Lateo.net - Flux RSS en pagaille (pour en ajouter : @ moi)

🔒
❌ À propos de FreshRSS
Il y a de nouveaux articles disponibles, cliquez pour rafraîchir la page.
À partir d’avant-hierOrient XXI

Sur Israël, les prémonitions au vitriol de Raymond Aron

Il était plus facile il y a quelques décennies de critiquer en France la politique de Tel-Aviv qu'aujourd'hui. Les analyses de Raymond Aron, chroniqueur à L'Express et au Figaro, incisives et dénuées de tout sentimentalisme vis-à-vis de sa judaïté, tranchent avec le tropisme pro-israélien actuel des médias dominants.

Raymond Aron est à la mode. Le penseur libéral, l'universitaire doublé d'un éditorialiste influent par ses éditoriaux dans Le Figaro puis dans L'Express, des années 1950 à 1980, a été convoqué à l'occasion du quarantième anniversaire de sa disparition par des médias de droite à la recherche des références intellectuelles qui leur manquent dans la production actuelle : « un maître pour comprendre les défis d'aujourd'hui », « un horizon intellectuel », « un libéral atypique ».

Curieusement, les prises de position les plus incisives de son œuvre journalistique, à savoir celles consacrées à Israël et à la Palestine, sont absentes des injonctions à « relire Raymond Aron ». Elles n'en restent pas moins d'une actualité brûlante.

On comprend cette gêne si on les relit, effectivement. Certaines de ces idées, exprimées dans une presse de droite par un homme de droite d'origine juive, le feraient classer en 2024 comme « antisioniste » (voire pire) par des médias et des « philosophes » de plateaux télé qui se contentent de paraphraser le narratif israélien.

C'est une véritable réflexion qui se déclenche le 27 novembre 1967, à la suite de la célèbre conférence de presse du général de Gaulle dénonçant, après la victoire éclair d'Israël et l'occupation des territoires palestiniens : « les Juifs (…) qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur ». Chaque mot de cette déclaration « aberrante » choque Raymond Aron. En accusant « les Juifs » éternels et non l'État d'Israël, de Gaulle réhabilite, écrit-il, un antisémitisme bien français : « Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens ».

Interrogations sur le concept de « peuple juif »

Mais Aron, en vrai philosophe, ne saurait s'arrêter là : « Et maintenant, puisqu'il faut discuter, discutons », écrit-il dans Le Figaro. Il se lance alors dans une étude socio-historique, adossée à une auto-analyse inquiète qui n'a pas vieilli. Quel rapport entre ses origines et l'État d'Israël ? L'obligent-elles à un soutien inconditionnel ? Et d'ailleurs qu'est-ce qu'être juif ? Ces questions parfois sans réponse définitive, on les trouve dans un ouvrage qui rassemble ses articles du Figaro1 puis, plus tard, dans ses Mémoires2 publiées l'année de sa mort, en 1983, et enfin dans un livre paru récemment qui comporte, lui, tous ses éditoriaux de L'Express3. Les citations de cet article sont extraites de ces trois livres.

Et d'abord, qu'est-ce que ce « peuple » juif comme le dit le président de la République, commence par se demander Raymond Aron. Il n'existe pas comme l'entend le sens commun, répond-il, puisque « ceux qu'on appelle les Juifs ne sont pas biologiquement, pour la plupart, les descendants des tribus sémites » de la Bible. « Je ne pense pas que l'on puisse affirmer l'existence objective du "peuple juif" comme celle du peuple français. Le peuple juif existe par et pour ceux qui veulent qu'il soit, les uns pour des raisons métahistoriques, les autres pour des raisons politiques ». Sur un plan plus personnel, Aron se rapproche, sans y adhérer complètement, de la fameuse théorie de son camarade de l'École normale supérieure, Jean-Paul Sartre, qui estimait qu'on n'était juif que dans le regard des autres. L'identité n'est pas une chose en soi, estime-t-il, avec un brin de provocation :

Sociologue, je ne refuse évidemment pas les distinctions inscrites par des siècles d'histoire dans la conscience des hommes et des groupes. Je me sens moins éloigné d'un Français antisémite que d'un Juif marocain qui ne parle pas d'autre langue que l'arabe…

Mais c'est pour ajouter aussitôt : « Du jour où un souverain décrète que les Juifs dispersés forment un peuple "sûr de lui et dominateur", je n'ai pas le choix ». Cette identité en creux ne l'oblige surtout pas à soutenir une politique. Aron dénonce « les tenants de l'Algérie française ou les nostalgiques de l'expédition de Suez qui poursuivent leur guerre contre les Arabes par Israël interposé ». Il se dit également gêné par les manifestations pro-israéliennes qui ont eu lieu en France en juin 1967 : « Je n'aimais ni les bandes de jeunes qui remontaient les Champs-Élysées en criant : "Israël vaincra", ni les foules devant l'ambassade d'Israël ». Dans ses Mémoires, il va plus loin en réaffirmant son opposition à une double allégeance :

Les Juifs d'aujourd'hui ne sauraient éluder leur problème : se définir eux-mêmes Israéliens ou Français ; Juifs et Français, oui. Français et Israéliens, non – ce qui ne leur interdit pas, pour Israël, une dilection particulière.

Cette « dilection », il la ressent émotionnellement. Lui qui en 1948 considérait la création de l'État d'Israël comme un « épisode du retrait britannique » qui « n'avait pas éveillé en lui la moindre émotion », lui qui n'a « jamais été sioniste, d'abord et avant tout parce que je ne m'éprouve pas juif », se sentirait « blessé jusqu'au fond de l'âme » par la destruction d'Israël. Il confesse toutefois : « En ce sens, un Juif n'atteindra jamais à la parfaite objectivité quand il s'agit d'Israël ». Sur le fond, il continue de s'interroger. Son introspection ne le prive pas d'une critique sévère de la politique israélienne, puisqu'Aron ne se sent aucune affinité avec les gouvernements israéliens : « Je ne consens pas plus aujourd'hui qu'hier à soutenir inconditionnellement la politique de quelques hommes ».

Le refus d'un soutien « inconditionnel »

Cette politique va jusqu'à le révulser. Il raconte comment il s'emporte, au cours d'un séminaire, contre un participant qui clame : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Le digne professeur explose : « Contre mon habitude, je fis de la morale avec passion, avec colère. Cette formule… un Juif devrait avoir honte de la prendre à son compte ». Mais en général, le philosophe-journaliste reste attaché à une analyse froide des réalités du moment. Raymond Aron n'oublie pas qu'Israël est aussi un pion dans la géopolitique de la guerre froide : « S'il existe un "camp impérialiste" [face à l'URSS], comment nier qu'Israël en fasse partie ? » Puis : « Dans le poker de la diplomatie mondiale, comment le nier ? Israël, bon gré mal gré, est une carte américaine ».

Il pousse loin le principe de la « déontologie » intellectuelle. S'il juge qu'en 1967, Israël a été obligé d'attaquer, il peut être bon, pour le bien de la paix régionale, qu'il perde quelques batailles  : « Je jugeai normale l'attaque syro-égyptienne de 1973 », écrit-il, ajoutant même : « Je me réjouis des succès remportés par les Égyptiens au cours des premiers jours », car ils permettraient au président Anour El-Sadate de faire la paix.

Mais Aron reste tout de même sceptique devant l'accord de 1978 entre Menahem Begin et Sadate à Camp David, simple « procédure » qu'il « soutient sans illusion » car il lui manque le principal : elle ne tient pas compte du problème « des colonies implantées en Cisjordanie ». En 1967 (rejoignant, cette fois, les prémonitions du général de Gaulle, dans la même conférence), il décrit l'alternative à laquelle Israël fait face : « Ou bien évacuer les territoires conquis… ou bien devenir ce que leurs ennemis depuis des années les accusent d'être, les derniers colonisateurs, la dernière vague de l'impérialisme occidental ». L'impasse est totale, selon lui : « Les deux termes semblent presque également inacceptables » pour Tel-Aviv.

Ce pessimisme foncier s'exprime dans ses articles écrits pour L'Express dans les dernières années de sa vie. En 1982, il salue la portée « symbolique » et la « diplomatie précise » de François Mitterrand, qui demande devant le parlement israélien un État pour les Palestiniens, en échange de leur reconnaissance d'Israël. Tout en restant lucide : « Mitterrand ne convaincra pas Begin, Reagan non plus ». Selon lui, écrit-il toujours en 1982, Israël n'acceptera jamais de reconnaître l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant des Palestiniens. Dix ans plus tard, les accords d'Oslo connaîtront finalement l'échec que l'on sait, et Israël facilitera la montée du Hamas, dans le but d'affaiblir l'OLP.

L'invasion du Liban par Israël en 1982, le départ de Yasser Arafat et de ses combattants protégés par l'armée française donnent encore l'occasion à Raymond Aron de jouer les prophètes : même si l'OLP devient « exclusivement civile (…), d'autres groupements reprendront l'arme du terrorisme (…). L'idée d'un État palestinien ne disparaîtra pas, quel que soit le sort de l'OLP ».

En septembre, il commente ainsi les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les phalangistes libanais, protégés par l'armée israélienne :

Israël ne peut rejeter sa responsabilité dans les massacres de Palestiniens (…). Pendant les trente-trois heures de la tuerie, des officiers de Tsahal ne pouvaient ignorer ce qui se passait dans les camps.

Et les prédictions d'Aron, en décembre de la même année, résonnent singulièrement aujourd'hui. À l'époque, le terme d'apartheid est encore réservé à l'Afrique du Sud. Le philosophe évoque un autre mot et une autre époque :

D'ici à la fin du siècle, il y aura autant d'Arabes que de Juifs à l'intérieur des frontières militaires du pays. Les Juifs porteront les armes, non les Arabes. Les cités grecques connaissaient cette dualité des citoyens et des métèques. Faut-il croire au succès de la reconstitution d'une cité de ce type au XXe siècle ?

Oui, il faut relire Raymond Aron.


1De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968.

2Mémoires, tome 2, Julliard, 1983.

3De Giscard à Mitterrand, 1977-1983, Calmann-Lévy, 2023.

Égypte. Les divisions s'approfondissent parmi les Frères musulmans

Par : Sara Tonsy

Près de dix ans après le coup d'État en Égypte, les divergences se sont accrues entre les Frères musulmans et menacent leur projet de reprendre pied dans le pays.

Le 25 octobre 2022, les membres du Troisième Front, établi en Turquie, ont annoncé qu'ils quittaient la confrérie des Frères musulmans. Cette déclaration a été précédée par celle des Frères de Londres1, qui affirmaient avoir renoncé à la « lutte politique » et énonçaient leurs trois objectifs principaux pour la période à venir : résolution du problème des détenus sous le régime actuel, réconciliation et construction d'un partenariat national.

Les annonces et approches politiques dissonantes ne sont pas une nouveauté chez les Frères musulmans. Elles existent au sein de l'organisation depuis les années 1940, quand le fondateur de la confrérie Hassan Al-Banna en était encore le Guide suprême ou murshid. Comment l'organisation reproduit-elle ses divisions internes au fil des ans ? Lors d'un entretien avec un ancien membre du bureau d'orientation2 de la confrérie en 2015, ce dernier expliquait que la principale épreuve pour l'organisation avait été « l'occupation du quartier général » (ihtilal al-markaz al-'am) quand l'aile radicale avait tenté de s'emparer des rouages de l'organisation, et il dressait un parallèle entre ces divisions et celles qui agitaient l'organisation, notamment depuis l'éviction de l'ancien président Mohamed Morsi par un coup d'État perpétré le 3 juillet 2013 par le Conseil suprême des forces armées.

Dans un contexte de répression marqué par des milliers d'arrestations, le Guide suprême alors en fonction, Mohamed Badie, s'était retrouvé derrière les barreaux. Un murshid intérimaire, Mahmoud Ezzat, avait alors été nommé dans la clandestinité, avant d'être arrêté à son tour lors d'un raid au Caire au 2020. Après sa condamnation à 25 ans de prison en 2021, le choix d'un nouveau murshid intérimaire s'était porté sur une personnalité exilée depuis plusieurs décennies à Londres, Ibrahim Mounir. Le décès de ce dernier le 4 novembre 2022 pourrait ouvrir la voie à de nouvelles dissensions au sein de l'organisation, malgré la désignation d'un successeur, Mohi Al-Zayet.

Deux camps face à face

Depuis 2013, les Frères musulmans sont divisés en deux camps principaux : d'un côté ceux qui considèrent que la violence est le seul recours, et de l'autre ceux qui misent toujours sur la politique pour surmonter l'éviction de l'organisation du pouvoir et son bannissement en Égypte. La confrérie n'a été une organisation légale qu'entre 1928, date de sa fondation, et 1948, quand elle a été dissoute après l'assassinat du procureur général Ahmed Al-Khazindar, suivi de celui du premier ministre Mahmoud Al-Nouqrashi en décembre de la même année. Les Frères avaient alors été déclarés « organisation terroriste », une accusation qui allait être reprise après le coup d'État de 2013, et faciliter l'attribution à la confrérie de l'assassinat du procureur général Hisham Barakat en 2015, alors même que cette opération avait été revendiquée par la branche locale de l'organisation de l'État islamique (OEI).

Les divisions internes qui agitent la confrérie depuis 2013 sont très comparables à celles qui ont traversé l'organisation des années 1940 aux années 1970. À la fin des années 1940,Al-Banna lui-même dénonçait les agissements de la branche armée de la confrérie, l'Organisation spéciale. Celle-ci avait gagné en puissance jusqu'à en prendre le contrôle administratif avec « l'occupation », en 1953, du quartier général de la confrérie, colonne vertébrale de la hiérarchie de l'organisation. Cette occupation révélait un clivage majeur entre deux choix, entre « le sabre et le Coran », les deux symboles de référence de la confrérie. L'Organisation spéciale avait même tenté de renverser le murshid en fonction, Hassan Al-Houdeibi. La présence parallèle des deux courants, l'un revendiquant la politique et l'autre préconisant la violence, reste la malédiction de l'organisation.

La destitution du président Mohamed Morsi

Après le coup d'État militaire de 2013, les membres et les partisans des Frères se sont rassemblés sur deux places principales du Caire, les places Rabaa et Al-Nahda. Leur dispersion, la violente répression et l'arrestation de milliers de personnes, dont Badie et Morsi, ont contribué à recréer la division entre les deux options. Le segment proviolence a publié une « fatwa de la résistance populaire contre le coup d'État » le 25 janvier 2015, afin de mettre en place le discours religieux qui légitimerait le recours à la violence. Cette fatwa reconnaissait toujours Morsi3 comme le président de la République. En mai 2015, une autre proclamation allant dans le même sens, « l'appel de la Kinanah » exigeait des représailles sous une forme plus directe contre ceux qui avaient pris part au meurtre d'innocents à Rabaa et Al-Nahda.

Pendant ce temps, les Frères exilés qui ont plus ou moins privilégié l'option politique tentaient de s'organiser. En Turquie, ils essayaient de constituer un parlement parallèle, et créaient des chaînes de télévision promouvant l'image de la continuité de l'organisation, dénonçant le coup d'État et contestant la légitimité du nouveau gouvernement. L'activisme de ces exilés est alors largement soutenu par le président turc Recep Tayyip Erdoğan, sous la forme de l'octroi par son gouvernement de statuts de résident, de l'accueil dans les médias, des activités économiques de la confrérie dans le pays ou du fonctionnement de leurs écoles. Erdoğan soutient l'organisation en refusant de la qualifier de « terroriste » comme l'a fait le gouvernement égyptien en 2013. Il s'aligne sur le Qatar en ce qui concerne les relations avec l'Égypte.

Les membres restés fidèles à la confrérie ne sont pas seulement dispersés entre le Qatar et la Turquie. Certains restent en Égypte, en se cachant ou sans mener d'activité militante, quand d'autres trouvent refuge dans divers pays, dont le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada. L'organisation arrive à maintenir sa hiérarchie administrative au fil des ans dans certains de ces pays, notamment le Royaume-Uni et la Turquie, ces branches ayant joué un rôle important après 2013. Ce rôle inclut le maintien d'un murshid hors de portée de la répression du gouvernement égyptien et d'une hiérarchie qui peut exercer son rôle. Avec toutefois de multiples tensions qui persistent parmi les membres, en particulier celles qui remontent aux dix dernières années du règne de Hosni Moubarak entre les jeunes membres et la direction de l'organisation.

Les annonces faites en octobre 2022 par les dirigeants basés en Turquie et à Londres, mentionnées au début de cet article, en sont l'exemple le plus récent. Ces tensions avaient déjà contraint les théoriciens du mouvement à réaffirmer le leadership de Mounir et à ordonner à la branche d'Istanbul dirigée par l'ancien secrétaire général de l'organisation, Mahmoud Hussein, de s'y conformer. Mounir avait en effet pris le parti d'exclure ou de geler l'adhésion de certains Frères alignés sur Hussein. À quoi celui-ci avait répliqué en affirmant que le majlis al-choura (conseil consultatif) ne reconnaissait plus Mounir comme murshid et ignorait ses décisions.

Ces dissensions expliquent aussi l'appel à l'unité lancé par l'ancien murshid Mounir sur des questions jugées prioritaires. La première étant de résoudre le problème des Frères détenus dans les prisons égyptiennes. La plupart font face à des accusations d'incitation à la violence, de planification ou de réalisation d'actes terroristes. La deuxième question urgente était la réconciliation avec le régime d'Abdel Fattah Al-Sissi, de manière à permettre aux exilés de retourner dans leur pays. Enfin, Mounir réclamait la mise en place d'un partenariat national, dans l'esprit de l'appel au dialogue national récemment lancé par le régime.

Dialogue national et nouvelles divisions

En avril 2022, Sissi a en effet appelé à un « dialogue national » incluant des membres de la société civile pour discuter des questions politiques, sociales et économiques, ainsi que des réformes politiques. Après la nomination au poste de secrétaire général du dialogue national, en juin 2022, de Diaa Rashwan, chef du service de l'information de l'État et président du syndicat des journalistes, les médias égyptiens avaient commencé à s'interroger sur la participation de la confrérie et du Mouvement du 6 avril. Mais ces spéculations ont été vite balayées par une attaque en règle de la confrérie sur les chaînes égyptiennes. Qu'il s'agisse du présentateur de télévision Amr Adeeb sur MBC Masr ou de Diaa Rashwan sur ETC, les médias n'ont pas manqué de répéter que ceux qui avaient « du sang sur les mains » ne seraient pas les bienvenus au dialogue, tout en se moquant des allusions de la confrérie à son influence politique.

L'espoir caressé par certains Frères d'une possible réconciliation avec le régime a conduit à de nouvelles divisions internes. Pour ses détracteurs, l'adhésion au dialogue aurait signifié la reconnaissance comme gouvernement légitime de celui que les Frères désignaient comme le « gouvernement du coup d'État ». Ces divisions ont également été évoquées par le journaliste et ancien prisonnier politique Khaled Daoud dans une tribune publiée dans le journal indépendant Al-Manassa en août. Quoiqu'il en soit, l'incapacité des Frères à définir une stratégie pour faire libérer leurs membres en prison a accentué les frustrations dans la jeune génération.

Depuis la mi-octobre, le Troisième Front a donc annoncé son existence en Turquie, après s'être organisé dans la clandestinité pendant près d'un an. Il prône le retour à la doctrine du fondateur Hassan Al-Banna et aux positions de Sayyid Qutb4, penseur issu des Frères musulmans qui a inspiré de nombreuses dérives violentes au sein ou en dehors de l'organisation. Qutb est connu pour ses concepts de hakimiyyah (le gouvernement de Dieu sur terre) et de jahiliyah (ignorance ou paganisme). Il considérait presque tous les gouvernements comme non musulmans, et condamnait également leurs sociétés. Il a inspiré des orientations violentes à l'intérieur ou à l'extérieur de l'organisation. Les Frères ont plus ou moins continué de se référer aux écrits de Banna et de Qutb, Lettre des enseignements pour le premier, Jalons sur la route et À l'ombre du Coran pour le second.

Le Troisième Front, qui s'appelle également le Courant du changement, a annoncé le 15 octobre 2022 avoir rédigé un document-cadre qui n'a pas encore été communiqué dans son intégralité. La déclaration des Frères de Londres selon laquelle ils « abandonnent » la politique ne marque pas un tournant inédit dans l'histoire de la confrérie. Elle renvoie en effet à une autre phase de répression intense, celle engagée par les Frères dès 1954. Ibrahim Mounir, qui avait connu les geôles de Nasser, avait sans doute présent à l'esprit cette autre période difficile pour la confrérie, à laquelle elle avait cependant survécu.

Un exil précaire et un futur incertain

Certains Frères musulmans persistent à voir dans l'appel à un dialogue national la possibilité d'une réconciliation avec le régime. Un optimisme qui découle aussi de la reprise récente des liens diplomatiques officiels entre l'Égypte, d'une part, et le Qatar et la Turquie, d'autre part. Cependant, pour le moment, ce rapprochement semble plutôt porter préjudice à leurs intérêts. Le gouvernement turc a en effet pris récemment des mesures de répression contre les membres des Frères musulmans et procédé à la fermeture des médias qui leur étaient affiliés. Le journaliste Hossam Al-Ghamry qui travaille pour la chaîne Al-Sharq basée en Turquie fait partie des personnalités visées. Au cours de l'année écoulée, le gouvernement turc a déjà refusé de renouveler les permis de séjour des Frères musulmans et fermé des entreprises leur appartenant dans le pays.

Le renforcement des liens diplomatiques de la Turquie et du Qatar avec Le Caire, les facilités d'investissement offertes par les autorités égyptiennes pour faire face à la grave crise économique que traverse le pays, pourraient bien avoir raison de la protection accordée depuis 2013 aux Frères musulmans égyptiens.

La ligne suivie par les Frères musulmans reste à définir dans le contexte mouvant actuel, marqué par de profondes mutations internationales, des changements de personnel et des évolutions des mentalités. Parmi les jeunes Frères, la frustration ne cesse de croître, face à l'incapacité des dirigeants à s'unir pour travailler à la libération des membres prisonniers en Égypte. Si la confrérie a su par le passé faire montre d'une étonnante résilience et survivre aux heures les plus sombres de son histoire, on ne saurait spéculer sur sa capacité à surmonter la crise actuelle compte tenu de ses nombreuses divisions internes, générationnelles et idéologiques.


1Lire l'entretien avec Ibrahim Munir, Middle East Eye, 31 juillet 2022.

2Le Bureau de la guidance maktab al-irshad est un comité composé d'une quinzaine de membres parmi les plus éminents. C'est l'organe décisionnel de l'organisation.

3NDLR. Mohamed Morsi est décédé en prison en juin 2019.

4Intellectuel égyptien de la première moitié du XXe siècle, Sayyid Qotb est une figure majeure de l'islamisme radical. Issu de l'organisation des Frères musulmans, emprisonné par le président Gamal Abdel Nasser, il a produit en détention des écrits dont la teneur doctrinale et révolutionnaire lui a valu d'être exécuté en 1966.

Anthologie de la pensée politique arabe au XXe siècle

Les éditions du CNRS publient Écrits politiques arabes. Intertextualités, une anthologie de la pensée politique du Machrek/Maghreb au XXe siècle de Leïla Seurat et Jihane Sfeir. Orient XXI, qui a contribué au financement de cet ouvrage de référence, propose des extraits de son introduction. Les deux autrices y expliquent le propos, le cadrage et la méthode qui ont présidé à la réalisation de cet énorme travail.

[...]

L'ensemble de ces écrits nous ont permis de penser l'économie générale de notre ouvrage et de mieux nous situer afin de nous démarquer de ce qui existait déjà. Nous avons ainsi choisi de limiter la représentation de l'islam politique, d'abord parce que plusieurs anthologies lui sont consacrées, mais aussi parce qu'il nous semble que l'islamisme est arrivé à un tel niveau de saturation dans les sphères politique et académique qu'il empêche de penser les autres références qui ont elles aussi nourri l'histoire sociale et politique des sociétés de la région. L'autre nécessité était de redonner toute sa place aux penseurs et acteurs originaires du Proche-Orient tout en les confrontant avec des auteurs marocains, algériens et tunisiens [...].

Parler de « monde arabe » c'est s'inscrire, consciemment ou non, dans une tradition orientaliste qui attribue arbitrairement des caractéristiques communes aux sociétés de la région. S'il n'existe pas de critère politique commun aux pays arabes, il existe pourtant, pour paraphraser Jean-François Bayart1, une interdépendance de leurs univers symboliques. Les « mondes arabes » contemporains2 sont en effet traversés par un ensemble de références partagées qui informent les imaginaires politiques : la fin de l'Empire ottoman, les accords de Sykes-Picot, l'établissement des colonies, le maintien de la domination coloniale après les indépendances, les coups d'États militaires, autant d'événements qui modulent en profondeur les représentations politiques des sociétés de la région. Appréhender le commun dans cet « espace arabe du politique »3 implique de penser l'articulation de grandes séquences qui viennent bousculer et transformer les imaginaires politiques [...].

« Il n'existe pas en soi d'idées "islamistes" ou "nationalistes" »

À rebours des lectures conceptuelles, cet ouvrage souhaite rendre justice aux nombreux empiétements, évolutions et circulations qui participent à la formation des idées politiques. Loin d'être des doctrines figées, ces idées doivent être appréhendées comme des constructions formulées par des acteurs agissant dans des environnements en perpétuelle évolution.

Il n'existe pas en soi d'idées « islamistes » ou « nationalistes ». Si la compétition et l'hostilité ont le plus souvent caractérisé les relations entre ces deux forces idéologiques, nationalisme et islam politique se sont essentiellement construits l'un par rapport à l'autre. Les islamistes reconnaissent le rôle central joué par les Arabes dans le développement de la civilisation islamique, tandis que les nationalistes reconnaissent la place spéciale de l'islam dans la civilisation arabe.

Derrière un vocabulaire commun se cachent d'ailleurs souvent des traductions conflictuelles. Une même « catégorie » peut en effet contenir différentes interprétations d'une même notion qui varient selon les périodes et les contextes nationaux. La notion de qawm si chère à la tradition arabiste, est en effet loin de désigner la même chose pour Nasser que pour Qaddhafi qui l'assimile à un lien de type lignager et familial plutôt que national. Elle est réfutée par Hawatmeh qui l'associe à un nationalisme trop exclusif.

Comprendre les idées, leur genèse, leur production c'est donc avant tout se pencher sur des contextes particuliers, aussi bien au niveau des grandes séquences historiques qu'à l'échelle plus locale des espaces de socialisation et de politisation. Les guerres ou les révolutions ont ainsi provoqué de profondes inflexions dans les manières d'appréhender l'ordre social et politique ; c'est le cas notamment de la défaite de 1967 et de la révolution islamique de 1979.

L'attention portée aux espaces de socialisation et aux engagements militants met également en lumière les empiétements entre nationalisme et islamisme. C'est le cas des Frères musulmans qui avant 1952 étaient fortement représentés dans l'armée et la police formant une base populaire nécessaire au succès de Nasser. À l'échelle des micro-trajectoires biographiques, rappelons que nombre de militants et d'intellectuels sont passés après 1967 de la gauche à l'islam puis au libéralisme à partir des années 1980. Certains restent d'ailleurs « inclassables » à l'instar d'un Nayef Hawatmeh, marxiste et nationaliste, ou d'un Sadiq al-‘Azm marxiste et libéral.

Penser les usages des idées dans les rapports de pouvoir

[...] L'exercice du pouvoir ne repose jamais sur la seule violence y compris dans des contextes autoritaires. Bien au contraire, le recours à l'idéologie permet de limiter l'usage de la force physique afin de modeler les consciences sous une autre forme, moins coercitive. C'est ainsi que la plupart des leaders nationalistes vont largement puiser dans l'islam les ressources nécessaires pour mobiliser et rendre leur pouvoir plus acceptable. La mobilisation du Coran pour justifier l'arabisme ou renforcer le sentiment nationaliste est désormais bien documentée. On pense par exemple à la « campagne de la foi » (hamla imaniyya) lancée par Saddam Hussein ou la Marche Verte de Hassan II. En quête d'authenticité, les leaders nationalistes vont aussi aller piocher dans l'islam les ingrédients pour légitimer leur socialisme. Après 1967, le nassérisme se réclame d'un socialisme islamique élaboré précédemment par les Frères musulmans jusqu'à faire apparaître certaines idées fréristes au moment de la Constitution de 1971.

Le recours à l'histoire permet à l'ensemble de ces acteurs de légitimer leur présence en affichant une continuité sur le temps long. Islamistes et nationalistes arabes font tous deux appels à un passé révolu : les islamistes s'inscrivent dans les premiers temps de l'islam pour justifier l'avènement d'un État islamique ou le retour du califat ; les seconds considèrent que la nation arabe, umma arabiyya fondée sur la langue, la culture et la race existerait depuis toujours. Dans les deux cas, cette réévaluation du passé en fonction des exigences du présent permet de se réclamer comme le plus « authentique » [...]

Hybridations idéologiques

[…] Le nationalisme arabe a été fortement influencé par les théories nationalistes européennes. C'est surtout du nationalisme allemand du XIXe et de Fichte qu'al-Arsouzi et al-Husri tirent leur inspiration, qui s'appuie sur le modèle bismarkien pour rassembler des entités séparées où les populations parlaient la même langue. Autant dans sa forme ba'athiste que nassérienne, l'arabisme s'est en effet fortement inspiré des totalitarismes européens ou encore du socialisme. […]

Les communistes arabes se sont quant à eux largement appuyés sur l'URSS comme modèle à suivre. [...] Alors que le parti soviétique russe était considéré comme non soluble dans les pays du tiers-monde, l'objectif était de trouver sa propre voie, de formuler un marxisme désoccidentalisé.

La Palestine est au cœur de ces hybridations idéologiques, d'autant que depuis l'acceptation du plan de partage de la Palestine par l'URSS en 1947, de nombreux militants communistes ne considéraient plus Moscou comme une source d'imitation légitime. [...]

Quels fondements pour la nation ?

Cet ouvrage prend pour point de départ la période de l'entre-deux-guerres et se termine en 2011. Moment charnière de l'histoire politique et sociale du Moyen-Orient, l'entre-deux-guerres voit la disparition de l'Empire ottoman, l'abolition du califat et la construction de nouveaux États qui, dès leur naissance, affrontent la domination coloniale. [...] Rappelons que ce moment est aussi celui de la révolution en Russie et de la diffusion des idées socialistes auprès d'une partie de l'intelligentsia arabe. Dans la continuité des polémiques engagées dès la fin du XIXe, l'entre-deux-guerres est aussi l'époque des débats qui portent notamment sur les fondements de la nation et la nature des régimes politiques à adopter. [...]

Notre délimitation chronologique s'arrête à la veille des processus révolutionnaires de 2011. Ces révoltes constituent bien un marqueur temporel qui va profondément impacter les sensibilités politiques mais aussi la manière de « faire » des sciences sociales. Elles ont, une fois de plus, posé la question du lien entre idéologie et processus révolutionnaire, problématique qui invite autant à s'interroger sur le rôle des idées dans le déclenchement des soulèvements que sur la manière dont les révoltes contribuent elles-mêmes à bousculer, façonner et transformer nos différentes références et conceptions théoriques. [...]

L'ouvrage se structure autour de quatre grands thèmes : les frontières de l'umma, l'exercice du pouvoir politique, l'indépendance économique et le développement et enfin les autocritiques. [...] La Palestine n'est pas traitée en tant que partie ou sous-partie spécifique. [...] Partie intégrante de la question nationale arabe, référence majeure du marxisme révolutionnaire, terrain privilégié des conversions biographiques vers l'islam, instrument des régimes politiques empêchant toute solution séparatiste, paradigme d'une exploitation coloniale non achevée, la Palestine traverse ainsi tout l'ouvrage, jusqu'au rôle central de la défaite de 1967 dans la psyché arabe.

La première partie vise à introduire les nombreuses formes d'identifications culturelles, politiques, territoriales, symboliques de l'umma. Figure paradigmatique de l'intellectuel (muthaqqaf), Taha Hussein ouvre la voie aux diverses conceptualisations du nationalisme arabe (al-quwmiyya) notamment celles formulées par Sati' al-Husri l'un de ses plus illustres théoriciens. L'appartenance à l'umma s'est essentiellement nourrie des expériences anticoloniales aussi bien contre une présence étrangère physique que contre une domination culturelle ou symbolique. Après la défaite de 1967, la résistance palestinienne renouvelle les modalités d'identification à l'umma, les déçus du nassérisme se retrouvant dans le projet socialiste révolutionnaire. Penser les frontières de l'umma c'est aussi mettre en exergue les différentes projections spatiales qu'elle engage entre acception élargie du territoire (qawmiyya) et patriotisme resserré autour de délimitations nationales (wataniyya). [...] Au-delà du tournant de 1967 c'est aussi la révolution islamique en Iran de 1979 qui apparait comme une rupture majeure pour penser les recompositions des identifications à l'umma : elle donne lieu d'une part à une fusion idéologique entre nationalisme et islam (comme en témoigne la conversion de nombreuses trajectoires marxistes vers l'islam) d'autre part à une polarisation régionale construite sur une opposition doctrinale entre chiites et sunnites.

La deuxième partie s'intéresse à la direction des affaires politiques. Deux modèles de gouvernement islamiques s'opposent : l'État califal et l'État islamique, construits sur l'emprunt exogène des États nation européens. Gouverner, implique aussi d'entretenir des liens avec une organisation supranationale. Ces relations avec des acteurs situés au-delà des frontières nationales ne se limite pas aux expériences islamiques (chiite comme sunnite), mais peut être mise en parallèle avec d'autres pratiques qui sont celles des communistes ou des nationalistes arabes. Trois pays nous permettent d'illustrer la centralité du paradigme autoritaire : l'Irak, l'Algérie et la Syrie. [...] Dans cette gestion autoritaire, la Palestine apparaît comme un outil de légitimation central permettant aux dirigeants d'afficher publiquement un soutien aux Palestiniens tout en les réprimant de manière officieuse. Deux débats majeurs appréhendés de manière large et non limités à leurs aspects institutionnels viennent clore cette deuxième partie : la « question démocratique » et la sécularisation.

La troisième partie se concentre sur les aspects économiques et sociaux. Après une brève introduction opposant Zureik et Arslan quant à la question du rôle de l'Occident comme modèle à suivre pour entrer dans la voie du développement, nous esquissons trois grands débats. Le premier a trait aux relations entre nationalisme et socialisme : au fondement de l'arabisme, le socialisme permet également aux tenants du pouvoir de se distinguer de leurs opposants communistes. [...] Sujet de diverses interprétations, la question de l'interdit de l'usure (ribat) et de la justice sociale en Islam apparaît comme un autre débat central héritier de la fameuse « gauche islamique » (al-yassar al-islami) préconisée par Hassan Hanafi après 1979. Aborder les questions économiques c'est enfin entrer dans les questions de classe, voir ce qui se cache derrière les dénonciations d'une bourgeoisie soutien des régimes arabes et extension du colonialisme.

Enfin, la quatrième et dernière partie associe des formes d'autocritiques formulées par des intellectuels et des retours réflexifs de la part d'anciens militants. [...] Cette critique s'organise essentiellement autour de deux grands thèmes : la crise de l'État et la culture de l'héritage. Objet central des débats des deux dernières décennies du XXe siècle, l'orientalisme vient clore cette anthologie sur une question forgée en contexte occidental et qui ne cesse de peser sur la fabrique des idées politiques au-delà du Machrek et du Maghreb.

#

Leïla Seurat, Jihane Sfeir (sous la dir. de)
Écrits politiques arabes. Une anthologie du Machrek au Maghreb au XXe siècle
CNRS Ed. 2022
330p.
28 €


1Jean-François Bayart (éd.), La Greffe de l'État, Karthala, 1996.

2NDLR. Titre de la nouvelle revue scientifique récemment créée par une équipe de jeunes chercheurs.

3Michel Camau et Vincent Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po, 2003.

Olivier Roy. Pour le monde arabe, « un conflit entre puissances »

Si la guerre en Ukraine marque un tournant dans la politique internationale, elle n'est pas perçue de la même manière dans le monde occidental et dans le monde arabe. Entretien avec le politologue Olivier Roy.

Khadija Mohsen-Finan. Depuis la seconde guerre mondiale, aucune guerre n'a provoqué une onde de choc aussi importante. Comment expliquez-vous l'importance de la mobilisation en Europe et au-delà ?

Olivier Roy. Cette mobilisation s'explique par l'attitude et le radicalisme de Vladimir Poutine. Car au fond, il ne propose aucune négociation : juste la reddition, sans avoir jamais défini la limite de son action. Il aurait pu dire qu'il s'agissait pour lui d'annexer le Donbass et Donetsk, les deux républiques autoproclamées ; il aurait pu demander la reconnaissance par l'Occident de l'annexion de la Crimée, le renoncement de l'Ukraine à entrer dans l'OTAN. Mais là, il avance sans dire où il va, considérant qu'il a un ennemi et un objectif qu'il ne définit pas, et c'est bien cela qui fait peur aux Européens.

Pour de nombreux observateurs et experts des relations internationales, on l'a laissé faire en Géorgie en 2008, on l'a laissé faire en Crimée en 2014, et maintenant, il n'a aucune raison de s'arrêter. Cette analyse très populaire n'est pas fausse, d'autant qu'il y a indéniablement une radicalisation de l'homme. Certains disent que Poutine est fou, mégalomane ; on ne peut pas ignorer ce facteur. Il a créé un système où il est seul à décider. Il est entouré d'exécutants sans moyens de contrôle extérieurs sur son action, et pour lui, seul le rapport de force compte — un rapport de force qui se terminera en sa faveur. Il annonce d'emblée qu'il peut passer au nucléaire. Il n'y a donc rien à négocier.

Compte tenu de son action, de son comportement, qu'est-ce qui protège l'Europe, si ce n'est l'OTAN ? Cela se comprend, car le président Joe Biden a pris une décision très dure. On ne sait pas ce qu'aurait fait son prédécesseur Donald Trump, mais avec la décision de Biden, on revient à cette époque soviétique durant laquelle la dissuasion était supposée empêcher la guerre, ou ce qui faisait que la guerre serait forcément une guerre limitée ou une guerre locale. Or, Poutine ne dit pas cela ; il dit : « Nous atteindrons nos objectifs », sans préciser les objectifs auxquels il se réfère. Par exemple, quand il dit : « Notre objectif est de détruire les nazis à Kiev », l'opinion publique européenne n'est pas stupide, tout le monde sait qu'il n'y a pas de nazis à Kiev, le régime du président Volodimir Zelensky n'est pas nazi — lui-même est juif et son premier ministre également.

Poutine est perçu comme fou. Et il est fou. Sa folie fait peur à tout le monde. Les Polonais et les Moldaves se sentent menacés, les Hongrois sont un peu plus à l'écart. Les Suédois et les Finlandais viennent de réaliser que rester en dehors de l'OTAN ne les protège pas, au contraire. Cela fait plusieurs années qu'il y a une pression russe sur les Suédois. Poutine a réussi à reconstituer l'Europe, et en particulier l'Europe militaire. Le grand virage ce sont les Allemands qui l'ont fait en décidant le réarmement.

Cela peut paraître paradoxal, car il y avait d'un côté les pays rassemblés autour des valeurs de l'Europe occidentale (l'Europe de Bruxelles), et de l'autre les régimes non libéraux comme la Pologne et la Hongrie. Le paradoxe, c'est que la Pologne, sur le plan de l'illibéralisme est beaucoup plus proche de Poutine (idées conservatrices comme la criminalisation des homosexuels…), mais sur le plan stratégique, les Polonais de droite comme de gauche savent que la Russie est leur ennemi par excellence. Donc Poutine oblige d'une certaine manière les Polonais à trouver un accord avec Bruxelles.

À Moscou, il n'y a plus de direction collective

K. M. F. Comment se définit l'ennemi, alors ?

O. R. Poutine dit que l'ennemi est celui qui s'oppose à la reconstitution de l'empire russe. Et ceux qui s'y opposent sont ceux qui l'ont détruit. Le grand traumatisme de Poutine est l'effondrement du mur de Berlin. Il prend donc sa revanche sur cette période, ne dit rien de ce que serait l'espace du pacte de Varsovie, mais à partir du moment où il reforme un espace russe, il n'y a pas de raison qu'il ne reconstitue pas également un glacis pour repousser les Occidentaux le plus loin possible. Que ce soit par la neutralisation ou la « finlandisation » des États voisins. Ce schéma peut être vu comme un retour en arrière, mais les différences avec le passé sont importantes. Aujourd'hui, Poutine est seul, il est le Tsar, alors que le système soviétique était collectif : autrefois, il y avait un politburo, Nikita Khrouchtchev a été mis à l'écart parce qu'il avait mal géré le dossier de Cuba, Mikhaïl Gorbatchev a été nommé parce qu'ils espéraient qu'il parviendrait à sauver les meubles. L'avantage d'avoir un parti politique, même dictatorial, idéologique était qu'il y avait une instance de débat. Aujourd'hui, le Conseil de sécurité, c'est Poutine et une dizaine de personnes, mais qui ne représentent rien, tandis que dans le parti communiste, il y avait des factions régionales, des alliances, de fortes personnalités… Depuis Joseph Staline, il n'y avait pas eu de dictateur, l'homme fort d'un régime restait dirigé par une élite. Il n'y a plus ce collectif au sommet du pouvoir.

K. M. F. On semble découvrir aujourd'hui la brutalité de Poutine, pourtant on l'a vu à l'œuvre en Tchétchénie, en Crimée, en Syrie… Qu'y a-t-il de nouveau ? Est-il en train de conduire son pays à ce que certains ont appelé un « suicide historique » ?

O. R. Les guerres dures qui ont été conduites par Poutine, avec massacres de populations civiles, ont été faites contre des musulmans, que ce soit en Tchétchénie ou en Syrie. Donc cela pouvait paraître s'insérer dans la « guerre contre le terrorisme » prônée par l'administration Bush.

Par ailleurs, Poutine s'impliquait jusqu'ici dans des guerres en cours. Il y avait déjà eu une première guerre de Tchétchénie, et en Syrie les combats avaient déjà commencé. Par conséquent, il n'apparaissait pas comme le fauteur de guerre, mais comme celui qui intervenait pour sortir de l'impasse, même si c'était par des techniques de combat radicales, c'est-à-dire l'anéantissement de villes par des combats aériens et terrestres. C'est ainsi qu'il a écrasé Grozny et Alep. Tandis qu'aujourd'hui en Ukraine, il commence la guerre, tue des Russes, des Européens, des Slaves, des gens dont il dit lui-même qu'ils sont russes. De plus, il lance cette guerre de grande ampleur alors qu'il ne s'est rien passé de particulier depuis la sécession du Donbass.

Un modèle occidental contesté

K. M. F. Ce que nous vivons avec l'Ukraine a changé la vision que l'on pouvait avoir d'un monde dominé par l'Occident, un monde sans guerre, qui implique les démocraties et dont on pouvait penser que le modèle s'exporterait ou serait adopté par un nombre de pays de plus en plus grand. Or, nous voyons une puissance nucléaire déployer ses capacités militaires pour agresser un pays européen, pour en conquérir le territoire, mais aussi pour en modifier le régime politique. Est-ce un tournant dans les relations internationales ?

O. R. Je ne sais pas si c'est un tournant, car on assiste à des tournants tous les dix ans, mais c'est une étape très importante — et encore, tout dépend de la manière dont cette guerre va se terminer.

Mais il y a aussi une simplification des choses quand on parle de « modèle occidental » et de « démocratie », parce que ce modèle est contesté depuis une vingtaine d'années à l'intérieur même de l'Occident par les populistes, qui pensent qu'il faut en sortir. Les gouvernements polonais et hongrois disent explicitement que la démocratie, c'est le désordre et qu'il faut sortir de ce modèle. La vision qu'on a eue, à partir de la chute du mur de Berlin et jusqu'à l'intervention en Irak, a été celle d'un Occident rouleau compresseur qui impose ses valeurs au monde entier, au besoin par la force : démocratie, libéralisme, state building… Mais à partir de 2005, ce n'est plus cela. Il y a deux phénomènes alors : d'une part, la montée du populisme qui montre qu'il y a une contestation interne à l'Europe sur ces fameuses valeurs de la démocratie. Et d'autre part, le retrait américain du monde, qui signifie que les Américains ne sont plus animés par cette volonté d'exporter un quelconque modèle occidental.

Tout a commencé en 2011 avec la mort d'Oussama Ben Laden. Les Américains ont envahi l'Afghanistan et l'Irak pour venger le 11-Septembre, les néoconservateurs ont inventé un modèle idéologique consistant à combattre le terrorisme, à instaurer la démocratie, qu'il y aurait reconnaissance d'Israël dès son instauration… Une idéologie qui s'est effondrée. D'autant que Barak Obama — qui ne partageait pas cette idéologie — est arrivé au pouvoir. Il a fait tuer Ben Laden et considéré que sa mission était accomplie, puisque le but de la guerre en 2001 était la destruction d'Al-Qaida.

Par inertie, pendant dix ans, les Américains ont continué à occuper l'Afghanistan. Même chose avec l'organisation de l'État islamique (OEI), et les Américains ont considéré que leur mission était également accomplie. Ils se sont retrouvés avec le fardeau de l'Afghanistan en se disant : « Qu'est-ce qu'on fait là ? » Leur présence n'avait plus rien à voir avec la lutte contre le terrorisme. Ils ont alors commencé à négocier leur retrait avec les talibans. Le président Biden a continué dans la lignée de Donald Trump. Les États-Unis ont voulu se replier sur leurs propres intérêts, c'est-à-dire la Chine et le Pacifique (ce qui avait commencé du temps d'Obama).

Centrés sur leurs nouvelles priorités, les Occidentaux ne se sont pas rendu compte de ce qui se passait ailleurs, depuis la chute du mur de Berlin. Ils ont marché dans le vide, sans stratégie aucune, que ce soit au Proche-Orient ou au Mali. Combattre le terrorisme au Mali, c'est très bien, empêcher la chute de Bamako est une bonne chose, mais que fait-on ensuite ? On ne fait ni du state building ni de la contre-guérilla. Et on demande aux États africains de se prendre en main, mais on assiste à des coups d'État militaires.

Dès que les Occidentaux ont réalisé que l'Irak était un échec, ils se sont dit que l'instauration de la démocratie n'était pas leur problème. Ils ont voulu se retirer, tout en continuant à tenir un discours sur les droits humains, l'État de droit, la construction de l'État, la bonne gouvernance…

Dans ce contexte, Poutine pense que les Russes ont tout cédé en 1991 sans avoir rien eu en contrepartie, ce qui n'est pas faux. Aujourd'hui, il trouve une fenêtre d'opportunité parce que l'Occident est en crise. Mais Poutine est un homme du XIXe siècle, qui a une vision territoriale de la puissance, alors que pour les Américains l'essentiel se trouve dans la puissance de projection, la capacité d'intervenir loin ; la puissance ne s'évalue pas en termes de conquête des territoires.

Ce qui est sûr, c'est que le sentiment d'être menacé par Poutine est partagé par tous les gouvernements et par les opinions publiques. Il faut vraiment des gens comme Éric Zemmour (mais il y a un coût électoral) pour dire que la Russie de Poutine ne représente pas une menace.

Au Proche-Orient, Moscou ne remet pas en cause l'ordre établi

K. M. F. On a le sentiment que dans le monde arabe il y a une réticence à entrer en croisade contre la Russie de Poutine. La lecture de la presse et des réseaux sociaux montre même que nombreux sont ceux qui mettent sur le même plan la violence de Poutine et l'arrogance et le cynisme de l'Occident. Ils pensent que « l'éthique de responsabilité » fait défaut dans les deux camps. Qu'en pensez-vous ?

O. R. Les Arabes voient ce qui se passe en Ukraine comme un conflit entre puissances, et non comme une menace régionale. Pour eux, la présence de la Russie au Proche-Orient n'est pas une menace, puisque Poutine fait une politique de proximité. Les Russes n'apparaissent pas comme remettant en cause l'ordre établi, ils viennent en aide à Bachar Al-Assad. Plus largement, les Arabes n'ont pas envie de se retrouver liés à un conflit global qui leur échappe, comme les Israéliens d'ailleurs. Il y a une volonté de ne pas se fâcher avec les Russes, mais on observe attentivement avec qui les Russes agissent, qui ils appuient.

Ils constatent aussi, à juste titre, que sur les vingt dernières années, les interventions américaines au Proche-Orient ont été bien plus massives que les interventions russes. Il n'y a pas de comparaison entre les attaques russes très localisées, bien que très violentes au nord-ouest de la Syrie, la présence du groupe Wagner en Libye et l'invasion américaine en Irak. Bien sûr, les Américains ont tué beaucoup moins de civils que les Russes, mais cet argument n'est pas retenu au sein des opinions arabes. On peut dire aussi que les Américains ont soutenu les régimes libéraux et démocrates, mais ça aussi ce n'est pas un argument qui fonctionne. Il ne faut pas oublier que l'opinion publique du monde arabe reste très « anti-impérialiste ». De nombreux Arabes n'ont pas compris que les États-Unis ont profondément changé ces vingt dernières années. Dans le monde arabe, il y a toujours eu cette idée que la lutte contre le terrorisme cachait d'autres intérêts. En 2003, beaucoup ont pensé que les Américains allaient en Irak pour le pétrole. Ce qui n'était pas le cas. On n'a pas compris les traumatismes des différents pays, croyant qu'ils étaient tous dans des géostratégies rationnelles.

K. M. F. Oui, mais les Arabes observent aussi la différence de traitement entre les réfugiés de cette guerre et les réfugiés syriens par exemple. Ils constatent aussi que des régions entières sont administrées par des États en dehors des règles du droit international. Quelle crédibilité peuvent avoir les États-Unis ou encore les Nations unies à leurs yeux ?

O. R. Oui, il y a une différence de traitement des réfugiés, et on le voit bien aux frontières de l'Ukraine où les Arabes et les Noirs se font refouler, alors que les Ukrainiens sont accueillis à bras ouverts, notamment par les Polonais. C'est bien parce que les Ukrainiens nous ressemblent et sont proches géographiquement que cette guerre fait peur en Occident. Quand il s'est agi des Tchétchènes, il y a eu un soutien en Europe et en France, mais seulement de la part des défenseurs des droits humains. L'opinion publique en profondeur, ce n'était pas son problème. Pareil pour la Syrie.

La fin du « choc des civilisations »

K. M. F. Vous dites qu'avec cette intervention de la Russie en Ukraine, le « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington ne fonctionne pas, et qu'après l'effondrement du bloc soviétique nous n'allons pas irrémédiablement vers une confrontation entre chrétienté et islam.

O. R. Poutine a été perçu en Occident par les populistes d'extrême droite comme le défenseur de l'Occident contre la menace islamique, et c'était vrai tant qu'il s'agissait des Tchétchènes et des Syriens. Mais là, il détruit un peuple chrétien et slave. Toutes les attaques qu'il a menées en dehors de la Syrie et de la Tchétchénie ont visé des chrétiens : en Géorgie, en Arménie où Poutine a laissé délibérément gagner l'Azerbaïdjan ; et là il envahit l'Ukraine avec des musulmans tchétchènes au sein de ses troupes. En Syrie, Poutine se présente comme le défenseur des chrétiens, et en Ukraine il attaque des chrétiens avec des supplétifs musulmans. Tout cela rend impossible toute lecture de la guerre en termes religieux. D'ailleurs, les Ukrainiens mettent en avant leur nationalisme : ils sont Ukrainiens, point. Quand Poutine a violemment combattu la Tchétchénie, c'est parce que c'était le seul territoire à l'intérieur de la Russie qui demandait son indépendance, alors qu'elle n'était qu'une république autonome dans la Fédération de Russie. Alors que l'Ukraine était une république socialiste soviétique théoriquement indépendante.

Le grand paradoxe c'est qu'on se retrouve dans le schéma des deux guerres mondiales. Aujourd'hui, comme le disait le général Hubert Lyautey, ministre de la guerre en 1917 et officier pendant les guerres coloniales — le colonial type, animé de cette idée de mission civilisatrice —, « une guerre en Europe est une guerre civile ». Aux yeux d'une grande partie de l'opinion publique arabe, ce conflit est un conflit européen. C'est aussi le point de vue de beaucoup de populistes européens qui pensent, comme Zemmour l'a dit, que ce conflit détourne l'attention du « vrai » problème : l'islam, bien sûr.

Tunisie. « Il reste l'esprit de la révolution »

En marge d'une série de conférences inaugurées en novembre 2021 au Collège de France, Yadh Ben Achour, éminent professeur de droit public et observateur engagé de la politique tunisienne a accepté de répondre à nos questions sur la notion de révolution et sur la situation en Tunisie après la confiscation du pouvoir par Kaïs Saïed.

Opposant au régime de Zine El-Abidine Ben Ali, Yadh Ben Achour a présidé après la chute de celui-ci en 2011 la Haute Instance des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. L'hiver dernier, il a présenté au Collège de France une série de conférences regroupées sous le titre : « Les révolutions dans la pensée et dans l'histoire des faits » et dont la leçon inaugurale s'intitulait « La révolution, une espérance ».

Sophie Pommier. Vous développez dans votre cours la notion de « révolution démocratique ». Pouvez-vous nous donner votre définition d'une révolution ? Peut-on dire que les événements survenus à partir de la fin 2010 dans le monde arabe répondent à ces critères ?

Y. B. A. J'ai exposé ma position sur cette question dans mon ouvrage Tunisie, une révolution en pays d'islam (Tunis, Ceres 2016 et 2017 ; Genève, Labor et Fides, 2018). Nous sommes loin d'avoir l'unanimité sur la définition d'une révolution. En sciences sociales, les concepts varient selon les concepteurs. Personnellement, j'ai opté pour une définition large qui réponde à la fois aux critères de comparabilité et de compréhensivité. À mon avis, pour qu'il y ait révolution, quatre critères doivent être réunis : une révolte sociale généralisée ; la chute d'un régime politique à la suite de cette révolte ; un message, qui peut apparaître au fil des événements et qui se focalise en général sur les trois revendications de dignité, de justice sociale et de liberté ; enfin, et à défaut de gouvernement révolutionnaire, la reconnaissance de ce message par les nouvelles autorités. Ces conditions étaient bien réunies dans le cadre qui nous occupe et l'on peut donc parler de révolutions arabes.

S. P. Et donc, une « révolution démocratique », sujet auquel vous avez consacré [une séance entière ?

Y. Ben Achour. Dans mon cours au collège de France, j'ai consacré les trois dernières conférences à répondre à la question « Qu'est-ce qu'une révolution démocratique ? » Je suis revenu sur les causes qui ont présidé à l'explosion des révolutions arabes de 2011 qui, disons-le en passant, ne font que commencer.

Certaines causes remontent assez loin dans le passé et ont un rapport avec les questions de la souveraineté ou de l'identité. Il en est ainsi du traumatisme colonial, de l'abolition du Califat islamique en 1924, avec sa forte connotation symbolique, de l'occidentalisation généralisée de la culture et de la vie en général, de la question de Palestine, de l'unité perdue de la nation arabe — quelque peu fantasmée par ailleurs. D'autres causes ont un caractère socio-économique et dérivent du ressentiment et de la frustration provoqués par les décalages entre la précarité et la frustration des sans-travail, des paysans, des ouvriers et l'opulence bourgeoise, aristocratique ou même touristique. Tout cela constitue un ensemble de situations révolutionnaires qui vont provoquer une « surchauffe idéologique » avec des antagonismes très forts entre nationalisme arabe, indépendantisme, socialisme, communisme, conservatisme, libéralisme, laïcisme, islamisme, sans compter leurs multiples variantes.

Une expérience démocratique

Les révolutions arabes à partir de 1964 et jusqu'aux derniers soulèvements de 2018-2021 (Algérie, Soudan, Liban, Irak) ont été essentiellement des révolutions antidictatoriales réclamant la justice sociale, le pluralisme, « l'État civil », à la fois contre les militaires et contre « les religieux », la déconfessionnalisation de l'État, la liberté de pensée et d'expression, la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption. C'est une tendance fondamentale qui a pris tout son éclat au cours de ce qu'on appelle le « printemps arabe ». Ce qui s'est passé par la suite, c'est que les processus électoraux mis en place ont abouti à la victoire électorale des islamistes, ce qui révèle finalement un décalage entre le peuple de la révolution et le peuple des élections. Le fait n'est pas nouveau : en France, la révolution de février 1848 a bien été suivie par les élections d'avril qui ont donné une Assemblée conservatrice, puis par les élections présidentielles de décembre remportées à une écrasante majorité par Louis-Napoléon Bonaparte. Pour autant, on ne peut pas parler d'échec, quand on connaît la portée de cette révolution sur la vie et les idées politiques postérieures. Même si elles ne renversent pas en totalité l'ordre sociopolitique, les révolutions remettent les pendules à l'heure, pour un nouveau départ.

Même si on admet les thèses sur la captation du politique par le pouvoir prétorien1, y compris par la manipulation des révolutions, comme en Algérie, au Soudan ou en Égypte, ce qui a suivi, c'est quand même une véritable expérience démocratique, fût-elle provisoire, après la chute de plusieurs dictatures. L'une des revendications essentielles de la post-révolution a porté sur l'élaboration de nouvelles Constitutions. On y trouve des avancées majeures en matière de liberté et de droits sociaux. Certains vont arguer du fait que les changements se sont limités au politique, que les sociétés n'ont pas été bouleversées. Mais, comme le souligne à juste titre Michel Camau, fin connaisseur de la Tunisie, il s'agit d'une révolution sociale qui s'échelonne dans le temps et qui « change le monde de la vie sans prétendre prendre le pouvoir »2.

S. P. Le tableau actuel donne pourtant le sentiment d'un retour en arrière.

Y. B. A. C'est vrai que la situation est décourageante, entre les drames libyen, syrien, yéménite et le retour de régimes autoritaires. La Tunisie, pays qui a résisté le plus longtemps, semble rebasculer à son tour. Pour l'instant, les sociétés arabes n'ont pas un héritage de culture démocratique et peinent à séparer politique et religion. Mais le fait de parler et de vivre des révolutions populaires est en soi une nouveauté, et les soubresauts continuent avec des mobilisations et des éclats sporadiques.

Un principe universel de « non-souffrance »

S. P. Cette question en effet cruciale des relations entre religion et politique amène naturellement la question de l'universalité des valeurs. C'est un sujet sur lequel vous avez également été amené à vous exprimer.

Y. B. A. Il faut en effet trouver une réponse qui libère la norme démocratique du relativisme dans lequel veulent l'enfermer les quatre courants adverses : l'historico-culturalisme qui considère que tout se ramène à la spécificité de chaque peuple et que l'universel n'existe pas ; le relativisme scientifique astrophysique, dans le sillage de la théorie de la relativité d'Albert Einstein, qui imprime « l'air du temps » actuel et domine les sciences sociales ; le radicalisme religieux qui pointe une incompatibilité entre droits de Dieu et droits humains et dénonce la démocratie comme reposant exclusivement sur la philosophie occidentale ; enfin le populisme.

Face à ces attaques involontaires ou volontaires contre la démocratie, il faut donc examiner la question dans la perspective d'une norme totalement indépendante des systèmes et des régimes politiques particuliers, et lui trouver un fondement universel. Je propose de poser comme point de départ la fuite de tout être devant la souffrance. Ce principe de « non-souffrance », ou de « non à la souffrance » gouverne toute existence. Il est plus vital, plus primordial que « la recherche du bonheur » des déclarations américaines. Or, seule la norme démocratique répond à ce refus de la souffrance, qu'elle soit physique ou morale. L'être humain est un être physique, un être moral et un être social. La norme démocratique est au croisement de ces impératifs : elle protège l'homme physiquement (droit à la vie, protection contre la torture), le respecte en tant qu'être moral, en lui reconnaissant la liberté de pensée, le droit à l'expression, à la création et même à la dissidence. À l'être social, elle reconnaît la liberté et le droit d'élection, d'association, de rassemblement, de représentation. C'est donc la norme qui est la mieux adaptée à la constitution psychobiologique de l'être humain. C'est ainsi que nous pouvons établir son universalité.

Cela, c'est sur le plan philosophique. Mais cette universalité n'est pas une simple question théorique. Elle se réalise dans la marche concrète de l'histoire par l'intermédiaire de l'éthique de l'indignation. Que des blancs américains mettent leur vie en danger pour l'abolitionnisme ou la défense des Amérindiens, que des Français sacrifient leur tranquillité, leurs biens ou leur vie pour la défense des Algériens colonisés, que des Israéliens défendent la cause du peuple palestinien et des populations de Gaza, voici la scène sur laquelle s'activent les porteurs de cette éthique de l'indignation, en vue de soulager ou de mettre fin à la souffrance de leurs égaux en humanité.

La légitimité populaire de Kaïs Saïed sans la légalité

S. P. Venons-en à votre expérience personnelle des révolutions arabes à travers le cas de la Tunisie qui connaît actuellement une dérive inquiétante.

Y. B. A. Permettez-moi de rappeler tout d'abord certains faits. L'élection présidentielle de l'automne 2019 a vu arriver au pouvoir un nouveau venu sur la scène politique, le juriste Kaïs Saïed, qui n'appartient en apparence à aucun parti et qui a fait campagne essentiellement sur le thème de la lutte contre la corruption, le système des partis, le régime parlementaire et pour l'édification d'un nouveau système de démocratie directe et de mécanismes révocatoires des représentants à tous les niveaux. Avec ce programme largement illusoire, il a pu rafler 72 % des voix au second tour. Il désigne alors un premier ministre qui se retourne contre lui, ce qui déclenche une crise institutionnelle. Les crises de ce type s'étaient d'ailleurs succédé depuis la mise en application de la Constitution en 2014. Alors que la situation économique et sociale ne cesse de se dégrader, que la classe moyenne s'appauvrit et que le chômage s'envole, les députés se donnent en spectacle dans l'hémicycle, perdant toute crédibilité, tandis que le parti majoritaire agit comme un parti prédateur. Le 25 juillet 2021, le président dissout le gouvernement, gèle les activités du Parlement et concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Il invoque, pour légitimer cette décision, l'article 80 de la Constitution qui envisage un tel scénario, mais sous certaines conditions, notamment que l'Assemblée se réunisse en session permanente et que le gouvernement ne puisse être renvoyé par le vote d'une motion de censure.

Les Tunisiens, dégoûtés dans leur majorité par le fonctionnement délétère du régime, ont soutenu cette initiative. Le 22 septembre 2021, par décret, le président s'arroge tous les pouvoirs. Depuis, on assiste à un recours à l'état d'exception qui ne repose que sur le soutien populaire. Mais on oublie que le soutien populaire à lui seul ne suffit ni à fonder la légalité, ni même la légitimité d'une telle action. La séparation entre la légitimité et la légalité est un simplisme qui ne résiste pas à l'analyse. Il y avait certes une situation critique, mais on aurait pu, dans le cadre de l'article 80, envisager d'autres solutions, comme lever l'immunité parlementaire pour les députés corrompus, dissoudre les partis extrémistes antidémocratiques et engager rapidement un dialogue national.

S. P. Comment voyez-vous les choses évoluer ?

Y. B. A. Mal ! La remise en ordre du système issu de la révolution aurait pu être atteinte par d'autres moyens que celui d'un coup d'État contre la Constitution de janvier 2014. Le « coup » du 25 juillet n'est d'ailleurs pas aussi « civil » qu'on le prétend : la décision a été prise au Palais de Carthage, en présence des responsables de la sûreté et de l'armée. La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature a été annoncée par Kaïs Saïed à partir du ministère de l'intérieur. Comprenez le message ! La phase que nous vivons actuellement restera marquée par cette malédiction de départ et finira par se retourner contre ses initiateurs, sans réussir à régler le moindre problème et tout en laissant le pays aller à vau-l'eau.

Par ailleurs, l'histoire nous enseigne que l'état d'exception est susceptible de s'éterniser. Les garanties de délais prévues par l'article 80 ne peuvent pas jouer, en l'absence d'une Cour constitutionnelle et d'un parlement en fonctionnement. La Tunisie s'enfonce dans la crise financière, économique et sociale et les seules réponses que trouve le pouvoir actuel consistent à initier des réformes à caractère constitutionnel, électoral et d'une manière générale institutionnel. L'exemple le plus criant est cette mascarade de consultation par voie électronique à laquelle personne ne croit, sauf les thuriféraires du régime. Cette énième imposture du régime va ouvrir la voie à toutes les falsifications imaginables. La feuille de route annoncée le 13 décembre 2021, sans base légale, ne fait que prolonger l'état d'exception et je reste sceptique quant à son respect.

Les signes d'aggravation de la crise se manifestent au sein même du sérail qui est en train de craquer, comme on le voit à travers les démissions dans l'équipe de proximité du président de la République. Le régime a renoué avec les pratiques de Ben Ali et les a même dépassées : il s'appuie sur une police qui n'en fait qu'à sa tête ; des projets de textes liberticides sur les partis politiques et les associations sont en préparation ; la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature a été annoncée (6 février) ; des atteintes très graves aux libertés publiques et droits individuels fondamentaux, comme les empêchements de quitter le territoire, les assignations à résidence, les arrestations ont été et sont toujours commis en toute impunité, sans compter le recours à la justice militaire. Dans tous ces cas, aussi bien la privation de liberté que son contraire demeurent entourés de mystère. L'avenir est loin d'être radieux.

« L'exclusion est la pire des politiques »

En vérité, le changement actuel tourne autour d'un enjeu de pouvoir. Il n'apportera rien de nouveau sur le fond. On se croit débarrassé de l'islamisme, mais c'est une erreur. Tout d'abord, parce que le bras de fer actuel peut le renforcer et même le radicaliser. Ensuite, parce que le président de la République est un islamiste masqué dont le conservatisme étroit n'a rien à envier à celui des nahdhaouis qui ont massivement voté pour lui aux élections de 2019.

S. P. Cela veut-il dire qu'il n'y a pas de compatibilité possible entre religion et citoyenneté ?

Y. B. A. Pas forcément. Le politique et le juridique doivent garder leur autonomie par rapport au religieux. Le pluralisme suppose d'accepter l'autre, ce qui implique une forme tolérante de l'islam. Cette dernière existe. Au sein de la mouvance islamique et même islamiste, il existe des esprits modernes et tolérants qui acceptent par exemple la liberté de conscience, l'égalité successorale, les minorités sexuelles, l'abolition de la peine de mort. Il faut les intégrer. On ne peut faire autrement. Ils font partie du peuple. L'exclusion est la pire des politiques. Il faut les aider à évoluer. L'un des grands acquis de 2011, c'est l'inscription du caractère civil de l'État dans la Constitution. Cependant, pour pratiquer la démocratie, il faut libérer la société d'un certain nombre d'archaïsmes, tabler sur une société civile forte. Nous avons un héritage à faire fructifier sur ce sujet : les aspects positifs du bourguibisme ou la pensée de Tahar Haddad3.

À la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France, à la question « Que reste-t-il de la révolution ? » le professeur Ben Achour a répondu : « L'esprit de la révolution ».


1Mohamed Hachemaoui, “Algeria : From One Revolution to the Other ? The Metamorphosis of the State-Regime Complex », Sociétés politiques comparées, no. 51, mai/août 2020.

2M. Camau, Ibid.

3Tahar Haddad (1899-1935) a défendu l'égalité des hommes et des femmes, au risque de faire scandale avec son ouvrage, paru en 1930 : Notre femme, dans la législation islamique et la société. Sa réflexion a inspiré le Code du statut personnel instauré par Habib Bourguiba en 1956.

Quand Hiam Abbass ressuscite Simone Weil

Plaidoyer pour une civilisation nouvelle éclaire la réflexion politique de Simone Weil. Mis en scène par Jean-Baptiste Sastre et interprété par Hiam Abbass, ce spectacle est aussi le fruit d'une rencontre spirituelle entre la comédienne palestinienne et la philosophe française. Les 22 et 23 octobre 2021 au théâtre de Suresnes Jean-Vilar.

Hiam Abbass est née à Nazareth, en Galilée, non loin de la ville où ses grands-parents maternels dépossédés de leurs biens lors de la Nakba1 avaient trouvé refuge. Elle grandit dans une famille de parents enseignants, au milieu de dix frères et sœurs, avec des « rêves de liberté suscités par les livres »2 et le désir de s'envoler loin des frontières qu'on avait tracées pour elle.

Le théâtre, dont elle découvre la puissance émotionnelle dès l'âge de 9 ans, sera la première brèche. À l'âge de 22 ans, son cri de liberté est manifeste. Elle ne fera pas des études de méde-cine ; elle sera photographe et jouera sur les planches du théâtre El-Hakawati, devenu aujourd'hui le théâtre national palestinien à Jérusalem-Est. « J'ai découvert le théâtre tel que je l'aime. Notre art était un moyen d'exprimer notre existence, notre appartenance au peuple palestinien. » Puis Hiam choisit de quitter la Palestine, mais la Palestine ne la quittera jamais. Elle vivra et travaillera à Londres, puis à Paris où elle fondera une famille. Aujourd'hui, elle est actrice, metteure en scène et réalisatrice internationalement reconnue. De Satin rouge de Raja Amari à la Fiancée syrienne (2004) et Les Citronniers d'Eran Riklis (2008), de Paradise Now (2005) de Hany Abu Assad, nommé aux Oscars, à The limits of control (2009) de Jim Jarmusch, elle est largement reconnue pour ses talents. Elle revient au théâtre grâce au metteur en scène Jean-Baptiste Sastre, qui partage avec elle le désir de créer et de partager la scène avec des personnes de l'ensemble du tissu social qui n'ont pas l'habitude d'être mis en lumière au théâtre.

À l'orée de l'été 2019, encore en plein tournage à New York de la série Succession pour la chaîne de télévision américaine HBO, elle découvre les textes de Simone Weil, figure intellectuelle peu connue du grand public. « C'est Jean-Baptiste (Sastre) qui me l'a fait connaître » confie-t-elle avec reconnaissance. « Il avait souvent croisé son nom lors de la préparation de notre précédente pièce, La France contre les robots, une adaptation des textes de Georges Bernanos, créée avec Gilles Bernanos, le petit-fils et ayant-droit de l'écrivain. » Ces lectures marquent pour Hiam Abbass le début d'une rencontre décisive avec la philosophe née à Paris en 1909, est morte en 1943 de la tuberculose et d'épuisement à Ashford (Royaume-Uni), où elle s'était engagée avec La France libre contre les nazis. L'actrice palestinienne a d'abord été touchée par son parcours de vie, sa liberté, son engagement total pour la justice et la vérité qui ont fini par la consumer. Depuis, celle qu'elle surnomme « Mademoiselle Simone » avec une affectueuse familiarité l'accompagne dans ses pensées au quotidien.

« Elle avait déjà pensé notre monde » 

Simone Weil était juive agnostique, mais sa conception de vie était chrétienne. Elle était enseignante en philosophie et alliait action et réflexion, comme lui avait recommandé son professeur, le philosophe Alain. Ainsi, elle devint ouvrière à l'usine, engagée aux côtés des anarchistes pendant la guerre d'Espagne et rejoignit la France libre à Londres.

« Jean-Baptiste et moi-même avons lu, lu, lu et aimé ses textes. Elle avait déjà pensé notre monde », souligne Hiam Abbass, marquée également par l'humanité profonde et la capacité d'indignation de la philosophe qui écrit en 1937 « Le sang coule en Tunisie » pour dénoncer l'indifférence face à ces morts, lointains et abstraits pour la majorité, dans les colonies. Hiam, dans un élan, cite un fragment de ce texte à la terrasse d'un café parisien près de la place de la Bastille où elle a accepté de donner une interview à Orient XXI :

‟Du sang à la une” dans les journaux ouvriers. Le sang coule en Tunisie. Qui sait ? On va peut-être se souvenir que la France est un petit coin d'un grand Empire, et que dans cet Empire des millions et des millions de travailleurs souffrent ?

« Simone Weil s'est engagée très tôt contre toutes les formes d'oppression », souligne Hiam, citant notamment Contre le colonialisme (réed. Rivages, 2018). Ces textes écrits entre 1936 et 1943 condamnent la colonisation comme système qui détruit des peuples, ses manières de vivre et de penser et fourvoie la France dans ses grands principes. Pour la pièce, ils ont finalement choisi, en plus de ses correspondances, des extraits de L'Enracinement, un texte publié à titre posthume par Albert Camus en 1949, dans lequel elle poursuit sa réflexion sur le déracinement, sur la situation critique des ouvriers et paysans en France.

Monologue dans une chapelle

À Avignon, dans la chapelle de l'ancien cloître Sainte-Claire, couvent créé au XIIIe siècle par les sœurs clarisses, Hiam Abbass incarnait Simone Weil, ou plutôt l'interprétait. « Je ne suis pas elle, je ne peux pas être elle. Je n'ai pas vécu ce qu'elle a vécu, mais quelque chose me relie fortement à elle. Quand je sors de scène, la bascule dans la vie n'est pas immédiate. Il me faut un temps. Alors qu'au cinéma, quand j'entends : ‘coupez', je me réadapte vite au réel », confie-t-elle.

À Avignon, la mise en scène était sobre. Hiam Abbass n'était accompagnée que d'un seul musicien. Son monologue était entrecoupé de chants occitans, en hommage aux écrits de la philosophe qui se sentait très proche de la culture des cathares, abîmée dans la conquête du territoire par les Français au XIIIe siècle. Au fond de la scène, des plaques de verre contenant chacune près de 15 milliards de bactéries bioluminescentes éclairaient faiblement de leur lumière verte le visage de l'actrice lorsqu'elle se tournait vers elles.

« La vie de Simone Weil ressemblait à la vie d'une luciole, m'a dit un jour Jean-Baptiste Sastre. Elle a eu une vie très courte et a éclairé le monde avec une pensée très intense », explique Hiam. Cette idée d'éclairer la scène avec des lucioles s'est matérialisée par la bioluminescence. Marcel Koken et Fabien Verfaillie, spécialistes en écosystèmes et biologie ont éclairé la scène avec une bactérie bioluminescente appelée Photobacterium Phosphoreum, qui se développe dans les abysses aux fonds marins. « Chaque nuit, Jean-Baptiste et une laborantine cultivaient ces bactéries dans une chambre climatisée et les apportaient le lendemain sur scène », se souvient Hiam.

Est-ce la clarté et la concision des textes de Simone Weil, est-ce la diction toute empreinte de rythme et de maîtrise de Hiam Abbass ? Toujours est-il qu'on ne sort pas indemne de ce genre de spectacle. Longtemps reste l'impression d'avoir assisté à quelque chose de rare. Une grande rencontre entre deux êtres en symbiose.

« Apprendre son texte par cœur, le maîtriser parfaitement, c'est le moins qu'on puisse faire pour une écrivaine d'une telle envergure ». Simone Weil invite à « un engagement total sur scène qui puisse rendre hommage à la grandeur de ces textes », confie-t-elle.

Parmi les textes dits par Hiam Abbass, il y a d'abord sa réflexion sur le pouvoir dans l'entreprise qui apparait dans la correspondance de la philosophe avec Victor Bernard, ingénieur, directeur des usines Rosières. Dans ce texte, elle l'invitait à réfléchir sur la puissance qu'il exerçait sur ses ouvriers, « une puissance de Dieu plutôt que d'homme », et à passer « d'une subordination totale à un certain mélange de subordination et de collaboration, l'idéal étant la coopération pure ». « Rien ne paralyse plus la pensée que le sentiment d'infériorité nécessairement imposé par des atteintes quotidiennes de la pauvreté, de la subordination, de la dépendance ».

Forte était aussi sa réflexion sur l'Église et le christianisme dans une correspondance avec le père Perrin, dominicain, « le seul être humain qui ne l'ait jamais blessée à travers ses propos et ses attitudes ». « Dieu ne me veut pas dans l'Église » concluait-elle, avant de rappeler l'histoire de l'Inquisition médiévale qui l'empêchait d'adhérer à la religion. « Pour que l'attitude actuelle de l'Église soit efficace et pénètre vraiment, comme un coin, dans l'existence sociale, il faudrait qu'elle dise ouvertement qu'elle a changé ou veut changer. Autrement, qui pourrait la prendre au sérieux, en se souvenant de l'Inquisition ? »

« Simone Weil refusait tout regroupement dogmatique qui efface la spiritualité, l'individualité et l'intelligence des êtres humains. Elle était très indépendante d'esprit et très exigeante » commente l'actrice, marquée par la capacité de la philosophe à désigner et critiquer toutes les dérives totalitaires possibles de son époque : le communisme, le fascisme et le nationalisme.

De multiples racines

La récitation de passages de L'Enracinement est l'apothéose de la pièce. Dans ce texte inachevé, la philosophe nous invite à étudier notre propre déracinement.

L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

récitait Hiam, avant de désigner « les deux poisons qui propagent la maladie du déracinement » : l'argent et l'instruction. De ces deux poisons, c'est le second qui étonne et donne envie d'écouter la suite du texte :

Ce qu'on appelle aujourd'hui instruire les masses, c'est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu'elle peut encore contenir d'or pur — opération qu'on nomme vulgarisation — et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.

Le propos sur le déracinement, « de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines », s'achève avec un passage sur l'État « aux tendances totalitaires » depuis Richelieu.

Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s'opposer à l'État. […] Il a ainsi réduit la France, en très peu de temps, à un État moralement désertique, sans parler d'une atroce misère matérielle. Sous ce régime, le déracinement des provinces françaises, la destruction de la vie locale, atteignit un degré bien plus élevé.

« Je vois la Palestine »

Chacun a tout loisir de se projeter dans ces textes, entrecoupés de pauses laissant le temps au spectateur de réfléchir. Hiam elle aussi parait absorbée. « J'ai toujours cherché à universaliser mon expérience. Mais l'ancrage universel est d'abord local… » « Dans certains passages de L'enracinement, je vois la disparition des petites provinces en Palestine, comment ça a été annihilé, ça n'existe plus. Quand je parle de la froideur de l'État, je vois Israël, l'idolâtrie d'une reli-gion aux dépens de l'humain, du citoyen et de la démocratie. »

Mais parfois, les projections de son imaginaire sont tout autres. Il suffisait qu'elle regarde les plaques de bactéries bioluminescentes pour voyager par la pensée en pleine récitation de son texte. « Je voyais un monde, tout un monde. Parfois, je voyais l'usine où Simone Weil a travaillé, parfois, je la voyais travailler dans les champs, parfois encore, je vois le déracinement des paysans français, parfois je vois la Palestine, les guerres, les voyages périlleux de ces immigrés qui rêvent de l'Europe… »

Permettre à chacun d'exister sur scène

Le spectacle, initialement présenté en off au festival d'Avignon en 2019, n'a pas pu être joué depuis à cause de la pandémie de Covid-19. Il est de retour les 22 et 23 octobre prochain au théâtre de Suresnes Jean-Vilar, puis poursuivra sa tournée à travers toute la France, et à chaque étape, Hiam Abbass et Jean-Baptiste Sastre iront à la rencontre des acteurs de la société civile, bénéficiaires et responsables d'associations notamment, pour créer avec eux une pièce polyphonique dans l'esprit de l'engagement de Simone Weil.

L'actrice est désormais accompagnée d'un chœur sur scène, constitué notamment de responsables et bénéficiaires d'associations, parmi lesquelles certaines viennent en aide aux plus fragiles : malvoyants, handicapés mentaux, personnes souffrant de troubles psychiques, etc. « Nous avons fragmenté les textes pour permettre au chœur d'exister », précise Hiam.

« Ce qui est très fort, c'est la capacité de Jean-Baptiste à permettre à chacun d'exister sur scène. Il les accompagne pour qu'ils aillent chercher au plus profond d'eux-mêmes et l'offrent sur scène », souligne-t-elle. C'est le plus bel hommage qu'ils peuvent faire à la philosophe, toute sa vie engagée pour une « civilisation nouvelle ».

Et ensuite ? « Peut-être que nous traduirons la pièce en arabe ! », répond Hiam Abbass, avant de citer l'écrivain Georges Bernanos :

Qu'importe d'ailleurs que mon œuvre survive ? La grâce que j'attends c'est qu'elle revive, fût-ce en un autre siècle, un autre temps une autre terre, une autre âme… Il y a mille fois plus d'honneur à revivre qu'à survivre3.

#

PLAIDOYER POUR UNE CIVILISATION NOUVELLE
D'après L'enracinement, La Condition ouvrière et autres textes de Simone Weil
Adaptation et mise en scène Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass

Théâtre de Suresnes Jean Vilar
Représentations vendredi 22 et samedi 23 octobre à 20 h 30


1Désastre, cataclysme, catastrophe, pour caractériser cette période au cours de laquelle des milliers de Palestiniens ont été tués ou chassés de chez eux. Cette période va de fin 1947 avec le plan de partage de l'ONU à mai 1948 et à la naissance de l'État d'Israël. Le jour de la Nakba est célébré par les Palestiniens le 15 mai en souvenir de cette « catastrophe ».

2Hiam Abbass : ‟Le père, dans une famille arabe, c'est immense !” », Le Monde, 13 mai 2016.

3Les enfants humiliés : journal 1939-1940, Gallimard, 1949.

En Tunisie, tout semble encore possible

14 janvier 2011, chute du président Ben Ali, début d'une année révolutionnaire ; 25 juillet 2021, suspension de l'Assemblée des représentants du peuple. Coup d'État, coup de force, coup de dés, coup de sang, coup de bluff, coup d'éclat, coup tordu... ? Assiste-t-on à la fin de la « distinction tunisienne » parmi les six pays acteurs des Printemps arabes ?

Le 25 juillet 2021, la Tunisie était-elle arrivée à une situation de péril qui justifiait la prise de mesures urgentes de « salut » par le président Kaïs Saïed ? Dans les semaines précédentes, la presse s'était fait abondamment l'écho d'une pagaille généralisée : une vie politique bloquée au plus haut niveau de l'État entre présidence, gouvernement et Assemblée des représentants du peuple (ARP) ; des mœurs dégradées jusqu'à l'étiage à l'ARP ; une situation sanitaire en passe d'exploser ; une situation sociale déplorable ; au total un pays au bord du gouffre. Cette descente aux enfers ne datait pas de peu. Au lendemain de la mort du président Beji Caïd Essebssi (le 25 juillet 2019), l'intellectuelle tunisienne Hélé Béji avait dressé l'état suivant du pays :

Maintenant, nous sommes face à ce que nous avons engendré, les élites avec leur suffisance, le peuple avec ses idolâtries, les religieux avec leur imposture, les bourgeois avec leur égoïsme, les hommes d'affaires avec leur inculture, les intellos avec leur « machine à non-sens » ; [...] les philistins des droits de l'homme avec leur hypocrisie ; les universitaires avec leur impuissance, les juristes avec leur parjure.

La rencontre des deux patriarches

Une fois démocratiquement écartée l'équipe composite — néo-bourguibienne par son second premier ministre de transition — cramponnée aux commandes politiques du pays après le 14 janvier 2011, la « Troïka » (islamistes et associés) avait investi la présidence de la République, la primature et l'Assemblée constituante. Pratiquant un spoil system en truffant de ses partisans les différents rouages de l'appareil d'État, elle entendait faire durer à son profit le « temps constituant ».

En 2013, cette mécanique s'enraya, à la suite d'une part de l'assassinat consécutif des deux députés de gauche Chokri Belaïd le 6 février et Mohamed Brahmi le 23 juillet, et d'autre part de la destitution du président islamiste égyptien Mohamed Morsi le 3 juillet. Cette conjoncture généra un électrochoc général qui permit aux adversaires de la Troïka de relever la tête et en particulier remit en selle Béji Caïd Essebssi. D'une part, elle facilita le 14 août 2013 une discrète rencontre à l'hôtel Bristol de Paris entre ce dernier et Rached Ghannouchi, et d'autre part l'entrée en scène efficace du Quartet du dialogue national1 le 5 octobre 2013.

Ces initiatives changèrent le cours du « temps constituant », ouvrirent la scène des « transactions collusives » menées dans le secret par les chefs des partis dominants (Ennahdha pour Ghannouchi, Nidaa Tounès pour Caïd Essebsi). La rencontre des « deux patriarches » selon l'expression utilisée par Hélé Béji eut pour effet immédiat de sauver l'expérience islamiste d'un mauvais sort et inaugura corrélativement un « pacte » réaliste (machiavélique ?) de partage bipartisan du pouvoir qui devait régir la vie politique nationale jusqu'à 2019 et dont les effets pervers perdurent. Le peuple qui avait fait la révolution était écarté et ignoré au profit de la reprise parallèle dans l'entre-soi partisan du projet conservateur de l'un — il devait par exemple s'opposer frontalement à son ministre de la justice sur une loi de dépénalisation de l'homosexualité — et du projet islamiste de l'autre.

« Démocratie par le droit », « État de droit » ? Priorités idéales correspondant aux attentes des élites modernistes. La Constitution de 2014 consacra quelques avancées, en particulier sur les droits des femmes —, mais ne fit pas l'objet d'un jugement positif et unanime entre constitutionnalistes tunisiens eux-mêmes. L'ayant jugée « grosso modo une bonne Constitution », le constitutionnaliste Rafaa Ben Achour en écrivit cependant ultérieurement qu'« elle comporte plusieurs lacunes. Surtout des insuffisances de taille au niveau de l'ingénierie constitutionnelle, outre des choix fondamentaux contestables dont l'inopportunité s'est révélée à l'épreuve de l'application ».

L'aboutissement de la Constitution fin janvier 2014 ne fut aucunement l'effet d'un « vent de constitutionnalisme », le texte final fut « incontestablement un texte de compromis, sa force et sa faiblesse en même temps », dit Ben Achour, sorte de procès-verbal d'une cristallisation du rapport de forces de l'heure, texte obtenu au forceps après imposition par le Quartet d'une Commission ad hoc des consensus qui permit de lever les blocages politiques des derniers mois, mais introduisit en même temps les germes d'une conflictualité à venir (dyarchie au sommet de l'Etat, proportionnelle...), d'une ingouvernabilité qui éclata à la mi-mandature présidentielle de Caïd Essebssi et s'est poursuivie au-delà.

« Nous désirions la justice ; et nous n'avons obtenu que l'État de droit »

Si la « voie constitutionnelle » fut envisagée comme moyen de sortie de crise initialement par le président Ben Ali lui-même et reprise successivement par les deux premiers ministres provisoires de 2011 (Mohamed Ghannouchi et Caïd Essebssi), répondait-elle aux attentes du peuple qui a fait la révolution ? « Nous désirions la justice ; et nous n'avons obtenu que l'État de droit », cette réflexion de l'ancienne dissidente berlinoise Bärbel Bohley à propos de son pays s'applique pleinement dans la situation tunisienne, même la Constitution de 2014 n'ayant pas été appliquée intégralement. En particulier sa pièce centrale, le nouveau Conseil constitutionnel, est resté lettre morte sous la présidence Caïd Essebsi ? et jusqu'à ce jour.

L'élection iconoclaste et populaire de Kaïs Saïed vint désavouer le parcours des personnels politiques de différents bords aux commandes depuis 2011 et sonna comme un nouveau « dégagisme » (anarchisant ?) touchant cette fois directement autant la mouvance essebsiste que l'islamiste. Cette élection suscita beaucoup de réserves dans l'élite du pays, et le politologue Hamadi Redissi voit d'emblée en Kaïs Saïed un « mystagogue » sans envergure, la tyrannie étant « au-dessus de ses moyens ». L'accueil plébiscitaire de la décision du 25 juillet devait cependant confirmer ponctuellement le désaveu des gouvernants, personnels politiques et conseillers afférents s'étant succédé depuis janvier 2011.

« Populisme » de Saïed ? Revenant sur la décision du 25 juillet 2021, Taoufik Habaïeb, l'éditeur de Leaders, écrit : « Personne n'est capable de faire front à des revendications profondes des populations démunies, éprouvées et au bout du rouleau qui réclament le droit au strict minimum pour survivre et préserver leur dignité. Kaïs Saïed lui-même ne fait qu'y accéder »2. Sur quelle voie engage-t-il aujourd'hui le pays ?

Dans les polémiques récentes, une question revient souvent sur le devant de la scène publique qui alimenterait, au-delà des réactions inévitables de partis affectés, les oppositions radicales de personnalités à la décision de Saïed : en fait moins son intention d'abolir la Constitution de 2014 que son dessein solitaire, flou et jugé aventureux, d'une nouvelle Constitution. Que des militants des droits humains qui, au prix de grands sacrifices personnels, avaient engagé leur lutte sous l'État de police benalien présument d'un « coup d'État » et dénoncent les risques qu'il comporte d'une régression et en conséquence demeurent hypervigilants dans la période actuelle relève d'un combat digne, légitime et, quel que soit le régime en place, jamais achevé.

S'agit-il d'« un moment césariste sans César », comme dès la mi-juillet 2021 dans un article remarqué d'Orient XXI, Thierry Brésillon en avait formulé la possibilité pour la Tunisie ? La notion de « césarisme » a été conceptualisée par Antonio Gramsci pour qualifier un mouvement politique populaire à la tête duquel se trouve un chef charismatique, bénéficiant de l'appui de l'armée ou de milices, offrant une modalité de sortie de crise qui caractérisa le fascisme mussolinien et qu'il rapprochait du « bonapartisme ». Pour le moment toutes les cases de ce répertoire ne sont pas cochées dans le cas de Saïed.

Cette notion de césarisme sous d'autres plumes n'exclut d'ailleurs pas une forme de démocratie, si bien qu'on a parlé de « césarisme démocratique » pour certains épisodes de l'histoire de France, et que la presse a pu qualifier de « césariste » la gouvernance de Vladimir Poutine, de Recep Tayyip Erdogan, et même de Donald Trump.

Un « républicanisme consulaire »

S'agissant de la décision du 25 juillet de Saïed et de ses lendemains, le sociologue Mohamed Kerrou y a perçu les signes d'un « bonapartisme libéral ». Au début du retour au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958, l'écrivain français François Mauriac avait proposé l'idée d'un « républicanisme consulaire », soit un pouvoir dans lequel s'impose une individualité puissante et désintéressée : « Le désintéressement, c'est ce qui établit la différence entre cette république consulaire telle que je la conçois et le césarisme »3 dont pour lui Pierre Mendès-France avait été une autre figure.

En l'état actuel de la situation tunisienne et de ce qu'on sait du personnage présidentiel, « républicanisme consulaire » ne conviendrait-il pas ? Si « coup d'État » il y a eu, il n'en a en effet pas réuni jusqu'ici les caractéristiques typiques : arrestation et emprisonnement massifs des opposants, interdictions des partis, presse bâillonnée... La levée de l'immunité des députés a abouti à la poursuite de personnes condamnées pour corruption, des interdictions de voyage à l'étranger ont visé des individus poursuivis en justice, des magistrats ont été arrêtés pour exercice délictueux de leur fonction.

Les juges ne sont pas pour autant à la main du président : ils « font arrêter des personnalités des milieux politique, médiatique et affairiste pour de menus délits et les relâchent peu de temps après [...]. Ils laissent libres d'autres personnalités issues des mêmes milieux qui se sont rendues coupables de délits autrement plus graves, laissent traîner les dossiers de terrorisme, de corruption et de contrebande de ces derniers », écrit Ridha Kéfi qui en conclut que Saïed est « desservi par une justice instable et versatile »4.

Les risques d'erreurs et de dérapages existent bel et bien et nécessitent sûrement une veille du respect des droits humains. Quant au débat sur la Constitution, il ne doit pas masquer la nécessité d'un débat plus général auquel la pensée constitutionnaliste apportera sa part, mais ne peut aucunement prétendre valoir pour une pensée politique globale.

L'économiste Riadh Zghal a écrit récemment :

Les efforts d'après 2011 ont été consacrés à traiter de questions juridiques et institutionnelles sans trop regarder à la manière dont fonctionnent la société et l'économie. On a ainsi trahi ceux qui se sont révoltés pour cause de chômage, d'exclusion et d'humiliation par un régime autoritaire et policier. Ceux qui ont saisi le pouvoir ont répondu au mouvement des foules par la création d'institutions […]

Aujourd'hui il faut éviter « le même piège du juridisme de gestion de l'État au sommet ». Au-delà d'une pensée de l'État (ce que fut au total le nationalisme tunisien, un destourianisme ?) ne faut-il pas surtout (et enfin) une pensée de la République ? Habité par le souci de ce que « le peuple veut », qui a été selon lui trahi dès le 14 janvier 2011 et dont il prétend reprendre les attentes d'alors, le constitutionnaliste Saïed sera-t-il l'homme d'une pensée de la République, d'une République pour tous ?

Le chef de l'État est pressé par l'opposition, l'UGTT et l'étranger occidental de nommer un gouvernement, mais avec « son tempérament buté, sa rigidité doctrinale et son refus de tout dialogue avec le "système corrompu" (mandhouma fassida) qu'il abhorre », dit Kéfi, il ne fléchit pas. Dans le discours qu'il a prononcé le 21 septembre 2021 symboliquement à Sidi Bouzid (ville de départ de l'insurrection de 2010-2011), il a déclaré qu'« il ne s'agit pas de changer de gouvernement mais de système politique ». Dans le Journal officiel du 22 septembre il a commencé à sortir du flou en publiant un « décret présidentiel relatif aux mesures exceptionnelles » qui rappelle jusque dans sa rédaction la mini-Constitution promulguée le 23 mars 2011 sous la primature de Caïd Essebsi qui, sans la légalité et légitimité de Saïed, en quelque sorte déconstitutionnalisait pour pouvoir gouverner à sa convenance. « Considérant que le principe est que la souveraineté appartient au peuple et que si le principe s'oppose aux procédures relatives à son application, la prééminence du principe sur les formes et les procédures s'impose » : s'agit-il d'une suspension de la Constitution comme avec la mini-Constitution de mars 2011 ? L'article 20 du décret stipule : « Le préambule de la Constitution, ses premier et deuxième chapitres et toutes les dispositions constitutionnelles qui ne sont pas contraires aux dispositions du présent décret présidentiel, continuent d'être appliquées ». Résultat : « Le pouvoir exécutif est exercé par le Président de la République assisté d'un Gouvernement dirigé par un Chef de gouvernement » (article 8), ce que Caïd Essebsi président avait cherché à obtenir sans succès. Aucune date n'est précisée concernant la durée de l'application de ce décret. La seconde mini-Constitution votée en décembre 2011 sous la Constituante a duré jusqu'au 27 janvier 2014 !

Le pays retient son souffle

République consulaire, dictature à l'antique sous réserve des effets potentiels de la solitude ou de l'ivresse du pouvoir ? Ce premier temps fort d'après le « coup » du 25 juillet 2021 est-il un nouveau coup de poker ? « On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment », disait le cardinal de Retz. Les noms de constitutionnalistes se sont multipliés ces derniers temps sur la scène médiatico-politique, ils vont pouvoir continuer à ferrailler contradictoirement entre eux tandis que l'UGTT persistera avec difficulté dans son effort de médiation dans la perspective prioritaire d'une plus grande justice sociale. On revient en fait toujours au seul problème lancinant : « Les plus savants échafaudages constitutionnels et institutionnels ne sauraient garantir un travail décent au peuple, lui donner à manger, le soigner et assurer une bonne éducation pour ses enfants », résume Ridha Kéfi dans son article. Pour le moment, précise-t-il encore, Kaïs Saïed semble « évacuer totalement l'économie de ses préoccupations », ce qui lui fait dire que cette fois « ça passe ou ça casse ».

Pas anesthésié par la décision du 25 juillet 2021, le pays retient son souffle, les opposants radicaux attendant l'échec5, les autres y voyant pour le moment une chance. Tandis que la situation sanitaire du pays a connu une incontestable amélioration, on est dans un « "brouillamini de violences" qu'est selon Goethe l'histoire des hommes »6 pour le moment encore verbales. Une seule conclusion semble s'imposer à ce stade : la révolution tunisienne continue, sous des formes toujours imprévues la « distinction tunisienne » se poursuit.


1Union générale tunisienne du travail (UGTT), Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica), Ligue des droits de l'homme et Conseil de l'ordre des avocats.

3François Mauriac, Le Bloc-notes. 1952-1962, Bouquins, 27 août 2020 (réed.).

5L'ancien président « troïkiste » Moncef Marzouki a appelé à la destitution et au jugement de Saïed.

6François Mauriac, Le Bloc-notes. 1952-1962, op. cit.

❌