas-Marty, éminente juriste de droit international qui vient de nous quitter, la voie des « souverainetés solidaires » sur les questions migratoires.


12001/55/CE du 20 juillet 2001.

L'expulsion des Marocains d'Algérie en 1975

« Je détestais tout ce qui était lié au Maroc », dit en riant Fatima Malki, une jeune Algérienne dont la grand-mère était l'une des rares Marocaines à être restée en Algérie après 1975. Cette année-là, le président Houari Boumediene annonçait l'expulsion de plus de 45 000 familles marocaines - un événement qui sera baptisé par les Marocains de « Marche noire », après que le royaume avait nationalisé, en 1973, une grande partie de ses terres du sud. Selon les Algériens, leurs ressortissants étaient les seuls à ne pas avoir été indemnisés suite à cette décision.

Frontières fermées, liens rompus : telles sont quelques-unes des conséquences tangibles d'une querelle qui dure depuis des décennies entre le Maroc et l'Algérie. Après avoir obtenu l'indépendance du colonialisme français et espagnol, des territoires furent laissés en litige, notamment le Sahara occidental. Le Front Polisario, mouvement nationaliste de libération sahraoui se forme, revendiquant son droit à l'autodétermination, considéré comme légitime par les Nations unies.

La guérilla du Front Polisario

Lancées à l'appel de feu le roi Hassan II, des manifestations de masse ont lieu le 6 novembre 1975. Avec le soutien de leur gouvernement, 350 000 Marocains entreprennent une « Marche verte » vers le territoire du Sahara occidental, conduisant le Maroc à affirmer son autorité sur la plupart de ses territoires du sud, précédemment colonisés par l'Espagne.

Le Front Polisario riposte par une guerre de guérilla contre Rabat, soutenu par l'Algérie. Un appui que l'on estimait stratégiquement intéressant puisqu'il pouvait ouvrir pour Alger l'accès à l'Atlantique et aux terres marocaines. En représailles à la « Marche verte » qu'il considère comme une menace pour sa position vis-à-vis du Sahara occidental, le gouvernement algérien expulse plus de 45 000 familles marocaines de son territoire.

Ces dernières sont contraintes à abandonner leurs attaches, leurs activités économiques et tous leurs biens. « Il y avait des familles mixtes dont les membres avaient participé à la libération de l'Algérie à l'époque coloniale », confirme Miloud Chaouch, le président de l'Association des Marocains victimes d'expulsion arbitraire d'Algérie (AMVEAA), qui travaille sur ce dossier depuis 2006 et plaide pour des réparations auprès des deux gouvernements. Ces Marocains furent dispersés sur tout le territoire royaume, la ville frontalière d'Oujda n'étant pas en capacité de tous les accueillir. Certains d'entre eux sont toujours hantés par le souvenir d'avoir été séparés de force de leurs propres frères et sœurs par la décision unilatérale de Boumediene. Mais les événements de 1975 restent encore largement méconnus des deux côtés de la frontière.

L'arrière-plan de la Guerre froide n'était pas non plus étranger au conflit entre les deux pays. Alors que le Maroc penchait davantage vers les États-Unis et ses alliés, l'Algérie était soutenue par l'Union soviétique.

Diplomatie de rupture

Les tensions diplomatiques ne se sont pas arrêtées là, et rythment toujours les relations entre les deux voisins. En 1994, le Maroc ferme sa frontière avec l'Algérie, en réponse à l'attentat terroriste perpétré à l'hôtel Atlas Asni de Marrakech. Le royaume chérifien est convaincu que les services secrets algériens sont impliqués. Ni une ni deux, Rabat renvoie tous les Algériens ne disposant pas d'un permis de séjour et établit un visa obligatoire pour les ressortissants algériens, en contradiction avec les principes de l'Union du Maghreb arabe qui établit la liberté de circulation des personnes entre les cinq pays de la communauté. Depuis cette date, la frontière terrestre entre l'Algérie et le Maroc est fermée.

En septembre 2021, le Haut Conseil de sécurité algérien a fermé l'espace aérien du pays à tous les avions commerciaux et militaires marocains. Cette escalade fait suite à la normalisation du Maroc de ses relations avec Israël et la reconnaissance qui s'en est suivie de sa souveraineté sur le Sahara occidental par l'ancien président américain Donald Trump. Les tensions sont allées crescendo avec la mort, deux mois plus tard, de trois Algériens à la suite d'un bombardement marocain dans la zone-tampon de Guerguerat, entre le royaume et la Mauritanie. L'Histoire semblait alors se répéter pour les Marocains d'Algérie qui ont commencé à s'inquiéter et à se demander si l'administration actuelle allait entreprendre des mesures similaires à celles de 1975.

Les Hazaras d'Afghanistan, une variable dans le jeu iranien

La prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan a ouvert une période d'incertitude pour le pays et aussi pour ses différentes communautés. Parmi elles une minorité chiite, les Hazaras, qui craignent à la fois les nouveaux dirigeants et l'organisation de l'État islamique. Peuvent-il compter sur un appui de Téhéran dans la nouvelle donne régionale qui s'esquisse ?

Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan a ouvert une nouvelle période d'incertitude pour la communauté hazara. Lors de leur marche vers le pouvoir à partir de 1994, les talibans s'étaient en effet trouvés en conflit avec cette minorité chiite dans de nombreuses régions, notamment à Mazar-i-Sharif et Bamyan. En 1995, Ali Mazari, le leader le plus important des chiites hazaras avait été tué, et la mise en place du premier régime taliban en 1997 avait lancé le signal de départ d'une violente répression, poussant de nombreux Hazaras sur les chemins de l'exil. C'est au cours de cette période, en 2001, que les statues monumentales de Bouddha dans la région hazara de Bamyan avaient été détruites par les talibans, au grand émoi de la communauté internationale. Le retour au pouvoir des talibans peut donc être une légitime source d'inquiétude pour les Hazaras, et la question se pose de savoir si l'Iran peut les prémunir contre les exactions, au nom d'un devoir de protection des communautés chiites.

Qui sont les Hazaras ?

De nombreuses hypothèses ont été avancées sur l'origine des Hazaras. Selon certains anthropologues et historiens, ils descendraient des premiers habitants de la région de Hazarajat, dans le centre de l'Afghanistan. Mais d'autres spécialistes soutiennent qu'ils sont d'origine mongole. Cette hypothèse renvoie à la conquête du territoire afghan par Gengis Khan. Le terme hazara, qui signifie mille en persan, aurait alors désigné le millier de soldats mongols placés en garnison dans les forteresses construites sur les territoires nouvellement occupés. Une étymologie que viendrait confirmer l'apparence physique de ces populations. Toutefois d'autres spécialistes soutiennent qu'il s'agit d'une population mixte qui regroupe des composantes ethniques mongoles, turques et tadjikes. Les Hazaras parlent le dialecte hazeregi du persan dari dit aussi persan afghan, qui compte un grand nombre de mots turcs.

Les Hazaras vivent dans la région montagneuse centrale de l'Afghanistan, connue sous le nom de Hazarajat, mais on en trouve aussi dans les régions de Mezar-i Sharif, Kaboul et Herat. Il est très difficile d'évaluer leur nombre total car l'instabilité chronique du pays depuis de très longues années a empêché la tenue de statistiques fiables, ou en tout cas de leur publication, notamment en ce qui concerne les différents groupes ethniques. Toutefois, différentes sources évaluent entre 9 et 18 % la part de la population hazara en Afghanistan. Alors que la majorité des Hazaras appartiennent à la branche du chiisme duodécimain1, on trouve aussi des ismaéliens2, et même des Hazaras sunnites.

Il existe différentes hypothèses sur la conversion des Hazaras au chiisme, comme il y en a sur leurs origines. L'une des plus communément admises fait remonter le début du processus au règne de Ghazan Khan (1271-1304), fondateur de la branche ilkhanide de l'empire mongol en Iran et lui-même converti au chiisme. Pour d'autres, le passage des Hazaras au chiisme serait plus tardif et daterait du règne du sultan safavide Shah Abbas (1571-1629) et du général conquérant Nadir Shah Ashraf (1688-1742).

La géographie du Hazarajat a certainement joué un rôle dans l'histoire sociopolitique de la communauté des Hazaras3. Des conditions climatiques rigoureuses et la nature montagneuse de la région les ont longtemps isolés du reste du pays. Les Hazaras sont restés relativement indépendants jusqu'à leur intégration au reste de l'Afghanistan à la fin du XIXe siècle, après trois années de guerre. Les migrations vers Quetta au Pakistan et Mashhad en Iran ont commencé au cours de cette période4.

Téhéran et la « carte hazara »

L'Iran est un tiers incontournable dans le rapport de force entre la communauté hazara et le pouvoir taliban. Une partie des Hazaras vivent à proximité de l'Iran dont la frontière avec l'Afghanistan s'étend sur 920 km et l'État iranien abrite environ 3 millions de réfugiés afghans, dont la grande majorité appartient à ce groupe ethnique. La formation de mollahs hazara dans la ville sainte iranienne de Qom a fait l'objet de plusieurs travaux.

Les talibans ont suivi une politique anti-iranienne lors de leur première expérience du pouvoir et ont été tenus pour responsables en 1998 du raid conduit contre l'ambassade iranienne à Mazar-i-Sharif et du meurtre de plusieurs diplomates iraniens. Téhéran apporte alors son soutien à l'Alliance du Nord, fer de lance de la résistance aux talibans. Les relations sont envenimées par la politique discriminatoire conduite contre les Hazaras chiites et bien plus encore par des considérations liées aux circuits d'entrée de la drogue en Iran et par les entraves posées à la construction du chemin de fer devant relier la ville iranienne de Machhad à celle de Herat en Afghanistan5.

C'est dans ce contexte de montée des tensions que l'Iran conçoit un véritable plan de guerre contre les talibans et lance des expéditions intensives depuis la frontière afghane. Pour autant, quand, en 2001, les talibans sont chassés du pouvoir par la coalition internationale conduite par les États-Unis après les attentats du 11-Septembre, les relations de Téhéran avec les gouvernements Karzaï (2001-2014) et Ghani (2014-2021) restent distantes. L'Iran évolue même dans sa relation avec les talibans et les autorise à ouvrir des bureaux dans la ville iranienne de Machhad.

En août 2021, les Iraniens ont salué le retrait des États-Unis d'Afghanistan. Le président du Parlement iranien Mohammad Qalibaf a demandé aux députés de ne pas faire de déclarations hostiles aux talibans. Les autorités iraniennes se sont contentées d'exprimer leur vigilance quant au sort réservé aux Hazaras chiites afghans. Ils ont demandé aux nouvelles autorités de Kaboul de veiller à la sécurité de ces populations et de former un gouvernement inclusif. Un regain de tension a conduit en novembre 2021 à des incidents frontaliers dans la province de Nimruz sur fond de trafic de drogue.

La brigade Fatimiyoun est une autre pomme de discorde entre les deux voisins. Cette milice de plus de 30 000 chiites hazaras a été envoyée en Syrie par les Iraniens pour combattre aux côtés des forces de Bachar Al-Assad. Quand les talibans ont repris le pouvoir, cette force a déclaré reconnaître comme seule autorité l'ayatollah Khamenei et s'est montrée prête à intervenir en Afghanistan si les intérêts de la communauté étaient menacés. Les Hazaras, dont les autorités iraniennes se posent en défenseurs, sont surtout pour Téhéran une variable d'ajustement dans leur politique régionale, comme le sont bien d'autres forces paramilitaires de la région. Les Iraniens veulent certes contenir le régime taliban, mais ne sont pas prêts à engager une confrontation avec Kaboul, et certainement pas pour défendre leurs coreligionnaires hazaras. La communauté leur sert de variable d'ajustement, aussi bien pour renforcer leurs effectifs dans les conflits régionaux que pour hausser le ton vis-à-vis des talibans quand le besoin s'en fait sentir. Les Iraniens disposent de moyens de pression sur les talibans, tributaires de leur voisin pour leur approvisionnement en électricité, essence, produits alimentaires et médicaments. Mais la solidarité inter-chiite a ses limites, dictées par les stricts intérêts de Téhéran, comme le montrent la réticence des Iraniens à accueillir sur leur sol de nouveaux réfugiés afghans majoritairement chiites, les mauvais traitements et les expulsions.

Quand il ne faut compter que sur soi-même

Entre la première et la seconde phase de régime taliban, la situation a évolué. Certains responsables talibans prêchent l'unité et ont visité des rassemblements de chiites hazaras, à l'occasion des fêtes de Muharram, période sacrée pour les chiites. Ce qui a fait espérer à certains que les talibans avaient tiré les leçons de l'échec de leur premier gouvernement et suivraient une politique différente pour cette nouvelle expérience du pouvoir. Du côté hazara également, certains jouent la carte du rapprochement. L'ex-député Jafar Mahdavi, qui se présente comme le seul homme politique hazara à ne pas avoir quitté Kaboul après l'arrivée au pouvoir des talibans a organisé un rassemblement de soutien aux talibans en octobre 2021, au cours duquel il a déclaré que le gouvernement de Ashraf Ghani avait été la période la plus sombre de l'histoire de l'Afghanistan, que les talibans avaient mis un terme à la corruption et assuré le retour de la sécurité. Il a sollicité explicitement la protection des talibans pour sa communauté et demandé qu'elle soit équitablement intégrée dans l'administration.

Des signes inquiétants sont toutefois venus très vite contredire ces positions conciliantes. Après la prise de Kaboul en août 2021, on a pu assister à un retour de la répression contre les Hazaras. Amnesty International a ainsi déclaré que dès le mois d'août, des combattants talibans avaient massacré neuf hommes de la communauté dans la province de Ghazni. En outre, les Hazaras de certains villages de la province de Daykundi auraient été soumis à des déplacements forcés. La statue d'Ali Mazari à Bamyan a été démolie et un Coran de pierre a pris à sa place.

La communauté internationale ne s'en est guère émue. Le sort des Hazaras ne figure pas en tête des préoccupations d'une opinion occidentale plus attentive par exemple à la dégradation de la situation des femmes afghanes. Les médias ont certes fait état de plusieurs attentats-suicides perpétrés par l'Organisation de l'État islamique (OEI) contre des lieux de culte chiites (72 morts le 8 octobre 2020 à Kunduz, 63 morts à Kandahar le 15 octobre) mais ces attaques ont plus frappé les esprits en tant que signe de survivance de l'État islamique et de maintien de sa capacité de nuisance que comme témoignage de la détestation dont l'organisation terroriste fait montre envers les chiites, en l'occurrence les Hazaras. Par ailleurs, et contrairement aux engagements pris, ces attentats sanglants ont montré que le régime taliban n'avait pas pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ces populations chiites.

Déterminé à poursuivre sa politique de la main tendue, Jafar Mahdavi a cependant déclaré :

Au cours des quatre mois qui ont suivi la proclamation de l'Émirat islamique, les relations entre les talibans et la communauté hazara se sont généralement développées de manière harmonieuse. Nos frères talibans ont fourni des efforts constants pour assurer la sécurité des activités religieuses et politiques des Hazaras. Ceux-ci de leur côté ont répondu avec l'attitude pacifique inhérente à leur culture. Nous avons toutefois pu déplorer des comportements discriminants de la part de certains dirigeants talibans dans des régions majoritairement peuplées de Hazaras. Les talibans ont pris le pouvoir après une guerre sanglante de vingt ans ; il n'y a pas encore de structure politique établie. Certains combattants talibans ne connaissent pas la vie urbaine. De plus, les armes de certains groupes locaux et d'anciens éléments du régime n'ont pas été confisquées. On peut comprendre les problèmes que génère une telle situation. Nous sommes en contact régulier avec les responsables talibans pour trouver des solutions. Je crois qu'un gouvernement inclusif sera mis en place, dans lequel les Hazaras, l'un des quatre plus grands groupes ethniques du pays, auront droit à leur représentation. L'inclusivité est essentielle pour que le gouvernement établi par les talibans soit reconnu comme un gouvernement islamique et afghan, et les Hazaras doivent être présents dans tous les domaines du futur gouvernement. Surtout comme cadres dans les administrations locales, les services des affaires étrangères et les instances chargées de la sécurité (propos recueillis par l'auteur le 15 décembre 2021).

Ancien porte-parole des talibans, Suhail Shaheen, qui a été nommé représentant permanent aux Nations Unies par la nouvelle administration, soutient que tous les Afghans, sunnites et chiites, sont égaux devant la loi et que les mouvements de population signalés sont en réalité liés à des querelles inter hazaras. Son discours est résolument inclusif :

Les Hazaras occupent des postes administratifs dans nos ministères. Il faut savoir que le gouvernement provisoire est en place en ce moment. Un gouvernement permanent sera formé et une nouvelle constitution sera adoptée. Toute personne de mérite parmi les tribus afghanes a le droit de servir son peuple et de prendre part au gouvernement.

Loin d'afficher la même confiance que Jafar Mahdavi, d'autres personnalités hazaras, qui mettent en cause les propos rassurants des responsables talibans, ont quitté le pays, préférant — et ce n'est pas anodin — trouver refuge en Turquie plutôt qu'en Iran. Tel est le cas du chercheur en relations internationales Nejibullah Karimi, qui pense que les Hazaras seront marginalisés par les talibans pour des raisons sectaires et ethniques. Et de préciser :

Il y a bien quelques Hazaras opérant sous l'administration des talibans, mais aucun n'a de pouvoir exécutif et décisionnel. Bien que certains responsables hazaras aient tenu de nombreuses réunions avec les talibans, rien de concret n'a été fait au sujet de la situation de la communauté. Compte tenu de la situation actuelle, l'avenir des Hazaras se présente mal.

Selon Karimi, les Hazaras sont les plus vulnérables parmi les groupes ethniques d'Afghanistan.

Augurant lui aussi du pire, Karim Khalili, le chef du Hezb-e Wahdat (Parti de l'unité islamique d'Afghanistan), fondé par Ali Mazari et soutenu par l'Iran, a déclaré que si les talibans poursuivaient leurs persécutions, les Hazaras prendraient les armes.


1Cette branche largement majoritaire du chiisme reconnaît douze imams descendants du prophète Mohammed, d'où leur nom. Le douzième imam ayant disparu enfant, ils attendent son retour annonciateur du règne de la justice et de la fin des temps.

2Les ismaéliens avaient un autre prétendant, Ismaël, pour succéder au cinquième imam.

3Humayun Sarabi, Politics and modern history of Hazâra, sectarian politics in Afghanistan, Fletcher School, Tuft University, 2006.

4Mohammad Hussain, The Hazaras of Afghanistan : A Study of Ethnic Relations, McGill University, 2003.

5Cette ligne a finalement été ouverte en décembre 2020

France. Un vent mauvais souffle contre les musulmans

Un vent mauvais souffle sur les droits et libertés en France, et les musulmans sont pris dans cette tempête. Dissolution après dissolution, loi après loi, année après année, les majorités successives relèguent la minorité musulmane la plus importante en Europe à une citoyenneté de second rang.

En France, chaque initiative venant des musulmans est assimilée au communautarisme, à une remise en cause de la liberté d'expression ou de la laïcité, ou à une manifestation de l'islam politique. C'est ainsi que des mosquées, des associations humanitaires ou de défense des droits, des écoles, des éditeurs, des clubs de sport ou encore de simples snacks ont fait l'objet ou sont visés par des procédures de dissolution ou de fermeture. Une répression tous azimuts, facilitée par l'adoption en août 2021 de la loi contre le « séparatisme », rebaptisée « Loi confortant le respect des principes de la République ».

L'hétérogénéité des cibles et le bricolage juridique de certains motifs de dissolution ou de fermeture ne laissent aucun doute sur les motivations de la répression en cours : sanctionner tout discours musulman critique dans une volonté affirmée et constante de neutralisation de l'espace public. C'est ainsi que Gérard Darmanin s'est par exemple félicité récemment d'avoir gelé les avoirs de quelque 200 associations « proches de la mouvance séparatiste »1. La parole musulmane est muselée au nom même de la sauvegarde de la liberté d'expression, tandis qu'on organise la séparation et politise tout fait en lien avec l'islam au nom de la lutte contre le « séparatisme » et l'« islam politique ».

Museler la parole

Le thème de la liberté d'expression occupe une place centrale dans le régime discursif islamophobe. Les personnes musulmanes et « leurs complices » sont érigés en menace principale contre cette liberté et sans cesse accusés de vouloir empêcher toute discussion sur leur religion. Le terme même d'islamophobie est vivement contesté, et perçu à certains égards comme une tentative de censure. Le moins qu'on puisse dire est que celle-ci fonctionne mal. L'omniprésence de la question musulmane dans le débat public et la campagne présidentielle en cours révèle a contrario la marginalité politique de celles et ceux qu'on présente comme des menaces au pluralisme démocratique. On parle constamment des musulman.e.s dans les grands médias tout en répétant qu'on ne peut jamais en parler.

La question des caricatures et du « blasphème » a longtemps constitué le point de cristallisation de ce qui a été décrit comme une volonté de circonscrire le débat public. Si les termes du débat étaient déjà posés avant cela, les tueries de Charlie Hebdo et l'assassinat de Samuel Paty ont de toute évidence rendu l'examen de ce sujet plus délicat encore. Affirmer toutefois que le fait, pour des musulman.e.s, d'exprimer leur réprobation de dessins jugés insultants constitue en soi une atteinte à la liberté d'expression, c'est oublier que la formulation pacifique de cette réprobation fait partie de cette même liberté d'expression.

Alors que la discrimination gouvernementale a gagné en intensité depuis l'automne 2020, la dénonciation même de cette répression est stigmatisée. Évoquer l'islamophobie, plus encore l'islamophobie d'État, ne relèverait plus de la liberté d'expression, mais d'un « séparatisme islamiste » érigé en menace principale pour la République. Le décret portant dissolution de l'association Coordination contre le racisme et l'islamophobie (CRI) du 20 octobre 2021 reproche notamment à cette structure d'œuvrer « activement, en particulier par l'intermédiaire des réseaux sociaux, à cultiver le soupçon d'islamophobie au sein de la société française. »

De son côté, la Charte pour les principes de l'islam de France, texte politique sans équivalent dans les autres cultes, que doivent signer les responsables de mosquées sous peine de diverses mesures de rétorsion administratives, dispose que :

Les musulmans de France et les symboles de leur foi sont trop souvent la cible d'actes hostiles. Ces actes sont l'œuvre d'une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l'État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d'un prétendu racisme d'État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. (art. 9)

En plus de circonscrire la parole musulmane à travers une définition singulière de ce qui caractérise le délit de diffamation, le texte inverse le lien de causalité entre le phénomène islamophobe et sa critique. En dénonçant l'islamophobie, les personnes musulmanes seraient responsables du ressentiment contre la France et du racisme qu'elles subissent.

Organiser la séparation

La « loi confortant le respect des principes de la République », plus connue sous le nom de « loi sur le séparatisme » tend elle aussi à entraver la capacité d'agir des personnes musulmanes dans divers aspects de leur vie sociale. Le texte, à visée essentiellement répressive (ce que le Conseil d'État a reconnu dans son avis du 9 décembre 2020), constitue une atteinte manifeste aux droits et libertés — en particulier celles d'association et de culte — de la minorité musulmane en France, la plus importante d'Europe.

Pour saisir l'esprit du texte, il faut revenir sur le discours-cadre prononcé aux Mureaux le 2 octobre 2020 par Emmanuel Macron. Fait notable, un président en exercice passe au crible des éléments de la vie sociale (travail, loisirs, éducation, organisation et pratique du culte, etc.) d'un sous-groupe national. Notable, mais non sans précédent. L'antisémitisme moderne s'est souvent présenté comme une forme de sociologie, certes rudimentaire, appelée à dénouer l'élément juif dans le corps social et ainsi révéler ce qui était jusque-là demeuré caché2. De même l'actuel président-sociologue interprète toute participation des membres du sous-groupe musulman à la vie locale et associative comme la manifestation d'un « repli communautaire » (le séparatisme islamiste) et d'un projet de conquête (l'entrisme islamiste) :

Et il y a dans cet islamisme radical, puisque c'est le cœur du sujet, abordons-le et nommons-le, une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d'autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci.

« Entre le terrorisme et rien, il n'y a pas rien », affirmait Darmanin le 29 novembre 2021, lors d'un séminaire sur le « séparatisme » place Beauvau, face à plus de 450 hauts cadres de l'État. Ce « pas rien » peut alors viser des activités aussi banales que la pratique d'un sport, la création d'une association, l'organisation de cours de langues, l'ouverture d'une salle de prière ou même celle d'un débit de boissons.

Un vocabulaire guerrier

Présentes de manière significative en France depuis la fin du XIXe siècle, les personnes musulmanes constituent la première minorité religieuse depuis la fin des années 19703. Elles se sont fondues dans la société, sont pour la plupart devenues françaises, tout en restant musulmanes. Le scandale est là. Lorsque les structures sociales ne parviennent plus à elles seules à discipliner l'appartenance musulmane ; lorsqu'il n'est plus possible de distinguer celles et ceux qui ne restent pas à leur place et se comportent comme des semblables, la loi est appelée en renfort pour remettre de l'ordre, réinjecter de l'altérité, organiser la séparation. L'ensemble du dispositif disciplinaire contre les personnes musulmanes témoigne paradoxalement de leur intégration. Les perquisitions et dissolutions, les fermetures d'écoles et de mosquées, l'édification d'un dispositif législatif d'exception visent ainsi à organiser la séparation et à dénouer l'élément islamique dans le corps social. L'islamophobie est bien une réaction face à la capacité d'agir des musulmans.

Le discours présidentiel des Mureaux est empli d'un vocabulaire guerrier, celui de la « grande mobilisation » et du « patriotisme républicain » contre l'ennemi séparatiste. Il est question de terrain, de bataille et de reconquête (sic). Apparait ici l'efficacité du discours sur l'islam et les musulman.e.s : c'est un discours de la fermeté et de la détermination, qui permet à la personne qui le tient de se hisser au-dessus des clivages partisans, à hauteur des dangers que doit affronter la nation. En multipliant les récurrences autour du champ du péril, en évoquant l'« insécurité culturelle », en qualifiant la question d'« existentielle », Emmanuel Macron a bien conscience que cette dramatisation lui confère une stature particulière, régalienne.

C'est dans ce cadre qu'il faut analyser la racialisation conspiratoire islamophobe, qui se distingue des formes biologique et culturelle de racialisation4. Elle prend la forme redoutable d'un complot musulman contre la République, l'Europe, voire la civilisation occidentale, et ses valeurs décrites comme fondamentales : liberté, démocratie, tolérance, laïcité, égalité hommes-femmes, etc. Une menace multiforme qui appelle à son tour une mission au long cours de défense de la Nation et des éléments qui la constituent. La trame gouvernementale opère et renouvelle sans cesse par le haut une politisation autoritaire d'un islam conquérant nous livrant une guerre totale. Toute neutralité est proscrite. Les musulmans qui refusent de dénoncer ce complot sont qualifiés d'« islamistes », les autres d'« islamo-gauchistes ».

L'épouvantail de l'islam politique, confondu avec la visibilité même du fait musulman, occupe ainsi une place centrale au sein de ce narratif conspiratoire. Tout signe jugé islamique est interprété comme un « signal faible », le faux-nez d'un projet de conquête politique de l'espace public, et partant du pays tout entier. C'est ce qui explique qu'au plus fort de la polémique sur le « burkini » à l'été 2016, cette tenue a pu être interprétée comme un « test pour la République » par le premier ministre d'alors. Le voile des femmes musulmanes (des élèves aux mamans accompagnatrices, jusqu'aux joueuses de football) est constamment politisé et associé à une forme de suprématisme islamique.

D'où ce paradoxe apparent : sous couvert de lutte contre l'islam politique, toute question relative à l'islam en France fait l'objet d'une politisation immédiate. « La surveillance et la politisation de l'islam constituent la toile de fond de la vie religieuse quotidienne pour les personnes musulmanes en France », relève la chercheuse Z. Fareen Parvez dans une étude comparée du phénomène islamophobe en France et en Inde5. Cette politique de surveillance part du postulat que la piété musulmane pose de graves risques politiques à l'État et à la société. Les énoncés gouvernementaux sont performatifs en ce sens qu'ils créent la menace contre laquelle ils s'érigent.

En faisant disparaitre un certain nombre de garanties qui prémunissaient tant bien que mal les personnes musulmanes contre l'arbitraire politique, en les acculant à une posture défensive, tous ces procédés autoritaires génèrent colères et frustrations. Et nous savons comment ces colères, qui ne trouvent pas d'espaces pour être énoncées et entendues, peuvent être utilisées et instrumentalisées à des fins funestes.


1Le Figaro, 29 septembre 2021.

2Bruno Karsenti, La Question juive des modernes. Philosophie de l'émancipation, PUF, 2016.

3Sadek Sellam, La France et ses musulmans, Fayard, 2005.

4Reza Zia Ebrahimi, Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée, éditions Amsterdam, 2021.

5Politicizing Islam. The Islamic Revival in France and India, Oxford University Press, 2017.

Sahara occidental. L'Espagne s'aligne sur le Maroc et se fâche avec l'Algérie

Rabat a obtenu gain de cause. Après quinze mois de crise avec Madrid, le chef du gouvernement espagnol Pedro Sánchez a fini par soutenir publiquement le plan d'autonomie marocain pour le Sahara occidental. Il vise à mettre un terme à ce conflit sans le référendum d'autodétermination réclamé par le Front Polisario soutenu par l'Algérie.

Dans une lettre adressée au roi Mohamed VI le 14 mars 2022, le chef du gouvernement espagnol Pedro Sánchez écrit en français que « l'Espagne considère l'initiative marocaine d'autonomie comme la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du différend » au Sahara occidental. Les Espagnols, y compris les membres du gouvernement, ont appris ce changement de position quatre jours plus tard, quand le souverain marocain a rendu publique cette lettre. Sánchez va avec ce courrier un peu plus loin que l'Allemagne et la France. Le Quai d'Orsay rappelait encore le 23 mars que le plan marocain est « une base », et non pas « la base la plus sérieuse », à partir de laquelle tenir des discussions « sérieuses et crédibles ». La nuance est de taille. Parmi les démocraties occidentales, les États-Unis se sont le plus engagés aux côtés du Maroc en reconnaissant, le 10 décembre 2020, sa souveraineté sur le Sahara occidental.

L'Espagne, comme la France, a toujours soutenu le Maroc dans le contentieux du Sahara, mais la diplomatie espagnole ne l'a jamais reconnu ouvertement, affichant une neutralité de façade. Preuve de cet appui en catimini, les avocats de l'État espagnol ont fait cause commune avec ceux des associations marocaines pour plaider la légalité des accords d'association et de pêche entre la Commission européenne et le Maroc auprès du Tribunal général de l'Union européenne. Peine perdue, le tribunal les a invalidés fin septembre 2021.

Pour le Maroc, cet appui espagnol n'était pas suffisant. Il fallait que Madrid l'explicite à haute voix. Le soutien de l'Espagne revêt d'autant plus d'importance qu'il s'agit de l'ancienne puissance coloniale de ce territoire grand comme le Royaume-Uni. Très écoutée sur le sujet, elle pourrait être suivie par d'autres pays d'Europe et d'Amérique latine, espère-t-on à Rabat.

Pour forcer la main de l'Espagne, le Maroc n'a pas lésiné sur les moyens depuis ce 10 décembre 2020, jour où le président américain Donald Trump a reconnu la « marocanité » du Sahara. Ce jour-là, Rabat annulait le sommet entre les deux gouvernements prévu le 17 décembre. La liste des misères subies par l'Espagne ne faisait alors que commencer.

Pression sur les flux migratoires

La plus importante fut le déferlement sur la ville de Ceuta, les 17 et 18 mai 2021, de plus de 10 000 immigrés irréguliers, dont 20 % de mineurs, la plupart rejoignant l'enclave espagnole à la nage. Deux d'entre eux périrent noyés. Il y a eu bien d'autres signaux, comme la fermeture prolongée du trafic passagers à travers le détroit de Gibraltar alors que les ferries partaient de Marseille, Sète ou Gênes vers les ports du Maroc. Les trois millions d'immigrés marocains qui, chaque année, traversaient l'Espagne pour rentrer au pays ont été les victimes collatérales de cette décision de Rabat.

En matière d'immigration il y a eu également l'arrivée constante de harragas aux îles Canaries. Dans les deux premiers mois de cette année, elle a battu un record avec une augmentation de + 135 % par rapport à la même période de 2021. Tous les rafiots qui sont alors arrivés dans l'archipel, sauf un, sont partis du sud du Maroc ou du Sahara occidental, d'après des rapports confidentiels du ministère de l'intérieur espagnol. Rabat avait par ailleurs suspendu le rapatriement d'immigrés depuis mars 2021. Auparavant elle ne les acceptait qu'au compte-gouttes, à raison de 80 par semaine en avion, et uniquement depuis Las Palmas (Canaries) vers Laâyoune, la capitale du Sahara occidental.

Début mars, le pic de la pression migratoire a été atteint à Melilla qui a subi deux assauts massifs et violents de subsahariens qui ont blessé 53 gardes civils (gendarmes). Environ 2 500 d'entre eux ont participé à celui du 2 mars, du jamais vu dans l'histoire de la ville. En tout près de 900 migrants ont réussi à sauter le grillage et à entrer dans cette ville de 85 000 habitants, à majorité musulmane. Les subsahariens ne recourent à la violence que quand il s'agit de forcer le grillage ; une fois à l'intérieur, ils ne posent aucun problème d'ordre public.

Négociations secrètes

Les négociations secrètes que menait le ministre des affaires étrangères espagnol José Manuel Albares avec son homologue marocain Nasser Bourita se sont accélérées après ces assauts migratoires. Miguel Ángel Moratinos, haut représentant de l'ONU pour l'Alliance des civilisations, y a joué un rôle important en sous-main. Du temps où il était ministre des affaires étrangères d'Espagne, il avait encouragé le Maroc à présenter un plan d'autonomie, d'après des dépêches diplomatiques américaines publiées par Wikileaks en décembre 2010. Quand Rabat accoucha en 2007 de ce plan, Moratinos fut cependant déçu, car il n'était pas suffisamment « généreux » envers les Sahraouis, selon la même source.

Les contreparties de ce retournement espagnol ont commencé à être entrevues le 7 avril 2022. Pedro Sánchez se rend à Rabat partager un iftar avec le roi. À l'issue de cette soirée, les deux parties ont publié un communiqué qui, comme la lettre de Sánchez, exprime l'appui de l'Espagne à l'autonomie. Les 16 points du texte constituent une feuille de route présentant la mise en place de groupes de travail pour résoudre les contentieux, à commencer par les eaux territoriales ou l'espace aérien.

Des concessions sur Ceuta et Melilla

De l'article 3 du communiqué et des déclarations postérieures du chef du gouvernement espagnol — pas des responsables marocains —, la presse espagnole a déduit que Rabat faisait, à son tour, une concession : rouvrir le bureau de douane de Melilla, fermé sans avertir Madrid le 1er août 2018, et en inaugurer un autre à Ceuta qui n'en a jamais disposé depuis l'indépendance du Maroc en 1956. Ce double consentement, s'il se confirme, ne signifie nullement la reconnaissance de la souveraineté espagnole sur ces deux villes enclavées sur la cote nord-africaine, ni même « le respect de l'intégrité territoriale » évoqué par le gouvernement espagnol dans ses communiqués. Le Maroc semble néanmoins vouloir cesser de les asphyxier économiquement comme il le fait depuis une demi-douzaine d'années.

Les frontières terrestres de Ceuta et Melilla avec le Maroc, fermées depuis mars 2020, d'abord pour cause de pandémie, puis pour des raisons plus politiques, vont aussi être rouvertes sous peu, mais dans des conditions différentes. L'Espagne veut à tout prix éviter de replonger dans le chaos qui y régnait il y a encore deux ans. C'étaient les frontières les plus fréquentées d'Afrique parce que les résidents des provinces adjacentes de Tétouan et Nador pouvaient y entrer avec une simple carte d'identité. Bon nombre d'immigrés irréguliers se glissaient dans les deux villes, demandaient l'asile et, une fois leur requête présentée, pouvaient voyager légalement vers la péninsule. « C'était des villes-passoires » pour l'immigration, explique un inspecteur de police qui y a travaillé.

Aux craintes du ministère de l'intérieur s'ajoutent celle des maires des deux villes. « Nos hôpitaux sont conçus pour des petites villes. On ne peut plus revenir à la situation antérieure, quand les urgences et les salles d'accouchement étaient remplies de Marocains », insiste au téléphone Eduardo de Castro, le maire de Melilla élu grâce au soutien d'un parti local musulman. « Il y a encore trois ans, certains services de notre hôpital de Melilla travaillaient au même rythme que le principal hôpital de Saragosse », ville de 667 000 habitants, affirme un ancien conseiller municipal.

Le sentiment qui prévaut parmi certains diplomates espagnols ayant une longue expérience du Maroc, c'est que l'Espagne a obtenu une trêve, mais pas la paix éternelle. D'ici quelques mois, peut-être après les élections législatives de 2023, Rabat reviendra à la charge avec d'autres revendications. Après tout, Nasser Bourita l'a dit à mots couverts, il veut que l'Europe « sorte de sa zone de confort » pour suivre l'exemple américain, c'est-à-dire la pleine reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental.

Crise ouverte avec Alger

La diplomatie espagnole a certes mis un point final à la crise avec le Maroc, mais il en a ouvert une autre avec l'Algérie. Le lendemain de la publication de la lettre de Sánchez au roi, Alger a rappelé en consultation Saïd Moussi, son ambassadeur à Madrid. Dans les colonnes du journal TSA, Amar Belani, ambassadeur chargé du suivi du Sahara occidental au ministère des affaires étrangères, exprime son mécontentement. « L'Espagne de Pedro Sanchez a perdu son âme pour un plat de lentilles », affirme-t-il.

Les autorités algériennes ont aussi fait comprendre, par voie de presse, qu'elles allaient durcir leurs exigences dans les négociations sur l'augmentation du prix du gaz que l'Algérie délivre à l'Espagne, à travers le gazoduc Medgaz. Le ministère des transports a par ailleurs refusé la demande de la compagnie aérienne Iberia d'augmenter ses fréquences sur Alger.

Pour apaiser Alger, le ministère de l'intérieur espagnol a expulsé le 24 mars, par vol spécial vers Chief, Mohamed Benhlima, un caporal exilé en Espagne depuis 2019 dont la justice algérienne réclamait l'extradition après l'avoir condamné à dix ans de prison pour terrorisme. Proche du mouvement islamiste Rachad, Benhlima dénonçait sur YouTube la corruption au sein des forces armées algériennes. Il n'a pas obtenu l'asile en Espagne et est le premier Algérien déporté par avion pour montrer la bonne volonté de Madrid. Les rapatriements sur l'Algérie se faisaient exclusivement par bateau. Aucun autre pays européen n'a expulsé vers l'Algérie des militants de Rachad.

Une motion parlementaire désavoue Sánchez

Sur le plan intérieur, Sánchez paye un lourd tribut pour cet alignement sur le Maroc. Sur proposition de Podemos, le mouvement de gauche qui fait pourtant partie de sa coalition gouvernementale, et de deux formations nationalistes basque et catalane, les députés ont voté jeudi 7 avril, alors qu'il s'envolait pour Rabat, une motion soutenant les résolutions des Nations unies et ne mentionnant pas le plan d'autonomie. Interprétée comme un désaveu du chef du gouvernement, la motion a obtenu 168 voix, dont celles du Parti populaire de droite. L'extrême droite de Vox (51 voix) s'est abstenue et le parti socialiste de Sánchez s'est retrouvé seul à s'y opposer avec ses 118 députés. Certains d'entre eux ont d'ailleurs avoué devant les caméras qu'ils n'avaient eu d'autre choix que de respecter la discipline de vote.

Ce résultat n'augure nullement d'un retournement de situation au cas où le nouveau leader du Parti populaire Alberto Nuñez Feijoo arriverait au pouvoir après les élections législatives de 2023. Il est probable que, pour éviter une nouvelle crise avec Rabat, la diplomatie espagnole continuera à soutenir l'initiative marocaine d'autonomie.

« La tristesse est un mur entre deux jardins »

L'historienne française Michelle Perrot et l'avocate algérienne Wassyla Tamzali, toutes deux différemment engagées dans le mouvement de libération des femmes, ont échangé pendant plus d'un an sur le féminisme, les rapports entre la France et l'Algérie, l'altérité, la mémoire et l'histoire. La tristesse est un mur entre deux jardins est le fruit de cette conversation.

Le livre aurait pu s'appeler « L'historienne et l'avocate », sur une suggestion de Wassyla Tamzali. L'avocate et féministe algérienne soulignait ainsi l'importance de deux approches différentes dans le dialogue noué entre elle et Michelle Perrot, à l'initiative de l'éditrice Odile Jacob. Un dialogue à l'origine en « distanciel », constitué d'échanges de lettres, de conversations téléphoniques et de messages divers pendant plusieurs mois, entre octobre 2020 et mai 2021.

Dans leurs lettres préliminaires, les deux femmes évoquent la crainte initiale d'être trop souvent du même avis, au risque de passer à côté de la controverse — le sel de ce genre d'exercice littéraire policé. La divergence entre elles, qui se définissent comme féministes universalistes1 existe pourtant, conclura Wassyla Tamzali, mais elle ne réside pas tant dans leurs lieux d'énonciation respectifs « de part et d'autre de la Méditerranée, de part et d'autre de l'histoire » que dans le rapport entre la démarche historienne de celle qui a notamment codirigé avec Georges Duby la volumineuse Histoire des femmes en Occident et « l'exégèse et le commentaire » de l'avocate fondatrice du Collectif Maghreb égalité, ex-directrice du programme de l'Unesco pour la promotion de la condition des femmes en Méditerranée.

« La tristesse est un mur entre deux jardins » : ce vers du poète libanais Khalil Gibran2 qui a inspiré le titre finalement adopté est la métaphore d'un désir partagé d'ouvrir une brèche entre deux mondes en menant le plus loin possible cette conversation sur l'Algérie, la France et l'expérience féministe.

« Les escarres du passé que le présent porte »

Michelle Perrot avait proposé que l'échange entre elles deux commence par le récit du passé, « sous l'éclairage de cette part de l'histoire que nous partageons : la guerre d'Algérie ». Mais dans l'expérience de Wassyla Tamzali, passé et présent se télescopent ; un récit linéaire ne saurait rendre compte efficacement des « escarres du passé que le présent porte », et c'est cela qu'il faut interroger d'abord.

Pour pouvoir parler, il faut aussi avoir une langue « maternelle ». Wassyla Tamzali estime pour sa part l'avoir perdue du fait de la colonisation : « Entre moi et la langue française, il y a un espace-temps infinitésimal qu'il me faut franchir chaque fois. » Elle nomme « altérité » ce passage, et l'oppose à la « différence » qui ne serait qu'un froid constat, une description, outil identitaire et matière à engendrer de l'exclusion, des murs, des frontières.

L'altérité est ce chemin vers la compréhension de l'autre, vers l'universel, dit-elle. Celles et ceux qui, comme Michelle Perrot, sont « de plain-pied » dans la langue française, n'auraient donc pas à faire un effort comparable ? Seraient-ils et elles moins doués pour l'altérité — en l'occurrence, la compréhension des Algériens ? Et, demande Michelle Perrot, si le français est la langue du colonisateur comme elle fut celle du pouvoir jacobin en France s'acharnant contre les « patois », peut-elle être garante de la reconnaissance de l'autre sans le comparer, sans le classer, l'idéaliser ou le diminuer, « sans le jugement de valeur sournoisement tapi dans les flancs de la différence » ?

Le besoin de se définir par rapport à l'autre est en tout cas une prison dont il faut sortir : deuxième chemin, que la jeunesse algérienne, celle du Hirak, a déjà entrepris. Mais pour achever cette décolonisation des esprits, il faut que les (anciens) colonisateurs travaillent également à ce que Wassyla Tamzali, récusant le terme de « résilience » — qui sous-entend un retour à un horizon dépassé, précise son interlocutrice — appelle « la réparation ». Pour l'expliquer, elle utilise comme parabole la pratique du kintsugi, un savoir-faire japonais qui consiste à réparer les vases brisés avec de l'or. Transformer un malheur en richesse, en énergie ; autrement dit, pouvoir passer du traumatisme à l'histoire, « dégager le présent de l'emprise de ses fantômes ».

Des bricolages mémoriels

Alors, de quelle nature devrait être cette réparation ? « Il ne s'agit pas de présenter des excuses à l'Algérie, mais pour la France de renoncer solennellement à un monde colonial qu'elle a largement contribué à bâtir ». Les « travaux pratiques » préconisés par Benjamin Stora dans son rapport3 tombent à plat, selon l'avocate, pour qui ce que les Algériens voudraient — devraient — entendre de l'État français, c'est la reconnaissance solennelle de sa responsabilité dans la colonisation de l'Algérie, ouvrant ainsi un droit au deuil, et le recouvrement de la dignité, de l'humanité blessée.

Ne faudrait-il pas prendre ce rapport comme un premier pas vers une histoire partagée ? suggère Michelle Perrot, rappelant que ce que voulait sa génération déjà en 1962, c'était de pouvoir enfin tourner la page, « en finir avec cette guerre qui nous renvoyait une image insupportable de la République, inconciliable avec les droits de l'homme, avec la Résistance et avec le fameux passé glorieux dont l'école nous abreuvait ». « Votre génération voulut tourner la page, et d'une certaine manière l'a fait. La mienne y aspire depuis soixante ans », répond Wassyla Tamzali. Écartant définitivement tous les « bricolages » mémoriels et toute politique des petits pas, elle réaffirme que le dénouement des tensions entre la France et l'Algérie exige cette « déclaration solennelle qui prendrait le mal par la racine, et le nommerait. »

« Les femmes, l'impensé des Algériens »

Wassyla Tamzali aboutit à la même conclusion concernant la situation des femmes, en Algérie comme ailleurs : « J'ai compris au fil de ma pratique féministe que l'on avait beau égrener des droits, des règles, des discours pour protéger les femmes […], cela avait peu d'impact. Les mesures prises “en faveur des femmes” étaient inefficaces pour lutter contre leur infériorisation. » La simple évocation de la loi algérienne de 1984 — le Code de la famille — qui sanctifie l'infériorité des femmes est pour elle la première des « violences déshumanisantes » qui font obstacle à toute amélioration de leur condition. Il faut là aussi une loi solennelle qui affirme et impose l'inverse, c'est-à-dire l'égalité. La seule alternative pour le féminisme arabe et maghrébin est révolutionnaire, dit-elle encore.

La jonction a été faite dans le Hirak entre les féministes des premiers mouvements des années 1970 — auxquels elle a elle-même participé — et les jeunes féministes d'aujourd'hui, dont la radicalité la ravit. Prise dans l'après-guerre de libération et les injonctions nées des nécessités de la construction de l'Algérie indépendante, les femmes de sa génération n'ont pas pris « les distances nécessaires avec le patriarcat » et « les grands frères », combattants et héros. Alors que leurs aînées ont vainement tenté durant des décennies de convaincre les institutions qu'elles avaient droit à l'égalité parce que l'Algérie nouvelle avait besoin de femmes libres et fortes, les jeunes du Hirak ont cessé de « plaider » : elles affirment désormais leur liberté.

Il n'empêche. Michelle Perrot rappelle que sa correspondante a antérieurement écrit que « la situation des femmes est l'impensé des Algériens », et émet l'hypothèse que le retard féministe de l'Algérie serait un effet de la colonisation, ou plutôt du rejet de ce qui pouvait apparaître comme « un souvenir des anciens maîtres », le rejet du modèle occidental de « la » femme émancipée, perçu comme une trahison à la cause nationale. Jeter le bébé avec l'eau du bain. Retour au rôle de gardiennes des traditions, quand la politique révolutionnaire imaginait le couple alérien formé par « un homme nouveau et une femme ancienne ». L'historienne française s'étonne : « le retard féministe de l'Algérie me frappe, paradoxe dans le territoire qui fut le plus “assimilé” à la République ». Erreur, lui est-il rétorqué : ladite République s'est bien gardée, pendant toute la période coloniale, de toucher au corpus juridique, au prétexte du respect de l'islam, préparant ainsi le terrain de l'obscurantisme religieux dont les femmes algériennes ont subi toute la violence durant la Décennie noire.

La révolution inachevée

Si Michelle Perrot doute de la possibilité d'une réparation du trauma colonial, tant les blessures sont profondes et grand le poids de l'histoire, elle finit par rejoindre Wassyla Tamzali dans la conclusion que le féminisme « dans sa pluralité » est « cette révolution inachevée, mais profonde, qui n'a pas fini, en dépit des obstacles, de se frayer un chemin et de changer le monde. »

La tristesse est un mur entre deux jardins est un livre passionnant, même s'il est difficile parfois de suivre les méandres de cette longue conversation, avec ses interruptions, ses ellipses, ses répétitions et ses contradictions aussi, mais à mille lieues de toute cette logique binaire dans laquelle patine en permanence la pensée des rapports entre Algériens et Français. Son plus gros défaut, sa lacune majeure, est qu'on n'y trouve aucune controverse à propos du féminisme universaliste — et pour cause, puisque les deux femmes sont d'accord sur ce point — qui s'oppose notamment au port du voile islamique au nom d'une « laïcité » répressive qu'il a contribué à forger et dont l'islamophobie ambiante ne cesse de s'abreuver.

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Michelle Perrot, Wassyla Tamzali
La tristesse est un mur entre deux jardins. Algérie, France, féminisme
Odile Jacob, octobre 2021
232 pages, 19,90 €


1Inspiré par les écrits de Simone de Beauvoir, ce courant féministe autrefois majoritaire et perçu comme radical revendique notamment la laïcité comme valeur fondamentale, contre les trois religions monothéistes reposant sur une logique patriarcale. Ainsi refusent-elles catégoriquement le port du voile qui serait uniquement le signe d'une soumission au pouvoir masculin.

2Le sable et l'écume. Aphorismes, 1990.

Ferdaous, femme de chair et d'os

Les éditions Des Femmes viennent de rééditer Ferdaous, une voix en enfer — dont la première publication en français remonte à 1981 — après le décès de son autrice, la féministe égyptienne Nawal El Saadawi, le 21 mars dernier. Traduit (avec Essia Trabelsi) et préfacé par Assia Djebbar, ce roman inspiré de faits réels dénonce les inégalités de classe et de genre dans la société égyptienne à travers le destin d'une femme déchue.

Ferdaous signifie « paradis », mais c'est un parcours infernal que ce livre nous conte en un long monologue au souffle saccadé. Un récit rythmé qui nous entraîne sur les pas de Ferdaous, née dans une famille pauvre de la campagne égyptienne et qui subit dès l'enfance l'implacable loi ancestrale qui impose aux filles, aux femmes, un rôle bien déterminé qu'il n'est pas question de remettre en doute.

Dès l'enfance, la sentence tombe comme un couperet : l'excision est la voie à suivre pour bien se tenir à sa place. Une loi qui marque son corps de petite fille et que sa mère applique en fidèle exécutrice, faisant appel à une matrone munie d'un rasoir : « Celle-ci m'a coupé un bout de chair entre les cuisses », dit Ferdaous.

Mais Ferdaous est une révoltée dans l'âme, et le récit nous expose les multiples prises de conscience du personnage qui vont faire naître en elle une curiosité libératrice. Nawal El Saadawi dissèque les mécanismes de l'exploitation. Son récit est l'histoire d'une révolte et de l'affirmation d'une liberté plus haute que les lois patriarcales. C'est un texte militant, à resituer dans le contexte des luttes féministes des années 1960-1970.

Fuir le patriarcat familial

La première prise de conscience du personnage émane d'une interrogation : comment cet homme qui mange seul et ne laisse que des restes à sa femme et sa fille serait-il son père ? Celui devant qui il faut se baisser pour lui rafraîchir les pieds en les aspergeant, celui dont il faut reconnaître la supériorité hiérarchique, et supporter les coups ? Il vaut mieux fuir la maison autant que possible, fuir ce patriarcat enraciné dans le respect des conventions sociales et religieuses et qu'elle observe tandis qu'elle porte sur sa tête une lourde jarre remplie d'eau. Ce patriarcat qui fait dire aux gens de son village qu'« aimer celui qui nous gouverne c'est aimer Dieu. »

Un oncle étudiant donne à Ferdaous le goût de la lecture. Née de parents illettrés, elle va avoir envie d'apprendre, au prix de quelques frôlements de l'oncle sur son corps. Deuxième prise de conscience : la connaissance pour échapper à son sort. Elle le supplie de l'emmener au Caire avec lui à la mort de ses parents, et la voilà inscrite à l'école, puis au lycée, une aubaine vu l'endroit d'où elle vient. Mais l'université lui sera interdite. Elle fixe la porte de son lycée qui se referme derrière elle « comme si elle allait se rouvrir pour moi, enfin ». Comme une porte de prison qui s'abat sur son avenir.

« Aimes-tu les oranges ou les mandarines ? »

Mariée contre son gré à un vieil homme qui la dégoûte et la bat — puisque les maris ont ce droit —, Ferdaous trouve la force de s'enfuir. Fuguer, marcher dans la rue, cet espace public dont sont exclues les femmes, car la rue est le domaine des prostituées. Du père à l'oncle puis au mari, le chemin est tout tracé pour la rencontre avec un souteneur. D'abord attentionné, celui-ci lui demande : « Aimes-tu les oranges ou les mandarines ? » Ferdaous répond qu'elle préfère les mandarines alors qu'en fait ce sont les oranges qu'elle préfère, mais les mandarines sont moins chères. Le rapport des femmes à l'argent est biaisé : ne jamais exprimer son désir profond parce que « c'est trop cher ». Par cette parabole nous est dévoilé le déterminisme qui empêche les filles d'espérer autre chose que ce que des siècles de dévalorisation d'elles-mêmes ont institué en « loi » éternelle et inébranlable.

La troisième prise de conscience est donc liée à l'argent. Elle se souvient d'un sou donné par son père dans son enfance, et le souvenir de ce sou « qui lui appartint en propre » lui inspire le désir d'être indépendante. Elle va gagner sa vie comme prostituée, écartant mari et souteneurs pour arracher son indépendance financière et être libre. Elle ne voit pas de raison à ce que certaines lois ne soient applicables qu'aux femmes, comme le fait d'invoquer le péché quand il s'agit d'argent. Consciente de son nouveau pouvoir, Ferdaous raconte : « Mes chaussures foulaient l'asphalte avec force, avec ivresse », et elle compare cette ivresse à l'émerveillement d'un enfant qui aurait enfin compris le mécanisme de son jouet cassé pour pouvoir le réparer. Prendre sa vie en main, ne plus détourner son regard de ce qui est considéré comme péché, licite pour les autres et illicite pour elle, pourquoi ? « Le billet de banque a fait éclater l'énigme », dit Ferdaous.

Vertueuse mais dupe et exploitée

Mais les souteneurs continuent de rôder autour d'elle, et il faut bien du courage pour assumer le fait de ne pas être respectée. Pour que cesse l'insulte, Ferdaous se fait embaucher dans une entreprise et commence un travail de bureau. Cela l'amènera à une quatrième prise de conscience, politique cette fois. Le mépris qu'elle lit dans les yeux des cadres pour les petites employées aiguise son raisonnement ; l'attirance qu'elle éprouve pour l'un d'eux et qui est réciproque lui fait comprendre la réalité des classes sociales lorsque la fille du directeur lui sera finalement préférée — car on ne se marie qu'entre soi. Elle en conclut qu'être employée ne diffère pas vraiment de la prostitution. Alors elle courbe l'échine et le paye de sa santé, de son corps, de sa tranquillité d'esprit : « Nous sommes toutes des prostituées avec des valeurs diverses. »

Dans ces conditions, elle préfère « être une prostituée plutôt qu'une femme vertueuse mais dupe ». Qu'elle soit fille, épouse, employée ou prostituée, Ferdaous réalise que tous les « contrats » sont les mêmes : l'échange se base sur l'obéissance contre la protection. Tous ces statuts sont régis par les lois masculines et les femmes en font les frais.

L'objectivation du corps des femmes

Si la prostitution est une thématique largement traitée dans le livre, c'est pour mettre en exergue l'objectivation du corps des femmes et ce, quel que soit le contexte. Nawal El Saadawi a transposé dans son récit haletant des éléments de sa propre histoire. Sa révolte nourrit son personnage : excisée à six ans, réchappée à dix d'un mariage forcé, son œuvre est mise au service du combat contre les violences machistes. Sans cesse en lutte contre l'ordre établi, elle sera elle-même emprisonnée et menacée de mort.

Son texte militant reste d'actualité. Que ce soit l'excision, le mariage forcé, l'inégalité salariale, dans bien des pays un long chemin reste encore à parcourir. Quant à l'Égypte, l'excision qui va de pair avec le mariage forcé des mineures pour les préparer à en faire de bonnes épouses n'y est criminalisée que depuis 2008.

Un roman toujours en prise avec le réel

Nawal El Saadawi, née en 1931, a été une figure incontournable des luttes féministes en Égypte, pays qui fut parmi les premiers à voir émerger un mouvement d'émancipation des femmes, couplé à la lutte nationale contre la colonisation. Elles conquièrent le droit de vote en 1956. Mais s'agissant de réglementation des statuts personnels, l'Égypte possède une législation d'inspiration religieuse, et les féministes d'aujourd'hui persistent comme leurs aînées à réclamer une modification de ces statuts. C'est en ce sens qu'il convient de comprendre pourquoi Nawal El-Saadawi s'est rangée aux côtés d'Abdel Fattah Al-Sissi après le coup d'Etat de juillet 2013 contre le président élu Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans lors des élections de 2013, ce qui lui sera beaucoup reproché : elle était farouchement opposée au régime des Frères musulmans, qu'elle considérait comme une régression. Mais le « féminisme d'État » d'Abdel Fattah Al-Sissi s'est révélé une pure instrumentalisation des femmes. C'était d'ailleurs déjà sous son commandement en tant que chef des armées que les femmes arrêtées en 2011 lors de manifestations furent soumises à des tests de virginité, pratique humiliante s'il en est.

Les féministes égyptiennes considèrent que sans égalité dans la sphère privée, aucune égalité ni justice n'est possible dans la sphère publique, et le débat perdure : faut-il prendre comme point de référence les droits humains ou bien une interprétation éclairée de la religion ? Quant à la présence des femmes dans l'espace public, le harcèlement sexuel et sexiste demeure un problème récurrent en Égypte, malgré une plus lourde pénalisation.

Ferdaous est un personnage fictif, mais son histoire et tous les détails de son existence qui vont la mener jusqu'à la prison puis à l'exécution capitale sont vraisemblables et conservent une actualité évidente et presque documentaire. Nawal El-Saadawi l'affirme dans l'incipit de son roman : « Je parlerai d'une femme réelle, une femme en chair et en os ».

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Nawal El Saadawi
Ferdaous, une voix en enfer
éditions Des Femmes
mars 2022
162 pages, 10,25 euros

La langue des Doms en voie de disparition

Les Doms du Proche-Orient ont été touchés par les troubles qui ont secoué la région ces dernières années et accru leur dispersion. Leur souci d'intégration dans les pays d'accueil les a poussés à privilégier les langues locales au détriment de leur propre parler, dérivé du sanscrit mais métissé de mots arabes, que les jeunes s'emploient désormais à préserver et à faire revivre.

Depuis leur migration du sous-continent indien, les Doms ont conservé leur langue, le domari, mais la dispersion de la communauté pourrait la menacer à terme.

Warda dépose délicatement un large plateau en argent sur la moquette. Olives vertes, labneh baignant dans de l'huile d'olive, pain pita et gâteaux croquants à l'anis. Fadi, accoudé sur un coussin, se redresse, et Farah et Nagham, 7 et 9 ans, s'approchent du petit déjeuner. « Iba » !, crie la petite dernière, qui vient enlacer son papa. « Regarde, ce n'est pas compliqué », m'explique Fadi. « Pour l'eau, on dit pani, le sel, c'est lon, et le pain, mana », dit-il. À ma prononciation hésitante, les petites filles s'esclaffent. « Kakie namor ? » (comment tu t'appelles ?), s'amuse Farah, un sourire grand jusqu'aux oreilles. La famille, qui habite la Seine–Saint-Denis, parle le domari au quotidien, une langue propre à la communauté marginalisée des Doms.

« La langue des oiseaux »

Au moins 15 000 Doms ont fui la Syrie depuis le début des affrontements armés en 2011. Après avoir avalé des milliers de kilomètres, ils se sont établis en Europe, principalement en Belgique et en France depuis 2014. Fadi et les siens ne sont pas syriens, mais ont toujours vécu au Liban, sans toutefois être libanais. Apatrides, comme une partie des Doms au pays du Cèdre, ils ont pris la route de l'exil, suivant des proches qui avaient fui Homs. « Au Liban, parler notre langue était très mal vu, on avait honte, les gens l'appellent le nawari » (du mot nawar, un terme dégradant en arabe), raconte Fadi. « Mais nous, on en est fiers, le domari fait partie de notre histoire, de notre identité, il nous rappelle les difficultés qu'on a traversées. On l'appelle “la langue des oiseaux”1, car on n'arrête pas de jacasser quand on discute entre nous », plaisante le père de famille.

« Bien sûr qu'on transmet le domari à nos enfants, c'est important », s'exclame-t-il. Pourtant, Farah, ne semble pas enthousiasmée. « Le domari, ce n'est pas beau », tranche-t-elle. « Je préfère parler français avec mes amies Jennifer, Marie et Yara. Et aussi apprendre l'anglais avec la maîtresse », explique la petite, qui se met à compter jusqu'à 20 dans la langue de Shakespeare. Les enfants doms, qui suivaient rarement un cursus scolaire complet au Liban, sont désormais majoritairement scolarisés, après des années d'adaptation. La langue risque-t-elle de disparaître ? Depuis la fin des années 1990, des linguistes contemporains tentent de la retranscrire.

Carte Google annotée, extraite de : Bruno Herin, « The Arabic Component in Domari », in Studies in Arabic Linguistics, 2018

Une grammaire proche du sanscrit

Les premières découvertes du domari remontent, elles, au début du XIXe siècle. En 1806, l'explorateur allemand Ulrich Jasper Seetzen, qui réalise un périple à travers le Proche-Orient, arrive en Palestine, où il rencontre des tribus doms près d'Hébron et Naplouse. Il est le premier à répertorier une liste de mots de vocabulaire, publiée en 1854, et note que la langue des Doms contient de nombreux mots arabes, avec une grammaire proche du sanskrit. L'expansion coloniale, l'amélioration des moyens de transport (bateau à vapeur, rail) et la « question d'Orient » poussent des chercheurs académiques — scientifiques, philologues, archéologues ou historiens — à se rendre dans la région. « Ces pionniers produisent des notes de voyage et s'intéressent notamment à la langue des populations de commerçants nomades pour comprendre leur origine historique, comme plus tôt avec les Roms en Europe. À l'époque, il existe une vision romantique, on postule l'existence d'une langue tsigane asiatique commune, alors que le domari est à part », affirme Bruno Hérin, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et l'un des seuls spécialistes du domari au monde.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une demi-douzaine d'explorateurs publient des lexiques plus fournis du domari et de ses variantes, sur un vaste territoire s'étendant du Caucase au Soudan. « La contribution la plus importante est celle de Robert Macalister, un archéologue irlandais qui a réalisé un travail extraordinaire », explique le linguiste israélien Yaron Matras, qui s'est basé sur ces travaux pour publier une grammaire du domari en 2012. Macalister mène une vaste campagne de fouilles en Palestine à partir de 1902 pour le compte du Palestinian Exploration Fund. Il découvre le domari en entendant parler les ouvriers sur les chantiers, et une fois les travaux d'excavation achevés, rémunère un intermédiaire, qui va lui raconter des histoires traditionnelles en domari, et les traduire en arabe. L'ouvrage The Language of the Nawar or Zutt, the nomad smiths of Palestine, paru en 1914, inclut également un lexique de 1350 mots et les bases d'une grammaire de la langue.

Pendant près d'un siècle, le domari est ensuite peu étudié, puis est redécouvert au début des années 1990, notamment par Yaron Matras. Ce professeur de linguistique à l'université de Manchester, spécialisé dans l'étude du romani, apprend que le domari serait encore parlé à Jérusalem, dans le quartier de Bab Al-Huta. « Il restait une cinquantaine de locuteurs au début de mes recherches, aujourd'hui, il n'existe plus qu'une femme parlant le domari. Elle a été éduquée par ses grands-parents, qui lui ont transmis la langue, mais n'a plus personne à qui le parler », assure Matras.

Des réseaux claniques en Syrie

Si le domari est quasiment éteint en Palestine, il est encore couramment parlé dans d'autres pays du Proche-Orient. « C'est dans le nord-ouest de la Syrie que le domari est le plus dynamique, notamment à Alep, Lattaquié, Homs, Saraqib. Les réseaux claniques dans cette région sont extrêmement forts, avec une importante endogamie », précise Bruno Hérin, qui a réalisé ses premiers enregistrements à Alep dès 2009. Une importante communauté vit également dans le sud de la Turquie et dans le nord du Liban. Il s'agit des mêmes clans familiaux, qui ont été séparés par la création des nations modernes après l'éclatement de l'empire ottoman. « Jusqu'à Mersin et Urfa, le domari est encore couramment parlé, mais dans l'est de la Turquie, il a été remplacé par le domani, une langue presque intégralement kurdisée, avec des restes de vocabulaire domari », précise-t-il.

Le chercheur fait une distinction entre le domari du sud, plus arabisé et parlé en Jordanie et en Palestine, et le domari du nord, utilisé au Liban, en Syrie, et en Turquie. Les différentes strates de la langue permettent de deviner le parcours migratoire de la communauté. « Le domari est une langue indo-aryenne. Entre le IIe et le VIe siècle, les ancêtres des Doms se sont déplacés d'Inde centrale vers le nord-ouest du continent, puis auraient migré vers des zones iranophones, puis turcophones, où la langue a été influencée par le kurde et le turc », assure-t-il. « Ensuite, la communauté s'est divisée il y a plusieurs siècles, une partie poussant plus loin vers le sud, en Palestine et en Jordanie, l'autre rejoignant les zones arabophones plus tardivement ».

Dans d'autres parties du Proche-Orient, il existe également des Doms, mais qui ont totalement perdu l'usage du domari, par exemple en Irak, en Iran, ou en Égypte. La chercheuse Alexandra Parrs a rencontré des Doms en Égypte vivant dans les quartiers pauvres du Caire et à Alexandrie. « Souvent appelés Ghajar, ils utilisent parfois le sim, qui signifie code en arabe. Il s'agit en réalité d'un lexique d'une cinquantaine de mots qui leur permet de se reconnaître entre eux, mais qui a très peu de liens avec le domari. Ce vocabulaire est par exemple utilisé dans le souk des joailliers au Caire dans les négociations », explique la sociologue.

Le choix de l'arabe pour les sédentaires

Pourquoi la langue des Doms s'est-elle perdue dans certains territoires alors qu'elle a résisté dans d'autres ? La progressive sédentarisation de la communauté au XXe siècle semble avoir joué un rôle important. Elle a été favorisée, entre autres, par les régimes nationalistes arabes. En Irak par exemple, explique le chercheur Ronan Zeidel, les Doms ont été intégrés à la nation par Saddam Hussein dès 1979, et ont reçu des terres fertiles dans la périphérie des grandes villes, par exemple dans la zone d'Abou Ghraïb, à l'ouest de Bagdad.

Les Doms ont également reçu la nationalité en 1957 en Syrie et en 1994 au Liban, même si une partie d'entre eux demeure apatride. Bénéficiant d'un statut plus favorable, ils ont davantage eu accès à l'éducation, se mêlant aux sociétés arabes. Les Doms se sont aussi concentrés en périphérie des grandes villes, leurs métiers traditionnels itinérants — forgerons, tanneurs, fabricants de tamis, de bijoux en argent, dentistes informels, entre autres — ayant peu à peu disparu. « À Jérusalem et à Amman, les Doms ont abandonné leurs activités nomades, sont devenus travailleurs journaliers et ont inscrit leurs enfants à l'école. Les parents les ont encouragés à parler arabe, pour qu'ils s'intègrent mieux et ne soient plus stigmatisés », affirme Yaron Matras.

Les familles qui conservent un mode de vie semi-nomade (migration en été et en hiver) parlent généralement un meilleur domari. « La question de la transmission est déterminante : la langue se perd quand les parents arrêtent de parler domari à leurs enfants, ou l'inverse ». En Jordanie, le domari semble encore bien se maintenir, mais demeure fragile. Un court documentaire de la vidéaste israélienne Einat Dattner, rare témoignage d'une famille vivant près d'Amman, le confirme. « La famille m'a dit qu'elle voulait conserver les traditions, mais qu'ils souhaitaient oublier leur langage, qui faisait d'eux des gens différents, et préféraient que leurs enfants parlent arabe », confie la réalisatrice de films indépendants.

À Beyrouth, la situation est à peu près similaire. Une étude de 2011 de l'ONG Terre des Hommes au Liban avait montré que 47 % des adultes parlaient le domari, mais seulement 23 % parmi les enfants. « C'est l'importance numérique de la communauté et sa cohésion sociale qui expliquent la dynamique de la langue », affirme Bruno Hérin.

La dispersion des Doms après le déclenchement de la guerre en Syrie pourrait menacer le domari. La communauté est en effet éclatée entre le Liban, la Turquie, l'Europe et l'Afrique du Nord. Mais la migration en Europe pourrait aussi être une chance, car de jeunes Doms sont déterminés à faire connaître leur langue.

Une nouvelle vie sur YouTube et les réseaux sociaux

Kamal Kelzi en est persuadé : s'il n'avait pas quitté la Syrie, il n'aurait jamais pu lancer en 2017 sa chaîne YouTube en domari, Kamal Dom people. L'étudiant en dentisterie de 24 ans, originaire d'Alep, possède un profil atypique. Contrairement à la majorité des Doms, il est arrivé par avion d'Istanbul en 2012 en Suède grâce au regroupement familial, son père vivant dans le pays. C'est aussi un passionné de langues, qui participe volontiers à des défis en ligne. Sur YouTube, il a commencé par poster d'anciennes chansons en domari récupérées auprès de personnes âgées de la communauté, des contes pour enfants, du vocabulaire de base, puis a mis en ligne une vidéo très regardée sur le coronavirus. « Le domari n'est pas connu, car les Doms n'osent pas dévoiler leur identité. Ils se présentent comme kurdes, turkmènes, ou membres d'autres minorités. J'ai mis du temps à en parler moi-même, mais je ne voulais plus me cacher », raconte-t-il.

Kamal se veut pourtant optimiste. « Je ne pense pas que notre langue va disparaître rapidement en Europe, car les enfants vont prendre conscience de leur identité, de leur culture, sans crainte d'être jugés. Il y a même eu une tentative de créer une association pour représenter la communauté ». Pour le jeune homme, qui a de la famille en Belgique, c'est plutôt l'arabe qui est en perte de vitesse, par rapport au domari et au français. Sa chaîne YouTube a suscité de l'intérêt au sein de la communauté. « J'ai été contacté sur Instagram par un Dom de 19 ans du sud d'Iskanderun, qui m'a dit qu'avec ses cousins, il avaient créé un groupe WhatsApp pour documenter le domari en Turquie ».

À des milliers de kilomètres, dans le sud-est de l'Andalousie, Bahaa, un étudiant dom qui a fui Homs pendant la guerre en Syrie ambitionne d'écrire un dictionnaire domari-arabe. Étudiant en master 2 d'arabe à l'université de Grenade, son parcours a été plus chaotique que celui de Kamal. Il est passé par le Liban, l'Algérie et le Maroc, où il a entamé des études d'Arabes à Oujda. Après avoir franchi la frontière dans l'enclave espagnole de Melilla, il est arrivé en Espagne, puis en France, et « dubliné », a été renvoyé en Espagne. « Je veux écrire ce dictionnaire pour sauver notre langue, dans les pays arabes, le domari risque de disparaître. Les Doms ne peuvent même pas écrire dans leur propre langue et sont obligés d'utiliser l'arabe, ce n'est pas normal. Ceux qui n'auront pas appris le domari de leurs parents pourront le faire plus tard si la langue est écrite », explique l'étudiant. « C'est une langue très riche, et j'ai très envie de la partager avec le plus de monde possible ».


FCP 2022. Regards féministes de Palestine

En 2022, le Festival Ciné-Palestine (FCP) est à nouveau au rendez-vous à Paris et en région parisienne, à Saint-Denis, Aubervilliers, Montreuil et Mitry-Mory, du 26 mai au 5 juin. Mais s'invite aussi, cette fois, à Marseille les 7, 8 et 9 juin.

En poursuivant son ambition de faire découvrir au public le cinéma palestinien dans toute sa richesse et sa diversité, cette édition propose un large programme composé de courts et longs-métrages, de documentaires et de fictions, d'œuvres inédites et d'archives rares.

Focus Féminismes

Ce n'est pas si fréquent dans le monde du cinéma : les réalisatrices occupent la moitié de la scène cinématographique palestinienne. Mais elles ne sont pas valorisées sur la scène internationale.

Le récit de la lutte de libération nationale se concentre davantage sur le rôle des hommes que sur celui des femmes. Des films tels que Leila et les loups (1984) de Heiny Srour — première femme cinéaste sélectionnée à Cannes — ou encore The Silent Protest (2019) de Mahassen Nasser-Eldin ont mis en lumière le rôle des femmes et leurs combats. Ce sont ces deux films qui ont inspiré ce focus, consacré aux regards féministes de réalisatrices sur la Palestine. Il souligne aussi leur place dans la création cinématographique palestinienne, leurs regards, leur réflexion et leur travail à travers des projections, des débats et des tables rondes mêlant cinéastes et chercheur.euse.s dans le cadre de partenariats avec l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille.

Hommage à Ghassan Kanafani

Le festival accorde une place importante dans sa programmation aux archives du cinéma palestinien. En commémoration du travail politique, littéraire et militant de Ghassan Kanafani, mort assassiné par le Mossad il y a cinquante ans, deux documentaires sur sa vie et celle de ses proches, et une adaptation libre de sa nouvelle Retour à Haïfa

Concours de courts métrages

Jeudi 2 juin à 20 h au cinéma L'Écran de Saint-Denis, passage de l'Aqueduc

Cette année, le concours a regroupé des œuvres narratives, documentaires et d'animation, de réalisateurs confirmés et d'étudiants. Six films ont été retenus, qui seront en compétition pour un Prix du jury et un Prix du public. Les jurys ainsi que les réalisateur.trices seront présents.

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FCP 2022
Focus Féminismes
26 mai-5 juin, Paris, Ile-de-France et Marseille

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Au Darfour, le goût amer des promesses non tenues

L'accord de paix signé en 2020 avait suscité une vague d'espoir au Darfour, où la guerre a fait près de 300 000 morts en 17 ans. Mais cette région est toujours le théâtre de nombreuses violences. Avec la complicité du gouvernement, les janjawid attaquent des camps de déplacés et des villages majoritairement non arabes. Reportage.

Envers et contre tout, la persistance de la Palestine

Si la Palestine semble avoir disparu de l'ordre du jour diplomatique occidental et arabe, elle demeure ancrée dans la réalité régionale et dans la mémoire des peuples. On ne peut pas si facilement éradiquer l'aspiration à l'émancipation.

La visite du président américain Joe Biden au Proche-Orient en juillet 2022 n'a en rien changé la stratégie américaine dans la région. Celle-ci visait essentiellement à réduire les prix de l'énergie par suite de la guerre en Ukraine qui menace l'économie mondiale. Par-delà un soutien de pure forme à la solution des deux États, Joe Biden a ignoré la question de la Palestine, laissant le peuple palestinien plus marginalisé que jamais.

Joe Biden n'a pas remis en cause les concessions que Donald Trump avait faites à Israël. Les colonies israéliennes n'ont fait l'objet d'aucune condamnation officielle. Le consulat américain à Jérusalem-Est reste fermé, entérinant ainsi la revendication israélienne sur la ville contestée. De même que le bureau de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Washington. Les États-Unis n'ont pas proposé de cadre pour de nouvelles négociations. Biden a certes rétabli l'aide aux Palestiniens, mais cela permettra seulement à une Autorité palestinienne (AP) corrompue et inefficace de subsister.

Bien qu'une telle indifférence ait toujours fait partie de la politique étrangère des États-Unis dans la région, elle reflète aujourd'hui l'importance décroissante de la Palestine dans le monde arabe. La perception de la cause palestinienne depuis la dernière décennie a changé en même temps que changeait le nouvel ordre régional dans le monde arabe. Et cela, alors que l'opinion publique dans toute la région reste fortement pro-palestinienne, et que son soutien aux accords d'Abraham et à la normalisation avec Israël est pour le moins tiède. Solidarité ne rime pas systématiquement avec mobilisation.

La question de la Palestine n'a plus autant d'impact sur les politiques nationales qu'elle n'en a eu dans le passé. Les Palestiniens ont payé le prix du déclin des idéologies transnationales, que ce soit le nationalisme arabe ou l'islamisme qui stimulaient le soutien à l'autodétermination palestinienne. De plus, sur le plan économique et politique, beaucoup de pays ont traversé des conflits ou des transitions tumultueuses depuis les Printemps arabes. Les sociétés des pays arabes se concentrent désormais plus sur les enjeux économiques ou sur les luttes locales pour la dignité et la justice que sur des problèmes régionaux comme la Palestine.

Socialement, la répression et la fragmentation de nombreuses sociétés civiles ont également empêché la mobilisation de masse contre l'agression israélienne. Les manifestations pro-palestiniennes ont donc diminué en nombre et en ampleur, à l'exception peut-être de la Jordanie compte tenu de sa proximité géographique. Des événements qui auraient autrefois suscité de fortes réactions populaires, comme les récents vols de drones du Hezbollah au-dessus d'Israël, sont à peine évoqués dans les opinions publiques.

Enfin, en termes géopolitiques, la Palestine ne structure plus l'agenda régional, car celui-ci a disparu au profit d'autres recompositions. L'ancien système interarabe construit sur un consensus durable coordonné par la Ligue arabe s'est pratiquement effondré.

Incitations à la normalisation

Pourtant, la nouvelle ère de normalisation incarnée par les Accords d'Abraham représente moins une convergence fortuite d'intérêts qu'une nouvelle structuration des dynamiques régionales. À chaque étape est apparue une nouvelle incitation à la normalisation.

La première impulsion pour la normalisation est venue de l'axe contre-révolutionnaire. Poussée par l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) pendant le Printemps arabe, la contre-révolution a cherché à vider de leur sens toutes les idéologies, celles du nationalisme et de l'islamisme arabes ainsi que du libéralisme et de l'activisme démocratique. Son objectif était de consolider les régimes autoritaires en annihilant toutes les sources de mobilisation populaire.

Par la suite, la seconde impulsion pour la normalisation résulte de la politique étrangère américaine de l'administration Trump. « L'accord du siècle » a fourni une opportunité aux alliés américains de longue date de renforcer leur stature géopolitique, et aux nouveaux alliés de gagner du terrain à Washington en mettant en avant leurs positions pro-israéliennes.

Depuis le départ de Trump, nous sommes entrés dans une troisième phase. Les États arabes se sont dégagés de leurs alliances précédentes et, devant une hégémonie américaine déclinante, poursuivent désormais leurs propres intérêts. L'élaboration d'une paix séparée avec Israël profite à chaque « normalisateur » de façon différente, et aucun de ces avantages ne découle vraiment des nobles promesses des accords d'Abraham, qui, selon ses concepteurs, devaient déclencher une vague sans précédent d'intégration économique et de prospérité dans toute la région.

Dans le Golfe, par exemple, les EAU voient en Israël un allié dans le cadre d'arrangements de sécurité mutuelle pour contrer l'Iran, qu'ils perçoivent comme une menace existentielle. Les EAU considèrent également les connexions technologiques et financières israéliennes comme étant vitales pour leur pénétration économique en Afrique. Le Maroc, pour sa part, perçoit Israël comme un partenaire utile face aux avancées de l'Algérie dans certains secteurs militaires. Les dirigeants soudanais ont « sauté dans le train » de la normalisation parce qu'elle leur a permis d'être rayés de la liste américaine des États qui soutiennent le terrorisme, leur donnant ainsi la possibilité de s'ouvrir à la coopération économique et militaire avec l'Occident.

La fin des alliances permanentes

La question palestinienne est donc négligée, non pas dans le cadre d'une nouvelle concertation régionale, mais parce qu'il n'y a justement plus d'ordre régional. Les alliances traditionnelles ont été remplacées par un paysage toujours changeant de conflits et de regroupements ad hoc, chaque État voyant le système régional comme un vaste buffet dans lequel il peut picorer et prendre des positions apparemment contradictoires. Il y a moins d'axes permanents que d'alliances temporaires. Ces modèles de coopération sont utilitaristes, non pas fondés sur un accord idéologique, mais plutôt sur des convergences temporaires d'intérêts qui se juxtaposent.

Par exemple, la Turquie coopère avec la Russie pour faciliter le passage des céréales à travers la mer Noire, mais elle a également accepté, après maintes sollicitations américaines, de permettre à la Finlande et à la Suède de rejoindre l'OTAN. De même, le pays participe à des rencontres trilatérales avec l'Iran et la Russie, tout en vendant des drones militaires à l'Ukraine. Le Maroc reste pro-occidental dans son orientation économique et politique, mais a choisi de ne pas condamner la Russie pour son invasion de l'Ukraine. Le nouveau « grand jeu » pour les gisements de gaz naturel de la Méditerranée orientale a également déclenché de nouveaux partenariats et tensions entre la Libye, la Turquie, Chypre, l'Égypte, Israël et la Grèce, qu'ils négocient indépendamment des pressions régionales plus larges.

Quatre États arabes du Golfe n'ont pas encore accepté la normalisation avec Israël : l'Arabie saoudite, le Koweït, Oman et le Qatar. Pour l'Arabie saoudite, sa tutelle sur les lieux saints de La Mecque et Médine bloque la normalisation. Tolérer la pression coloniale d'Israël sur la Palestine signifierait abandonner symboliquement Jérusalem, qui abrite le troisième lieu saint de l'islam, la mosquée d'Al-Aqsa. Le Qatar ne veut pas normaliser afin de garder sa position de médiateur neutre, tout en conservant son influence par le biais de son soft power. La normalisation priverait Doha de sa position privilégiée, au-dessus de la mêlée des conflits régionaux.

Alors que ces configurations géopolitiques à travers la région se multiplient et deviennent plus complexes, en Israël s'est mise en place une efficace division du travail entre l'État et les colons. L'establishment politique israélien normalise avec le plus d'États arabes possibles, érigeant ainsi « l'État juif » unique en fait accompli. Pendant ce temps, les colons font du nettoyage ethnique et continuent à occuper les terres palestiniennes. Parce que ces colons n'agissent pas selon les directives officielles de l'État, le gouvernement israélien peut démentir officiellement son soutien à leurs pratiques. La communauté internationale de son côté subventionne cet arrangement en gardant la tête de la moribonde AP juste au-dessus de la surface de l'eau. Le résultat final est un système semblable à celui de l'apartheid, dans lequel l'État et la société israélienne travaillent à catégoriser, séparer et gérer les Palestiniens comme de simples sujets.

Les régimes arabes dénoncent l'occupation et la colonisation de la Palestine, mais seulement du bout des lèvres. Ils jouent eux aussi un jeu à deux niveaux : les dirigeants recherchent tous les avantages matériels qu'ils peuvent obtenir en faisant la paix avec Israël tout en faisant davantage pression sur les éléments pro-palestiniens de leurs sociétés civiles. Cependant, cette stratégie est menacée par deux nouveaux développements.

La question du sacré

Premièrement, la crise palestinienne a évolué pour devenir une question de droits humains et non plus de lutte de libération nationale. Elle entre dans le cadre d'une défense universelle des droits civils et du principe de dignité. Puisque la solution à deux États a été méthodiquement rendue impossible par la droite israélienne, le principal cadre de référence des Palestiniens est celui du respect de leurs droits sous la domination israélienne. Le tollé mondial suscité par le meurtre de la journaliste américano-palestinienne Shirin Abou Akleh témoigne de cette évolution. Il en va de même pour la vague de soutien international au mouvement Boycott désinvestissement sanctions (BDS) qui rend la lutte pour la Palestine très proche de la campagne anti-apartheid contre l'Afrique du Sud.

Deuxièmement, depuis les récents affrontements sur l'esplanade des Mosquées-mont du Temple, l'attention s'est reportée sur la dimension religieuse du conflit autour de Jérusalem, rappelant sa qualité de Ville sainte. Le problème de Jérusalem ne concerne pas uniquement son statut de capitale éternelle d'Israël ou de future capitale de la Palestine. Sa sacralité découle de la présence de la mosquée Al-Aqsa et du Dôme du Rocher, et renvoie à l'épisode du voyage nocturne du Prophète Mohammed mentionné dans le Coran. Cette dimension spirituelle ultrasensible, qui engage non seulement les Palestiniens, mais la communauté musulmane dans son ensemble, avait déjà été au cœur de l'échec des négociations de Camp David en 2001. Occultée ces dernières années, elle est revenue en force dernièrement avec les provocations répétées des pèlerins juifs sur ce qui ne saurait être à leurs yeux que le « mont du Temple ».

Alors que certains politiques israéliens souhaitent sécuriser Jérusalem au plus vite, d'autres prennent en compte cette dimension sacrée et préfèrent ainsi n'occuper la ville que par étapes afin de réduire la possibilité d'une révolte à motivation religieuse. Cependant, ils sont contredits par leurs partenaires les colons qui opèrent dans une logique non pas politique mais religieuse, voire messianique, et poursuivent avec zèle le rêve d'une « Grande Judée ».

Ce dédoublement du politique et de la religiosité inquiète les régimes arabes. Ils comprennent la logique stratégique à l'œuvre dans l'accaparement de terres palestiniennes par Israël, mais ne peuvent gérer ni le contre-choc spirituel entraîné par l'occupation de Jérusalem ni la transformation de la cause palestinienne en une campagne globale pour les droits civiques. Ainsi la crainte du contre-choc explique la réticence de l'Arabie saoudite à la normalisation, puisqu'elle ne peut sacrifier Jérusalem tout en prétendant défendre La Mecque et Médine au nom de la oumma mondiale.

La Palestine a sans aucun doute subi un revers dans cette nouvelle ère. Pourtant, la crise ne se dissipera pas. Les Palestiniens sont aujourd'hui dans une impasse. Mais l'histoire montre que les revendications d'émancipation persistent face à un colonialisme implacable. L'Irlande du Nord est le fruit de la colonisation anglaise de l'Irlande il y a 600 ans. Pourtant, même l'Accord du Vendredi saint n'a pas entièrement résolu les tensions religieuses et nationalistes.

De même, la cause palestinienne perdurera. L'émancipation est une aspiration humaine fondamentale, qui résistera à toutes les pressions géopolitiques et religieuses qui la contraignent aujourd'hui.

Que sont les « territoires disputés » d'Irak ?

L'expression « territoires disputés » est apparue au lendemain de la création du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), après la chute de Saddam Hussein. Mais le litige pour le partage de cette région de 45 000 km2 qui s'étend de la frontière syrienne à la frontière iranienne sur près de 1 000 km de long remonte bien plus haut dans l'Histoire.

Les territoires disputés (disputed territories)
In International Crisis Group's Middle East Report no. 88, 2009

Les racines de la discorde

Après la première guerre mondiale, le Traité de Sèvres (1920) qui consacre l'éclatement de l'empire ottoman reconnaît le droit pour les Kurdes de former un État. Mais l'arrivée d'Atatürk au pouvoir relance le nationalisme turc et empêche la réalisation de cet engagement. En 1923, le Traité de Lausanne met fin aux aspirations kurdes, et la partie méridionale du Kurdistan est intégrée au nouvel État irakien, placé sous mandat britannique. Après la proclamation de la République en Irak, en 1958, le pouvoir central se trouve confronté à une série d'affrontements avec la guérilla kurde et finit par promulguer en 1974, une loi d'autonomie pour trois gouvernorats : Erbil, Soulaimaniya et Dohuk. Mais Moustafa Barzani, chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), refuse un découpage qui n'inclue pas la province de Kirkouk où sont localisées environ 30 % des réserves totales de l'Irak en hydrocarbures1 et qui exclut une partie de la population kurde.

Saddam Hussein conduit dans les années 1970-1980 une politique d'arabisation de ces régions, qui combine le déplacement forcé de plus d'un million de Kurdes, une campagne de « nettoyage » dénommée « Anfal » (février-septembre 1988) avec recours aux armes chimiques (massacre de Halabja, 16-19 mars 1988), l'obligation de se faire enregistrer comme Arabe pour éviter l'expulsion, et autres exactions.

Les guerres de 1991 et de 2003 cristallisent le problème

Mais en 1991, à la suite de la première guerre du Golfe, les troupes irakiennes sont contraintes de se retirer en deçà d'une « ligne verte ». Une zone de sécurité (no fly zone) est établie pour les Kurdes au-delà du 36° parallèle. Après la guerre de 2003, la chute de Saddam Hussein et la création du GRK, la Constitution de 2005 reconnaît la Ligne verte comme tracé de séparation avec l'État central irakien. Cette disposition est rejetée par les Kurdes, qui font valoir que les zones de peuplement kurde s'étendent plus au sud et que ce découpage leur retire les riches gisements d'hydrocarbures de Kirkouk et de la région de Khanaqin. Cette revendication est étayée par le fait qu'à la faveur du conflit, leurs troupes ont traversé la Ligne verte et ont pris le contrôle d'une partie de ce que l'on appelle désormais les « territoires disputés ». Leur position sur le terrain va encore se renforcer avec l'effondrement de l'armée irakienne face à l'organisation de l'État islamique (OEI), en juin 2014. La ligne de front devient alors une ligne potentielle de partage territorial, en tout cas aux yeux des Kurdes, qui considèrent que les régions libérées par leurs forces n'ont pas à être restituées. Ils entreprennent à leur tour une politique d'épuration avec le soutien de milices affiliées, notamment yézidies.

La présence sur ces mêmes territoires de minorités yézidies, shabak, kurdes faylis, chaldo-assyriennes, sabéennes mandéennes complique en effet les enjeux démographiques. Sans parler des déplacés internes, populations ayant quitté la zone ou s'y étant au contraire installées temporairement pour fuir des violences.

Multiplication des milices

Avec la reconquête de Mossoul et le reflux des djihadistes de l'OEI, de nouveaux acteurs ont fait leur apparition dans la zone : les milices chiites de la Mobilisation populaire, qui ont joué un rôle déterminant pour soutenir l'armée irakienne dans le combat contre l'OEI. Venues massivement des régions méridionales de l'Irak, elles sont étrangères à la zone concernée, mais y ont pris position. Épaulées par des combattants locaux issus des minorités et ayant intégré leurs rangs (Turkmènes et Kurdes chiites faylis), elles se sont opposées à plusieurs reprises aux peshmergas. A contrario, des représentants d'autres minorités, notamment des Yézidis, ont pris le parti de s'allier aux Kurdes. Outre Kirkouk, la ville de Sinjar, bien connue pour le martyre des populations yézidies sous la férule djihadiste, présente une situation encore plus compliquée du fait de l'implantation ancienne de combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans cette localité, base arrière pour conduire des opérations en territoire turc.

Pour régler tous ces différends, la question d'un référendum a plusieurs fois été évoquée, pas seulement de la part des Kurdes. Dans le contexte de la lutte contre l'OEI, plusieurs minorités ont réclamé la création de régions autonomes, par accession de certains districts au statut de gouvernorats qui pourraient ensuite éventuellement être rattachés au GRK par référendum. En juin 2017, le président du GRK, Massoud Barzani (le fils de Mostafa Barzani) décide de manière unilatérale d'organiser une consultation sur l'indépendance de la région autonome du Kurdistan, y compris dans la province de Kirkouk. En dépit des critiques sur l'absence de débat démocratique, et malgré les défections au sein même des rangs kurdes, Massoud Barzani proclame la victoire du « oui » en septembre 2017. Les autorités irakiennes de Bagdad lancent aussitôt une contre-offensive qui leur permet de reprendre en main les « territoires disputés », mais en renforçant le poids local des milices chiites.

Faute de règlement politique, la question reste ouverte. La Mission d'assistance des Nations unies pour l'Irak (Manui) a bien été mandatée par le Conseil de sécurité des Nations unies pour aider le gouvernement irakien à « élaborer des procédures de règlement des différends frontaliers internes », mais les différents rapports remis par cette instance, avec des propositions de règlement et une carte des territoires disputés ont été rejetés par les parties. Un référendum acceptable supposerait un recensement préalable des populations qui n'est pas réalisable dans l'état actuel de déliquescence du pouvoir central irakien et d'instabilité persistante de la région concernée. La question des territoires disputés, véritable imbroglio mêlant la démographie, les traumatismes d'un passé plus ou moins récent et la compétition pour l'accès aux ressources reste donc une source de tension toujours prête à revenir sous les feux de l'actualité.


1Objet de toutes les convoitises en raison de ses richesses pétrolières et agricoles, Kirkouk a été surnommée la « Jérusalem du Kurdistan ».

Au Kurdistan iranien aussi, les multiples raisons de la colère

La mort de Mahsa (Jhina) Amini, une femme de 22 ans d'origine kurde arrêtée à Téhéran par les agents de la « Brigade des mœurs » parce que son voile était mal ajusté a provoqué des manifestations qui se sont étendues à l'ensemble de l'Iran. Elles ont été particulièrement nombreuses au Kurdistan, où la politique de Téhéran est regardée avec méfiance.

Le 19 septembre 2022, six jours après l'assassinat de Mahsa Amini, commerçants et bazaris se sont mis en grève dans de nombreuses villes du Kurdistan iranien à l'appel de plusieurs partis kurdes. Des manifestations ont pris le relais à Sanandaj, Mahabad, Ashnoyeh, Saghez, Marivan, Bukan, Kamiyaran et Piranshahr. Des images diffusées sur les réseaux sociaux montrent les assauts et les tirs des Gardiens de la révolution et des forces de police locales contre les manifestants. À Bukan, lors d'une fusillade déclenchée par des agents antiémeute, une fillette de 10 ans a été atteinte par une balle à la tête. Ces derniers jours, au moins 1 500 Kurdes ont été arrêtés.

Étant donné leur histoire empreinte de discriminations, de luttes et de répression ainsi que leur situation géopolitique (la région se situe au nord-ouest du pays à la frontière de l'Irak et de la Turquie), les Kurdes tiennent une place particulière dans les mouvements de contestation iraniens.

Un dixième de la population

Ils sont près de dix millions, principalement sunnites, et représentent un dixième de la population iranienne. Les jeunes générations politisées de la région ne sont pas adeptes d'un islam rigoureux. Marginalisé comme celui du Baloutchistan au sud-ouest où des incidents armés ont fait une vingtaine de morts fin septembre, leur territoire pâtit d'un manque d'investissements de la part de Téhéran et, de ce fait, souffre d'un sous-développement chronique.

Victimes de persécutions, d'arrestations et d'assassinats ciblés, les oppositions kurdes iraniennes ont trouvé refuge dans la région du gouvernement autonome du Kurdistan d'Irak (GRK). Disposant de plusieurs milliers de combattants, le Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDKI) est le plus important de ces groupes. Le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), le (petit) frère du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 2004, constitue la deuxième force politico-militaire majeure. Trois autres mouvements, le Komala, le Parti de la liberté au Kurdistan (PAK) et, jusqu'à récemment, le Parti démocratique du Kurdistan-Iran (issu d'une scission du PDKI en 2006) sont de moindre importance.

Une éphémère république après-guerre

L'histoire légendaire du PDKI remonte à 1946, lorsqu'il proclama la République de Mahabad après le retrait de l'armée iranienne du Kurdistan après une intervention anglo-soviétique en 1941. Britanniques et Soviétiques souhaitaient empêcher l'Allemagne de s'emparer du pétrole iranien. La République de Mahabad s'employa à développer l'instruction, l'hygiène publique, fit construire des routes, imprima des livres scolaires en kurde, mit sur pied une armée. Mais l'expérience tourna rapidement court, la république n'étant pas en mesure de résister à l'attaque des troupes iraniennes, encouragées par les États-Unis. Son leader, Qazi Muhammad, sera pendu en 1947, ainsi que d'autres responsables kurdes.

En dépit de sa brève existence, la République de Mahabad demeure emblématique dans l'histoire et l'imaginaire collectif des Kurdes.. Bien que décapité, le PDKI retrouvera peu à peu de la vigueur et, en 1979, lors de la Révolution islamique, il prendra une part active au renversement de Reza Shah Pahlavi dans les zones à majorité kurde pour lesquelles il propose un Kurdistan autonome au sein d'un Iran démocratique. La région devait être dotée d'un parlement, les questions de défense, de politique extérieure et de planification économique relevant du gouvernement central. Le PDKI demande également la reconnaissance de la langue kurde comme langue nationale au même titre que le persan. Toutes ces revendications resteront lettre morte, Téhéran refusant d'y souscrire.

En 1988, à l'occasion d'une vague d'exécutions de milliers de militants et de dirigeants des partis d'opposition, Abdol Rahman Ghassemlou, le dirigeant du PDKI, est assassiné par un agent du ministère du renseignement, le redoutable Vevak. Dans ses mémoires, l'ayatollah Hashemi Rafsanjani, président de la République islamique de 1989 à 1997, précise que Ghasemlou négociait avec des diplomates iraniens au moment de son assassinat. En 1992, Sadegh Sharafkandi, le secrétaire général du parti, venu rencontrer des dirigeants suédois, est assassiné à son tour dans un restaurant grec de Berlin avec deux de ses camarades et un interprète. Après une décennie de mise en sommeil, le PDKI, dirigé depuis 2010 par Moustafa Hijri, a de nouveau repris ses activités militaires et diplomatiques. En juin 2018, Hijri a été reçu par plusieurs membres du Congrès et du département de la Défense américaine.

Depuis le début de la révolution, les États-Unis sont conscients du rôle que pourraient jouer les Kurdes dans un scénario qui viserait au renversement du régime iranien. Ainsi que le souligne le chercheur Émile Bouvier, « l'intérêt des Américains pour le PDKI est évident : en août 2017, avant d'être nommé conseiller à la sécurité nationale, John Bolton publiait un éditorial dans lequel il appelait l'administration américaine à s'entendre avec les minorités ethniques d'Iran, au premier rang desquelles les Kurdes, les Arabes du Khouzistan et les Baloutches, afin de créer un réseau d'alliés régionaux contre l'Iran. ».

Téhéran aussi a bien compris l'enjeu de ces alliances potentielles ; c'est pourquoi ces mouvements, s'ils ont été approchés par les Américains, l'ont été aussi par la République islamique. En 2019, alors que les accrochages à la frontière entre les combattants kurdes et les forces iraniennes avaient nettement diminué, des négociations ont été engagées entre le gouvernement et le PDKI afin d'arrêter les combats. Ceux-ci ayant repris l'année suivante, l'initiative qui n'a pas abouti. À la mi-novembre 2021, une vague d'arrestations a eu lieu dans le Kurdistan iranien. Puis, en juillet 2022, Téhéran a annoncé l'arrestation de cinq membres du Koumala, les accusant de complicité avec les services de renseignement israélien afin de faire sauter un site « sensible ».

Des raids militaires en territoire irakien

Le mois suivant, seize ans après leur séparation, le Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI) et le Parti démocratique du Kurdistan (PKI), faisaient état de leur réunification. Khalid Azizi, le porte-parole du PDKI, a déclaré à la section en persan de Voice of America : « La situation interne de l'Iran et plus particulièrement l'intensité de la lutte du peuple en général et des Kurdes en particulier, contre la République islamique sont des facteurs importants de cette décision ».

Comme en réponse à cette réconciliation, l'agence de presse officielle Tasnim a publié le 24 septembre un communiqué dans lequel il est précisé que « suite à une offensive armée de grande ampleur, des groupes terroristes Komala et PDKI dans les villes frontalières du pays, afin de semer le chaos, les forces terrestres des Gardiens de la révolution islamique ont attaqué le quartier général de ces groupes dans la région du Kurdistan irakien ». L'attaque conduite à l'aide des drones Shahed-136 et de missiles a tué au moins 13 personnes et en a blessé 58. Le siège du PDKI situé à Koya, à 65 kilomètres à l'est d'Erbil, capitale du GRK, a été particulièrement touché. Le gouvernement fédéral irakien et le GRK ont élevé des protestations contre ces intrusions barbares.

Avec cynisme, l'agence Tasnim conclut : « L'ennemi cherche toujours un prétexte pour déstabiliser cette région et tout le pays. Cette fois, ils ont utilisé la mort de Mehsa Amini, bien que nous-mêmes soyons désolés et affectés par la mort de cette fille du Kurdistan ».

Les vraies causes de la déstabilisation

Mais le pays est avant tout déstabilisé par la politique menée par le pouvoir. Depuis les années 1980, tous les partis et syndicats indépendants ont été interdits. Les restrictions liées à l'absence de liberté pour les femmes, la presse, les médias, les artistes, les associations et les syndicats se sont banalisées. Elles freinent, mais n'empêchent pas la colère des populations de s'exprimer. Ces dernières années, des heurts à caractère spontané ont éclaté dans la province à majorité arabe du Khouzistan, dans le sud-ouest du pays, aux confins de l'Irak et du golfe Persique. Des manifestations ont eu lieu à Ispahan contre le manque d'eau et les conditions de vie difficiles. Des enseignants et des conducteurs de bus ont fait grève, les retraités ont manifesté pour leur pouvoir d'achat, etc. Les frustrations s'accumulent. Le chômage, l'inflation, la corruption, la contrebande, l'omniprésence des réseaux mafieux et le manque de perspectives — notamment pour les jeunes — ont créé un terreau favorable aux protestations.

Le poids des élites économiques corrompues et le fossé entre les riches et les classes moyennes et populaires se sont aggravés, les sanctions américaines contribuant au délitement social. Alors qu'environ 45 % des Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté et que 10 % d'entre eux sont sous-alimentés, début mai 2022, dans un contexte marqué déjà par une importante inflation (de l'ordre de 40 %), des mesures d'austérité comme la diminution des subventions sur une partie des denrées alimentaires de première nécessité ont été annoncées par le gouvernement. Au même moment, un durcissement s'est traduit par des arrestations de cinéastes, de journalistes, de bahaïs (une obédience chiite hétérodoxe née à la fin du XVIIIe siècle), de pressions sur les syndicalistes et les binationaux ainsi que sur des institutions culturelles, mais aussi par le retour massif des patrouilles de la Brigade des mœurs, moins nombreuses sous la présidence d'Hassan Rouhani.

Les hackers d'Anonymous ont revendiqué des attaques sur plusieurs sites du gouvernement, mais également sur ceux des médias officiels. Le nombre de vues du hashtag #Mahsa Amini, avoisinant les 100 millions, a franchi des records mondiaux de diffusion. Les réseaux sociaux sont bombardés de vidéos et de messages relayant les informations et des images de la contestation. La plupart de ces vidéos d'amateurs sont envoyées lorsqu'un VPN (casseur de filtre) le permet, et surtout les premiers jours quand Internet n'était pas encore coupé et que les sites des influenceurs ou des médias de la diaspora iranienne étaient accessibles.

Reste que si le mouvement a été populaire sur les réseaux et s'est répandu dans tout le pays, l'absence d'opposition politique structurée laisse planer des doutes sur ses perspectives. Peut-il déboucher sur une remise en cause en profondeur du régime ou assistera-t-on au contraire à une répression accrue et à une déstabilisation mortifère de l'Iran ?

Égypte. Les multiples vies d'Inji Efflatoun

Le musée d'art moderne du Caire réserve depuis quelques mois une salle dédiée à l'œuvre de l'artiste-peintre engagée Inji Efflatoun, qui s'est éteinte en 1989 à l'âge de 65 ans. Féministe et militante de gauche, son parcours est emblématique du rôle important des femmes dans la modernité artistique en Égypte, depuis le début du siècle dernier.

Il se sent bien à sa place derrière le bureau en bois massif d'Inji Efflatoun. « Un bureau huit tiroirs », dit-il comme s'il faisait un inventaire rapide. « Là-bas, c'est son chevalet. J'ai aussi plusieurs de ses pinceaux, son matériel et ses outils de peintre, que je vais bientôt ranger dans une vitrine spéciale, ainsi que ses diplômes, les pamphlets et les livres qu'elle a écrits et d'autres traitant de son œuvre ». Khaled Hassan Ghassoub, 40 ans, est responsable depuis plus d'une dizaine d'années de la collection permanente d'Inji Efflatoun qu'elle a offerte de son vivant au ministère égyptien de la culture, avant sa mort en 1989. Consciente du pouvoir des archives du fait de ses activités politiques, elle organisa elle-même sa documentation personnelle. Depuis 2018, une part de ses archives, accompagnée de documents appartenant à sa sœur Gulpérie Abdallah-Efflatoun, est entrée à l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), dans le cadre d'un programme réservé à l'histoire des grandes familles. Ghassoub parle souvent d'elle à la première personne, non par égocentrisme, mais par excès d'amour, étant très admiratif du parcours de cette artiste-peintre qu'il a découverte en commençant à travailler au palais de l'émir Taz, dans le vieux Caire fatimide, en 2005.

« Ce site qui abritait son legs est actuellement fermé pour travaux de restauration, alors les soixante toiles de la collection sont exposées dans cette salle au premier étage du musée d'art moderne, depuis six mois environ ». Et cela va sans dire, il accompagne la collection, faisant partie intégrante de sa vie. « Mon destin est lié à celui d'Inji », lance-t-il comme pour dire « les mariages se font au ciel ». « Née dans une famille francophone de la haute bourgeoisie égyptienne, en 1924, j'apprécie beaucoup sa quête de justice sociale et son côté rebelle », ajoute le conservateur du mini musée Inji Efflatoun, lui-même un artisan du cuivre et du bois, qui a hérité son métier de son père.

Ghassoub est bien entouré, dans cette salle exiguë, chaude comme une étuve. La climatisation ne fonctionne pas, car le musée d'art moderne dont la collection compte plus de douze mille objets est en rénovation, depuis quelque temps. « Ici, une photo d'elle avec sa sœur Boulie (diminutif de Gulpérie), dans le jardin de leur grande demeure familiale à Choubra, qui s'est transformée en un lycée public, au lendemain de la révolution de 1952. Là, des œuvres représentant ses débuts, très marqués par l'influence des surréalistes, notamment son maître, Kamel El-Telmissany, peintre et cinéaste, qui fut l'un des fondateurs du groupe Art et liberté, de tendance communiste et antiimpérialiste.1 Son premier tableau, La fille et le monstre, date de 1941 », précise son fan fidèle, retraçant les principales phases de sa carrière.

D'abord, la période surréaliste caractérisée par l'usage de tonalités sombres et les scènes montrant une jeune fille à la recherche de soi, fuyant un florilège d'arbres. Ceux-ci étendaient leurs tentacules, la poursuivaient partout tels des monstres dans un cauchemar. Les arbres symbolisaient aux yeux de l'artiste la peur des êtres en souffrance, leurs rêves et leurs états d'âme. El-Telmissany qui lui donnait des cours privés en art était aussi son maître à penser, il l'a aidée à se libérer, à exprimer sa colère quant à l'injustice sociale et à ses origines aristocratiques, grâce à la force d'un imaginaire surréaliste. Il lui a permis également de développer ses penchants marxistes et les idées de gauche qu'elle avait explorées au lycée français du Caire, en même temps que celles des penseurs révolutionnaires Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot et Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon.

The Girl and the Beast, 1941

Mémoires posthumes

Inji en parle de manière détaillée dans ses mémoires, publiées en arabe à titre posthume par son ami Saïd El-Khayal2. Elle raconte comment la peinture l'a introduite dans les cercles intellectuels égyptiens, notamment en participant à la première exposition annuelle du groupe Art et Liberté tenue au Caire à l'hôtel Continental en 1942, et comment elle a rejoint, deux ans plus tard, le groupe communiste Iskra. Et ce, avant d'adhérer en 1952 au Mouvement démocratique pour la libération nationale (Haditou), qu'elle a quitté ultérieurement pour le Parti communiste égyptien.

C'était par excellence une période de militantisme intense, qui a duré près de quinze ans durant lesquels elle a pris part au lancement de la Ligue des jeunes femmes des universités et des instituts, qui adoptait une ligne de gauche anticoloniale, entre autres activités visant à lutter en faveur de l'égalité hommes-femmes. Celle-ci s'inscrivait, pour l'artiste, dans le cadre du combat plus large des libertés et de l'indépendance politique du pays.

Inji qui s'exprimait essentiellement en français jusqu'à l'âge de 17 ans, s'est mise à améliorer son niveau d'arabe, pour rattraper le temps perdu et être plus enracinée dans la culture égyptienne. Elle a d'ailleurs refusé de partir en France pour étudier les beaux-arts à Paris, se sentant coupable d'être une « fille de riches », taxée souvent par la presse locale de « communiste à quarante robes » et traitée parfois par ses pairs comme issue d'une classe à part. Elle s'est contentée de suivre une formation libre à l'Université du Caire, ainsi que des ateliers avec l'artiste suisse Margo Veillon (1907-2003) et l'Égyptien Hamed Abdallah (1917-1985), multipliant les voyages à Louxor, en Nubie, aux oasis, etc.

Une lignée de rebelles

Les années 1950 ont vu la notoriété d'Inji Efflatoun grandir au sein de la communauté artistique. Son travail est présenté dans le pavillon égyptien de la Biennale de Venise en 1952, et à la deuxième Biennale de Sao Paolo en 1953. Plus tard, probablement après avoir rencontré le muraliste mexicain David Alfaro Siqueiros, elle a adopté un style proche du réalisme socialiste, comme en témoignent les tableaux réalisés au cours de la seconde moitié des années 1950. Elle a privilégié ainsi les portraits de paysans sans terre et de tisserandes, les paysages de souks, revisité des épisodes violents de l'occupation anglaise, notamment dans l'encre sur papier du Massacre de Denshwai3.

La Moisson (The Harvest), 1966

Les sujets de ses toiles exposées au musée ou celles ayant fait date en disent long sur ses convictions, dont, à titre d'exemple, la série des fedayin, le tableau Lan nansa (nous n'oublierons pas), inspiré d'une manifestation de femmes contre l'occupation britannique, en hommage aux martyrs, et Rouhy enti talqa (Va, tu es répudiée). Cette peinture fait état de son féminisme, mais peut être aussi en référence à son statut de fille de divorcés, car ses parents se sont séparés l'année même de sa naissance. « Ma mère a assumé courageusement sa situation de jeune femme divorcée, à l'époque (…) Elle a décidé de réorganiser sa vie selon ses propres normes, tout en respectant les traditions et l'ordre établi. (…) Elle a quand même réussi à se lancer dans le domaine de la mode, soutenue par Talaat Harb (le parrain de l'économie égyptienne), et avec l'aide de la banque Misr, elle a ouvert (en 1936) la boutique Salha dans la rue Chawarbi (au centre-ville du Caire) ; or c'était jusqu'ici un champ exclusivement tenu par des étrangers et des juifs » (Mémoires).

De sa mère, la première styliste égyptienne, elle a hérité son caractère rebelle qu'elle décrit ainsi : « À peine âgée de 12 ans, j'ai compris que la rébellion est quelque chose d'essentiel pour affronter l'injustice, et aujourd'hui, je confirme — sans fierté ni modestie — que c'est un trait de caractère qui ne m'a jamais quittée. »

Soldier (Fedayeen), 1970

Peindre derrière les barreaux

Cet aspect de sa personnalité l'a menée derrière les barreaux, lors d'un vaste coup de filet contre les communistes mené par le président Gamal Abdel Nasser ; elle y est restée entre 1959 et 1963, le temps d'ouvrir la voie à une nouvelle période artistique, en peignant la vie en prison. Inji Efflatoun a pu obtenir l'autorisation d'y faire entrer son matériel et n'arrêtait pas de faire des portraits de prisonnières, de geôlières, etc. Chacune se divertissait comme elle le pouvait, et l'artiste a décrit merveilleusement bien le temps passé entre femmes, dans ces cellules étroites où les corps s'entassaient, se mouvaient en masse…

Femmes accroupies, 1960

Elle a ajouté à ses toiles une touche de couleur, pour égayer l'ambiance, a transformé parfois l'habit des prisonnières en tenues plus bariolées, tout en captant l'âme du lieu sordide. « Le directeur de la prison me prenait les tableaux, puis me les rendait après un certain temps, me disant que personne n'avait voulu les acheter, car ils sont trop tristes. J'ai paniqué à l'idée que je pourrais perdre cette chance de dessiner en détention, alors je lui ai proposé d'acheter nous-mêmes les toiles, mes collègues et moi, à une ou deux livres l'une », confie-t-elle dans ses mémoires. Elle recourait à toute sorte de ruses pour faire parvenir ses œuvres à sa sœur Boulie, en dehors de la prison. L'une des détenues, surnommée « le train express », était chargée d'accomplir cette mission en échange d'une petite somme d'argent, enroulant les tableaux autour de son corps.

Pour soulager ses peines, elle a fini par apprivoiser une chatte, qu'elle a appelée « Revendications », une étoile, sa meilleure compagne de veillée, et un arbre qu'elle regardait à travers sa fenêtre, près des fils de fer barbelés. « Je ne cessais de le peindre, d'une saison à l'autre, ce qui m'a appris de scruter minutieusement les détails, de m'attarder sur un motif précis (…) Mes collègues l'ont alors appelé l'arbre d'Inji », poursuit-elle dans ses mémoires, en indiquant qu'elle avait aussi pris goût à peindre les voiles de bateaux qu'elle apercevait au loin, alors qu'elle était incarcérée depuis des années.

Shajara Khalfa Al-Aswar (Arbre derrière les murailles), ca. 1960

Lumière blanche et orangers

Enfin, la visite officielle du président du Conseil des ministres soviétique, Nikita Khrouchtchev, en Égypte, pour l'inauguration de la première tranche du haut barrage d'Assouan l'a sauvée, elle et ses camarades, en 1963. Cette visite qui devait marquer l'alliance stratégique avec l'URSS donna lieu à de nombreuses tractations, Khrouchtchev exigeant la libération des prisonniers communistes4. Elle a pu ainsi se consacrer davantage à la peinture et aboutir à une peinture plus épurée qui laisse paraître le blanc de la toile. C'est la phase de la « lumière blanche », du pointillisme et des coups de pinceau colorés, qui rappellent les toiles de Vincent Van Gogh.

Collecting eggplants, 1986

Tout en continuant à manifester un grand intérêt à la classe ouvrière et aux scènes rurales, comme dans ses tableaux des années 1970 et 1980, elle a aussi exprimé sa libération par le style. C'est la période favorite du conservateur de son musée, qui désigne des tableaux réalisés notamment dans la ferme familiale à Kafr Chokr, dans le delta du Nil, où les détails s'estompent, sont simplifiés, et les couleurs deviennent plus claires : du linge étendu, des récoltes d'orangers, et surtout sa toute dernière peinture à l'huile, datée de 1988, où l'on voit des femmes en train de pétrir leur pâte. « Elle est décédée le 15 avril 1989, un jour avant son anniversaire », conclut Khaled Ghassoub, en ajustant l'éclairage du tableau.


1Ce collectif d'artistes et d'intellectuels dont l'activité s'étend entre 1939 et 1945, regroupait les maîtres du surréalisme égyptien dont George Henein, Ramses Younan, Fouad Kamel et Kamel El-Temissany, lesquels ont lancé un cri de protestation dans leur communiqué révolutionnaire « Vive l'art décadent ».

2D'abord aux éditions Soad El-Sabah en 1993, ensuite rééditées en 2014 par Dar El-Saqafa Al-Gadida, sous le titre de Mozakerat Inji Efflatoun : Min al-toufoula illa al-segn (Mémoires d'Inji Efflatoun. De l'enfance à la prison).

3Le 13 juin 1906, un petit groupe de soldats britanniques chassant le pigeon dans la campagne égyptienne se heurte, pour des motifs peu clairs, à des paysans du village de Denshwai, dans le delta du Nil. Un officier meurt, sans doute d'insolation. Le proconsul britannique Lord Cromer convoque une cour militaire dont il annonce à l'avance qu'elle prononcera des peines de mort. Quatre paysans sont pendus, d'autres sont fouettés devant leurs familles.

4Lire Alain Gresh, « Éric Rouleau, ambassadeur du monde » à propos de son livre Dans les coulisses du Proche-Orient : Mémoires d'un journaliste diplomate (1952-2012), Fayard, 2012.

Résistance, révolution et espoirs, l'intimité queer vue autrement

Des artistes LGBTQ+ issus du monde arabo-musulman exposent pour la première fois leurs œuvres dans une exposition collective à l'Institut du monde arabe. « Habib(t)i, les révolutions de l'amour » est une plongée dans l'intimité des corps, des combats politiques et des trajectoires de femmes et d'hommes venus notamment de Tunisie, du Maroc, d'Afghanistan, d'Iran et de plusieurs autres pays.

Dans un entrelacs de salles au cœur de l'Institut du monde arabe (IMA) à Paris, « Habib(t)i : les révolutions de l'amour » est une exposition immersive dans l'intimité des corps, des histoires et des trajectoires d'artistes queers allant du Maroc à l'Iran. Leurs œuvres mêlent animations, photographies, peintures, dessins et même une salle de bal. À l'origine de ce projet inédit aussi bien dans le monde arabo-musulman qu'en Occident, trois commissaires : Élodie Bouffard, Nada Madjoub et Khalid Abdel-Hadi, fondateur de MyKali, magazine queer intersectionnel et féministe édité en Jordanie, mais connu dans toute la région.

Conçu comme un espace d'imaginaire, mais aussi comme un espace sûr (safe space) pour les artistes queers présentés à l'Institut du monde arabe, Khalid Abdel-Hadi ajoute que ce projet « est émouvant, car il ne fait que souligner le manque et l'absence d'espaces inclusifs lorsqu'il s'agit de tels discours ». Les tons chauds des murs qui entourent les œuvres et la libre expression des artistes mettent à l'aise le public qui déambule entre les peintures, les photographies, les dessins. Rien n'est laissé au hasard : de la scénographie travaillée aux portraits nus qui nous suivent du regard, tout semble rapprocher les œuvres de ceux qui les contemplent.

Peau contre peau

L'exposition est marquée par la proximité physique des visiteurs avec l'espace personnel et l'intimité représentée des artistes. Glissé dans l'entrouverture d'une chambre à coucher, surpris par l'étreinte de deux amoureux ou le regard suivant les mains qui s'enlacent et se défont tout au long d'une balade de deux amoureux à Beyrouth comme le propose l'œuvre Hands Routine du Libanais Omar Mismar, le spectateur est en constante communication avec le domaine privé des artistes. Entre souvenirs projetés sur les draps d'un lit ou les points de couture de l'artiste marocain Sido Lansari ponctuant des maximes qui auraient pu s'apparenter à des textos échangés entre deux amants ou à une biographie Tinder, toutes les œuvres sont habitées par un même élément : le corps.

Les mains, les pieds, les joues rosées, les aisselles, les cheveux, les fesses, les peaux sont partout, poilues ou non, à peine cachées ou à la vue de tous. Au travers de ce patchwork géant de mouvements et de chair, les artistes explorent leur rapport personnel à l'identité, à la sexualité et au genre et proposent des chemins de réflexion quant à l'éternelle question de comment faire société au-delà de ces enveloppes corporelles.

Certaines œuvres sont même habitées par cette turpide philosophique. En témoigne le duo et couple d'artistes tunisien Jeanne & Moreau, noms d'emprunt de Randa Mirza et Lara Tabet, qui investissent les plis d'un lit où elles projettent les correspondances et les souvenirs émiettés de leur amour. L'œuvre nommée Will you be angry at me if I keep falling each time ? (Seras-tu en colère contre moi si je continue de tomber à chaque instant ?) « est la réappropriation de son propre corps et de celui de l'être aimé en renversant les codes du photographe et du modèle » et des corps féminins très peu visibles.

Un voyage au plus près des genres

Au centre d'une pièce se dresse une pyramide de bouteilles vertes et marron dans lesquelles luisent des mots calligraphiés en arabe. Cette sculpture nommée Sépulture aux noyé·e·s de l'artiste Aïcha Snoussi emprisonne dans les goulots de bouteilles en verre des lettres imaginées d'amantes tunisiennes, vestiges d'un intime venant pallier l'invisibilisation des histoires lesbiennes.

« Les questions d'exil, d'histoire, d'archives, de mémoire, de transmission et de lutte sont intimement liées à celle du corps, de ses représentations et de ses évanescences, considère Aïcha Snoussi. Ces sensibilités et trajectoires donnent lieu à des récits nouveaux, assez peu représentés dans l'art, mais aussi dans la culture queer, et donc nécessaires. C'est aussi une visibilité qui adresse un message de puissance et de résistance à celles et ceux qui s'y reconnaissent ».

Un peu plus loin Kubra Khademi, artiste et performeuse afghane, répond à ce foisonnement d'interprétations avec la nudité frontale des corps qu'elle peint. Son tableau baptisé In The Realm met en scène deux personnages en posture acrobatique, hommage à Djalal Ad-Din Rumi, poète persan du XIIIe siècle et référence dans le milieu queer de la région.

À mesure que l'on parcourt l'exposition, le temps coule lentement avant de se figer devant la série de photographies tirées du compte Instagram de l'artiste et militante tunisienne Khookha McQueer. Enfermé dans une capsule cybertemporelle, son regard où se reflète la mélancolie d'une existence en tant que personne trans et le courage de son art fin et honnête, est une balle mise en plein cœur avant la fin du parcours des visiteurs.

Aussi, la diversité des histoires exposées reflète le caractère unique des trajectoires jalonnant les murs violets et bleus. Pour Khalid, le but n'est pas de faire plaisir : « les femmes sont très présentes dans l'exposition (…), mais nous ne voulions pas de la diversité des genres pour le simple plaisir de le faire : c'était plutôt un aspect naturel tout au long du processus, de la narration et de la manière dont le contenu de l'exposition discutait réellement du genre, et comment il l'exprimait ». Si la scénographie et les œuvres accrochées témoignent de la vigilance et de la bienveillance des commissaires à exposer les histoires de chacun et chacune, les narratifs féminins finissent malgré tout cantonnés et étouffés dans une maigre barre sur le b de Habibi, en deçà de la réalité de leur présence et laissant discerner un plan de communication de l'Institut encore très peu suffisant autour de l'enjeu concret des représentations.

Une exposition avant tout politique

Les œuvres dévoilées ne sont pas uniquement des bribes des romans de vie des artistes. Elles sont des témoignages politiques de leur existence, de leurs combats et de leurs identités queers méprisées, condamnées, parfois persécutées. Présente tout au long de l'exposition et de la communication qui l'entoure, la dénomination « art queer » est, en soi, un terrain d'activisme et le cœur du message pour l'artiste franco-iranien Alireza Shojaian. « La chose la plus importante est de regarder d'où nous venons et ce pour quoi nous nous battons. Ce que nous essayons de faire, c'est la résistance », explique-t-il. Dès lors, pour lui, « cet étiquetage nous est imposé parce que nous venons d'une région où la plupart des dirigeants et une partie de la société tentent de nier notre existence. Nous essayons d'être audacieux, nous essayons d'être présents ».

L'affiche de l'exposition reprend d'ailleurs l'une de ses œuvres représentant « une opportunité et une responsabilité » juge-t-il au regard de la situation actuelle en Iran où les manifestations sont des « tentatives de se débarrasser du contrôle sur le corps des femmes très similaires à ce que la société queer essaie de faire. Nous avons le même objectif et menons le même combat pour la même raison ». Parce que les sujets de l'exposition parlent « d'exil, d'histoire, d'archives, de mémoire, de transmission et de lutte, ils sont donc intimement liés à celle du corps, de ses représentations et de ses évanescences » ajoute Aïcha.

Et lorsque l'on demande ce qu'il attend que le public déambulant retienne, Khalid Abdel-Hadi répond qu'il espère « que tous ceux qui assisteront à cette exposition comprendront les points de vue problématiques sur la victimisation des homosexuels de Swana1 et ce qu'il y a au-delà de cette vision (…) et que les gens verront l'intersectionnalité lorsque nous discutons de l'intimité, de la sexualité, des archives et plus encore ».

Dépasser le tropisme de l'amour

Bien trop souvent, les parcours queers dans la région ont été appréhendés par une vision académique centrée sur les pratiques sexuelles et le discours misérabiliste qui les accompagnent. Ainsi, il est commun de trouver des textes académiques portant sur les relations homoérotiques ou des articles de journaux sur l'amour au Maghreb–Moyen-Orient plutôt que sur l'analyse des militantismes, des existences et des résistances queers.

Dans sa communication globale autour de l'exposition, l'IMA fait la même erreur en allant jusqu'à faire une itération du lexique de l'amour (les mots « habibi » et « amour ») plutôt que celui de la résistance. Cette utilisation occulte les divers combats qui y sont insufflés, dans une tentative d'attirer un large public au détriment des questions politiques qui y sont adressées.

Mais la déambulation dans l'exposition et les textes rassemblés dans le catalogue permettent de percevoir l'acte de bravoure des œuvres que les artistes exposent, qu'ils et elles soient syriens, afghans, saoudiens, tunisiennes, libanaises ou encore soudanais. Ce qu'ils proposent est tout à fait révolutionnaire et donne du baume au cœur à celles et ceux qui se retrouvent dans les intimités dévoilées.

Michel Rautenberg aurait pu parler de ce projet artistique d'envergure qu'est Habib(t)i lorsqu'il écrivait en 2003 que : « le passé se construit dans le présent, mais aussi par le présent ». Ce que proposent les commissaires de l'exposition et les artistes convié·es est tout à fait révolutionnaire, pour une visite des plus inédites qui laisse à réfléchir pour les étrangers à la thématique du genre et donne un baume au cœur à ceux et celles qui se retrouvent dans les intimes dévoilées. Une seule conclusion donc : le queer est à venir…

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Exposition « Habib(t)i, les révolutions de l'amour » IMA, Paris, jusqu'au 20 février 2023

Catalogue comprenant de nombreux textes passionnants et les reproductions de la plupart des œuvres exposées
coédition Snoeck/IMA
2022
24 euros.


1South West Asian and North Africa, Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord.

Le boycott du Qatar ou la fable du dromadaire qui ne voit pas sa bosse

Depuis plusieurs mois, la question du boycott de la Coupe du monde au Qatar ne cesse de faire la une du débat en Occident. Si les pratiques de l'émirat sont moralement condamnables, cette mise à l'index laisse néanmoins entrevoir une indignation à géométrie variable.

Vous n'y avez sûrement pas échappé : articles, émissions, livres, vidéos ou statuts sur les réseaux sociaux, la place publique s'anime depuis quelques semaines autour d'une interrogation morale : faut-il boycotter la coupe du monde au Qatar ? Des mairies, quelques médias et un certain nombre de personnalités publiques ont tranché. Pour eux·elles, ce sera niet. Une décision qui n'est pas seulement le lot des plus perméables à leur image publique, puisque de « grandes gueules » comme Éric Cantona ont exprimé haut et fort leur rejet de ce que ce dernier a qualifié à juste titre d'« aberration écologique » et d'« horreur humaine ».

Si quelques informations mensongères se sont mêlées à ces arguments — non, les couples non mariés ou gays ne seront pas interdits de séjour au Qatar, et il n'y a nul besoin de climatiser les stades en décembre —, l'essentiel des critiques adressées à la monarchie gazière : les terribles conditions de travail des ouvriers, le coût écologique, la situation des droits humains et plus précisément des minorités sexuelles dans le pays supportent difficilement la contradiction. On conviendra toutefois que la question des conditions d'attribution du Mondial par la FIFA fait au mieux sourire, le tournoi de 2022 n'étant pas une exception en la matière.

C'est compter sans l'appareil de communication de Doha et l'implication personnelle de son émir, Tamim Ben Hamad Al-Thani, pour laver l'honneur de son pays. Si l'on s'en tient à la défense sérieuse de la monarchie, en évacuant donc d'office la propagande fallacieuse de la neutralité carbone, c'est le racisme et l'islamophobie des pays occidentaux qui expliqueraient ce Qatar bashing requalifié par la chaîne Al-Jazira de « qatarophobie » dont fait l'objet « le premier mondial organisé dans un pays arabe et musulman », comme le rappellent souvent les médias du pays. Doha n'en est pas à sa première expérience en la matière. La crise de 2017 qui a conduit au boycott du pays par ses voisins du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ainsi qu'à une campagne de dénigrement sans précédent, suite à un différend avec l'Arabie saoudite n'a fait que renforcer le sentiment nationaliste de ses habitants. Le pays en est sorti renforcé, et le jeune émir y a gagné le titre de « Tamim Al-Majd », Tamim la Gloire. Aujourd'hui, la même fierté nationaliste se sent à travers les messages véhiculés par le Qatar.

Un fond de vérité

S'il est exagéré, l'argument du racisme et de l'islamophobie n'est toutefois pas dénué de vérité. L'image du bédouin nouveau riche — une sorte de M. Jourdain proche-oriental — colle trop souvent aux pays du Golfe, dont les habitants sont régulièrement dépeints en Occident en individus incultes, dont le savoir est exclusivement religieux et qui pensent pouvoir tout acheter avec leurs pétrodollars. Un tableau qui se double d'une dimension politique, au vu du soutien apporté par Doha au mouvement des Frères musulmans, dont elle a accueilli un certain nombre de militants, à l'instar de l'imam et père spirituel de la Confrérie, Youssef Al-Qaradawi, qui officiait sur la chaîne Al Jazira. Les partis issus de cette organisation ont été soutenus au lendemain des printemps arabes dans les différents pays où ils ont pris part à la vie politique, tant financièrement que médiatiquement. Sans parler du soutien actif — et armé — du Qatar à une partie du soulèvement en Syrie.

Or, les Frères musulmans sont désormais systématiquement associés au terrorisme en Occident, y compris en France, où l'Union des organisations islamiques de France (UOIF, aujourd'hui appelée Musulmans de France), dont les liens avec les Frères musulmans sont de notoriété publique était pourtant un interlocuteur historique des autorités. Résultat : la monarchie gazière se trouve éclaboussée par la mauvaise réputation de ses protégés, tandis que ses meilleurs ennemis les Émirats arabes unis entretiennent en France l'image d'un pays soi-disant moderniste à l'islam dit « modéré ». Le dessin publié par Le Canard enchaîné dans son numéro d'octobre 2022 intitulé Qatar, l'envers du décor, et qui montre des hommes barbus et armés portant des maillots de football avec la mention « Qatar », a été la manifestation la plus probante de ce raccourci islamophobe.

Pour contrecarrer ce discours, le Qatar a opté pour ce qu'il sait faire de mieux : jouer la carte du monde arabe face à un Occident jugé ignorant et méprisant. Ainsi, le narratif de « la coupe des Arabes » a été mis en place dès l'année dernière, lorsque l'émirat a accueilli la dixième édition de la Coupe arabe des nations, dont la cérémonie d'ouverture a été marquée par l'interprétation en direct de tous les hymnes nationaux des pays de la Ligue arabe. Depuis quelques semaines, les médias qataris n'ont de cesse de mettre en avant les drapeaux des quatre pays arabes qui participent au Mondial : le pays hôte, l'Arabie saoudite, le Maroc et la Tunisie, interpellant leurs auditeurs et demandant aux ressortissants des pays arabes non qualifiés quelle équipe ils comptent encourager. Le nationalisme qatari a généreusement cédé la place à un panarabisme digne de Gamal Abdel Nasser. Mieux : si pour la traditionnelle chanson du mondial, Doha a produit un hymne en anglais, « Light The Sky » (Allume le ciel), partagé par la chaîne YouTube officielle de la FIFA, elle a produit aussi une deuxième chanson, en arabe cette fois, « Ard El Mondial » (La terre du Mondial). Le morceau, produit par l'étatique Qatar Media Corporation, est interprété par un chanteur qatari, deux Saoudien·nes et un Tunisien, et a été diffusé par la chaîne YouTube officielle Al Kass Sports Channel, chaîne de télévision satellitaire sportive qatarie. Pour toucher les plus récalcitrants, quitte à faire dans le misérabilisme, une reprise de la chanson produite par l'opérateur téléphonique qatari Ooredoo et intitulée Arhebo (Bienvenue) a même été filmée dans un camp de réfugiés dans le nord de la Syrie, et diffusée par Al Jazira. Tant pis si l'annonce de vols entre Israël et le Qatar prévus spécialement pour le Mondial vient gâcher le tableau. Au-delà du monde arabe, ce sont surtout les spectateurs d'Afrique et d'Asie que le pays vise à travers cet événement, bien plus que les fans de football des pays du Nord. Une provincialisation que l'Occident a du mal à reconnaître.

Une première « qualification » pour le Qatar

Mais faisons un pas de côté, ou plus exactement plus au sud : les accusations de racisme et d'islamophobie paraissent alors plus discutables, puisque la critique du Mondial 2022 n'est pas exclusivement occidentale. Tant pis pour le néo-panarabisme qatari, mais l'enthousiasme pour ce premier « mondial arabe » n'est pas unanime. Il y a d'abord les critiques du voisin émirati, qui accueille pourtant une partie des supporteurs de la coupe ; ceux-là qui seront transportés par l'un des 160 vols quotidiens en guise de navettes vers les stades. Rien d'officiel, mais l'auteur Hamad Al-Mazrou'i, proche des cercles du pouvoir, a exprimé plus d'une fois sur Twitter ses doutes ces dernières semaines sur la capacité du Qatar à accueillir cette coupe. Une rengaine qui remonte à 2017.

Mais ces critiques sont à mettre dans le contexte d'une réconciliation entre le Qatar et les autres pays du CCG début janvier 2021 qui n'a toujours pas été digérée par Abou Dhabi. Plus à l'ouest, les intentions se font moins politiques, mais les propos plus acerbes. Si le rapprochement d'Alger et du Caire avec Doha semble limiter la critique médiatique de l'organisation du Mondial, les réseaux sociaux en sont moins avares. En Afrique du Nord, on rit du fait que le pays hôte ne s'est jamais qualifié à la phase finale du mondial avant cette édition. On se remémore aussi la politique de naturalisation des sportifs, très en vogue encore il y a quelques années, pour pallier le manque de joueurs dans ce pays qui compte près de 3 millions d'habitants, mais dont 10 % seulement sont des nationaux. Enfin, le coût exorbitant du tournoi : environ 220 milliards d'euros, renforce dans cette partie du monde arabe aussi l'image d'un pays qui pense pouvoir tout s'acheter. Un jugement que confirme le scandale récent des faux supporteurs étrangers qui défilent dans les rues de la capitale qatarie.

Une différence de taille subsiste cependant entre les critiques occidentales et celles d'une partie du public arabe : ces derniers n'appellent pas au boycott du tournoi. La réponse politique, et surtout morale, demeure ainsi l'apanage des pays du Nord.

Ce n'est pas la première fois qu'une compétition sportive de cette envergure devient l'objet d'appels au boycott. Lors de la dernière édition de la Coupe du monde en Russie (2018), la question s'est posée à la suite de l'empoisonnement de l'ex-agent double russe Sergueï Skripal, quand la participation de Moscou aux bombardements de civils en Syrie était de notoriété publique. La première ministre britannique Theresa May avait alors indiqué qu'aucun ministre ni aucun membre de la famille royale britannique ne se rendrait en Russie. Quatre ans auparavant, le même dilemme tourmentait les Occidentaux quant à la participation aux Jeux olympiques de Sotchi, après la promulgation par Moscou de lois homophobes. Sans donner une connotation clairement politique à son absence, le président français de l'époque, François Hollande, avait décidé de ne pas s'y rendre. Plus récemment, les Jeux olympiques d'hiver à Pékin ont également fait l'objet d'un appel au boycott, lancé cette fois par Washington et suivi par six de ses alliés.

Le privilège moral de l'Occident

Tous ces boycotts étaient cependant diplomatiques. Certes, le choix pour un chef d'État ou de gouvernement de ne pas assister à un tel événement sportif n'est pas anodin. Mais il est sans commune mesure avec le mouvement de boycott actuel, quand des villes comme Paris ou Lille annoncent ne pas diffuser les matchs sur leurs écrans, que le débat est présent au quotidien et que la question est posée même à des personnalités qui n'ont rien à voir avec le monde du football. Il faut dire que le Qatar n'a économiquement et diplomatiquement ni le poids de l'ours russe ni d'un pays-continent comme la Chine.

Ce qui interpelle dans ces appels au boycott, c'est qu'ils sont toujours le fait de pays du Nord contre des pays non occidentaux. C'est une posture morale à sens unique. En 2019, l'organisation Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) a appelé à mettre à l'index l'organisation du concours de l'Eurovision en Israël, pour dénoncer la politique coloniale de ce pays et son mépris total pour le droit international. Mais cette fois, l'appel a été dénoncé par plusieurs personnalités du monde artistique dans une tribune publiée par The Guardian, où ces dernières mettaient en avant « l'esprit de solidarité » promu par le concours. En France, l'appel a été noyé par la campagne homophobe menée sur les réseaux sociaux contre le candidat queer Bilal Hassani, et qui a été du pain béni pour la politique de pinkwashing de Tel-Aviv1.

L'appel au boycott pose une question morale fondamentale, celle de la ligne rouge, de la limite infranchissable. Le boycott du Mondial 2022 nous apprend que la question des droits humains en est une. Qu'en est-il alors de la politique migratoire de l'Europe ? Les pratiques de Frontex, l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, en Méditerranée, ou l'externalisation des frontières européennes en Turquie ou en Afrique du Nord sont-elles des lignes rouges qui justifieraient par exemple que l'on boycotte les Jeux olympiques de Paris 2024, pour lesquelles la mairie de Paris s'est investie ? Pourtant, ces pratiques aggravent le traitement d'une population de migrants — tout comme le sont les ouvriers du Qatar — et transforment la Méditerranée en un cimetière, où plus de 3 200 personnes sont mortes en 2021. Et qu'en est-il de la criminalisation de l'avortement ou du maintien de la peine de mort aux États-Unis ? Ces lois ne sont-elles pas suffisamment graves pour que les villes occidentales boycottent la diffusion des matchs du Mondial 2026, qui aura lieu entre les États-Unis, le Canada et le Mexique ?

Le problème en réalité n'est pas d'appeler au boycott du Qatar, mais de fermer les yeux quand il s'agit des autres. La logique du deux poids, deux mesures est à nouveau à l'œuvre, celle-là même qui a fait rire (jaune) une partie de la population du Sud en entendant le locataire de la Maison Blanche condamner l'invasion d'un pays par un tiers, 19 ans après l'invasion de l'Irak. Celle-là même aussi qui a fait répondre au vice-président de la Commission européenne Josep Borrell, quand Orient XXI l'a interrogé lors d'une conférence de presse en marge du Forum de Doha 2022 sur la différence d'accueil réservé en Europe aux Ukrainiens et aux Syriens, que les seconds n'étaient pas « des réfugiés », « juste » des migrants.

Se voiler de vertu pour dénoncer les tares des autres et être aveugles aux leurs, tel le dromadaire qui ne voit pas sa propre bosse – équivalent arabe de la parabole de la paille et de la poutre — n'est pas nouveau pour les pays occidentaux. Ce qui l'est en revanche, c'est qu'une partie des pays du Sud ont désormais les moyens économiques de se faire entendre. La grande victime dans l'histoire ? L'universalité des droits humains.


1Lire Jean Stern, Mirage gay à Tel-Aviv, éditions Libertalia, 2017.

Algérie. L'impunité des féminicides, zone d'ombre du Code de la famille

Depuis le début de l'année 2022, une quarantaine de femmes au moins ont été assassinées en Algérie. Les associations réclament une criminalisation de ces féminicides, mais si la Constitution déclare protéger les femmes contre toutes formes de violence, le Code de la famille et le silence des proches des victimes permettent encore trop facilement d'en absoudre les auteurs.

« Il a brûlé mon avenir ». Alors qu'elle attend le bus que doit l'emmener à Tizi-Ouzou, en Kabylie, à l'aube de ce 26 septembre 2022, Ryma Anane ne sait pas que sa vie va basculer. Seule dans l'abribus, cette enseignante de français de 28 ans au regard angélique ne se doute pas qu'elle est guettée. Profitant du vide matinal, un homme surgit de nulle part, l'asperge d'essence et met le feu avec son briquet avant de disparaître dans la nature. Choquée, traumatisée, la jeune femme court vers sa maison tout en se débattant contre les flammes qui dévorent son corps. Malgré la douleur, elle a le temps d'expliquer à sa famille que l'agresseur présumé est un prétendant éconduit. Il se serait livré aux services de sécurité qui l'ont écroué.

Transportée à l'hôpital, la jeune femme est entre la vie et la mort. Brûlée à plus de 60 %, notamment au dos et au cou, elle finit par être transférée dans un hôpital en Espagne. Les images de la victime emmaillotée et immobile, portée sur une civière avant d'être placée dans l'ambulance médicalisée qui doit la conduire jusqu'à un avion stationné sur le tarmac de l'aéroport d'Alger, ont ému des centaines d'Algériens et même au-delà. Il s'agit de la énième tentative de féminicide dans un pays qui en compte des dizaines par an.

Si Ryma Anane a eu la vie sauve — puisque les médecins espagnols qui l'ont prise en charge seraient optimistes pour sa guérison selon des membres de sa famille —, d'autres femmes n'ont pas la même chance. Le 18 octobre, Touatia Mazouz a été égorgée par son beau-frère dans la banlieue d'Oran. Selon Féminicides Algérie, une page Facebook et un site Internet qui répertorient les assassinats de femmes, la jeune fonctionnaire de 26 ans s'occupait des orphelins de sa sœur décédée il y a peu. Pour une raison encore inconnue, le veuf a décapité la tante de ses enfants. Elle est la 37e femme à être recensée comme étant victime de féminicide en Algérie depuis le début de l'année, selon ce groupe dont les recherches se limitent à un décompte des articles de presse, d'après Chérifa Kheddar, une militante féministe qui se bat depuis de longues années pour la criminalisation du féminicide.

Le Code de la famille contre la Constitution

Pour la majorité des féministes algériennes, ces crimes ne sont possibles que parce que la loi ne protège pas assez les femmes. Dans son article 40, la Constitution algérienne précise bien que

l'État protège la femme contre toutes formes de violence en tous lieux et en toute circonstance dans l'espace public, dans la sphère professionnelle et dans la sphère privée. La loi garantit l'accès des victimes à des structures d'accueil, à des dispositifs de prise en charge, et à une assistance judiciaire.

Mais « il y a une grande contradiction entre la Constitution et le Code de la famille » qui place la femme sous la tutelle de l'homme, observe Fatma Oussedik, éminente sociologue qui a publié d'innombrables ouvrages sur la situation des femmes en Algérie et milite depuis de nombreuses années pour leur protection. « Il faut reconnaître le féminicide comme crime », plaide pour sa part l'avocate Nadia Aït-Zaï, avocate. Et ce n'est pas le seul point de contradiction. Car, si la Constitution consacre « l'égalité » des sexes, le Code de la famille ne donne pas les mêmes droits aux hommes qu'aux femmes. Pis, les militantes rappellent que dans les cas de violences familiales par exemple, « l'homme a le droit de demander l'arrêt des poursuites s'il demande pardon ». Fatma Oussedik analyse :

Il s'agit uniquement de l'apprentissage, du mimétisme, mais pas de réflexion. On invoque Dieu parce que nous sommes dans une situation où on cherche la solution dans la religion, on cherche la parole divine. La religion devient un refuge. C'est une façon de comprendre ce qui se déroule, un niveau d'explicitation de la réalité. Or, quand on te dit : « ne réfléchis pas », tu dis simplement oui, cela ne devient plus un recours pour toi, mais un geste creux ; tu peux même tuer au nom de la religion.

Le Code pénal algérien punit, depuis 2015, les violences faites aux femmes, tout comme sont réprimés, théoriquement, le harcèlement de rue et le harcèlement sexuel. Mais on en reste au stade des intentions. Selon beaucoup de militantes pour les droits des femmes, la majeure partie de ces violences, notamment celles qui se déroulent dans l'espace familial, ne sont pas portées à la connaissance des juridictions. Pis, selon l'article 279 du Code pénal algérien, les meurtres commis en cas de flagrant délit d'adultère sont excusables et il y a réduction de la peine, qui peut être ramenée à moins de 5 ans. Ensuite, le Code de la famille introduit la notion de « pardon » qui fait cesser toute poursuite contre les violences conjugales. Mais aucun article n'est encore consacré aux féminicides qui ne sont toujours pas reconnus en tant que tels dans la loi. En 2021, les services de sécurité évoquaient l'enregistrement de plus de 8 000 plaintes de « violences à domicile ». Sans trop de détail.

Des amoureux « éconduits » ?

En l'absence de recherche sur le sujet, il est quasiment impossible de cerner les profils des auteurs d'assassinats de femmes. Un travail plus compliqué encore par l'absence de statistiques fournies par les autorités, malgré la présence d'un ministère dédié à la femme. Avocate au long cours et fondatrice du Centre d'étude sur les droits de l'enfant de la femme (Ciddef), Nadia Aït-Zaï croit déceler un profil de tueur potentiel : « Souvent et selon les descriptions que donnent les médias, il s'agit d'hommes éconduits, comme c'est le cas pour Ryma Anane ». Il est vrai que des cas similaires sont répertoriés régulièrement par les médias ou les associations. Ainsi de Ghania Ouettar. Cette trentenaire, handicapée et habitant la ville de Sadrata (Souk-Ahras, est algérien) a été tuée par un homme dont elle voulait se séparer, selon le groupe Féminicides Algérie qui raconte que la victime serait morte par suite d'actes de violence.

Le dépit « amoureux » serait également derrière l'assassinat, en juillet 2020, d'une jeune avocate. Yasmine Tarafi a été retrouvée morte dans un véhicule à Bouira (100 km à l'est d'Alger). L'enquête a permis d'arrêter trois suspects dont l'un serait un prétendant éconduit. Ne supportant pas de la voir avec un autre homme, le principal suspect se serait entendu avec deux de ses amis pour violer collectivement la jeune femme avant de la tuer.

Ce type de « vengeance » peut conduire à des actes indicibles. C'est ce qui s'est passé avec Chaïma. La jeune fille de 19 ans au regard enfantin a été violée, décapitée puis brûlée par une ancienne connaissance, qui habitait avec sa mère dans un bidonville de Reghaïa, une banlieue est d'Alger. Deux ans avant ce jour d'octobre 2020, elle s'était plainte de lui aux services de sécurité, lesquels l'on arrêté pour tentative de viol. Il passera plus de deux ans en prison. Mais une fois sa liberté retrouvée, le jeune homme tente de renouer avec Chaïma. Il l'emmène dans une ferme isolée, la viole et la roue de coups. Il asperge son corps d'essence et la brûle. Il est retrouvé, trois jours après, dans une station-service abandonnée à Thénia, à une cinquantaine de kilomètres à l'est d'Alger. L'agresseur s'est livré aux services de sécurité, mais l'affaire, largement relayée par les réseaux sociaux a ému tout le pays, mettant au-devant de la scène une pratique criminelle ancienne qui n'a pas encore disparu.

En plus de ces crimes d'une rare violence, d'autres formes de féminicides, plus « classiques », continuent d'être rapportées par les médias. Souvent, ce sont des problèmes de couples qui finissent par des drames. Et cela se passe parfois en public, comme pour cette femme poignardée à mort par son mari à Tizi-Ouzou. La scène s'est produite en octobre 2021, dans une station de bus, devant les passants et les autres voyageurs. Le même mois et dans la même ville, un homme a tué sa femme dans son salon de coiffure après une dispute. Les deux hommes ont été arrêtés, puis condamnés à de lourdes peines. Mais cela n'a pas permis d'arrêter la spirale des féminicides.

La faute aux « erreurs » des victimes

Jusqu'à la mi-novembre, le collectif Féminicides Algérie a répertorié 37 féminicides dans le pays. Elles étaient 62 en 2021, tuées par un proche ou une connaissance, selon le décompte effectué par plusieurs associations qui précisent que le nombre exact est difficile à obtenir à cause des tabous qui empêchent les familles de s'exprimer. C'est l'exemple de ce meurtre commis en janvier 2021. Tinhinane Laceb, une journaliste de la télévision publique algérienne a été tuée par son mari après une série de disputes conjugales, rapportent les amies de la victime à qui elle s'était confiée. Mais à la surprise générale, le père de la jeune maman de deux fillettes a demandé aux médias de ne plus parler de « féminicide ». Pour lui, il s'agit d'un accident.

Pourquoi une telle position ? Pour Chérifa Khedar, fondatrice de l'association Djazirouna (notre Algérie) de lutte contre les violences faites aux femmes, une telle attitude a pour but « d'éviter d'évoquer d'éventuelles erreurs commises par la victime ». Par « erreur », la militante sous-entend des cas d'adultère que reprocheraient certains maris à leurs femmes avant de passer à l'acte. Mais « même en cas où ces fautes s'avéraient vraies, il y aurait toujours d'autres solutions sans recourir à la violence », objecte Chérifa Khedar qui regrette que la société « donne souvent raison aux auteurs des crimes ». « Souvent, on essaie de justifier ces crimes commis par des hommes », s'indigne-t-elle. Elle cite à ce propos un exemple qui a défrayé la chronique : un professeur en médecine, Mostefa Khiati, président d'une association qui aide les enfants victimes de traumatismes, a justifié le meurtre de la jeune fille en évoquant la responsabilité de sa famille, surtout des parents. Il avait déclaré à la presse :

Leur fille a dû avoir des relations faciles avec les gens. Elle s'est laissé berner soit à travers les réseaux sociaux, soit directement avec les personnes. Normalement, une fille, lorsqu'elle a une bonne éducation ne doit pas se lier d'amitié ou même de simples relations avec n'importe qui. Il faut qu'elle sache qui il est et quel est son comportement, à moins que ce soit un camarade à l'école ou l'université. L'éducation permet à la personne de se préserver, de se protéger, etc. S'il n'y a pas des mécanismes et des réflexes qui sont inculqués par le milieu familial, qui va les donner à la personne ? Ce n'est pas possible.

Il s'est justifié quelques jours plus tard en évoquant « une réalité sociale ». Mais sur les réseaux sociaux, comme chez beaucoup de citoyens, un acte de violence commis par un homme serait forcément justifié par une « faute » de la femme.

Le statut de chef de famille

Pour des universitaires et des féministes, ces justifications des violences faites aux femmes, en général, et des féminicides en particulier, sont liées en partie à « une crise la masculinité », explique Fatma Oussedik. Pour elle, ces violences, parfois extrêmes, sont liées à « l'évolution » du statut de la femme dans la société algérienne.

Par « crise de la masculinité », la chercheuse désigne une situation où les hommes sont face à une situation où les femmes n'ont pas forcément besoin d'eux pour vivre — une situation qu'ils n'acceptent pas forcément. Le fait que « les filles réussissent mieux à la fac, prennent de plus en plus d'espace et que le célibat définitif apparaisse chez les femmes qui tiennent tête aux hommes » provoquerait chez ces derniers une crise identitaire qui les pousserait à la violence, a-t-elle analysé. Pour elle, l'indépendance financière de la femme algérienne a une valeur subversive qui leur permet, par exemple, de refuser un homme, ce que ce dernier n'accepte pas. Un sentiment inspiré du Code de la famille, inspiré directement de la charia, qui donne aux hommes le statut de reb, chef de famille — un mot qui signifie littéralement « dieu ». « Là, nous sommes dans une situation particulièrement difficile où l'idéologie dominante dit aux hommes qu'ils sont reb de la famille, une formule reprise dans le Code de la famille », résume Fatma Oussedik qui se dit consciente que son profil à elle peut servir d'exemple aux jeunes filles algériennes. « Objectivement, des femmes comme moi peuvent être une référence pour les petites jeunes, mais nous sommes une violence pour les femmes de maintenant », considérées comme plus soumises, donc exposées à plus de domination masculine. « On a une autonomie de circulation, on est mariées, on est mères de familles, on est grand-mères, cela veut dire que c'est possible pour d'autres femmes », suggère-t-elle.

Pendant ce temps, les associations de défense des droits des femmes continuent de décompter et de publier les chiffres des féminicides et de tenter d'aider les femmes victimes de violences. Ryma Anane, elle, est toujours soignée à Madrid, avec l'espoir de s'en sortir. Une « chance » que n'auront pas eue toutes celles qui sont déjà parties.

Turquie. Recep Tayyip Erdoğan, la famille et « l'hérésie » homo

Depuis le début de l'automne 2022, des manifestations homophobes se déroulent à Istanbul et dans plusieurs villes turques. Des organisations religieuses conservatrices sont à la manœuvre, soutenues au plus haut niveau de l'État. Déjà en campagne contre certains artistes jugés « immoraux », le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan prépare une loi pour défendre la structure familiale traditionnelle.

Contre « la propagande LGBT » et « pour la famille » : le 18 septembre 2022, des centaines de personnes se regroupaient à l'appel de Fikirde Birlik ve Mücadele Platformu (Plateforme de l'unité d'opinion et de lutte) à Istanbul et dans d'autres villes de Turquie. Certains journaux indépendants en Turquie ont qualifié ces rassemblements d'« actes de haine », ouvrant une brèche de dangers sans précédent contre les personnes LGBTQ+.

« La marche visait les droits humains fondamentaux. […] Déjà ces dernières années, la pression sur les personnes LGBTQ+ était assez forte. Cette marche était le signe de cette atmosphère de pression », explique Defne Güzel, chargée du suivi des droits humains chez Kaos GL, une organisation de défense des droits LGBTQ+. Elle rappelle que « la “légitimation de l'homosexualité” a été l'une des raisons invoquées par le gouvernement turc pour son retrait de la Convention d'Istanbul »1.

Des actions et discours gouvernementaux

Cette marche a certes été l'occasion pour une partie de la population d'exprimer ses opinions hostiles dans un contexte global de recul des droits et libertés individuelles en Turquie. Alors qu'approche l'élection présidentielle prévue avant juin 2023, le Parti de la justice et du développement (AKP) s'attaque à l'art et à la culture, un exutoire souvent privilégié par les minorités, car moins soumis aux normes, et déjà menacé par la crise économique actuelle et le peu de perspectives de la jeunesse. Entre mai et août 2022, plus de 13 festivals et de nombreux concerts ont ainsi été annulés par les autorités. C'est le cas de Zeytinli, un festival de rock à Balikesir, annulé à la demande d'associations religieuses.

En août, Gülşen, grande star turque de la chanson pop, est arrêtée pour des propos tenus à un concert du 30 avril 2022 qualifiés d'« incitation à la haine ». Alliée LGBTQ+ et icône féminine, connue pour ses chansons symboles d'indépendance, Gülşen est ciblée pour ses goûts vestimentaires « immoraux ». Elle lance, lors de ce concert, une critique sarcastique à l'un de ses musiciens, disant que son éducation religieuse dans des écoles imam hatip2 l'aurait rendu « pervers ». Ces écoles, dont le nombre a augmenté de 73 % entre 2013 et 2017, promues sous Recep Tayyip Erdoğan au même titre que les établissements publics — et réhabilitées grâce à la réforme du système scolaire, font partie des outils pour « élever une génération pieuse » selon les objectifs de l'AKP. À l'annonce de son arrestation, les hashtags #FreeGülşen ou #GülşenYalnızDeğildir (Gülşen n'est pas seule) inondent le Net. Son emprisonnement représente un acte de plus contre la liberté dans un pays qui bat des records d'arbitraire.

Plus tôt, le 26 juin 2022, plus de 370 manifestants ont été arrêtés lors de la Gay Pride, interdite depuis 2015.

Pour les opposants des LGBTQ+, la culture, le sport, les réseaux sociaux sont des outils de propagande. L'organisme de régulation audiovisuelle (RTÜK) dont les membres sont nommés par la majorité à l'Assemblée et dont le président actuel affiche son soutien au gouvernement a censuré des séries Netflix dès 2015. La censure s'est durcie envers certaines d'entre elles, supposées faire de la « propagande homosexuelle » comme If Only ou Aşk 101. Le RTÜK a permis que l'appel à manifester contre les LGBT+ — un clip d'une quarantaine de secondes — reçoive le label kamu spotu (spot d'intérêt public), et soit à ce titre diffusé gratuitement sur les chaînes de télévision nationale.

« Une famille forte crée une nation forte »

Les organisateurs de ces manifestations homophobes sont issus de l'association religieuse Yesevi Alperenler Eğitim Kültür ve Yardımlaşma Derneği, et expriment les idées de personnalités radicales proches du gouvernement. Cette proximité leur a permis d'obtenir un blanc-seing du gouvernement et la liberté de manifester illégalement sans aucune intervention policière. Beaucoup se sont mobilisés en ligne contre la diffusion de cette propagande étatique via le hashtag #NefretYürüyüşüneHayır (non à la marche de la haine), qui dénonce en même temps qu'elle critique le silence lorsqu'il est question de viol, d'inceste ou de féminicide.

Comme La Manif pour tous en France, ce mouvement regroupé sous l'intitulé Büyük Aile Buluşması (Grande Rencontre pour la famille) porte des valeurs réactionnaires et nationalistes. L'intérêt de l'enfant est pris comme sujet central, et il est reproché aux lubunya (queer) et féministes d'être contre la famille, considérée comme seule structure légitime, hétérosexuelle et monogame à travers le mariage et la procréation.

Cet argument renforce une conception rigide de la famille, qui désigne pourtant essentiellement un engagement inconditionnel ou sentimental entre des personnes, ainsi qu'une certaine échelle de valeurs. Cette échelle fait des LGBTQ+ un groupement d'opposition aux valeurs sociétales communes. En retournant de la sorte la position de lutte de communautés opprimées, le pouvoir se taille un premier succès dans la criminalisation de groupes fragiles, et un second en les marquant d'un stigmate « réactionnaire » qui, de toute évidence, légitime la marche de protestation. Et par là, fragilise tous les groupes marginalisés : Kurdes, alevis, femmes, migrants, dissidents…

Attiser la haine

Pourtant, la société turque évolue. Les discours de rejet qui font référence à la « tradition » visent donc à maintenir l'attachement à l'ordre établi patriarcal, garant d'un contrôle sur les individus « déviants ». Mais au-delà des rhétoriques stériles, cette démonstration de haine explicite une forme de bipolarité d'une population prise entre une crise sans précédent (taux d'inflation dépassant les 83 % au 3 octobre 2022) et des politiques d'État qui désignent volontiers des boucs émissaires. Les propos de Mustafa Kır, président de l'Ankara Civil Society Platform à l'origine de la dernière marche anti-LGBT à Ankara le 30 octobre 2022 sous le slogan « Marchons ensemble contre la perversion et l'hérésie » illustrent parfaitement les arguments reposant sur des peurs irrationnelles, voire la menace existentielle. Pour lui, « La famille est une question de survie ».

D'autre part, l'influence de récits complotistes sur le terrain opaque des rouages politiques et économiques favorise l'implantation de croyances floues comme le Büyük Plan (Grand Plan) qui fait allusion à la menace d'ennemis visant à s'attaquer à la « race turque ». Les diverses interventions — presque obsessionnelles — de Süleyman Soylu, ministre de l'intérieur, ou d'Erdoğan, entretiennent l'idée que les LGBTQ+ seraient infiltrés par « des puissances étrangères » indéterminées. Ces éléments empêchent toute réflexion sensée sur les débats concernant les droits des personnes LGBTQ+, qui constituent avant tout un problème politique. Pour Erdoğan, les choses sont simples :

« Récemment, ils ont infiltré des personnes LGBT dans la société. Avec les LGBT, ils ont fait un effort pour transformer notre structure familiale. Mais nous ferons ce qui doit être fait. Nous savons déjà qui sont les personnes LGBT ».

Dans ce contexte, le travail des associations et de la société civile est d'autant plus important. Mais « l'intensification des inspections contre les organisations, leur ciblage dans la presse les ont affectés négativement en termes de motivation, commente Defne Güzel. « Des dossiers de fermeture ont été déposés contre certaines associations inclusives LGBTQ+. Ces poursuites sont toujours en cours ». Par ailleurs, la Turquie étant à la veille d'élections, elle ajoute que « cela signifie une augmentation des tensions au niveau national. […] On sait déjà que certains partis utilisent les anti-LGBTQ+ pour la propagande politique et électorale ».

La présence de partis tels que Vatan Partisi (Parti patriote), Türkiye Gençlik Birligi (Union de la jeunesse turque) ou Büyük Birlik Partisi (Parti de la grande union) à la manifestation du 18 septembre prouve la montée en puissance de cette propagande discriminatoire. Alors que la campagne présidentielle bat son plein, « le principal parti d'opposition (CHP) et les autres partis et acteurs politiques qui ont un discours inclusif sur les droits LGBTQ+ n'ont pas pris la parole contre cette marche ou du moins pas suffisamment ». Kemal Kılıçdaroğlu, figure du CHP, a récemment proposé de garantir la liberté vestimentaire des femmes dans la Constitution. Interdit dans la fonction publique, le voile était de fait devenu un accessoire toléré par le gouvernement AKP. Le président Erdoğan a profité de cette occasion pour relancer l'enchère en souhaitant y inscrire la structure familiale « composée d'un homme, d'une femme, d'un (ou plusieurs) enfant(s) ».

Enfin, durant la pandémie, une violence verbale et même souvent physique a ciblé les personnes LGBTQ+. Leurs conditions de vie se sont considérablement dégradées ces deux dernières années : difficultés à trouver un travail, à obtenir des aides et des soins, à se socialiser. En Turquie, « les organisations LGBTQ+ ont montré une résistance significative à la pression croissante dans le passé. Cette résistance se poursuit, et […] s'adapte dans ses méthodes », affirme Defne Güzel. Dans un imaginaire mondial marqué par l'idéal d'« universalisme », les LGBTQ+ nous permettent à tou·tes de recentrer correctement le débat pour reconnaître les lacunes de cet "universalisme" et tendre vers un "pluriversalisme ". Elle conclut : « Nos organisations continueront d'exister tant que les LGBTQ+ existent, pour assurer les droits, la survie et l'égalité. Nous en avons la force. »


1NDLR. La Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, appelée « Convention d'Istanbul » est un traité international du Conseil de l'Europe, amenant les États signataires à s'entendre pour l'élimination de toutes les formes de violences envers les femmes.

2Établissements d'enseignement secondaire professionnel public turcs destinés à la formation des personnels religieux musulmans.

Algérie. Un souffle nouveau sur l'édition indépendante

À l'heure des commémorations du soixantième anniversaire de l'indépendance algérienne et dans une société entravée, l'édition indépendante creuse son sillon de part et d'autre de la Méditerranée en lançant des publications et des revues innovantes. Avec un regard contemporain, une nouvelle génération dépoussière les archives, travaille de manière plus collaborative et affirme son militantisme.

« Si j'avais réussi à créer ou rejoindre une association culturelle, je n'aurais pas créé de maison d'édition » se souvient Maya Ouabadi, fondatrice de Motifs, maison lancée à Alger en 2018. Cette ancienne assistante éditoriale aux éditions indépendantes Barzakh vient alors de quitter son poste, qu'elle occupait depuis six ans. Elle cherche à relancer Chrysalide, une association culturelle qui avait vu le jour en 2000, fréquentée principalement par des écrivains et cinéastes. Elle-même avait rejoint l'équipe en 2014, mais des blocages administratifs avaient freiné l'initiative. Son intention est de publier une revue de critique littéraire dans le cadre de l'association. « Lors de mon expérience chez Barzakh, je m'étais rendue compte qu'une fois publiés, les livres ne trouvaient que très peu d'écho. Il fallait faire en sorte que les lecteurs rencontrent les livres ».

Animée par ce désir de participer à l'effervescence littéraire que connaît alors l'Algérie, et surtout de la documenter, elle surmonte ses réticences face à l'entreprenariat et fonde la revue de critique littéraire Fassl. Chaque numéro se présente comme un véritable « objet » et rassemble dans un écrin cousu à la main des critiques de fond, des entretiens et portraits d'auteurs algériens et étrangers, ainsi que de longs extraits inédits de romans à paraître, le tout en arabe et français. « Le bilinguisime a toujours été un parti pris pour nous car une revue sur la littérature algérienne contemporaine ne peut être complète autrement. La part de lectorat arabophone et francophone est à peu près équivalente, même si on observe que l'arabe gagne du terrain », affirme l'éditrice. « Je remarque aussi que l'anglais est vraiment présent chez les jeunes générations qui l'utilisent au quotidien, même en dehors de la capitale. Alors traduire Fassl en anglais dans le futur pourrait être une option ».

En plus de Fassl, dont le cinquième numéro spécial consacré à Assia Djebbar sortira en janvier 2023, les éditions Motifs viennent de publier le numéro 0 de La Place, une revue féministe, fruit d'une collaboration entre Maya Ouabadi et Saadia Gacem, doctorante en anthropologie du droit. C'est en échangeant sur des sujets de préoccupation communs que les deux femmes ont conçu ce projet. La revue s'inscrit dans la lignée du combat des femmes algériennes dont elles sont les héritières, et s'appuie sur le travail de récolte et de partage que réalisent les archives des luttes des femmes en Algérie.

Revues Fassl et La Place
© Sonia Merabet

Archéologues du mouvement féministe

En mars 2019, le Hirak, mouvement de contestation populaire contre le système en place, bat son plein. Les marches féministes s'y greffent à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Awel Haouati, chercheuse, crée alors une page Facebook intitulée « Archives des luttes des femmes en Algérie. » L'idée consiste à collecter, numériser et partager des documents produits par des collectifs et associations militantes féministes et de les diffuser sur une plateforme. « J'en avais trouvé les premières traces chez moi avant le Hirak. Des femmes militantes de ma famille avaient précieusement gardé des documents comme l'abécédaire des luttes des femmes en Algérie de 1990 à 1992 ».

Ce projet, qu'elle avait en tête de longue date, voit donc le jour au moment du Hirak. « Ca a été un véritable catalyseur, se souvient la chercheuse, C'est le fait de manifester qui fait que nous sommes revenus vers ce qui existait déjà dans les années 1980 et 1990 ». Avec Saadia Gacem, elles jettent les bases du projet puis contactent leur réseau de militantes féministes. Le résultat dépasse les espérances. « Nous avons été surprises de la quantité et de la diversité des documents que nous avons récoltés. Certains sujets abordés étaient osés pour l'époque. La qualité graphique était aussi au rendez-vous ». Les deux femmes s'interrogent sur le discours persistant selon lequel il n'y aurait pas d'archives de l'Algérie contemporaine depuis 1962 : « Nous nous sommes demandé d'où venait cette idée et pourquoi elle était aussi ancrée ». Elles ont en effet recueilli et numérisé environ 800 documents avec Lydia Saïdi, photographe et archiviste : déclarations publiques, tracts, affiches, revues, dessins, à Alger, en Kabylie, à Constantine ou encore à Oran. La majeure partie datent de la période allant de 1989 à 1991, pendant la « brèche » démocratique qui a permis la mobilisation des femmes.

Archives des luttes des femmes
© Archives des luttes des femmes en Algérie

« En tant que manifestantes, nous avons constaté que les slogans des années 1980 et 1990 avaient resurgi dans le mouvement féministe de 2019. Ce qui prouve qu'il y a une mémoire des luttes, des corps, des chants, même s'il n'y a pas toujours d'archives pour en témoigner ». Pendant les années 1990, la production des groupes féministes s'est nettement ralentie puis s'est arrêtée complètement. La « Décennie noire » a brisé l'élan. « La période précédent cette cassure mérite vraiment d'être explorée mais elle est encore délicate à aborder avec les militantes car c'est une blessure pour elles. Elles sont heureuses qu'on s'intéresse à ces documents, mais revenir sur ce passé douloureux leur est pénible ».

L'ensemble des documents a été stocké sur un disque dur par les chercheuses pour constituer un fonds consultable à la demande, en vue de créer la plateforme de partage. En attendant, le projet a déjà pris vie sous la forme de deux expositions, l'une à l'initiative du Fonds régional d'art contemporain (FRAC) d'Orléans, l'autre dans le cadre de Documenta Fifteen à Kassel, en Allemagne, la plus grande exposition d'art moderne et contemporain dans le monde. Ce qui devait être au départ le catalogue de l'exposition est devenu un véritable ouvrage trilingue (anglais, arabe, français) intitulé Archives des luttes des femmes en Algérie. Imprimé en mille exemplaires, il est en partie diffusé à Kassel, dans les boutiques de Documenta Fifteen. L'équipe du projet gère un autre stock à Marseille, lieu d'impression de l'ouvrage, et effectue la distribution par elle-même, via Instagram notamment. Les exemplaires restants seront distribués lors de rencontres, en Algérie et ailleurs, et via un site internet destiné à la vente à l'international.

Le collectif au cœur du travail

Pour les éditions Motifs, les difficultés rencontrées en matière de distribution sont toujours les mêmes et incitent à la débrouille : « La distribution à l'étranger étant difficile, nous remplissons nos valises mais nous ne pouvons pas voyager mille fois pour transporter des livres alors ce sont nos familles et nos amis qui le font. C'est un moyen de survivre et d'évoluer dans le contexte algérien », explique Maya Ouabadi. Le collectif est au cœur du projet. La jeune femme a pris conscience de la nécessité de travailler collectivement et sur plusieurs projets à la fois « Il m'arrive d'être assistante sur le projet de film d'un ami, qui m'accompagnera en échange sur un autre projet. Je crois au fait de changer de place pour s'entraider, créer une émulation et même survivre quand le moral et la motivation baissent dans notre contexte difficile ».

Cette façon d'aborder l'édition par le collectif, se retrouve de l'autre côté de la Méditerranée chez Shed Publishing, maison d'édition indépendante fondée en 2020 par Lydia Amarouche, issue de la diaspora algérienne et basée à Marseille. À l'origine, un atelier d'arpentage organisé en mars 2020 à Aubervilliers par Lydia Amarouche et Anys Merhoum, cofondateur des Ateliers d'Alger. Par « arpentage », on entend une méthode de lecture collective, diffusée par des mouvements d'éducation populaire dans les années 1950, qui consiste à sectionner en feuillets un texte réputé difficile et à les répartir auprès des personnes présentes.

Le collectif pluridisciplinaire, basé à Alger et Paris, s'est spécialisé dans la concertation citoyenne et les chantiers participatifs d'aménagement d'espace public. Sa mission est d'accompagner les initiatives citoyennes et locales d'investissement de l'espace public. L'atelier d'arpentage de mars 2020 portait sur l'ouvrage de Samia Henni, Architecture de la contre-révolution, qui traite de l'usage de l'architecture pendant la guerre de Libération à des fins militaires et cartographie les stratégies mises en œuvre pour garder le contrôle sur l'Algérie. Cet atelier suscite l'envie de trouver un cadre pour la poursuite de la réflexion de Samia Henni sur l'architecture coloniale et son statut après l'indépendance. « Je voulais développer les questions coloniales mais aussi les questions queer et LGBT. La maison d'édition me paraissait un bon espace pour explorer ces questions, le papier un medium accessible » explique Lydia Amarouche.

Les planètes s'alignent pour la jeune éditrice, qui lance sa maison. Très vite, deux personnes la rejoignent : Laura Boullic, poète, et Nesma Merhoum, cofondatrice des Ateliers d'Alger. Cette dernière expose les raisons qui l'ont poussée à se lancer : « J'ai œuvré dans plusieurs registres de l'écrit, dont le journalisme. Dans le domaine du livre, on essaye de penser selon une éthique durable, individuelle et écologique. Le livre est un objet qui a du poids dans l'industrie culturelle, littéralement et métaphoriquement. On le conçoit pour qu'il s'inscrive durablement dans la mémoire collective ». La maison a déjà publié trois ouvrages depuis sa création. Le dernier en date, Habiter l'indépendance. Alger, conditions d'une architecte de l'occupation est paru à l'automne 2022. Il revient sur les conditions d'une expérimentation urbaine et questionne la composante coloniale de l'architecture. Lorsqu'en 1962, l'Algérie accède à son indépendance, la population hérite d'un espace façonné pendant 132 ans par l'architecture de l'État colonial français et investit, de façon inédite dans son histoire, un espace bâti pour l'exclure.

Vue de l'exposition à Documenta Fifteen, Kassel, Allemagne
© Archives des luttes des femmes en Algérie

« Dépropagandiser » les archives

Comme Saadia Gacem et Awel Haouati des Archives des luttes des femmes en Algérie, le collectif d'auteurs d'Habiter l'indépendance dépoussière les archives algériennes et françaises, parfois classifiées, via des conversations avec Samia Henni, en partant de son ouvrage, à propos de l'usage de l'architecture et de l'urbanisme dans l'imposition d'un ordre social et politique disciplinaire. Dans leur texte, Khadija Roul et Anys Mehroum des Ateliers d'Alger racontent l'histoire du remodelage d'Alger en ville modèle, en décryptant notamment la cartographie coloniale.

L'accès aux archives n'est pas toujours simple, en France comme en Algérie, et lorsqu'elles sont accessibles, il manque parfois une indexation pour simplifier les recherches. « Les raisons invoquées sont présentées comme étant d'ordre sécuritaire. Je n'ai pas non plus l'impression qu'il y ait une remise en question de l'Empire français comme pour les deux premières guerres mondiales », regrette Lydia Amarouche. Accéder aux archives, mais surtout les « dépropagandiser » est indispensable, selon le collectif. « En architecture, je n'ai pas vu beaucoup de textes qui adoptaient un point de vue critique en parlant d'appropriation et de délogement. Nous sommes une génération qui en a marre de lire des textes écrits d'un point de vue historique sans recul et sans dénonciation », ajoute Anys Merhoum. Dès les premières lignes de leur texte, Anys Merhoum et Khadija Roul dénoncent l'utilisation de la ville d'Alger comme un laboratoire d'architecture et un terrain d'expérimentation pour les architectes européens entre les années 1930 et 1950, parfois pour des projets insensés.

Au-delà du livre

En plus de la collection Essais, qui porte principalement sur la période coloniale, Shed Publishing édite une collection jeunesse pour sortir de la réflexion politique,« réparer, et se tourner vers la jeunesse, qui symbolise l'espoir », explique Lydia Amarouche. Le premier livre, Tout est si brillant, aborde les questions de l'héritage culturel et de la confiance que l'on doit avoir en soi. La jeune éditrice souhaitait en faire une édition trilingue anglais, arabe, français mais pour des raisons financières, cela n'a pas été possible. « Nous aimerions collaborer avec des maisons d'édition à l'étranger, faire des coéditions ». La jeune éditrice rêve de pouvoir présenter ses livres en Algérie. Un rêve que Saadia Gacem, Awel Haouati et Lydia Saïdi partagent, en plus de celui de renouveler l'expérience, avec d'une part une publication plus aboutie comportant des contributions et portant sur une période plus large que 1989-1991 et d'autre part une exposition pour les Algériens.

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Pour se procurer les ouvrages cités dans l'article :
Archives des luttes des femmes en Algérie

Éditions Motifs

Shed Publishing

Pour les Kurdes d'Iran, « le cri pour la démocratie est aussi un cri d'émancipation »

Asso Hassan Zadeh, figure politique du Kurdistan iranien, estime que la révolte de la société iranienne provoquée par le décès de Mahsa Amini est une lame de fond. Pour lui, non seulement la population kurde d'Iran rejette le régime mais aussi poursuit sa quête historique de liberté.

Le décès de Jina (Mahsa) Amini, jeune femme kurde de 22 ans, le 16 septembre 2022 dans les locaux de la police des mœurs à Téhéran a déclenché dans tout l'Iran des mouvements de protestation. Après avoir exprimé le refus des contraintes que font peser les mollahs sur la société iranienne et, singulièrement, sur les femmes, ces mouvements se sont transformés en une remise en cause du régime. Nous avons demandé à Asso Hassan Zadeh, ancien vice-secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI), figure toujours active de ce parti, de nous exposer son point de vue sur la situation et, singulièrement sur le positionnement des Kurdes dans ce conflit, entre le pouvoir des ayatollahs et les peuples d'Iran.

Jean Michel Morel. — Comment appréciez-vous l'éventuelle suppression de la police des mœurs ? Est-ce une tentative pour le régime de fractionner le mouvement entre ceux qui pourraient se contenter de cette mesure et ceux pour qui l'objectif est la fin du pouvoir islamique ?

Asso Hassan Zadeh. — La suppression de la police des mœurs n'a jamais été en tant que telle une demande des manifestants. Il est vrai que la mort de Jina (Mahsa) Amini sous les coups de la « police de moralité » à Téhéran et, plus généralement, la situation des femmes ont constitué l'élément déclencheur du mouvement. Mais ni au début ni surtout maintenant, l'enjeu principal n'a été uniquement les restrictions imposées aux femmes. Si l'on considère l'ampleur du mouvement, la diversité de sa base sociale et la virulence des slogans et des demandes exprimées, il s'agit là du combat de la population tout entière pour l'ensemble de ses droits humains et de ses libertés fondamentales. Ce qui après quasiment 44 ans de despotisme d'un régime répressif et corrompu ne peut passer que par la fin de celui-ci.

Pour autant, l'annonce d'une telle mesure est en soi une petite victoire pour le mouvement, car c'est la première fois que le pouvoir se dit prêt à reculer sur un point qui, symboliquement et idéologiquement, lui est cher. Mais cela ne changera rien à la détermination des peuples d'Iran, d'autant que des déclarations contradictoires ont été entendues de la part de responsables du régime quant à la portée réelle de cette même mesure. Les gens ne croient plus à ce genre de tactique, surtout que, dans le même temps, la répression s'intensifie.

J. M. M.L'appel à une grève générale — qui s'est conclue mercredi 7 décembre 2022 par la Journée nationale des étudiants — témoigne-t-elle d'un changement important dans le rapport de force entre le régime et le mouvement de protestation ? Est-on en train de passer d'une révolte aux prémices d'une révolution ?

A. H. Z. — Oui, tout à fait. Cette grève qui a eu lieu dans plus de cinquante villes en est la parfaite illustration. Il y a encore une dizaine de jours et malgré l'unité qui s'est déjà formée, un appel à la grève générale en Iran en solidarité avec le Kurdistan n'a pas reçu l'écho que nous espérions. Mais cette-fois ci, la grève générale a été un succès. Pour la première fois, on a vu des manifestants s'emparer de la place de la Liberté (Maydan-e-Azadi) à Téhéran, lieu hautement symbolique des changements révolutionnaires. Les Iraniens continuent d'exprimer leur volonté de toutes les manières possibles. Il peut y avoir des hauts et des bas, le mouvement peut encore souffrir de certaines limites, en particulier le manque d'une plate-forme politique alternative qui, à l'intérieur de l'Iran comme dans l'opposition à l'étranger, pourrait rassembler l'ensemble des forces favorables au changement. Mais une chose est sûre : le mouvement continuera. Cela étant, le pouvoir théocratique n'a pas encore sorti tous les serpents de sa manche et il a toujours les moyens d'une répression encore plus sévère.

J. M. M.Dans ce contexte, quel poids ont les prises de position critiques de certains clercs du régime comme Ali Larijani, l'ancien président du parlement, le réformiste Assadollah Bayat-Zanjani ou l'ayatollah Javad Alavi-Boroujerdi rejoint plus récemment par des enfants de la nomenclature comme Fahezi Hashemi, la fille de Rafsandjani, ou Fariden Moradkhani, la nièce d'Ali Khamenei ?

A. H. Z. — Du point de vue des Iraniens épris de liberté et de changement, ces déclarations ne changeront rien. Tout au long du règne de ce régime, on a déjà vu et entendu des déclarations ou des manœuvres de ce type de la part de responsables (tous camps confondus). Ce qui a fait croire à d'aucuns, notamment dans les chancelleries occidentales, que le régime pourrait entendre la voix du peuple et se réformer. Rien de tel ne s'est jamais produit. Néanmoins de telles déclarations illustrent que les divergences internes au régime s'accentuent et qu'à terme, elles pourraient conduire à des défections plus importantes. C'est évidemment une bonne chose, car cela permettrait de raccourcir d'autant le chemin qui mène au changement et d'en réduire le coût en vies humaines.

J. M. M.Le Kurdistan iranien (avec le Sistan et Baloutchistan) a fait l'objet d'une répression particulièrement violente de la part des Gardiens de la révolution islamique. Cette région, dont le développement a été délaissé par le pouvoir, s'est soulevée à plusieurs reprises, exigeant son autonomie. Pouvez-vous définir les grands principes et les contours de celle-ci ? L'opportunité est-elle venue de remettre en avant cette revendication ?

A. H. Z. — Depuis la création du PDKI, au sortir de la première guerre mondiale, et la fondation par lui de la République à Mahabad, les principaux partis politiques kurdes, tout en considérant le Kurdistan iranien comme partie intégrante d'une seule et même nation kurde avec le droit de disposer d'elle-même, ont souhaité parvenir à une solution politique dans le cadre d'un Iran démocratique. Que la formule soit l'autonomie (comme ils le demandaient par le passé) ou le fédéralisme (comme ils le demandent aujourd'hui), l'essence de leurs revendications politiques reste identique : les Kurdes d'Iran, tout en participant à la gestion démocratique de l'ensemble du pays doivent pouvoir se gouverner eux-mêmes, en respectant les droits des minorités vivant sur leur territoire historique.

Le mouvement actuel est parti du Kurdistan. Les Kurdes d'Iran sont l'avant-garde du mouvement, inspirant par leurs objectifs (démocratie, égalité hommes-femmes, laïcité) et leur niveau d'organisation l'ensemble des Iraniens (même si la vision de la majorité de l'opposition iranienne quant à l'avenir de l'Iran est encore très loin de la nôtre). Mais l'heure n'est ni aux divisions ni aux polémiques. Notre priorité est de sauvegarder et d'approfondir l'unité sans précédent de l'ensemble des Iraniens. Mais l'unité ne signifie pas la suppression de la diversité. Nous ne voulons plus d'une énième tentative de construction d'une identité « nationale » iranienne au détriment de l'identité distincte des différentes composantes de la société (où aucun groupe ethnique n'est majoritaire). Le pluralisme démocratique doit passer par la reconnaissance du pluralisme ethnico-culturel. Donc, effectivement, tout en s'inscrivant dans le mouvement général pour le changement, les Kurdes veulent utiliser cette occasion pour réaffirmer leur demande identitaire. Lors des manifestations et des funérailles de ses martyres, la population kurde ne réitère pas seulement son rejet du régime, mais met aussi en avant ses particularités et sa quête historique de liberté. Son cri pour la démocratie en Iran est d'abord un cri d'émancipation du peuple kurde. Et souvent, ce cri se formule de manière encore plus radicale que le discours politique des partis politiques kurdes puisqu'il est question d'en terminer avec l'occupation et le colonialisme.

J. M. M.Comment des partis kurdes comme le PDKI et le Komala (récemment unifiés) dont les cadres et bon nombre de militants sont réfugiés au Kurdistan irakien peuvent-ils contribuer à la lutte contre les mollahs ? Malgré leur interdiction, ont-ils des adhérents en Iran ?

A. H. Z. — Afin de briser l'unité des Iraniens et de détourner l'attention de l'opinion publique, dans les dernières semaines, les Gardiens de la révolution islamique ont lancé plusieurs séries d'attaques avec des missiles et des drones sur des bases des partis politiques kurdes iraniens au Kurdistan irakien. Les pasdaran1 envisagent même de faire des incursions militaires au Kurdistan irakien. Pourtant, les partis kurdes iraniens n'ont pas envoyé de peshmergas2 à l'intérieur de l'Iran, ni fourni d'armes aux manifestants. Le fait que ceux-ci se fassent tuer sans pouvoir se défendre démontre bien que ces accusations ne sont pas fondées. La priorité des partis kurdes iraniens est de permettre au mouvement de protestation de la population kurde de continuer tout en étant coordonné avec celle de tout l'Iran. Les attaques contre les bases des partis kurdes iraniens au Kurdistan irakien confirment leur ancrage et leur capacité de mobilisation au sein de la population. Bien qu'interdits en Iran, ces partis ont des centaines de milliers de membres et de sympathisants à l'intérieur du pays. À chaque fois que le Centre de coopération des partis politiques du Kurdistan d'Iran3 a demandé à la population d'observer une grève générale ; l'appel a été massivement suivi par la population.

J. M. M.Il semblerait que de jeunes Kurdes iraniens prennent le chemin du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) pour rejoindre les maquis du PDKI. Ce parti les encourage-t-il bien que des camps comme ceux de Jejnikan et Zarguiz ainsi que la ville de Koysinjaq (Koya, en kurde) aient fait l'objet d'intenses et meurtriers bombardements par l'aviation iranienne ? De plus, ne craignez-vous pas un retournement de situation de la part des autorités du GRK — ou du moins de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) dont les liens avec l'Iran sont avérés — qui mettrait en grande difficulté les partis kurdes qui y sont exilés ?

A. H. Z. — Le droit, voire le devoir élémentaire d'un mouvement d'opposition est de sensibiliser la population — notamment les jeunes générations — à sa cause et de les mobiliser par des moyens légitimes autour de son projet politique. Pour les jeunes Kurdes iraniens, traverser la frontière pour rejoindre les partis politiques kurdes iraniens basés au Kurdistan d'Irak est un phénomène spontané qui n'est pas nouveau. Il est vrai le régime iranien a redoublé d'efforts auprès des autorités irakiennes, à Bagdad comme à Erbil et à Souleymanieh pour limiter encore plus la marge de manœuvre des partis kurdes iraniens. Pourtant, depuis deux décennies et demie, l'opposition kurde iranienne s'est abstenue de conduire, depuis le territoire kurde irakien, une quelconque activité militaire contre le régime iranien et elle a toujours veillé à ne pas fournir de prétexte à celui-ci pour compromettre la souveraineté irakienne et la stabilité du GRK. Au fond, ce que redoute le régime iranien, ce n'est pas en premier lieu le potentiel armé de l'opposition kurde, mais tout simplement sa parole politique. Or, avec les moyens de communication d'aujourd'hui, ils ne parviendront jamais à la faire taire.

J. M. M.On a évoqué un renforcement de la présence militaire iranienne le long de la frontière irano-kurde irakienne.

A. H. Z. — Le régime iranien est effectivement susceptible de déclencher une opération militaire au Kurdistan irakien à l'encontre des partis kurdes. Si cela se produisait, logiquement les peshmergas du GRK devraient défendre leur territoire contre toute agression extérieure. Mais ce que les autorités kurdes irakiennes pourraient et devraient d'abord faire, c'est utiliser des moyens politiques et diplomatiques afin d'empêcher le régime iranien de commettre l'irréparable. Quant aux partis kurdes iraniens, je ne suis pas en position de prédire ni de révéler leur réaction en cas d'attaque terrestre contre leurs bases au Kurdistan irakien. Tout ce que je peux dire, c'est que la position de principe du PDKI qui consiste à ne pas reprendre la lutte armée et d'aider le mouvement populaire à l'intérieur de l'Iran reste toujours valable.

J. M. M.Le mouvement commencé au cri de « Femme, Vie, Liberté » (Jin, Jiyan, Azadï en kurde) a rapidement débouché sur une remise en cause du régime, mais n'a pas de leader, pas de programme alternatif. Le PDKI envisage-t-il de proposer une plateforme programmatique qui participerait d'un processus de sortie politique du mouvement ?

A. H. Z. — Le temps où les peuples avaient besoin d'un leader charismatique pour mener à terme leur marche révolutionnaire est révolu. C'est d'ailleurs mieux ainsi quand on connaît l'usage qu'ont fait beaucoup de leaders charismatiques de notre région de leur capital politique prérévolutionnaire. En revanche, nous avons besoin d'un minimum de cadre politique et d'une feuille de route afin d'orienter toutes les forces du changement vers une issue commune. Mais les partis politiques kurdes d'Iran ne cautionneront pas un changement politique qui ne prendrait pas en compte l'existence, la vision et l'intérêt des nationalités opprimées, en particulier les Kurdes.

J. M. M.Que pensez-vous de la réaction internationale envers la situation en Iran ?

A. H. Z. — L'ingérence du régime iranien dans les autres pays et ses manœuvres déstabilisatrices dans la région et ailleurs ont toujours été perçues par ce régime comme un moyen d'assurer sa propre survie. Durant des décennies, la communauté internationale, notamment l'Occident, a ramené son appréhension de l'Iran aux seules questions sécuritaires, notamment le dossier nucléaire, sans prendre en compte ce qui se passe à l'intérieur du pays et ce que veut la population iranienne. Aujourd'hui, on assiste à un élan de solidarité internationale jamais constaté auparavant. C'est la preuve que la République islamique pose problème à l'ensemble du monde et que les valeurs pour lesquelles Iraniennes et Iraniens se battent sont celles-là même qui comptent pour l'avenir de tous.

Cette solidarité internationale, jusqu'à maintenant, est le fait de la société civile ou des parlements. Les gouvernements étrangers, notamment en Europe et aux États-Unis, ont commencé à prendre des mesures concrètes contre le régime. Mais, tant sous l'angle des valeurs que de l'intérêt à long terme de ces pays, nous attendons bien plus de leurs gouvernements (notamment de celui de la France) pour isoler le régime et pour soutenir les peuples d'Iran. Au-delà des sanctions qui n'ont jamais fait tomber aucune dictature, il y a toute une panoplie de mesures à la disposition des États comme isoler complètement le régime des mollahs sur le plan diplomatique et commencer à traiter directement avec les vrais représentants des Iraniens, notamment les forces laïques et démocratiques, dont les partis kurdes. Pourquoi est-ce que pour l'Afghanistan des talibans ou la Syrie de Bachar Al-Assad la rupture des relations et l'acceptation des forces de l'opposition comme interlocuteurs ont été possibles, et que dans le cas de l'Iran cela ne le serait pas ? L'adoption de telles mesures n'est pas plus risquée que de permettre au statu quo de continuer.

Les partis kurdes iraniens

– Parti démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI) créé en 1945 – Komala, organisation révolutionnaire des ouvriers du Kurdistan d'Iran, fondé en 1969 Le PDKI et le Komala ont tous deux connu des scissions aux début et milieu des années 2000. Depuis quelques mois, les factions respectives de chacun de ces deux partis se sont réunifiées : Komala ; organisation kurde du Parti communiste d'Iran, créé en 1983 ; Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), fondé en 2004, proche du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) turc ; Parti de la Liberté du Kurdistan (PAK), créé en 2003 ; Khabat (Organisation de la lutte du peuple du Kurdistan), fondé en 1981, parti islamique modéré proche des Moudjahidines du peuple.


1Abréviation pour Corps des Gardiens de la Révolution.

2Littéralement « ceux qui affrontent la mort », les combattants des forces armées du Kurdistan irakien.

3Structure de coordination et d'action commune de l'opposition kurde en Iran. Créé en 2017, il était composé à l'origine de cinq partis membres : les deux ailes du PDKI et du Komala ainsi que le Khabat. Celui-ci ayant quitté le Centre et avec les réunifications intervenues cette année, il ne compte plus que le PDKI et le Komala. Des discussions sont en cours pour l'élargir.

Israël. Toujours plus à droite, une course à l'abîme

Qui arrêtera le gouvernement liberticide de l'extrême droite nationaliste, coloniale et religieuse mis en place par Benyamin Netanyahou ? Les accords de coalition laissent présager le scénario du pire. Sylvain Cypel, puis Ezra Nahmad brossent le tableau de ce que ce dernier nomme « la descente dans l'abîme » d'Israël.

Le 30 décembre 2022, au lendemain de la ratification au parlement israélien de la nouvelle coalition gouvernementale, les Nations unies appelaient la Cour internationale de justice (CIJ) à enquêter sur « la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l'autodétermination ». « Persistante » est le terme approprié. Car l'Assemblée générale de l'ONU a multiplié les résolutions dénonçant la colonisation et les autres actes illégaux perpétrés dans les territoires occupés par Israël depuis juin 1967. En vain, car les violations du droit n'ont jamais cessé.

Cette dernière résolution de l'AG de l'ONU (86 pour, 26 contre dont les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne, et 53 abstentions, dont la France) comme les précédentes, restera non contraignante. Trois jours plus tard, Israël annonçait l'expulsion forcée de 1 000 habitants du bourg de Masafer Yatta, en Cisjordanie, pour y établir une « zone de tir » de son armée…

Inquiétudes américaines

Israël vient de se doter d'un gouvernement plus colonial et identitaire que jamais. Jusqu'à quand et jusqu'où ses soutiens, États-Unis et Union européenne (UE), protègeront-ils un tel État ? Les médias américains s'inquiètent. Associated Press (AP) estime que le nouveau gouvernement « place Israël sur la voie d'une collision avec ses plus proches alliés, à commencer par les États-Unis et la communauté juive américaine »1.

Si Joe Biden a félicité Benyamin Nétanyahou tout en réitérant son engagement pour la « solution à deux États », et si son secrétaire d'État Antony Blinken a assuré qu'il « jugera les politiques poursuivies [par ce gouvernement], pas les personnes », la coalition au pouvoir à Tel-Aviv inquiète Washington. Les premiers signaux envoyés par Nétanyahou y ont été mal accueillis. La politique d'Israël devient de plus en plus problématique aux yeux de l'administration américaine, notamment pour une question intérieure : la critique d'Israël ne cesse d'enfler au sein des jeunes démocrates. Et plus de 300 rabbins américains ont déclaré qu'ils cessaient tout contact avec les membres du nouveau gouvernement israélien, dans une prise de distance croissante de la communauté juive américaine. Celle des jeunes juifs au premier chef, qui considèrent que le comportement de l'« État juif » est de plus en plus effroyable. Les mesures annoncées par Nétanyahou ne vont pas les ramener au bercail. « Les Américains juifs s'interrogent : le moment est-il venu de déclarer leur indépendance à l'égard d'Israël ? »2, écrit l'historien américain Eric Alterman.

Le chef du gouvernement israélien a rétabli un poste spécial de « ministre des affaires stratégiques » qui sera le véritable chef de sa politique internationale, le ministère des affaires étrangères étant relégué aux génuflexions diplomatiques. Or le détenteur de ces « affaires stratégiques » n'est autre que Ron Dermer, une homme lige de toujours de Nétanyahou. C'est lui qui avait organisé en 2015, avec la complicité des élus républicains, l'humiliation de Barack Obama au Congrès américain, à propos de la tentative d'accord américaine sur le nucléaire iranien. Dermer a été parmi les zélateurs les plus tapageurs de Trump, il était alors ambassadeur israélien à Washington.

De dangereuses concessions au camp des colons

Pour asseoir son pouvoir au parlement israélien, pour échapper aux poursuites judiciaires dont il fait l'objet, Nétanyahou a multiplié les concessions au « camp des colons ». Il inaugure une première : 55 ans après le début de l'occupation de la Cisjordanie, l'armée israélienne est dépossédée de sa maîtrise absolue des opérations sur la totalité des territoires occupés. Le nouveau ministre des finances, Betzalel Somtrich, de l'extrême droite la plus radicale, aura en main toutes les activités civiles en Cisjordanie — comprendre en premier lieu l'extension de la colonisation. L'armée s'inquiète. Ce faisant, le premier ministre apparaît comme un homme affaibli. Qu'une petite partie de ses alliés religieux coloniaux l'abandonnent et c'en est fait de sa coalition.

Or, les concessions de Nétanyahou laissent présager deux conflits menaçants. Celui d'une résurgence de grande ampleur de la révolte palestinienne, dans les territoires aussi bien qu'à l'intérieur d'Israël. Nétanyahou vient d'annoncer l'extension de la colonisation en Cisjordanie, il promet de futures « annexions », sans fixer de date. Rien de nouveau. Mais saura-t-il contrôler Itamar Ben Gvir, nommé à la tête de la police ? Comment maîtriser un homme qui toute sa carrière a incarné la violence raciste ? Les Palestiniens citoyens israéliens et plus encore ceux résidant à Jérusalem-Est doivent s'attendre au pire. Haaretz rappelle que Ben Gvir, jusqu'à récemment, « faisait l'objet d'un suivi du Shin Bet, au département du terrorisme juif »3. Et comme son alter ego Betzalel Smotrich est responsable des affaires civiles en Cisjordanie, les Palestiniens occupés peuvent craindre une dégradation rapide de leurs conditions de vie et une répression quotidienne plus violente.

Gvir et Smotrich sont liés aux cercles les plus extrémistes des colons juifs de Cisjordanie. Les tiroirs de leurs soutiens regorgent de projets d'expropriation des populations palestiniennes et de saisies de leurs biens (les terres, avant tout). Avec l'arrivée de Ben Gvir et Smotrich aux manettes, le sentiment d'impunité des colons atteint des sommets, faisant craindre une montée du niveau des agressions, pourtant déjà permanentes, contre les Palestiniens (et les Israéliens venus les soutenir). À peine entré en fonction, Ben Gvir s'est précipité sur l'esplanade des Mosquées pour signifier ses intentions.

D'ores et déjà, des membres de l'état-major israélien ont exprimé leurs craintes d'une nouvelle révolte dans la jeunesse palestinienne. Chef d'état-major en fin de mandat, Avi Kochavi a fait savoir ses inquiétudes à Nétanyahou. À la radio, le général Nitzan Alon, ex-commandant militaire de la Cisjordanie (de 2009 à 2012) a été très explicite : « La situation en Judée et Samarie est bien plus difficile aujourd'hui que quand j'y étais », a-t-il expliqué. Confier les manettes à Ben Gvir et Smotrich, « c'est une dinguerie. Ils essaient de semer le chaos dans les Territoires [palestiniens] sans décision formelle, en catimini. Je pense que ce gouvernement tente de nous emmener vers ce scénario »4. En attendant, l'armée a obtenu l'engagement verbal qu'aucune décision ne sera prise sans son accord préalable. Mais avec Nétanyahou, Ben Gvir ou Smotrich, les promesses n'engagent que ceux qui y croient… D'ores et déjà, les deux acolytes ont proposé l'adoption d'une loi imposant à tout membre de l'état-major une période de dix années de latence avant de postuler à un poste politique (actuellement elle est de trois ans). Histoire de tenir à distance les généraux à la retraite.

Menaces sur la démocratie

L'autre menace qui guette en Israël se situe sur le front intérieur. Elle concerne les réformes en profondeur concédées par Nétanyahou. Il s'agit d'abord de l'affaiblissement des prérogatives de la Cour suprême. Ses décisions pourraient être abolies par le Parlement, et les modalités de désignation de ses membres seraient contrôlées par les élus. Cela permettrait de faire quand même voter des textes retoqués par la Cour suprême pour non-conformité avec les « lois fondamentales » (au nombre de 14, et qui font office de Constitution). Ensuite, de l'adoption d'un « Plan pour le droit et la justice afin d'amender le système judiciaire et de renforcer la démocratie israélienne ». Comprendre, disent les adversaires de Nétanyahou, pour faire radicalement reculer la démocratie. Ce plan inclut notamment (liste non exhaustive) :

➞ l'augmentation des subventions publiques aux écoles religieuses et la réduction de leurs matières obligatoires (maths, sciences, anglais, histoire, etc.) au profit de l'enseignement religieux ;
➞ la nomination d'un élu d'extrême droite, Avi Maoz, au poste de contrôleur des manuels scolaires. L'homme est connu pour sa haine des « déviants sexuels » (LGBT) et du combat féministe ;
➞ le droit pour les entreprises, les hôpitaux ou les particuliers de refuser de vendre, louer ou commercer avec des personnes LGBT (une extension du refus déjà pratiqué à l'encontre des « Arabes » de louer ou vendre une résidence) .

Il est également prévu de modifier la « loi du retour » dans un sens très restrictif. Jusqu'ici, l'octroi de la nationalité était ouvert à toute personne justifiant d'un grand-parent juif. La nouvelle proposition met à l'ordre du jour l'application de la loi talmudique (dite « hala'ha »), pour laquelle la judéité se transmet par la seule mère. Avec une telle règle, un gros tiers des juifs originaires d'URSS et une proportion importante des juifs américains perdraient leur judéité aux yeux du Grand Rabbinat… Comme les juifs nés de mères converties par des rabbins dits « réformés », une pratique fréquente aux États-Unis. Ces Américains perdraient illico leur identité juive et la possibilité, s'ils le désirent, de devenir citoyens israéliens. Au bas mot, plusieurs centaines de milliers de juifs, israéliens ou pas, sont concernés. Cela n'émeut pas beaucoup les Palestiniens, privés de tout droit au retour depuis trois quarts de siècle. Mais la majorité des juifs américains y voient un outrage, surtout les jeunes : les sondages montrent qu'ils considèrent souvent Israël comme un État d'apartheid, alors que Ben Gvir a fait son meilleur score au sein de la jeunesse israélienne !

Ces réformes ne seront pas forcément toutes validées au Parlement. Déjà, les maires de grandes agglomérations ont annoncé qu'ils refuseront de coopérer avec Avi Maoz dans le domaine éducatif. Mais pour l'essentiel, Netanyahou dispose d'une majorité confortable. La plupart des analystes israéliens pensent que la société risque de connaître des bouleversements notoires, mettant en cause les droits démocratiques, profitant aux milieux religieux et aux plus corrompus. Deux jours avant la présentation du nouveau gouvernement, le Parlement a voté une loi permettant au rabbin Arieh Dery — un allié électoralement précieux du chef du gouvernement — de détenir un poste ministériel bien qu'il soit poursuivi pour fraude fiscale. Clairement, Netanyahou n'a pas trop à craindre d'un tel parlement à l'avenir.

En Israël, les inquiétudes montent autour de la coercition religieuse et d'une forte érosion de la démocratie. Mais pour le site en ligne +972 Magazine, si « la croisade de l'extrême droite contre le libéralisme laïque provoque une opposition massive en Israël, elle ne peut être séparée de l'orientation anti-palestinienne de l'État »5. Plus la société israélienne bascule dans l'identitarisme forcené, plus ceux qui entrent en résistance prennent conscience du fait que la sortie de crise passe par un combat commun avec les Palestiniens. Quant à la gauche sioniste, qui entend préserver les normes démocratiques tout en acceptant l'idéologie identitaire, elle disparaît progressivement du champ politique, comme l'ont montré les récentes élections.

« L'exceptionnalisme de l'Occident envers Israël doit cesser » 

En novembre 2018, deux élus israéliens d'extrême-droite avaient déposé un projet de loi stipulant qu'un soldat « ne sera pas interrogé en tant que suspect et sera à l'abri de toute poursuite en justice pour un acte commis ou un ordre donné dans l'exercice de ses fonctions ». Autant dire qu'il s'agissait d'intégrer la légalité du crime au code militaire. Ce texte n'a jamais été discuté en séance parlementaire plénière. Mais en octobre 2022, un projet de loi identique a été remis sur sa table, signé par 23 députés. Parmi ceux-ci, 8 sont devenus ministres ou vice-ministres du nouveau gouvernement Nétanyahou.

On en est là. Joe Biden et Antony Blinken attendent de juger sur pièces, tandis que la gauche anticoloniale israélienne en appelle, une fois de plus, aux puissances occidentales pour qu'elles mettent fin à l'impunité systématique accordée au gouvernement israélien. « Alors que les crimes d'apartheid s'aggravent, l'exceptionnalisme de l'Occident envers Israël doit cesser »6, écrit Michael Sfard, l'un des plus importants défenseurs des droits des Palestiniens en Israël. Ce sentiment est partagé par les progressistes israéliens : sans pression urgente et ferme des alliés d'Israël, la société israélienne, engoncée dans son colonialisme triomphant, ne sera pas capable de mettre fin à sa course vers le pire.

Israël ou la fuite en avant vers le pire

Par Ezra Nahmad

L'itinéraire d'Israël, comment le définir et le comprendre ? Sa descente dans l'abîme, têtue, obligée, étalée sur plusieurs décennies, présente une singularité. Prenons d'autres pays voisins comme l'Iran ou la Syrie : il y a là des masses qui luttent pour enrayer la course à la ruine, prêtes à sacrifier leur vie. En Israël, la grande majorité appelle son accomplissement, le reste de la population est atteint d'indifférence ou d'atonie.

Peut-être faut-il s'entendre sur ce qu'est la trajectoire fatale d'Israël. Puissance militaire et technologique, ce pays l'est assurément. Mais sa vie quotidienne, son climat social ou culturel sont aussi noirs que sa technologie militaire ou policière est fulgurante, on dirait qu'ils sont orientés en sens contraire. La puissance militaire et la puissance technologique, étroitement imbriquées, reposent sur le perfectionnement des misères infligées au peuple palestinien. Avec le temps, cette forme barbare du progrès israélien n'a pu aller de l'avant qu'avec le pillage des terres, la répression militaire, la surveillance policière, les saccages. Ce qui fait la fierté d'Israël n'existe que par la systématisation, l'industrialisation et la monétisation marchande des technologies criminelles développées à l'encontre des Palestiniens. L'enfantement de cette vocation étatique est un phénomène aussi étonnant que monstrueux. En usant d'une formule cynique, on pourrait dire que tous les mérites d'Israël devraient revenir en dernier ressort aux Palestiniens, sans qui cet État ne serait sans doute pas ce qu'il est.

Revenons à la santé de ce pays, une question essentielle. L'acharnement violent des colons et de l'armée contre les Palestiniens, les lois raciales s'imposent essentiellement en Cisjordanie, bien que les Arabes d'Israël subissent aussi quantité de lois discriminatoires. Ces crimes, au fil du temps, ont terni la morale, l'intelligence et la culture d'Israël. Et c'est précisément pourquoi ce pays vient de former un gouvernement d'hommes corrompus, racistes, avec des ministres qui appellent ouvertement à l'établissement d'un état théocratique, à la séparation des hommes et des femmes dans les espaces publics, à la ségrégation des homosexuels, au renforcement des lois d'apartheid pour tout ce qui s'écarte d'une forme de judéité de plus en plus paranoïaque.

Le consentement des Israéliens à de tels projets politiques témoigne de leur perte croissante des repères. Le sens de l'humour ou du bonheur, la curiosité ou l'intérêt pour les autres ont déserté la culture israélienne, remplacés par un autisme dépressif, étriqué et victimaire, et des subcultures emplies de superstitions. Une majorité de jeunes soutient, dit-on, les thèses du nouveau gouvernement israélien. Leur participation aux crimes collectifs exercés à l'encontre des Palestiniens au cours de leur service militaire y est pour beaucoup, mais l'endoctrinement commence à l'école dès le plus jeune âge.

Le discours officiel prétend que les crimes exercés en Cisjordanie, une sorte de no man's land pour les Israéliens, n'atteignent pas le peuple à l'intérieur du pays. Il n'en demeure pas moins que les traumatismes des Israéliens, faits criminels très jeunes, les traumatismes refoulés, tus, mais néanmoins réels témoignent du contraire. Cet ensauvagement est d'autant plus une dégringolade qu'il est appelé, voulu par une grande majorité de citoyens, dans une logique de surenchère qui a cours depuis des décennies, et dans une fuite en avant vers le pire, nourrissant des projets de plus en plus noirs dans des esprits abâtardis.

Un peuple qui s'engage avec des forces de plus en plus brutales à asservir un autre peuple qui vit dans le même espace finit par succomber à ses propres démons pour devenir à son tour un peuple esclave. Ce n'est pas une loi, mais l'accomplissement logique d'une succession de choix. La dérive israélienne s'inscrit dans une dynamique qui ne lui est pas exclusive à l'échelle planétaire, mais qui, ailleurs, est contredite par une masse croissante d'individus et de groupes. En Israël, en revanche, les jeux semblent faits.


1Josef Federman, « As Israel's Netanyahu returns to office, trouble lie ahead », AP, 29 décembre 2022.

2Eric Alterman, « Is it time to declare independence from Israël ? », Haaretz, 19 décembre 2022.

3Amos Harel, « Netanyahu government legislative tsunami will barrel down on the Defense establishment », Haaretz, 1er janvier 2023.

4Amos Harel, « Israel's army chiefs drew his red lines, but does Netanyahu have any ? », Haaretz, 27 décembre 2022.

5Meron Rapoport et Ameer Fakhoury, « Why the ‘second Nakba' government wants to remake the Israeli state », 9 décembre 2022.

6« As crimes of apartheid worsen, the West's exceptionalism toward Israel must end », Haaretz, 21 décembre 2022.

Les féministes irakiennes portent le changement dans un pays fracturé

Zahra Ali propose, avec Femmes et genre en Irak, un ouvrage qui traite des luttes des femmes, du genre et des féminismes dans un pays marqué par la guerre et la violence depuis plusieurs décennies. Analyse féministe de l'histoire de ce pays, son essai mixte avec brio les outils théoriques des études décoloniales à l'enquête de terrain, loin de toute essentialisation « orientaliste », « occidentaliste » et de toute logique binaire.

« Décoloniser le féminisme » : Zahra Ali affirme cet objectif comme un préalable à toute analyse concernant les luttes des femmes du monde arabe. Dans une interview à Investig'action parue en 2016 (bien avant la publication en français de Femme et genre en Irak)1, elle explique déjà que cela signifie à la fois « revendiquer des modèles alternatifs de lutte contre le patriarcat, émancipés des normes des féminismes hégémoniques blancs et bourgeois, et aussi refuser tout essentialisme ». Il faut comprendre, dit-elle, que les féminismes — qui sont pluriels par ce fait même — naissent et vivent dans différents contextes, et non à partir de modèles d'émancipation qui seraient prédéfinis.

Sociologue connue pour ses travaux sur le racisme, le genre et l'islam, elle s'inscrit dans ce courant de pensée du féminisme dit « décolonial »2 qui fait apparaître les limites de l'approche féministe « blanche » se voulant universaliste, mais aussi la quasi-absence de critique du patriarcat dès qu'il s'agit de luttes des femmes dans un contexte (post)colonial. À ce titre, Femmes et genre en Irak est une étude sociologique approfondie dans laquelle, mêlant ethnographie et histoire sociale, politique et orale, elle applique brillamment et de façon convaincante cette grille d'analyse.

Je défends ici que les femmes, les questions de genre et les luttes féministes en Irak doivent être analysées au moyen d'un prisme complexe, relationnel et historique, sans avoir recours à l'argument d'une « culture » ou d'un « islam » indifférencié afin d'expliquer des réalités sociales, économiques et politiques. […]

Une enquête de terrain « post-invasion »

Pendant deux ans, de 2010 à 2012, elle mène une enquête de terrain dans l'Irak post-invasion américaine, à Bagdad, Erbil et Sulaymaniyah. Elle y recueille les récits de vie de militantes des « droits des femmes » ou étiquetées « féministes » de 21 à 74 ans, « de toutes les sphères ethniques, religieuses, confessionnelles et politiques » (arabes, kurdes, musulmanes, chrétiennes, sunnites, chiites, communistes, nationalistes ou islamistes). « Je suis ainsi parvenue à rassembler une histoire orale transgénérationnelle des femmes, reflétant l'évolution de leur vie, de leur activisme politique et des questions de genre depuis les années 1950 », explique-t-elle dans son introduction.

Le statut personnel sur fond de fragmentation de la nation

Le livre se divise en sept chapitres qui parcourent l'histoire irakienne depuis la fin de la première guerre mondiale jusqu'aux manifestations populaires de ces dernières années, avec cette question : comment les questions des femmes et du genre ont-elles été façonnées par les luttes de pouvoir ?

Tout d'abord, la colonisation a fragmenté la nation irakienne en menant une politique de différenciation inégale en matière de droits juridiques fondée sur des divisions de classes, ethniques, communautaires et régionales. La représentation des femmes musulmanes (dominées, soumises, sans droits) est, ici comme ailleurs dans le monde colonial, instrumentalisée par les colonisateurs comme illustration et « preuve » de la différence essentielle entre un Occident « civilisé » et un Orient « barbare ». Assertion que les nationalistes et les réformistes musulmans ont tendance à renverser en faisant de « la » femme (mère), a contrario, la « porteuse biologique » de la Nation rêvée.

Dans la première République irakienne (1958-1968), la défense des droits des femmes devient par conséquent un élément central de la politique nationaliste moderniste du nouveau régime — même si l'islam reste un symbole clé d'authenticité culturelle, en particulier pour les féministes nationalistes. Le lien entre une nation unifiée et l'émancipation des femmes passe alors par l'établissement du Code du statut personnel (CSP, 1925) qui permet de dépasser les juridictions différenciées orchestrées par le colonisateur en accordant à toutes les mêmes droits, dans une sorte de nivellement par le haut. Mais bientôt, un coup d'État perpétré par le parti Baas en 19683 installe un autoritarisme « sanglant » qui succède à la période révolutionnaire précédente. La répression et la violence politique annulent tout processus de changement social, et l'idée d'unité nationale sur laquelle s'appuyaient les militantes des droits des femmes dans leurs revendications.

Perte des droits acquis et violence d'État

Une période de « brutalisation sociale, politique et économique » commence, marquée par les politiques antikurdes et antichiites des années 1970 et 1980, la guerre contre l'Iran (1980-1988) et la militarisation de la société, l'invasion du Koweït en 1991, et l'embargo infligé par les Nations unies à l'État et à la société irakienne, qui a « profondément affecté son fonctionnement et son tissu social et culturel », redéfinissant les existences des femmes, les normes et les pratiques de genre. S'installe alors ce que Zahra Ali, reprenant une formule d'Hisham Sharabi4 nomme le « néopatriarcat » : un patriarcat modernisé, pour ne pas dire « relooké », porté par la petite-bourgeoisie urbaine et incarné par la figure du « Père de la Nation ». Ce néopatriarcat ambivalent favorise à la fois une amélioration des conditions de vie des femmes (à la mesure de la croissance économique liée aux revenus pétroliers) et des formes de contestation qui suivent des lignes identitaires. C'est le cas notamment du militantisme islamique chiite, qui développe ses propres normes de genre. Des droits pour les femmes peut-être, mais circonscrits.

Dans un Irak profondément divisé, les femmes perdent des droits acquis durant la première République, et leurs conditions de vie se détériorent. Seules celles qui sont membres ou proches du parti Baas tirent leur épingle du jeu, en fonction de leur participation à l'effort de guerre et de leur appartenance communautaire. Mais pour la grande majorité des Irakiennes, « l'accroissement de la pauvreté et la crise humanitaire engendrés par les sanctions ont mené […] la société vers des mécanismes de survie, exacerbant les normes de genre. »

Les États-Unis envahissent l'Irak le 20 mars 2003, et l'occuperont jusqu'à leur retrait définitif le 18 décembre 2011. La nouvelle élite politique consacrée, opposée au parti Baas et portée au pouvoir par les forces de la coalition est pro-iranienne. La création d'un État ethno-confessionnel fragmenté engendre à nouveau la violence, le chaos politique et l'ascension des forces conservatrices.

ONGisation et « confessionnalisme politisé »

Les militantes des droits des femmes ont affaire à un État faible, incapable de garantir les droits de ses citoyen·nes. La participation des femmes à la vie politique se fait uniquement dans le cadre du système communautaire. Elles sont acceptées comme « représentantes » de leur communauté, mais pas des femmes en général. Elles entrent néanmoins, par cette petite porte communautaire, dans le gouvernement, le Parlement et les conseils provinciaux.

Sous l'œil paternaliste d'Oncle Sam, les militantes mènent des activités essentiellement tournées vers l'aide sociale et humanitaire. Pour ce faire, mieux vaut pouvoir compter sur des fonds étrangers plutôt que sur un État défaillant, faible et corrompu. « Les groupes et réseaux de femmes étant principalement financés par des donateurs américains, onusiens, européens ou internationaux, leur activisme, [leurs] programmes, campagnes, activités et même leur vocabulaire ont été profondément influencés par ces soutiens reçus. »

« L'Irak post-2003 a rejoué “la question de la femme” postcoloniale sous une forme confessionnelle. […] Comme à l'époque coloniale, la “nouvelle nation” impliquait une “nouvelle femme”. Le lien entre l'État-nation et le genre a été défini dans un contexte où l'intervention militaire américaine imposait une nouvelle élite politique et une version ethno-confessionnaliste de l'identité irakienne. Le résultat est un « confessionnalisme politisé » remettant en cause le soi-disant héritage « laïque » de l'État irakien. Cependant, l'autrice dément le clivage religieux/laïque qui finit toujours par dire ou laisser entendre que le pouvoir religieux fondamentaliste est ce qui infériorise les femmes. Elle affirme que la situation vécue par les femmes en Irak n'est

pas simplement le produit d'une lecture erronée de l'« islam », mais la conséquence directe d'une série de guerres et d'invasions ayant entrainé la fragmentation identitaire et sociopolitique, ainsi que la montée des forces conservatrices.

Une nouvelle génération de féministes

Aujourd'hui, il y a en Irak non pas un, mais des féminismes. Les plus radicales parmi les militantes prônent une réforme tout aussi radicale du Code du statut personnel (CSP) en vue d'une pleine égalité des droits en matière d'héritage, de mariage, de divorce, pour l'interdiction de la polygamie, etc. Les féministes islamistes ont souvent les mêmes revendications, mais pas les mêmes références : si elles imposent une lecture antipatriarcale du Coran, de la jurisprudence (fiqh) et des textes religieux, elles défendent également un réformisme sur une base confessionnelle. Entre ces deux pôles, féministes des droits humains, musulmanes et militantes de gauche axent leurs campagnes sur le régime des droits défini dans la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, tout en conservant des références à l'« islamité » du CSP et à la « culture irakienne » de manière assez floue pour permettre un consensus entre elles.

« Donner du sens à la violence, une praxis féministe » est le titre plutôt énigmatique à première vue de la conclusion de cette étude, qui remet sur le devant de la scène irakienne le soulèvement d'octobre 2019 contre le régime post-2003, dans lequel les femmes ont joué un rôle majeur. Leur mobilisation massive désenclave un féminisme régulièrement capté par le pouvoir politique et/ou religieux et lui donne un nouvel élan. Les jeunes militantes mettent sur le même plan revendications sociales, politiques et économiques et insistent sur l'importance des libertés individuelles. Leur lecture des luttes de pouvoir et des violations des droits humains commises par l'État, l'armée ou les milices participe de l'utopie portée par le mouvement de protestation qui a voulu renégocier un nouveau contrat social.

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Zahra Ali
Femmes et genre en Irak
Traduit de l'anglais par Nadia Ghosn
Syllepse, 2023
382 pages


2Lire par exemple, de Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique, 2019.

3Le 8 février 1963, un coup d'État renverse le général Kassem qui avait lui-même mené, à la tête d'un groupe d'officiers, un coup d'État contre la monarchie en 1958 et propulsé le général Aref au pouvoir. Le 17 juillet 1968, un autre pan du parti Baas réalise un second coup d'État et renverse le pouvoir en place. Ce groupe compte des proches de Saddam Hussein, et le parti Baas devient puissant et structuré.

4Neopatriarchy : A Theory of Distorted Change in Arab Society,1988.

« L'identité yéménite », un hashtag qui relance le débat sur la nation

Depuis plusieurs semaines, des photos d'habits traditionnels du Yémen mais aussi de spécialités culinaires et de fleurons architecturaux se répandent sur les réseaux sociaux, accompagnés du hashtag الهوية_اليمنية# (l'identité yéménite). Ce phénomène de mode énigmatique est révélateur de la mélancolie d'une société minée par la guerre, mais aussi de ses tensions politiques.

Début 2023, des photos de sitara, le grand tissu coloré porté en voile autrefois par les femmes des hauts plateaux du nord du Yémen, d'autres d'une salta fumante, ce ragout cuit dans un plat de pierre originaire des hauts plateaux du Yémen, mais aussi d'un sac de qat, les feuilles aux effets psychotropes mâchées l'après-midi à travers le pays, se succèdent sur le fil d'information des abonnés yéménites des réseaux sociaux. Les déclinaisons du hashtag en arabe « l'identité yéménite » se multiplient par dizaines de milliers. Elles prennent surtout la forme d'un post où chacun et chacune apparait en tenue traditionnelle, posant parfois devant des sites archéologiques, ou mettant en avant l'artisanat, tels ces bijoux en argent si caractéristiques.

Comme souvent lors de ces mouvements spontanés, la consigne est constamment réinterprétée et vient dessiner une représentation hautement subjective. Certains ont même opté pour le détournement, telle cette image montrant un billet en lambeaux de 100 riyals yéménites, soit 15 centimes, entouré par un billet flambant neuf de 100 riyals saoudiens (25 euros) et de 100 dollars américains, immaculés. La misère incarne alors l'identité yéménite.

Pour l'observateur extérieur, cette tendance ne pourrait être qu'un innocent passe-temps, sympathique et valorisant, ou marqué par l'autodérision, dans une société à la richesse culturelle infinie. Au-delà d'une dimension anecdotique, la mise en avant d'images positives ou visant à redéfinir et valoriser son identité nationale peut être comprise comme une réaction à l'état de guerre et à la mélancolie qu'il engendre. Se remémorer la beauté des paysages, la simplicité des modes vestimentaires et des goûts simples des repas familiaux constitue une forme de réconfort, certes superficiel, dans une société éprouvée par des années de conflit. Telle est l'interprétation que bien des Yéménites ont pu en faire, fiers de se montrer sous un jour meilleur, lassés par les représentations guerrières et les images de famine, songeant alors probablement à leur paradis perdu.

Une généalogie féministe

Toutefois, la signification de ce mouvement spontané est aussi plus directement politique. Sa généalogie n'est pas sans lien avec les mobilisations en Iran pour les droits des femmes survenues en septembre 2022. En effet, le hashtag aurait été lancé début janvier 2023 en réaction à la rumeur d'une initiative des houthistes visant à imposer un contrôle plus strict des tenues féminines dans les régions qu'ils dirigent. Certains mentionnaient des visites de représentants religieux chez les couturiers de Sanaa pour les enjoindre de ne pas vendre d'abaya (manteaux portés par les femmes) colorées et cintrées à la dernière mode, mais plutôt des vêtements sombres et amples.

Parallèlement, les autorités de Sanaa menaient régulièrement des campagnes d'affichage pour défendre le hijab et imposaient de plus en plus systématiquement un accompagnateur masculin (mahram) aux femmes dans l'espace public. Un slogan peint dans la capitale affirmait par exemple « une femme sans foulard, c'est comme une ville sans rempart ».

Le hashtag « l'identité yéménite », illustré au départ de photos de tenues traditionnelles féminines, colorées, est ainsi conçu comme un défi à la police des mœurs houthiste, renvoyant celle-ci à une pratique étrangère. L'objectif est alors, preuves à l'appui, de montrer combien les tenues traditionnelles yéménites étaient non seulement vives, mais aussi variées et richement ornées ; pourtant largement disparues du fait d'importations diverses1. Dès lors, la référence yéménite vient implicitement dénoncer le lien des houthistes avec l'Iran alors engagé dans la répression.

Dans le même temps, ces photos permettent aussi plus indirectement de critiquer la généralisation depuis trois décennies au sein de la société d'une tenue noire et uniforme réputée importée d'Arabie saoudite. Sur Facebook, l'intellectuelle Nadia Al-Kawkabani fait de ce mouvement une ode à la liberté, liant la diffusion de ses portraits à une volonté « de définir la nation comme chacun l'entend, quelle que soit la couleur ou le vêtement porté ».

Réappropriations, dilutions et critiques

Rapidement toutefois, le mouvement sur les réseaux sociaux s'élargit et dépasse la seule représentation de tenues féminines. John Ghanim, un Yéménite exilé en Angleterre revendique sa conversion au christianisme pour mettre en lumière la diversité religieuse, quand Benyamin Abou Yahia, Israélien d'origine yéménite, valorise à travers le hashtag la musique de son pays d'origine ou le rôle de ses ancêtres dans la production de vin au Yémen à travers des photos anciennes. Du fait des références humoristiques ou nostalgiques, la contestation passe quelque peu au second plan. Les hommes, en se l'appropriant à travers leurs photos personnelles, dépolitisent pour partie le mouvement en le vidant de sa dimension féministe.

Mais la folklorisation n'empêche pas le débat. La campagne spontanée devient pour certains une occasion de pointer du doigt un mépris plus général pour la culture yéménite, ce qui est défini comme de la « réappropriation culturelle » ou une forme de vol. Sous le hashtag, une contributrice réagit par exemple au classement par l'Unesco en décembre 2022 du café khawlani au patrimoine intangible de l'humanité au nom de la seule Arabie saoudite. Ceci alors même que la région de culture est majoritairement yéménite et que le café y a ses origines.

De la même manière, le classement par la même Unesco du poignard (khanjar) au nom d'Oman occulte la similitude des traditions du côté yéménite où la janbiyya joue un rôle important et constitue un symbole national important.

Pour leur part, les conservateurs religieux dénoncent directement la campagne sur Internet. Muhammad Al-Hazmi, figure des Frères musulmans, affirme fonder l'identité yéménite sur la générosité, la virilité et la foi plutôt que sur une tenue vestimentaire ou un lieu. Les houthistes engagent une campagne de détournement. Ils remplacent الهوية_اليمنية# (l'identité yéménite) par الهوية_الإيمانية#(l'identité de croyant), jouant sur l'assonance et produisant une référence explicite à un texte de Hussein Al-Houthi, fondateur du mouvement rebelle, tué en 2004 par l'armée yéménite, et justement intitulé ainsi. En mobilisant ce référent tant national que religieux — lié à un hadith qui affirme que « la foi est yéménite » —, ils s'évertuent à incarner et défendre la nation face à l'étranger tant saoudien qu'américain ou sioniste.

C'est dans ce cadre que le ministère de la jeunesse houthiste organise à Sanaa le 31 janvier 2023 une conférence intitulée « Les racines de l'identité de croyant » faisant le lien avec l'événement mythique de la conversion en un jour de la nation yéménite à l'islam du vivant du Prophète. Dans le contexte du conflit, ils renvoient la campagne lancée par les femmes qui leur sont hostiles à la domination occidentale et à ce qu'ils décrivent comme une agression contre l'islam.

Un discours qui exclut

Le mouvement sur Internet s'inscrit dans un contexte de remise en cause profonde de l'identité nationale. C'est pourquoi certains intellectuels, tel l'universitaire et romancier Habib Abdulrab, soulignent la portée superficielle de cette campagne spontanée au moment où les fondements de la nation sont fragilisés. Le journaliste Sami Al-Kaff en profite, lui, pour engager une réflexion plus large sur les limites d'un discours sur les identités qui exclut — fatalement, faisant alors référence à l'essai d'Amin Maalouf, Les identités meurtrières (Grasset, 1998).

Le débat lancé par le hashtag demeure révélateur de nouvelles lignes de fracture accentuées par l'état de guerre. Ce n'est pas un hasard si les partisans de la sécession sudiste ne se sont que très marginalement inscrits dans la campagne sur les réseaux sociaux. Ils se projettent en effet dans un référent qui n'est pas yéménite en soi, usant plus volontiers de la référence à l'Arabie du Sud. Au niveau institutionnel, le remplacement en avril 2022 du président Abd Rabbo Mansour Hadi par un conseil présidentiel formé de huit personnalités dont des leaders sudistes et dirigé par Rashad Al-Alimi a permis de recoller momentanément les morceaux. Mais l'aspiration d'une part importante des habitants du Sud à une forme concrète d'indépendance (soutenue par les Émirats arabes unis) constitue une donnée qu'un plan de paix ne pourra ignorer.

Se joue aussi actuellement une [redéfinition brutale de l'identité yéménite2. Un mouvement politique informel nommé Al-Aqyal développe une logique ethnicisée qui oppose une authenticité tribale à une composante minoritaire supposée importée, les Hachémites — descendants du prophète Mohammed, à laquelle les leaders houthistes appartiennent.

En réaction à la mainmise des houthistes et à une politique qui favorise indéniablement les nominations de Hachémites au sein des institutions civiles et militaires qu'ils dirigent, Al-Aqyal tente de saper leur légitimité nationale, insistant de plus sur leurs liens avec l'Iran. La construction d'une authenticité fondée sur une origine généalogique rompt bien avec l'idéal républicain et porte en elle des ferments de violence. Le mouvement est certes aujourd'hui avant tout présent sur les réseaux sociaux et dans divers médias et publications, mais il trouve un écho croissant au sein des cercles anti-houthistes, quand bien même il demeure contesté, par exemple par l'universitaire Ahmad Al-Daghshi, proche des Frères musulmans. Le 22 janvier, la « journée de l'ibex yéménite »3 a donné lieu à une grande cérémonie à Marib, une ville champignon, célébrant l'histoire du Yémen pré-hachémite, implicitement perçu comme pur. Ainsi le Yémen n'en a-t-il pas fini de voir les enjeux identitaires se recomposer. C'est là un héritage indéniable et profond de la guerre qu'il connait depuis maintenant près d'une décennie.


1« Women in Color », Carnegie Middle East Center, 31 janvier 2023.)

2[Khaled Al-Khaled, Laurent BNonnefoy, « Yémen : d'inquiétantes dynamiques identitaires », AOC, 14 juillet 2022.

3Type de bouquetin associé à l'art des royaumes sudarabiques pré-islamiques.

Citoyenneté, nationalité, religion. Qui sont les « minorités » en Israël ?

En 1959, Shmouel Oswald Rufeisen, Juif polonais, arrive en Israël. Il est aussi… prêtre catholique, s'étant converti au christianisme pendant la seconde guerre mondiale, où il a agi héroïquement en Pologne dans le sauvetage des juifs face aux nazis. Il se présente comme « moine catholique et juif », se disant chrétien de religion et juif de « nationalité ». Le terme « nationalité » doit s'entendre ici dans son acception prédominante en Europe de l'Est depuis le XIXe siècle, où elle n'est pas liée à la citoyenneté, mais se réfère au groupe ethnique originel. On était citoyen des empires austro-hongrois ou tsariste, de nationalité ruthène, kazakhe, allemande ou juive, etc.1 Rufeisen demande donc à bénéficier du « droit au retour », en vertu d'une loi de 1950 qui octroie automatiquement la citoyenneté israélienne à tout juif qui en fait la demande. Mais ce droit lui est refusé. Rufeisen ira en Cour suprême, où il perdra encore. « Tout juif converti à une autre religion perd son accès préférentiel à la citoyenneté israélienne », stipulera la Cour. Le père Daniel fondera une communauté de Saint-Jacques à Haïfa.

L'affaire, aujourd'hui oubliée, est parlante à plusieurs titres. D'abord par ce qu'elle dit du rapport israélien à la judaïté : un juif n'a qu'une identité univoque où nationalité et religion ne font qu'un. Elle est aussi parlante du type de nationalisme qu'elle véhicule. En Europe de l'Est, où le sionisme est né, les juifs étaient les plus opprimés et discriminés de tous. Parmi ceux luttant pour leur émancipation, beaucoup se tournèrent vers une des versions du socialisme. Mais d'autres optèrent pour un nationalisme comparable à celui des autres peuples : un nationalisme ethniciste. Expression de ce nationalisme, le sionisme y adhéra dès son émergence. C'est ce type de nationalisme qui, cent vingt ans plus tard, aboutit au vote de la loi israélienne sur l'État-nation du peuple juif, qui ancre dans le droit fondamental israélien l'existence de deux catégories : les citoyens disposant de la totalité des droits (les Juifs) et ceux qui en sont partiellement privés, les non-Juifs – autant dire les Palestiniens d'Israël, qui forment pourtant 21 % de la population.

Musulmans, chrétiens, Tcherkesses, Druzes...

Dès lors, le statut individuel octroyé dès la création d'Israël par ses gouvernants fut fondé sur l'insertion, dans les papiers administratifs (carte d'identité et état-civil) de trois notions différentes : la citoyenneté, la nationalité (dans le sens d'ethnicité) et le culte. La conjonction des trois éléments permettait de réduire le poids de la citoyenneté. Et elle offrait un autre avantage : unir les Juifs israéliens par une identité commune – chacun est citoyen israélien et juif de nationalité et de religion – en éparpillant les autres entre des identités multiples. Tous Israéliens eux aussi, ils étaient séparés entre Arabes et non-Arabes – les Tcherkesses (circassiens) d'origine, par exemple, musulmans mais non-Arabes –, ou entre musulmans et chrétiens ; et aussi de différencier le statut de populations arabes spécifiques : les bédouins, les Druzes et d'autres de petite importance (les Arméniens, par exemple).

La conception ethniciste a ainsi permis à l'État, des décennies durant, de se référer à un groupe supposément cohérent, les Juifs israéliens, et d'autres supposément sans identité collective, désignés sous le vocable de « minorités » (la population juive disait plus simplement « les Arabes »). Il y a longtemps eu un « ministre des minorités » en Israël. Les Palestiniens, eux, « n'existaient pas », pas plus que l'identité nationale palestinienne. Cette fiction discursive a duré 40 ans. La première Intifada palestinienne, en 1987, a commencé de l'éroder. Six ans plus tard, les accords d'Oslo, où Israël et l'Organisation de libération de la Palestine se « reconnaiss(ai)ent mutuellement », a amplifié le processus. Aujourd'hui, le terme « Palestiniens » est d'usage commun en Israël, même si l'extrême-droite le récuse encore.

Depuis, des modifications sont intervenues. La religion figure depuis toujours sur les registres de l'état-civil, mais la référence à la nationalité a été retirée en 2002 des cartes d'identité par un ministre de l'intérieur ultrareligieux refusant d'octroyer la qualité de « juif » aux personnes converties par des rabbins non-« orthodoxes » (ultra-conservateurs). Mais, là encore, la nationalité-ethnicité reste inscrite à l'état-civil. Malgré l'utilisation désormais fréquente en Israël des termes collectifs comme « Arabes israéliens » ou « Palestiniens d'Israël », la vieille nomenclature, elle, reste en place pour parler d'eux dans l'administration.


1L'URSS naissante poursuivra cette vision. Au lendemain de la Révolution de 1917, Lénine octroiera une « nationalité » à de nombreux peuples de la Russie soviétique, Juifs inclus.

Manuel d'autodéfense pour un monde féministe, anticapitaliste et décolonial

MADAM, œuvre théâtrale hors norme, mélange le one woman show, les conférences et les tribunes. Elle a été conçue en collaboration avec six auteures, six actrices et de nombreuses chercheuses et contributrices. Les trois premiers épisodes remettent en question les oppressions liées au genre, à la race et à la classe et les trois derniers incitent à utiliser le pouvoir de l'imaginaire pour créer de nouveaux récits et agir.

Avec ce titre : MADAM, pour « Manuel d'autodéfense à méditer », Hélène Soulié annonce clairement ses intentions. Cela fait plus de quatre ans qu'elle a commencé à élaborer et mettre en scène cette fresque en six tableaux qui revisite le patrimoine féministe depuis le Mouvement de libération des femmes (MLF) des années 1970 jusqu'à aujourd'hui. Quatre ans pendant lesquels elle a parcouru l'Hexagone, de villes en villages, de bord de mer en montagne, interrogeant cette notion de féminisme et recueillant analyses et témoignages, récits de vie, se nourrissant de toutes ces rencontres plurielles, complices ou frictionnelles. Avec des autrices, des chercheuses et des comédiennes, elle a échafaudé un véritable programme politique et utopique pour en finir avec les oppressions de race, de genre ou de classe, et toutes les formes de domination.

Les intitulés de chaque pièce, qui dure autour d'une heure, et entremêlent fiction et réalité, sont en eux aussi éloquents, percutants et malicieux : « Est-ce que tu crois que je dois m'excuser quand il y a des attentats ? », « Faire le mur — ou comment faire le mur sans passer la nuit au poste ? », « Scoreuses — parce que tu ne peux que perdre si tu n'as rien à gagner », « Je préfère être une cyborg qu'une déesse », « Ça ne passe pas », « Et j'ai suivi le vent »…

Islamophobie et rejet des migrants

Pour Orient XXI, les plus intéressants sont les épisodes « #1 — « Est-ce que tu crois que je dois m'excuser quand il y a des attentats ? » et « #5 — « Ça ne passe pas » qui sont d'ailleurs joués par la même actrice, Lenka Luptakova, et renforcent ce sentiment. Le premier épisode aborde en effet frontalement l'islamophobie et veut faire entendre la parole de celles que l'on n'entend jamais : les femmes voilées. C'est donc une jeune femme, vêtue d'un jean et le visage cerclé d'un foulard rouge, qui raconte sobrement son choix de vie et de liberté, celui de ses compagnes de toutes conditions sociales, et le prix qu'elles paient pour cela. Il n'est pas sûr que sa présence sobre mais puissante fasse bouger les lignes et saisir un propos qu'on ne veut pas entendre aujourd'hui. Hélène Soulié avait d'ailleurs été dépassée par le niveau d'hostilité qu'avait déclenché ce premier épisode, présenté au festival d'Avignon en 2021 et dont elle n'avait pas anticipé la violence… C'est alors que la sociologue Hanane Karimiqui intervenait sur le plateau a ultérieurement mis fin à sa participation à la tournée.

Des réactions éclairées ensuite avec finesse et humour par Maboula Soumahoro, spécialiste en études postcoloniales.

Dans l'épisode #5, Lenka Luptakova, après ce premier récit immobile, donne toute la puissance d'un jeu fiévreux, corps et voix. Il rend vibrant le texte, remarquable, de Claudine Galéa sur les migrations. La scénographie prend le parti de ne pas montrer l'une de ces plages terrifiantes où échouent les réfugié·es, mais la rive d'en face où les touristes se font bronzer, indifférent·es à cette tragédie qui fait de la Méditerranée un cimetière. Les mots de l'autrice tailladent alors notre imaginaire plus sûrement que n'importe quelle image. Puis deux jeunes femmes marins, Claire et Marie Faggianelli, témoignent de leur action quotidienne auprès de cette population d'hommes, de femmes, enfants et nouveau-nés, décrivant leur colère et leur impuissance dans une rage qui nous étreint, avec une détermination à ne pas se soumettre à des règles, des délimitations, des frontières, qui nous interpelle.

« Faire société autrement »

Une sorte de carnet de route intellectuel et militant, avec ses questionnements sur le genre, les identités, le capitalisme, le devenir humain, l'utopie qu'elle partage avec ses interlocutrices et avec le public. Dans une adresse collective : « Que faire pour changer ce monde ? »

S'il n'est pas facile de programmer l'intégrale des pièces, plutôt présentées en un ou deux épisodes, il arrive que des directeurs de lieux — souvent plutôt des directrices — l'assument, ce qui était le cas en avril au Théâtre Molière de Sète, à l'initiative de Sandrine Mini. C'est alors un geste artistique et politique puissant et passionnant qui va mettre à jour les différences de réception des un·es et des autres selon le thème abordé.

Conçus en collaboration avec six autrices (Marine Bachelot Nguyen, Marie Dilasser, Mariette Navarro, Solenn Denis, Claudine Galea, Magali Mougel), six actrices (Lenka Luptakova, Christine Braconnier, Lymia Vitte, Morgane Peters, Claire Engel, Marion Coutarel), et des chercheuses (dont Maboula Soumahoro, Rachele Borghi, Éliane Viennot et Delphine Gardey, présentes sur scène), les formes en sont à la fois variées et en résonance. Les trois premiers volets cherchent à ébranler des préjugés et, après une première partie interprétée par une comédienne, mettent en regard une chercheuse qui approfondit le thème, Hélène Soulié intervenant, un peu comme le Candide de Voltaire, pour creuser ces préjugés. Les trois derniers sont pour elle une invitation à « hacker le réel », à « formuler des récits neufs », « faire émerger de nouveaux imaginaires », plus joués, et sans controverse. Mais tous se veulent « des récits trouble-fêtes qui dérangent l'ordre des choses et les hiérarchies de la parole ».

Au final, Hélène Soulié remporte haut la main son invitation « à faire société autrement, et à inventer de nouvelles réalités ».

Hélène Soulié dirige la Compagnie Exit depuis 2008, et associe des comédien·nes, dramaturges et chercheur·es à son travail. On aime aussi la définition de cette compagnie :

EXIT  : Voyants qui dans la nuit des théâtres signalent la sortie de secours. Ou didascalie qui indique que le personnage sort.
EXIT : Sortir.
Créer un hors cadre.
Sortir de notre façon de concevoir le monde.
Savoir se remettre en question.
Se déplacer.
Se rencontrer.
Se mélanger.
Questionner ce qui fait notre présent commun.
S'enrichir mutuellement.
Inventer une façon de faire théâtre ensemble.
Créer des espaces d'exploration de soi. Des autres. Du monde. De la langue. Avec urgence. Avec exigence.
Créer des mises en relation multiples.
Décoloniser et décloisonner les imaginaires.
Faire advenir de nouveaux récits.
Il n'y a pas une personne plus importante qu'une autre.
Il n'y a pas de spectacle plus important qu'un autre.
Il n'y a pas de spectateur·trices plus important·es que d'autres.
Il y a le théâtre.
Engagé par essence.
Dans la vie.
Dans la cité.
Et notre nécessité
À dire.

#

Hélène Soulié, Marine Bachelot Nguyen, Maboula Soumahoro, Marie Dilasser et al.
MADAM. Manuel d'autodéfense à méditer
Éditions Deuxième époque
8 juin 2023
208 pages
20 euros

« La colère vous libèrera ». Rencontre avec Mona Eltahawy, féministe égyptienne

Seven Necessary Sins Sept péchés nécessaires ») de Mona Eltahawy vient d'être publié en italien par la maison d'édition Le Plurali. Ce manifeste prône la destruction du patriarcat plutôt que la négociation avec lui, et souligne l'importance de la colère comme moyen de libération individuelle et collective pour les femmes.

Parlant de son ouvrage qui vient d'être édité en italien, Mona Eltahawy annonce d'emblée la couleur : « Il ne s'agit pas d'un plan de paix avec le patriarcat, mais d'un manuel pour le détruire […]. Mais avant toute chose, permettez-moi de commencer ma profession de foi par un “Fuck le patriarcat !” »

Mona Eltahawy articule son slogan dans un anglais élégant, à l'accent britannique prononcé, qui s'oppose presque à la puissance du message. Elle le fait depuis la scène de la Casa Internazionale delle Donne à Rome, particulièrement bondée en cet après-midi de printemps. C'est là qu'elle conclut la première d'une série de présentations en Italie. Mona Eltahawy, journaliste, chroniqueuse, féministe radicale, égyptienne de naissance et américaine d'adoption, a devant elle un parterre bondé de femmes venues l'écouter pour la présentation de son livre Seven Necessary Sins Sept péchés nécessaires »). Il s'agit d'un manifeste contre le patriarcat qui vient d'être publié par la maison d'édition Le Plurali dans une traduction italienne de Beatrice Gnassi. La couverture de couleur fluorescente présente un portrait de l'autrice, le majeur levé, synthèse graphique efficace d'une pensée politique beaucoup plus élaborée et au fort ancrage théorique.

Sur la place Tahrir

Un livre nécessaire, comme les péchés dont on doit se rendre coupable, fait valoir Eltahawy, l'une des féministes les plus influentes sur la scène internationale, une référence pour celles et ceux qui étudient les féminismes au Proche-Orient. Elle a fait la une des journaux internationaux à l'occasion de son arrestation, en novembre 2011 lors de la révolution égyptienne sur la place Tahrir. Là, comme des centaines d'autres femmes, elle a été harcelée sexuellement par des agents du régime, battue — elle s'en est sortie avec un bras et une main cassés — et a été détenue illégalement pendant douze heures. Elle est néanmoins parvenue à trouver un téléphone portable et à dénoncer son arrestation sur Twitter.

« Si je n'avais pas été une militante connue, je serais probablement morte aujourd'hui, se souvient-elle. J'étais menottée, les yeux bandés, je souffrais des coups que j'avais reçus, j'étais seule dans une pièce entourée d'hommes. Pourtant, la seule chose que je répétais au fond de moi était : " attendez que je sorte d'ici et que j'écrive ce que vous m'avez fait" »,se souvient-elle, souriante, en racontant ce qui, aujourd'hui, n'est heureusement plus qu'une anecdote.

Depuis ce jour, c'est ce qu'Eltahawy a fait : elle a écrit, parlé, crié, utilisant sa voix et son discours pour affirmer son droit d'exister en tant que « femme, queer, musulmane, égyptienne, féministe », quelques-unes des multiples identités qui la redéfinissent aujourd'hui « après la mort de l'ancienne moi ce jour-là à Tahrir, pour que naisse une nouvelle Mona qui n'a pas peur de dire et de faire ce qui lui passe par la tête », raconte-t-elle. Mais surtout, elle veut être « en colère et libre ».

Et c'est là, dans l'utilisation d'un langage brutal, direct, dérangeant et radical, que réside le cœur du travail politique d'Eltahawy qui énumère dans son livre « les innombrables formes d'oppression exercées par le patriarcat » et « la façon dont nous ne sommes pas censées être et dont nous devrions être ». La colère, pour commencer :

J'ai écrit ce livre avec suffisamment de colère pour alimenter une fusée. Nous devons cesser d'éduquer les femmes en leur faisant croire qu'elles sont faibles et vulnérables, mais plutôt leur apprendre à cultiver leur propre colère. Je veux qu'on donne un biberon de rage pour chaque petite fille qui vient au monde, parce qu'une femme en colère est une femme libre1

Son intervention entre en résonance, avec force, avec l'héritage d'Audre Lorde2 sur l'utilisation politique de la rage, l'élaboration théorique du féminisme noir et la réflexion sur le racisme des femmes racisées qui, depuis les années 1970, en particulier aux États-Unis, ont imposé à la réflexion féministe globale la nécessité d'élargir notre regard au-delà de l'universalisme imposé par le féminisme libéral blanc3.

Déclaration de guerre

Si selon l'analyse d'Eltahawy le patriarcat est la forme première et originelle de la colonisation et de l'oppression, et si les peuples colonisés et opprimés se voient reconnaître un droit légitime à la résistance, alors les femmes doivent elles aussi se sentir autorisées à s'engager dans une lutte sans merci, sans complaisance et sans demi-mesure, basée sur le « plus » et non sur le « moins », une lutte qui les place sur un pied d'égalité, qui n'utilise pas les hommes comme unité de mesure, mais qui est capable de concevoir ce que l'autrice appelle « une liberté à la hauteur de nos rêves ». Dans son manifeste, Eltahawy demande aux femmes de ne pas rester à leur place, mais de subvertir ce qui est considéré comme permis, de provoquer et d'effrayer, car dans sa pensée politique, tout ce qui concerne la vie et les actions des femmes est soumis au contrôle tentaculaire du patriarcat, imaginé comme une pieuvre aux bras multiples, dont chacun représente une forme de contrôle et d'oppression : c'est à ce niveau-là que réside son approche intersectionnelle qui échappe à toute hiérarchie des priorités.

Tous les espaces dans lesquels les femmes évoluent, qu'ils soient séculiers ou religieux, que ce soit dans les rues, les maisons ou au sein des États, sont soumis à l'autorité patriarcale. L'autorité patriarcale est celle qui contrôle, qui fait peur et qui n'hésite pas à utiliser l'arme de la violence et du viol comme une « forme de terrorisme, visant à changer notre façon d'être au monde », dit-elle. Pour lutter contre tout cela, affirme l'autrice, il faut « déclarer la guerre ». Ce livre, écrit-elle, « n'est pas un plan de paix pour s'accommoder du patriarcat. C'est une déclaration de guerre, un manuel pour le détruire ».

Une légitime violence

« Colère », « Ambition », « Vulgarité », « Attention », et aussi « Pouvoir », « Violence » et « Luxure », tels sont les sept chapitres de son livre, chacun représentant un « péché nécessaire » pour détruire le patriarcat. C'est ainsi que l'exercice de la colère, son expression déflagrante, devient non seulement un instrument de libération individuelle, mais aussi un comportement féministe collectif légitime, tout comme l'utilisation politique de la violence, à laquelle Eltahawy consacre peut-être le chapitre le plus puissant — et certainement le plus provocateur — du livre.

Imaginez que nous déclarions la guerre — parce qu'au diable ce merdier —, imaginez que nous sortions en masse et que nous tuions systématiquement des hommes sans autre raison que le fait qu'ils soient hommes. Combien pensez-vous que nous devrions en tuer avant que la destruction du patriarcat ne commence ?

Un positionnement, celui-ci, qui bien que dystopique et volontairement dérangeant lui a valu de nombreuses critiques et même une censure en Australie en 2020 : « Un fait qui montre combien la violence hypothétique contre les hommes est considérée comme beaucoup plus grave que la violence réelle que nous subissons tous les jours dans le monde entier en tant que femmes », souligne-t-elle dans son discours à Rome. « Non seulement les femmes sont socialisées dans la soumission, mais on nous dit de ne pas être violentes, même en cas de légitime défense. Il faudrait donc attendre que les hommes cessent d'être violents. Eh bien, nous en avons assez ».

Mona Eltahawy élargit sa réflexion à ceux qui [sont socialement autorisés à être violents : en premier lieu les hommes, mais aussi les subjectivités qui incarnent une condition de privilège dont sont exclus ceux qui vivent en marge :

Bon nombre de mouvements de libération ont utilisé la violence comme moyen de renverser les systèmes d'oppression et d'injustice. Les gens ont donc le droit de résister. Mais lesquels ?

La question fait écho à l'asymétrie occidentale face à l'injustice, où le droit légitime à la résistance est reconnu à certains et refusé à d'autres, sur la base de la « ligne de couleur »4, de la proximité culturelle avec ce qui est considéré comme « civilisé ». Ainsi, la résistance est légitime pour la population ukrainienne, mais devient du « terrorisme » pour la population palestinienne ; la colère peut même devenir acceptable si elle est exprimée par une femme blanche, mais elle devient « socialement dangereuse » si elle est exprimée par celle qui n'est pas blanche, dans un exercice constant de contrôle et de régulation des instruments qui sont autorisés à être utilisés pour éviter de succomber à l'oppression.

L'Occident n'est pas le centre du monde

C'est à un exercice constant de déplacement du regard que nous oblige l'œuvre d'Eltahawy qui s'exprime également à travers le précieux outil qu'est la lettre d'information Feminist Giant, qu'elle a conçue et par laquelle elle informe des luttes, des pratiques de résistance et de subjectivation mises en œuvre par les femmes aux quatre coins du monde, en nous invitant à élargir notre perspective, en la situant bien au-delà des limites des élaborations politico-théoriques du féminisme occidental blanc :

Je ne suis pas intéressée par une pornographie du traumatisme qui énumère les innombrables violations subies par les femmes dans le monde entier : je veux plutôt nommer leur résistance et dire qu'au travers de tant d'actions quotidiennes apparemment sans importance, nous sommes au contraire en train de gagner cette bataille.

L'épisode qu'Eltahawy raconte dans son livre et qu'elle qualifie de « révolutionnaire » s'inscrit également dans cette perspective. En 2005, l'autrice se trouve à New York lorsque Amina Wadud, l'une des plus importantes théoriciennes du féminisme islamique, devient la première femme imam à diriger une prière mixte dans une mosquée. « J'étais engagée depuis des années dans une bataille contre un islam dominé par les hommes, mais aucune d'entre nous n'avait été en mesure de porter le coup décisif. Amina Wadud l'a fait », écrit-elle. « Nous sommes entrées dans l'histoire ce jour-là », en mettant en évidence « la contradiction entre l'égalitarisme inhérent à notre religion et la misogynie flagrante engendrée par des siècles d'interprétation de nos croyances par les hommes ».

Pour Eltahawy, en fait, les religions sont l'un des nombreux théâtres d'expression du patriarcat, mais aucune ne détient de droits exclusifs. « On me demande souvent comment je peux être musulmane et féministe. Je réponds que ces deux identités ne sont pas liées. Mon objectif est de détruire le patriarcat partout où il se manifeste, que ce soit dans la sphère sacrée ou séculière, explique-t-elle. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai dû écrire que les femmes musulmanes ne sont pas un monolithe : nous sommes bien plus que vos voiles ».

Un positionnement qui manifeste que la radicalité n'est pas synonyme de proximité avec la pensée, l'élaboration théorique ou les pratiques des féminismes du Nord global, mais qu'elle est plutôt liée à la manière que chaque femme trouve pour dynamiter son propre contexte patriarcal.

Dans un contexte occidental qui infantilise encore les processus de subjectivation des femmes dans d'autres parties du monde, qui continue à imposer sa propre hégémonie culturelle, nommer et valoriser la pratique de l'autre devient alors un geste radical. Une reconnaissance basée sur le respect des différences pour construire une égalité inclusive. « L'Occident n'est pas le centre du monde. Le temps est venu pour les personnes trans, queer, non binaires, non blanches et non privilégiées de mener la révolte féministe », insiste l'autrice.

La vulgarité comme désobéissance

« Radical » est un mot omniprésent chez Eltahawy, même dans la forme profanatrice qu'elle choisit d'exprimer. « Nous devons reconnaître que les infinies façons par lesquelles le patriarcat apprend aux femmes à s'effacer s'étendent également au langage, à ce que nous pouvons ou ne pouvons pas dire », écrit-elle dans son chapitre sur la vulgarité. « Je pourrais utiliser d'autres formules, mais je dis fuck it parce que je suis une femme, noire et musulmane, et que je ne suis pas autorisée à le faire », explique-t-elle.

C'est ainsi que l'utilisation d'un langage inattendu pour le sujet qui l'exprime devient un « choc nécessaire, l'équivalent verbal de la désobéissance civile ». Parce qu'il subvertit l'ordre symbolique dans lequel les femmes sont contraintes, enfermées dans une discrétion qui devient une forme de contrôle de la colère. L'indignation, le désespoir, la lassitude sont autorisés : pas la colère, qui brise les frontières de la bienséance. Mais « la politesse », explique l'autrice, « est un luxe réservé à ceux qui ne sont pas touchés par le patriarcat (…) Dans cette guerre, la politesse ne nous a menées nulle part. Le temps est venu de réagir. » Ce « ne pas reculer » inclut donc aussi l'ambition. Un chapitre du livre y est consacré. Dans un monde qui nous a toujours demandé de rester sur la touche, le geste le plus révolutionnaire qu'une femme puisse faire est de dire : « Je compte ».

“Qui est-ce que je pense être ? demande l'autrice avec un humour sarcastique (…) L'une des féministes les plus influentes de mon époque. Pute. Autoritaire. Exhibitionniste. Insolente. La liste des épithètes utilisées pour décrire les femmes perçues comme ambitieuses nous rappelle qu'être ambitieuse est un péché. Mais je ne veux pas plaire au patriarcat : je veux être libre », déclare Eltahawy.

Un féminisme global et inclusif

Refermée l'œuvre écrite de Mona Eltahawy, on est submergée par un sentiment de puissance tourbillonnant. Une puissance qui se nourrit de la parole de l'autre, quand bien même serions-nous invitées à nous mettre « mal à l'aise ». C'est un questionnement radical que propose l'autrice qui nous contraint à décoloniser notre propre regard. Car si le patriarcat est universel, la réponse féministe doit l'être aussi. Mais pour cela, il est nécessaire de se placer dans une perspective de croisement des expériences, d'écoute et de respect de l'autre. « Vous vous sentez mal à l'aise ? demande Eltahawy dans son livre.

C'est bien ainsi. L'inconfort nous rappelle que les privilèges sont remis en question et qu'en ce moment révolutionnaire, nous devons défier, transgresser et contrer le patriarcat en toutes parts. Il faut pratiquer une reconnaissance et une déconstruction constantes de nos propres privilèges, afin de reconstruire la trajectoire commune de nouvelles alliances possibles.

Du haut de la scène romaine qui l'accueille, Mona Eltahawy conclut son discours en invitant les femmes présentes à se lever et à entonner toutes ensemble la « déclaration de foi » par laquelle elle a ouvert le débat : Un « Fuck the patriarchy » résonne alors joyeusement, au milieu d'une certaine gêne qui s'ouvre ensuite sur un sourire collectif au parfum de libération. La file des femmes qui attendent sous la scène pour faire dédicacer leur exemplaire s'allonge. Et dans la dédicace qu'Eltahawy écrit patiemment pour chacune d'entre elles, nous lisons son invitation définitive : « Defy, Disobey, Disrupt » (Défier, Désobéir, Déstabiliser)5.

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Traduit de l'italien par Christian Jouret.


Mona Eltahawy
Sette peccati necessari. Manifesto contro il patriarcato
Traduction en italien de Beatrice Gnassi
Le Plurali, 2022
301 pages
20 euros


1Dans le chapitre qui ouvre son livre — « Rage ».

2Poétesse noire américaine (1934-1992), originaire de Grenade, féministe, lesbienne, mère, guerrière, qui s'était donné pour mission de combattre dans sa vie et à travers ses textes le racisme, le sexisme, l'homophobie et toutes formes d'injustices sociales : « La lutte contre le racisme et la lutte contre l'hétérosexisme et la lutte contre l'apartheid partagent la même urgence en moi comme cancer de la lutte. »

3Pour en savoir plus, voir l'expérience politique du Combahee River Collective et sa célèbre déclaration de 1977, The Combahee River Collective : A Black Feminist Statement (Le collectif de la rivière Combahee : une déclaration féministe noire).

4La Ligne de couleur est aussi le titre d'un roman de Igiaba Scego, née à Rome en 1974, sur l'indépendance, la création et la liberté pour les femmes (Éditions Dalva).

5Défier, Désobéir, Déstabiliser sont les fameux « 3 D » qui constituent la devise par laquelle Eltahawy encourage les femmes à subvertir les normes politiques et sociales chaque fois que l'occasion s'en présente.

Féministes musulmanes. La révolution qui vient

Les féministes musulmanes contestent depuis des années à la fois un discours islamique qui infériorise les femmes et une pensée occidentale qui les infantilise. On s'en tient le plus souvent à une rhétorique qui débouche pourtant de plus en plus sur des stratégies et des formes d'action concrètes méconnues, dont le dernier livre de Malika Hamidi brosse un tableau passionnant.

Avec un titre tel que La révolution des féminismes musulmans, le ton est donné : Malika Hamidi va réaffirmer sur plus de deux cents pages non seulement que les musulmanes1 peuvent être féministes – ce qui continue d'être entendu par beaucoup comme un paradoxe choquant ou une assertion ridicule, notamment en France ; qu'il existe non pas un, mais des féminismes musulmans ; mais également que leur construction d'un contre-discours théorique et pratique en deux ou trois décennies est révolutionnaire.

Qui dit révolution dit action. L'autre apport précieux de cet ouvrage de sociologie issu de sa thèse doctorale2 est qu'il illustre le passage de l'élaboration théorique émergente dans les années 1990 à l'« agir féministe » des musulmanes de la nouvelle vague émancipatrice qui acquiert de plus en plus de visibilité grâce aux réseaux sociaux.

Un renouveau identitaire

Être féministe et musulmane « serait si éloigné des formes d'identification des femmes musulmanes dans les sociétés européennes qu'on serait tenté de conclure à l'incompatibilité entre la religiosité musulmane et le féminisme. » Pourtant, affirme la chercheuse qui l'a expérimenté sur le terrain, « de plus en plus de militantes musulmanes se projettent et s'inscrivent dans les mouvements féministes par le biais de leur identification à l'islam ». Cette identité assumée est nécessaire, comme il est nécessaire, fondamental, de savoir d'où on parle pour pouvoir s'inscrire dans la lutte.

Et c'est encore un paradoxe qui a rendu possible, en France et en Belgique en particulier, ce mouvement identitaire : la défense, puis l'adoption du foulard « islamique », ou plus exactement la liberté revendiquée de le porter ou non, comme moyen d'affirmer son appartenance à la religion musulmane dans l'espace public, comme un droit humain – liberté d'expression, liberté religieuse, liberté tout court. Égalité même. Trente ans d'une mobilisation farouche ont produit une posture intéressante, telle que soulignée par Malika Hamidi : une redéfinition, suivie d'une autonomisation de cette identité vis-à-vis du mouvement féministe mainstream d'une part, et des mouvements islamiques d'autre part. « On a envie de vivre notre religion sans devoir faire face à la domination, dans la société comme dans la communauté musulmane », dit une jeune femme interviewée par la chercheuse. Une autre renchérit : « Notre implication de plus en plus grande dans les structures féministes en tant que musulmanes devrait faire comprendre qu'on n'a pas besoin de divorcer de notre identité religieuse pour être acceptées en tant que féministes. »

La question n'est donc plus de résoudre l'équation dépassée islam/féminisme, mais de comprendre comment s'articulent la religion et la lutte, sous quelles formes et pour quelle(s) finalité(s). À partir de l'analyse des données de terrain, la sociologue présente une typologie quasiment générationnelle — de la théologie au web 2.0 — de féministes qui met en lumière différentes approches et stratégies militantes déterminées par « [des] accommodements complexes, parfois conflictuels, notamment entre féminisme, religion et contexte postcolonial. »

Le droit à l'interprétation des textes sacrés

Il y a tout d'abord les pionnières, celles qui se sont emparées des sources scripturaires de l'islam pour en produire une ou des exégèses autonomes, avant tout « pour ne plus être victimes d'une pratique traditionnelle de l'islam », comme le rappelle Karima, autre jeune femme interviewée par Malika Hamidi. Ce sont les « théologiennes communautaristes ». Les débats sur les mariages forcés, la virginité, les crimes d'honneur, l'excision, l'inégalité juridique dans les divorces ou les héritages, la contestation des codes de la famille ont nécessité de réquisitionner les fondements du corpus religieux afin de dénoncer des inégalités perçues non comme des manifestations de la volonté divine, mais bien des constructions patriarcales, c'est-à-dire humaines. À ce titre, elles sont juridiquement contestables, mais à condition de détacher le message divin de l'interprétation des juristes musulmans.

S'arroger le droit à l'interprétation des textes sacrés, comme l'ont argumenté des académiciennes comme Amina Wadud (qui a préfacé l'ouvrage) ou Ziba Mir Hosseini (anthropologue iranienne spécialisée en loi islamique, genre et développement international) est une lutte révolutionnaire en soi, la mère de toutes les batailles en quelque sorte, puisqu'elle travaille à installer une parole légitime des femmes contre une interprétation exclusivement masculine pendant pas moins de quatorze siècles.

Cette réappropriation est définie comme une stratégie collective pour combattre des traditions jugées archaïques jusque dans les familles. Et c'est parce qu'elles présentent les inégalités ancrées dans la jurisprudence islamique non pas comme une manifestation de la volonté divine mais comme une construction de la part de juristes masculins que leur thèse est crédible auprès des musulmanes.

Agir du local au transnational... ou inversement

Les féministes « transnationalistes »3 œuvrent pour leur part à la construction de réseaux au-delà des frontières nationales afin de faciliter l'élaboration et la diffusion d'un discours sur le genre en islam, du local au « global ». Ces réseaux transnationaux sont de plus en plus nombreux ; les premiers ont vu le jour au début des années 2000, comme le Groupe international d'étude et de réflexion sur les femmes en Islam (Gierfi) ou de Karamah. Avec une rhétorique qui se veut commune, ils enchaînent les conférences internationales, les publications académiques et organisent une présence forte sur Internet pour la diffusion la plus large possible et l'interaction solidaire des féministes musulmanes de tous les pays concernés.

Il y a des féministes musulmanes engagées dans des partis politiques. Malika Hamidi les nomme « les politiciennes ». De leur point de vue, il ne saurait y avoir de conscience islamique sans conscience sociale qui mène à l'action politique. Leur forme d'engagement est principalement locale, au contraire des précédentes. Elle consiste principalement à affirmer une présence accrue au sein des institutions politiques de leur pays pour revendiquer des droits en matière de liberté religieuse, avec la conviction que « c'est là que ça se passe », que les changements dans la situation des femmes musulmanes en milieu séculier (européen) passent par cette forme d'intégration citoyenne militante.

L'universalisme en question

D'autres militantes, nommées « hybrides solidaires » se sont tournées vers les valeurs « universelles » de justice et d'égalité. Leurs stratégies partent du travail de réinterprétation théologique sous une perspective féministe pour aller vers une approche entièrement laïque des droits humains. La passerelle entre les deux ? Les valeurs de l'islam en matière de justice et d'égalité, compatibles avec cet universalisme, selon elles. Et elles veulent prouver qu'« il est désormais possible de s'inscrire au sein des mouvements féministes occidentaux puisque leur combat rejoint dans le fond celui de la définition même du mouvement féministe, à savoir la lutte contre les différentes formes de subordination des femmes ». Sans surprise, elles sont les premières à se heurter à un discours féministe occidental qui se dit universaliste, mais les essentialise « afin de maintenir sa position de "suprématie idéologique" ». Comme en témoigne Assia, dont les propos sont rapportés par Malika Halmidi, « certaines [féministes occidentales] se remettent en question, mais une minorité considère encore qu'elles ont une mission civilisatrice à mener ».

Ces féministes identifient deux axes de travail : une relecture commune des concepts de laïcité et de féminisme, et surtout, un travail sur le passé colonial et le rapport à l'islam pour lutter contre les mécanismes d'exclusion dans un mouvement mondial qu'elles souhaitent inclusif.

Un féminisme décolonisé

La pensée féministe dominante a été remise en question, dès les années 1970, notamment par des militantes africaines, hispano américaines et indiennes. Cette critique d'un discours plutôt « blanc », bourgeois et ethnocentrique a fini par atteindre l'Europe depuis dix à vingt ans. Les féminismes musulmans ont naturellement trouvé leur place dans le champ des études postcoloniales, à l'aune des débats autour des affaires du foulard islamique. Un questionnement sur la construction de l'Autre (colonisée, racisée) par l'Occident et les rapports de domination dans les rapports de sexe, classe et race a fini par émerger.

La prise de conscience par les féministes « non blanches » en général du conditionnement postcolonial et des rapports de subordination au cœur des sociétés dans lesquelles elles vivent a également popularisé le concept d'intersectionnalité. Il désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Bien évidemment les femmes sont ici en première ligne.

Certaines féministes musulmanes réclament une « praxis intersectionnelle ». Elles veulent dépasser « l'unique dimension académique dont certaines théoriciennes font l'apologie dans les cercles universitaires au détriment de l'action politique ». Cela suppose la construction de solidarités assumées entre femmes d'horizons différents, entre musulmanes et non musulmanes, avec une éthique qui les place toutes « à l'abri des stéréotypes et des écueils hiérarchiques ».

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Malika Hamidi
La révolution des féminismes musulmans. Élaboration théorique et agir féministe (2004 à 2014)
Préface d'Amina Wadud
Bruxelles, Peter Lang
coll. Diversitas
2023
265 pages
39,59 euros


1Certaines personnes distinguent en français « féminisme islamique » et « féminisme musulman ». Selon l'Institut du monde arabe, « islamique » serait relatif à la civilisation et « musulman » à la religion. Nous conviendrons ici de conserver l'option prise par l'autrice de privilégier la religion.

2Féministes musulmanes dans le contexte postcolonial de l'Europe francophone : stratégies identitaires et mobilisations translocales, sous la direction de Farhad Khosrokhavar, soutenue en 2015 à Paris, École des hautes études en sciences sociales.

3Par transnationalisme, il faut entendre ici « une conscience féministe en éveil qui transcende les frontières nationales. »

Irak. Une violente campagne cible l'égalité de genre

Par : Zahra Ali

Depuis l'été 2023, les médias grand public et une partie de la classe politique irakiens diabolisent les LGBTQ+. L'utilisation aussi bien du terme « genre » que celui d'« homosexualité » ont été interdits. Les inspirateurs de cette campagne accusent ceux qui les emploient de conspirer pour corrompre la société, saper la religion et détruire la famille.

En Irak, les acteurs de la campagne contre la théorie du genre et l'homosexualité sont bien connus : des groupes politiques islamistes conservateurs et des individus affiliés à l'establishment politique. L'argument semble familier, lié à un discours récurrent que nous avons entendu dans les années 1990 et 2000 à propos des mots « féminisme » et « égalité » : « C'est occidental, c'est contre notre culture, contre notre religion, etc. ». Mais cette charge était tellement caricaturale dans son simplisme et son manque d'expertise qu'il a été au départ difficile de la prendre au sérieux.

Un complot occidental

Elle a cependant provoqué une frénésie collective et a été suivie de mesures concrètes de la part des conseils provinciaux, du Parlement et du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique, sanctionnant ou limitant l'emploi des termes « genre » et « sexe social ». La Commission de la communication et des médias a également recommandé d'imposer l'utilisation de « déviance sexuelle », un terme péjoratif pour désigner les personnes LGBTQ+, au lieu du terme neutre « homosexualité » dans les médias, les entreprises, les agences de communication et sur les réseaux sociaux.

Les théories selon lesquelles il existerait un complot occidental et les paniques liées à la « moralité sexuelle » ont été exploitées avec succès comme un écran de fumée pour distraire l'opinion publique, et comme un outil pour miner l'opposition et justifier la répression violente des manifestations de protestation contre le régime et les dissidents. Un réseau d'intellectuels, de défenseurs des droits humains, de femmes et de personnalités issues de la société civile a dénoncé cette campagne dans une pétition publiée en août 2023 et intitulée « Sur le genre, les libertés et la justice sociale »1. Ils demandent aux autorités de mettre fin à cette diabolisation et soulignent la nécessité de rappeler aux fonctionnaires que l'utilisation du terme « genre » découle de traités et d'accords internationaux et des Nations unies signés par l'État irakien, conformément à la garantie constitutionnelle de l'égalité dans le pays.

Le langage de la masculinité et du pouvoir

Après des décennies de guerre et de militarisation, la violence est le langage de la masculinité et du pouvoir, tant dans les foyers que dans la rue. Cette campagne ne fait qu'exacerber la violence envers les individus et les groupes qui en sont déjà victimes et se retrouvent marginalisés et diabolisés. La violence de genre imprègne tous les aspects de la vie en Irak, et il n'y a aucun recours possible contre elle. Les groupes féministes tentent depuis plus de dix ans, sans succès, de faire adopter une loi sanctionnant les violences domestiques.

Cette offensive exprime la violence à l'égard des femmes, mais aussi vis-à-vis de toute personne qui ne se conforme pas aux modèles hégémoniques et rigides de la masculinité, de la féminité et de la sexualité. Les personnes LGBTQ+ sont les plus marginalisées et les plus persécutées. Il y a une dizaine d'années, une vague de meurtres brutaux a visé ceux qui étaient « perçus comme homosexuels » et, jusqu'à présent, l'usage de la violence à leur encontre est toujours prédominant et omniprésent2.

La complaisance des Nations unies

L'establishment politique mis en place après l'invasion et l'occupation américaines du pays en 2003 est répressif, hypermilitarisé et opère en toute impunité. Les militants, les intellectuels, les manifestants sont menacés, et beaucoup ont été enlevés, torturés, tués ou ont disparu. Dans un tel contexte, nombre d'entre eux restent prudents dans leurs déclarations publiques, à la fois parce que le danger est réel et que la solidarité internationale à leur égard est insuffisante. Le silence et souvent la complaisance scandaleuse de la Mission des Nations unies en Irak (Unami) concernant ces abus ne font que consolider l'impunité.

Cette offensive contre le genre illustre le fonctionnement du pouvoir en Irak et dans le monde contemporain. Le genre est au cœur des systèmes de pouvoir ; il forme un nœud par lequel celui-ci s'affirme, se déploie ou se confisque. Les idéologues anti-genre se présentent comme garants de la culture locale authentique et protecteurs de la religion. Cependant, leur stratégie n'est que la version d'un discours masculiniste, homophobe, néofasciste et d'extrême droite, que l'on retrouve dans la région, du Liban à l'Égypte en passant par l'Iran, et ailleurs dans le monde, de la Hongrie au Japon en passant par les États-Unis et la France. Des partisans de Donald Trump et du premier ministre hongrois Viktor Orban, qui a interdit les études de genre dans les universités, aux idéologues irakiens opposés au genre, il existe une politisation commune de l'identité religieuse, raciale ou confessionnelle associée à un masculinisme homophobe. Sans surprise, ces forces ont également en commun de s'attaquer à toutes les protections sociales et aux services publics et de priver les pauvres et les classes populaires de l'accès aux ressources et aux droits essentiels.

Ces attaques ne peuvent pas seulement être interprétées comme des stratégies opportunistes à la veille d'élections cruciales ; elles sont plutôt constitutives de la raison d'être des néofascistes d'extrême droite contemporains, et un moyen pour conserver leur pouvoir, mais aussi de maintenir leurs privilèges sociaux et de classe. En d'autres termes, la campagne anti-genre montre qu'en Irak, comme ailleurs dans le monde, le combat pour la justice sociale, l'égalité et la liberté ne peut se développer sans une lutte contre la violence de genre. Et défendre l'égalité de genre suppose de refuser la violence.

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Traduit de l'anglais par Alain Gresh.
Article paru initialement sur le site Jadaliyya (« In Iraq, To Defend Gender Is to Refuse Violence »).


1Lire le texte de la pétition (en arabe).

2Human Rights Watch, « Stop Killings for Homosexual Conduct, » 17 août 2009.

Liban. L'arc-en-ciel de Beyrouth perd des couleurs

Le 30 septembre 2023, des manifestants participant à une marche pour les libertés à Beyrouth ont été agressés par des activistes hostiles aux LGBTQ+. Depuis cinq ans, les attaques et les accusations se succèdent contre la communauté queer libanaise, et aujourd'hui, la levée de boucliers contre le projet de loi visant à décriminaliser l'homosexualité met sous pression une communauté ébranlée par la réaction conservatrice.

Sans aucun doute, les acteurs les plus violents à l'égard des queers au Liban sont les groupes radicaux et les figures (ou instances) religieuses du pays. Le projet de décriminalisation de l'article 534, proposé par Marc Daou et neuf autres députés en juillet 2023, est au cœur de leur courroux. Le Hezbollah a ainsi annoncé sa volonté d'instaurer une loi visant à bannir tout ce qui à trait à l'homosexualité. Lors d'Achoura, la plus grande fête des communautés chiites, son leader Hassan Nasrallah, a qualifié la communauté homosexuelle de « culture déviante », avant de déclarer plus tard que « même célibataire [un homosexuel] devait être tué1  ». Il rejoint ainsi le grand mufti sunnite Abdoul Latif Derian qui réclamait en 2022 l'« interdiction de l'homosexualité2  ».

De son côté, Ashraf Rifi, un sunnite, ancien dirigeant des forces de sécurité et membre du Parlement libanais, propose d'alourdir les amendes et de définir clairement ce qui est « contre nature » alors que le flou juridique joue à l'avantage des personnes queers ciblées. Le ministre de la culture Mohammad Mortada, proche du Hezbollah, parle, lui, de « perversion sexuelle » et écrit sur X (ex-Twitter) le 12 août 2023 que « les articles 9 et 10 de la Constitution imposent à l'État [le] respect des valeurs religieuses et l'interdiction de tout enseignement contraire à ces valeurs morales ». Il y affirme également que « le christianisme et l'islam condamnent la perversion sexuelle qui va à l'encontre du Créateur ».

Ce front religieux tout autant chiite que sunnite instrumentalise les représentations erronées sur les queers d'Occident. Elles sont supposées renvoyer aux militantismes locaux alors que « ces récits ne reflètent en rien la réalité libanaise, mais ont été utilisés au Liban pour attaquer la communauté », nous explique un responsable de Helem, une organisation LGBTQ+ libanaise fondée en 2001.

Les conséquences sur le terrain des propos des muftis ne se sont pas fait attendre. Le 24 août 2023, le show drag du Bar Om, à Beyrouth, est attaqué par le groupe de chrétiens intégristes Jnoud Al-Rab (Les Soldats de Dieu), connu au Liban pour ses actions violentes contre la communauté. Ce sont ces mêmes activistes qui s'en sont pris il y a quelques jours à la marche pour les libertés, en accusant les organisateurs de la manifestation de promouvoir l'homosexualité. En août, le gouvernement avait interdit le jeu Serpent et échelles distribué par l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), avant de s'en prendre au film Barbie, censuré au Liban par la Sûreté générale. Cette situation dramatique pour les droits et libertés des minorités sexuelles et de genre s'est aggravée progressivement.

L'espoir, puis la pandémie

En 2017, le Liban a pourtant été le théâtre de la première Pride du monde arabe et la scène queer n'a cessé depuis de se développer. Mais en mai 2018, le département de la censure annule la nouvelle édition de la marche et fait arrêter son organisateur, Hadi Damien. Cette même année, les forces de l'ordre font régulièrement des descentes dans les endroits queer friendly de la capitale : clubs, cafés, pubs : tout y passe, comme le souligne un rapport de Human Rights Watch (HRW)3.

Malgré cela, plusieurs arrêts redonnent de l'espoir à la communauté. Le 12 juillet 2018, la Cour d'appel du tribunal pénal du Mont-Liban s'est prononcé contre la criminalisation de l'homosexualité, suivie le 14 novembre 2018 par celle du tribunal de Beyrouth qui a refusé d'utiliser l'article 534 du code pénal libanais pour poursuivre trois hommes accusés de rapports homosexuels.

Les multiples crises du Liban

À la veille de la pandémie de la Covid-19, la troisième Pride de Beyrouth est à nouveau annulée en raison de menaces répétées des autorités religieuses. « Le Beyrouth que j'ai connu est enfoui sous le verre et sous les mensonges et sous 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium. Les bras en sang, j'ai traversé une vitrine », nous confie Rajae, une militante de Beyrouth4. Lors de la double explosion du 4 août 2020 dans le port de la capitale, celui-ci s'embrase en quelques secondes et des lieux queers disparaissent, comme ceux des quartiers de Mar Mekheyl, Geitawi ou Gemmayze, réputés pour être les plus queer friendly de Beyrouth.

Les locaux de Helem, première association LGBTQ+ du monde arabe, sont soufflés par la déflagration et transformés en centre d'aide d'urgence pour les personnes queers se retrouvant sans domicile. En octobre 2021, c'est au tour de l'iconique bar Le Bardo, dans le quartier de Hamra, de fermer ses portes. À la disparition de ces lieux queers s'ajoute une hypervisibilisation de la communauté due aux menaces proférées par les religieux et les conservateurs.

Une campagne haineuse venue d'Égypte

Début juin 2022, le collectif Beirut Pride érige un panneau publicitaire floral aux couleurs arc-en-ciel. Le 24 juin, il est entièrement détruit par les Soldats de Dieu, qui diffusent en direct leur action sur les réseaux sociaux. Dans les heures qui suivent, le ministre de l'intérieur Bassam Maoulaoui adresse une lettre à la direction de la sûreté générale et aux forces de sécurité intérieure (FSI). Il leur enjoint de « prendre les mesures nécessaires pour empêcher la tenue de toute célébration, rencontre ou rassemblement ayant pour objectif de faire la promotion de ce phénomène » et fait suspendre toute Pride.

À peine trois jours plus tard, le stratège en marketing égyptien Abdullah Abbas lance la campagne anti-queer Fetrah (« instinct » en arabe). Le concept tient dans un tweet : « Avec deux couleurs seulement, ils savent combien elles sont petites, ces communautés de six couleurs5  ». La campagne se propage comme une traînée de poudre sur la Toile et, parce que les contenus sont en arabe, ils sont beaucoup moins contrôlés, comme le rapporte le site Politico6.

Du Maroc au Liban, des internautes appellent à la haine, à la violence et parfois au meutre des personnes queers de la région, ce qui contribue « à exacerber la vague [de haine] contre la communauté LGBTQ+ », déplore un membre de Helem. Et depuis, « tout objet arc-en-ciel est clairement associé au fait d'être queer, ce qui explique, en partie, les derniers événements en Algérie », ajoute Anis, un militant algérois, faisant allusion à une campagne récente du gouvernement contre des produits utilisant l'arc-en-ciel.

En définitive, « ce qui se joue au Moyen-Orient, nous expose le romancier marocain Abdellah Taïa, c'est aussi un combat entre des visions différentes de l'Occident et de l'Orient », qui s'entremêle, selon lui, « aux luttes et aux obstacles » locaux, avec pour conséquence l'instrumentalisation des lois, des traditions et des spécificités culturelles pour contrer l'influence de l'Occident, accusé de « pervertir » les sociétés arabes.

Les pièges de l'instrumentalisation

Le militantisme LGBTQ+ dans le monde arabe ne se heurte pas uniquement aux tentatives d'intimidations de la part des autorités publiques mais aussi aux discours qui l'entourent. Car pour beaucoup, son seul but serait de « dépraver » les mœurs des populations du monde arabe. Alors que « les traditions libanaises » s'opposent « à la débauche homosexuelle », comme le martèle en juin 2022 un membre des Soldats de Dieu sur Instagram.

Plus généralement, « il est incontestable que la Coupe du monde [organisée en 2022] au Qatar a eu un effet de loupe sur les communautés LGBTQ+ en faisant directement le lien avec les couleurs arc-en-ciel », estime Othman, un activiste queer de Beyrouth.

Cette visibilisation internationale due aux débats récurrents sur la question LGBTQ+ au Qatar, à travers des actions queer friendly de dirigeants politiques ou de joueurs, a entraîné des réponses plus fermes et plus violentes dans les autres pays. On peut parler même d'« éveil arc-en-ciel » dans la mesure où tout objet affublé de ces couleurs est directement affilié à un mouvement vu comme partisan et dangereux. On a pu le voir en Algérie, où ils ont été saisis par la police puis détruits, ou au Maroc où la seule vue d'un drapeau queer a provoqué une violente réaction de la foule lors d'une manifestation féministe qui s'est déroulée à Casablanca, en juin dernier.

Une chose est sûre : la chasse aux couleurs arc-en-ciel permet de faire diversion sur les crises économique et sociales qui affectent les populations de la région.

Le religieux fait la guerre aux symboles

Au Liban, la charge violente à l'encontre des questions de genre et de sexualité sert à esquiver les crises multiples que connaît le pays et l'absence de réponses claires face à une situation politique et socioéconomique désastreuse. Les mots « homosexualité », « article 534 » sont plus recherchés par les Libanais sur Internet que « élections » ou « économie ». Pour Helem, cela traduit la façon dont les politiciens et religieux capitalisent sur « les peurs, afin d'imposer leur vision de la société, des rôles de genre et de la structure familiale appropriée » et de mettre ainsi en valeur « les idées de leurs partis ».

Mais le retour en force de ce conservatisme social s'inscrit également dans un contexte régional. Aujourd'hui, le Liban s'appuie davantage sur des alliés régionaux qu'internationaux en raison des exigences en termes de respect des droits humains formulées par les organismes internationaux ou européens qui fournissent leur aide au pays. « Mettre en avant la traditionnalité et le côté religieux conservateur, c'est un moyen d'attirer l'attention des Émiratis et des autres [pays de la région] qui nous voyaient comme des “pervertis” », confie Anas, chercheur en science politique à Beyrouth. « Quoi de mieux que d'attaquer une population fortement stigmatisée et vulnérable ? C'est la cible parfaite ».

La communauté queer du pays traverse actuellement une épreuve « difficile où nous mettons du temps à rendre les coups que nous prenons », nous raconte la militante Houda. Le 6 septembre dernier, Helem a publié une vidéo, soutenue par de nombreuses ONG, pour demander plus de solidarité à l'égard des queers face à la violence des discussions concernant l'article 5347

Si les prochaines élections parlementaires au Liban sont encore loin — elles sont prévues pour 2026 —, les débats virulents des derniers mois et les fractures apparues au sein des partis autour de la question LGBTQ+ ont déjà profondément marqué la communauté et pourraient influencer son vote. « C'est quelque chose qui ne s'est jamais produit auparavant, étant donné les diverses orientations politiques au sein de la communauté LGBTQ+ », confie un responsable de Helem.


Syrie. À Soueïda, les Druzes enclenchent leur propre révolution

Par : Mazen Ezzi

Depuis août 2023, la province de Soueïda connaît des manifestations régulières appelant au changement du régime de Bachar Al-Assad. Un mouvement de contestation qui étonne, douze ans après le soulèvement populaire devenu une guerre civile, surtout de la part de la communauté druze, soucieuse jusque-là de conserver sa neutralité. Le chercheur et journaliste Mazen Ezzi nous livre son point de vue sur la mobilisation en cours dans la région.

Quand Orient XXI m'a demandé d'écrire un article sur les événements qu'a connus la province de Soueïda, afin de rendre cela plus accessible à un lecteur non-arabe et non-spécialiste, j'étais vraiment heureux. J'ai toujours écrit en arabe ou en anglais, et je ne me suis jamais adressé à un lecteur francophone, alors que je vis comme réfugié à Paris depuis cinq ans.

Très vite cependant, la difficulté de la tâche m'est apparue. Comment en effet écrire un article explicatif portant sur une question proche-orientale extrêmement complexe, qui a ses propres dynamiques, sa propre histoire et son propre contexte, sans se perdre dans les détails ? Ce texte est censé répondre à une question simple : pourquoi une région syrienne limitrophe et périphérique, où vit une petite minorité ethnique, a connu en 2023 des manifestations pacifiques réclamant un changement politique ?

Pour y répondre, il faut d'abord souligner que, ce qui est surprenant dans cette contestation pacifique et populaire à Soueïda, c'est qu'elle advient douze ans après la révolution syrienne de 2011 contre un régime dictatorial en place depuis soixante ans. La dernière décennie a connu une guerre civile qui a causé la mort de près d'un demi-million de personnes et le déplacement de six millions de réfugiés, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, ainsi que l'arrestation de centaines de milliers de personnes, la destruction de villes et de villages entiers, mais aussi la division du pays entre cinq armées étrangères, qui ont chacune leur base et leur zone d'influence. Une guerre durant laquelle des crimes contre l'humanité ont été commis, des politiques de changement démographique ont été menées et, dans certains cas, des mesures de nettoyage ethnique ont été appliquées. Tout cela dans un pays marqué également par des crises globales – et non des moindres –, comme le réchauffement climatique.

Une contestation festive

Commençons par les manifestations pacifiques : celles-ci se poursuivent depuis le mois d'août dernier dans la province à majorité druze de Soueïda, dans le sud du pays. Les revendications, l'organisation, les formes et les moyens de cette contestation sont très ancrés dans l'environnement local. Les habitants ont ainsi décidé que le moment était venu de mettre fin au règne du parti Baas, au pouvoir depuis 1963. Ses locaux qui n'ont pas été fermés à travers la province ont été récupérés par la population — puisqu'ils tombaient légalement sous le régime de la propriété publique — pour en faire des crèches, des écoles, des dispensaires ou même des centres de développement communautaire.

Les manifestants tentent de recourir à divers moyens de lutte pacifique, à travers des célébrations quotidiennes sur les grandes places des 130 villes et villages de la province. Un important mouvement féministe, enraciné localement et porté par des revendications spécifiques (égalité, nationalité, etc.), participe également à cette mobilisation. Concerts, chants, festivals, spectacles équestres et folkloriques, chants populaires ou improvisés au gré des événements… tout cela donne une dimension politique supplémentaire aux demandes des protestataires, que le régime est incapable de satisfaire.

Ces manifestations bénéficient d'un large soutien, notamment parmi de nombreux fonctionnaires et employés de l'État, historiquement loyaux au pouvoir en place, dont ils tirent profit en retour. Mais ces employés, comme les classes moyennes en général, sont désormais touchés par l'incapacité des autorités à assurer les moyens de subsistance quotidiens, comme le taux de change de la livre, le pouvoir d'achat, les salaires, le prix du carburant, la fourniture d'électricité, l'accès à l'eau potable, les infrastructures, la santé, l'éducation et le système judiciaire. L'État est en faillite et son financement dépend principalement de l'emploi de personnes qui ne reçoivent pas de réelle compensation. Outre la poursuite du train de vie luxueux des membres du petit groupe à la tête du pays, la priorité du pouvoir est de maintenir les services de sécurité et l'armée, ainsi que sa gigantesque machine bureaucratique.

Une victoire au goût de défaite

La contestation actuelle est une réponse directe à la récente libéralisation des prix instaurée par le gouvernement. Cette décision a entraîné une nouvelle dévaluation de la livre — et du pouvoir d'achat —, accentuant la détresse de la populations face à la menace de famine, d'autant que plus de la moitié des Syriens souffrent gravement d'insécurité alimentaire. La détérioration économique s'est accélérée depuis que le conflit armé a relativement diminué à partir de 2018, c'est-à-dire depuis la victoire militaire — aux airs de défaite politique — remportée par les forces du régime sur les rebelles autour de Damas, à Deraa et à Homs, entraînant le déplacement forcé des opposants vers le nord-ouest de la Syrie.

Cette victoire a été obtenue au prix de la destruction de villes et de régions entières, de réseaux routiers et d'électricité ainsi que des infrastructures. Un changement démographique a ciblé la population des campagnes sunnites et de certains des plus grands bidonvilles entourant Alep et Damas. Le succès militaire du régime est une victoire au goût amer, celle de la violence de l'État sur la société. Elle ne peut avoir de bénéfice sur le plan politique tant que le seul langage utilisé par le régime est celui de la force et des armes.

Les récentes manifestations — ou le soulèvement populaire comme les gens préfèrent l'appeler — constituent le point culminant d'un long mouvement de protestation qui a commencé à Soueïda en 2011. La première vague de manifestation pacifique s'est déroulée de 2011 à 2014. Elle se caractérisait par son élitisme et par le faible nombre de participants. En 2020, le mouvement s'est élargi et renforcé grâce notamment à la forte implication des jeunes, avec des campagne de protestation menées sous les slogans « Khna'touna » (« Vous nous étouffez ») et « Bedna n'ich » (« Nous voulons vivre »). Le soulèvement de 2022 était quant à lui dirigé contre les gangs de sécurité affiliés au régime et mené par des factions armées locales.

« L'union des minorités »

Soueïda fait partie des zones placées sous le contrôle fragile du régime, étant donné qu'il s'agit d'une région périphérique de la Syrie, qu'aucune route internationale ne traverse et où il n'y a pas de passage douanier bien qu'elle partage une longue frontière avec la Jordanie. Elle ne compte pas non plus de richesses ou de ressources naturelles dont le régime pourrait avoir besoin. La province est habitée par la minorité druze, qui constitue environ 3 % de la population syrienne, et sa population n'y dépasse pas le demi-million.

Depuis début 2011, le régime syrien a préféré ne pas intervenir directement à Soueïda, pour éviter les frictions avec les Druzes et s'assurer leur loyauté dans le conflit armé avec les sunnites, qui constituent 70 % de la population — le cercle décisionnel, la direction des services de sécurité et militaires, ainsi que les institutions gouvernementales les plus importantes sont quant à eux majoritairement contrôlés par les Alaouites, qui représentent seulement 12 % de la population du pays. Face au narratif de la révolution syrienne prônant le renversement populaire du régime, celui-ci a opposé son propre récit selon lequel il existerait une alliance des minorités face à la menace extrémiste sunnite. C'est ainsi que le pouvoir a autorisé une petite marge de manœuvre aux habitants de Soueïda, comme il l'a fait — mais de manière plus large et plus systématique — dans les régions kurdes du nord-est de la Syrie.

La présence de l'armée a alors diminué au fil du temps, tout comme les interférences directes en matière de sécurité dans la vie quotidienne de la population. Ainsi, depuis la mi-2014, des groupes civils armés sont apparus à Soueïda pour protéger leurs territoires, notamment le mouvement Rijal Al-Karama (Les Hommes de la dignité), le plus important groupe d'autodéfense de la région, en plus d'un large éventail de milices loyales au pouvoir et de factions de sécurité proches du régime. Cette faible marge de manœuvre et la présence des forces armées locales ont permis à la province d'adopter une position neutre à l'égard de la guerre depuis 2014. En ayant recours à une fatwa stipulant que toute personne tuée au combat n'aurait pas droit à la prière funéraire, les Druzes ont empêché leurs enfants de rejoindre les rangs de l'armée pour se battre ou de faire le service militaire, qui est pourtant obligatoire. D'autre part, le voisinage avec des factions armées de l'opposition actives à la frontière de la province, du côté de la campagne de Damas et de Deraa, est devenu de plus en plus difficile en raison de l'islamisation et de la radicalisation de ces factions. À plusieurs reprises, de violents affrontements ont éclaté entre elles et les groupes armés locaux.

Cette position de neutralité a eu pour effet la détérioration des relations entre le régime et Soueïda, et au fil du temps, la région s'est transformée en une espèce de grande prison que beaucoup de jeunes hommes ne pouvaient plus quitter, sous peine d'être arrêtés aux points de contrôle militaires ou aux barrages de sécurité entourant la province et d'être obligés d'effectuer leur service militaire. De tels incidents au cours des dernières années ont provoqué des conflits et des heurts récurrents entre le régime et la communauté locale. À chaque fois qu'un jeune homme originaire de la province était arrêté dans une autre région du pays, les familles répondaient en enlevant des officiers ou des employés de l'État pour servir de monnaie d'échange. Car souvent, le seul moyen d'obtenir l'attention du régime est d'exercer une pression sur lui.

Trafic de captagon

Cette neutralité a permis à Soueïda de ne pas subir directement et militairement la guerre. En même temps, elle a amené Damas à marginaliser toujours plus cette région, en réduisant notamment les subventions publiques. Le traitement par le régime de la « question de Soueïda » s'est réduit essentiellement à la sécurité, comme cela s'est produit en septembre 2015 avec l'attentat à la bombe contre le convoi transportant cheikh Wahid Al-Bal'ous, fondateur des Hommes de la dignité. L'assassinat d'Al-Bal'ous a représenté un coup dur, quoique non fatal, porté à la première tentative locale d'organisation et d'autoprotection, destinée à garantir une neutralité totale entre les différentes parties en guerre.

L'indifférence du régime à l'égard de la province a atteint son paroxysme fin 2018, lorsque l'Organisation de l'État islamique (OEI) a attaqué les villages situés dans la partie est du pays, causant la mort de centaines de civils. Seules les factions armées locales ont pu repousser cette offensive, sans que l'armée syrienne n'intervienne. Or, la plupart des membres de l'OEI qui ont perpétré le massacre dans le désert oriental de Soueïda venaient du camp de Yarmouk, à Damas, conformément à un accord que l'organisation djihadiste avait conclu avec le régime sous parrainage russe quelques mois auparavant, pour mettre fin à la guerre ravageant le camp.

Au fil du temps, ce chaos « géré » par les forces de sécurité a mis en lumière le rôle pivot de Soueïda dans le trafic de drogue, la région étant devenue une plaque tournante pour l'acheminement du captagon vers la Jordanie et, de là, vers le Golfe Arabo-Persique. Le flou entretenu par le régime au prétexte de cette instabilité régionale a permis d'atteindre deux objectifs : ne pas fournir de services de base à la population, et justifier auprès d'Amman l'impossibilité de contrôler entièrement la frontière entre les deux pays. En plus du trafic de captagon vers la Jordanie, la région a été inondée par la drogue, et des gangs criminels présents dans tous les domaines de l'économie de guerre ont pullulé, pratiquant les enlèvements contre rançon, les vols et le trafic de drogue et d'armes, et se livrant à de nombreux assassinats. La situation a poussé les jeunes hommes et femmes de Soueïda vers les routes de l'exil.

Dans ce contexte, il n'est guère surprenant de voir qu'au cours des récentes manifestations, la colère civile soit dirigée directement contre le régime syrien et qu'elle exige son changement à travers la mise en œuvre de la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée en décembre 2015. Celle-ci prévoit le lancement d'un processus politique en Syrie, qui passerait par un transfert pacifique du pouvoir, avec la participation du régime, à une autorité civile de transition, en vue d'établir un système démocratique pluraliste. Cependant ce processus politique est gelé et le régime refuse d'y prendre part car il implique un réel partage du pouvoir avec l'opposition.

Tentatives de division

Mais Soueïda ne figure pas sur la liste des intérêts prioritaires de Damas. Depuis le début des manifestations, aucun responsable gouvernemental, législatif, militaire, judiciaire ou sécuritaire n'en a parlé ou ne s'est rendu dans la province. Il semble plutôt qu'après deux mois de protestations le régime ait choisi d'ignorer ce qui s'y passe. Car utiliser la répression à l'encontre des Druzes saperait son narratif sur la guerre contre le terrorisme islamique radical. Ceux-ci forment une alliance tribale qui adhère à une secte mystique et hermétique. Ils ne sont pas partisans du « djihad », ils ne versent pas dans le prosélytisme et n'ont pas de visées expansionnistes. Ce sont des paysans qui vivent dans une zone frappée par la sécheresse et le manque d'eau, et par le dérèglement climatique qui commence à affecter leur production agricole de pommes, de raisins, de cerises, d'olives et de céréales. L'État représente un fardeau pour ces paysans, entièrement dépendants des sociétés de vente au détail liées au régime qui achètent leurs récoltes à des prix qui couvrent à peine les coûts de production. L'aide fournie par les organisations internationales est redirigée vers les partenaires du Trust syrien pour le développement (STD), une ONG dirigée par Asma Al-Assad, l'épouse du chef de l'État. Le STD travaille avec toutes les organisations étrangères autorisées à exercer dans les zones contrôlées par le pouvoir.

Le régime ne cherche pas nécessairement à mater par la force le mouvement de protestation, mais il s'efforce constamment de diviser les rangs des manifestants, de les monter les uns contre les autres, de les accuser de vouloir faire sécession et d'intelligence avec l'étranger, y compris Israël. Les autorités mobilisent également les réseaux de ceux qui ont historiquement bénéficié de ses largesses, notamment les chefs religieux et traditionnels druzes, à Soueïda, dans la campagne de Damas et à Quneitra, sur le plateau du Golan, ainsi qu'au Liban, pour affaiblir le soulèvement.

Ces accusations ne trouvent aucun écho dans la province, où il semble que les gens, malgré la faim, la fatigue et l'oppression, restent convaincus que la seule solution pour eux et pour le reste de la population est un changement politique réel et pacifique qui garantisse une transition pacifique la démocratie. Malgré ce chemin long et difficile, les manifestants tentent de maintenir la dialogue, de réfléchir et de trouver des solutions aux difficultés quotidiennes qui les accablent. Ils aspirent à une gouvernance locale et solidaire, de bas en haut, qui fait défaut aux Syriens depuis des décennies. La communauté locale s'efforce ainsi, à travers un mouvement de protestation pacifique et sans s'appuyer sur aucun allié interne ou externe, de faire face à un régime dictatorial dirigé par une junte militaro-sécuritaire, sortie victorieuse d'une guerre civile dévastatrice.

Puis-je dire à présent que la difficulté pour moi n'a pas été tant d'écrire pour un lecteur étranger et non-spécialiste que d'expliquer les causes de ce miracle de Soueïda ?

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

Israël et ses alliés au mépris du droit des peuples

Alors qu'Israël et ses alliés invoquent le droit international, y compris un soi-disant droit à se défendre, l'analyse des textes fondamentaux de l'ONU confirme le caractère mensonger de ces allégations. Les aspects juridiques de la situation dans le territoire palestinien occupé ne correspondent pas aux discours officiels tenus à Tel Aviv. Sont ici en jeu, principalement, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le maintien de la paix, et le droit régissant l'occupation militaire.

Aujourd'hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudrait voir, si ce désastre survient, la forme qu'il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l'après. Aujourd'hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer1.

Le droit international public consacre sans aucun doute, depuis la période de la décolonisation, le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Ce droit est issu de la pratique juridique de la Charte des Nations unies, de grandes résolutions de son assemblée générale, telle la résolution 1514 (1960), qui ont acquis une force obligatoire générale. Si le processus de décolonisation est pour l'essentiel achevé, cet ensemble normatif conserve son importance pour des « territoires non autonomes » dans lesquels des mouvements indépendantistes existent toujours, et contestent le pouvoir des « puissances administrantes ».

Ainsi le Comité de la décolonisation de l'ONU continue-t-il d'exister et d'examiner ces situations, comme en témoigne le travail que mène l'assemblée générale sur la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie. Cet ensemble normatif conserve aussi toute son importance s'agissant de la Palestine puisque, en tant que peuple subissant une occupation militaire (et la bande de Gaza est aussi considérée en droit international comme un territoire occupé par l'État d'Israël), le peuple palestinien en relève sans contestation possible. La Cour internationale de justice (CIJ), qui est l'organe judiciaire principal de l'ONU et qui fait autorité en droit international public, l'a très clairement confirmé dans son avis du 9 juillet 2004 sur l'édification d'un mur dans le territoire palestinien occupé (§ 118).

Dans son principe, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes pose des obligations pour l'État colonial, l'État occupant ou l'État gouvernant par l'apartheid, mais aussi des obligations pour les États tiers. Il reconnaît des droits aux peuples qui en relèvent. S'agissant de l'État colonial ou occupant, il est tenu de permettre l'autodétermination des peuples qu'il gouverne. Cette autodétermination prend la forme principale de l'indépendance et donc de l'accès à la qualité étatique, qui emporte pleine souveraineté économique et sur les ressources naturelles.

Mais, dès lors qu'il est régulièrement consulté, le peuple colonial/occupé peut aussi choisir une libre association avec l'État colonial/occupant, voire une intégration dans cet État (Assemblée générale, résolution 1541, 1961). De manière logique, pour permettre l'autodétermination, l'État colonial ou occupant a l'obligation de ne pas réprimer les mouvements d'émancipation du peuple qu'il administre, il a le « devoir de s'abstenir de recourir à toute mesure de coercition » qui priverait les peuples de leur droit à l'autodétermination (Assemblée, résolution 2625, 1970). Et de manière également logique, les peuples titulaires ont en principe le droit de résister à un État interdisant leur autodétermination, y compris par le moyen de la lutte armée (Assemblée générale, résolution 2621, 1970, évoquant les peuples coloniaux et les puissances coloniales).

Ceci trouve des prolongements dans le droit de la guerre puisque les guerres de libération nationale ont été assimilées à des conflits internationaux par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977, ce qui a pour conséquence que les combattants d'un mouvement de libération nationale sont considérés comme des combattants étatiques et doivent pouvoir jouir du statut de prisonnier de guerre s'ils sont mis hors de combat ; évidemment les combattants de tout type de conflit doivent respecter les règles humanitaires du droit de la guerre, fondées sur le principe de distinction entre objectifs militaires d'une part (qui peuvent être ciblés), personnes et biens civils d'autre part (qui ne doivent jamais l'être). Enfin, la CIJ a consacré depuis longtemps l'importance du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en affirmant qu'il génère des obligations erga omnes, c'est-à-dire des obligations exceptionnelles pour tous les États qui sont tenus de ne pas reconnaître les situations de domination. L'avis de la CIJ de 2004 précité l'a rappelé s'agissant du peuple palestinien (§§ 155 et 156).

Les limites de la légitime défense

Aussi, l'État occupant, en présence d'une attaque émanant d'un territoire occupé, ne peut invoquer la légitime défense que consacre la Charte des Nations unies en son célèbre article 51. Le « droit naturel » de légitime défense de l'article 51 n'est accessible qu'à un État faisant l'objet d'une agression armée de la part d'un autre État ; dans ce cadre, l'État victime de l'agression armée peut être soutenu par d'autres États dans sa réaction en légitime défense puisque la Charte reconnaît la légitime défense collective. Il est vrai que la réaction en légitime défense à une attaque terroriste telle que celle du 11 Septembre a été discutée ; mais quoiqu'il en soit de ces discussions, elles n'ont jamais permis de penser qu'une attaque émanant d'un peuple vivant sous occupation justifiait l'invocation de la légitime défense de la Charte par l'État occupant.

C'est d'ailleurs ce qu'a affirmé la CIJ en 2004 : l'invocation de la légitime défense par Israël, s'agissant du territoire palestinien occupé, était « sans pertinence au cas particulier » (§ 139 de l'avis). Elle a aussi affirmé que si un État a le droit, et le devoir, de répondre à des actes de violence visant sa population civile, les mesures prises « n'en doivent pas moins demeurer conformes au droit international » (§ 141 de l'avis). S'agissant de précédentes opérations militaires d'Israël, l'Assemblée générale avait condamné en 2009 « le recours excessif à la force par les forces d'occupation israéliennes contre les civils palestiniens, en particulier récemment dans la bande de Gaza, qui ont fait un nombre considérable de morts et de blessés, y compris parmi les enfants, massivement endommagé et détruit des habitations, des biens, des éléments d'infrastructure vitaux et des édifices publics, y compris des hôpitaux, des écoles et des locaux des Nations Unies, et des terres agricoles, et entraîné des déplacements de civils » (résolution 64/94, 2009).

La récente résolution de l'Assemblée générale demandant une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, menant à la fin des hostilités » ne reprend pas explicitement cette condamnation d'un recours excessif à la force. Une seule demande explicite est formulée à l'intention d'Israël, puissance occupante, en l'occurrence « l'annulation de l'ordre donné (…) aux civils palestiniens et au personnel des Nations Unies, ainsi qu'aux travailleurs humanitaires et médicaux, d'évacuer toutes les zones de la bande de Gaza situées au nord de Wadi Gaza et de se réinstaller dans le sud de la bande de Gaza », selon la résolution A/ES-10/L.25 du 26 octobre 2023, point 5. L'Assemblée y insiste aussi sur le fait « qu'on ne pourra parvenir à un règlement durable du conflit israélo-palestinien que par des moyens pacifiques (…) ». Le soutien à la résistance armée du peuple occupé, parfois exprimé avant les accords d'Oslo a donc, à ce stade, largement disparu2.

Une éradication à des fins d'annexion

En réalité, nous sommes actuellement en présence d'une bataille pour le droit qui se déroule sur plusieurs fronts.

Le premier, le plus visible, est donc celui qui cherche à convoquer la figure de la légitime défense de la Charte dans une « guerre contre le terrorisme » afin de soutenir le principe des attaques militaires israéliennes à Gaza. Ce discours passe par la désignation du Hamas comme groupe terroriste dans le droit des États-Unis et de l'Union européenne3. Le recours à la caractérisation « terroriste » justifie l'adoption de sanctions économiques par les États-Unis et l'Union européenne contre Gaza. Relevant qu'elles sont soutenues par le Quartet, John Dugard conclut dans son rapport de 2007 qu'il s'agit du premier exemple de sanctions économiques adoptées à l'encontre d'un peuple occupé.

Il se rencontre dans la malheureuse idée du président français de rassembler, en faveur d'Israël, la coalition internationale établie pour lutter contre l'organisation de l'État islamique (OEI) en Syrie et en Irak, idée qui, il est vrai, a été rapidement écartée. Lors de sa visite en Israël le 24 octobre 2023 le président français a affirmé : « La France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech, dans le cadre de laquelle nous sommes engagés pour notre opération en Irak et en Syrie, puisse aussi lutter contre le Hamas »4. Ce discours a aussi été expressément avancé dans le projet de résolution porté par les États-Unis au Conseil de sécurité le 25 octobre 2023, suscitant l'opposition claire de la Russie.

Mais il y a une limite dans le discours des États alliés d'Israël qui passe par la délégitimation de l'adversaire comme terroriste. C'est celle de l'inadmissibilité de l'acquisition de territoires par la guerre (annexion), soulignée, s'agissant d'Israël, dès la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité. Il ne sera donc certainement pas possible au Conseil de sécurité de soutenir « l'éradication d'un sanctuaire » créé par des groupes désignés comme terroristes sur un territoire, comme il l'avait fait s'agissant de l'OEI en 2015 (résolution 2249), de manière déjà très contestable. Une telle éradication à des fins d'annexion semble correspondre au projet du gouvernement israélien à Gaza.

Les interrogations sur le « régime militaire »

Le second front, plus discret, est celui qui tente de remettre en question la représentation, dominante en droit international, de l'occupation militaire du territoire palestinien contrôlé par Israël depuis 1967. Pour le droit international et l'ONU, ce territoire relève d'un régime d'occupation décrit dans la IVe Convention de Genève de 1949 sur le droit de la guerre. Or, cela fait plusieurs années que les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 — parmi lesquels John Dugard, Richard Falk, Michael Lynk et Francesca Albanese, dont les rapports sont accessibles sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l'homme des Nations unies — s'interrogent : se trouve-t-on encore en présence d'un régime d'occupation militaire ?

Cette interrogation se fonde sur la longue durée de l'occupation (alors que l'occupation est censée être provisoire), sur la description de pratiques d'annexion par l'édification du mur, par la colonisation, de punition collective (blocus de Gaza), et sur l'instauration d'un système de discrimination ayant les caractéristiques d'un régime d'apartheid, considéré comme gravement illicite par le droit international. En 2022, le rapporteur spécial Michael Lynk concluait :

Le système politique de gouvernement bien ancré dans le Territoire palestinien occupé, qui confère à un groupe racial, national et ethnique des droits, des avantages et des privilèges substantiels tout en contraignant intentionnellement un autre groupe à vivre derrière des murs et des points de contrôle et sous un régime militaire permanent, sans droits, sans égalité, sans dignité et sans liberté, satisfait aux normes de preuve généralement reconnues pour déterminer l'existence d'un apartheid5.

Cette autre bataille pour le droit pourrait trouver une issue judiciaire. Ainsi, la CIJ a été saisie, par la résolution 77/247 de l'Assemblée générale du 30 décembre 2022, d'une nouvelle demande d'avis qui semble bien relayer les interrogations relatives à la permanence du régime d'occupation. Les questions posées à la Cour sont en effet les suivantes :

a) Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l'autodétermination, de son occupation, de la colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l'adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?

b) Quelle incidence les politiques et pratiques d'Israël visées au paragraphe (…) ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l'occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l'Organisation des Nations Unies ?

Si la Cour venait à considérer que l'occupation des territoires palestiniens n'a plus de fondement juridique et que l'on se trouve en réalité en présence d'une pratique d'annexion accompagnée de l'instauration d'une forme d'apartheid, la représentation de la situation et son encadrement juridique, seraient bien différents. Par-delà l'effet symbolique extrêmement négatif de la caractérisation d'un gouvernement d'apartheid, la présence d'Israël sur ces territoires serait en elle-même gravement illégale, et les mesures collectives de nature sanctionnatrice de l'ONU visant à mettre un terme à un régime d'apartheid, observées dans le contexte de l'Afrique australe, pourraient être mises en place.

L'émergence d'un troisième front dans la bataille des qualifications juridiques, où les pratiques israéliennes sont rapportées à la figure du génocide ne sera pas évoquée ici6. Un crédit croissant et accordé à cette analyse, ce dont on ne peut pas se réjouir dès lors qu'elle semble correspondre à la condition actuelle du peuple palestinien à Gaza.


1Interview d'Élias Sanbar, L'Humanité Magazine, 26 octobre-1er novembre 2023.

2Voir, sur ce soutien, Assemblée générale, résolution 45/130, 1990, point 2, dans le contexte de la première intifada : « Réaffirme la légitimité de la lutte que les peuples mènent pour assurer leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale, de l'apartheid et de l'occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée ».

3Alain Gresh, « Barbares et civilisés », Le Monde diplomatique, novembre 2023.

4Le Monde, 25 octobre 2023.

5A/HRC/49/87, point 52

6Orient XXI publiera dans les prochains jours un article sur ce thème.

Palestiniens en Israël, une minorité sous pression

Par : Joni Aasi

Les près de deux millions de Palestiniens citoyens d'Israël subissent une pression croissante de la part de leur gouvernement. Les attaques du 7 octobre précipitent une redéfinition de leur place face à la majorité juive et conduit à s'interroger sur les différentes stratégies de défense de leurs droits en tant que peuple autochtone face à un État colonial.

La couverture médiatique des représailles israéliennes à l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023, s'est à raison concentrée sur le terrible sort des civils de Gaza, soumis à des bombardements face auxquels les mots manquent. Mais la logique de vengeance et de déshumanisation des Palestiniens à l'œuvre dans le cadre de l'offensive israélienne concerne les civils au-delà de Gaza. Elle a produit, de la part des colons comme des forces armées, un niveau inédit de violence en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle affecte aussi, et cela a été moins fréquemment remarqué, les Palestiniens dits de « 1948 » ou de « l'intérieur », ceux qui possèdent la citoyenneté israélienne — désignés parfois comme « Arabes israéliens », mais qui sont des « Palestiniens israéliens ». Ils représentent environ 20 % de la population d'Israël.

Le statut de cette population dont le rapport avec Israël est complexe est de longue date débattu, en particulier lors des élections. Il a notamment été au cœur des récentes évolutions constitutionnelles, quand Israël a changé sa loi fondamentale pour souligner le caractère juif de l'État. La phase entamée le 7 octobre marque une nouvelle étape. Elle est caractérisée par une pression accrue sur les Palestiniens de l'intérieur à qui il est demandé de faire preuve d'un surcroit de loyauté envers l'État d'Israël. Depuis lors, toute déclaration ou action de solidarité avec les Palestiniens de Gaza se heurte à la répression, comme l'a souligné un récent rapport de l'association Adalah de Haïfa. Rien qu'en octobre, au moins 161 personnes auraient été l'objet d'enquêtes, convoquées par la police ou arrêtées et mises en accusation. Selon le Comité supérieur de suivi des Palestiniens de l'intérieur, une organisation qui publie les chiffres régulièrement, le 8 décembre le total atteint 221 arrestations, 62 inculpations ainsi que 109 licenciements. Celles et ceux arrêtées l'ont souvent été au moment de manifestations de solidarité avec Gaza, comme cela a été le cas à Oumm Al-Fahm le 19 octobre 2023, où 12 manifestants ont été interpellés. Les inculpations se font également sur la base de la loi antiterroriste de 2016 qui punit l'incitation au terrorisme, l'identification avec une organisation terroriste ou un comportement inapproprié susceptible de nuire à la sécurité publique.

Répression accrue

Selon le site Arabes 48, 99 étudiants arabes ont été poursuivis dans les universités et collèges israéliens entre le 7 et le 27 octobre. Parmi eux, 48 ont vu leurs études suspendues. L'activiste des droits humains Maï Younis, de la ville d'Ara, a été inculpée d'incitation et de solidarité avec le Hamas. La chanteuse Dalal Abou Amna a pour sa part fait l'objet d'une assignation à résidence en raison de la citation du Coran « personne ne prévaut sauf Dieu » qu'elle a publiée sur sa page Facebook. L'actrice Maysaa Abdel Hadi a été inculpée pour un simple message sur les réseaux sociaux scandant « Allons-y comme à Berlin », en référence à la destruction du mur de Berlin.

Cette campagne d'intimidation et de persécution s'accompagne déjà de nouvelles mesures législatives. Un projet de loi visant à modifier la loi antiterroriste a été introduit au Parlement et a été adopté en première lecture. Il vise à criminaliser la lecture de médias désignés comme terroristes, avec une peine d'un an de prison.

Face à la violence des images du 7 octobre, les Palestiniens de l'intérieur se trouvent de fait dans une situation complexe, soumis à des injonctions contradictoires. Chacun dans son for intérieur, mais aussi collectivement, semble en quête d'un équilibre entre le maintien de bonnes relations avec les citoyens juifs et la solidarité avec les Palestiniens de Gaza. À cet égard, trois attitudes différentes se dégagent, symptômes d'une place difficile à trouver.

Une option pragmatique

La première est représentée par le Mouvement islamique dirigé par le député Mansour Abbas (La Liste arabe unifiée). Depuis plusieurs années, il estime qu'Israël continuera d'exister pendant longtemps et qu'il est donc préférable d'adopter une approche pragmatique en s'engageant dans la vie politique israélienne, même si cela signifie participer à un gouvernement de coalition. Peu importe que le gouvernement soit de droite ou de gauche, ce qui compte c'est la possibilité d'influencer ses décisions et d'améliorer la situation des Palestiniens de 1948.

Deux jours après l'attaque du Hamas, Mansour Abbas s'est ainsi adressé à sa direction en exigeant la libération de tous les otages :

Je demande instamment aux dirigeants des factions palestiniennes de Gaza de libérer les prisonniers qui sont entre leurs mains. Les valeurs de l'islam nous commandent de ne pas emprisonner les femmes, les enfants et les personnes âgées.

Malgré une telle position, il est probable que l'option pragmatique est depuis le 7 octobre dans une impasse. En effet, les discours racistes au sein des partis israéliens et la méfiance à l'égard de l'ensemble des voix palestiniennes rendront difficile la reproduction du « gouvernement de changement » dirigé par Naftali Bennett et Yaïr Lapid et qui intégrait le Mouvement islamique de Mansour Abbas.

Unir les gauches

La deuxième attitude est incarnée notamment par le Parti communiste et ses alliés. Ceux-ci considèrent le conflit à Gaza comme une extension de la polarisation interne entre le mouvement fasciste de droite représenté par le gouvernement actuel de Benjamin Nétanyahou et le mouvement démocratique. Le PC cherche à élargir sa base populaire pour y inclure les Juifs et les Arabes opposés à la guerre. Le député de la Liste commune Ayman Odeh, représentant cette tendance, lie la guerre actuelle et la réforme judiciaire contestée, souvent décrite comme un coup d'État. Dans un article publié dans Haaretz le 27 octobre, il affirme que « le but du coup d'État était d'expulser les Palestiniens de Cisjordanie, de neutraliser les citoyens arabes et d'empêcher la création d'un État palestinien. Tous ces objectifs sont en train d'être atteints ».

Les limites de cette deuxième option découlent de la difficulté de construire un large mouvement judéo-arabe dans le contexte actuel, extrêmement polarisé. Comme l'indiquent les sondages d'opinion, l'orientation dominante est celle de la droitisation de la société, malgré les critiques adressées au gouvernement et à son échec en matière de sécurité. Dès lors, l'option portée par Mansour Abbas refusant de distinguer droite et gauche paraît presque plus réaliste.

Une minorité autochtone

Parallèlement à ces deux options, une troisième position, plus diffuse, se dessine et a pris un sens nouveau depuis le 7 octobre. Elle estime que, sur le plan structurel, la minorité palestinienne de l'intérieur est un groupe national ciblé par les institutions de l'État. L'activiste et prisonnier récemment libéré Amir Makhoul explique sur le site d'Al Jazira que l'establishment israélien mène « une campagne d'intimidation contre 48 Palestiniens afin de les empêcher d'entendre le cri de colère contre la guerre ou de solidarité avec les Palestiniens de la bande de Gaza ». De même, le Centre Mada Al-Carmel pour les études sociales appliquées a publié une prise de position affirmant que le gouvernement israélien a « exploité l'état de choc et de guerre, les crises qui en résultent et le gouvernement d'urgence qu'il a formé, pour effacer la marge politique que les Palestiniens utilisaient pour exercer leurs droits les plus fondamentaux ».

Le cadre législatif, en particulier la loi fondamentale israélienne de 2018 qui définit Israël comme un État-nation pour le peuple juif ne peut être ignoré. Selon cette loi, toutes les ressources doivent être utilisées au profit de la majorité juive. Parallèlement, les institutions n'ont pris aucune mesure significative pour freiner la propagation de la criminalité dans les villes et villages où vivent la majorité des Palestiniens de l'intérieur. Au cours de 2023, ce sont déjà 199 d'entre eux qui ont été victimes d'actes violents parfois inscrits dans des logiques de criminalité liées à la corruption d'État.

La stigmatisation structurelle des Palestiniens israéliens — groupe massivement décrit comme dangereux et déloyal, sorte d'ennemi de l'intérieur — est révélatrice d'une tendance inquiétante qui s'inscrit dans un cadre législatif. La campagne d'intimidation et d'abus rappelle la période de régime militaire imposé à cette population de 1948 à 1966. Ce cadre spécifique est resté en place longtemps après. Ce n'est qu'en 2000 que le tribunal militaire de Lod, chargé de la juger, a été aboli.

Dans ce contexte, la troisième tendance développe un parallèle avec d'autres situations coloniales qui marginalisent, répriment ou effacent les minorités dites nationales ou autochtones. Elle cherche à mettre en avant le caractère autochtone des Palestiniens et entend trouver dans d'autres expériences par exemple en Océanie ou dans les Amériques des leviers de mobilisation ou des mécanismes législatifs pour internationaliser la cause et créer de nouveaux droits.

Une commission d'enquête gouvernementale israélienne qui s'intéressait au soulèvement d'octobre 2000 (dans les villages et villes palestiniennes de l'intérieur s'étaient alors multipliées des manifestations de soutien à la seconde intifada) avait dans son rapport de 2003 utilisé les termes « minorité nationale » et « minorité autochtone » pour définir les Palestiniens. Les rédacteurs précisaient :

Premièrement, la population arabe minoritaire en Israël est une population autochtone qui se considère comme dominée par une majorité qui ne l'est pas. […] La forte adhésion à l'héritage ancestral face aux défis posés par la majorité juive, que la population minoritaire palestinienne considère comme une communauté immigrée, a un statut élevé dans la conscience collective. Cette équation — minorité « autochtone » contre majorité « immigrée » — est susceptible d'accroître les tensions. Deuxièmement, la minorité arabe d'Israël est une succession historique de la majorité de la population de la région. […] Même pendant l'expansion de l'entité juive au cours de la période du mandat, le nombre d'Arabes a toujours dépassé deux fois le nombre de Juifs. Et les troubles qui ont fait d'eux une minorité de 20 % de la population du pays n'ont pas été faciles à résoudre. Dans leur révolution contre cela, ils ont en partie exprimé leur refus d'être appelés « membres de minorités » dans le langage des institutions de l'État. Troisièmement, ces troubles sont le résultat de la grave défaite des Arabes dans leur guerre contre l'entité juive et l'État dans lequel ils se sont retrouvés dans la position d'une minorité qui, en réalité et du fait de sa présence, constitue un rappel constant et tragique de leur chute ; ou, pour reprendre les termes d'un de leurs dirigeants, « l'État a surgi sur les ruines de la société palestinienne ». La création de l'État d'Israël, célébrée par le peuple juif comme l'accomplissement d'un rêve depuis des lustres, implique dans sa mémoire historique le traumatisme collectif le plus brutal de son histoire — la « Nakba ».

La Commission d'enquête israélienne avait alors défini les Palestiniens, citoyens d'Israël, à travers des critères objectifs : l'existence du groupe avant la création de l'État et la séquence historique qui a conduit à sa transformation en un groupe dominé. Elle avait aussi relevé des dynamiques plus subjectives : la prise de conscience croissante par ses membres de leur identité nationale, mais avait néanmoins, sans grande surprise, négligé de lier celle-ci au phénomène colonial.

Cette réflexion sur l'autochtonie semble s'ancrer, par exemple au moment des campagnes électorales ou lors de mobilisations comme en octobre 2021, mais ne trouve pas facilement d'expression politique évidente. La perception d'un racisme profondément enraciné dans les institutions qui se traduit de plus en plus sur le plan législatif vient interroger les stratégies des partis politiques, mais aussi les limites des approches, certes critiques, mais qui œuvrent en faveur de l'intégration.

Il est entendu qu'à la suite des attaques du 7 octobre, les appels à une « seconde Nakba » par des responsables politiques israéliens doivent être pris au sérieux et concernent tant les habitants de Cisjordanie, de Jérusalem-Est, de Gaza (dont environ 70 % sont en fait des réfugiés de 1948) que de l'intérieur. S'impose une nouvelle réflexion pour la défense des droits que les Palestiniens ayant la citoyenneté israélienne, confrontés à des logiques et expériences spécifiques, peuvent encourager, en plaidant pour l'internationalisation du conflit et la mise en relief de l'autochtonie du peuple palestinien.

Tunis. Au Nawaat Festival, la résistance comme mot d'ordre

Comme tous les ans, Nawaat, un des rares médias indépendants tunisiens, à la fois webzine et magazine papier, a tenu son festival dans la capitale. Si le thème initialement prévu cette année était celui des féminismes, l'actualité palestinienne a poussé la rédaction à élargir l'événement pour rendre hommage à l'esprit de résistance.

Du 15 au 17 décembre à Tunis s'est tenue la troisième édition du Festival Nawaat, du nom du blog tunisien fondé en 2004, et qui reste aujourd'hui un des rares médias non inféodés dans le pays. Il est d'ailleurs membre, comme Orient XXI, du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe.

Pour la durée de l'événement, Nawaat a ouvert ses splendides locaux, ancienne propriété de Wassila Bourguiba, la deuxième épouse de l'ancien président de la République Habib Bourguiba, non loin du centre-ville, à plusieurs centaines de personnes. Étaient notamment au rendez-vous débat et danse dans le jardin, immersion au cœur de la scène hip-hop avec le collectif Room 95, découverte d'archives cinématographiques palestiniennes, et flânerie entre les œuvres du photographe Chehine Dhahak.

L'exposition de ce dernier, Vagabondage, revient sur le thème de l'errance. Au fil des portraits volés, des solitudes isolées, des paysages marginaux, on erre littéralement entre les photos urbaines et périurbaines qui isolent l'instant saisi, tout comme les silhouettes de passage incarnant ici des tiers-lieux. L'anonymat rejoint le retranchement pour former l'essence d'une pérégrination sensible. Les titres « Easy rider », « Tree of life », « A kind of blue », « Just do it » figent dans l'humour noir les corps et les marges humanisées d'une Tunisie post-Révolution.

Corps politiques

Car tout au long de ce festival, placé sous le thème de la résistance, il est question en premier lieu des corps. Les corps qui résistent, y compris contre eux-mêmes, avec le spectacle de danse Bon deuil !! de Feteh Khiari et Houcem Bouakroucha, accompagné musicalement par Ayoub Bouzidi. Tantôt en souffrance, tantôt complices, les jeunes danseurs contemporains cherchent à s'échapper de leur état/État, transmettant les aspirations révolutionnaires autant que les déceptions collectives. Le corps pense/panse les frustrations, même les plus politiques. Pourtant, dans la piscine vide de Nawaat où se déroule la performance, les jeunes Tunisiens ne plongent pas dans le désespoir. Ils s'évadent en cœur/chœur. L'optimisme grinçant était dans le titre…

L'optimisme, c'est aussi ce qui permet à diverses artistes de trouver un espace-temps d'expression grâce au Festival, à l'heure où le budget du ministère tunisien des affaires culturelles est amenuisé, et où le contexte régional impacte la vie artistique de la cité. Dans son court-métrage expérimental Memories of concrete, Yasser Jridi filme au marché central les tâches itératives, les contradictions du quotidien, les vaines promesses de démocratie. Il est ici encore question de corps en mouvement, animés par des dialogues saccadés et des images surréalistes.

Mais le festival ne pouvait faire l'impasse sur la tragédie en cours dans la bande de Gaza. Le collectif Journées du cinéma de la résistance est ainsi mis à l'honneur. Créé à la suite de l'annulation des Journées cinématographiques de Carthage, ce collectif est coutumier des projections sauvages en extérieur. Les dernières en date se sont d'ailleurs tenues en solidarité avec la Palestine sur le mur de l'Institut français de Tunis, aujourd'hui couvert de tags propalestiniens, anti-colonisation et anti-Macron. À l'occasion du festival, le collectif était invité à présenter des films au sous-sol du bâtiment.

Au programme, un entretien filmé avec l'écrivain et militant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) Ghassan Kanafani remet la quête de justice au centre de la question israélo-palestinienne. Il réfute le terme de « conflit », lui préférant à juste titre celui de « mouvement de libération nationale pour des droits ». Le réalisateur Hani Jawharieh, un des fondateurs de la Palestine Film Unit (mort en 1976 en filmant la résistance) est aussi mis en avant. Scènes d'occupation à Gaza de Moustafa Abou Ali nous apprend que, déjà en 1973, les Gazaouis sont les plus craints par l'armée israélienne, et que, depuis l'occupation de la bande en 1967, plus de 10 000 personnes ont été faites prisonnières, certaines avec des peines de prison de 300 ans. En plus des humiliations quotidiennes clairement recensées, les projets d'évacuation vers le Sinaï et la Cisjordanie étaient déjà évoqués. Enfin, Les Femmes palestiniennes de Jocelyne Saab (1973) permet de saisir la ferveur des combattantes fedayin (ou fida'iyat en l'occurrence). Dans une séquence du documentaire tourné il y a un demi-siècle, l'une d'elles déclare que ce sont aussi « les États-Unis et la France qui nous font la guerre ». L'émancipation des femmes de l'occupation, mais aussi du patriarcat, se fera-t-elle par la lutte armée ?

Cette résistance des mémoires ne laisse pas de côté les Amazighs. Dans son film de réalité virtuelle Les Amazighs, Mémoires perdues (produit par Nawaat), Mohamed Arbi Soualhia cherche à préserver une mémoire collective amazighe. Entre les villages de Zraoua et de Tamezret, il archive l'architecture faite de tunnels troglodytes ainsi que la langue vernaculaire, face à l'exode des populations pour des raisons autant politiques que climatiques.

La question des féminicides

Le débat du festival tourne lui aussi autour de la condition des femmes, entre violences et résistances. Il est ouvert par le rappel du féminicide de masse à Gaza, qui a fait plus de 6 500 tuées depuis le déclenchement de l'offensive, sans détailler les conditions sanitaires déplorables qui ont empêché 50 000 femmes d'accoucher dignement.

Nabila Hamza, membre du bureau exécutif de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) insiste sur la multiplication par quatre, depuis 2022, des violences faites aux femmes, avec 27 victimes assassinées. Alors qu'il n'existe pas d'équivalent précis du terme « féminicide » en arabe, l'ATFD a réalisé une cartographie intitulée La Tunisie des femmes tuées. L'association a lancé un tribunal fictif à des fins de recensement, mais aussi « pour honorer la mémoire de ces femmes et raconter leur histoire ».

Les formes de violence contre les femmes sont, comme partout ailleurs, diverses. Elles sont principalement le fait de proches, en particulier maris ou ex-conjoints, et vont jusqu'au domaine cyber. Le phénomène est avant tout politique et social, et concerne l'intégralité de la société. Car, comme le rappelle la sociologue, l'assassinat résulte d'un « continuum de violences » non entendues, ni par les proches ni par les autorités.

Pourtant, comme le martèle Sondés Garbouj, psychologue spécialisée dans les violences basées sur le genre, la loi de 2017 relative à l'élimination de la violence à l'égard des femmes existe bel et bien. Salué par les organisations internationales, ce corpus juridique n'est toujours pas effectif du fait d'un manque de moyens et d'appropriation, tant par les citoyens que par les fonctionnaires. Mais si cette loi se veut dans la lignée du féminisme d'État de l'ancien président Habib Bourguiba, elle ne s'attaque pas à des problèmes sociaux de fond tels que les inégalités économiques, à commencer par les inégalités dans la succession.

Un témoignage poignant

Pour la journaliste Rim Saoudi, « si la société est malade, c'est aussi à cause du traitement médiatique du sujet », au mieux cantonné à la rubrique faits divers, et qui n'a jamais constitué une priorité. Une tendance aggravée par la banalisation de termes virilistes inappropriés tels que « crimes d'honneur » ou « crimes passionnels », des expressions vides de sens qui ne reflètent en rien le caractère possessionnel de l'acte.

Enfin, après les propos racistes et xénophobes du président Kaïs Saïed qui ont déclenché début 2023 une vague de violences contre les migrantes noires en Tunisie, les femmes noires immigrées ont été une fois encore les plus touchées. Le témoignage d'Edwige, venue du Cameroun, constitue le moment le plus poignant de ce débat. Violée plusieurs fois pendant le trajet, y compris par des gardes-frontières algériens et tunisiens, elle est aujourd'hui économiquement exploitée à Tunis et subit un racisme quotidien. Dans le même temps, les agressions sexuelles se poursuivent, surtout de la part de chauffeurs de taxi.

Le mouvement présent dans ce festival est enfin celui des corps dansants sur les sonorités éclectiques de l'artiste tunisien Don Pac, qui serpente avec son premier album Fashion WeAk entre archives classiques et morceaux blues, afro, hip-hop et reggae. C'est toutefois Widad Mjama qui aura le plus électrisé l'atmosphère sous une pluie battante. Inspirée par les cris des cheikhats de la région d'Abda à l'ouest du Maroc et de leur poésie rebelle chantée depuis le XIIe siècle, la pionnière du rap marocain féminin présente sa nouvelle création Aita mon amour en duo avec le compositeur tunisien Khalil Hentati (EPI), tant pour agiter les corps que pour marquer les âmes, et combattre à voix nue les préjugés de genre.

Ce combat de Nawaat pour maintenir un espace de liberté et d'expression aura tenu ses promesses, porté par une équipe de journalistes engagées et solidaires. Gageons que cette culture de la résistance se poursuivra jusqu'à l'été pour une nouvelle édition du Festival qui structure décidément l'espace militant et artistique de la jeunesse tunisoise.

Le réseau des Médias indépendants sur le monde arabe a relancé fin 2023 ses activités avec une rencontre des rédacteurs et rédactrices en chef à Paris et leur participation à un atelier sur la liberté d'expression en Afrique du Nord. Un dossier de publications, de la part de chacun des médias du réseau, sur la santé mentale dans la région, est prévu pour le printemps prochain.

Hier — 26 avril 2024Orient XXI

Jins, premier podcast en français sur la sexualité et l'islam

Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+.

En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant qu'homme, femme ou personne non binaire. « [j. n. s.] est aussi la racine du mot jensiya (nationalité) », ajoute Jamal, le créateur du podcast qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille. Le mot pose le thème et la ligne éditoriale. Le podcast permet de donner la parole en français d'abord, mais aussi en anglais dans sa deuxième saison, à des penseurs clés sur l'ensemble des questions que recouvre les sens de jins : l'essayiste Françoise Vergès, l'imame Amina Wadud ou encore l'islamologue Éric Geoffroy. Jamal lancera bientôt une version en arabe. Mais « arabe marocain ou arabe littéraire ? », il hésite encore.

« Faire des bêtises »

Jamal a grandi au Maroc dans les années 1990, avant de s'installer en France où il suit des études à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC). Il part ensuite travailler pour une agence de publicité à Shanghaï, Dubaï et New York. Aurait-il pu parler de jins publiquement avant de lancer le podcast ? « Au Maroc, on ne prononce pas le mot, on préfère dire "faire des bêtises", lebsala en arabe marocain », explique-t-il dans un entretien pour Orient XXI.

Jins reste l'innommable dans le couple, dans la famille, en société. Pour moi, le mot recouvre trois « h », hchouma (la honte), haram (l'interdit, l'illicite), et hogra (la discrimination, l'oppression, l'injustice voire l'humiliation).

Dans un épisode intitulé « Quand amour et humour font bon ménage » enregistré au Maroc en décembre 2023 aux côtés de l'humoriste marocaine Asmaa El-Arabi, à l'occasion d'un festival de radio et de podcast, Jamal répète « jins » plusieurs fois devant le public. Il veut habituer ses auditeurs, banaliser le mot, sortir du tabou. « Jins », « jins », « jins »... Lui ne sourcille plus, le mot est entré dans son vocabulaire après la production de près de cent épisodes, aujourd'hui disponibles sur des plateformes d'hébergement de podcasts, comme Spotify, Deezer, ou Apple.

Un succès fulgurant

Quatre-cent-cinquante mille écoutes cumulées à ce jour, dont quinze mille par mois en moyenne. La majorité des auditeurs est basée en France et en Afrique du Nord. Jamal ne s'attendait pas à un tel succès. Les messages d'un public reconnaissant affluent sur les réseaux sociaux. « Enfin un média qui aborde nos questions sans les caricaturer et donne la parole aux concernés », s'enthousiasme un auditeur régulier. On le félicite d'inviter des chercheurs, des militants qui utilisent des outils de l'intersectionnalité pour révéler la pluralité des discriminations de classe, de genre et de race subies dans la communauté arabe et/ou musulmane.

Je dis arabes et/ou musulmanes, mais j'y inclus des personnes juives qui sont marocaines, qui sont arabes, des personnes amazighes qui ne sont pas arabes et qui sont musulmanes… Je parle à ceux à qui l'on renvoie une image déformée d'eux-mêmes. Je dis : « Nous sommes beaux, nous avons droit à l'amour, au plaisir que l'histoire nous a retirés ».

Si tous les sujets ne font pas consensus parmi la communauté des abonnés sur les réseaux sociaux, la majorité aspire à fournir un espace de réflexion et de dialogue ouvert et inclusif. Lorsque le compte Instagram de Jins met en lumière des personnalités musulmanes ouvertement homosexuelles tel l'imam et chercheur Ludovic-Mohamed Zahed, ou l'autrice et militante musulmane LGBTQI+ Blair Imani, la majorité des commentaires réprouvent ceux qui les condamnent. « Le Coran ne condamne pas l'homosexualité, rappelle Jamal. Citez-moi un juriste — et non un imam 2.0 — qui affirme le contraire ». Le passage relatif au peuple de Loth (qawm Lout), prophète et messager de Dieu dans le Coran est le plus souvent cité pour parler d'homosexualité en islam1. Ce neveu d'Ibrahim reçoit chez lui des anges que les habitants de Sodome et Gomorrhe veulent tuer, violenter, violer. Jamal invite à écouter l'épisode consacré à ce sujet, réalisé avec l'imam et théologien Tareq Oubrou2. Il rappelle à ce titre :

Le texte sacré ne parle pas d'homosexualité, plutôt de règles divines qui ont été outrepassées. Ce n'est pas de l'amour entre deux hommes dont il est question, mais de violer des corps. C'est la violence qui est condamnée.

Nourri de ses nombreuses lectures et interviews, Jamal répond aujourd'hui sans hésiter à des questions complexes. Pourtant, rien ne le prédestinait à se saisir de ces sujets. Il a grandi dans une famille de la bourgeoisie marocaine à Casablanca, où il a été scolarisé au lycée français. Il a fréquenté l'élite marocaine, avec tous les privilèges dont cette jeunesse peut jouir : « Un peu plus de liberté sexuelle, résume-t-il, des instants volés, une forme de sexualité fugitive », dans un pays où la loi interdit les relations sexuelles hors mariage.

Hyper sexualisation des corps arabes

En France, Jamal est plus libre de vivre sa sexualité, néanmoins il découvre son arabité. Il constate que « la classe n'efface pas la race ». Il subit les blagues racistes, les discriminations au logement ou à l'embauche, et découvre l'hypersexualisation des corps arabes, qu'il déconstruira avec le chercheur Todd Shepard dans un épisode de Jins3. Il témoigne :

Une de mes copines attendait de moi une hyper virilité, l'exagération du comportement masculin stéréotypé. Elle me voulait agressif, contrôlant. Ce n'est pas ce que je suis. C'était ce qu'elle projetait.

Inspiré par le Collectif 490 au Maroc4, il commence à militer depuis New York pour abroger cet article du code pénal marocain qui punit d'emprisonnement d'un mois à un an « toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Pourtant, « le Coran parle de zaouj qui désigne une union entre deux êtres, et non de mariage. La pire abomination dans le Coran est de tromper l'amour », précise Jamal en citant Abdessamad Dialmy, sociologue marocain qui a travaillé sur l'amour et la conjugalité. Il décide alors de quitter son travail et de créer Jins.

Le moment déclencheur de son engagement a été le suicide d'Amina Filali, mariée de force à son violeur, qui a déclenché un débat juridique et conduit les députés marocains à voter en faveur d'un amendement du code pénal qui permettait, jusqu'en 2014, à l'auteur d'un viol d'échapper à la prison en épousant sa victime. Le « changement est possible, se dit-il, au Maroc, et ailleurs dans le monde où vit la communauté arabe et/ou musulmane ».

Plaisir féminin et droit au divorce

Jamal se documente. Il lit le Coran, mais aussi des livres et des poèmes érotiques des premiers siècles de l'islam. Il y découvre la place de l'amour et du plaisir dans les sociétés musulmanes avant la colonisation. Un aspect qu'il aborde également avec l'historien anglo-nigérian Habeeb Akande dans un épisode de son podcast5. Ensemble, ils reviennent sur les classiques de l'érotologie : des livres sur la sexualité écrits par des savants musulmans, parmi lesquels Jalal Al-Din Al-Souyouti (1445-1505) qui a su préserver la tradition de l'érotisme en islam. Avec le théologien et président de la Fondation de l'islam de France Ghaleb Bencheikh, il pose la question du plaisir féminin et du droit des femmes à demander le divorce si elles ne sont pas satisfaites sexuellement.

Avec le philosophe et islamologue Éric Geoffroy, il interroge les signes du caractère maternel, et donc féminin, de Dieu dans la formule Bismillah Al-Rahman Al-Rahim (Au nom de Dieu le très Miséricordieux), qui figure au début de chaque sourate du Coran, à l'exception de la neuvième Al-Taouba (La Repentance). La racine du mot rahim renvoie à la matrice, à l'utérus. Dieu est le « tout matriciant ». Dieu étant un, il est au-dessus de tout être sexué. Et l'être humain accompli qui retrouve le divin en lui-même réunifie le féminin et le masculin, comme l'explique Geoffroy dans un épisode6. On apprend également qu'Ibn Arabi, poète et philosophe soufi (1165 - 1240), considérait l'acte sexuel comme une prière, une prosternation sur la femme, durant laquelle l'homme et la femme se complètent et retrouvent leur origine divine. S'ouvre alors une réflexion sur le tantrisme islamique.

À bien des endroits, le podcast étonne par sa liberté de ton à l'égard des sujets abordés. « Nous sommes nombreux dans ma génération - celle des trentenaires – à vouloir explorer et poser les questions librement. Si ce podcast peut nous aider à nous réconcilier avec notre héritage et avec nous-mêmes, alors nous aurons collectivement gagné en liberté », espère Jamal.


1NDLR. Une manière péjorative de désigner une personne homosexuelle en arabe est « liwati », en référence au peuple de Loth.

2Tareq Oubrou, « Sexualité en islam, hallal ou illicite ? », Jins, décembre 2020.

3Todd Shepard, « Sex, France & Arab men », Jins, Saison 2, épisode 6, 30 juin 2022.

4En septembre 2019, 490 personnalités marocaines ont signé un manifeste pour dénoncer l'article 490 du code pénal dans le pays.

5Habeeb Akande, « Sexuality and erotology in Islam », Jins, saison 2, épisode 5, 23 juin 2022.

6Éric Geoffroy, « Sexualité, genre et soufisme », Jins, épisode 61, 22 septembre 2021.

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