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À partir d’avant-hierOrient XXI

Arabie saoudite. Les ratés du pari économique

Après plusieurs années de tâtonnement, la machine économique saoudienne semble désormais corps et âme dévouée à faire sortir de terre la stratégie portée par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman pour diversifier l'économie pétrolière du royaume. Des projets dont la rentabilité économique comme la faisabilité restent à démontrer.

Le Fonds d'investissement public d'Arabie saoudite (PIF) engloutit peu à peu l'économie du royaume, engagé dans le très ambitieux plan dit Vision 2030. Le fond souverain fondé en 1971 sort de sa torpeur en 2015 pour passer sous la houlette de Mohamed Ben Salman (MBS), alors nouvellement nommé ministre de la défense par son père, le roi Salman. Depuis, le PIF, jugé modérément transparent par l'indice de transparence des fonds souverains Linaburg-Maduell, dépossède progressivement l'État de son pouvoir de supervision sur la dépense d'investissement de long terme. En mars 2024, le gouvernement transfère au PIF et à ses filiales une nouvelle tranche de 8 % du capital de la vache à lait du royaume Saudi Aramco, portant à 16 % la part du producteur de combustibles fossiles détenus par le fonds.

Une telle opération contribue ainsi à détourner des coffres de l'État vers le bilan comptable du PIF une part grandissante du dividende versé par l'entreprise, estimée à près de 90 milliards d'euros pour l'année 2023. Outre des flux de capitaux frais, le transfert d'actifs vers le PIF permet au fonds souverain de renforcer son bilan et d'accroître son effet de levier. Sur les deux premiers mois de 2024, la pile de dette accumulée par le PIF a augmenté de sept milliards de dollars pour atteindre un total estimé à 36 milliards de dollars (33 milliards d'euros). « L'Arabie saoudite et le PIF en particulier semble avoir un peu appuyé sur la pédale d'accélérateur en ce qui concerne l'augmentation des dettes extérieures », commente Vineet Tyagi, un spécialiste de la gestion des risques financiers qui a travaillé pendant plus d'une décennie pour plusieurs banques dans le pays et aux Émirats arabes unis. Il note que la dette n'est en soi « pas une si mauvaise chose » si elle est allouée à des projets viables. Et ajoute que le taux d'endettement de l'Arabie saoudite, qui a plus que quadruplé depuis 2015 pour atteindre 25 % de son produit intérieur brut en 2023 demeure largement inférieur au 111 % d'endettement d'un pays comme la France.

Dans le cadre de cette stratégie, la course au crédit est amenée à se poursuivre selon des informations obtenues par l'agence d'informations économiques et financières Bloomberg. Les besoins en capitaux du PIF sont en effet aussi gargantuesques que pressants. Le fonds chargé de financer les projets Vision 2030 prévoit de déployer 70 milliards de dollars d'investissement chaque année à partir de 2025. Portée par MBS depuis 2016, Vision 2030 promet une transformation brutale de l'économie pour s'extirper de la dépendance à la vente d'énergies fossiles. « J'espère que d'ici 2030, je me moquerai de savoir si le prix du pétrole est à zéro », assurait confiant le ministre des finances Mohamed Al-Jadaan, en 2017. Une prédiction illusoire : la rente pétrolière comptait toujours pour 62 % des revenus du gouvernement en 2023.

Les loisirs au cœur de la diversification

La thérapie de choc promise par MBS englobe une flopée de projets aux natures très diverses. Neom est le symbole le plus connu. Il s'agit d'un ensemble de villes thématiques disséminé sur une surface de la taille de la Belgique, loin des centres urbains mais proche de la frontière jordanienne. Ainsi, le projet The Line qui consiste en deux gratte-ciels parallèles de 170 kilomètres de long s'affiche comme « le plus grand défi immobilier jamais entrepris par l'humanité »1, tandis que celui d'Oxagon promet de réinventer « l'approche du développement industriel ». Neom affirme que 60 000 ouvriers s'affairent déjà à donner vie aux présentations Power Point souvent lunaires.

Tel est le cas notamment de Trojena, vantée comme la première station de ski du Golfe qui « redéfinira le tourisme de montagne », et qui est censée accueillir les Jeux asiatiques d'hiver en 2029 sur une neige artificielle pour les trois quarts. Les spectateurs arriveront à bord d'aéronefs Riyad Air, une compagnie aérienne lancée par le PIF et qui a commandé 39 Boeing 787-9 en mars 2023 avec une option pour 33 avions supplémentaires. Ces mêmes appareils achemineront les fans de la Coupe du monde 2034, dont le royaume est assuré de remporter l'organisation suite à une « série de changements abrupts » dans la procédure d'appel d'offres de la FIFA qui ont conduit à faire de l'Arabie saoudite l'unique candidat.

Car le sport est la touche glamour de Vision 2030, visant à faire du royaume un pôle sportif de rang mondial. Les clubs de football saoudiens pour certains appuyés par le PIF ont déboursé lors du mercato estival de 2023 près d'un milliard de dollars pour s'adjoindre les services de près de 100 joueurs internationaux, dont le Brésilien Neymar, le Portugais Cristiano Ronaldo et le Français Karim Benzema, et faire vibrer la Saudi Pro League. Si l'intérêt est extrêmement limité sur le plan international, l'échec est également remarquable à l'intérieur du pays. La jeunesse saoudienne est aux abonnés absents : le nombre de fans moyen par match a chuté de 10 % par rapport à la saison précédente. Une déconvenue qui questionne l'adhésion jugée inconditionnelle de la jeunesse à Vision 2030.

« La grande question que tout le monde se pose je pense est : le pays tout entier est-il derrière Vision 2030, ou seulement un leader visionnaire ? Car la seconde situation créera ce que nous appelons dans le jargon du crédit un risque de concentration », commente Vineet Tyagi. Un risque de concentration qui s'étend au développement du pays. Les villes nouvelles de Vision 2030, façonnées par et pour des étrangers, engloutissent la majeure partie de l'attention et des dépenses d'investissement. Une dynamique qui laisse les Saoudiens résidant dans les villes historiques du pays face au risque d'un développement à deux vitesses, dont l'existant pourrait être le grand perdant.

La rentabilité en question

Au-delà des projets tape-à-l'œil, les composantes les plus pragmatiques de la Vision sont une lueur d'espoir. Parmi l'avalanche de nouvelles d'entreprises lancées par le PIF, certaines sont assises sur des modèles économiques matures dans des secteurs d'activité historiques, tels que l'agriculture, l'industrie minière ou encore le tourisme avec des complexes balnéaires sur les rives de la mer Rouge. Certains projets touristiques démontrent déjà le potentiel du royaume dans ce secteur. L'aéroport d'Al-Ula, porte d'entrée vers le site archéologique éponyme où se trouvent des vestiges de la civilisation nabatéenne a accueilli plus de deux millions de passagers en 2023, contre seulement 52 000 quatre ans plus tôt. Pour assurer la promotion de son ouverture au tourisme international, le royaume peut compter sur une armée d'influenceurs invités dans le pays pour en chanter les louanges. Lors d'une visite à Al-Ula en 2022, le couple vedette de l'émission de téléréalité « Les Marseillais », Maddy Burciaga et Benjamin Samat, postait sur Instagram une photo ayant pour légende : « Les amis, tellement surpris de Saudi, on en prend plein la vue chaque jour, des paysages et des lieux uniques au monde. » Le pays peut aussi compter sur le monde du septième art qui se retrouve chaque année à Djeddah pour le Red Sea International Film Festival.

Le but recherché n'est pas tant des retombées économiques immédiates que le virage à 180 degrés en termes d'image que ces opérations de séduction permettent au royaume de s'acheter. La présence d'influenceurs et du monde du showbiz aide à vendre à l'international l'image d'un royaume en changement, sur les cendres encore chaudes des scènes de flagellation et d'exécutions publiques fréquentes dans le pays au début des années 2010.

Mais là encore, le PIF doit prouver que la myriade d'entreprises qu'il déploie pour se placer au centre de l'économie saoudienne, une stratégie accusée de « remplacer un groupe d'hommes d'affaires favoris par un autre »2, peuvent générer des revenus ainsi que des emplois conséquents. Selon le Fonds monétaire international, la rentabilité de l'entreprise médiane dans les pays du Golfe se détériore de façon structurelle, chutant de 15,2 % en 2007 à 4,1 % en 2021.

Dès lors, les flux de capitaux internationaux sont aussi sceptiques et rechignent à s'investir dans la frange la plus spéculative de Vision 2030 dont le taux de retour sur investissement à moyen terme demeure très incertain. Avant le lancement fin 2023 par les autorités financières et statistiques saoudiennes d'une nouvelle méthodologie de calcul des investissements directs étrangers, ces derniers faisaient état d'une chute de la confiance des capitaux internationaux. Au cours des six années qui précèdent le lancement de Vision 2030, les investissements directs étrangers s'élèvent à 61 milliards de dollars (plus de 56 milliards d'euros). Un chiffre qui chute à 43 milliards de dollars (40 milliards d'euros) au cours des six années qui ont suivi 2016, et une douche froide pour l'espoir saoudien d'attirer 100 milliards de dollars (92 milliards d'euros) d'investissement étrangers par an d'ici à 2030. « Ils sont très, très loin d'avoir atteint le niveau souhaité en termes d'investissements directs étrangers », résume Vineet Tyagi. Mais le spécialiste des risques financiers tient à nuancer. Les investissements étrangers « pourraient bien arriver dans un second temps », lorsque les projets bâtis à coup de dette commencent à prouver leur viabilité économique de long terme. C'est là indéniablement un vœu pieux pour certains projets.

La société instamment mise à contribution

« La Vision n'est pas un rêve, c'est une réalité qui se concrétisera », assurait Mohamed Ben Salman en 2016. Et les citoyens saoudiens sont priés d'acquiescer aux choix d'investissement, au risque de faire face à une répression implacable.

Le PIF est une richesse publique qui appartient aux citoyens saoudiens. Or, Mohamed Ben Salman dépense et dirige à sa guise une vaste quantité d'argent public, avec peu de garde-fous et de possibilités pour les citoyens saoudiens de donner leur avis sur la manière dont leurs ressources sont dépensées,

confie Joey Shea, spécialiste de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis auprès de Human Rights Watch.

À la mise au pas des élites du pays3 a succédé une vague de poursuite plus large. Le 9 juillet 2023, le Tribunal pénal spécial a condamné à mort un enseignant à la retraite âgé de 54 ans, accusé d'avoir protesté contre la flambée des prix et émis des critiques contre les dirigeants du pays sur ses deux comptes X (ex-Twitter) anonymes suivis par 10 personnes.

Les chefs d'entreprises sont également tenus de soutenir la croisade en solo de l'homme fort de l'Arabie saoudite, y compris lorsque cela n'est pas nécessairement dans l'intérêt immédiat de leurs activités. En 2021, le royaume lance l'initiative Shareek (« Participe » en arabe) qui exhorte les entreprises phares du royaume de réduire leurs dividendes pour réallouer ces montants à des dépenses d'investissement dans le cadre de Vision 2030.

Le système bancaire est également mis à contribution. Selon Bloomberg, les banques saoudiennes pourraient avoir besoin d'émettre au moins 11,5 milliards de dollars de dette (10,5 milliards d'euros) en 2024, afin de lever des fonds pour Vision 2030. Ce montant record fait suite à celui de 10 milliards de dollars (9,31 milliards d'euros) déjà levés en 2022. Ces émissions de dette doivent ainsi donner vie à Vision 2030, défiant la réalité formulée par le cabinet de conseil britannique Control Risks : « Il n'y a tout simplement pas assez de moyens en Arabie saoudite pour atteindre les objectifs économiques. »

Selon des documents confidentiels révélés par le Wall Street Journal en 2022, la construction de la seule mégastructure The Line pourrait coûter la bagatelle de 1 000 milliards de dollars (931 milliards d'euros). Le sujet est voilé de mystère : l'Arabie saoudite n'a jamais divulgué le budget requis pour financer les projets de Mohamed Ben Salman sur la période 2016-2030, mais les premières fissures apparaissent déjà. Sur X, Ali Shihabi, un des membres du conseil consultatif de Neom et proche du pouvoir en place révèle dans une publication de mars 2024 :

Certains projets ont soulevé des doutes en raison de leurs coûts d'investissement considérables. Leur développement est toutefois tempéré par des contraintes financières et de moyens, le gouvernement réagissant aux signaux du marché et ralentissant la réalisation pour l'inscrire dans une période plus longue que celle initialement prévue.

Un aveu de l'échec de projets phares de Vision 2030 soumis au cruel crash test de la rationalité économique.


1Mariam Nihal, « The Line in Neom is 'the greatest real estate challenge that humans have faced' », The National, 17 août 2022.

2Samer Al-Atrush, « Saudi Crown Prince turns to 'state capitalism' after change in the guard », The Financial Times, 28 mai 2023.

3NDLR. Notamment la rafle de près de 400 personnes parmi les plus influentes de la société saoudienne en 2017 et l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 par des agents saoudiens au consulat du royaume à Istanbul.

Entre la France et le Maghreb, l'ambiance vire à l'aigre

Paris entretient des relations médiocres voire mauvaises avec les dirigeants marocains, algériens et tunisiens. Au-delà d'un désamour diplomatique, économique et culturel, la réduction des visas délivrés aux citoyens des pays du Maghreb et la position officielle française sur l'offensive israélienne contre Gaza ont contribué à l'amertume des populations.

Ambiance, ambiance… Rabat écarte sans ménagement la proposition d'assistance humanitaire française après le tremblement de terre du sud du Maroc (plus de 3 000 morts), Alger supprime l'enseignement du français dans les écoles privées algériennes au-delà des horaires officiels, Tunis entend interdire prochainement le financement des ONG du pays par des fonds étrangers… Entre les chefs d'États maghrébins et le président français, les relations ne sont pas bonnes. Pour le moins.

De notoriété publique, le roi du Maroc Mohamed VI et Emmanuel Macron ne s'entendent pas. Avec le voisin algérien, l'amitié affichée est à éclipses, et retenir une date pour une éventuelle visite officielle du président Abdelmadjid Tebboune à Paris relève de la mission impossible. Quant au raïs tunisien Kaïs Saïed, il est visiblement absent des préoccupations élyséennes. Dans la tumultueuse suite des relations entre la France et le Maghreb, ce n'est pas le premier coup de froid. Charles de Gaulle avait expulsé l'ambassadeur du royaume chérifien après l'assassinat de Medhi Ben Barka en 1964, et trois ans auparavant Habib Bourguiba avait subi la colère de Paris pour avoir attaqué la base française de Bizerte. Alger avait vu son pétrole soumis à embargo par le président Georges Pompidou après la nationalisation des compagnies pétrolières françaises en 1971. Rien de tel cette fois-ci : aucun évènement n'a précipité la crise. Pourtant, c'est sans aucun doute la plus grave depuis plus d'un demi-siècle.

Le recul du « made in France »

Cette crise vient de loin, dépasse largement la région et implique en partie seulement la responsabilité du seul président Macron. La désindustrialisation de la France, survenue pour l'essentiel à partir du milieu des années 1980, a eu pour effet la réduction des produits « made in France » disponibles à l'exportation. Sa spécialisation dans les articles de luxe et l'aéronautique passe au-dessus de la tête de ses derniers clients au Maghreb. La part de l'Hexagone dans les importations des trois pays maghrébins a reculé au profit de nouvelles puissances commerciales comme la Chine, devenue leur premier fournisseur, suivie par la Turquie — Istanbul est aujourd'hui la capitale du commerce informel partout florissant.

Les compagnies pétrolières françaises, à commencer par le géant TotalÉnergies, se sont éloignées de l'Algérie, pour le plus grand bénéfice de la société italienne ENI, désormais le principal producteur étranger sur place. Même scénario pour le gaz : l'Italie importe plus des deux-tiers du gaz naturel algérien, l'Espagne le reste et Engie, l'importateur français qui a pris la relève de Gaz de France autrefois dominant, n'a plus qu'une présence secondaire.

Au Maroc, un pays de l'Union européenne — l'Espagne — a remplacé la France comme premier partenaire commercial du Royaume. En Italie, la première ministre Georgia Meloni a pris en main le périlleux sauvetage financier de la Tunisie voisine avec la collaboration de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la recherche d'alliés pour les élections européennes de juin 2024. Selon le site spécialisé algérien ALN54DZ, bien introduit dans les milieux militaires, le partenariat et la coopération militaire entre Rome et Alger se sont renforcés ces dernières années et devraient continuer à se développer. Les arsenaux italiens livrent régulièrement des navires de guerre à la marine algérienne, alors que Paris multiplie de son côté visites et rencontres entre généraux des deux pays sans aucun résultat tangible.

Le recul est politique, commercial, économique. Les grandes entreprises nationales n'investissent plus au Maghreb, sauf au Maroc qui a accueilli le plus gros investissement industriel français dans la région, avec la construction d'une usine Renault, produisant aujourd'hui plus d'un demi-million de véhicules exportés dans toute l'Europe, et participe à la désindustrialisation de la France. La présence dans le royaume chérifien de la quasi-totalité des entreprises du CAC 40, le principal indice boursier français, ne pèse visiblement d'aucun poids dans les relations extra-économiques franco-marocaines. En réalité, chacun cherche en période de tempête à faire oublier d'où il vient. Les Chinois prennent la suite : la société chinoise CNGR a investi 2 milliards de dollars dans une usine de batteries électriques destinées au marché européen où les produits marocains sont admis en franchise de douane.

Le ratage des visas

À ce recul français est venu s'ajouter une initiative malencontreuse du président Macron, la diminution du nombre de visas accordés par la France aux ressortissants des pays maghrébins : – 30 % pour la Tunisie, – 50 % pour l'Algérie et le Maroc. La décision a été prise discrètement à l'Élysée en octobre 2019 et rendu publique l'année suivante, en septembre 2020, par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin. Les explications données pour justifier cette décision sont caricaturales : les consulats maghrébins refusent de délivrer des laissez-passer consulaires pour des milliers d'immigrés illégaux faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire national (OQTF), et qui ne peuvent donc pas être expulsés. Qu'à cela ne tienne : désormais, il faudra échanger des expulsés contre des visas ! Le calcul s'avère vain, il n'y a pas de progression sensible du nombre de personnes reconduites à la frontière, l'administration française ne publie pas les chiffres d'une politique qui vise à flatter la droite et l'extrême-droite. En décembre 2022, en visite à Alger, Darmanin promet un retour à la « normale ». En réalité, il n'en sera rien et la dématérialisation des procédures de demandes de visas avant d'accéder aux consulats français rend les candidats au voyage en France prisonniers de mafias qui les rançonnent et retiennent leurs passeports pendant des mois.

Moins de visas, plus de tracasseries administratives : la querelle dépasse vite les milieux politiques pour devenir une cause nationale de l'autre côté de la Méditerranée. Des millions de Maghrébins vivent en France et la visite à la famille installée dans l'Hexagone est un « must » permettant d'oublier momentanément les pénuries et l'inflation qui sévit localement. La principale erreur des responsables français est de ne pas avoir compris que les populations, plus que les régimes, étaient les premières victimes de la chute du nombre de visas. Au-delà des milieux politiques, la rancune a gagné une grande partie des peuples de la région.

Moscou et ses réseaux de désinformation n'ont pas eu à sonner une charge anti-française : l'opinion maghrébine a basculé d'autant plus facilement qu'en pleine période électorale, à la veille des élections présidentielles du printemps 2022 en France, la presse et le secteur de l'édition ont multiplié les publications hostiles aux musulmans. Vue de Paris, par exemple, l'interdiction de l'abaya est considérée comme un (petit) geste en direction des électorats conservateurs de la part d'un gouvernement fragile et privé de majorité parlementaire. Vu de la rive sud de la Méditerranée, c'est la preuve, s'il en était besoin, d'une antipathie très répandue dans l'Hexagone contre l'islam, antipathie que les médias locaux dénoncent avec force. La guerre à Gaza illustre la rupture entre les deux rives de la Méditerranée : le Sud se montre solidaire de la Palestine, tandis qu'au Nord, les autorités publiques et les médias dénoncent en boucle les « terroristes » du Hamas et interdisent les manifestations de soutien aux Palestiniens.

Le recul économique et la perception que la société française ne goûte guère ses voisins maghrébins (à la différence des Ukrainiens accueillis sur le territoire français), marquent une nouvelle étape dans les relations entre la France et ses trois anciennes colonies : celle d'une normalisation froide basée sur les intérêts et non plus sur une histoire commune ou sur les habitudes.

La course désespérée de l'Algérie pour séduire les pétroliers étrangers

La production de pétrole stagne en Algérie, boudée par des compagnies étrangères après leurs déboires avec la bureaucratie. Le gouvernement déploie les grands moyens pour faire revenir ExxonMobil, Shell, BP, Engie, TotalÉnergies et beaucoup d'autres. La partie n'est pas gagnée, car la demande intérieure explose et les réserves s'épuisent rapidement.

Dimanche 13 août 2023, dans une capitale écrasée par une vague de chaleur sans précédent et désertée par nombre de ses élites, un nouveau directeur est installé à la tête d'un modeste maillon par sa dimension (à peine 200 employés) de la pléthorique bureaucratie algérienne, mais essentiel à son pouvoir. L'Agence nationale pour la valorisation des hydrocarbures (Alnaft, acronyme signifiant littéralement « le pétrole ») a pour mission d'accorder des contrats aux compagnies étrangères disposées à investir dans le pays, de contrôler les plans de développement des gisements, de ratifier la vente des droits miniers qu'elles détiennent. En un mot, l'agence est le notaire et le greffier de l'industrie pétrolière nationale.

Pour marquer l'importance du moment, le ministre de l'énergie et des mines Mohamed Arkab — qui supervise le secteur — s'est déplacé en personne. En poste depuis plus de quatre ans, avec une éclipse inexpliquée, il parcourt depuis le monde et les grands centres pétroliers, de Houston (Texas) à Singapour, à la recherche d'investisseurs. Sans grand succès jusqu'ici. Son message est clair et pressant :

Nous voulons intensifier la production en coordination avec Alnaft et [la] Sonatrach ainsi qu'avec nos partenaires des compagnies mondiales implantées en Algérie et celles qui viendront s'y établir à l'avenir1.

Faire rentrer de l'argent frais

Ce n'est pas son premier appel du genre, mais jamais sans doute la collaboration extérieure n'a été aussi espérée par l'industrie algérienne des hydrocarbures, pourtant stimulée en 2022 par les cours élevés du brut et momentanément du gaz naturel à la suite de la guerre entre la Russie et l'Ukraine. L'année 2023 s'annonce moins faste. Les cours du brut ont reculé d'environ 20 %, ceux du gaz se sont effondrés, et les réductions de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) ne sont pas négligeables (— 11 % sur un an). D'où la nécessité de trouver de l'argent frais pour développer le secteur. La compagnie nationale n'en a plus. L'État l'oblige à financer la production d'eau potable ou les salaires des joueurs professionnels de football du pays.

Le nouveau directeur général de l'Agence, Mourad Beldjehem, un ingénieur venu de la Sonatrach où il gérait les relations (difficiles) de la compagnie nationale avec ses homologues étrangères « associées » sur des projets communs en Algérie, a été tout aussi accommodant que son chef. Il connait leurs rapports laborieux avec les Algériens, les maux qui les affectent traditionnellement, la bureaucratisation excessive, des contrôles et contestations sur leurs comptes jusqu'à la quasi-confiscation de la rente par l'État.

Mourad Beldjehem entend repositionner l'Agence « pour que nous puissions passer de la réaction à l'anticipation des événements et [qu'elle] devienne un refuge pour les clients ».2 Le partenariat entre la Sonatrach et ses « associés », qui fournissent bon an mal an près d'un tiers de la production nationale, sera à l'avenir bâti sur « la confiance, le respect, la transparence et les intérêts communs, dans le cadre d'une approche gagnant-gagnant ».3.

Les déçus de l'Eldorado algérien

Autant de promesses qui ne suffiront sans doute pas à effacer les doutes qui assaillent les rares candidats étrangers disposés à explorer le sous-sol algérien. Au fil des ans, nombre d'associés parmi les grands noms du gotha pétrolier international se sont retirés sur la pointe des pieds ou à l'issue de conflits éprouvants, sanctionnés le plus souvent par un jugement défavorable à l'Algérie des tribunaux internationaux d'arbitrage. Sur les 77 « associés » que comptait la Sonatrach à l'apogée de sa réussite, il en reste moins d'une dizaine. La liste est longue des déçus de l'Eldorado algérien. ExxonMobil, Shell, BP, Engie, TotalÉnergies, Anadarko ou Anaconda et beaucoup d'autres ont jeté l'éponge ou ont vendu tout ou partie de leurs actifs. Et la relève se fait cruellement attendre. Le dernier appel d'offres lancé par l'Alnaft en 2020 a dû être annulé faute de candidats. L'italien ENI, devenu le principal client du gaz algérien, a signé seul un contrat sous l'emprise de la nouvelle loi sur les hydrocarbures de 2019. C'est le premier et il est modeste.

Résultat, faute d'investissements extérieurs substantiels comme durant la période bénie 1986-2006, la production stagne depuis près de vingt ans sous la barre des 200 millions de tonnes d'équivalent pétrole (Mtep), ce qui fait de l'Algérie une puissance pétrolière secondaire à côté des géants comme l'Arabie saoudite, la Russie ou l'Irak qui produisent dix à quinze fois plus. L'inventaire périodique des ressources nationales d'hydrocarbures liquides et gazeux, une publication officielle parue pour la dernière fois en 2015, dresse un tableau inquiétant des réserves en terre. En gros, il reste à peine un tiers de pétrole récupérable, le reste ayant déjà été consommé. Pour le gaz naturel, la situation est moins désastreuse, à peine la moitié serait encore prélevable.

Un marché local de plus en plus gourmand

À cette paralysie de l'offre, s'ajoute une demande domestique en folie de carburants et de gaz. Près de la moitié de la production commercialisée est aujourd'hui consommée sur place, non dans les rares usines, mais par les ménages algériens, leurs automobiles, leurs climatiseurs ou leur chauffage électrique. Sa part augmente année après année et grignote — au rythme débridé de + 9 à 10 % chaque année —, la production exportable. Certains experts prédisent qu'en 2030, c'est-à-dire demain, la Sonatrach n'aura plus rien à vendre à l'extérieur, l'autoconsommation atteignant alors 100 % de la production ! La consommation intérieure représente 70 % des volumes exportés et à peine 5 % du chiffre d'affaires de la compagnie nationale, qui court le marathon économique mondiale sur une seule jambe face à des concurrents qui en ont deux.

Cet écart entre les cours internationaux et les prix subventionnés à l'intérieur du pays est ruineux pour l'économie nationale privée de devises et pour les Algériens eux-mêmes condamnés à une détérioration permanente de leur niveau de vie depuis dix ans. Il a pour origine une politique tarifaire incohérente. Les autorités vendent les carburants, le gaz et l'électricité produite à partir du gaz, moins cher que leurs coûts de production pour de multiples raisons, bonnes ou surtout mauvaises4. Au plan politique, il est normal de faire profiter le peuple algérien de la principale richesse du pays. Mais pas dans ces proportions totalement insoutenables à long terme. « Il manquera 40 milliards de m3 de gaz naturel avant 2030 », a prévenu en juin 2021, devant le Club de l'Énergie à Alger, l'ex-numéro 2 de la Sonatrach Ali Hached5. Un ancien ministre de l'énergie, géologue de formation, Abdelmajid Attar, écrit dans une synthèse sur l'Algérie pétrolière :

Une attention particulière devrait être accordée au maintien d'une bonne adéquation entre les ressources disponibles et la répartition qui doit en être faite pour la satisfaction des besoins énergétiques du pays à long terme, la satisfaction de ses nécessaires besoins financiers immédiats ou lointains et les quantités pouvant être mises à la disposition des tiers clients6.

Visiblement, les pouvoirs publics semblent oublier que les hydrocarbures fournissent plus de 95 % des devises indispensables au fonctionnement de l'économie. Plutôt que d'augmenter les prix des carburants et de l'électricité pour accroître la part exportable des hydrocarbures, ses responsables lancent de la poudre aux yeux des Algériens, des solutions illusoires comme l'encouragement frénétique des « exportations hors hydrocarbures » composées, en fin de compte, de plus de 70 % de produits fabriqués avec du gaz naturel ultra-subventionné dont on augmente encore la consommation intérieure7.

Une autre piste est le rationnement des importations : près d'un millier d'articles dont les automobiles neuves, des médicaments ou les bananes sont officiellement interdits à l'import. Il s'en suit d'importantes pénuries aggravées par la spéculation et la domination de l'économie informelle. Très impopulaires, elles amènent le président de la République, Abdelmajid Tebboune, à multiplier les interventions au ministère du commerce censé gérer la rareté. Il a longtemps confié le poste à l'un de ses fidèles, Kamel Rezig, avant de le sacrifier devant les colères de l'opinion. Quelques jours après sa disgrâce Rezig a été nommé conseiller technique à la présidence avant de travailler à la dernière trouvaille de Abdelmajid Tebboune, un Conseil supérieur de régulation des importations où tous les ministères sont représentés. La coordination y sera-t-elle de meilleure qualité qu'au gouvernement où tous siègent déjà ? On peut en douter.

La chimère des BRICS

Autre leurre fort en vogue depuis la visite officielle du président algérien en Chine, en juillet dernier, une éventuelle adhésion de l'Algérie au club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), ce quintette disparate qui se pose comme le leader du Global South (« Sud global »). Finalement, ni le président ni son premier ministre n'ont fait le voyage à Johannesburg pour assister au quinzième sommet des BRICS. Seul le ministre des finances, un obscur fonctionnaire qui parle anglais, s'est déplacé pour apprendre que l'Algérie, candidate avec une vingtaine d'autres pays, n'avait pas été retenue par une organisation dont on voit mal ce qu'elle peut apporter à l'économie algérienne.

La pêche aux investisseurs pétroliers internationaux de l'Alnaft et de son directeur général, Mourad Beldjehem, sera-t-elle plus efficiente que celles de ses prédécesseurs ? Même s'il réussit mieux, il restera la partie la plus difficile du rétablissement du secteur, la stabilisation au minimum de la consommation intérieure de carburant et de gaz grâce à un relèvement des tarifs publics de l'énergie. Depuis 2016, les équipes successives au pouvoir y renoncent de peur d'une réaction populaire qui pourrait anéantir le régime. En sera-t-il de même cette fois ? L'Algérie « avance à grands pas »8, affirmait récemment un éditorial d'El-Moudjahid, le journal du régime, reprenant des propos du président de la République. Mais dans quelle direction ?


1« Nouveau président, nouveau challenge », Le Courrier d'Algérie, Alger, 14 août 2023.

4La majeure partie du carburant est consommée dans les quatre wilayas situées autour de la capitale, ce qui relativise le côté social des subventions.

7Dans le coût de production d'une tonne de ciment (principal produit exporté), par exemple, le gaz représente 80 %. Ce matériau ne constitue donc pas une « exportation hors hydrocarbures ».

8« À grand pas », El-Moudjahid, Alger, 4 septembre 2023.

Pétrole. Entre la Turquie et l'Irak, les Kurdes échec et mat

La Turquie a été condamnée en mars 2023 par un tribunal international pour avoir directement acheté du pétrole au Kurdistan irakien entre 2014 et 2018. Depuis, la reprise des exportations de l'Irak vers la Turquie est au point mort. Cela entraîne une lourde perte de revenus pour les autorités d'Erbil, même si l'Irak s'est engagé à couvrir ses besoins financiers en contrepartie du contrôle des revenus pétroliers de la région autonome.

C'est avec une satisfaction bruyante que l'Irak a accueilli, fin mars 2023, la décision de la Chambre internationale de commerce de Paris, tranchant le conflit pétrolier qui minait les relations entre Bagdad, Erbil et Ankara depuis 2014. La cour d'arbitrage basée à Paris a jugé qu'Ankara avait violé un accord sur les oléoducs conclu en 1973 entre l'Irak et la Turquie, qui obligeait le gouvernement turc à respecter les instructions de l'Irak sur le transport du pétrole brut exporté depuis ce pays. La Turquie a été condamnée à payer 1,5 milliard de dollars (1,39 milliard d'euros) de compensation à l'Irak.

Cette décision forçait dans le même temps le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) à trouver un accord avec Bagdad, ce qu'il refusait au nom de son autonomie stratégique, en dépit d'une décision de la Cour suprême fédérale irakienne de février 2022. La plus haute juridiction du pays avait jugé inconstitutionnelle la loi du GRK de 2007 sur le pétrole et le gaz donnant toute latitude à la région pour l'extraction et la gestion de ses ressources naturelles. Une loi sur laquelle le GRK s'était basé pour conclure des dizaines de contrats avec ExxonMobil ou Total, ainsi que des accords d'exportation avec la Turquie à un prix inférieur à celui du marché. Pour justifier sa décision, qualifiée de « politique » par le GRK, la Cour suprême irakienne s'était appuyée sur les articles 111 et 112 de la Constitution irakienne de 2005. Il y est stipulé que « le pétrole et le gaz appartiennent à l'ensemble du peuple irakien dans toutes les régions et tous les gouvernorats » et que « le gouvernement fédéral, les gouvernorats producteurs et les gouvernements régionaux formulent ensemble les politiques stratégiques nécessaires pour développer les richesses pétrolières et gazières ».

Un accord budgétaire d'une ampleur inédite

Le 4 avril 2023 fut un jour marqué d'une pierre blanche dans le conflit autour des revenus pétroliers qui oppose l'Irak et sa région autonome du Kurdistan. Ce jour-là, les dirigeants des deux parties ont annoncé un accord, confirmé dans les articles 13 et 14 de la loi sur le budget irakien ratifié le 21 juin. Cette loi a consacré un budget annuel record pour l'Irak de 152 milliards de dollars (140,81 milliards d'euros), basé à 90 % sur les revenus de son pétrole dont 30 % est produit dans la région kurde, prouvant la totale dépendance de l'Irak a son économie de rente.

Si Erbil a accepté de perdre la gestion des riches champs de pétrole de Ninive et de Kirkouk qu'il contrôlait jusque-là, cette loi lui assure des revenus suffisants pour les trois prochaines années avant même d'avoir vendu son or noir. Cet accord sur le budget 2023-2025 prévoit que Bagdad pourra abonder jusqu'à 12,67 % de son budget à la région kurde, sous condition de ressources. Autrement dit, si les revenus pétroliers kurdes n'atteignent pas ce seuil, ils seront complétés par Bagdad pour permettre au GRK d'assurer les dépenses nécessaires à son fonctionnement.

Après l'adoption de cette loi, le sous-secrétaire du ministre du pétrole irakien, Mohamed Al-Abadi, annonçait que son ministère était prêt à reprendre le pompage du pétrole dans la région du Kurdistan à raison de 500 000 barils par jour. La loi budgétaire approuvée évoquait l'exportation de 400 000 barils par jour produits dans la région vers les entrepôts de l'Organisation nationale pour la commercialisation du pétrole (SOMO) dans le port turc de Ceyhan. Les revenus de ces ventes seront déposés par la région kurde irakienne sur un compte à la banque centrale irakienne, dont elle aura la gestion, mais qui sera sous le contrôle direct du premier ministre irakien.

De sérieuses tensions entre les partis kurdes

Ce contrôle devrait, en pratique, forcer le GRK à utiliser cet argent à bon escient et réduire la corruption et le détournement des fonds. La loi impose également qu'en cas de conflit entre les provinces kurdes — celles de Dohuk et Erbil, sous le contrôle du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et celles de Souleimaniye et de Halabja sous celui de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK)—, dans la distribution des revenus alloués à la région kurde, le gouvernement irakien pourra, après un délai de 30 jours, reprendre le contrôle des fonds destinés à la partie lésée.

Les tensions sont en effet au plus haut entre le PDK et l'UPK. Les deux partis gèrent de manière indépendante leur zone de contrôle au sein du GRK, au point d'avoir chacune leurs propres forces peshmergas. Leurs désaccords ont fait craindre une implosion du GRK, principalement contrôlé par le PDK, au point d'avoir effrayé la communauté internationale qui table sur la stabilité de la région kurde et son alliance avec elle. Certains responsables américains, français, allemands ou encore britanniques se sont rendus dans la région ces derniers mois afin, officiellement ou en coulisses, de pousser à une reprise du dialogue entre les deux parties.

Les tensions sont en effet telles que l'UPK a cessé de siéger au parlement kurde depuis plusieurs mois, tandis que la cour de justice d'Erbil a, le 5 juin, condamné à mort in absentia plusieurs hauts cadres des services de contre-terrorisme de l'UPK, dont son chef. Ils ont été jugés responsables de l'assassinat de Hawkar Jaff, l'un des leurs, à Erbil en 2022, celui-ci ayant été soupçonné d'avoir été retourné par le PDK.

Quant aux élections parlementaires dans la région du Kurdistan, elles auraient dû avoir lieu à l'automne 2022, mais un désaccord entre le PDK et l'UPK sur leurs modalités et une nouvelle loi électorale les ont repoussées au 18 novembre 2023. Leur organisation sera gérée par la commission électorale irakienne plutôt que par les Kurdes eux-mêmes dont toutes les décisions parlementaires depuis octobre dernier ont été rendues caduques par la Cour suprême irakienne qui les a jugées hors mandat.

Enfin, les alliances politiques et géopolitiques des deux partis kurdes n'ont pas apaisé les choses : l'UPK est réputé proche de l'Iran — qui a bombardé à plusieurs reprises des groupes d'opposition kurdes iraniens réfugiés au GRK ces derniers mois — mais également du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des milices chiites irakiennes du Hashed Al-Chaabi et de son bloc politique qui contrôle le gouvernement irakien. Le PDK est lui un allié fidèle de la Turquie (Netchirvan Barzani, son président a même été le premier à féliciter Recep Tayyip Erdoğan pour sa réélection après les résultats… du premier tour de la présidentielle en Turquie) dont les forces bombardent le PKK sur le sol du GRK avec la bénédiction du PDK. Il est aussi proche du bloc sunnite du président du parlement irakien, Mohamed Al-Halboussi.

C'est dans en plein tension interkurde que survient donc la reprise partielle du contrôle du pétrole kurde par l'Irak. « La région du Kurdistan est pleinement consciente que depuis le référendum sur l'indépendance de la région en 2017, elle a perdu beaucoup de sa force, non seulement à cause de la confrontation avec Bagdad, mais aussi à cause de la sévérité de la division interne kurde, analyse le chercheur Yahya Al-Koubaissi, spécialiste de l'Irak. Les décisions de la Cour fédérale puis de la Cour de Paris ont encore affaibli la situation d'Erbil, et la loi budgétaire a été le dernier maillon de cette chaîne ».

La Turquie ne veut pas payer l'amende

Tout cela aurait pu signer la fin de l'histoire et la reprise des exportations du Kurdistan vers le port turc de Ceyhan. C'était sans compter sur la réaction d'orgueil de la Turquie, mécontente d'avoir été sanctionnée par la Chambre internationale de commerce de Paris et craignant une nouvelle sanction, une seconde plainte de l'Irak sur la période 2019-2023 étant en cours d'instruction. Ankara a donc décidé de ne pas rouvrir le port de Ceyhan et le pipeline y conduisant pour faire pression sur Bagdad. « Le gouvernement irakien est désireux de parvenir à un accord en raison de l'important déficit budgétaire et, par conséquent, de la nécessité d'exporter la plus grande quantité de pétrole possible afin d'éviter l'aggravation de ce déficit », souligne Yahya Al-Koubaissi. Pour lui, « la partie turque fait pression sur la partie irakienne afin d'obtenir un accord sur les 1,5 milliard de dollars qu'elle lui doit conformément à la décision de la Cour de Paris, d'autant plus qu'elle sait très bien que l'Irak peut perdre ce montant tous les deux mois s'il n'exporte pas son pétrole à partir de Ceyhan ».

Le manque à gagner côté irakien se chiffrait déjà à 2,5 milliards de dollars (2,32 milliards d'euros) au 1er juillet 2023. Si des discussions sont en cours au plus haut niveau des États turcs et irakiens, elles n'ont jusqu'ici toujours pas abouti. « Les problèmes qui bloquent la reprise des exportations de pétrole sont plus politiques que techniques », expliquait d'ailleurs un officiel irakien à Reuters dans la foulée d'une réunion le 19 juin. Déjà, l'arrêt du pipeline a provoqué la chute de 80 % des revenus du GRK selon une lettre envoyée le 15 juin par des membres du Congrès américain au secrétaire d'État Antony Blinken, lui demandant de faire pression sur la Turquie et l'Irak pour parvenir à un accord rapide.

Bagdad s'apprête pour l'heure à rediriger 400 000 barils de pétrole kurde vers sa consommation intérieure. Et le GRK, dont les poches ne se remplissent plus depuis fin mars, doit plus que jamais compter sur l'apport financier de Bagdad prévu dans le cadre de la nouvelle loi budgétaire, faute de quoi la stabilité économique, humanitaire et sociale de la région pourrait en pâtir lourdement. En attendant, la Turquie fait chanter l'Irak et c'est le GRK qui trinque.

L'argent de l'Irak toujours sous contrôle américain

Les États-Unis ont envahi illégalement l'Irak en mars 2003. Vingt ans après, et malgré le retrait de leurs troupes, ils continuent à contrôler l'argent issu de ses richesses pétrolières et l'utilisent comme moyen de chantage. Un contrôle dont personne ne parle.

Début décembre 2022, les commerçants de Bagdad s'inquiètent de la brusque envolée du billet vert. Il faut de plus en plus de dinars irakiens (DI) à l'achat d'un dollar : 1 200 DI en temps ordinaire, 1 470 et jusqu'à 1 750 DI au marché noir à la mi-décembre. Une hausse de 45 % du taux de change n'a rien d'anodin dans un pays qui, après des années de sanctions occidentales et de guerre civile, ne produit guère que du pétrole et importe à peu près toute sa consommation intérieure. Habituée à une stabilité notable du change dollar/DI ces dernières années, l'opinion ne comprend pas. Le baril de pétrole se vend à des cours très élevés, entre 80 et 90 dollars (entre 75,58 et 85 euros), la production a repris (4,5 millions de barils par jour) et, à en croire le précédent premier ministre, les réserves publiques de devises frôlent les 100 milliards de dollars (95 milliards d'euros). Comment peut-on manquer de billets verts ? Bientôt, la rue se mobilise, les premiers manifestants apparaissent et brandissent des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Hausse du dollar = mort des pauvres et des enfants » ou « Où sont les parlementaires amis du peuple ? »

Sous pression, le nouveau premier ministre, en place depuis fin octobre 2022, Mohamed Shia Al-Sudani, qui appartient au parti chiite Daawa au pouvoir depuis 2005, annonce la mesure la plus commode : changer le gouverneur de la Central Bank of Iraq (CBI), remplacé par un de ses amis politiques. S'y ajoutent des subventions pour les produits de base, et la répression contre les changeurs du marché parallèle. La situation ne s'améliore pas. La colère populaire se tourne contre les autorités locales, accusées de tous les maux.

Un dispositif mis en place sous l'occupation

Personne, ou presque, ne rappelle que depuis le 22 mai 2003, les recettes en devises des compagnies pétrolières ne vont plus au Trésor public irakien, mais sur un compte ouvert au nom de la CBI à la filiale new-yorkaise du Federal Reserve System, la banque centrale américaine. Le dispositif a été mis en place au lendemain de l'occupation du pays, sous le « gouverneur » de l'époque, Paul Bremer, par un executive order, un décret présidentiel signé par le président Georges W. Bush. Il rappelle la zone franc, le franc CFA, et les devises d'une dizaine de pays africains gérés depuis Paris.

Motif invoqué alors devant les médias : la question non résolue des réparations dues au Koweït envahi le 2 août 1990 par les divisions blindées de Saddam Hussein. La famille régnante Al-Sabah réclame plus de 350 milliards de dollars (330,68 milliards d'euros), l'accord se fera finalement en 2010 sur 52 milliards (49 milliards d'euros) dont le versement est achevé en février 2022. Pour autant, à New York le compte CBI/Oil Proceeds Receipts n'est pas supprimé et l'Irak ne retrouve pas sa souveraineté monétaire et financière.

Ce compte fonctionne comme tout compte bancaire et pendant vingt ans, on n'en entend guère parler. Chaque mois, un camion de 10 tonnes embarque des milliards de dollars depuis une enceinte de la Fed dans le New Jersey, puis dans un avion de l'US Air Force, destination Bagdad. Chacune des deux parties y trouve son compte ; l'Irak se procure facilement des dollars, Washington garde, de fait, un certain contrôle sur le second plus gros producteur de brut de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) après l'Arabie saoudite. Ensuite, à Bagdad, la CBI organise une dollar auction, un marché des changes où se vendent au plus offrant les dollars venus d'Amérique. Les acheteurs sont nombreux ; il y a plus d'un millier d'établissements financiers et de banques en Irak et les arnaques sont nombreuses.

Dans les poches de l'Iran et de la Syrie ?

Beaucoup ce ces établissements n'ont guère d'activités et servent essentiellement de prête-noms à des intérêts étrangers sanctionnés par Washington. En 2020, le président Donald Trump menace de couper les livraisons de dollars. La Maison Blanche ne supporte plus qu'une partie des dollars irakiens finisse dans les poches de l'Iran et ses alliés, la Syrie de Bachar Al-Assad et le Hezbollah libanais — qui font l'objet de sanctions américaines —, sans parler des deux grandes familles du Kurdistan qui servent d'intermédiaires à des intérêts turcs. Quelle est l'importance de ces « fuites » ? On n'en sait rien, mais le développement récent du marché des changes parallèle et l'écart entre le taux de change officiel et le taux au noir (45 %) témoignent de son importance.

L'arrivée au pouvoir de Mohamed Shia Al-Sudani, allié plus ou moins complaisant de Téhéran, provoque la fureur d'un bureau du ministère du Trésor à Washington, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) exaspéré par la kleptocratie sans frontières qui règne en Irak depuis les années 2010-2012. Trois banques sont interdites d'accès au système de communication interbancaire SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication). La banque centrale est tenue d'exiger des acheteurs de dollars de nombreuses précisions sur l'emploi final des devises achetées ; les procédures sont informatisées. Mais les banquiers irakiens, et une bonne partie de leurs clients boycottent les nouvelles procédures.

Le secrétariat au Trésor rationne les livraisons de billets. On tombe de 250 millions de dollars par jour (236 millions d'euros), à 150 (141,72 millions d'euros), voire à 20 ou 30 millions (19 à 28,34 millions d'euros) en janvier, selon les sources. Les conséquences sont immédiates pour les consommateurs irakiens. Les heurts avec la police se multiplient aux abords du square Al-Khilani à Bagdad. Finalement le jeudi 2 février, le premier ministre a un entretien téléphonique avec le président des États-Unis, Joe Biden. Il n'en sort rien publiquement. Peu après, le secrétaire adjoint au Trésor, Brian Nielson, le « M. sanctions » américain, accompagné de l'un des patrons de l'OFAC, rencontre à Istanbul le gouverneur de la CBI, Ali Al-Alag. Un communiqué américain recommande de « continuer la coordination et la coopération de toujours » pour restreindre l'accès au système financier international des « acteurs illégaux et corrompus ». Il félicite la CBI pour « l'amélioration du respect des normes » et se dit prêt à « collaborer à la modernisation du secteur bancaire irakien ».

Le gouverneur irakien ne dit rien. Ses collaborateurs cherchent à économiser les dollars et à les remplacer par les yuans chinois dans les échanges avec la République populaire. Depuis le 8 février, une délégation irakienne est à Washington et multiplie les rencontres. La punition est-elle finie ? Il est trop tôt pour savoir si le camion du New Jersey va reprendre son service. Visiblement, Bagdad s'est incliné sous peine de plonger son économie dans une crise économique funeste. Les Irakiens ont gardé un souvenir amer de l'embargo auquel était soumis le régime de Saddam Hussein avant 2003. Une double pression s'exerce sur le gouvernement irakien : Téhéran le pousse à s'éloigner des États-Unis, Washington rêve de l'embaucher dans sa croisade contre l'Iran. Quitte à l'y presser rudement si le premier ministre hésite trop longtemps.

Les pays du Golfe s'interrogent sur l'usage de leurs pétrodollars

Favoriser le bien-être à court terme des citoyens ou faire le choix de la rigueur budgétaire, doublée d'investissements dans des actifs productifs ? Une fois encore, ce choix économique clivant est à l'agenda des pays du Golfe, en raison de l'afflux de pétrodollars lié à la hausse du prix du pétrole et du gaz accélérée par la guerre en Ukraine.

L'augmentation des prix de l'énergie sur fond de sortie de la pandémie de la Covid-19 et du bouleversement des plaques tectoniques géopolitiques depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie appauvrit les économies en situation de dépendance énergétique. A contrario, les pays du Golfe exportateurs de pétrole et de gaz enregistrent des profits records. L'Arabie saoudite, dont le géant pétrolier Aramco a dévoilé un bénéfice record de 48,4 milliards de dollars au deuxième trimestre (49 milliards d'euros), s'apprête à devenir l'une des économies à la croissance la plus rapide au monde cette année. Le Qatar, poids lourd du gaz naturel liquéfié, a multiplié par douze son excédent budgétaire sur le premier semestre 2022 et Oman prévoit d'être dans le vert pour la première fois depuis une décennie.

La « perspective négative » sur l'Arabie saoudite de Fitch Ratings durant l'effondrement des cours du brut début 2020 s'est muée cette année en « perspective positive » en raison de la hausse des prix du pétrole et de progrès dans les réformes fiscales et économiques, commente Toby Iles, responsable pour l'agence de notation américaine des notations souveraines pour le Proche-Orient et l'Afrique.

Lourdement endetté suite à la crise pétrolière de 2014-2016, Oman profite de ce momentum positif pour alléger sa dette publique en remboursant par anticipation un prêt de 1,3 milliard de dollars en juillet 2022, quelques semaines seulement après avoir réalisé une opération de rachat volontaire de dette de 701 millions de dollars. « Oman a initié des réformes, et bien qu'il y ait une certaine dilution de ces réformes cette année, nous nous attendons à ce qu'elles se poursuivent largement sur une ligne réformiste dans les années à venir », indique Toby Iles.

La manne pétrolière permet également de renforcer la puissance de feu des fonds souverains, principaux véhicules financiers des États du Golfe pour faire fructifier leurs excédents budgétaires. Au cours du seul deuxième trimestre, le Fonds public d'investissement (PIF) d'Arabie saoudite a acquis pour plus de 7,5 milliards de dollars (7,2 milliards d'euros) d'actions américaines. On attend néanmoins une stratégie d'investissement plus pragmatique que par le passé. « Moins d'investissements sexy/tape-à-l'œil » pour lesquels les fonds souverains du Golfe se sont rendus célèbres au milieu des années 2000, résume Michael Maduell, président du groupe de recherche Sovereign Wealth Fund Institute (SWFI).

S'il est difficile d'estimer la part des recettes pétrolières allouées à ces entités opaques, il est probable que l'afflux se poursuive tant que le baril se maintient au-dessus de 50 dollars (48 euros) affirme, confiant, Michael Maduell. Un coup de pouce budgétaire probablement de courte durée : l'Arabie saoudite annonce un excédent budgétaire prévisionnel pour 2023 dix fois inférieur à celui de 2022.

« Moins d'assistanat, plus d'argent dans les institutions »

Les pays du Golfe ne peuvent néanmoins se soustraire à la redistribution d'une part du gâteau pétrolier à des citoyens qui assistent à contrecœur à une érosion progressive de ce pacte social implicite depuis 2014. Pour autant, l'ère de la redistribution sans discernement est en partie révolue, ouvrant les portes à un filet de sécurité sociale plus ciblé. Face à une inflation qui s'enracine, l'Arabie saoudite ordonne en juillet la distribution de 20 milliards de riyals saoudiens (5,4 milliards d'euros) aux bénéficiaires de l'assurance sociale.

Le lancement des « Visions »1 dans tous les pays du Golfe a déclenché un « changement de mentalité » chez les responsables politiques, analyse l'économiste bahreïni Omar Al-Ubaydli. « Certaines barrières politiques internes au sein de l'administration publique ont été levées », indique-t-il, notant une dynamique interne « plus favorable » à des réformes durables sur fond de prise de contrôle par des jeunes décideurs entrés en fonction durant la période d'explosion des dettes publiques. « Moins d'assistanat, plus d'argent dans les institutions », renchérit Michael Maduell.

La manne pétrolière doit être investie dans la « transition économique et environnementale », souligne un rapport publié par la Banque mondiale en avril 2022. « La manne des revenus supplémentaires que nous tirerons des prix élevés du pétrole sera essentiellement investie dans la résilience », tente de rassurer Faisal Alibrahim, le ministre saoudien de l'économie et de la planification.

« De plus en plus d'impôts »

Le Fonds monétaire international (FMI) salue en août 2022 la « discipline budgétaire » de l'Arabie saoudite et son « respect des plafonds budgétaires de 2022 », mais prend soin de noter que les « pressions pour dépenser la manne pétrolière » constituent l'un des principaux risques de dégradation. Il recommande de reconsidérer le plafonnement des prix de l'essence et de maintenir le taux de TVA à 15 %, une mesure qualifiée en 2021 par le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) de « temporaire ».

Selon Steven Ireland, responsable des questions de fiscalité au sein du cabinet de conseil basé aux Émirats arabes unis Creation Business Consultants, il faut s'attendre à de « plus en plus d'impôts dans toute la région ». L'expert fiscal indique s'attendre à la possible introduction de la TVA au Qatar et au Koweït dans les années à venir, ainsi qu'un impôt universel sur les sociétés au Bahreïn. Les Émirats arabes unis, eux, ont déjà sauté le pas et annoncent un impôt sur les sociétés pour mi-2023 au taux de 9 % sur les bénéfices supérieurs à 375 000 dirhams des Émirats arabes unis (soit 103 500 euros).

« Il y a dix ans, personne dans la région du Golfe ne s'intéressait au conseil fiscal. Les gens disaient : “nous n'avons jamais payé d'impôts dans le passé, alors pourquoi aurions-nous besoin de conseils”. Mais les choses ont changé », commente Steven Ireland. L'évolution du paysage fiscal reflète ce que le secrétaire général du Conseil de coopération du Golfe (CCG) perçoit comme un changement de paradigme dans le rôle endossé par les gouvernements, abandonnant la « création de l'économie » pour la « stimulation de la croissance ». En Arabie saoudite, le PIF s'impose comme « l'investisseur de base » pour faciliter le développement du secteur privé. « Je pense qu'il y a une forte prise de conscience dans toute la région que l'État ne peut pas être éternellement l'employeur de dernier recours », estime Toby Iles.

La dépendance des citoyens à l'égard des emplois du secteur public demeure néanmoins élevée. Les salaires du secteur public représentent 30 à 50 % des dépenses publiques suivant les pays.

Des politiques économiques verticales et non participatives

« La diversification [économique] est un thème récurrent, mais elle n'a pas forcément beaucoup progressé », nuance Toby Iles. En effet, malgré des progrès dans la diversification des économies du Golfe au-delà des revenus de la rente pétrolière et gazière, la région peine à se faire une place sur la scène mondiale dans des secteurs d'activités non énergétiques. À cet égard, le développement de l'industrie du tourisme et de la logistique internationale à Dubaï fait figure d'exception.

Au royaume de l'or noir voisin, une flopée de projets annoncés par MBS font planer sur l'Arabie le spectre d'éléphants blancs déconnectés des réalités économiques. La mégapole futuriste NEOM, souvent critiquée pour être un « fouillis de science-fiction », est jugée comme un pari risqué. Pour autant, la population locale a-t-elle son mot à dire (six jeunes sur dix dans les pays du Golfe pensent que la démocratie ne fonctionnera jamais au Proche-Orient) dans les orientations stratégiques décidées au plus haut niveau de l'État ? « L'histoire de la politique économique dans les pays du Golfe, et qui se poursuit aujourd'hui, est verticale et non participative. Les décideurs politiques ne voient pas l'intérêt d'adopter une approche différente », indique un économiste dans l'un des pays du Golfe s'exprimant sous couvert d'anonymat.

L'absence de transparence et de dialogue social offre aux gouvernements locaux une liberté d'action totale. Selon l'expert fiscal Steven Ireland, la prochaine étape pourrait être de démanteler les régimes fiscaux favorables aux entreprises locales au Qatar, au Koweït et en Arabie saoudite. « Je pense que ces régimes fiscaux discriminatoires qui offrent un traitement fiscal favorable aux ressortissants du CCG finiront par être supprimés ».


1NDLR. Plans de réformes à long terme.

Coup de froid entre les États-Unis et l'Arabie saoudite

Alors que le président américain Joe Biden annonçait sa volonté de revoir à la baisse les relations avec l'Arabie saoudite et de ne pas rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman au G20, Riyad ripostait publiquement à travers plusieurs communiqués officiels « rejetant tous les diktats ». Que reflète ce nouveau coup de froid dans les relations entre les deux pays ?

Le 5 octobre 2022, l'OPEP+1 a décidé de réduire de 2 millions de barils par jour (b/j) sa production de pétrole. Cet accord, qui pousse les prix à la hausse, fragilise le président américain Joe Biden à quelques semaines de la tenue des élections de mi-mandat prévues le 8 novembre qui menacent la majorité démocrate au Congrès. Il intervient alors même que le président américain s'était finalement résolu à se rendre en Arabie saoudite au mois de juillet pour tenter de rétablir des relations passablement ébréchées : lors de sa campagne pour la présidentielle, Biden avait traité l'Arabie d'« État paria » — après l'affaire Khashoggi et la guerre au Yémen. D'autre part, il avait fait des négociations américano-iraniennes sur le nucléaire l'une de ses priorités, ce qui irritait les Saoudiens.

Les deux administrations Obama (2009 à 2016), comme celle de Joe Biden (2021—) taxée d'« administration Obama III » sont perçues par les dirigeants saoudiens et émiratis comme les pires de l'histoire bilatérale. Elles ont sapé leur relation de proximité avec les États-Unis et leur confiance mutuelle. Le mandat de Donald Trump a certes été une opportunité pour sceller des relations interpersonnelles étroites et des relations transactionnelles sans pour autant remettre fondamentalement en question le cap stratégique du désengagement du Proche-Orient fixé par Obama. Ce qui a encouragé les dirigeants du Golfe à une défense plus affirmée de leurs propres intérêts.

Un coup de pouce à Donald Trump ?

En se rendant dans le Golfe les 15 et 16 juillet 2022, le président Joe Biden opérait une volte-face vis-à-vis des priorités de son agenda international et souhaitait tourner la page. Un de ses objectifs majeurs était d'obtenir une augmentation de la production pétrolière, d'où sa colère à la suite de la décision de l'OPEP+. Il a d'abord pensé recourir à des mesures dites « anti-trust » pour dénoncer le monopole que les décisions de ce cartel induisent sur l'économie mondiale, une mesure qui n'a aucune chance d'aboutir2. Son ton offensif est devenu menaçant quand il a promis de reconsidérer à la baisse la relation bilatérale saoudo-américaine alors que trois mois auparavant, il se faisait fort de la renforcer. D'autre part, avec le soutien de nombreux think tanks et de quotidiens proches, le Parti démocrate incitait le président à cesser de traiter l'Arabie comme un allié3. Fragilisé par la décision de l'OPEP+, le camp démocrate accuse Riyad d'interférer dans le scrutin de mi-mandat du Congrès, sachant que Riyad, Abou Dhabi et Moscou sont réputés proches du camp républicain depuis qu'il est dominé par les trumpistes. En réponse à ces accusations, le sénateur républicain du Wisconsin, Thomas Tiffany a adressé le 13 octobre 2022 un courrier à la présidente de la chambre des représentants Nancy Pelosi, lui demandant d'instruire une enquête sur les pressions qu'aurait exercées la Maison Blanche sur Riyad pour obtenir de retarder d'un mois la décision de l'OPEP+ de réduire la production de pétrole.

La réduction de 2 millions de b/j est la plus importante décidée depuis deux ans bien qu'elle ne concerne, en réalité, qu'un peu moins d'1 million de b/j car beaucoup de pays membres de l'OPEP+ (y compris la Russie) produisent en deçà de leurs quotas. L'effort de réduction à compter du 1er novembre se concentre essentiellement sur l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (EAU) et le Koweït, trois États réputés proches de l'Occident, d'où la réaction véhémente de Washington. Face à l'escalade politico-médiatique américaine, le ministère des affaires étrangères saoudien a publié le 13 octobre, sur son compte Twitter4 un long communiqué expliquant les raisons essentiellement économiques qui ont motivé sa décision. Le communiqué précise que la décision a été prise à l'unanimité des 23 pays membres de l'OPEP+ et non par une décision unilatérale saoudienne dont l'objectif aurait été de soutenir le président Vladimir Poutine dans sa guerre en Ukraine, comme l'affirme le camp démocrate. Il faut dire que l'Arabie saoudite et plus encore les EAU avaient déjà suscité la consternation des capitales occidentales lorsque le 25 février 2022 elles s'étaient abstenues de voter la résolution de l'ONU condamnant l'invasion russe.

Le camouflet infligé est d'autant plus humiliant que le jour même de la décision de l'OPEP+, la presse révélait que Biden avait proposé un « deal secret »5 lors de sa visite : acheter 200 millions de barils pour renflouer la réserve stratégique américaine, en échange du renoncement de l'OPEP+ à réduire ses quotas de production. Paradoxalement, le parti démocrate avait fait échouer le même type d'arrangement par le président Trump au cours du mois d'avril 2020, mais le prix du baril était alors de 24 dollars dans le contexte de la crise du Covid-19 et de la guerre des prix du pétrole.]]. Cette controverse aurait pu être évitée si le président Biden avait fait le choix politique moins risqué de continuer à puiser dans sa réserve stratégique de pétrole, même si avec 442 millions de barils, elle est à son plus bas niveau depuis 38 ans.

Une alliance ponctuelle avec Moscou

Cette stratégie de l'OPEP+ qui diverge sensiblement de celle des États-Unis et des Européens mais qui converge avec celle de la Russie a consisté à parer à la volonté des États du G7 de plafonner les prix des hydrocarbures. L'OPEP +, sous la houlette de Riyad et Moscou, a choisi de défendre un prix haussier du pétrole dans le contexte d'une économie chinoise ralentie par la pandémie du Covid-19 et d'une Europe plongée dans la récession. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le prix du baril de pétrole, après avoir bondi à 131 dollars (133,53 euros) au début du mois de mars, est passé à 120 dollars (122,32 euros) au printemps 2022, puis est tombé à 80 dollars (81,55 euros) au mois de septembre avant de remonter à plus de 90 dollars (91,74 euros) depuis la décision de l'OPEP+.

Cette stratégie des grands pays pétroliers du Golfe de défense des prix et de leurs parts de marché peut concorder, comme c'est le cas aujourd'hui, avec celle de Moscou, mais elle peut aussi diverger. Ainsi, durant la guerre des prix du pétrole au printemps 2020, qui a provoqué la chute drastique du prix du pétrole à 20 dollars (20,39 euros) contre 76 dollars (77,47 euros) deux mois auparavant, on a vu Riyad et Moscou s'affronter durement. Si le cartel est parvenu depuis à s'imposer comme le régulateur de référence du marché pétrolier, rien ne dit que des divergences d'intérêts ne resurgiront pas entre Riyad et Moscou. De fait, la perspective de l'accroissement des exportations de pétrole et de gaz russes dans la durée au sein du marché asiatique, et notamment chinois, au détriment de l'Arabie saoudite en particulier, pourrait conduire Riyad à s'opposer de nouveau à Moscou.

Pour les États-Unis, comme l'a rappelé le document publié par la présidence début octobre sur la stratégie nationale de sécurité, l'objectif principal est de contenir la progression de la Chine. Ils souhaitent que les États du Golfe réduisent leur coopération technologique avec Pékin, devenu leur premier partenaire commercial. Ils misent pour cela sur leur entente avec Israël depuis la signature des accords d'Abraham le 15 septembre 2020, Tel-Aviv pouvant leur procurer les technologies de pointe qu'ils souhaitent acquérir.

Les pays du Golfe ne changent pas de camp

Malgré les turbulences actuelles, les États du Golfe ne sont pas prêts à changer de camp. Le renforcement de la coopération économique et militaire entre la Russie et l'Iran dans le contexte de la guerre en Ukraine et du régime de sanctions imposé par les États occidentaux, ajouté aux relations plus étroites qu'entretiennent Moscou, Téhéran et Pékin, rendent peu probable une remise en cause des accords de coopération sécuritaire entre Washington, Riyad et Abou Dhabi.

Les États du Golfe entendent maintenir le cap à la fois de la défense de leurs intérêts et de leurs relations stratégiques historiques avec les États-Unis. Riyad comme Abou Dhabi mettent l'accent sur la valorisation de leurs partenariats multiples et sur des relations de connivence plutôt qu'en faisant le choix d'un camp contre l'autre. La médiation de Riyad pour libérer dix prisonniers occidentaux détenus par la Russie au mois de septembre et les efforts déployés par Doha auprès des présidents Volodimir Zelinsky et Vladimir Poutine, ou encore la visite en Russie du président des EAU, le 11 octobre, attestent de l'approche diplomatique dite d'équilibre entre l'Ouest et l'Est. Ils tentent de s'imposer comme des acteurs de médiation sur le conflit en Ukraine et maintenir une bonne relation avec la Chine sans renoncer au solide partenariat avec les puissances occidentales. Le choix de poursuivre la coopération au sein de l'OPEP+ est, quant à lui, motivé par la volonté de Riyad comme d'Abou Dhabi de garder la Russie de leur côté pour permettre à ce cartel de maintenir son influence sur le marché pétrolier mondial.

Quels seront les impacts de ces évolutions sur les relations stratégiques entre les États du Golfe et les Occidentaux ? Le contexte électoral américain et la tension économique et sociale en Europe sont propices à la surenchère pour exprimer des désaccords sur la décision de l'OPEP+ mais, à court terme, en dehors des hydrocarbures norvégiens et du GNL américain que les États européens paient au prix fort, il n'existe pas d'alternative aux énergies fossiles du Golfe pour s'affranchir du pétrole et du gaz russes.


1L'OPEP+ est composé des 10 pays membres de l'OPEP conduits par l'Arabie saoudite et des 13 pays hors OPEP conduits par la Russie.

2« US has few good options in countering OPEC oil cuts », Financial Times, 10 octobre 2022.

3Lire, par exemple, Aaron David Miller, « Saudi Arabia is not a U.S. Ally. Biden should stop treating them like one', Foreign Policy, 11 octobre 2022.

4ForeignMinistry@KSAmofaEN ‘A statement from the Ministry of Foreign Affairs regarding the statements issued about the kingdom following the OPEC+ decision', 13 octobre 2022.

Liban–Israël, des frontières maritimes inflammables

Par : Doha Chams

Dans le difficile dossier de la délimitation de la frontière maritime entre le Liban et Israël, deux issues sont possibles : soit une confrontation militaire, soit un retour aux négociations, jusqu'à ce qu'un accord final soit trouvé. L'envoi par le Hezbollah de trois drones de reconnaissance au-dessus de la zone contestée confirme que rien n'est encore joué.

Les dirigeants libanais ont enfin exprimé une position unifiée, du moins en public, concernant la démarcation de la frontière maritime avec Israël. Ils ont renoncé à ce que cette démarcation passe par le tracé militaire connu sous le nom de « ligne 29 », demande qui avait conduit à l'arrêt des négociations indirectes avec Israël, mais ils refusent désormais d'abandonner les vastes zones des territoires maritimes du Liban, représentés par la « ligne 23 ».

La position officielle de la présidence de la République libanaise — mandatée par toutes les parties sur ce dossier, en plus du pouvoir qui lui est conféré par la Constitution — est « la revendication de la ligne 23, et l'inclusion de l'ensemble du champ de Qana, en échange de l'abandon de la revendication de l'ensemble du champ de Karish ». Elle s'est accompagnée d'une invitation à l'adresse d'Amos Hochstein, négociateur américain entre Tel-Aviv et Beyrouth, à reprendre sa mission, ce qui a pu se faire à la mi-juin. Ce dernier s'est alors rendu à Beyrouth où le président de la République Michel Aoun lui a réitéré, oralement, la position du Liban. Hochstein l'a transmise par visioconférence à l'équipe de négociation israélienne. Par la suite, le département d'État américain a publié une déclaration confirmant que ces pourparlers étaient « productifs » et ont conduit à « réduire les divergences entre les deux parties ». Le communiqué a également souligné « la volonté des États-Unis de continuer à travailler avec les parties concernées dans les prochains jours, et les prochaines semaines ».

Un curieux navire

Mais que s'est-il passé pour que le Liban abandonne la ligne 29, même dans un cadre de négociations ? Quels éléments nouveaux ont poussé les deux parties à reprendre les négociations sous les auspices américains ? Et comment les dirigeants libanais sont-ils parvenus à une position unifiée après des années de désaccord sur ce dossier ?

La réponse tient en trois mots : Energean, le gaz et le Hezbollah. En effet, le 3 juin 2022, les Libanais se sont réveillés sur l'annonce de l'arrivée d'un navire appartenant à la société de production de gaz naturel liquéfié Energean. Le bateau a pris ses quartiers près du champ contesté de Karish entre le Liban et Israël, où il allait commencer sa mission d'extraction.

La nouvelle a eu l'effet d'un coup de tonnerre pour les responsables libanais, même si un tel comportement de la part d'Israël n'était pas inattendu, à la lumière de la course mondiale effrénée pour l'acquisition de nouvelles sources d'énergie afin de remplacer le gaz russe d'une part, et de la crise économique et de l'effondrement social du Liban et la division de ses responsables d'autre part. C'était également l'occasion de prendre le pouls du Hezbollah, le joueur qui conservait jusque-là un poker face sur ce dossier régalien. Depuis le début, le parti de Dieu se cantonne à une sorte de neutralité, répétant à l'envi qu'il soutiendra l'État libanais dans ses décisions quoi qu'il arrive, en référence au débat qui avait eu lieu au Liban entre le choix de la ligne 29 et celui de la ligne 23.

Toutefois, l'arrivée du navire d'Energean pouvait être perçue comme une provocation qui pousserait le Hezbollah à sortir de son silence. Peu de temps après, des informations contradictoires ont commencé à circuler sur l'activité de ce bateau (initialement présenté comme appartenant à une société grecque) et de son positionnement près de la ligne 29 : a-t-il commencé à forer dans une zone contestée, à savoir la ligne qui passe en plein milieu du champ de Karish ? En est-il au contraire loin ? Pour s'en enquérir, Michel Aoun a convoqué les experts de l'armée qui lui ont assuré que le navire avait jeté l'ancre près de la ligne 29, mais sans la franchir. Il n'a pas fallu longtemps avant qu'Israël lui-même annonce que le navire de forage était positionné à bonne distance de la ligne 29 et ne la dépasserait pas, sans toutefois démentir l'existence de travaux de forage dans le champ de Karish.

Comme par magie, cette nouvelle donnée intervenue peu après la fin des élections législatives (qui ont abouti au maintien des forces traditionnelles, mais avec une plus faible représentation parlementaire) a mis d'accord les différentes forces libanaises en présence pour inviter Amos Hochstein à reprendre les négociations entre le Liban et Israël. Celles-ci avaient été interrompues le 2 mars 2022, après le refus du Liban de la proposition américaine d'un tracé en zigzag de la ligne 23, qui priverait Beyrouth de la plupart de ses richesses marines au profit d'Israël. En réponse à cette proposition biaisée en faveur d'Israël, le pays du Cèdre a exigé l'inclusion dans ses frontières de la ligne 29, ce qui a provoqué la colère d'Israël et l'a incité à exiger un territoire qui part de la ligne 310 — demande irréaliste témoignant d'une réaction de colère, puisque cette ligne part du large de la ville de Sidon, c'est-à-dire en plein milieu de plages libanaises reconnues par le droit international.

Avec l'aimable autorisation de © L'Orient-Le Jour.
Cette carte figure dans l'article « Frontière maritime : Aoun donne ses directives à la délégation libanaise ».

Le Liban a également écrit à l'ONU à la mi-juin, soulignant que « le conflit est toujours en cours et les négociations sont au point mort, [que] donc aucune partie n'a le droit de commencer des travaux de forage et d'excavation dans les zones contestées situées au sud de la ligne 23, jusqu'au dernier point d'influence », et que « le recours d'Israël à des actions de terrain peut conduire à une confrontation ».

Le Hezbollah sort de son silence

Entre-temps, le Hezbollah a décidé de rompre le silence en déclarant le 9 juin 2022, par l'intermédiaire de son secrétaire général Hassan Nasrallah, que la préservation des droits du Liban et de ses richesses marines « est une mission aussi importante que la libération de nos territoires », avertissant « l'ennemi et ses collaborateurs étrangers des dangers de violer les droits du Liban ou de l'attaquer ». Il a également qualifié l'extraction de pétrole du champ contesté de Karish d'« agression », étant donné qu'il s'agit d'un d'« un champ commun » entre le Liban et Israël. Nasrallah a souligné que « la résistance ne restera pas les bras croisés devant la tentative de pillage de la richesse nationale et [que] toutes les options sont envisageables ». Il a enfin mis en garde les propriétaires du navire et la direction de la société Energean en les qualifiant de « partenaires dans l'agression » et en les appelant clairement à se retirer.

Dans ce même discours télévisé, Nasrallah a condamné « l'interdiction implicite internationale et américaine faite au Liban d'extraire son pétrole et son gaz, même dans les blocs situés exclusivement dans sa zone économique ». Ce faisant, le secrétaire général du parti rejoignait Michel Aoun qui avait évoqué les pressions exercées sur une société qui avait obtenu une licence de forage — il ne l'a pas nommée, mais il s'agit de la société française Total —, afin de l'empêcher de commencer ses travaux dans les blocs exclusifs du Liban. Autoriser Israël à effectuer les travaux de forage était donc lié à la reconnaissance des droits de Liban à en faire de même.

Peu de temps après le discours de Nasrallah, le ministère grec des affaires étrangères a convoqué la chargée d'affaires de l'ambassade du Liban à Athènes. Selon une déclaration du ministre libanais des affaires étrangères Abdullah Bou Habib, il lui a assuré que « le navire de forage n'appartient pas à la Grèce ». Après vérification, il s'est avéré que le navire appartenant Energean est immatriculé au Royaume-Uni. La société était au bord de la faillite avant qu'Israël n'acquière une partie de son capital, et son PDG, Matthew Ragas, est gréco-israélien.

Quant à Amos Hochstein qui a répondu à l'appel du Liban à reprendre sa diplomatie de la navette1 entre Beyrouth et Tel-Aviv, il s'est enquis auprès d'Aoun de la gravité des menaces proférées par Nasrallah concernant le navire de forage. Le négociateur américain a informé le président libanais que si un conflit éclatait par suite d'une attaque du Hezbollah contre le navire britannique, celui-ci serait considéré comme « une guerre contre les Européens », selon les déclarations de sources proches du dossier à Orient XXI. Hochstein désigne ainsi les parties qui bénéficieront du gaz extrait du champ de Karish.

Dommage collatéral de la crise ukrainienne

Le propos d'Hochstein a pris tout son sens lorsque, fin juin 2022, des sources de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul)2 ont révélé l'arrivée de navires de guerre américains hors du champ contesté, et que des mesures ont été prises pour assurer la protection de la plate-forme flottante de forage. Des sources sécuritaires libanaises ont confirmé cette information, ajoutant qu'un « escadron d'avions-espions britanniques et de l'OTAN a surveillé toute la zone maritime qui touche la frontière libanaise ».

À la suite des déclarations du département d'État américain, un contact a eu lieu entre Hochstein et Elias Bou Saab, vice-président du Parlement libanais chargé de communiquer avec les Américains sur ce dossier. Ce dernier a qualifié les déclarations américaines de positives, espérant qu'elles se traduiraient par un retour aux négociations indirectes entre le Liban et Israël.

Selon le quotidien libanais Al-Akhbar, proche du Hezbollah, « le Liban officiel a écouté les recommandations européennes indirectes, émanant de l'Allemagne, du Royaume-Uni et de la France, d'éviter l'escalade », car « Israël est en train d'extraire de l'énergie pour compenser le manque de gaz russe. Il bénéficie donc d'une couverture internationale et américaine, et les menaces du Hezbollah ne mèneront à rien »3.

Mais le samedi 2 juillet 2022, Israël a annoncé avoir intercepté trois drones lancés par le Hezbollah au-dessus du champ contesté de Karish, dans lequel il avait commencé des opérations de forage sous ce qui apparaît désormais comme une protection euro-américaine.

Dans un communiqué, le parti a confirmé avoir lancé des drones « non armés » en reconnaissance : « La mission a été accomplie et le message délivré ». Un acte qui vient confirmer les mises en garde du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, qui avait annoncé vouloir « empêcher l'ennemi de diriger l'extraction active de pétrole et de gaz du champ de Karish avant la fin des négociations », celles-ci devant inclure une clause « permettant aux entreprises internationales de travailler dans tous les champs libanais, jusqu'à la frontière avec la Syrie ». Cette opération n'a pas manqué de provoquer la colère des Américains qui ont estimé, par l'intermédiaire de leur ambassade à Beyrouth, que cette ingérence du Hezbollah pouvait menacer les négociations. Washington a ainsi exigé une condamnation officielle du Liban, qu'elle a obtenue le 4 juillet 2022, lorsque le premier ministre Najib Mikati a publié une déclaration où il estime que « toute action qui n'est pas menée par l'État libanais est inacceptable », notant que les négociations en cours avec Hochstein « ont atteint un stade avancé ». Une réaction qui a semble-t-il provoqué l'agacement du président de la République Michel Aoun.

Quant à Israël, il a averti par l'intermédiaire de son ministre de la défense que l'envoi de drones risque de « saper les négociations et l'accord qui se dessine ». Un accord que le journal Al-Akhbar a qualifié de « contraire aux intérêts du Liban », estimant que « les instances internationales, profitant de son état d'effondrement, cherchent à le lui imposer ».

Notons qu'entre temps, le PDG d'Energean, propriétaire des droits de production du champ contesté de Karish avec le Liban, a vendu 2,8 des 11,3 % de ses actions à des sociétés financières israéliennes, selon le site du journal financier israélien Globes. La société Energean, qui a remporté de nombreux contrats dans le domaine de l'exploration gazière et pétrolière en Grèce, à Chypre et en Égypte, a également une société « sœur », Energean Israel. La raison de cet accord serait le désir de la société mère de se transformer à l'avenir en une entreprise entièrement israélienne, car cela lui donnerait accès à davantage de privilèges, à la veille du quatrième cycle de licences annoncées par Tel-Aviv. L'opération libèrerait également l'entreprise des charges fiscales imposées aux sociétés étrangères opérant en Israël.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1La shuttle diplomacy ou « diplomatie de la navette » est une méthode diplomatique qui remplace les négociations entre deux parties objet de l'accord par des visites effectuées entre elles par une tierce partie.

2La Finul a été établie en mars 1978 par le Conseil de sécurité pour confirmer le retrait des troupes israéliennes du sud du Liban, rétablir la paix et la sécurité internationales et aider le gouvernement libanais à rétablir son autorité effective dans la région.

3Al-Akhbar, 30 juin 2022.

Oman. Le sultan Haïtham prépare les esprits à l'impôt sur le revenu

Héritier de déficits chroniques, le souverain Haïtham Ben Tarek est forcé à la rigueur budgétaire pour assainir des finances publiques omanaises moribondes. Le sultanat compte également introduire l'impôt sur le revenu dès 2023. Mais les conditions de sa mise en œuvre font débat dans un pays dopé à l'État-providence.

« La leçon essentielle à retenir est que ces plans doivent être établis à l'avance et leur mise en œuvre ne doit pas débuter au bord de la crise », lâche Scott Livermore, chef économiste Proche-Orient au cabinet de conseil britannique Oxford Economics. Qabous Ben Saïd Al-Saïd tire sa révérence le 10 janvier 2020 après un demi-siècle aux rênes d'Oman, le seul sultanat du Proche-Orient. Il avait dirigé d'une main de fer un pays alimenté par les revenus de la rente pétrolière. Mais le monarque avait renvoyé aux calendes grecques les réformes structurelles et politiquement sensibles, échouant ainsi à préparer Oman aux défis de long terme.

En 2015, lorsque les cours du brut s'effondrent, le Fonds monétaire international (FMI) tire la sonnette d'alarme :« Les gouvernements du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ne peuvent pas compter indéfiniment sur les ressources pétrolières pour financer leurs budgets de manière durable ». Dont acte, les réformes fiscales, économiques et politiques jalonnent les deux premières années du règne du nouveau sultan Haïtham Ben Tarek Ben Taïmour Al-Saïd. Au programme, nouvelles taxes, réduction du nombre de ministères de 26 à 19, diminution des dépenses d'investissements et reprise en main des entreprises publiques par le fonds souverain, révision des tarifs de l'électricité, non-renouvellement du contrat de 70 % des consultants étrangers travaillant pour l'État et mise à la retraite des fonctionnaires en poste depuis plus de 30 ans.

Le leitmotiv « Dépensons-nous bien ? » guide l'action du ministère des finances qui tente de rationaliser l'action publique, y compris dans les domaines de l'éducation et de la santé. La rigueur budgétaire ne touche pourtant pas tous les secteurs de manière uniforme. Oman enregistre toujours l'un des taux les plus élevés au monde de dépenses de défense et de sécurité, estimé à 24 % des dépenses publiques en 2022.

« Notre génération paie le prix des erreurs »

L'agressivité de la campagne de consolidation fiscale surprend et provoque l'ire d'une jeunesse qui ne masque plus son ressentiment à l'égard de l'élite politique : « Notre génération paie le prix des erreurs commises au cours des dernières décennies », s'exclame avec amertume une jeune Omanaise. En mai 2021, des manifestations contre le chômage éclatent, forçant le souverain à annoncer 32 000 emplois pour les jeunes diplômés. Un pas en avant, deux pas en arrière pour prévenir une fissuration de la paix sociale et renforcer sa posture de chef d'État, Haïtham Ben Tarek enregistre pourtant des succès tangibles. L'agence de notation Fitch Ratings relève sa perspective pour Oman en décembre 2021 de « négative » à « stable », en notant une « amélioration des principaux paramètres budgétaires ». La situation fiscale est « très stable et s'améliore », renchérissent, sous couvert d'anonymat, trois employés de Tawazun, un programme pour l'équilibre fiscal sous la houlette du ministère des finances.

Les inquiétudes liées aux dettes à échéance s'éloignent selon Zahabia Saleem Gupta, directrice associée à l'agence de notation S&P Global Ratings, qui place ces dernières à 6,5 milliards de dollars (6,17 milliards d'euros) en 2022 et à une moyenne de 3,5 milliards de dollars (3,32 milliards d'euros) par an entre 2023 et 2026. « Nous pensons qu'Oman sera en mesure de confortablement faire face aux remboursements de sa dette cette année grâce à un prêt syndiqué levé plus tôt dans l'année et en puisant dans les actifs du Fonds de réserve pétrolière », indique-t-elle. Les besoins de financement n'en demeurent pas moins importants, dans un contexte mondial de forte inflation qui force les banques centrales à remonter leurs taux directeurs.

Persistance de la dépendance aux revenus pétroliers

L'apparent assainissement des finances publiques doit être nuancé par une pratique en vogue dans les pays du Golfe : retirer certaines dépenses d'investissement du budget d'État en délestant la responsabilité de ces dernières sur les entités liées à l'État et au gouvernement. Ainsi, la compagnie Energy Development Oman, qui paie un dividende annuel au gouvernement, a contracté un emprunt de 2,3 milliards d'euros en 2021 pour financer des dépenses d'investissement. Dans un rapport daté de mars 2022, S&P Global Ratings note que les budgets des gouvernements du CCG sont « suffisamment solides » pour absorber le risque, hypothétique à ce stade, de détresse financière des entités liées à l'État sans détériorer significativement leur situation budgétaire. Une exception : Oman. Pour garantir la stabilité financière de ces entités, améliorer leurs performances et limiter le risque lié à la dette, le pouvoir les place sous la houlette du fonds souverain omanais qui s'empresse de restructurer plusieurs conseils d'administration.

Malgré son optimisme, Fitch Ratings pointe du doigt la persistance d'une forte corrélation entre les fluctuations des prix du pétrole et la santé budgétaire d'Oman. Selon l'agence de notation, l'augmentation des revenus des hydrocarbures, qui ont crû d'un tiers en 2021, a « probablement contribué pour plus de la moitié » de la réduction du déficit budgétaire la même année. Face à l'envolée des cours au-delà des 100 dollars (9,49 euros) le baril pour la première fois depuis 2014, le budget 2022, prudemment basé sur un baril à 50 dollars (47,44 euros), laisse présager de revenus au-delà des attentes. Une source au programme Tawazun estime que « la majorité » de la manne pétrolière supplémentaire sera allouée à la réduction de la dette publique afin de réduire le poids des paiements d'intérêts dans le budget. Ces derniers flambent, de 35 millions de rials omanais (86,35 millions d'euros) en 2014 à près d'un milliard (2,4 milliards d'euros) en 2020. Si la hausse des cours du brut joue un rôle central dans la stabilité fiscale retrouvée, la trajectoire ascendante des recettes non pétrolières, au premier rang desquelles les taxes, est indicative de progrès dans la diversification des sources de revenus. La TVA de 5 % introduite en avril 2021, dont sont cependant exclus plusieurs centaines de produits, doit rapporter au gouvernement 450 millions de rials en 2022 (1,1 milliard d'euros).

« Inculquer un sentiment d'urgence est tout à fait essentiel »

En dépit de la volonté d'aller de l'avant et de développer plusieurs secteurs économiques prometteurs, le pouvoir choisit de renouer avec les pratiques du défunt monarque : utiliser la hausse des cours du baril pour gagner du temps et faire graduellement « avaler la pilule » fiscale à une population adepte de l'État-providence. La décision de supprimer progressivement les subventions à l'électricité résidentielle d'ici à 2025 est ajournée pour perdurer durant dix ans. La région tente d'« éviter l'inévitable », indique, amère, l'une des sources au programme Tawazun, avant d'ajouter : « Je pense qu'inculquer un sentiment d'urgence est tout à fait essentiel ». En 2021, S&P Global Ratings alerte déjà sur les risques associés à un regain d'optimisme :« La hausse des prix du pétrole a fait dérailler les plans d'assainissement budgétaires des gouvernements du CCG par le passé. »

Face à un parterre de gouverneurs et de chefs tribaux, Haïtham Ben Tarek tient à rappeler son attachement à un contrat social généreux sur lequel repose en partie sa légitimité politique : « Nous suivons de près le coût de la vie et les questions qui affectent la vie de nos citoyens », s'exclame-t-il. Quelques jours plus tard, le souverain ordonne d'allouer 200 millions de rials omanais (486 millions d'euros) supplémentaires au budget de développement pour 2022.

Pour garantir la participation des plus fortunés au bien-être commun, Oman explore la possibilité de lancer le premier impôt sur le revenu de l'histoire du CCG, s'exposant au risque de perdre en compétitivité face aux autres économies du Golfe. En effet, dans leur chasse aux capitaux étrangers, les pays de la péninsule Arabique rivalisent également sur le plan fiscal, à l'image de l'Arabie saoudite qui promet aux entreprises étrangères relocalisant leurs sièges sociaux régionaux dans le royaume d'être exemptées de taxe sur les entreprises pour 50 ans. « L'impôt sur le revenu des personnes physiques est toujours en bonne voie, nous venons de terminer la rédaction de la loi et nous effectuons une certaine préparation opérationnelle. Nous nous attendons à ce que celui-ci soit opérationnel en 2023, à condition qu'il reçoive toutes les approbations, y compris le décret royal », révèlent les trois sources au programme Tawazun.

Selon Anurag Chaturvedi, directeur de la société de conseil fiscal Andersen aux Émirats arabes unis, « Le plus probable est qu'Oman instaure un impôt sur le revenu des personnes physiques. » Il ajoute que les groupes industriels et les agences proches du gouvernement s'attendent à ce que les ressortissants étrangers soient soumis à un impôt sur le revenu compris entre 5 et 9 %, au-delà d'un seuil de 100 000 dollars (246 723 euros). Tandis que les citoyens omanais seraient soumis à une tranche d'imposition de 5 % sur leur revenu du monde entier supérieur à 1 000 000 de dollars (2 467 235 euros). La distinction entre nationaux et étrangers, caractéristique des pays du Golfe, s'étend au domaine fiscal où la taxation frapperait différemment selon la couleur du passeport.

Les sources qui travaillent au programme Tawazun insistent sur la nature sociale de la taxe qui serait mise en œuvre : « Le produit de l'impôt sur le revenu sera affecté aux programmes sociaux ». L'impôt sur le revenu apparaît comme un outil pour imposer le concept de circulation transversale de la richesse, où les plus modestes bénéficient des contributions des plus fortunées, à l'inverse du contrat social vertical actuel où l'État assume le rôle de redistributeur de la rente pétrolière. Au programme Tawazun, la source conclut à propos de l'impôt sur le revenu : « À travers toute la région du CCG, la texture sociale est presque commune : la société est habituée à l'État-providence, donc, à mon avis, nous pouvons nous attendre à un changement majeur dans les mentalités. »

Sur le court terme, la perspective d'un impôt sur le revenu provoque sur les réseaux sociaux un appel à plus de transparence du gouvernement, notamment pour obtenir la garantie que cet impôt ne touche ni les classes modestes ni les classes moyennes. « […] Les taxes en elles-mêmes ne sont pas une mauvaise idée à condition que leur produit soit dépensé de manière judicieuse et efficace et qu'elles soient ponctionnées auprès des riches et non des pauvres », indique dans un tweet l'activiste omanais Alawi Almshahur. En reviendra-t-on au slogan de la révolution américaine, « pas d'imposition sans représentation » (« No taxation without representation ») ?

Quand la fin de l'ère pétrole s'invite à Dubaï Expo

Hantée par la perspective de l'après-pétrole, l'artiste koweïtienne Monira Al-Qadiri interroge le destin d'une région confrontée au déclin de cette ressource qui a fait sa richesse. Signe d'une évolution du débat dans la péninsule Arabique, l'une de ses sculptures est présentée à l'exposition universelle de Dubaï.

Au printemps 1991, le Koweït est un champ de fumée. L'armée en déroute de Saddam Hussein a mis le feu aux puits de pétrole, faisant surgir du ventre de la terre des flammes qui mettront des mois à s'éteindre. Cette scène d'apocalypse, Monira Al-Qadiri s'en souvient encore. Elle a 7 ans et ne comprend pas vraiment ce qui se joue devant elle. Elle passe la guerre enfermée à la maison, à dessiner dans le studio de sa mère, l'artiste Thouraya Al-Baqsami. On la tient à l'écart pour la protéger. Ainsi, quand son père, l'écrivain et diplomate Mohamed Al-Qadiri est emprisonné par l'armée irakienne, on lui raconte qu'il est parti en Europe.

Une expérience fondatrice

Dans cet univers limité, la fillette distingue tout de même une matière qu'elle n'avait jamais vue jusque-là. Le pétrole, tout à coup, n'est plus une abstraction. Pour la première fois de sa vie, elle le voit. Elle prend également conscience de l'existence de l'industrie pétrolière, dont les opérations se tiennent à l'écart du public, et comprend que le pétrole n'est pas « cette potion magique, métaphysique, que Dieu a envoyée pour rendre tout le monde riche »1 . « C'était un moment très étrange de voir le pétrole se révéler à nous comme une substance issue de la terre », se souvient l'artiste.

Pour cette amoureuse des arts visuels, l'expérience sera fondatrice. Elle devient le fil conducteur d'une pratique et d'une réflexion qui se déclinent entre l'installation, la vidéo et la sculpture. Dès 2014, Monira Al-Qadiri commence à créer des sculptures inspirées des technologies de forage pétrolier. Une façon d'approcher cette substance difficile à saisir et qui, bien qu'ayant transformé en profondeur les sociétés du Golfe, occupe assez peu de place dans ses représentations culturelles et artistiques. Librement réinterprétées, les têtes de forage pétrolier deviennent, dans l'imagination de la plasticienne, de mystérieuses créatures tout droit sorties d'un film de science-fiction.

Future Past, 2021

Pour elle, le pétrole a en effet quelque chose d'extraterrestre : « Je le vois comme un personnage venu d'ailleurs, qui a débarqué dans le paysage pour tout changer. Mais un jour, le vaisseau spatial repartira », met-elle en garde. Al-Qadiri a d'ailleurs baptisé sa série sur les technologies de forage pétrolier d'un nom sans équivoque : Alien Technology. Contrairement à ses parents, qui ont vécu la transformation rapide du pays, « les routes et les maisons en terre, et puis soudain, cet extraterrestre pétrolier qui a débarqué », la trentenaire n'a connu qu'un Koweït « clinquant, sophistiqué et futuriste ». Elle se définit comme une « enfant du post-pétrole », car à sa naissance en 1983, la période d'optimisme des années 1960 et 1970, cet « âge d'or » pendant lequel le pétrole semblait ouvrir d'infinies possibilités, s'était déjà éloigné.

Un aboutissement et une consécration

En octobre 2021, l'artiste se trouvait à Dubaï pour l'ouverture de l'Expo 20202. Une de ses sculptures, Chimera, fait partie des onze œuvres commissionnées par l'architecte et curateur égyptien Tarek Aboul Foutouh qui dirige le programme d'art public de l'exposition internationale. Installée entre le pavillon marocain et celui de l'Union africaine, Chimera détonne dans le décor de béton. Comme les autres œuvres de la série Alien Technology, la sculpture figure une tête de forage pétrolier refaçonnée, d'une hauteur de 5 mètres. Sa couleur, insaisissable, oscille entre le vert et le violet, avec toute une gamme de reflets qui scintillent sous l'effet de la lumière — la teinte du pétrole.

Pour Monira Al-Qadiri, la présence de cette sculpture à l'Expo 2020 est un aboutissement. Certes, elle est heureuse d'avoir réussi à reproduire aussi fidèlement la palette chromatique du pétrole. Mais c'est surtout que, comme les dix autres œuvres du programme d'art public, Chimera est destinée à rester définitivement dans ce qui deviendra un nouveau quartier de Dubaï. « À ma connaissance, c'est la première fois qu'une œuvre contemporaine sur le pétrole s'installe de manière permanente dans l'espace public d'une ville du Golfe », commente la jeune femme qui ne cache pas son émotion. Un rêve devenu réalité :

Quand j'ai commencé à travailler sur cette thématique en 2014, c'était un sujet un peu risqué. Mais depuis, le débat dans la région a évolué. Tout le monde sait aujourd'hui que le pétrole n'est pas durable, qu'il détruit la planète, et qu'il nous faut trouver d'autres ressources pour construire nos vies, notre économie et notre culture. C'est la raison pour laquelle Tarek [Abou El-Fetouh] a pu obtenir que Chimera soit exposée, d'autant que l'écologie et la durabilité font partie des thèmes centraux de l'Expo.

Deep Float, 2017
© Stroom den Haag/Série Deep Float

À quelques centaines de mètres de là, le pavillon Terra qui accueille les visiteurs à l'entrée du district dédié à la durabilité semble lui faire écho. Il propose une remise en question assez radicale de la surconsommation, pointant ses effets toxiques sur l'environnement. Le discours étonne, surtout à Dubaï, une ville qui s'est largement construite sur les rêves consuméristes. Il montre combien les préoccupations environnementales ont intégré le langage officiel, même si elles peinent encore à se traduire par des actions concrètes.

Une histoire golfienne entre pétrole et perle

Chimera tranche par ailleurs avec les représentations artistiques que l'on rencontre habituellement dans les espaces publics des villes du Golfe, où les passants ont plutôt l'habitude de voir des fresques montrant un désert idéalisé. L'artiste koweïtienne rêve d'installer une de ses sculptures dans chaque capitale du Golfe, d'autant qu'elles ne parlent pas seulement du pétrole, mais aussi de la perle, cet autre trésor naturel qui a longtemps façonné le destin de la région.

En leur donnant l'allure de créatures marines, l'artiste crée intentionnellement un lien avec le monde sous-marin sur lequel a prospéré l'industrie perlière. Durant des siècles, la pêche à la perle a été une des principales activités économiques de la péninsule arabique. Au XIXe siècle, les perles du Golfe s'exportaient de Bombay à New York en passant par Paris, contribuant à l'essor de villes comme Dubaï ou Muharraq, l'ancienne capitale de Bahreïn, et positionnant la région dans une économie mondialisée. Le commerce s'effondre au milieu du XXe siècle, à la suite, notamment, de l'invention de la perle de culture par les Japonais, du crash boursier de 1929 et d'une chute de la demande de nacre, dont les coquilles d'huîtres du Golfe regorgeaient, et qui était utilisée pour fabriquer les boutons de chemise.

Wonder, 2016-2018
© Marius-Land/Série Wonder

Monira Al-Qadiri a réalisé qu'aussi surprenant que cela puisse paraître, la couleur de la perle était d'une certaine manière proche de celle du pétrole : une couleur dichroïque, qui prend une teinte différente selon la lumière et l'angle de vision. Cette constatation a des échos intimes pour elle dont le grand-père, Issa Al-Qadiri, chantait sur les bateaux qui s'en allaient chercher les précieuses boules nacrées au large.

Inspirée par l'image de cet aïeul qu'elle n'a jamais connu, elle a imaginé en 2018 une installation qui évoque ce passé qu'elle ne connait que sous une forme folklorisée. Diver est une courte vidéo montrant des danseuses revêtues d'une combinaison iridescente, évoluant dans une eau sombre au son d'un air traditionnel chanté par les pêcheurs de perles.

Postée devant Chimera, l'artiste koweitienne époussette un peu du sable qui s'est déjà posé dessus. Avec ses cheveux noir jais qu'elle porte comme un casque sur la tête, elle a un peu l'allure d'un personnage de manga, elle qui a longtemps vécu à Tokyo, oubliant presque son arabe. Chimera, au fond, c'est un peu elle, l'autoportrait d'une artiste qui se vit comme une créature « mutante », tissée de bouts de perle et de pétrole.

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Monira Al-Qadiri


1Toutes les citations sont issues de l'entretien de l'autrice avec l'artiste.

2NDLR. L'exposition de Dubaï a été décalée d'une année à cause de la pandémie de Covid-19.

Les pays du Golfe se branchent sur l'électricité renouvelable

Classés parmi les plus gros consommateurs de kilowattheures au monde par habitant, les pays du Golfe restent dépendants des énergies fossiles pour leur production électrique. Mais un taux d'ensoleillement exceptionnel commence à faire bouger les compteurs.

Sans l'intervention de l'État et la mise à contribution de l'énergéticien Électricité de France (EDF), le prix de l'électricité dans l'Hexagone aurait augmenté de 44,5 % pour les particuliers au 1er février 2022, indique la Commission de régulation de l'énergie. Cette envolée sur fond de flambée des cours du gaz et d'augmentation du prix de la tonne de CO2 sur le marché du carbone européen met en lumière le poids prépondérant des énergies fossiles dans la production du courant consommé en Europe.

À 5 000 kilomètres de Paris, si la facture des ménages saoudiens ne connaît pas de hausse significative cette année grâce aux subventions gouvernementales qui anesthésient les prix, l'électricité n'en demeure pas moins carbonée. Plus de 43 % des kilowattheures (kWh) produits par le royaume de l'or noir en 2019 le sont dans des centrales électriques fonctionnant au pétrole, un chiffre 15 fois supérieur à la moyenne mondiale. Malgré un taux d'ensoleillement parmi les plus importants au monde avec 3 400 heures de soleil par an à La Mecque, soit deux fois plus que dans la capitale française, l'Arabie saoudite peine à mobiliser cette ressource naturelle pour assouvir un appétit électrique vorace.

À l'image du Royaume, les cinq autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) se classent tous parmi les plus gros consommateurs de kWh au monde par habitant. En cause notamment, le recours massif à des climatiseurs énergivores dans les maisons, bureaux et centres commerciaux pour isoler les populations des torrides chaleurs estivales de la péninsule Arabique. Entre 2003 et 2013, date à laquelle les climatiseurs saoudiens engloutissent 70 % du courant électrique du pays, la consommation d'électricité dans le Golfe croît plus rapidement que n'importe où ailleurs dans le monde, à un rythme annuel de 6 à 7 %.

La consommation débridée s'explique en partie par un manque de sensibilisation au véritable coût du kWh et à son impact environnemental (les subventions d'État sont néanmoins sur le déclin, sur fond de rationalisation des budgets publics), ainsi que la faible efficacité énergétique des constructions, infrastructures et équipements publics.

Électricité verte sous haut voltage

Longtemps onéreuse, l'énergie renouvelable ne l'est plus, le solaire offrant aujourd'hui l'électricité la moins chère de l'histoire. « Lorsque les jeunes Saoudiens jouent à des jeux en ligne et voient des éoliennes, ils se demandent pourquoi nous n'en avons pas déjà ici », ose Mohamed Alshammari, un jeune Saoudien actif au sein d'un projet associatif pour faciliter la communication entre la jeunesse et les responsables politiques du Royaume.

Aux Émirats arabes unis (EAU) voisins, l'ajout de fermes solaires à un mix énergétique dominé par le gaz naturel est un impératif alors que les gourmands véhicules électriques se démocratisent dans les rues de Dubaï. Les parcs solaires Mohamed Ben Rachid Al-Maktoum à Dubaï et Noor à Abou Dhabi sont parmi les plus importants au monde. Le pays vise à l'horizon 2050, date à laquelle les EAU se sont engagés à atteindre la neutralité carbone, un mix énergétique composé à 44 % de renouvelable, 50 % de gaz naturel et de charbon (Dubaï annonce à présent vouloir convertir au gaz naturel la centrale électrique au charbon d'Hassyan, opérationnelle depuis 2020), et 6 % de nucléaire. L'Autorité de l'eau et l'électricité de Dubaï (DEWA) affirme également travailler sur l'efficacité énergétique des installations et avoir réduit les pertes dans les réseaux de transmission d'électricité à 3,3 %, « contre 6 à 7 % enregistrés en Europe et aux États-Unis », précise son patron, Saeed Mohamed Al-Tayer.

Dans le sillage des EAU, organisateur de la 28e conférence annuelle de l'ONU sur le climat en 2023 (COP28), l'Arabie saoudite du prince héritier Mohamed Ben Salman annonce vouloir atteindre 50 % d'électricité issue du renouvelable en 2030, contre seulement environ 0,1 % en 2019, soit un accroissement considérable de plus de 45000 % d'ici la fin de la décennie. « Ils n'atteindront peut-être pas tous les objectifs, mais voir la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité passer à 10-20 % dans les cinq à sept prochaines années est réaliste », indique une source dans le secteur énergétique saoudien sous condition d'anonymat.

Selon une estimation du groupe de réflexion environnemental britannique Carbon Tracker, couvrir de fermes solaires et éoliennes seulement moins de 1 % du territoire saoudien suffirait pour répondre aux besoins énergétiques du pays. À noter cependant l'impact des conditions climatiques locales sur la performance des panneaux solaires. Selon une étude datée de 2019 résultant d'analyses de terrain menées aux EAU, l'accumulation de poussières sur les installations solaires réduit la production d'électricité de 12,7 %. Pour limiter le phénomène, le pays se trouve contraint de devoir doter ses fermes solaires de machines de dépoussiérage robotisées.

La Saudi Electricity Company, compagnie nationale d'électricité, n'a pas répondu à une demande de commentaire concernant le calendrier de retrait des centrales au pétrole. Un agenda ambitieux qui pousse les critiques à douter de la sincérité environnementale sur des objectifs qui visent à limiter le recours aux énergies fossiles pour produire de l'électricité, de surcroît dans un contexte de remontée des cours vers le seuil symbolique des 100 dollars (87,53 euros) le baril. « Il est important que tout mouvement vers les énergies renouvelables soit motivé par le désir de prendre davantage de responsabilités dans la lutte mondiale contre le changement climatique, plutôt que par la seule motivation économique de libérer davantage de combustibles fossiles pour les exporter dans le monde entier », commente Ahmed El Droubi, chargé de campagne pour Greenpeace Moyen-Orient et Afrique du Nord. Le 24 janvier 2022, Oman, qui vise 39 % d'énergie renouvelable d'ici à 2040, annonce avoir raccordé à son réseau le parc solaire Ibri 2 composé d'environ 1,5 million de panneaux solaires bifaciaux.

Outre l'opportunité d'accroître leurs exportations de brut, les pays du Golfe — notamment l'Arabie saoudite, les EAU et Oman — voient dans l'électricité verte une opportunité : bâtir une rente autour de l'exportation d'hydrogène vert, un vecteur d'énergie produit en divisant les molécules d'eau au moyen d'un courant électrique d'origine renouvelable. Même si celui-ci n'en est qu'à ses balbutiements, le coût de production d'un kWh doit chuter de plus de 50 % pour être une « alternative viable aux carburants conventionnels » analyse l'agence de notation S&P Global Ratings. L'hydrogène vert est jugé comme un complément de choix aux énergies renouvelables, en particulier pour accélérer la décarbonation des industries les plus difficiles à décarboner. « Je pense que vous avez ici une pépite d'avenir », résume le président français Emmanuel Macron dans un discours en novembre 2021. Forte de ce constat, l'Arabie saoudite annonce vouloir ouvrir la plus grande usine d'hydrogène vert du monde sur les terres de NEOM, la ville futuriste annoncée par Mohamed Ben Salman, mais qui demeure encore largement à l'état de projet. Et le pays vise 750 000 emplois dans le secteur des énergies renouvelables au cours des dix prochaines années ; une aubaine à l'heure où accroître l'emploi des Saoudiens est une priorité d'État.

Pour autant, il ne faut pas s'y tromper, la transition vers l'électricité renouvelable demeure une affaire de mégaprojets étatiques qui ferme soigneusement la porte à toute velléité de participation horizontale. Si l'essor des toitures solaires vise à transformer les habitations en unités de production d'énergie décentralisées, les compagnies d'électricité du Golfe, qui jouissent d'un monopole sur la distribution, défendent au contraire un modèle de production centralisé. L'absence d'incitation pour revendre le surplus d'électricité au réseau rend l'émergence de microréseaux décentralisés exploités au niveau communautaire très peu probable selon plusieurs analystes, garantissant ainsi le maintien du statu quo. Au Qatar, où la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité est de 0 %, la réglementation ne permet pas aux citoyens de vendre du courant vert au réseau électrique. A contrario, l'entreprise monopolistique Qatar General Electricity & Water Co (Kahramaa) s'apprête à commercialiser les kWh d'Al-Kharsaah, la première centrale solaire du pays dont le raccordement au réseau est prévu avant le début de la Coupe du monde de football 2022.

La coopération régionale a besoin d'une recharge

Sur le modèle du réseau électrique européen, aujourd'hui accusé par le ministre français de l'économie Bruno Le Maire de faire peser sur les citoyens français le coût d'une électricité carbonée produite hors des frontières, les pays du Golfe interconnectent leurs réseaux électriques nationaux à partir de 2009 afin de prévenir les coupures de courant. Sous la houlette de l'Autorité interconnexion électrique du CCG (GCCIA), le réseau régional, bien que jugé « assez intéressant » par Grzegorz Onichimowski, ancien responsable des opérations de marché au GCCIA, demeure un échec. Le volume des échanges transfrontaliers d'électricité dans le Golfe « reste faible » et le concept de marché régional « n'a pas beaucoup progressé », selon une étude réalisée en 2020 par le Centre du roi Abdallah pour les études et les recherches pétrolières. Au sein du GCCIA une source non autorisée à commenter publiquement affirme que l'interconnecteur est utilisé à 10 % de sa capacité. Les pays du Golfe continuent « d'injecter de l'énergie dans le réseau pour qu'il reste actif ».

Le réseau électrique du CCG pourrait néanmoins gagner ses lettres de noblesse avec le développement des énergies renouvelables qui, par nature, favorisent l'intégration de lieux de production épars afin d'assurer un approvisionnement constant en dépit de la nature intermittente des énergies solaire et éolienne. De fait, développer les ressources en vent dont disposent l'Arabie saoudite, Oman et le Koweït est un potentiel vecteur de coopération pour répondre à la demande en électricité de la région après le coucher du soleil.

Mais un meilleur usage du GCCIA et la mise en commun des dépenses d'investissement pour créer des capacités régionales se heurte à la rivalité économique croissante entre l'Arabie saoudite et les EAU pour le leadership économique et à la question des subventions. En effet, l'électricité fortement subventionnée offerte aux citoyens dans le cadre de la redistribution de la rente pétrolière est un facteur limitant. « Personne ne veut subventionner le voisin […]. Avec l'arrivée des énergies renouvelables dans la région, ils doivent repenser l'ensemble du concept », résume Grzegorz Onichimowski.

À moins que le déploiement futur de batteries à grande capacité n'offre l'option de libérer l'énergie solaire récoltée localement durant la journée lorsque la consommation atteint son pic en soirée.

Pays du Golfe. La chasse aux capitaux étrangers

Fonds souverains, endettement discret des entreprises pétrolières ou encore vente d'actions, les pays du Golfe cherchent la martingale pour attirer les capitaux étrangers. Les investissements sont jugés essentiels pour diversifier l'économie régionale au-delà de la rente pétrolière.

En vue de l'introduction en bourse de l'autorité de l'eau et l'électricité de Dubaï (DEWA), le dirigeant de la capitale économique des Émirats arabes unis assure le road show en personne. « Investir dans DEWA, c'est investir dans l'avenir de Dubaï », lance Cheikh Mohamed Ben Rashid Al-Maktoum. Cette marque d'intérêt pour la cotation boursière de l'entreprise publique qui fournit les 3,4 millions d'habitants de l'Émirat en eau et électricité est le dernier signe en date de la volonté de redynamiser le marché financier de Dubaï (Dubai Financial Market, DFM).

Dans le sillage d'Abou Dhabi et de Riyad où les introductions en bourse se multiplient, Dubaï identifie sa place boursière comme un véhicule de choix pour encourager l'afflux de capitaux étrangers. L'entrée en bourse en octobre 2021 de la compagnie d'énergie saoudienne ACWA Power illustre ce lien, parfois abstrait, entre les marchés boursiers du Golfe et le financement des entreprises locales. Durant son introduction, la société a levé 1,2 milliard de dollars (1,06 milliard d'euros) en vendant une partie des actions. L'actionnaire principal, le fonds souverain saoudien Public Investment Fund (PIF), en a profité pour réduire sa participation afin de réorienter du capital vers d'autres projets. La cotation d'un nombre croissant d'entreprises sur les indices boursiers du Golfe, en particulier en Arabie saoudite, offre une stratégie de sortie claire aux investisseurs de la première heure et des opportunités pour les financiers internationaux.

Des bourses en circuit fermé

À ce jour, pourtant, les bourses du Golfe fonctionnent en circuit fermé, faute de parvenir à séduire les acheteurs étrangers. Plus de la moitié des entreprises cotées sur le Tadawul, la Bourse d'Abou Dhabi et le DFM enregistrent moins de 5 % de participation étrangère fin 2021. Ce manque d'intérêt des investisseurs internationaux s'explique en partie par la faible capacité d'innovation et d'expansion à l'international de la plupart des entreprises du Golfe, des indices boursiers peu diversifiés et faiblement représentatifs de la frange non pétrolière des économies et le fait que nombre de grands conglomérats familiaux qui dominent l'économie hors hydrocarbures de la région ne sont pas cotés, pas plus que ne le sont les petites et moyennes entreprises. « Les noms de la pétrochimie et de la banque représentent près de 60 % du poids de l'indice boursier de Tadawul », analyse Mazen Al-Sudairi, responsable de la recherche chez Al-Rajhi Capital à Riyad. Les entreprises publiques qui forment le socle des places boursières du Golfe «  n'ont pas tendance à intéresser les gestionnaires actifs qui craignent que les intérêts de l'État l'emportent souvent sur les leurs en tant qu'actionnaires minoritaires » commente Hasnain Malik, directeur de la stratégie Marchés émergents et frontières chez Tellimer, un fournisseur de données sur les marchés émergents.

Des réformes pour convaincre les investisseurs

En attendant de convaincre les gérants de fonds d'investissement internationaux, les pays de la région doublent la mise pour rendre leurs économies plus attractives aux entreprises étrangères intéressées par des investissements en nature : ouvrir une joint-venture ou une usine, lancer un produit ou implanter un siège social régional à équidistance des marchés africains et asiatiques. Afin d'accroître une image déjà jugée libérale selon les standards régionaux et convaincre des entreprises, mais aussi des personnes fortunées d'établir leur résidence sur les rives du golfe Persique, les Émirats arabes unis lancent un plan de réformes sociales durant la crise de la Covid-19, incluant la démocratisation des visas de résidence longue-durée, la décriminalisation des relations consensuelles hors mariage ou encore le lancement d'un tribunal pour traiter les affaires familiales non musulmanes.

En Arabie saoudite voisine, le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS), engagé dans une compétition à l'attractivité avec les Émirats arabes unis, et en particulier Dubaï, souhaite faire oublier la version ultra-rigoriste de l'islam propagée à travers le monde par le Royaume pendant des décennies et présenter une nouvelle Arabie aux investisseurs étrangers. Les changements sociaux symbolisés par l'octroi aux femmes du droit de conduire et le développement d'une offre de divertissements teintée des paillettes de la globalisation marquent le début d'une nouvelle ère où le potentiel de consommation que représente la jeunesse saoudienne est priorisé.

Transformer les règles de concurrence

Le Royaume dépoussière également sa culture commerciale, autrefois inflexible. Selon le ministre de l'investissement Khalid Al-Falih, plus de la moitié des 400 réglementations relatives aux investissements directs étrangers ont été révisées, afin d'accroître l'intérêt des investisseurs étrangers pour la première économie du monde arabe. Khalid Al-Falih annonce pour la décennie à venir un objectif ambitieux d'investissement « supérieur à 3 000 milliards de dollars » (2 650 milliards d'euros). Depuis le lancement en 2016 du Programme national de transformation, le pays a « non seulement manqué les objectifs, mais a régressé par rapport au point de départ » en termes d'investissements étrangers, analyse Bloomberg.

Le flux actuel de capitaux étrangers demeure en partie contraint par le besoin d'efforts accrus pour protéger les droits de propriété intellectuelle, résoudre les violations existantes et assurer aux investisseurs un accès à une justice transparente et indépendante du pouvoir en place. « La transformation numérique, la poursuite d'une politique commerciale axée sur les exportations pour améliorer l'accès aux principaux marchés, et la garantie d'un processus consultatif pour les réformes réglementaires et l'élaboration de règles sont autant de mesures à prendre pour accroître les investissements », précise Steve Lutes, vice-président des affaires du Proche-Orient à la chambre de commerce américaine. L'interdiction faite aux étrangers de détenir 100 % des parts d'une entreprise enregistrée dans les pays du Golfe — exception faite des Émirats arabes unis — est un autre frein. « J'ai investi des sommes importantes, mais dans le cadre de la kafala, je demeure un simple employé, sous le parrainage d'un Qatari qui est l'actionnaire majoritaire […] Beaucoup d'entrepreneurs veulent investir dans le Golfe, mais nombreux sont ceux qui ne donnent pas suite, car ils veulent pouvoir faire des affaires sans être sous la tutelle d'un sponsor », commentait en janvier 2021 Sayed Ali Zakir Naqvi, un entrepreneur pakistanais qui dirige une flotte Uber au Qatar. De surcroît, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) refusent d'aligner leurs pratiques commerciales, privant ainsi les investisseurs étrangers des économies d'échelle que pourrait générer le fait d'approcher la région en tant que marché unique de 60 millions de consommateurs.

Des projets à la rentabilité incertaine

La région, et notamment l'Arabie saoudite, mise également sur une offre de mégaprojets étatiques clefs en main. Neom, une ville futuriste qui n'existe aujourd'hui que sur Power Point, est présentée comme un lieu où peuvent s'investir des centaines de milliards d'euros. Les critiques doutent cependant de la rentabilité du projet et n'hésitent pas à le qualifier de mégalomane, citant l'expérience ratée de la King Abdullah Economic City qui a sombré dans l'oubli avant même de décoller. Pour susciter l'intérêt des investisseurs pour les mégaprojets, Riyad s'attèle à « verdir » ces derniers dans l'espoir d'attirer les flux de capitaux tenant compte de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Mais face à la frilosité des investisseurs étrangers, le Royaume doit se résigner à l'évidence : diversifier l'économie locale passera avant tout par le déploiement de capitaux saoudiens. Le prince héritier saoudien MBS annonce donc avoir mobilisé dans le cadre du programme Shareek (Partenaire) 24 entreprises du secteur privé, dont le géant pétrolier Saudi Aramco et l'entreprise pétrochimique SABIC. Objectif : réduire les dividendes distribués aux actionnaires pour injecter 1 300 milliards de dollars (1 146 milliards d'euros) dans l'économie au cours de la prochaine décennie. Selon Scott Livermore, économiste en chef à Oxford Economics Proche-Orient, se tourner vers l'intérieur peut également « réduire le risque dans la mise en œuvre de certains des objectifs de Vision 2030 en ne dépendant pas des investissements directs étrangers ». Une participation annoncée volontaire qui, au regard des pratiques passées du pays, laisse planer le soupçon que ces entreprises soient forcées d'investir dans des projets sans lien direct avec leur cœur d'activité. L'initiative s'inscrit dans le cadre d'un vaste plan d'investissement de 3 200 milliards de dollars (2 800 milliards d'euros) impliquant le Public Investment Fund. Le fonds souverain s'engage à injecter 40 milliards de dollars (35 milliards d'euros) dans l'économie saoudienne chaque année jusqu'en 2025, même si les taux de rendement des capitaux déployés localement sont, à ce jour, moins élevés que ceux obtenus sur les marchés boursiers ou immobiliers internationaux. Cela n'échappe pas aux investisseurs étrangers, qui doutent du réel potentiel de profitabilité des projets lancés par le prince héritier saoudien.

En parallèle, les pays du Golfe abattent leur carte maîtresse, les entreprises pétrolières, pour convaincre les investisseurs étrangers. Saudi Aramco et la compagnie pétrolière nationale d'Abou Dhabi, positionnées pour fournir les dernières gouttes de pétrole que le monde consommera, sont des véhicules propices à attirer des investissements étrangers. En 2021, les entreprises énergétiques du Golfe ont émis 30,5 milliards de dollars de dette (27 milliards d'euros), le niveau le plus élevé depuis au moins 25 ans. Ce chiffre rappelle que les économies du Golfe demeurent avant tout associées pour les investisseurs étrangers à la forte rentabilité du capital investi dans les sociétés pétrolières.

Au paradis de l'or noir, changement de discours sur le climat

Les six pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) figurent parmi ceux dont les émissions de CO₂ par habitant sont les plus élevées au monde. À l'heure du combat pour la décarbonation de l'économie mondiale, ces pétromonarchies affichent des objectifs de neutralité carbone sans pour autant abandonner l'exportation d'hydrocarbures.

À contre-courant de l'opinion internationale, le prince Abdulaziz Ben Salman assure que « chaque molécule » des 297 milliards de barils de brut qui gisent dans le sous-sol saoudien sortira de terre. Le ministre de l'énergie de cette monarchie héréditaire qui fournit près de 10 % du pétrole brut consommé dans le monde nourrit l'ambition de voir son pays conserver son leadership sur les marchés énergétiques. Quitte à demander aux scientifiques des Nations unies de retirer un appel à « l'élimination progressive des combustibles fossiles » d'un rapport climatique publié mi-2021. Pour justifier le fait que son prochain véhicule ne sera « assurément » pas électrique, Abdulaziz Ben Salman affirme lors du lancement d'une « initiative verte » saoudienne : « Je dois être fidèle à mes convictions ».

Pourtant, malgré un positionnement sans ambiguïté tourné vers la continuation de l'ère du tout-pétrole, l'Arabie saoudite, comme les autres pétromonarchies du golfe Arabo-Persique, cherche à tirer profit de l'émergence de l'économie décarbonée. En 2019, le fonds d'investissement étatique saoudien (Public Investment Fund) acquiert les deux tiers du capital de Lucid Motors, un constructeur de véhicules électriques haut de gamme. La startup américaine annonce l'ouverture d'une usine dans le royaume en 2024 pour servir un marché local de 35 millions d'habitants encore vierge. Le réseau de bornes de recharge est quasi inexistant et les permis requis pour importer des véhicules électriques sont délivrés au compte-gouttes.

Dans la ligne d'un positionnement assumé qui joue sur les deux tableaux, les Émirats arabes unis (EAU) se sont engagés en amont de la 26e conférence annuelle de l'ONU sur le climat (COP26) à atteindre la neutralité carbone en 2050, une première pour un pétro-État du Proche-Orient. Dans leur sillage, l'Arabie saoudite et le Bahreïn visent à présent la neutralité carbone en 2060, rejoignant plus de 130 nations déterminées à contrôler leurs émissions de gaz à effet de serre. « C'est une décision qui change la donne, qui change l'histoire », salue Patricia Espinosa, secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). À noter le silence du Koweït, d'Oman et du Qatar. L'organisateur de la Coupe du monde de football 2022 promet néanmoins un tournoi neutre en carbone, sans en préciser le mode opératoire. « D'après mes conversations avec les officiels, ils ne sont pas vraiment partants pour un plan ”net zéro” », révèle Sayeed Mohamed, spécialiste des politiques environnementales et directeur de la stratégie à l'ONG qatarie Mouvement des jeunes Arabes pour le climat (Arab Youth Climate Movement).

Dix milliards d'arbres en Arabie saoudite

« Qu'il s'agisse des Émirats arabes unis, de la Chine, du Japon ou des États-Unis, il est déjà important d'avoir un objectif "net zéro", puis vient le débat évident sur la crédibilité de cet objectif et sur la manière dont ils vont y parvenir », analyse Assaad Razzouk, un entrepreneur libano-britannique basé à Singapour et spécialisé dans les énergies renouvelables. Mais des voix s'élèvent pour questionner le mouvement neutralité carbone rejoint par un nombre croissant d'États et d'entreprises à travers le monde. Dans un tweet publié en marge de la COP26, Greta Thunberg s'offusque des stratégies de compensation des gaz à effet de serre émis. L'activiste suédoise assimile ces dernières à un permis de polluer en lieu et place d'une réduction des émissions d'origine humaine : « Les profiteurs-pollueurs considèrent la compensation comme leur “carte de sortie de prison gratuite” dans le jeu climatique ».

En effet, si la neutralité carbone implique une réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle signifie avant tout la compensation du carbone qui continue d'être émis, notamment via son stockage dans des formations souterraines ou des solutions naturelles telles que des forêts. « Ces arbres ne vont pas aspirer le dioxyde de carbone immédiatement. C'est un habitat naturel, il faut du temps pour qu'ils poussent et commencent à absorber le dioxyde de carbone », nuance Sayeed Mohamed à propos du projet porté par l'Arabie saoudite de planter dix milliards d'arbres à travers le pays dans les décennies à venir, s'épargnant au passage l'épineuse question d'une profonde remise en question d'un modèle de société carboné apprécié de la population locale.

Les pays du Golfe n'ont pas encore révélé leur feuille de route pour atteindre l'objectif de neutralité carbone, mais la compensation devrait jouer un rôle central, en ligne avec l'approche saoudienne qui refuse de voir le pétrole comme un ennemi, préférant faire campagne pour la compensation. Selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), un organisme longtemps réputé proche des groupes pétroliers, la neutralité carbone à l'horizon 2050 est compatible avec les efforts visant à limiter le réchauffement de la planète à + 1,5° C par rapport à l'ère préindustrielle.

Une consommation énergétique hors normes

Sur le front énergétique, les six pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) disposent d'un vaste potentiel pour faire mieux. À ce jour, ils enregistrent en effet l'une des plus importantes consommations énergétiques par habitant au monde, notamment causée par l'omniprésence de climatiseurs pour isoler les habitants des torrides chaleurs estivales dépassant régulièrement les 50° C. Et ceux-ci fonctionnent grâce à un courant électrique polluant : malgré un taux d'ensoleillement généreux, l'Arabie saoudite ne produit en 2018 que 0,04 % de son électricité à partir d'énergies renouvelables. La monarchie continue d'être l'un des derniers pays au monde à produire plus de 40 % de son électricité dans des centrales électriques fonctionnant au pétrole et engloutit chaque jour trois millions de barils de brut pour assouvir ses besoins énergétiques domestiques et faire tourner ses usines de dessalement d'eau de mer, soit autant que le Brésil, un pays pourtant six fois plus peuplé.

Face à la chute des coûts de production de l'électricité renouvelable (le solaire est désormais l'électricité la moins chère de l'Histoire) et au besoin d'assainir ses finances publiques, la première économie arabe vise à atteindre 50 % d'électricité issue du renouvelable en 2030. « Ils n'atteindront peut-être pas tous les objectifs, mais voir la part des énergies renouvelables dans la production d'électricité passer à 10-20 % dans les cinq à sept prochaines années est réaliste », indique une source dans le secteur énergétique saoudien.

Au-delà de migrer vers une production d'électricité et d'eau potable moins gourmande en énergies fossiles, les États du Golfe peuvent également miser sur un fort taux d'urbanisation, compris entre 84 % en Arabie saoudite et 100 % au Koweït, pour optimiser le coût environnemental par habitant des infrastructures. L'AIE alerte sur l'importance d'optimiser « l'efficacité énergétique des bâtiments », sans quoi les pays ne peuvent « pas atteindre leurs objectifs climatiques ». Si les bâtiments accrédités « verts » sont encore rares dans la péninsule Arabique (seulement 12 à Oman), tout comme est peu répandue l'utilisation de capteurs intelligents pour l'éclairage et les thermostats, ou d'algorithmes d'efficacité énergétique pilotés par l'intelligence artificielle, les EAU donnent la direction, avec 869 bâtiments classés verts et l'obligation depuis 2014 pour tout nouvel édifice de se conformer à la réglementation des bâtiments verts.

« Les politiques d'urbanisme peuvent encourager les bâtiments à haut rendement énergétique et prévoir l'intégration de la production d'énergie sans carbone dans l'environnement déjà bâti », commente Huda Shaka, experte en villes durables et fondatrice du blog sur le développement durable dans les villes arabes The Green Urbanista. Les forts taux d'urbanisation sont également une aubaine pour repenser la mobilité golfienne autour d'un meilleur usage des transports en commun. Dans les rues du centre commercial du Golfe à Dubaï, les réseaux de métro, de tramway et de bus qui ont enregistré environ 212 millions de voyages en 2020 sont d'ores et déjà une réalité de la vie quotidienne pour de nombreux travailleurs étrangers.

En Arabie saoudite, le prince héritier Mohamed Ben Salman annonce The Line, une ville sans voitures de 170 kilomètres de long qui promeut un mode de vie communautaire, décarboné et bâti autour de nœuds de transport. Les critiques demeurent cependant dubitatifs, soulignant les mauvais résultats de la région dans la mise en pratique de ses objectifs ambitieux. Et l'exemple omanais révèle l'ampleur de la tâche. « Les autorités rencontrent des difficultés à faire évoluer les mentalités, notamment pour réduire la dépendance à l'égard des voitures », note Islam Bouzguenda, experte en durabilité sociale et maître de conférences à l'université de Twente aux Pays-Bas, après plusieurs expériences professionnelles en Oman.

Prendre place à la table des négociations climatiques

Les six pays du CCG figurent parmi les douze pays dont les émissions de dioxyde de carbone (CO₂) par habitant sont les plus élevées au monde. Les émissions de CO₂ de l'Arabie saoudite sont estimées en 2019 à près de 580 millions de tonnes, soit par habitant près de quatre fois plus qu'en France. Mais l'apparente consommation énergétique débridée des pays du Golfe masque en réalité la responsabilité de l'économie mondiale dans ces mauvais scores environnementaux. En effet, une part importante des émissions de la région est le résultat de la production de combustibles fossiles pour les marchés de consommation finale.

Une étude conduite par Sayeed Mohamed révèle que 64 % du CO₂ émis sur le territoire qatari est ensuite exporté. L'émirat est le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié et l'Arabie saoudite et les EAU produisent respectivement 11,5 et 3,65 millions de barils de pétrole par jour, dont une large majorité est exportée. Les États de la région « ne se sont pas défendus correctement » depuis le début des négociations sur le climat en 1992, commente l'analyste spécialiste des politiques environnementales. « L'accord de Paris en 2015 était le bon moment pour eux de marquer un point, mais ils l'ont raté, et maintenant il est trop tard », indique-t-il, pour exiger un partage égal entre producteurs et clients de la responsabilité des émissions liées à la production de combustibles fossiles.

Alors que la pression internationale pour lutter contre le changement climatique s'intensifie, les exportateurs golfiens d'hydrocarbures refusent catégoriquement d'endosser seuls la responsabilité du CO₂ rejeté dans l'atmosphère lors de la production destinée à l'exportation, notamment vers les pays asiatiques. Une approche qui contraste avec l'attentisme dont ils ont longtemps fait preuve sur la question, permettant ainsi aux clients finaux de s'affranchir de la charge environnementale liée à la matière première consommée. Les annonces de neutralité carbone des pays du Golfe prennent soin d'exclure du décompte toute émission associée à des produits destinés à l'export, limitant ainsi leurs engagements à la consommation énergétique domestique. Une stratégie qui permet aux États de la région de poser la question d'un partage égal du coût de la décarbonation de l'économie mondiale.

Après des décennies d'intense lobbying anti-climat, la région change son fusil d'épaule sur la question environnementale. Les annonces de neutralité carbone offrent à la région un siège à la table des négociations climatiques. À titre d'exemple, les EAU viennent d'obtenir l'organisation de la COP28 en 2023. Dans la ligne de mire des pétromonarchies du Golfe, la préservation de leurs intérêts économiques et la mise en avant d'un discours propice au maintien des combustibles fossiles dans le mix énergétique mondial. « Il est impératif que nous reconnaissions la diversité des solutions climatiques, et l'importance de la réduction des émissions comme stipulé dans l'Accord de Paris, sans aucun parti pris pour ou contre une source d'énergie particulière », commente Abdulaziz Ben Salman à la COP26.

Quelques mois plus tôt, fidèle à sa ligne de conduite qui consiste à s'opposer à tout effort de reléguer l'or noir aux annales de l'histoire de l'humanité, le ministre de l'énergie saoudien rejette en bloc une feuille de route de l'AIE pour atteindre la neutralité carbone planétaire en 2050 qui prône le déploiement massif de toutes les technologies énergétiques propres disponibles, au détriment des combustibles fossiles. « Ce rapport est la suite du film La La Land1, ironise-t-il. Pourquoi devrais-je le prendre au sérieux ? »


1NDLR. Comédie musicale romantique (2016) du réalisateur franco-américain Damien Chazelle.

Les sanctions contre l'Iran et la Russie à l'origine de la flambée du gaz

L'explosion des prix du gaz menace les consommateurs et la croissance, notamment en Occident. Mais c'est pourtant l'Occident qui, par ses sanctions contre l'Iran et la Russie a largement contribué à cette crise.

Le débat fait rage en Europe et aux États-Unis, accusations et dénonciations se multiplient et personne ou presque n'est épargné. Le président américain Joe Biden s'indigne que les pays membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), et d'abord l'Arabie saoudite, n'augmentent pas davantage leur production. La présidente de la Commission européenne Ursula van der Leyen regrette que la Russie ne suive pas le chemin vertueux emprunté par la Norvège qui accroit ses exportations de gaz vers le vieux continent. Le russe Vladimir Poutine met en cause les efforts de l'Union européenne (UE) pour remplacer les contrats à long terme, à prix stables, par des contrats courts, alignés sur les marchés mondiaux forcément plus instables. Jeudi 21 octobre 2021, sur TF1, le premier ministre français Jean Castex a révélé que les « prix spots »1 du gaz naturel liquéfié (GNL) avaient été multipliés par six en quelques semaines pour justifier sa prime « anti-inflation » de 100 euros.

La presse spécialisée s'étonne qu'outre Atlantique les producteurs de gaz de schiste renâclent à pousser les feux et se contentent de rembourser leurs créanciers, échaudés par un investissement massif qui, au final, ne leur pas rapporté grand-chose. Quant aux professionnels, ils notent que l'industrie pétrolière a drastiquement réduit ses investissements depuis 2014, année de l'effondrement des cours, et que les plus grandes entreprises internationales, les majors, se tournent vers de nouveaux horizons comme les énergies renouvelables au détriment du secteur des hydrocarbures où les nouveaux projets se font plus rares.

Dans ce jeu de massacre avivé par les craintes que l'inflation naissante ne fasse capoter la reprise économique et sombrer les espoirs des sortants à la prochaine élection présidentielle française en avril et aux éléctions parlementaires américaines en novembre 2022, un absent de marque : les sanctions économiques et pétrolières infligées par les États-Unis et l'Union européenne. Deux des principaux pays gaziers du monde, la Russie et l'Iran, en ont fait l'objet. Seul le troisième, le Qatar a été épargné et sa compagnie nationale Qatargas a pu développer avec la coopération des firmes occidentales et asiatiques quatorze trains de liquéfaction et s'installer comme numéro un mondial du marché au comptant. Doha profite à plein de sa position de premier producteur de GNL transporté par navires méthaniers géants aux quatre coins du monde.

Depuis novembre 1979, date de la prise d'otages à l'ambassade américaine de Téhéran, l'Iran fait l'objet de sanctions qui couvrent à peu près toutes les activités économiques, scientifiques, médicales, technologiques, pour des raisons qui vont du soutien des Gardiens de la révolution au terrorisme ou aux ambitions nucléaires des ayatollahs. South Pars, un gisement offshore de gaz naturel, est situé à cheval entre les eaux territoriales de l'Iran et du Qatar dans le golfe Persique. Découvert en 1971 par Shell, c'est le plus important gisement de gaz naturel du monde. Tour à tour, les plus grands de l'industrie pétrolière ont envisagé d'en exploiter la partie iranienne pour finalement y renoncer sous la pression d'un bureau du Trésor à Washington, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) créé durant la seconde guerre mondiale par le président Franklin D. Roosevelt pour saisir les biens allemands et japonais dans le monde, devenu tentaculaire après les mesures prises par la Maison Blanche et le Congrès.

Des gisements inexploités

Dernier en date à s'y être essayé, le français Total s'en est retiré en août 2018 sous la pression de l'administration Trump. Trois mois plus tôt, les États-Unis dénonçaient l'accord de Vienne encore appelé Joint Comprehension Plan of Action (JCPoA) qui limitait les possibilités nucléaires iraniennes en échange d'une levée partielle des sanctions. Washington redoublait les sanctions, interdisait de fait au reste du monde d'acheter du brut iranien sous peine de perdre tout accès au marché américain, débranchait les banques iraniennes du réseau Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (Swift), qui permet les paiements quotidiens interbancaires et plaçait tout utilisateur de dollar américain sous la compétence des tribunaux d'outre-Atlantique. La justice américaine a réclamé à BNP Paribas une amende de plus de 7,35 milliards d'euros pour avoir contourné des sanctions économiques contre l'Iran et plusieurs autres pays placés sous embargo. Résultat, cinquante ans après la découverte de South Pars, Qatar exporte plus de 100 milliards de m3 par an, l'Iran zéro…

Côté russe, les ennuis ont commencé en 2014 avec l'occupation de la Crimée et le soutien du Kremlin aux rebelles d'Ukraine. Le président Barack Obama a sanctionné l'industrie pétrolière russe, interdit les investissements dans toute entreprise dont des Russes détiennent 30 % du capital. Plus grave, la technologie américaine n'est plus disponible pour les Russes, notamment pour les forages à grande profondeur et la mise en valeur des gisements situés dans l'Arctique, une « gigantesque éponge à gaz » selon les propos de Patrick Pouyanne, PDG de Total, une des rares entreprises occidentales à avoir investi dans le gisement de Yamal.

Américains et nombre d'Européens se sont mobilisés pour faire capoter le doublement du gazoduc Nord Stream qui doit au total amener 55 milliards de m3 de gaz des environs de Saint-Pétersbourg à la côte allemande. Le monopole russe Gazprom finance 50 % des 9,5 milliards d'euros d'investissements prévus, le reste étant supporté par deux gaziers allemands, un pétrolier autrichien, Shell et le français Engie. On ne sait toujours pas si le gaz coulera bientôt dans la canalisation, la décision appartenant à un organisme indépendant d'outre-Rhin. En attendant, Washington a multiplié les sanctions, obligeant un navire suisse spécialisé dans les travaux sous-marins à interrompre le chantier en 2019, menaçant cette année les institutions qui garantissent le bon fonctionnement des installations des pires sanctions. Mais avec l'arrêt du gisement néerlandais de Groningue et l'épuisement rapide des réserves gazières de la mer du Nord, l'Allemagne n'a pas le choix ; entre les énergies renouvelables (vent, soleil) forcément intermittentes et le charbon qui participe au réchauffement climatique, Berlin hésite, il lui faut le gaz russe. La décision finale appartiendra sans doute à la future coalition « tricolore » dans laquelle les Verts ne cachent pas leur hostilité au gazoduc et à la Russie.

On ne saura jamais ce qu'ont coûté aux consommateurs les sanctions infligées au fil du temps à l'Iran et à la Russie par les autorités américaines et à un degré moindre par l'UE. Combien de milliards de m3 ont manqué les rendez-vous post Covid-19, et quel rôle cette absence a joué dans la montée inattendue des cours mondiaux sans jamais permettre d'atteindre les objectifs affichés au départ. Dans le jeu des sanctions, les sanctionneurs et le sanctionnés y laissent des plumes. Jusqu'à la crise gazière de cet automne, on l'avait un peu oublié dans ces capitales qui s'adonnent à des pratiques d'un autre âge. Après tout, les lampes à huile, la marine à voile et la guillotine ont disparu ; à quand le tour des sanctions ?


1NDLR. Le prix spot est le prix d'une marchandise (matière première, etc.), fourniture d'énergie (électricité, pétrole, gaz par exemple), valeur mobilière ou devise, payée dans un marché au comptant : c'est le prix fixé pour une livraison immédiate (c'est-à-dire en général à un ou deux jours ouvrables).

Le pétrole, une malédiction ou une chance ?

Il n'est pas possible d'écrire l'histoire du monde arabe sans parler de l'histoire du pétrole. C'est ce que permet ce livre pionnier.

On doit à un jeune universitaire français, qui utilise de nombreuses sources arabes et pas seulement occidentales, la première histoire arabe du pétrole. Drôle d'histoire à vrai dire. Partis parmi les derniers dans la course à l'or noir, un siècle ou presque après l'Amérique des trusts, la future Indonésie encore coloniale ou le Caucase russe, ils ont connu le mode traditionnel d'exploitation du brut. La concession donnait la propriété exclusive du gisement aux étrangers — surtout anglo-saxons —, et ne laissait aux pouvoirs locaux, le plus souvent dominés par les empires coloniaux, qu'un impôt modeste et nulle voix au chapitre.

Sans aucun concurrent, le contrat portait en général sur la quasi-totalité du territoire. L'environnement supportait les dégâts d'une jeune et rudimentaire industrie qui salit, pollue et compromet plus souvent qu'à son tour le mode de vie des populations installées là depuis des centaines d'années, leurs jardins, leurs pâturages ou leurs espaces collectifs.

Premières grèves

La première réaction vint des travailleurs recrutés sur place, mal payés et surexploités. En 1953, l'Aramco, la compagnie américaine qui a le monopole des pétroles d'Arabie saoudite connait la première grande grève des « forçats de l'or noir ». Les syndicalistes sont relayés bientôt par les militants nationalistes qui combattent le colonialisme finissant au nom de l'autodétermination et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Parallèlement, à New York, Londres ou Paris, de jeunes intellectuels venus des cinq continents remettent en cause le statu quo pétrolier. Les Arabes y sont actifs, notamment un haut fonctionnaire saoudien, Abdallah Al-Tariki, qui s'insurge : comment 85 % de la production mondiale de brut peut-elle être raffinée en dehors des pays producteurs ? La lutte passe de la politique, où les objectifs sont bientôt atteints avec la fin des empires coloniaux, à l'économie où tout reste à faire.

L'indépendance de l'Algérie en 1962, le coup d'état militaire de 1969 en Libye amènent au pouvoir des équipes vite convaincues que seule la récupération du pétrole sortira le monde arabe du sous-développement et permettra de rattraper un retard séculaire. Un cartel pétrolier voit le jour à la fin des années 1950 ; Africains, Arabes, Latino-Américains s'y retrouvent et dix ans plus tard il fait montre d'une détermination et d'une discipline inattendues pour imposer aux compagnies internationales, « les 7 sœurs »1, le relèvement des prix qui quadruplent en 1973.

Des prix, l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) passe à la propriété des gisements, emmenée par la Libye et l'Algérie qui les nationalisent en tout ou en partie. Pendant une bonne dizaine d'années, on peut croire que l'objectif est atteint et que l'argent du pétrole semé dans l'économie des pays pétroliers leur permettra de décoller. Patatras ! En 1981, l'Iran et l'Irak, second et troisième producteurs pétroliers s'engagent dans une guerre meurtrière qui durera près de dix ans, sans que l'OPEP puisse intervenir. Cinq ans après, c'est l'effondrement des prix, conséquence de la récession dans les pays consommateurs. L'Occident a réduit drastiquement sa consommation et diversifié son approvisionnement en énergie en développant le nucléaire et le gaz naturel ignorés par l'OPEP.

Le déclin de l'OPEP

Dès lors, l'opinion publique arabe abandonne son enthousiasme des débuts et devient critique des grandes sociétés nationales qui ont succédé aux compagnies occidentales sur le terrain. Deux facteurs y contribuent : d'abord, la nationalisation a laissé la place à une étatisation sans limite des richesses nationales qui profite d'abord aux États « rentiers » et à leurs forces de police plus qu'à la population ; ensuite la modernisation de l'industrie ne favorise pas l'emploi des nationaux (à peine 1 à 2 % de la population active travaille dans le secteur). Le désamour vis-à-vis de la compagnie nationale algérienne Sonatrach ou de la Saoudienne Armaco domine les esprits. Des minorités ne cachent pas leur rejet, le pétrole est un fléau plutôt qu'une aubaine comme le pensait la génération précédente.

À partir des années 2000, le leadership échappe aux pays producteurs, ce sont les pays consommateurs qui déterminent les prix et les niveaux de production du pétrole. Quotas et plans d'ajustement deviennent le lot des producteurs, même dans le Golfe où il y a beaucoup de brut et peu de nationaux.

L'auteur parle de « crise des États pétroliers » dont les économies sont « noyées dans le pétrole », et les acquis des années glorieuses remis en cause par des régimes en quête de privatisation et de réduction de l'État-providence mis en place ici ou là. Les anciens régimes « révolutionnaires » que sont l'Algérie, l'Irak, la Libye, le Venezuela ou l'Iran ne pèsent plus lourd face aux monarchies conservatrices du Golfe, et d'abord à l'Arabie saoudite qui impose sa volonté à l'OPEP et ailleurs.

On pourra trouver les conclusions de l'auteur trop pessimistes. Le problème est aussi l'usage de l'argent du pétrole par des groupes sociaux inadaptés, qu'il s'agisse des princes du Golfe ou des héritiers des nationalistes d'antan aujourd'hui sans perspective. L'accumulation et le développement ne sont pas leur souci, ils privilégient le maintien de leur pouvoir et de leur fortune. Aujourd'hui comme hier, le pétrole façonne les pays arabes comme leurs relations avec le reste du monde. En bien comme en mal.

Un livre pionnier qu'il faut lire pour comprendre la politique arabe et beaucoup de crises du monde contemporain.

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Philippe Pétriat, Aux pays de l'or noir. Une histoire arabe du pétrole
Paris, Folio histoire, 2021
459 pages ; 9,20 euros


1Les sept compagnies pétrolières les plus importantes au monde : Exxon, Mobil, Socal, Texaco, Gulf, BP, Shell.

Israël-Liban. Les frontières maritimes de la discorde

Par : Doha Chams

Malgré la relance américaine, les négociations sur les frontières maritimes entre Beyrouth et Tel-Aviv restent suspendues. Si Israël veut grignoter le plus de superficie possible, les dirigeants libanais, divisés sur la stratégie et mus par leurs intérêts individuels desservent ceux de leur pays.

La visite à Beyrouth à la mi-juin de l'ambassadeur John Desrocher, médiateur américain dans les négociations pour la délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël, a remis ce dossier sensible sur le devant de la scène. Des informations qui ont fuité sur des rencontres avec les responsables libanais laissent penser que la pression américaine pousse Beyrouth à ne mettre aucune condition préalable aux négociations. John Desrocher a ainsi laissé entendre que le Liban ne pourrait pas obtenir plus de 860 km² sur la zone disputée, au lieu des 2293 km² réclamés lors du dernier cycle de négociations en mai 2021. Cette exigence avait poussé les Israéliens en colère à se retirer des pourparlers sans pour autant en annoncer la fin.

Or, entre un effondrement économique et social prolongé, le blocus américain non déclaré dont s'accommodent certains pays du Golfe et des pays européens historiquement concernés par la situation du Liban, celui-ci se trouve dans un état de faiblesse extrême face à l'ennemi israélien. De plus, ce dernier est soutenu par la puissance américaine, médiateur peu impartial entre le Liban et Israël.

Une erreur fatale

La question des frontières maritimes entre le Liban et Israël a surgi en 2006, lorsque Chypre a voulu délimiter les siennes avec ces deux pays en prélude à l'exploitation de ses richesses pétrogazières en Méditerranée, en raison de l'imbrication des gisements. Le chef du gouvernement libanais de l'époque Fouad Siniora charge l'Institut hydrographique du Royaume-Uni (UK Hydrographic Office) de dessiner des cartes en se basant sur le tracé de la ligne d'armistice avec Israël (1949), la frontière sud avec la Palestine historique telle que définie par les accords Paulet-Newcombe (1923) et les documents certifiés déposés aux Nations unies par le Liban et Israël.

Avec l'aimable autorisation de © L'Orient-Le Jour.
Cette carte figure dans l'article « Frontière maritime : Aoun donne ses directives à la délégation libanaise ».

Or, selon une étude de l'armée libanaise réalisée par la suite, le point de départ de l'institut britannique est erroné, car il s'est basé sur des points terrestres devenus litigieux entre le Liban et Israël à la suite du retrait israélien du Sud-Liban en 2000. Beyrouth ne se rend compte de cette erreur –- qui lui coûte 1430 km2 de ses frontières maritimes — qu'après le paraphe d'un accord avec Chypre, dont l'adoption définitive nécessite toutefois la double signature du président et du chef du gouvernement.

Une fois l'erreur corrigée, les experts libanais transmettent les cartes à la commission de l'énergie et de l'eau du Parlement pour validation, afin de les déposer auprès des Nations unies pour que la délimitation des frontières maritimes soit officiellement adoptée. Mais le Liban traversant à ce moment-là (entre 2006 et 2008, puis entre 2014 et 2018) une période de vide politique, le dossier demeure dans les tiroirs.

Une boussole qui pointe vers Ankara

C'est là du moins la version officielle. Une version officieuse affirme toutefois qu'il ne s'agit pas d'un simple oubli, mais surtout de calculs confessionnels et économiques de la part de l'homme d'affaires milliardaire Najib Mikati, premier ministre en 2013. En effet, parler des frontières chypriotes ne va pas sans l'évocation de la Turquie. Or selon une source officielle qui souhaite préserver son anonymat, « la relation de Mikati avec les Turcs était excellente pour deux raisons. D'abord, ce dernier occupait le plus haut poste de responsabilité qu'un sunnite peut obtenir au Liban. Ensuite, Mikati avait de grands intérêts économiques en Turquie, ayant investi dans divers secteurs du pays comme les télécommunications, l'énergie, l'immobilier, la finance, etc. »

De son côté, la Turquie voit d'un mauvais œil les forages des Chypriotes dans une zone où elle estimait détenir des droits. Aussi Mikati bloque-t-il la signature de l'accord sous prétexte que son gouvernement est démissionnaire en 2013 et ne peut adopter un accord de ce type. Mais, ajoute la source, « en réalité, il avait promis à Erdoğan que l'accord avec Chypre ne serait pas conclu ». Entretemps, Nicosie signe en juillet 2011 un accord de délimitation de ses frontières avec Israël, faisant fi de la nécessité de consulter au préalable le Liban, comme l'exige le droit maritime.

L'année suivante, Israël désire entamer une prospection au niveau des frontières communes avec le Liban. Les États-Unis envoient leur premier médiateur, Frederic Charles Hof. Ce dernier signifie aux Libanais que la zone disputée est désormais de 860 km² au lieu des 2 293 évalués par le Liban après la rectification de son erreur. Il propose un compromis baptisé « ligne d'Hof » : 55 % de la zone disputée (860 km²) irait pour le Liban et 45 % pour Israël. Une entreprise américaine privée exploiterait ensuite la zone commune et répartirait les revenus selon la proportion convenue. Le Liban rejette cette proposition considérée comme partiale et favorable à Israël. Les Américains envoient ensuite Amos Hochstein en 2014, lequel réitère la proposition de Hof, et le Liban signifie de nouveau son refus.

L'incontournable Nabih Berri

La situation demeure inchangée jusqu'au début de la révolte libanaise du 17 octobre 2019. Les Américains intensifient alors les pressions sur Nabih Berri, responsable de la question. Profitant du vide politique qu'a connu le pays entre 2012 et 2016, Berri — le seul des trois présidents (président de la République, président du conseil et président du parlement) demeuré en poste — avait mis la main sur le dossier de la délimitation des frontières, ce qui devait pourtant relever uniquement des prérogatives du président de la République ou du premier ministre, selon l'article 54 de la Constitution. Il continue à accaparer le dossier malgré l'élection de Michel Aoun à la présidence de la République en 2016.

Washington estime le moment propice pour arracher une « victoire », quitte à se contenter du symbole d'une négociation directe entre Libanais et Israéliens, à mettre au crédit du président Donald Trump à la veille des élections américaines. Mais les Libanais refusent de négocier en étant dans une telle position de faiblesse, craignant des concessions non seulement sur les richesses en hydrocarbures, mais également une forme de normalisation de fait qu'imposeraient les négociations directes avec Israël, si jamais le dossier se trouvait entre les mains de négociateurs libanais trop conciliants avec les Américains. L'avenir leur donnera raison.

Après son élection en 2016, Michel Aoun tente de reprendre le dossier à Nabih Berri. Des sources indiquent qu'il lui envoie même de nombreux émissaires à cet effet, mais Berri refuse, espérant parvenir à un « accomplissement historique ». Aoun fait alors appel au Hezbollah, son allié commun avec le chef du Parlement. Hassan Nasrallah, secrétaire général du parti, prend cependant position pour Berri, qu'il estime plus ferme qu'Aoun à l'égard d'Israël.

Nabih Berri est au cœur des négociations avec les émissaires américains successifs, de Frederic Hof jusqu'au sous-secrétaire d'État adjoint David Schenker en octobre 2020. Soucieux d'éviter les sanctions brandies par les Américains contre lui et sa famille, il finit par annoncer le 1er octobre 2020 un « accord cadre » pour des négociations indirectes avec Israël, avant de « refiler » le dossier à Michel Aoun.

Un risque de normalisation ?

Rapidement, cet accord-cadre est adopté officiellement par Israël, Washington, les Nations unies et les Forces intérimaires des Nations unies au Liban (Finul)1. Au Liban, le transfert de la gestion du dossier au président Michel Aoun est salué, notamment par les partis chrétiens. Ce dernier a pris l'initiative de souhaiter la bienvenue à la médiation américaine.

Cinq cycles de négociations s'ensuivent. Au premier, les Israéliens violent l'accord-cadre en élargissant la composition de leur délégation qui passe de militaire à militaro-technique et politique, avec notamment la présence du directeur général du ministère de l'énergie et le conseiller diplomatique de Benyamin Nétanyahou. Aoun répond à l'initiative israélienne en élargissant à son tour la délégation libanaise, notamment avec deux experts civils. Or, en acceptant de négocier avec une délégation comprenant un homme politique et un diplomate israéliens, le président libanais fait indirectement un pas vers la normalisation avec Israël.

Pire encore, le président de la République veut avoir dans la délégation des négociateurs des personnalités officielles comme le directeur général de la présidence ainsi qu'un représentant du ministère des affaires étrangères, sur proposition de son gendre, l'ancien ministre des affaires étrangères Gebran Bassil. Il faudra un communiqué commun du Hezbollah et du mouvement Amal, le parti de Nabih Berri, mettant en garde Michel Aoun contre une telle démarche pour que ce dernier fasse marche arrière.

Vers un statu quo

La position officielle du Hezbollah, rappelée à maintes reprises par Hassan Nasrallah à l'occasion de ses différentes allocutions, peut se résumer ainsi : ce dossier est entre les mains de l'État libanais et nous adopterons sa position. Cependant, il est évident que le parti ne souhaite pas ces négociations, estimant sans doute que le rapport de forces n'est pas favorable au Liban.

Cela explique la décision du Liban d'élever le plafond de la négociation en revendiquant une superficie de 2 293 km2, soit la superficie allant de la ligne no. 1 — celle de délimitation erronée avec Chypre — jusqu'à la ligne no. 29, que Nabih Berri aurait qualifiée de « ligne de négociation et non de droit ».

De fait, Beyrouth suscite le mécontentement des Israéliens et des Américains qui ont relevé à leur tour le plafond de leurs exigences à la ligne 310, qui part de la ville de Saïda située à 35 km au sud de Beyrouth. Une demande risible selon les experts libanais, Israël ne disposant d'aucun document prouvant ses droits sur cette zone, contrairement au Liban.

Au cours des deux cycles de négociation suivants, les Israéliens insistent pour limiter la négociation à la zone des 860 km². Or le Liban n'a toujours pas mis à jour ses cartes auprès des Nations unies pour pouvoir exiger une plus grande superficie. Même si le gouvernement de Hassan Diab est démissionnaire depuis août 2020 et expédie les affaires courantes, le président de la République avait quant à lui la possibilité de promulguer un décret exceptionnel afin de régulariser cette situation. Il en a d'ailleurs signé près de deux cents durant le gouvernement de gestion des affaires courantes. Mais à la suite des pressions américaines, Aoun refuse en prétextant l'absence d'un gouvernement et la nécessité d'un consensus national pour une telle question.

Sur instruction du président, la délégation libanaise refuse de tenir un sixième cycle « en raison des conditions préalables posées par Tel-Aviv pour limiter la négociation à une superficie de 860 km² ».

Les négociations sont suspendues sans qu'aucune des parties n'en annonce la fin. Le Liban comme Israël attend les évolutions régionales et internationales pour saisir le moment opportun de la reprise des négociations : élections américaines, changement des priorités pour la nouvelle administration, négociations sur l'accord nucléaire entre les États-Unis et l'Iran, élections iraniennes, formation d'un nouveau gouvernement israélien… De tous ces changements survenus à temps, seule la formation du gouvernement libanais reste suspendue, alors que le pays ne connaît pas le fond du gouffre dans lequel il ne finit pas de tomber.

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Traduit de l'arabe par Hamid Al-Arabi.


1Mission onusienne pour confirmer le retrait des troupes israéliennes du sud du Liban, rétablir la paix et la sécurité internationales et aider le gouvernement libanais à rétablir son autorité effective dans la région.

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