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Hier — 26 avril 2024Analyses, perspectives

L’Iran retire ses militaires du sud de la Syrie et de Damas

iran syrie

iran syrieLe 24 avril, l’Agence France-Presse (AFP) a fait état d’une réduction de la présence militaire iranienne en Syrie, provoquée par

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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Attaque d’Israël par l’Iran : une mise en scène qui arrange tout le monde ?

Dans ce nouveau numéro de Chaos Global, nous disséquons l’offensive de l’Iran, par drones, sur Israël. S’agit-il d’une dangereuse escalade vers un conflit international ou vers une régionalisation d’un conflit local, ou bien s’agit-il d’une mise en scène qui permet aux parties en présence de préserver les apparences sans remettre en cause un équilibre précaire ? Loin des affirmations propagandistes, nous remettons la réalité dans ses justes dimensions.

Personne n’a pu échapper à l’attaque d’Israël par des drones iraniens, samedi soir. Beaucoup de médias occidentaux ont présenté cet événement comme une première historique et comme une escalade vers un conflit régional. Il n’était pas inutile de rappeler quelques points essentiels :

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Synthèse de l'actualité internationale de mars 2024

Découvrez la synthèse de l'actualité internationale de mars 2024 : Elections dans le monde ; La démocratie malmenée ; Tragédies à Gaza ; Le chaos à Haïti ; Attentat à Moscou ; En Ukraine, la guerre s'enlise ; L'UE sous-traite la surveillance de ses frontières à ses voisins ; Affaires stratégiques ; etc.

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Synthèse de l'actualité internationale de février 2024

Découvrez la synthèse de l'actualité internationale de février. Résultats électoraux ; Colère des paysans en Europe ; La guerre en Ukraine est une « épreuve de vérité » pour l'UE ; Un peu d'espoir pour l'Arménie ? ; Le temps des révélations ; Le retour de l'espace, etc.

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L’ELARGISSEMENT DU CONFLIT HAMAS-ISRAËL COMME MECHE DU « GRAND EMBRASEMENT » ORIENT-OCCIDENT – Irnerio Seminatore

La clé de la paix et de la guerre, serait donc, par les défaillances civilisationnelles de la partie arabe, dans les mains d’un homme qui exerce le pouvoir de synthèse entre trois codes, anthropologique, géostratégique et culturel. Synthèse dangereuse, qui demeure cependant le code réaliste et étatique du prisme d’analyse européen et de la plupart des chancelleries  internationales, ainsi que de la culture tellurique de V . Z. Jabotinsky, idéologue, fondateur du sionisme révisionniste de droite, dirigeant et organisateur du mouvement d’autodéfense , le « Hagana », et  vrai maître à penser du premier ministre israélien.

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Hindi : pourquoi Israël a un besoin vital d’élargir le conflit à tout le Moyen-Orient

Pour sa première interview de rentrée, Youssef Hindi analyse pour nous la stratégie américaine dans le monde arabo-musulman depuis une quinzaine d’années, et il montre avec beaucoup de clarté pour quelles raisons Israël a non seulement intérêt à ouvrir un conflit avec le Hamas, mais pourquoi cet intérêt va jusqu’à une déflagration régionale. Cette analyse éclaire les ressorts du conflit actuel et de ses péripéties.

De cet entretien, on retiendra plusieurs éléments essentiels, qui expliquent largement les ressorts du conflit en cours :

  • les Etats-Unis retirent, depuis l’été 2021, leurs troupes du monde arabo-musulman pour regarnir le “front” ukrainien, et pour contrer une guerre avec la Russie
  • ce revirement stratégique suit une série de défaites occidentales que ce soit en Afghanistan, au Yémen ou en Syrie
  • ce retrait américain met Israël en difficulté dans la durée
  • l’opération du Hamas a obligé les Américains à effectuer un “come-back” dans la région
  • pour maintenir ce déploiement à long terme, les Israéliens ont besoin d’un conflit régional de haute intensité
  • face à la défaite des troupes israéliennes à Gaza, ce conflit de haute intensité est la seule solution pour dissimuler la déroute

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Vidéo. Israël : une offensive sans limite. Entretien avec Rony Brauman

Contrairement à la règle commune, chaque jour qui passe sans arrêt des combats à Gaza renforce l'intérêt de cet entretien avec R. Brauman. L'ancien président de MSF souligne deux caractéristiques de l'opération israélienne sur Gaza suite à l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023.

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Synthèse de l'actualité internationale de décembre 2023

Avec nos meilleurs vœux pour 2024, voici la synthèse de l'actualité internationale de décembre 2023 : Résultats électoraux ; Disparitions de personnalités géopolitiques ; Démocratie américaine ; Tensions internationales ; Au Proche-Orient, la conflictualité se diffuse ; Pas de pause dans la guerre en Ukraine ; L'Union européenne face à des choix…

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Le Hamas rejette la proposition de trêve d’Israël

hamas israel

hamas israelLe groupe palestinien Hamas a rejeté l’offre d’Israël d’un cessez-le-feu d’une durée d’une semaine en échange de la libération d’otages,

L’article Le Hamas rejette la proposition de trêve d’Israël est apparu en premier sur STRATPOL.

Les cinq clés de la stratégie militaire et diplomatique russe face aux Etats-Unis

Depuis février 2022, le Kremlin déconcerte par son refus de se lancer dans une “guerre totale”. Moscou se moque des commentaires sur les difficultés rencontrées par la stratégie russe. Vladmir Poutine, son gouvernement et l’armée russe ont une attitude à l’opposé des USA: alors que pour Washington, le temps est un ennemi, pour les Russes il est un des alliés les plus précieux. Il s’agit d’user l’adversaire en évitant autant que possible d’user ses forces dans une bataille qui se voudrait décisive. Explications sur cette stratégie d’usure.

Poutine recevait le président iranien le 7 décembre 2023.SERGEI BOBYLEV / KREMLIN POOL MANDATORY CREDIT

Vladimir Poutine joue l’épuisement de l’Ukraine

Voici la carte de l’étau qui se resserre sur la ville d’Avdeïevka.:

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Synthèse de l'actualité internationale de novembre 2023

Voici la synthèse de l'actualité internationale de novembre 2023 : Résultats électoraux ; Proche-Orient et Moyen-Orient ; Chine et Etats-Unis ; Vers un nouvel élargissement de l'UE, etc.

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Israël et le Hamas prolongent leur trêve au dernier moment

treve hamas

treve hamasLes Forces de défense israéliennes (FDI) ont annoncé la prolongation de la trêve dans la bande de Gaza moins de

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Que nous apprend la géopolitique à propos du conflit israélo-palestinien ? Entretien avec V. Piolet

Pourquoi le conflit israélo-palestinien est-il pertinent pour comprendre le concept géopolitique de « représentations » développé par Y. Lacoste ? Dans quelle mesure les théories géopolitiques sont-elles mobilisées après les attaques du 7 octobre 2023 ? V. Piolet répond aux questions de P. Verluise pour Diploweb.com

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La crise au Proche-Orient, une aubaine pour la Russie ?

Un article de Cyrille Bret, Géopoliticien.

Depuis le début des combats entre le Hamas et Israël, la Fédération de Russie joue à fond de sa position très particulière au Moyen-Orient. Ses liens structurels avec tous les acteurs de la crise actuelle lui permettent de mener des actions et de tenir des discours qu’aucun autre pays européen n’est prêt à assumer.

Le 26 octobre, le représentant spécial de la présidence russe pour le Proche-Orient, Mikhaïl Bogdanov, a reçu des dirigeants du Hamas à Moscou. Dans le même temps, la relation entre Israël et la Russie reste forte, entretenue notamment à travers la nombreuse et influente communauté immigrée en Israël en provenance de l’ex-URSS.

Pour Moscou, la série d’événements qui a démarré le 7 octobre dernier constitue une diversion qui confine à l’aubaine. La guerre en Ukraine est passée au second plan de l’attention médiatique et diplomatique, et le Kremlin se présente comme un faiseur de paix entre Israël et le Hamas. La « guerre de Soukkot » peut-elle permettre à la Russie de se relancer sur la scène internationale tout en marquant des points dans son bras de fer géopolitique avec les États-Unis, qu’elle désigne comme les grands responsables du chaos actuel au Proche-Orient ?

 

Exploiter une aubaine stratégique

Pour la stratégie russe en Europe, cette crise constitue une occasion inespérée. Elle intervient en effet à un moment où la Fédération a besoin d’une pause dans la mobilisation internationale contre son opération militaire en Ukraine. Le relatif passage au second plan du conflit russo-ukrainien lui profite directement et massivement. Ne serait-ce que parce que Washington a envoyé à Israël des armes initialement destinées à l’Ukraine

En cet automne 2023, les efforts de reconquête ukrainiens peinent à produire des effets stratégiques. Les territoires repris depuis début juin par les armées de Kiev sont conséquents, mais restent sans commune mesure avec les 20 % du territoire national occupés et annexés illégalement par la Russie. Pour Moscou, la crise au Moyen-Orient permet de tourner encore plus rapidement la page de la contre-offensive ukrainienne afin d’achever de la faire passer pour un non-événement.

De plus, la crise au Proche-Orient absorbe l’attention et les activités des chancelleries mondiales au moment où se manifestent certains fléchissements dans le soutien à l’Ukraine, en Pologne du fait du conflit lié à l’importation en Europe des céréales ukrainiennes, aux États-Unis dans un contexte de crise institutionnelle au Congrès ou encore en Europe centrale comme en Slovaquie, où la victoire de Robert Fico affaiblit l’unité de l’UE dans son bras de fer avec la Russie.

Au-delà des dirigeants, ce sont aussi les médias et les opinions publiques à travers le monde qui, actuellement, s’intéressent un moins moins au théâtre ukrainien et des féroces combats qui se déroulent dans le Donbass, pour se focaliser sur le conflit au Proche-Orient, ce qui offre à la Russie une forme de répit.

La façon dont la Russie va exploiter cette période de relatif répit médiatique et diplomatique ne se manifestera pas immédiatement. Les repositionnements de troupes au sol, les campagnes diplomatiques bilatérales, la mobilisation des amis du Kremlin dans les organisations multilatérales, l’élaboration d’un nouveau narratif sur la guerre en Ukraine, etc. : tout cela est en préparation à Moscou. Mais les effets ne se verront que vers la fin de l’année, notamment à l’occasion de la traditionnelle conférence de presse du président Poutine.

Assurément, la Russie se repositionnera non plus comme un acteur régional en Europe oriental mais comme un acteur global, au Moyen-Orient notamment. C’est ainsi qu’elle a déposé un texte de résolution à l’ONU visant à obtenir un cessez-le-feu à Gaza ; le rejet de ce texte, du fait des votes « contre » des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et du Japon, lui a permis de renforcer, aux yeux des pays dits du Sud et, spécialement, des États musulmans, sa posture de leader du camp anti-occidental, soucieux de protéger la population civile gazaouie, tout en dénonçant l’alignement des Occidentaux sur Israël et en allant jusqu’à se présenter comme un pays défendant le droit international.

 

Mobiliser ses alliés dans la région

Pour les Realpolitiker russes, cette crise présente aussi l’occasion de mobiliser leurs réseaux d’alliances dans les mondes arabe, turc, persan et plus largement musulman. Dès avant l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, la Fédération de Russie a constamment renforcé ses relais dans la région.

Dans le monde arabe, à partir de 2015, elle a réactivé l’ancienne alliance avec la famille Al-Assad pour littéralement sauver le régime en Syrie par une intervention militaire cruciale. Elle a en outre resserré ses liens traditionnels avec l’Égypte dans les domaines de l’armement, de l’agro-alimentaire et de l’énergie. Elle a cultivé son allié algérien et a repris pied en Libye avec son soutien au maréchal Haftar. Elle s’est même engagée dans une coopération avec le royaume saoudien dans le cadre de l’OPEP+.

Par-delà le monde arabe, elle a trouvé dans l’Iran un fournisseur de drones pour la guerre en Ukraine ainsi qu’un soutien dans les enceintes internationales. Et les rapprochements entre les présidents russe et turc sont réels, même s’ils ne doivent pas susciter l’illusion d’une alliance solide.

La crise actuelle lui permet de raviver ces alliances structurelles autour d’une question ancienne et passée au second plan dans le monde musulman après les accords d’Abraham : la cause palestinienne. La spécificité de la position de la Russie dans la région à la faveur de ce conflit doit être soulignée : elle est capable de mobiliser ses alliés par-delà les lignes de clivage internes à la région. Et la crise actuelle, qui réactive l’hostilité à Israël dans les opinions arabes, persanes et musulmanes au sens large, souligne la centralité d’un acteur dont les Occidentaux ont pourtant voulu faire un paria.

Là encore, les effets de cette position ne se manifesteront pas tous immédiatement : c’est à moyen terme que la Russie tentera de tirer bénéfice de sa position actuelle pour contester encore davantage le poids des États-Unis dans la région. Toutefois, il est certain que l’aubaine immédiate peut être complétée par des gains stratégiques dans la zone : la Russie peut utiliser la crise pour souligner sa centralité, pour rappeler à ses alliés qu’elle parle à tous et peut donc prétendre au rôle de médiateur.

À condition toutefois de préserver sa relation avec Israël.

 

Préserver ses relais en Israël

Si la Russie prétend à une position œcuménique au Moyen-Orient, elle est actuellement handicapée, en Israël, par plusieurs facteurs. Les mouvements de foule au Daghestan, république autonome de la Fédération de Russie à majorité musulmane, contre les passagers d’un vol en provenance de Tel-Aviv, ont été perçus avec beaucoup d’inquiétude dans l’État hébreu.

Après avoir revendiqué le rôle de pionnier dans la lutte contre l’islamisme sunnite violent, comment la Russie pourrait-elle prétendre au rôle de médiateur alors qu’elle accueille désormais fréquemment des dirigeants du Hamas ?

Plusieurs leaders en Israël redoutent le renforcement de l’axe Moscou-Téhéran-Hamas dans le contexte de l’opération israélienne à Gaza. La symbiose entre la République islamique d’Iran et la Fédération de Russie préoccupe tout particulièrement Israël : elle peut jouer en faveur d’une modération du Hezbollah, mais elle peut aussi contribuer à la régionalisation des hostilités.

Dans la crise, la Russie a beaucoup à perdre avec Israël. Ses relais d’influence y sont multiples : plus d’un million d’habitants (sur 9 millions) sont issus de l’ex-URSS. Ils constituent la première communauté immigrée en Israël et disposent de figures publiques influentes dans les domaines politiques, économiques, financiers, médiatiques ou technologiques. La Russie est-elle condamnée par sa position actuelle à dilapider son capital en Israël ? Nombreux sont les observateurs à estimer que les relations bilatérales Moscou-Tel-Aviv sont à un plus bas historique.

En somme, la position russe au Moyen-Orient se trouve à un croisement. Soit elle se contente se traiter la crise actuelle comme une diversion : elle profitera alors du répit médiatique et de la baisse de pression diplomatique pour renforcer encore ses positions en Ukraine ; soit elle endosse le rôle de ciment des acteurs anti-Israël au Moyen-Orient : elle rompra encore davantage avec des Occidentaux mobilisés en faveur de la sécurité d’Israël ; soit, enfin, elle choisit la voie étroite de médiateur potentiel : il lui faudra alors, pour être acceptée comme telle par les Israéliens, remédier aux nombreuses tensions de la relation bilatérale Moscou-Tel-Aviv.

Voir sur le web.

Les huit années de la Russie en Syrie

La Syrie a tenu bon et participe aujourd'hui à la construction d'un monde multipolaire. Fin septembre de cette année, le président syrien Bachar al-Assad s'est rendu en Chine. Il s'agissait de sa première visite depuis le début du printemps arabe et de la guerre en République arabe syrienne. Lors de sa rencontre avec M. Assad, Xi Jinping a déclaré que "face à la situation internationale instable et incertaine, la Chine est prête à continuer à travailler avec la Syrie dans l'intérêt de la coopération amicale et de la justice internationale". La Chine soutient la Syrie dans sa lutte contre l'ingérence étrangère et l'intimidation unilatérale [...]. et soutiendra la reconstruction de la Syrie".

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Les dix ans d'Orient XXI, une fête au cœur

Par : Jean Stern

Alors on danse ? Alors on pense ? Une fête réussie est la rencontre d'une idée, d'un public et d'un lieu. L'idée ? Partager les dix ans de journalisme et de débats d'Orient XXI avec son public dans un écrin exceptionnel, créer un moment tant ludique que festif, échanger de façon approfondie sans négliger le bonheur de se retrouver. On a donc beaucoup parlé, mais aussi écouté et puis mangé, dansé et rigolé le 30 septembre 2023 à Paris. Et comme il faisait beau, la légèreté de l'air semble avoir gagné le public — nombreux et amical — de cette journée d'anniversaire.

D'abord le lieu : un fier immeuble industriel de brique et de béton situé rue d'Aboukir, en face de l'immeuble qui abrita la rédaction du Nouvel Observateur, issu d'un journal fondé par des journalistes opposés à la guerre d'Algérie. Ce quartier du Sentier et ses environs a été celui de la presse (L'Observateur, Le Figaro, Le Parisien, Le Matin, entre autres) mais aussi d'une immigration marquée par le labeur, celle dans la première partie du XXe siècle des juifs venus d'Europe centrale, puis dans la seconde des Égyptiens qui vendaient à la journée leur force de travail. Comptant, outre la rue d'Aboukir, celles du Caire et du Nil, le quartier du Sentier lui a valu le surnom de « petite Égypte ».

C'était donc pour Orient XXI un choix très symbolique, car cet immeuble abrite Emmaüs Solidarité, qui s'adresse aux plus précaires, mais aussi l'Atelier des artistes en exil. Cette structure propose un vaste espace convivial disposant d'ateliers permettant à des peintres, musiciens, écrivains qui ont dû fuir leurs pays de travailler. En accueillant Orient XXI — et merci à ses équipes et à Ariel Cypel, qui nous a dit « banco ! » il y a quelques mois — l'Atelier des artistes en exil nous a permis d'organiser entre la grande cour et les espaces du premier étage cette journée combative et joyeuse. Nous avons en outre présenté une exposition de l'artiste iranien en exil Azarakhsh Farahani, « The Giant Black Stone Project ».

On parle beaucoup ces temps-ci de journalisme d'engagement, et cela n'est pas une nouveauté pour nous. « Orient XXI s'est engagé sur beaucoup de causes, dont deux particulièrement importantes à nos yeux : la Palestine et la lutte contre l'islamophobie et les visions très négatives de l'islam », a ainsi rappelé son directeur Alain Gresh avant le concert de la chanteuse soudanaise Soulafa Elias, une voix formidable venue d'un pays — encore un —, ravagé depuis plusieurs mois par de sanglantes luttes de faction. Cet engagement s'est traduit par l'accueil chaleureux réservé à Salah Hammouri, dont Orient XXI publie dans sa collection chez Libertalia le récit de ses années de prison. Il s'est prolongé à travers les tables rondes sur les changements de la région, l'Iran ou la liberté d'expression, où il s'agissait moins de démontrer que de raconter, comprendre et analyser.

Le public enfin, vous et nous. Vous étiez très nombreux, dès le milieu de l'après-midi jusqu'aux profondeurs de la nuit. Embrassades, retrouvailles, vous étiez des amies chercheurs, chercheuses, journalistes, élues, militantes passionnées par cette région. Mais il y avait aussi beaucoup de nouvelles têtes, souvent plus jeunes. Cette jeunesse en nombre, avec d'autres préoccupations, parfois d'autres passions, au moment où la benjamine Sarra Grira en prend la rédaction en chef, représente pour Orient XXI une grande satisfaction. La relève est là, et nul doute qu'Orient XXI est bien parti pour la prochaine décennie, malgré les dangers et les inquiétudes.

Orient XXI a la possibilité de s'exprimer librement en France, même si les menaces s'y font plus inquiétantes depuis quelques années. La présence rue d'Aboukir de notre consœur Ariane Lavrilleux, traquée pour les sources de son enquête sur les relations troubles entre l'Égypte et la France, ne faisait que le confirmer. Mais cette journée était aussi l'occasion d'être aux côtés de nos partenaires du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe, qui pour nombre d'entre eux sont harcelés par les autorités locales. Rappelons que notre confrère algérien Ihsane El Kadi, directeur de Radio M et de Maghreb Émergent, a été condamné en appel en juin 2023 à sept ans de prison, dont cinq fermes, par la Cour d'Alger. N'oublions pas non plus les journalistes assassinés ou emprisonnés depuis dix ans en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Turquie, et dans bien d'autres pays.

Mais la chaleur de cette journée puis de la soirée rythmée par les pulses de Dj Mjoubi nous ont rappelé qu'à cœur vaillant rien d'impossible. Merci d'être venues, merci à ceux et celles qui n'ont pu être présents de continuer à nous soutenir : cet événement du 30 septembre nous a montré que cela en valait la peine.

Mort de Talal Salman. L'homme d'un journal, le journal d'une époque

Par : Doha Chams

Fondateur et directeur d'Assafir, le célèbre quotidien panarabe de gauche, Talal Salman est décédé le 25 août 2023. Dans ce témoignage à la fois biographique et personnel, Doha Chams, ancienne du journal, revient sur le parcours de celui qui fut l'un des grands noms de la presse arabe. Il se voulait « l'ambassadeur » de la cause nationaliste et propalestinienne au Liban, mais également dans la région.

Écrire un texte d'adieu à Talal Salman (1938-2023) est une entreprise délicate. Les aspects professionnels s'entremêlent en effet étroitement avec la sphère privée. Bien sûr, on peut toujours tenter de prendre du recul au moment de relater les faits, mais, quel que soit l'angle d'approche ou la voie empruntée, les récits en reviennent toujours aux relations personnelles. De même, chaque fois qu'on aborde le sujet du journal Assafir (L'Ambassadeur), lancé en 1974, on se retrouve à parler de son fondateur et de l'expérience qu'on a partagée avec lui.

Tous ceux qui ont été amenés à travailler durablement à Assafir, l'organe de son « propriétaire et directeur de la rédaction Talal Salman », comme il se plaisait de l'écrire en « une », sont dépositaires d'un récit — non, de multiples récits, qui portent à la fois sur l'homme et sur l'expérience indiscutablement prenante, délectable et fascinante qu'il y a vécue. Ce journal constituait un environnement d'exception dans lequel a pu être documentée l'une des périodes les plus importantes de l'histoire du Liban contemporain, et plus généralement du monde arabe.

Un projet, la renaissance arabe ; une matrice, la Palestine

Il faut dire que Talal Salman était l'une des voix qui nourrissaient, depuis la tribune du journalisme, le rêve et le projet politique d'une renaissance arabe — ce qui incarnait pour lui l'antithèse fondamentale du projet sioniste pour la région. C'est pourquoi son quotidien a attiré les plumes et les réflexions de grands écrivains issus de tous les coins du monde arabe, de l'Arabie saoudite, du Koweït et du Yémen, jusqu'à l'Algérie, la Tunisie et le Maroc, en passant par la Syrie, la Jordanie et l'Égypte, sans oublier la matrice capitale de ce projet de revivification : la Palestine.

Talal Salman a réussi à créer une situation tout à fait singulière dans la presse arabe, contrôlée à l'époque par les élites traditionnelles affiliées pour la plupart au capitalisme politique et aux régimes en place.

Né à la veille de la guerre civile libanaise (1975-1990), Assafir interagissait de manière forte avec son environnement et avec les affaires du moment. Il a exercé sur nous son influence autant que nous-mêmes avons exercé sur lui notre influence, ce qui est au fond l'apanage des organismes vivants. Lorsque sa capacité à insuffler le changement s'est trouvée en berne, il a de lui-même décidé, début 2017, de mettre définitivement la clé sous la porte.

Interrogé sur les raisons qui l'avaient conduit à fermer le journal, il avait répondu :

Elle est où, la politique, dans ce que nous vivons ? Tous ces ragots et ces calomnies que répandent les hommes politiques, est-ce de la politique ? Regardez donc la Syrie : c'est la guerre. L'Irak ? La guerre. Le Yémen ? La guerre. Toute cette région est pleine de guerres. L'ennemi israélien est le seul qui vit tranquillement sa vie. Et personne ne pense plus jamais à la Palestine. Nous vivons une autre époque. Une époque dans laquelle l'expression « monde arabe » est devenue matière à raillerie. Alors que personnellement, je crois à l'existence d'un monde arabe uni, même si les circonstances lui sont aujourd'hui adverses. Pour moi, c'est cela l'espoir, c'est cela le rêve. Et moi, ce rêve, je l'ai vécu personnellement1

Fils de la Bekaa et figure nationale

Lors de ses derniers adieux, tandis que sa dépouille faisait le voyage du retour vers sa région d'origine, on aura pu mesurer son héritage aux vivats qui retentissaient tout au long du trajet du cortège funèbre depuis Beyrouth jusqu'à Chamistar, son village natal.

Ce furent des adieux riches de sens. Dans beaucoup de villages qu'elle a traversés, les gens arrêtaient la procession mortuaire afin de répandre des fleurs et des grains de riz tout en poussant des youyous — exactement comme ils faisaient pour saluer le cortège des martyrs ou rendre un dernier hommage aux jeunes morts prématurément.

Car l'apport de ce fils de la Bekaa (l'une des régions les plus déshéritées du pays, tant en termes de développement que de statut social, depuis la création du Grand Liban) en faveur de ses habitants qui ont plutôt la réputation d'être des hors-la-loi, des délinquants recherchés ou des cultivateurs de haschich, leur est apparu aussi estimable que celui des martyrs tombés pour la patrie. Et en cela, ils avaient raison.

Même si j'ai déjà travaillé dans de nombreux médias, avant et après Assafir, si on me demandait aujourd'hui de déterminer le berceau de mon identité professionnelle, et bien, nul doute que je choisirais immédiatement et sans la moindre hésitation ce journal. Là-bas, j'ai trouvé la tranquillité que procurait le fait de travailler dans un organe doté des valeurs qui étaient les siennes : la laïcité, la justice sociale, l'arabisme et la résistance nationale. Cette tranquillité, je l'ai également trouvée sur le terrain, à travers une orientation expérimentale telle que l'affectionnait ce journal avide de méthodes nouvelles, aussi audacieuses soient-elles.

Plus qu'un journal, une « famille »

« Pourquoi es-tu partie de là-bas ? », m'a demandé un jour Talal, à propos des raisons pour lesquelles on m'avait chassée de la chaîne de télévision Al-Moustakbal, où j'avais travaillé après mon retour de Paris à Beyrouth en 1993. Mon départ était dû à mes enquêtes sur la corruption, lesquelles s'étaient étendues jusqu'à des ministres du gouvernement de Rafic Hariri. Ce dernier, propriétaire de la chaîne, était revenu au bercail après la fin de la guerre et les accords de Taëf (octobre 1989), avec un projet saoudien pour le Liban.

Ce jour-là, je lui ai répondu par de simples généralités, considérant que je ne pouvais pas dénigrer une entreprise où j'avais travaillé au profit d'une autre où je souhaitais être mutée. Je me souviens qu'il avait souri. Ce sourire a suffi à m'ouvrir les portes du journal ainsi que son « cœur professionnel », et à m'intégrer au sein de la « famille » d'Assafir.

En vérité, j'y suis entrée par le biais du magazine Al-Yom Al-Saba, un hebdomadaire publié à Paris depuis 1985, et financé à l'époque par Yasser Arafat, le président de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). J'y suis restée une dizaine d'années avant de rejoindre la « famille ». Car les fondateurs d'Al-Yom Al-Saba », Bilal Al-Hassan et Joseph Samaha, étaient des anciens d'Assafir qui fuyaient à l'époque la vague d'assassinats consécutive à l'invasion israélienne du Liban en 1982 et l'expulsion de Beyrouth de la résistance palestinienne. L'atmosphère qui régnait au sein d'Al-Yom Al-Saba » était, comme je l'ai découvert plus tard, du même ordre que celle du journal de Talal, et plus généralement de la rue arabe, qui bouillonnait de culture, de pensée rebelle et de vitalité politique.

C'est pourquoi, aussitôt franchies les portes d'Assafir en 1994, j'ai senti que cette atmosphère et ce lieu m'étaient déjà très familiers, et que j'étais au bon endroit. Ce sont des opportunités innombrables que « Monsieur Talal » a mises à ma disposition et à celle de jeunes journalistes comme moi.

Il n'hésitait jamais à m'envoyer en mission hors du Liban, pour écrire sur des sujets que je ne maîtrisais pas encore tout à fait, ou bien à me charger de former et de sélectionner les étudiants et étudiantes des universités pour la rédaction de la page « jeunesse » que nous envisagions de publier. Ou encore, il m'appelait à brûle-pourpoint pour être à ses côtés au moment de recevoir un invité important, comme le représentant du pape, ou bien l'ancien président algérien Ahmed Ben Bella, ou encore Hervé de Charrette, le ministre français des affaires étrangères. Il arrivait même qu'il me demande de le décharger entièrement de la tâche de les recevoir !

Peut-être a-t-il trouvé dans la similitude de nos parcours, en tant qu'enfants de militaires issus des zones défavorisées et montés à Beyrouth en quête d'un lieu où nous pourrions affirmer notre identité, une réminiscence de ses propres débuts. Car lui aussi était le fils d'un militaire qui avait élevé sept enfants. Le père, en permanence à en déplacement d'une région à l'autre, emmenait ses enfants partout avec lui, et c'est cela qui, plus tard, a bénéficié au journaliste Talal. C'était pour lui l'occasion d'explorer minutieusement les différentes régions libanaises où la famille Salman s'installait, avec leur spécificité confessionnelle, tribale et politique.

Un parcours imbriqué avec les crises régionales

Sachant qu'il faut bien parler de sa trajectoire personnelle, je dirais que l'étape la plus importante durant sa jeunesse et son séjour dans la région du Chouf a été sa rencontre avec Kamal Joumblatt, figure politique et intellectuelle du pays. Selon les mots du chercheur Saqr Abou Fakhr, Joumblatt a « insufflé à toute une génération le rêve de justice sociale » et « a réussi à relier le Liban aux affaires arabes du monde arabe et de la Palestine ».2 Et Fakhr d'ajouter :

Talal Salman était un nationaliste arabe sans pour autant être impliqué dans aucun des partis nationalistes, même si par la suite il a fait connaissance et noué des relations amicales avec les fondateurs du mouvement national arabe, comme George Habache ou Hani Al-Hindi, et rencontré Mohsen Ibrahim et Ghassan Kanafani.

Après avoir achevé ses études secondaires en 1955, Talal a débarqué à Beyrouth sans rien dans les poches, sinon une somme dérisoire d'à peine 40 livres libanaises que son père lui avait remise avant son départ, comme il l'a souvent raconté. Il évoque également cette histoire dans le documentaire intitulé L'Homme de papier : la fin d'un journal et autres histoires, réalisé par Ali Zaraqit. Il y précise également : « Mon père m'a dit : “à partir de maintenant, tu te débrouilles parce que moi, j'ai encore six enfants à charge.” »3

Et de fait, Talal s'est débrouillé seul. Il s'est installé chez un parent dans la banlieue de Beyrouth et a décroché en 1956 un poste de correcteur au journal Al-Shark, un poste non rémunéré, car il était en période d'essai. Il n'a pas tardé à rejoindre un autre journal, où il a travaillé comme rédacteur au sein de la rubrique des crimes et faits divers ; là, « il ne cessait de parcourir à pied le chemin entre le siège de la direction de la police, les tribunaux, les services d'urgences médicales et les casernes de pompiers, collectant les informations nécessaires »4

Ces pérégrinations lui ont permis de s'exercer à l'art des enquêtes de terrain, grâce auquel il a pu saisir le pouls de la rue et où il a élaboré sa façon de penser. Au journal, il préférait grimper l'escalier au lieu d'emprunter l'ascenseur, sauf à de rares exceptions. Il nous arrivait ainsi souvent de le croiser en train de dévaler les marches depuis son bureau situé au 6e étage, saluant tous ceux qu'il croisait et leur adressant ses commentaires d'une voix basse. Cette voix, nous lui demandions toujours de la hausser un peu, particulièrement lors des conférences de rédaction, qui prenaient la forme d'une sorte de café ouvert à tous. Quiconque le souhaitait pouvait entrer pour écouter les débats qui animaient les participants sans qu'une prééminence soit reconnue à aucune catégorie hiérarchique, que l'on soit une grande plume, un « petit » journaliste ou même un invité.

La biographie de Talal Salman est étroitement imbriquée avec les événements politiques et intellectuels importants qui ont ravagé le monde arabe en général et le Liban en particulier. Cela vaut notamment pour les événements survenus à l'intérieur du pays, comme le renversement du premier président libanais Bechara El-Khoury en 1953, ou la crise de 1958 qui a entraîné la scission entre les nassériens et le groupe du pacte de Bagdad ainsi que les États-Unis, sous la houlette de l'ex-président libanais Camille Chamoun — la crise déboucha sur l'arrivée de la VIe flotte américaine au large du Liban, et sur l'intervention britannique en Jordanie pour empêcher que ce pays ne rejoigne l'axe de « l'unité arabe » constitué par l'Égypte et la Syrie.

L'art des « coups d'éclat »

Mais l'événement le plus important, qui a marqué la conscience du jeune journaliste d'alors, c'est incontestablement la révolution de juillet 1952 en Égypte, notamment après sa rencontre avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser, à Damas, du temps de l'Union égypto-syrienne.

Cette rencontre a été immortalisée par une photographie affichée au fronton de la salle Ibrahim Amer (où se tenaient les conférences de rédaction du journal). Saqr Abou Fakhr, chargé à l'époque du supplément « Palestine » d'Assafir, en rend compte ainsi :

Talal faisait partie de la délégation du magazine hebdomadaire « Al-Hawadeth », publié par Selim Al-Lozi, un nassérien de cœur (assassiné durant la guerre civile). Ce dernier l'a présenté, à Damas, au président Nasser, lequel lui aurait lancé : « Alors, professeur, comment donc se portent vos coups d'éclat ? », montrant ainsi qu'il suivait de près les articles du jeune journaliste dans le magazine, et l'écriture audacieuse dont il faisait preuve dans sa rubrique intitulée justement « Coups d'éclat ».

Les « coups d'éclat » en question l'ont du reste conduit à plusieurs reprises en prison, sous des prétextes variés, comme en 1961 lorsqu'il a été accusé d'établir des relations avec Ahmed Al-Saghir Jaber, le représentant du Front de libération nationale (FLN) algérien au Liban, d'avoir expédié clandestinement des armes à destination des résistants algériens, et même d'avoir préparé des coups d'État militaires dans certains pays arabes !

L'Algérie au cœur

Bien entendu, ces « chefs d'accusation » étaient source de fierté pour Talal, mais après qu'il eut été innocenté et libéré de prison, il découvrit qu'il avait été limogé de son poste au magazine Al-Ahad. En 1962, Abdelaziz Al-Massaïd, le fondateur de la maison d'édition koweïtienne Al-Ra'y al-Aam, qui publiait le journal du même nom, lui a proposé de partir pour le Koweït afin d'y diriger un magazine intitulé Le Monde de l'arabisme. Salman a posé comme condition de pouvoir partir d'abord pour l'Algérie, afin d'assister aux cérémonies d'indépendance qui devaient s'y tenir de manière imminente, notamment la session d'inauguration de l'Assemblée nationale constituante en septembre 1962. Là-bas, il a rencontré le premier président de l'Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, qui lui est resté fidèle jusqu'à sa mort tout comme ses camarades Mohamed Reda, Mohamed Boudiaf, Hussein Aït Ahmed et Rabeh Bitat, mais aussi Jamila Bouhired. Cette dernière lui a par la suite rendu visite à Assafir à l'occasion de sa venue au Liban pour exprimer sa solidarité après l'agression israélienne de l'été 2006.

Talal n'est pas resté très longtemps au Koweït. Il en est revenu la même année à Beyrouth, qui était devenu à l'époque un point de ralliement pour les opposants arabes exilés, ainsi qu'un laboratoire d'idées contestataires. Après un intermède comme directeur de rédaction du magazine Al-Sayyad, il a déclenché vers la fin 1973 le compte à rebours pour la parution d'Assafir, dont l'idée germait dans sa tête depuis un moment.

« La voix de ceux qui n'ont pas de voix »

Ainsi, avec le soutien, et même sur suggestion du président libyen Mouammar Kadhafi, alors nassérien de cœur, le premier numéro d'Assafir parut précisément le 26 mars 1974. En « une » figurait un entretien avec le leader palestinien Yasser Arafat, une manière de marquer l'orientation qui sera celle du journal. Quant à sa devise, on peut dire qu'il y en avait en réalité deux : à la première, « Le journal du Liban dans le monde arabe et du monde arabe au Liban », s'ajoutait une seconde : « La voix de ceux qui n'ont pas de voix ».

Toutefois, ce qui frappe le plus, c'est que dans la foulée de la parution du second numéro le lendemain, l'association des banques libanaises intenta au journal naissant un procès, suivi par la suite de nombreuses plaintes (seize en une seule année). Cela prouve à quel point Assafir était engagé corps et âme contre le régime en place et les grands capitaines financiers.

C'est engagement, mené avec constance et qui allait jusqu'à défier les puissants, a eu de graves conséquences. Lorsque j'ai fait la connaissance de « Monsieur Talal » en 1994, sa blessure, subie lors de la tentative d'assassinat perpétrée contre lui en 1983 (l'une parmi de multiples tentatives, notamment le dynamitage de l'imprimerie du journal et la pose d'une bombe à retardement à son domicile), était encore visible sur son visage. Lorsqu'on lui avait demandé s'il savait qui avait essayé de l'assassiner ce jour-là, il avait répondu : « Amine Gemayel », avant de se reprendre et de préciser, en bon journaliste pesant chacun de ces mots : « Du moins c'est lui qui en porte la responsabilité ».

Talal a pris position contre « l'élection » de Béchir Gemayel à la présidence de la République en 1982, comme il a pris position par la suite contre son assassinat et contre l'accession de son frère Amine au sommet de l'État, mais aussi contre l'accord du 17 mai 1983 entre Israël et le Liban, qu'il qualifia d'« accord de la honte ».

De l'invasion israélienne à la tutelle syrienne

Lorsque les forces israéliennes ont envahi puis occupé Beyrouth en 1982, elles ont voulu se rendre dans les locaux d'Assafir. Mais en voyant tous les employés dressés dans l'entrée comme un seul homme pour leur en barrer l'accès, elles ont renoncé à y pénétrer.

La période de la présence syrienne au Liban, qui s'est transformée en une sorte de long protectorat, s'est vite révélée compliquée. L'entrée des Syriens avait été préparée, avec l'arrivée, au début de la guerre civile, des forces de résistance arabe, des troupes multinationales déployées au Liban en 1976, en vertu d'un décret pris lors de la conférence de Riyad tenue la même année. Par la suite, les contingents envoyés par l'Arabie saoudite, le Yémen, la Libye, le Soudan et les Émirats arabes unis se sont retirés les uns après les autres, ne laissant sur place que les troupes syriennes.

Durant cette période délicate, Talal a essayé de trouver un équilibre, selon moi, entre, d'un côté, sa relation historique avec le président syrien Hafez Al-Assad, due à la position de ce dernier en faveur de du nationalisme arabe et de la situation géopolitique de la Syrie, et de l'autre, les pratiques inexcusables de certains militaires et personnels de sécurité syriens au Liban.

Je lui dois une intervention précieuse, lorsqu'il a, pour me protéger, délibérément omis de faire figurer ma signature sous un article dans lequel je couvrais un événement sécuritaire. Sachant que la diffusion de l'article risquait de déplaire au « grand frère » syrien, il s'était contenté de mentionner comme source une agence de presse étrangère qui avait diffusé une partie de l'information !

« Mort debout »

Après l'assassinat de Rafic Hariri en février 2005, Assafir a commencé à décliner peu à peu. Non pas à cause de cet événement, bien entendu, mais parce que le journal était — et avait toujours été — le miroir réfléchissant de l'environnement libanais en particulier et arabe au sens large. Cet environnement commençait à souffrir de la polarisation aiguë et croissante entre les deux axes antagonistes de la région, à savoir l'axe américain et l'axe iranien.

De ce fait, l'argent du financement fourni par les pays en question a commencé à être orienté vers les médias qui leur étaient clairement inféodés, ou bien placés directement sous leur tutelle.

Dans un article récent5 à la mémoire de Talal Salman, le romancier Élias Khoury écrit :

Assafir est mort debout avant même d'avoir été avalé par la mort de l'idée d'arabisme et la diffusion du confessionnalisme et des idéologies radicales dans la région. Talal Salman était-il conscient, lorsqu'on a ouvert le feu sur son journal, que c'est lui-même qu'on visait également ? Il était courageux au point de craindre davantage pour son journal que pour lui, aussi l'a-t-il tué lui-même dans un moment rare combinant audace et frayeur.

Ces mots résument parfaitement ce qu'incarnait à mes yeux, et ce, jusqu'à la dernière seconde, « Monsieur Talal »…

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Traduit de l'arabe par Khaled Osman.


1« Ma vie a-t-elle été gaspillée en vain ? », entretien avec Maha Zaraqit sur le site 180 Post, 26 août 2023.

2« Le cœur blanc, le papier brun et l'encre bleue », par Saqr Abou Fakhr, Al-Arabi Al-Jadid, Londres, 5 avril 2023.

3Entretien avec Ali Zaraqit, op.cit.

4Saqr Abou Fakhr, op. cit.

5« Talal Salman, qui fait l'éloge funèbre de qui ? » Élias Khoury, Al-Quds Al-Arabi, Londres, 28 août 2023.

Congrès de Lyon. Une recherche jeune et libre face à des défis inédits

L'historien Frédéric Abécassis est l'un des organisateurs du congrès qui, du 10 au 13 juillet 2023, rassemblera à Lyon les chercheurs et chercheuses sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans, donnant lieu à plus de 120 ateliers, débats et projections. L'occasion pour Orient XXI de faire un point sur l'état de la profession et ses enjeux.

Laurent Bonnefoy.Alors que se tient à Lyon le cinquième Congrès des études sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans, quelle est selon vous l'importance de cette rencontre scientifique ?

Frédéric Abécassis. — C'est une rencontre bisannuelle qui est devenue un peu rituelle puisque les deux premières éditions ont eu lieu en 2015 et 2017 à l'Institut national des langues orientales (Inalco) avant d'être organisées à l'Université Paris 1 en 2019. L'édition 2021 à Aix-en-Provence avait malheureusement eu lieu en ligne. Le Congrès de Lyon qui s'ouvre le 10 juillet est ainsi notre premier congrès post-covid en France, après le forum Insaniyyat qui s'est tenu à Tunis en septembre 2022. C'est aussi ce qui explique son ampleur.

D'une façon générale, on peut dire que c'est un moment important dans la socialisation des jeunes chercheuses et chercheurs. Il offre pour nombre d'entre eux/elles une première expérience de communication dans une rencontre scientifique. Le congrès est à chaque fois un témoignage du dynamisme de cette jeune recherche, et il est important de donner à celles et ceux qui y participent le sentiment d'appartenance à une communauté professionnelle.

Par ailleurs, cette rencontre montre que la profession peut débattre librement, dans la sérénité, des questions parfois conflictuelles qui animent notre champ. Les jeunes chercheurs et chercheuses arrivent avec leurs hypothèses, tout comme les plus confirmées, les posent sur la table et les soumettent à la critique de leurs collègues. Cette démarche rend naturels la confrontation et le débat d'idées dans le champ scientifique.

L. B. Se dégage-t-il de grandes tendances, des thématiques nouvelles, qui reconfigurent le champ des études sur la région ?

F. A. — Il existe toujours une certaine tension entre ce qui fait la spécificité d'une aire culturelle, liée notamment à la barrière d'accès à une région que constitue l'apprentissage d'une langue et les approches plus disciplinaires fondées sur des enjeux épistémologiques et des problématiques spécifiques à ces approches. Pour ce congrès, nous avons collectivement souhaité mettre l'accent sur les disciplines, et en particulier faire valoir la nécessité d'une interdisciplinarité et d'un dialogue fécond entre les disciplines des sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, anthropologie, etc.)

Beaucoup de choses se dégagent de la première journée d'accueil du congrès. Il y a d'abord un élément nouveau lié à la création en 2022 de l'Institut français d'islamologie (IFI). C'est le fruit d'un travail très long qui a été pensé en partie au sein du GIS Momm pour aboutir à ce groupement d'intérêt public spécifiquement dédié à « l'étude scientifique et non confessionnelle des systèmes de croyances, de savoirs et de pratiques propres aux différentes branches qui composent la religion musulmane ». Mais les liens demeurent étroits avec notre groupe, le GIS Moyen-Orient et monde musulman que je dirige et qui fédère une cinquantaine de laboratoires scientifiques. À Lyon, une quinzaine d'ateliers sont dédiés à l'islamologie et une des tables rondes inaugurales, organisée par l'IFI, y sera justement consacrée : s'agit-il d'une discipline spécifique ou d'un champ de la connaissance scientifique ?

Une deuxième innovation concerne la mise en place d'une structure autonome au sein du GIS, fédérant plusieurs associations de jeunes chercheurs et chercheuses. C'est à cette génération qui, du master au post-doctorat, fait vivre notre profession et la renouvelle, qu'il reviendra d'ouvrir les débats à travers un événement qu'ils ont souhaité organiser entre eux, dans l'auditorium du musée des Beaux-Arts de Lyon. La réflexion portera sur le rapport au terrain et le positionnement des chercheursses face aux enjeux, bien sûr politiques — mais pas seulement, parfois ontologiques — qu'il pose : comment suis-je perçu, qui suis-je pour parler de ce dont je parle et au nom de quoi suis-je légitime à le faire ?

Enfin, l'approche disciplinaire permet de souligner un troisième point : l'effort pour soutenir et valoriser les travaux sur l'histoire de l'art et l'archéologie. Le domaine large de l'archéologie dite islamique nous est en effet apparu en grande difficulté, notamment parce que de nombreux terrains sont empêchés soit du fait de conflits comme c'est le cas tout récemment au Soudan, plus anciennement au Yémen, en Syrie et en Libye, soit parce que l'accès est de plus en plus monopolisé par des écoles de recherche nationales comme c'est le cas en Turquie, en Iran ou même en Égypte. Bien des missions ont ainsi été contraintes de fermer. Cet état de fait impose d'imaginer de nouvelles approches, de développer des formations et de valoriser des archives ou le travail qui a été accumulé par des missions archéologiques anciennes, encore insuffisamment exploité. Cette crise n'empêche pas des signes d'ouverture et de renouvellement, par exemple autour du dynamisme de ces études dans la péninsule Arabique pour l'histoire et l'archéologie préislamique.

La conférence inaugurale sera notamment prononcée par Mercedes Volait, spécialiste du patrimoine architectural égyptien moderne. À Lyon, un travail effectué avec le Musée des Beaux-Arts depuis plusieurs années auquel elle a participé a permis d'éditer un catalogue raisonné des collections d'art islamique, dont la plus grande partie est conservée en réserves et n'a jamais été présentée au public. Et ce travail scientifique raconte une histoire lyonnaise souvent méconnue, celle des relations entre la métropole et l'Orient. Les liens entre les soyeux lyonnais et les pays musulmans sont ici redécouverts. Les collections du Musée des Beaux-Arts sont par exemple largement liées à l'envoi au XIXe siècle de missions en Orient pour y rechercher de nouveaux motifs pour la production de soieries. L'histoire de l'art permet de montrer que les échanges n'ont jamais été à sens unique, mais qu'il y a eu des interpénétrations fécondes.

L. B.Le congrès est l'occasion de décerner des prix aux jeunes chercheuses et chercheurs, notamment le prix Michel Seurat dont Orient XXI est partenaire. Que devrait-on en retenir ?

F. A. — Ce qui m'a frappé, c'est la très grande admiration des jurys (dont je n'étais moi-même pas membre) pour l'enthousiasme, l'audace, parfois la témérité, toujours les fortes intuitions, de nos jeunes chercheurses. Accumuler du savoir impose de la patience et de l'érudition. Globalement, il faut retenir l'excellent niveau de cette nouvelle génération et pour le prix Michel Seurat comme pour les prix Imomm (Islam, Moyen-Orient et mondes musulmans), le jury a tenu à souligner la qualité des travaux en cours qui lui étaient proposés en attribuant cinq mentions.

L'organisation de ces prix est également l'occasion de rencontres, de frottements, parfois de frictions, entre les disciplines. Les prix permettent de peser l'importance de chacune d'entre elles tant ils constituent une marque de reconnaissance par des jurys toujours multidisciplinaires. Le palmarès, déjà diffusé sur les sites du GIS et du congrès, manifeste l'importance des approches du quotidien, tournées vers les sociétés davantage que vers les pouvoirs. C'est peut-être ce qui caractérise aussi l'ensemble du congrès. Les enjeux environnementaux, notamment à travers la géographie, sont largement intégrés. À cet égard, se tiendra lors du Congrès une exposition sur le traitement des déchets. La résilience des sociétés et la diversité des formes de mobilisation — auxquelles les chercheuses et chercheurs se sentent liés et participent parfois, sont ainsi au cœur de ces travaux extrêmement enthousiasmants.

L. B.Quelles sont les contraintes qui s'exercent sur les métiers de la recherche sur le Moyen-Orient et le monde musulman ?

F. A. — Le congrès sera l'occasion de présenter au public scientifique le livre blanc des études maghrébines en France, fruit d'une enquête réalisée par un groupe de travail animé par Choukri Hmed et Antoine Perrier. Parmi les conclusions qu'ils avancent, certaines peuvent être généralisées. Les contraintes sont variées. Elles sont tout d'abord d'ordre intellectuel, liées par exemple à nos formations. Il est très difficile en France de se former à la fois dans une discipline des sciences humaines et sociales, d'avoir ainsi un bagage poussé en épistémologie, et par ailleurs d'acquérir une formation allant jusqu'à un fort degré d'intimité dans l'une des langues de l'aire qui nous concerne. C'est encore trop souvent l'un ou l'autre, d'autant plus que ces langues, autant que certaines disciplines, souvent perçues comme rares, sont en perte de vitesse dans le milieu académique. Il faut ainsi lutter pour continuer à faire exister les formations.

Une deuxième contrainte a trait au fait que le terrain nous confronte généralement à des sociétés qui ont été colonisées, ont des systèmes de formation académique plus récents et une certaine tendance à fonctionner en autonomie, aboutissant à des formes de cloisonnement. Chacun semble trop fréquemment évoluer sans échanger. Chacune dans son pays. Les espaces communs, par exemple les revues, manquent encore. Pour dépasser cette contrainte, la présence longue sur le terrain, chez l'un, chez l'autre, est quelque chose d'important.

Je n'aurais pas fait mes recherches en histoire sur le système scolaire égyptien si, entre 1989 et 1996, je n'étais pas resté enseignant en Égypte. Le fait d'avoir des chercheurs et chercheuses occidentaux/ales trop souvent de passage sur des missions courtes constitue un handicap qu'il faut, par-delà le cas de fermetures de terrains pour cause de guerre — on pense au Yémen, à l'Afghanistan et à la Syrie — tenter de dépasser en valorisant les liens et l'accueil entre universitaires.

L. B.Divers responsables des études aréales en France, dont vous-même, avez rédigé le mois dernier une tribune au sujet des difficultés d'obtention des visas pour les collègues étrangers. Quels sont les problèmes qui se posent ?

F. A. — Ces problèmes, on en mesure l'ampleur dès qu'on a un peu vécu dans des sociétés du Sud où la circulation ne va pas de soi et où les passeports ne permettent pas de voyager partout. L'enjeu des visas génère une inégalité supplémentaire, qui justement limite ou empêche les liens dont nous parlions plus haut. Les scientifiques hors espace Schengen, mais aussi les organisateurs de colloques ou de congrès comme celui qui s'ouvre à Lyon sont chaque fois confrontés à ces difficultés, liées aux procédures ou aux refus de visas par les consulats français ou européens ou pire, à présent, à l'autocensure et au renoncement de collègues face à des procédures coûteuses, aléatoires et trop souvent, au final, humiliantes.

Le forum Insaniyyat organisé à Tunis en septembre 2022 visait à tenter de réduire ces barrières et à faire connaitre, dans les universités tunisiennes, les recherches européennes, et inversement. Le renouvellement des réseaux scientifiques est une démarche fondamentale. À la suite de ce forum, pour le congrès de Lyon, nous avons eu beaucoup de propositions de chercheurses venues du Maghreb, et ces propositions sont souvent très intéressantes. Mais pour les valoriser et permettre un échange vraiment fructueux, rien ne vaut la présence physique qui impose l'obtention de visas. Les contacts établis dans les ambassades ou grâce aux centres de recherche à l'étranger sont utiles, mais restent extrêmement chronophages et ils ne sont satisfaisants pour personne parce qu'ils créent de l'obligation là où on aspirerait à une forme de passeport académique. Cette situation génère même des positions de boycott des réseaux français dans certaines institutions tant que les procédures ne seront pas assouplies. C'est une invite à la vigilance, car cela contribue justement au cloisonnement des champs nationaux de recherche et pose donc un risque pour l'avenir de nos études et la production de connaissance.

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Liban. Crises et aménagement du territoire, quelles relations ?

Après avoir rappelé la succession des crises au Liban, les auteurs illustrent de manière originale le propos sous l'angle de l'aménagement chaotique du territoire. Illustré de photos réalisées par Sidi Abbas.

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Drogue. Tout au long de l'histoire, un trafic au profit des dominants

De l'herbe d'Égypte au pavot d'Afghanistan, le Proche-Orient est depuis longtemps une terre de culture de plantes destinées à la production de drogues de toutes natures. Dans un récit historique plein de saveurs, Jean-Pierre Filiu raconte l'essor de trafics très rentables pour les dirigeants de pays producteurs, qui ont toujours cherché à les contrôler de près.

La « cocaïne du pauvre » est devenue un enjeu diplomatique de premier plan au Proche-Orient. Le 7 mai 2023, la Ligue arabe a réintégré la Syrie, exclue en 2011 de l'organisation. L'une des conditions posées par les pays du Golfe et la Jordanie était l'arrêt de la production par la Syrie du Captagon, drogue de synthèse aux effets puissants répandue parmi la jeunesse, à tel point que ces États la considèrent comme une question de sûreté nationale.

Leurs dirigeants en ont la certitude : ce trafic, estimé à plusieurs milliards de dollars, est détenu par le clan Assad et contribue de façon importante au financement du régime. Rien de nouveau dans la longue histoire du Proche-Orient, en réalité. Le cas syrien n'est que le dernier chapitre d'une longue « histoire de drogue, de pouvoir et de société » dans la région, affirme l'historien Jean-Pierre Filiu dans un livre très documenté. La Syrie y fait l'objet d'un chapitre qui remet en place quelques clichés, à commencer par celui qui ferait du Captagon la « drogue des djihadistes », expliquant à elle seule leur férocité. Le Captagon est plutôt utilisé pour rester éveillé sur les lignes de front, pratique commune aux combattants de tous les côtés. Et si l'organisation de l'Etat islamique (OEI) a pu tirer quelques revenus du trafic, ils viennent bien après la taxation des populations, l'exploitation du pétrole et même la contrebande d'antiquités, dit l'auteur. L'OEI exporte sa drogue par les mêmes réseaux qui lui permettent d'écouler son pétrole au marché noir vers le Liban et la Turquie, avec la complicité du régime syrien.

La famille Assad gère le Captagon

Quand le pseudo califat est démantelé en 2019, le trafic de Captagon ne cesse pas, bien au contraire. Les pilules sont exportées par millions via l'aéroport de Beyrouth ou le port syrien de Lattaquié vers l'Europe ou les pays du Golfe. En Syrie, affirme Jean-Pierre Filiu, la production et le trafic sont gérés par le frère du président, le général Maher Al-Assad, commandant de la quatrième division, qu'il utilise pour protéger les laboratoires de fabrication et faciliter le transport des cachets.

Retour vers le passé : avant le Captagon, le haschich et l'opium sont largement consommés dans l'empire ottoman et la Perse, d'autant plus que le Coran n'en dit rien. Au XVIe siècle, « une addiction de masse » émerge en Perse, selon Filiu, malgré quelques campagnes de prohibition qui échouent régulièrement. Au XVIIe siècle, un voyageur français, Jean-Baptiste Tavernier, estime « malaisé de trouver en Perse quelqu'un qui ne se soit adonné à l'opium ».

Les États y voient vite une source de revenus et un instrument politique. On connaît les « guerres de l'opium » menées par l'empire britannique en Chine à deux reprises en 1839 puis en 1856 (cette fois avec l'aide de la France) contre le gouvernement chinois qui veut interdire l'entrée de la drogue sur son territoire. On sait moins que ces conflits ne sont pas seulement une affaire anglo-chinoise. Ils deviennent « l'un des puissants moteurs » d'une « mondialisation du début du XIXe siècle », écrit Jean-Pierre Filiu. Comment le gouvernement britannique organise-t-il la production ? Dans les territoires indiens qu'il contrôle, bien sûr. Mais cela ne suffit pas, les besoins chinois sont énormes ; très vite, les empires ottoman et perse se mettent à l'exportation. Des bateaux américains viennent charger la drogue dans le port ottoman de Smyrne (aujourd'hui Izmir). La demande d'opium anatolien stimulée par les besoins en morphine de l'industrie pharmaceutique européenne est telle que le gouvernement instaure en 1828… un monopole d'État sur son exportation. Londres ne l'entend pas de cette oreille et menace la Sublime Porte, qui cède et autorise le libre accès des compagnies britanniques à sa production. On est en 1839, l'année même du déclenchement de la première guerre de l'opium…

Le carburant de l'industrie pharmaceutique

Conséquence, l'empire ottoman devient le premier exportateur au Proche-Orient, dont la moitié de la production s'en va vers les États-Unis et l'Europe à destination de l'industrie pharmaceutique, mais aussi des fumeurs récréatifs, la consommation n'étant pas encore réellement réprimée. Ces incertitudes prennent fin avec une Convention internationale sur l'opium signée à La Haye en janvier 1912, qui règlemente strictement son usage et celui de ses dérivés en le réservant aux besoins thérapeutiques.

Est-ce la fin de la manipulation des drogues par les États et les gouvernements ? Non, bien sûr. Au début du XXe siècle, les Égyptiens fument en grande quantité le haschich produit dans la plaine libanaise de la Bekaa… par des ministres d'un gouvernement sous mandat de la France, qui n'arrive pas à éradiquer cette culture rémunératrice. Quant à la Turquie, succédant à l'empire ottoman, elle hérite de son énorme production d'opium anatolien. Mustapha Kemal en fait un instrument de souveraineté. Il refuse de brider la culture du pavot. Des laboratoires de morphine et d'héroïne opèrent avec des chimistes étrangers, nourrissant des réseaux criminels internationaux. Il faudra attendre 1931 pour que la Turquie, cédant aux pressions des États-Unis, s'attaque aux réseaux, signe les conventions internationales et régisse la production, dédiée à la pharmacie. Tout en négociant un quota à la mesure de son rang.

Ce n'est pourtant pas la fin du trafic illégal, loin de là : les laboratoires d'héroïne continuent de fonctionner à Istanbul, cette fois aux mains de gangsters locaux qui remplacent les empoisonneurs étrangers. Corruption et échange d'informations avec la police assurent aux gangs une certaine impunité. C'est la grande époque de l'alliance des trafiquants turcs avec le milieu marseillais, la French Connection des années 1960. Les États-Unis, où s'écoule une grande partie de l'héroïne turque, font pression sur Ankara. Qui consent seulement en 1970 de réduire de douze à sept le nombre de provinces autorisées à produire de l'opium.

Quand la gauche interdit l'opium en Iran

L'histoire de l'implication de l'État dans la production et le commerce de l'opium et de ses dérivés est tout aussi complexe en Perse, et se poursuit quand elle devient l'Iran. À la différence de la Turquie, l'addiction y est massive. Tout le monde fume, y compris, de son propre aveu, Reza Shah, fondateur de la dynastie Pahlavi et empereur de 1925 à 1941. Au Parlement, une salle est réservée aux députés opiomanes. L'opium est cultivé et exporté par l'État, nourrissant, là encore, un trafic vers les États-Unis dans les années 1940.

C'est le premier ministre de gauche Mohammed Mossadegh, l'auteur de la nationalisation du pétrole, qui fait voter en 1952 une loi interdisant la consommation d'opium (et d'alcool). Mossadegh est renversé en 1953 par la CIA. « Les États-Unis décident de faire de l'Iran la vitrine proche-orientale, non seulement du refoulement de l'influence communiste, mais aussi de la prohibition des stupéfiants », écrit Filiu. La loi interdit la culture du pavot et la possession d'opium. Mais le pouvoir iranien comprend bien qu'il peut se permettre bien des choses à l'ombre du parapluie américain. Dès les années 1950, quand un général proche de la reine Soraya est mis en cause, suivi par l'ancien époux de la sœur jumelle du shah, la princesse Ashraf, puis par la princesse elle-même, dans l'avion de laquelle la police suisse découvre en 1961 plusieurs kilos d'héroïne. La pression des producteurs est également forte. En 1969, le shah leur cède et légalise de nouveau la culture du pavot et la production d'opium. Sous le contrôle de l'État…

La vague de l'héroïne sera suivie par celle de la méthamphétamine, comme on le voit dans le film La loi de Téhéran du cinéaste iranien Saeed Roustayi (2019). En 1979, la République islamique interdit la culture du pavot, mais doit faire face aux importations en grande quantité du Pakistan et d'Afghanistan. Ce combat-là n'échappe pas non plus à l'instrumentalisation politique. Certes, devant l'ampleur de la catastrophe, le pouvoir finit par faire la différence entre les consommateurs, qu'il faut traiter comme des patients à soigner, et les trafiquants, qu'il condamne à la pendaison. Mais l'accusation de « trafic de drogue » sert aussi à envoyer à l'échafaud toutes sortes d'opposants, baloutches ou kurdes par exemple.

La campagne limitée des talibans

À l'extérieur, ce sont les États-Unis qui manipulent le drame des millions de toxicomanes iraniens. En 2015, le traité sur le nucléaire ne s'accompagne d'aucune coopération dans la lutte contre la drogue venue d'Afghanistan, où les troupes américaines sont présentes. Et quand Donald Trump arrive au pouvoir, il accuse Téhéran de financer ses activités terroristes par le trafic de drogue.

Les États-Unis ne se privent d'ailleurs pas, en Afghanistan, d'utiliser le pavot comme levier d'influence. Dans les années 1990, c'est avec les Américains que des chefs de guerre négocient une réduction de sa culture. Et sous le règne des talibans, le mollah Omar lance en 2000 une authentique offensive contre la drogue, « seule prohibition efficace de toute l'histoire de l'Afghanistan », écrit Jean-Pierre Filiu. Elle est ignorée par George Bush, pour des raisons purement politiques. Depuis, de la chute du pouvoir taliban en occupation américaine puis en retour des talibans, la culture du pavot n'a cessé de progresser. En 2022, le pouvoir taliban actuel négocie la libération d'un baron de la drogue afghan, condamné à perpétuité aux États-Unis, contre un otage américain. En réalité, conclut Filiu, Washington ne fait pas une priorité de la lutte contre l'opium afghan, dont les débouchés se trouvent surtout en Europe, et les talibans le savent.

Même instrumentalisation géopolitique, au fil des ans, des stupéfiants par la Turquie, autre gros producteur. En 1971, « Ankara négocie âprement avec Washington 35 millions de dollars d'aide exceptionnelle » pour interdire la culture du pavot (qui était légale)… avant de l'autoriser de nouveau en 1974. Erdogan, au début des années 2000, lance une guerre contre toutes les formes de stupéfiants. Mais pas une guerre totale : de gros trafiquants sont arrêtés puis libérés, car ils sont liés au Parti d'action nationaliste (MHP) d'extrême droite, dont le président turc a besoin dans son combat contre les Kurdes. Drogue et pouvoir restent inséparables dans le « stupéfiant Proche-Orient ».

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Jean-Pierre Filiu
Stupéfiant Proche-Orient. Une histoire de drogue, de pouvoir et de société
Seuil, 2023
220 pages
22 € en France

L'Organisation de coopération de Shanghaï étend son influence dans le Golfe

Au cours des dernières années, l'Organisation de coopération de Shanghaï est devenue un pôle d'attraction pour le Proche-Orient, plusieurs pays de la région ayant frappé à la porte du groupe. Ses succès témoignent de la redéfinition des équilibres mondiaux et de l'influence croissante de la Chine et de la Russie dans une région considérée comme une chasse gardée des États-Unis. Mais le groupe reste bien trop hétérogène pour inquiéter Washington.

Fondée en 2001 pour succéder au « Groupe de Shanghaï » créé en 1996, l'Organisation de la coopération de Shanghaï (OCS) est une organisation intergouvernementale eurasienne à vocation politique, économique et sécuritaire, portée à l'origine par la Chine et la Russie avec le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan d'Asie centrale. Se réclamant de ce que l'on appelle « l'esprit de Shanghaï », elle met l'accent sur l'instauration d'une confiance mutuelle, le bon voisinage entre ses membres et la non-ingérence dans leurs affaires intérieures.

À ses débuts, l'OCS se concentrait principalement sur les questions liées à la sécurité, telles que la lutte contre le terrorisme, le séparatisme, l'extrémisme religieux et le trafic de stupéfiants. Depuis, elle s'est progressivement élargie pour inclure des puissances asiatiques majeures telles que l'Inde et le Pakistan, gagnant en importance et devenant une plateforme essentielle pour la coopération en Asie. Elle est actuellement la plus grande organisation régionale d'Eurasie, regroupant environ 40 % de la population de la planète et un tiers de la production économique mondiale. Elle a élargi son profil régional en un court laps de temps, car de plus en plus d'États du Proche-Orient n'ont pas caché leur volonté de s'y associer, mais avec différents niveaux d'engagement.

L'intégration de Téhéran

Après avoir obtenu le statut d'observateur en 2005, l'Iran a signé un protocole d'accord en 2022 pour obtenir le statut de membre permanent et devrait acquérir son adhésion pleine et entière d'ici la fin de l'année 2023. Il s'agit d'une importante victoire pour la République islamique. Les États arabes ont suivi le mouvement. En septembre 2022, lors du sommet annuel de l'OCS à Samarcande, le Qatar et l'Égypte ont été accueillis pour la première fois en tant que partenaires de dialogue — un statut dont ne jouit depuis lors dans la région que la Turquie, seul membre de l'OTAN lié au groupe. Dans les mois qui suivent, le même statut a été accordé au Bahreïn, à l'Arabie saoudite, au Koweït et aux Émirats arabes unis (EAU). ` Cette série de candidatures illustre la consolidation des liens entre le Proche-Orient et le monde asiatique (en particulier la Chine) et, plus largement, d'un basculement vers l'Est de l'équilibre mondial commercial. Les pays du Proche-Orient ont rejoint l'OCS lorsque l'organisation a progressivement perdu son orientation sécuritaire pour adopter un profil plus économique et énergétique. Ainsi, les nouveaux venus espèrent établir des relations commerciales plus étroites avec les autres membres et avoir accès à de nouveaux marchés et à des projets d'infrastructures.

L'OCS offre des occasions attrayantes pour le commerce et pour les investissements (en particulier pour les pays du Golfe riches en capitaux) et permet des partenariats dans la mise en œuvre de projets ambitieux d'interconnexion des infrastructures (telles que les routes, les voies ferrées, les oléoducs et les télécommunications) dont les États arabes ont été jusqu'à présent exclus. La technologie, l'intelligence artificielle (IA), les ports maritimes, l'électricité, l'agriculture et l'énergie verte sont également considérés comme des domaines importants d'investissements conjoints.

Des rééquilibrages géopolitiques

L'inclusion des pays du Proche-Orient dans l'OCS souligne également leur désir d'équilibrer et de diversifier leurs activités en matière de sécurité, d'économie et de diplomatie et d'obtenir une plus grande liberté d'action politique dans leurs relations étrangères. À bien des égards, l'OCS a été conçue comme un modèle de gouvernance mondiale alternatif à d'autres modèles centrés sur l'Occident, tels que l'OTAN, l'Union européenne (UE) et le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue, QUAD) qui comprend les États-Unis, le Japon, l'Inde et l'Australie. En tant que forum eurasien, l'OCS offre une plateforme solide pour renforcer la coopération Sud-Sud en dehors de la surveillance des États-Unis et des puissances européennes. Cela témoigne du fait que des pays asiatiques comme la Chine, la Russie et l'Inde assument un rôle croissant dans la direction de leurs propres groupements économiques et diplomatiques avec le soutien des États voisins.

Du point de vue de Téhéran, l'accession au statut de membre permanent de l'OCS — que la République islamique perçoit comme un club de puissances non occidentales — est un événement marquant qui pourrait lui apporter davantage d'opportunités économiques, commerciales et stratégiques et renforcer sa position géopolitique en Asie. Dans le cadre de sa vision « look East », l'administration du président Ebrahim Raïssi considère le développement des relations avec ses voisins asiatiques comme une priorité de sa politique étrangère. Un siège à la table des puissances économiques mondiales telles que la Chine, l'Inde et la Russie est une lueur d'espoir pour un pays écrasé par les sanctions économiques internationales et les pressions socio-économiques intérieures croissantes. Rien qu'en 2021, les échanges commerciaux de l'Iran avec les pays membres de l'OCS ont dépassé les 37 milliards de dollars (33,88 milliards d'euros)1, ce qui représente environ un tiers de son commerce extérieur. Dans le même temps, Téhéran étudie les moyens de concrétiser sa vision à long terme de devenir une plaque tournante pour les connexions eurasiennes grâce à de nouvelles infrastructures telles que le corridor international de transport nord-sud (International North–South Transport Corridor, INSTC) pour relier l'Inde et la Russie via l'Iran.

Les marges de manœuvre limitées de l'Iran

Mais l'adhésion de l'Iran à l'OCS a ses limites. Tout d'abord, ses liens économiques avec les membres de l'organisation se sont principalement développés par le biais de canaux bilatéraux, en dehors de l'OCS. Bien que Pékin ait longtemps ignoré les sanctions pour acquérir du pétrole iranien, les avantages économiques de ce commerce pour la République islamique sont discutables, d'autant plus que Téhéran est contraint de vendre au rabais pour rester compétitif par rapport aux autres exportateurs du Golfe. Ensuite, l'absence de réseaux ferroviaires, routiers et portuaires modernes et les difficultés de financement d'une vaste restructuration des infrastructures font de l'Iran une voie de transit inadaptée pour les projets d'infrastructures à long terme. Enfin, les investissements tant attendus de la Chine et de l'Inde — essentiels pour Téhéran — ont peu de chances de se produire dans le cadre du régime actuel de sanctions internationales, car aucun des deux pays ne veut provoquer Washington. Néanmoins, le prestige politique du statut de membre de l'OCS pour Téhéran est immense, car l'un des objectifs de la politique étrangère de l'administration Raïssi est d'atténuer l'isolement international du pays.

Du côté arabe du Golfe, l'attraction pour l'OCS est principalement due à l'empreinte économique croissante de la Chine. Au cours de la dernière décennie, celle-ci est devenue la première partenaire commerciale de la région du Golfe. En 2021, le commerce bilatéral entre Pékin et les États du Conseil de coopération du Golfe (CCG)s'élevait à 230 milliards de dollars (210,62 milliards d'euros)2, soit environ deux tiers du volume des échanges entre la Chine et les pays arabes, et quatre fois plus que les échanges entre le CCG et les États-Unis. L'année précédente, malgré le coup dur porté par la pandémie de Covid-19, la Chine avait déjà remplacé l'UE en tant que premier partenaire commercial du CCG. Aujourd'hui, un tiers du pétrole importé par la Chine et un quart de son gaz naturel et de ses produits pétrochimiques proviennent des pays du CCG, dont la plus grande partie d'Arabie saoudite. Pékin a également réussi à étendre l'utilisation de sa monnaie par les pays arabes du Golfe pour certaines transactions, le Qatar étant le premier à lancer un centre de compensation en renminbi (yuan)3 pour régler les achats d'énergie en devises chinoises.

Les médiations de Pékin

Les intérêts de la Chine dans le Golfe englobent également un éventail plus large d'activités économiques, ce qui amène Pékin à considérer la région comme stratégiquement importante. La Chine est également le premier investisseur dans le Golfe par le biais de son Initiative ceinture et route (Belt and Road Initiative, BRI), ou « nouvelle route de la soie ». Cette dernière lui a permis d'accroître son portefeuille d'investissements dans le monde arabe, qui s'élève actuellement à 140 milliards de dollars (128,12 milliards d'euros) dans les seuls pays du CCG4, dans divers secteurs, notamment les installations de transport, les complexes industriels, l'IA, les technologies émergentes et les énergies renouvelables. L'Arabie saoudite est le plus grand bénéficiaire de ces investissements, ce qui prouve encore la synergie croissante entre la BRI chinoise et d'autres initiatives à long terme telles que la « Vision 2030 ». De même, grâce au partenariat avec l'OCS, les monarchies du Golfe auront probablement accès à de nouveaux marchés et à des projets d'infrastructures dans d'autres régions, à commencer par les républiques d'Asie centrale.

Au-delà de la dimension économique, la décision des pays du Golfe de rejoindre le multilatéralisme oriental est également une conséquence de l'évolution du paysage géopolitique mondial, les puissances membres de l'OCS telles que la Chine jouant un rôle de plus en plus central dans ce recalibrage de la politique étrangère du Golfe. Au cours des derniers mois, la Chine a combiné avec succès une coopération économique diversifiée et un engagement politique pour promouvoir efficacement ses intérêts stratégiques dans le Golfe, avec plusieurs efforts pour désamorcer les tensions entre les deux rives du détroit d'Ormuz.

Les exemples les plus évidents dans ce sens ont été la visite marquante du président Xi Jinping en Arabie saoudite en décembre 2022 et la médiation de Pékin pour faciliter le rapprochement entre l'Arabie saoudite et l'Iran et pour rétablir leurs relations diplomatiques en mars de l'année suivante. Des initiatives similaires, qui marquent une prise de responsabilité inédite de la Chine pour la stabilité de la région, démontrent comment le pouvoir économique croissant de Pékin lui a permis de jouer un rôle politique et diplomatique plus important.

Tensions avec les États-Unis

Cette percée progressive de la Chine dans la région intervient à un moment où les relations entre les États-Unis et les États du CCG, longtemps alignés sur Washington, se sont tendues en raison de la diminution des garanties de sécurité de l'Amérique et de la décision de l'OPEP+ de réduire la production de pétrole pour maintenir les prix du brut à un niveau élevé, malgré — ou à cause de — la guerre menée par la Russie en Ukraine.

L'entrée des pays du Proche-Orient dans un forum multilatéral dirigé par des puissances hostiles ou non alignées sur Washington est principalement liée à leur tentative d'établir un équilibre stratégique entre les grandes puissances — une politique considérée comme impérative pour les petites et moyennes puissances dans un ordre mondial multipolaire. Toutefois, il ne faut pas en surestimer l'impact. Malgré les difficultés récentes rencontrées dans certaines relations bilatérales, les États-Unis restent le principal fournisseur de sécurité des pays du CCG.

D'autre part, plusieurs défis limitent le potentiel politique de l'OCS. Malgré des décennies de développement, le niveau d'institutionnalisation de l'OCS est encore faible et les réglementations sont généralement considérées comme souples et flexibles. Par rapport à d'autres organisations régionales de sécurité telles que l'OTAN, l'OCS est un bloc politique dont les membres entretiennent des liens relativement lâches et dont le niveau d'intégration militaire est faible. C'est d'ailleurs ce manque de rigidité qui rend le statut de partenaire de dialogue de l'OCS attrayant pour de nombreux pays du Proche-Orient, car il leur permet d'interagir avec le bloc sans obligations trop strictes. Dans le même temps, l'équilibre complexe des pouvoirs entre ses membres, les intérêts divergents (notamment entre la Chine et la Russie) et une méfiance profondément ancrée (par exemple, entre l'Inde, le Pakistan et la Chine) ajoutent des difficultés au consensus, notamment depuis l'invasion de l'Ukraine.

Au fur et à mesure que le nombre de membres de l'OCS augmentera, il y aura un risque que les nouveaux membres apportent à l'organisation des problèmes bilatéraux non résolus et des rivalités. En fin de compte, l'OCS représente un cadre dans lequel les membres et les partenaires peuvent étendre leurs relations bilatérales et leurs systèmes de dialogue, offrant au moins aux rivaux régionaux de longue date tels que les États arabes du Golfe et l'Iran un forum pour engager un dialogue plus approfondi. Cependant, il s'agit d'un groupe trop divisé pour inquiéter Washington.

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Traduit de l'anglais par Alain Gresh.


Les bouchers de Tel Aviv et de Washington

Israël assiste aujourd’hui, impuissant, au déclin de son principal allié et de ses soutien néoconservateurs et mondialistes US, et à la recomposition des équilibres géopolitiques et géo-
économiques mondiaux qui ne se fera pas en sa faveur. N’en déplaise à l’État d’Israël qui a raté son coup en Syrie, grâce ou à cause de la Russie, le vrai «Printemps syrien» va pouvoir commencer, sous la gouvernance de …. Bachar el Assad !

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Le cauchemar du « Nouveau Moyen-Orient »

Le concept de « Nouveau Moyen-Orient » fut popularisé par la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice en 2006. Une carte en dressait même son supposé aboutissement. Le projet a échoué, enclenchant un fiasco humain et financier.

« L'hégémonie est aussi vieille que l'humanité… » Prenant au mot la formule de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, sur la capacité américaine à régenter le monde1, c'est en juin 2006, au cours d'une conférence de presse à Tel-Aviv en compagnie du premier ministre israélien Ehud Olmert que la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice a utilisé pour la première fois en public le terme de « Nouveau Moyen-Orient ». Une formule destinée à dessiner les contours d'une future partition de la région, un chantier que les États-Unis, engagés dans plus de 130 guerres depuis 1775, pensaient pouvoir maitriser.

La revitalisation de la « destinée manifeste »

Sans plus attendre, le 12 juillet 2006, dans la foulée des propos de Condoleezza Rice, Ehud Olmert lança une offensive de grande ampleur contre le Liban au prétexte de la capture par le Hezbollah de soldats israéliens sur le sol libanais. Lorsqu'intervint un cessez-le-feu, le pays du Cèdre déplorait plus de 1 000 morts civils dont 30 % d'enfants de moins de 12 ans, plus d'un million de réfugiés (dans un pays de moins de 5 millions d'habitants), de nombreuses infrastructures détruites, des quartiers de Beyrouth-Sud gravement endommagés, une marée noire en Méditerranée. Sans parler des opérations conduites par l'armée israélienne dans les villages du sud qui seront qualifiées de crimes de guerre par Amnesty International.

Durant ces 33 jours d'affrontements intenses, à l'occasion d'une nouvelle conférence de presse, la secrétaire d'État américaine déclara : « (ce) que nous voyons ici [la destruction du Liban par les attaques israéliennes], dans un sens, c'est la croissance — les « affres de l'enfantement » — d'un « Nouveau Moyen-Orient » et quoi que nous fassions, nous devons être certains que nous avançons vers le Nouveau Moyen-Orient [et] ne retournons pas à l'ancien »2.

Cette opération israélienne faisait suite à l'invasion de l'Irak en 2003 par les États-Unis sur la base d'un projet baptisé « Grand Moyen-Orient » — terme qui sera remplacé par « Nouveau Moyen-Orient ». Ces deux attaques devant être les prémices d'un remodelage de la région avec pour ambition affirmée d'y apporter la démocratie. Mais, si l'on se réfère aux propos tenus en 1999 par Dick Cheney, alors dirigeant de la société Halliburton spécialisée dans l'industrie pétrolière et futur vice-président de George W. Bush : « Un endroit au monde avec les plus grandes réserves de pétrole est sous le contrôle des nations du Proche-Orient — le Koweït, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Irak et l'Iran. Le problème est que ces réserves de pétrole sont contrôlées par les gouvernements », on doit admettre que la volonté des autorités nord-américaines de faire le bonheur des peuples se réduisait à une vulgaire entreprise d'appropriation des ressources pétrolières des pays concernés et à une mise sous tutelle de leur gouvernement.

Pour mener à bien cette attaque, les États-Unis, assistés du Royaume-Uni et d'Israël, décidèrent de libérer des forces militaires afin de créer un « chaos constructif » propre à intimider les récalcitrants. En 2003, sous les fallacieux prétextes que Saddam Hussein possédait des « armes de destruction massive » et qu'il était le commanditaire des attentats-suicides du 11 septembre 2001, l'Irak fut le premier champ d'expérimentation de cette théorie prédatrice.

Portée par les néoconservateurs au pouvoir à Washington, l'intervention belliciste réactiva le postulat calviniste d'une nation américaine porteuse d'une « destinée manifeste » — un terme forgé en 1845 par John O'Sullivan, un journaliste new-yorkais, afin d'encourager les États-Unis à annexer le Texas alors possession mexicaine. Avec l'armature de cette théogonie messianique, l'imperium militiæ nord-américain était censé être, en tout temps et en tout lieu, l'organisateur d'un nouvel ordre mondial.

De façon à préparer ce qui devait être un bouleversement cataclysmique revendiqué et assumé, l'administration nord-américaine se dota d'une carte concoctée par Ralph Peters, un lieutenant-colonel à la retraite. Publiée dans l'Armed Forces Journal en juin 2006 et légendée sans ambiguïté « Des frontières de sang : à quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient », ce document stratégique remettait en cause les accords Sykes-Picot de 1916 et effaçait la ligne Durand tracée en 1893 par les Britanniques pour séparer l'Afghanistan du Pakistan.

« A quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient »
Ralph Peters, in « Blood borders : How a better Middle East would look » , Armed Forces Journal, juin 2006.

Le lieutenant-colonel Peters avait composé ce puzzle en reprenant des ébauches cartographiques élaborées en 1920 sous la présidence de Woodrow Wilson3, au sortir de la première guerre mondiale.

Bien que non officiel, le document fit l'objet d'un exposé aux officiers supérieurs du collège de défense de l'OTAN en septembre 2006 à Rome et à l'Académie nationale de guerre des États-Unis. Tout en représentant l'acmé en matière économique, stratégique et militaire de ce dont Nord-Américains, Britanniques et Israéliens (dont, dans ce contexte, l'adhésion au Traité de l'Atlantique Nord fut envisagée) pouvaient rêver, sa réalisation supposait une acceptation volontaire de l'Arabie saoudite et de la Turquie alors que, pour les autres pays concernés, une guerre à outrance comme en Irak ou en Afghanistan ferait l'affaire.

Le « chaos constructif » dans le ciel des idées

Une fois terminée la guerre conduite par George W. Bush en Irak, le pays serait partagé en trois entités : sunnite au nord, kurde au nord-est et chiite au sud avec extension sur la partie orientale de l'Arabie saoudite et le sud-ouest de l'Iran, délimitant ainsi un encerclement du golfe Persique, zone maritime qui recèle la plus grande réserve d'hydrocarbures de la planète.

De plus, il s'agissait de donner suite à ce que les États-Unis pensaient être la revendication nationaliste d'un vaste État kurde regroupant les Kurdistan turc et iranien avec ceux de Syrie et d'Irak (tous deux riches en pétrole), auxquels s'ajouteraient Kirkouk (le grand centre pétrolier de l'Irak) et Mossoul (qui, elle aussi, regorge de ressources pétrolières) ainsi que des morceaux de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan.

Nonobstant le fait que ni la Syrie, ni la Turquie (qui protesta immédiatement lorsque la carte fut dévoilée à Rome devant les instances de l'OTAN), ni l'Iran n'entendaient se laisser déposséder d'une portion de territoire, les Kurdes eux-mêmes avaient dépassé la notion d'État-nation que le traité de Sèvres de 1920 leur avait fait miroiter pour ne revendiquer que des autonomies politico- culturelles dans les quatre pays où ils avaient été assignés.

Dans sa recherche d'obligés parmi les ethnies minoritaires, la Maison Blanche tablait sur l'indépendantisme des Baloutches, un peuple réparti par le Raj britannique4 entre l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan. La création d'un « Baloutchistan libre » se réaliserait en englobant le sud-est de l'Iran, une partie du sud-ouest de l'Afghanistan ainsi qu'une bande de terre à l'ouest du Pakistan, pays où les Baloutches représentent 6 % de la population.

L'Arménie et l'Azerbaïdjan, amputés au bénéfice d'un Grand Kurdistan, n'avaient plus de frontière avec la Turquie, ce qui devait rassurer les Arméniens au regard de leur contentieux avec les Turcs après les massacres de 1915. En revanche, les penseurs de Washington négligeaient que les Azéris, qui, bien que majoritairement chiites, se déclarent ethniquement proches des Turcs sunnites, auraient mal vécu cet éloignement géographique.

Un perdant, l'Arabie saoudite

Paradoxalement, le grand perdant de ce puzzle revisité était l'Arabie saoudite, pourtant alliée inconditionnelle des Nord-Américains. Le charcutage du pays se réalisait au profit de la Jordanie, d'un État arabe chiite d'origine irakienne et de l'extension du Yémen et, pour parachever le tout, par la création d'une curiosité : un État sacré islamique, comprenant les lieux saints de La Mecque et de Médine, une sorte de Vatican dans le Hijaz.

Autre paradoxe : alors que l'administration nord-américaine s'est comportée pour le moins frileusement à chaque fois qu'Israël, après 1967, a étendu son emprise dans les colonies de la Palestine occupée, cet État devait patienter jusqu'à l'achèvement du remembrement pour en avoir sa part. En attendant, les États-Unis envisageaient de créer une Grande Jordanie, rassemblant la Cisjordanie, la Jordanie actuelle et une portion de l'Arabie saoudite sur son flanc nord-ouest. Quant au Liban, débordant sur sa voisine syrienne, Ralph Peters lui ouvrait un avenir en le baptisant « la Phénicie renaissante ».

À l'examen de toutes ces élucubrations, il est difficile de ne pas penser à la séquence du Dictateur (1940) de Charlie Chaplin lorsque celui-ci, grimé en sosie d'Adolf Hitler, jongle avec la planète sous forme d'un ballon de baudruche avant qu'elle ne lui éclate à la figure. Car, bien évidemment, rien ne s'est passé comme la technocratie militaro-politique de Washington l'avait envisagé.

Échec d'une dystopie

À ce jour, une grande partie du Proche-Orient se débat dans des convulsions douloureuses, et ceux qui avaient espéré infléchir son histoire à leur profit ont perdu de leur superbe. La « destinée manifeste » a été reléguée aux rayons des vieilleries idéologiques. Aucune des intentions claironnées ne s'est concrétisée. Les frontières définissent toujours les mêmes espaces géographiques — si ce n'est la Turquie qui, par trois fois, s'est autorisée des agressions militaires assorties d'une présence pérenne dans le nord de la Syrie.

En juillet 2021, après 18 ans d'occupation et un peu plus d'un an de gestion directe du pays par Paul Bremer, un proconsul incompétent, les forces nord-américaines se sont désengagées de l'Irak sans honneur et sans gloire. Un mois plus tard, à l'issue de vingt ans d'une guerre inutile, elles ont abandonné l'Afghanistan aux mains des talibans.

Le constat est sans appel : aucune des tentatives de donner corps à ce « Nouveau Moyen-Orient » n'a abouti, laissant les États-Unis dans une situation de déshérence sociale et morale, de gâchis financiers Cette perspective (qui, selon Zbigniew Brzezinski, devait être suivie d'une balkanisation de l'Eurasie) n'a fait que témoigner d'une approche impérialiste et néocolonialiste de ses concepteurs.

Pas sûr que cet excès d'orgueil ait totalement disparu même si, aujourd'hui, il s'exprime sous des formes moins arrogantes.


1The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geo-Strategic Imperatives, Basic Books, New York, 1998.

2Briefing spécial sur le voyage au Proche-Orient et en Europe de la secrétaire d'État Condoleezza Rice, Washington DC, 21 juillet 2006. (state.gov.).

3Au sortir du premier conflit mondial, Woodrow Wilson, le 28e président des États-Unis, coupla ces hypothèses de remembrements des nations avec trois principes : autodétermination des peuples, liberté et paix.

4Le Raj britannique (du hindi rāj, qui signifie règne) est le régime colonial britannique qu'a connu le sous-continent indien de 1858 à 1947.

Israël menace de faire de l’Iran la nouvelle Ukraine

Les frappes aériennes d’Israël à l’encontre de l’Iran mettent en évidence le risque que le bellicisme israélien et l’inconséquence de l’administration Biden se combinent pour produire une guerre régionale désastreuse au Moyen-Orient.

Source : Jacobin Mag, Branko Marcetic
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Eli Cohen, ministre israélien des Affaires étrangères, s’exprime lors d’une conférence de presse avec Antony Blinken, secrétaire d’État américain, à Jérusalem, en Israël, le 30 janvier 2023. (Kobi Wolf / Bloomberg via Getty Images)

Au cours de ce week-end, une superpuissance militarisée qui depuis longtemps croise le fer avec son voisin et s’immisce dans les affaires, a violé son intégrité territoriale et l’a bombardé. Non, il ne s’agit pas de la Russie. Dans ce cas précis, ce à quoi je fais référence, c’est à l’attaque de drones menée dimanche par Israël contre l’Iran.

Cet incident est la première attaque contre l’Iran – à notre connaissance, en tout cas – par la coalition illibérale nouvellement élue d’Israël, composée de racistes, de fanatiques religieux et d’autres extrémistes. L’augmentation des tensions militaires avec l’Iran est un sinistre rite de passage pour chaque nouveau gouvernement israélien, son prédécesseur « libéral » ayant menacé et effectué des frappes sur des cibles iraniennes, et le gouvernement de droite qui l’a précédé, également dirigé par l’actuel Premier ministre Benjamin Netanyahou, ayant procédé à de multiples assassinats à l’intérieur du pays. En d’autres termes, pour reprendre l’un des propos les plus stupides jamais tenus sur une chaîne d’information câblée, dimanche, Benjamin Netanyahou est devenu premier ministre d’Israël… à nouveau.

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Fin d'une époque. La radio arabe de la BBC ferme ses portes

Par : Jim Muir

Le vendredi 27 janvier à midi GMT, la radio en arabe de la BBC a fermé ses portes avec les mots qui avaient lancé sa première émission, 85 ans plus tôt : « This is London, the British Broadcasting Corporation ». Cette fermeture a suscité une vague de nostalgie et de regrets chez de nombreux habitants de la région, qui avaient grandi en écoutant la BBC arabe et la considéraient comme la seule source crédible d'information. Le journaliste britannique Jim Muir raconte.

Un jour, dans les années 1980, roulant vers Saïda, au Sud-Liban, je me suis arrêté à un barrage milicien. Le combattant qui le tenait a regardé ma carte de presse et m'a demandé : « Pour qui travaillez-vous ? » « BBC », ai-je répondu. « Huna London ! Hai'at al-Idhaa al-Britaniyya ! », (Ici Londres ! la British Broadcast Corporation) a-t-il déclamé sur un ton solennel de présentateur.

Ici Londres, la BBC. Dans tout le monde arabe, des millions de personnes ont grandi avec le carillon de Big Ben, à chaque nouveau bulletin d'information, lancé par l'indicatif « Huna London ». Pendant les décennies qui ont suivi ses débuts en 1938, la BBC a été considérée par beaucoup de gens comme la seule source d'information fiable, en particulier en temps de crise, c'est-à-dire la plupart du temps. Lorsque les ondes se sont tues le 27 janvier, nombre d'entre eux ont ressenti une sorte de deuil.

« Tant de souvenirs de ma vie sont liés à la BBC, regrette le leader druze libanais Walid Joumblatt. C'est un jour très triste. J'avais l'habitude d'écouter la BBC arabe tous les jours à partir de 8 heures du matin depuis cinquante ans, si ce n'est plus. C'était une école de langue et de littérature arabes, elle offrait aux Arabes le meilleur de leur propre musique et de leurs grands talents. La BBC était aussi un média objectif, loin de tout esprit partisan ».

La nostalgie est à l'ordre du jour. Mais dans une région où les médias nationaux sont étroitement contrôlés par des régimes non démocratiques, de nombreux auditeurs pensent que le service était aussi utile ces derniers temps que par le passé. « J'ai grandi en me réveillant tous les matins avec la BBC en arabe, que j'écoutais sur la radio de mon défunt grand-père », a tweeté un auditeur syrien. « J'ai appris tant de choses grâce à cette station. Pour les Syriens, c'était le seul accès à des informations indépendantes et fiables, sans propagande, depuis des décennies et surtout pendant la révolution syrienne ».

La station a joué le même rôle pour de nombreux Libanais pris dans la violente guerre civile qui a éclaté en 1975. « Au Liban, pendant la guerre civile, ma famille se rassemblait en silence autour de la radio pour écouter la BBC en arabe. Nous devions souvent déplacer l'antenne pour entendre clairement. C'était notre fenêtre sur le monde », raconte un auditeur. « En grandissant, c'était la seule émission que nous écoutions, et nous l'écoutions beaucoup », déclare un auditeur soudanais. « J'ai même un cousin que nous appelions “Huna BBC” parce qu'il avait toujours sa radio réglée sur elle ». « Les gens dans des endroits comme le Soudan n'ont pas accès aux technologies modernes, et ils comptent sur le service radio de la BBC, en particulier la BBC en arabe pour leurs informations quotidiennes », a tweeté un autre Soudanais.

Une perte de soft power

Le service arabe de la BBC n'était pas seulement une source d'information précieuse livres c'était aussi, évidemment, un exemple classique de soft power, propageant l'influence et les valeurs britanniques d'une façon manière difficile à définir et à chiffrer. C'est pourquoi l'étonnement domine dans les réactions à sa fermeture. Comment a-t-on pu abandonner volontairement un instrument aussi efficace et aussi omniprésent ?

« Je ne comprends pas cette décision, s'étonne Amal Mudallali, ancien ambassadeur du Liban auprès des Nations unies. Le Royaume-Uni ne sait-il pas ce qu'il perd ? C'est la seule chose que les gens connaissent, et la seule dont ils se souviennent, de « “Britania”, comme nous l'appelons dans la région depuis des générations. »

« Horrible et choquant, s'est indigné un commentateur britannique sur les réseaux sociaux. Une telle myopie, surtout quand le Proche-Orient et ses habitants sont essentiels dans un monde en mutation. La métaphore d'un Royaume-Uni rétréci et replié sur lui-même. »

Des considérations comptables

La BBC est financée par une redevance obligatoire de 159 livres sterling (179 euros) par an pour chaque foyer possédant un téléviseur au Royaume-Uni, et toutes les réactions ne reflètent pas un enthousiasme sans réserve pour les émissions en arabe. Un Britannique qui paie la redevance s'est dit irrité en apprenant que « la redevance finançait un service pour les Arabes ». Un autre a écrit : « Bon débarras, je suis toujours heureux lorsque des vestiges de l'Empire disparaissent. »

Au Royaume-Uni, la fermeture de la chaîne arabe et les coupes budgétaires qui en découlent s'inscrivent dans le cadre d'une lutte permanente pour l'avenir de la BBC. Elle a fourni des munitions aux adversaires du gouvernement conservateur actuel, qui a gelé la redevance pendant deux ans et qui est largement vu comme déterminé à saper une institution que l'État finance, mais ne contrôle pas. « Il est vraiment déconcertant de voir qu'un gouvernement qui se présente comme tellement patriotique, et si désireux de promouvoir la Grande-Bretagne post-Brexit dans le monde entier a fait tout son possible pour détruire l'un des plus grands atouts et l'une des exportations les plus réputées du pays, la BBC », s'indigne un internaute. « Les dommages que ce gouvernement fait au Royaume-Uni prendront des décennies à réparer, si jamais c'était possible », ajoute un autre.

Dix services linguistiques abandonnés

La radio arabe de la BBC est l'un des dix services linguistiques dont la production radiophonique a été supprimée, y compris le persan et le chinois, dans le cadre d'une réduction plus large des budgets du BBC World Service. L'objectif est de faire des économies annuelles de quelque 28,5 millions de livres (32,48 millions d'euros), ce qui implique la suppression de près de 400 emplois (dont environ 130 au sein du service arabe). Compte tenu des tensions actuelles avec l'Iran et la Chine, la suppression du service arabe n'est pas la seule à faire lever les sourcils.

Les choses étaient écrites depuis au moins 2014, date à laquelle le financement du World Service et de toutes ses langues est passé du Foreign and Commonwealth Office, le ministère des affaires étrangères, à la BBC elle-même, avec l'instauration de la redevance. Cela a rendu les services linguistiques beaucoup plus vulnérables aux aléas et aux pressions qui pèsent sur la BBC en général, toujours attaquée par ses concurrents qui dénoncent le privilège de ce financement par une redevance obligatoire.

Les pressions financières ont également coïncidé avec un changement de tendance dans les médias, la radio analogique étant délaissée au profit de la télévision et des plateformes en ligne. Les émissions télévisées de la BBC en arabe et en persan se poursuivront (avec une certaine incertitude quant à leur avenir) et le service arabe dispose toujours d'une page web en ligne qui peut contenir du contenu audio. La BBC continuera à fournir des informations en ligne dans plus de quarante langues, en plus des émissions en anglais du World Service.

Ce n'est pas un adieu ?

Mais l'annonce de la fermeture de la radio arabe de la BBC a été plus que trompeuse. « Ce n'est pas un adieu, nous vous attendons sur le site web », disait-elle, laissant entendre que les auditeurs pouvaient simplement ranger leur vieux poste de radio et passer à l'émission sur leurs ordinateurs portables, tablettes ou smartphones. Ce n'est pas le cas. En fait, les émissions de radio en direct étaient disponibles sur ces plateformes depuis plusieurs années. Mais maintenant, elles n'y sont plus. Pas plus que bon nombre des journalistes qui les ont produites. Il ne reste que du silence.

« Si nous reconnaissons que la BBC doit s'adapter pour relever les défis d'un paysage médiatique en mutation, ce sont une fois de plus les travailleurs qui sont frappés par les décisions politiques mal avisées du gouvernement — son gel de la redevance et les difficultés de financement qui en résultent ont rendu ces mesures inéluctables », dit Philippa Childs, responsable du syndicat de l'audiovisuel Bectu.

Un dilemme identitaire en perspective

Dans le passé, l'identité et le rôle de BBC Arabic étaient assez clairs. Lorsqu'elle a été lancée en 1938, à l'époque où le World Service s'appelait l'Empire Service, elle était le premier des nombreux services linguistiques ultérieurs, rapidement suivi par l'allemand, l'italien et le français. Le Royaume-Uni devait contrer la propagande nazie et fasciste pendant la seconde guerre mondiale.

Par la suite, les services linguistiques se sont efforcés d'établir et de maintenir une indépendance éditoriale, malgré leur financement par l'État ; une situation ambiguë que de nombreux gouvernements autocratiques ne parvenaient pas à saisir. Pendant la révolution iranienne, le service persan a régulièrement diffusé des déclarations en farsi de l'ayatollah Rouhollah Khomeiny, de son exil français et a rapporté les manifestations à l'intérieur du pays ; à l'exaspération du chah aux abois, qui appelait fréquemment l'ambassadeur britannique pour se plaindre.

Aujourd'hui, certains des collaborateurs restants de la BBC arabe se sentent désorientés et sans repères. « Notre identité et notre mission étaient claires, mais maintenant elles sont confuses, explique l'un d'eux. Il ne semble pas y avoir de vision claire pour l'avenir. Le numérique n'est pas une baguette magique. Quel type de produit offrons-nous ? Avant, nous avions un lieu unique. Maintenant, c'est une jungle. Avec la disparition de la radio, est-ce qu'on mise sur la télévision ou est-ce que c'est maintenant au tour de la télévision d'être désignée comme un vieux média ? Le seul motif de ces changements, c'est l'argent ».

Les auditeurs de la région peuvent se tourner vers d'autres stations : Al-Jazira, détenue par le Qatar, dispose d'un service de radio en arabe, tandis que France24 et Radio Monte Carlo émettent de Paris. Voice of America émet également en arabe. Mais le carillon de Big Ben et l'indicatif « Huna London » ont disparu à jamais.

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Traduit de l'anglais par l'auteur.

« Plaidoyer pour la langue arabe »

Par : Nada Yafi

Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l'Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d'Orient XXI, Nada Yafi publie ce 6 janvier 2023 dans notre collection chez Libertalia son Plaidoyer pour la langue arabe. Elle y décrypte avec brio la fascination-rejet dont l'arabe fait aujourd'hui l'objet en France. Extrait du chapitre VII, dans lequel elle revient sur les liens historiques et subtils de l'arabe avec les religions musulmane, mais aussi chrétienne et juive.

De nombreux défenseurs de la langue arabe se sont insurgés, à raison, contre l'amalgame langue/religion. Pour autant, aller trop loin dans l'affirmation que l'arabe n'a rien à voir avec la langue du Coran peut être inexact et surtout avoir des effets pervers. En voulant à tout prix dédouaner la langue arabe en l'expurgeant de tout lien avec le Coran, on jette indirectement et de manière injustifiée le discrédit sur le texte sacré des musulmans. Car enfin celui-ci n'est pas réductible à une seule lecture. Il fait l'objet de plusieurs écoles religieuses et de diverses interprétations dont certaines de nos jours se réclament même du féminisme. Loin de l'image fantasmée d'un islam monolithique, il existe une véritable « mosaïque de l'islam », pour reprendre le titre du livre d'entretiens avec Suleiman Mourad, dans un ensemble très vaste, qui dépasse de loin le monde arabe.

Quels liens avec le Coran ?

Il est important de mettre les choses en perspective. Il nous faut d'abord reconnaître que le texte du Coran établit lui-même un lien ontologique avec la langue arabe. Plusieurs versets mentionnent un Coran révélé en langue arabe : verset 2 de la sourate 12, Yussof, dite de Joseph ; verset 113 de la sourate 20 Tâha (l'un des noms du prophète) ; verset 196 de la sourate 26, Ash- Shu‘araa dite des Poètes ; verset 28 de la sourate 39, Al-Zumar dite des Groupes ; versets 3 et 44 de la sourate 41, Fussilat, dite des versets détaillés ; verset 7 de la sourate 42, Ash-Shûra, dite de la Consultation ; verset 3 de la sourate 43, Az-Zukhruf, dite de l'Ornement.

Ces versets ne sont pas négligeables. Ils donnent en effet à la langue arabe dans la religion musulmane une sorte de prééminence sur d'autres langues et fondent la notion d'intraductibilité du Coran, étroitement associée à celle d'inimitabilité, même si celle-ci a davantage trait au contenu. Comme nous l'avons déjà évoqué, les versions du Coran dans d'autres langues que l'arabe sont de manière générale considérées par les musulmans comme des « essais d'interprétation » ou des paraphrases. Un lien organique est alors établi par les fondamentalistes entre langue et langage religieux.

Le leitmotiv des versets signalés a pu être instrumentalisé par les musulmans d'origine arabe pour affirmer leur domination dans la civilisation islamique sous les Omeyyades. Au temps des Abbassides, la valorisation de l'arabe comme langue de la révélation coranique est pourtant contrebalancée, aux yeux des musulmans non arabes, notamment perses, par d'autres versets du Coran qui confortent un principe supérieur – celui de la piété et des devoirs du croyant : « Ô humains, nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons partagés en peuples et tribus afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux » (sourate 49, Al-Hujurât dite des Appartements). Le terme Shu‘ûb signifiant « peuples » a été repris pour désigner la Shu‘ûbiyya, mouvement de résistance à la domination des Arabes natifs de la langue, mouvement dont la nature est complexe, mais dont le révélateur est le souhait de valoriser la langue et la culture perses. C'est ainsi du moins que le mouvement a souvent été interprété, bien que des linguistes comme Djamel Eddine Kouloughli1 insistent sur le fait que le mouvement de la Shu'ûbiyya « ne conteste pas l'hégémonie linguistique de la langue arabe, dans laquelle il exprime ses revendications, mais exige une stricte égalité entre tous les musulmans, et l'intégration, dans l'édifice culturel de la nouvelle société, des apports des vieilles cultures dont sont issus ses représentants ».

Si le Coran a été révélé en arabe, dans la péninsule Arabique, il ne peut pour autant résumer une langue qui a voyagé bien au-delà d'une région et d'une religion. Je ne ferai pas l'injure aux lecteurs de croire qu'ils ignorent la différence entre arabe et musulman, deux catégories qui peuvent se recouper mais ne sont pas identiques. Certes, les principaux lieux saints de l'islam se trouvent au Moyen-Orient (tout comme ceux des autres religions monothéistes), mais les musulmans du monde arabe ne représentent que 20 % des musulmans du monde entier ; à l'inverse, tous les Arabes ne sont pas musulmans, la région étant d'une très grande diversité en matière d'obédiences religieuses. « Il convient de noter, nous rappelle le linguiste Kouloughli, que les processus d'arabisation et d'islamisation sont foncièrement distincts : ainsi les peuples d'Iran, et une partie des Kurdes et des Berbères se sont islamisés sans s'arabiser, alors que les chrétiens d'Orient, les coptes et les juifs se sont arabisés sans changer de religion, en gardant éventuellement une langue liturgique distincte de l'arabe. »

Une certaine christianisation de la langue arabe

On attribue au Prophète de l'islam l'affirmation selon laquelle « est arabe celui qui parle l'arabe ». Il en est de même du grand juriste de l'islam sunnite, Ash-Shafi‘î, qui aurait déclaré que toute personne parlant l'arabe, ne fût-ce que quelques mots, pouvait être considérée comme arabe2. Cette attitude visait à s'opposer à toute exclusion linguistique au sein de l'islam et à affirmer comme principe cardinal l'égalité entre croyants. Une telle vision culturelle de l'identité arabe prévaudra à nouveau, détachée toutefois de sa dimension cultuelle, durant la Nahda, renaissance arabe du XIXe siècle. Si la traduction en arabe de la Bible et des textes liturgiques est attestée dès le IXe siècle, la popularisation de l'idée d'une langue arabe chrétienne en Europe est plus récente. La fondation à Rome en 1584 du collège des maronites n'y est sans doute pas étrangère, avec une « importante contribution de quelques-uns de ces maronites à la constitution de l'érudition orientaliste européenne du XVIIe siècle », comme on peut le lire sous la plume d'un chercheur espagnol, Fernando Rodriguez Mediano, dans un chapitre de l'ouvrage collectif Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe3, sous la direction de Jocelyne Dakhlia. La popularisation d'une image chrétienne de la langue dans l'esprit des Arabes eux-mêmes a surtout été l'œuvre de la renaissance arabe du XIXe siècle.

La christianisation s'accompagne parfois d'une tentative de dés-islamisation, soit par volonté de minorer l'apport de la civilisation arabo-musulmane à l'Europe, soit pour une meilleure appropriation de la langue arabe par tous ses locuteurs. Pour ce qui est de la première motivation, il m'est arrivé d'entendre, dans la bouche d'un diplomate, que l'on était redevable aux seuls chrétiens d'avoir traduit en arabe les grands textes grecs sous les Abbassides, textes dont les originaux avaient été perdus, et qui avaient pu ainsi être préservés de l'oubli et transmis par la suite à l'Europe à travers l'Andalousie. Sans eux, les musulmans n'auraient rien accompli. Cette allégation m'est revenue en mémoire à la lecture du livre de Dimitri Gutas Pensée grecque, culture arabe4, ouvrage qui constitue une référence universitaire incontestable. J'y lis ceci :

Il est certain que les chrétiens de langue syriaque ont joué un rôle fondamental dans le mouvement de traduction — les traducteurs venaient principalement mais pas exclusivement de leurs rangs — comme il est certain que sans le soutien actif de califes exceptionnels au cours des débuts de l'époque abbasside — des souverains comme Al-Mansûr, Hâroun Ar-Rachîd et Al-Maʾmûn — le mouvement de traduction aurait évolué différemment. Si les chrétiens de langue syriaque apportèrent une grande part de la compétence technique indispensable au mouvement de traduction gréco-arabe, l'initiative, la direction scientifique et la gestion du mouvement furent puisées dans le contexte créé par la société abbasside.

On voit que s'il est aisé de séparer la langue arabe de l'islam en tant que religion, il devient très difficile de la séparer de l'Islam en tant que civilisation. À propos de ce mouvement de traduction exceptionnel, qui s'est étalé sur deux cents ans, du VIIIe au Xe siècle, Gutas écrit encore :

Le soutien au mouvement de traduction transcendait toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mécènes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes, les musulmans que les non-musulmans, les sunnites que les chiites, les généraux que les fonctionnaires, les marchands que les propriétaires fonciers.

La seconde motivation, celle de l'appropriation, est plus légitime. Elle peut se comprendre dans le mouvement socioculturel de la Nahda, fin XIXe début XXe, comme étant dans une certaine mesure une réaction à la domination ottomane, détentrice du califat, et à sa politique de turquisation culturelle, portée à son paroxysme par le mouvement des Jeunes Turcs, puis par Kemal Atatürk après la défaite de l'empire ottoman. La suprématie turque sur la région arabe, longue de quatre siècles, du début du XVIe siècle à la fin de la première guerre mondiale, a pu être ressentie par beaucoup d'Orientaux comme l'une des raisons du long « sommeil » qui les a affectés, après un passé glorieux. Le célèbre poème de 1876 de Nasif Al-Yaziji intitulé Arabes, réveillez-vous ! en témoigne. La volonté de se libérer de la tutelle ottomane n'est pas clairement exprimée, mais l'appel à se libérer du despotisme istibdâd, celui des traditions sclérosées, mais aussi d'un régime imposé de l'extérieur, est déjà là, subliminal. Le mouvement de « réveil » ou de « redressement » de la Nahda a cependant plusieurs causes, certaines plus immédiates, d'autres plus lointaines, et les étudier ici n'est pas mon propos. Il est important toutefois de souligner que le mouvement était composite, avec une dimension islamique représentée par des penseurs réformateurs comme Muhammad ʿAbduh et Jamal al-Din al-Afghani, et une dimension chrétienne, avec des penseurs comme Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji, les deux composantes se retrouvant sous la même bannière du panarabisme.

La langue arabe a profité d'un essor de la presse durant la deuxième moitié du XIXe siècle, lié à celui de l'imprimerie, dont les chrétiens étaient familiers, les couvents ayant des presses dès le XVIIIe iècle. Le Levant est à cette époque une terre d'élection pour les congrégations religieuses étrangères. La langue arabe ne pouvait plus avoir pour seul cadre de référence l'islam. En s'attelant à la traduction de la Bible, Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji lui donnent un cadre de référence chrétien. Boutros Al-Boustani a par ailleurs investi le mot Watan patrie, nation ») de la charge émotionnelle qui était auparavant placée dans le terme Oumma, évocateur de la communauté musulmane. La forte participation chrétienne au mouvement de la Nahda, avec des hommes de lettres tels que Gibran Khalil Gibran, Mikhail Naimy, Elia Abou Madi, Jurji Zaydan est le signe d'une appropriation de la langue par tous ses locuteurs, notamment ceux qui appartiennent à une minorité. Comme le relève Anne-Laure Dupont, spécialiste de l'histoire contemporaine du monde arabe, dans sa contribution au catalogue de l'exposition Chrétiens d'Orient de l'IMA, on peut y voir la volonté de dépasser l'appartenance communautaire pour une appartenance culturelle commune. Volonté sans doute nourrie par le souvenir obsédant des massacres de chrétiens au Mont-Liban et à Damas en 1860, dont les origines complexes doivent être recherchées du côté d'une jacquerie paysanne contre le féodalisme des seigneurs d'une part et d'un jeu pervers des grandes puissances rivales européennes de l'autre.

L'on pourrait dire qu'il s'agit autant de « sécularisation » de la langue que de christianisation. Anne-Laure Dupont5 nous rappelle que de nombreuses figures chrétiennes étaient en réalité anticléricales ou en rupture avec leur communauté d'origine. Jurji Zaydan était franc-maçon, Faris Shidyaq, maronite d'origine, s'était converti au protestantisme puis à l'islam à la fin de sa vie, adjoignant le prénom arabe Ahmad à son patronyme. Le plus souvent les penseurs, hommes de lettres, étudiants et interprètes chrétiens ne mettaient pas eux-mêmes en avant leur religion, mais plutôt leur arabité, une arabité commune avec les musulmans, à travers l'appartenance à une même histoire et une même géographie. Ils sont également confondus dans cette même vision dans le regard des autres. On verra plus loin que c'est encore le cas aujourd'hui. Dès la fin de l'expédition napoléonienne en Égypte et l'arrivée en 1801 des « réfugiés égyptiens » à Marseille, « le risque de confusion entre chrétiens orientaux et musulmans est avéré avec ces originaires du Levant méditerranéen », nous fait remarquer Jocelyne Dakhlia dans le chapitre consacré aux « musulmans en France et en Grande-Bretagne à l'époque moderne », du livre collectif Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe.

Il a pu y avoir sous la plume de certains auteurs, comme l'historien Hisham Sharabi, une survalorisation du rôle des chrétiens dans cette sécularisation. Dire que ce sont surtout les chrétiens qui ont insufflé au mouvement de la Nahda son esprit de modernité grâce à leur proximité religieuse avec l'Europe, c'est passer sous silence de nombreuses figures musulmanes, dont l'imam Rifa‘a Al-Tahtawi, envoyé en France, en mission d'études, par Méhémet Ali, fondateur de l'Égypte moderne. Les cinq années qu'Al-Tahtawi a passées à Paris, de 1826 à 1831, ont été capitales pour cet esprit éclairé, reconnu comme étant l'un des précurseurs du mouvement de la Nahda.

Rifa‘a Al-Tahtawi a découvert en France la pensée de Voltaire, Condillac, Rousseau et Montesquieu. Il y a rencontré le grand orientaliste Silvestre de Sacy, et rédigé à son retour en Égypte son fameux livre L'Or de Paris. Une autre grande figure musulmane est celle de Taha Hussein, auquel l'historien Albert Hourani consacre un chapitre de son étude sans cesse rééditée sur la Nahda, Arabic Thought in the Liberal Age6. Il y rappelle que Taha Hussein également a fait un séjour à Paris en 1915. « Il y a passé quatre ans qui ont été décisifs pour sa pensée, comme pour Al-Tahtawi avant lui. Il a lu Anatole France, assisté aux cours de Durkheim, écrit une thèse sur Ibn Khaldoun, et épousé la femme qui était pour lui ses yeux » (Taha Hussein était non voyant). Hourani insiste sur le fait que ce penseur considérait la langue arabe tout aussi importante pour les coptes que pour les musulmans. L'écrivain égyptien devait ensuite occuper dans son pays le poste de ministre de la culture et mettre en œuvre sa pensée progressiste dans le domaine de l'éducation.

La forte participation des élites chrétiennes au mouvement de la renaissance arabe reste bien évidemment remarquable. Elle est simplement à mettre en perspective. C'est à juste titre qu'elle a été mise en valeur par l'exposition Chrétiens d'Orient, deux mille ans d'histoire organisée à l'Institut du monde arabe en 2018. La présence continue des chrétiens en terre arabe y a été mise en relief ainsi que l'utilisation de la langue arabe jusqu'à nos jours, y compris dans les messes et célébrations religieuses. Dans le chapitre du catalogue consacré à la contribution des chrétiens à la renaissance arabe du XIXe siècle, Anne-Laure Dupont rétablit une vérité historique : « Il va de soi que la presse, l'imprimerie, le mouvement de la traduction, la réflexion politique sur le pouvoir en islam, la légitimation du régime constitutionnel ont aussi leurs pionniers chez les serviteurs musulmans des pachas d'Égypte et des beys de Tunis. » Elle insiste avec raison sur la dimension composite du mouvement et conclut que « ni le concept de la Nahda qui a une composante islamique assumée [...] ni le nationalisme ne sont une invention des chrétiens ». Elle ajoute un autre éclairage révélateur :

Pas plus qu'ils ne sont politiquement homogènes, les chrétiens ne peuvent être pris pour les seuls acteurs de ladite renaissance. À trop lire celle-ci par leur prisme, on néglige le rôle des juifs arabophones qui, bien que masqué par le sionisme, la création d'Israël en 1948 et leur départ massif des pays arabes, fut loin d'être négligeable : on songe par exemple à Yaqub Sanu (James Sanua 1839-1912), dit l'homme aux lunettes bleues — en référence au titre de sa revue satirique, la première du genre à circuler en Égypte —, ainsi qu'aux intellectuels juifs de Beyrouth et, surtout, de Bagdad.

Une réalité juive ignorée

Nous pourrions remonter au VIIe siècle, avant l'avènement de l'islam, pour attester de l'existence de poètes juifs d'expression arabe. Ces poètes seront célébrés plus tard par un monument de la littérature arabe classique du Xe siècle, Kitab Al-Aghani Le livre des chansons ») d'Abou Al-Faraj Al-Isfahani, dont le tome 22 est un florilège des poètes juifs d'Arabie. Parmi eux, Al-Samaw'al, figure légendaire, que l'on disait liée d'amitié au grand poète préislamique Imru' Al-Qais, aura même imprimé son nom dans la langue, comme parangon de loyauté. « Plus loyal que Al-Samaw'al ? » dit le proverbe arabe, en guise d'hyperbole. On pourrait rappeler également des figures de grands philosophes et théologiens d'expression arabe comme Saadia Gaon au Xe siècle, ou Maïmonide au XIIe siècle. Le très riche documentaire d'Arte intitulé Juifs et musulmans rappelle que jusqu'au XVIe siècle la langue arabe était « la langue de culture de quasiment toute la communauté juive ». Reuven Snir, professeur de langue et littérature arabe à l'université de Haïfa, déplore un certain reflux de cette réalité, après une période de floraison au XXe siècle, qui avait vu de nombreux écrivains juifs, notamment d'origine irakienne, revendiquer leur culture arabe.

Bien que plus rare, pour des raisons politiques diverses qui peuvent aller du décret Crémieux à la création de l'État d'Israël, la revendication d'une identité arabe passant par la langue demeure présente malgré tout chez des juifs d'Orient se définissant comme des « juifs arabes ». Le livre de Massoud Hayoun When We Where Arabs7 Lorsque nous étions arabes », non traduit en français) fait suivre les titres anglais de ses chapitres de leur traduction en graphie arabe, sans compter que cette langue occupe une place symbolique dans le récit de ses grands-parents originaires de Tunisie et d'Égypte. Ceux-ci finissent par quitter à contre-cœur le berceau pour aller s'installer aux États-Unis, après un bref passage en Israël. D'autres ont gardé comme eux la nostalgie de la langue arabe, notamment à travers la chanson, après leur émigration en Israël. De nombreux artistes mettent en avant leur identité de mizrahim8 et continuent de chanter en langue arabe comme Ziv Yehezkel, Neta Elkayam9 ou de se produire en stand-up d'humoriste comme Noam Shuster, personnalité remuante qualifiée par le journal Le Monde de « mauvaise conscience rigolarde de la gauche israélienne ».

Plus près de nous, Manuel Carcassonne, directeur des éditions Stock et auteur du roman Le Retournement paru chez Grasset en 2022, affirme : « je suis un juif cousu d'arabe », et l'on peut imaginer que la langue fait partie de ces nombreux fils invisibles qui le relient à la culture de son épouse libanaise. Des figures politiques exceptionnelles comme celles d'Ilan Halevi, juif d'origine yéménite, décédé en 2013, ardent défenseur de la cause palestinienne jusqu'à occuper le poste de vice-ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement de l'Autorité palestinienne, n'hésitent pas à se déclarer « 100 % arabe et 100 % juif ». Halevi avait fait l'effort d'apprendre la variante de l'arabe standard, qu'il utilisait pour ses déclarations à la presse.

L'exposition Juifs d'Orient, à l'Institut du monde arabe, n'a malheureusement pas suffisamment éclairé cette question de l'arabophonie ni la revendication linguistique et culturelle de nombreux juifs. Des contributions essentielles sur les mizrahim, comme celles d'Ella Shohat, Yehouda Shenhav ou Aziza Khazzoom ont été ignorées10. Sans doute la polémique qui l'a assombrie n'a pas permis d'explorer cette dimension. On se souvient que 250 intellectuels arabes avaient protesté par une pétition, non pas contre le choix du thème, acclamé à l'unanimité, étant donné que les Juifs font partie intégrante de l'histoire du monde arabe, mais contre la collaboration des organisateurs de l'exposition avec les institutions officielles d'un gouvernement israélien d'extrême droite, qui poursuit une politique de discrimination — pour ne pas dire d'apartheid — vis-à-vis des Arabes restés en Israël, qui maintient l'occupation des territoires conquis en 1967 et impose un blocus inhumain à Gaza. Raison pour laquelle de nombreux « juifs d'Orient » —comme d'ailleurs — ne souhaitent pas se voir assimilés à la politique israélienne.

Toujours est-il que la langue arabe a été au cœur d'une longue et brillante tradition de musiciens et chanteurs arabes de religion juive qui auront enrichi le patrimoine culturel de l'Irak, du Koweït, de l'Égypte et des pays du Maghreb.

La langue arabe a pu être jusqu'en Europe, et pendant quatre siècles, un trait distinctif de la communauté juive de Sicile : un livre évoque longuement cette réalité singulière : Arabes de langue, juifs de religion, l'évolution du judaïsme sicilien dans l'environnement latin, XIIe-XVe siècles 11.

On le voit, la langue arabe ne peut être assignée à une identité religieuse. On pourrait même dire qu'elle est œcuménique si l'adjectif avait le moindre sens en linguistique ; de même pourrait-on dire, si le terme n'avait pas été si dévoyé, qu'elle a été laïque dans la littérature des mouvements idéologiques marxistes ou panarabes du XXe siècle. Cette dimension séculière a été de nouveau très présente dans les slogans des Printemps arabes de 2011, réclamant un « État démocratique et laïc » (Dawla dîmoqrâtiyya ‘ilmâniyya). On sait quel sort a été réservé à ces mouvements populaires par une contre-révolution menée par des régimes autoritaires, dans des pays souvent marqués par une forte tradition religieuse conservatrice. Après avoir abondamment exploité eux-mêmes la veine religieuse, et durablement pollué les esprits par une éducation plus ritualiste que spirituelle, après avoir décimé les courants de la gauche laïque, ces régimes prétendent aujourd'hui offrir au monde un visage moderne areligieux, voire antireligieux, par le recours à des gadgets sociétaux. Par pur opportunisme politique, avec pour seul objectif leur propre survie en tant que régime, ils se détachent de tout ce qui pourrait ressembler au panarabisme ou même à une communauté culturelle arabe. Peut-on dire qu'ils parlent la même langue que leurs peuples ?

Dans un autre chapitre, l'autrice établit une claire distinction entre les différents fonctions de la langue arabe : liturgique, littéraire, véhiculaire, ornementale, musicale et symbolique.

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Nada Yafi
Plaidoyer pour la langue arabe
Orient XXI/Libertalia, 2023
192 pages ; 10 euros

En librairie à partir du 6 janvier 2023 ou sur commande sur le site des éditions Libertalia

Si vous souhaitez organiser des rencontres avec l'autrice dans votre librairie, votre ville, votre centre universitaire, n'hésitez pas à nous contacter par mail : contact@orientxxi.info.

Nada Yafi présentera son livre le samedi 14 janvier 2023 à 19 h à la librairie parisienne Libre Ere, 111 Bd de Ménilmontant, 75011 et le mercredi 15 mars 2023 à l'université Paris VIII (horaire et lieu précis seront annoncés ultérieurement)


1L'Arabe, PUF, « Que sais-je », 2007.

2Tous deux sont cités par Yasir Suleiman dans son livre Arabic in the Fray, Edinburgh University Press, 1998.

3Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe, Albin Michel, 2013.

4Aubier, 2005.

5Voir le catalogue de l'exposition Chrétiens d'Orient, IMA, 2018.

6Cambridge University Press, réédition 2014.

7The New Press, 2019.

8Mizrahim est le nom donné par Israël aux juifs venus du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Leur origine leur vaut d'être considérés comme des citoyens de seconde zone.

9Neta Elkayam rappelle son attachement à la langue arabe dans le film Mizrahim, les oubliés de la terre promise de Michale Boganim, juin 2022.

10Ces trois auteur·trices ont en commun d'être de parents irakiens et d'avoir réfléchi à leur judéité orientale. Ella Shohat se revendique « juive arabe », Yehoudah Shenhav, sociologue mizrahim, a appris l'arabe une fois adulte, pour devenir traducteur de l'hébreu vers l'arabe. Quant à Aziza Khazzoom, elle a revisité la notion d'orientalisme pour l'appliquer à l'antagonisme ashkénaze/juif oriental.

11Bresc Henri, Bouchène, 2001.

Résistance, révolution et espoirs, l'intimité queer vue autrement

Des artistes LGBTQ+ issus du monde arabo-musulman exposent pour la première fois leurs œuvres dans une exposition collective à l'Institut du monde arabe. « Habib(t)i, les révolutions de l'amour » est une plongée dans l'intimité des corps, des combats politiques et des trajectoires de femmes et d'hommes venus notamment de Tunisie, du Maroc, d'Afghanistan, d'Iran et de plusieurs autres pays.

Dans un entrelacs de salles au cœur de l'Institut du monde arabe (IMA) à Paris, « Habib(t)i : les révolutions de l'amour » est une exposition immersive dans l'intimité des corps, des histoires et des trajectoires d'artistes queers allant du Maroc à l'Iran. Leurs œuvres mêlent animations, photographies, peintures, dessins et même une salle de bal. À l'origine de ce projet inédit aussi bien dans le monde arabo-musulman qu'en Occident, trois commissaires : Élodie Bouffard, Nada Madjoub et Khalid Abdel-Hadi, fondateur de MyKali, magazine queer intersectionnel et féministe édité en Jordanie, mais connu dans toute la région.

Conçu comme un espace d'imaginaire, mais aussi comme un espace sûr (safe space) pour les artistes queers présentés à l'Institut du monde arabe, Khalid Abdel-Hadi ajoute que ce projet « est émouvant, car il ne fait que souligner le manque et l'absence d'espaces inclusifs lorsqu'il s'agit de tels discours ». Les tons chauds des murs qui entourent les œuvres et la libre expression des artistes mettent à l'aise le public qui déambule entre les peintures, les photographies, les dessins. Rien n'est laissé au hasard : de la scénographie travaillée aux portraits nus qui nous suivent du regard, tout semble rapprocher les œuvres de ceux qui les contemplent.

Peau contre peau

L'exposition est marquée par la proximité physique des visiteurs avec l'espace personnel et l'intimité représentée des artistes. Glissé dans l'entrouverture d'une chambre à coucher, surpris par l'étreinte de deux amoureux ou le regard suivant les mains qui s'enlacent et se défont tout au long d'une balade de deux amoureux à Beyrouth comme le propose l'œuvre Hands Routine du Libanais Omar Mismar, le spectateur est en constante communication avec le domaine privé des artistes. Entre souvenirs projetés sur les draps d'un lit ou les points de couture de l'artiste marocain Sido Lansari ponctuant des maximes qui auraient pu s'apparenter à des textos échangés entre deux amants ou à une biographie Tinder, toutes les œuvres sont habitées par un même élément : le corps.

Les mains, les pieds, les joues rosées, les aisselles, les cheveux, les fesses, les peaux sont partout, poilues ou non, à peine cachées ou à la vue de tous. Au travers de ce patchwork géant de mouvements et de chair, les artistes explorent leur rapport personnel à l'identité, à la sexualité et au genre et proposent des chemins de réflexion quant à l'éternelle question de comment faire société au-delà de ces enveloppes corporelles.

Certaines œuvres sont même habitées par cette turpide philosophique. En témoigne le duo et couple d'artistes tunisien Jeanne & Moreau, noms d'emprunt de Randa Mirza et Lara Tabet, qui investissent les plis d'un lit où elles projettent les correspondances et les souvenirs émiettés de leur amour. L'œuvre nommée Will you be angry at me if I keep falling each time ? (Seras-tu en colère contre moi si je continue de tomber à chaque instant ?) « est la réappropriation de son propre corps et de celui de l'être aimé en renversant les codes du photographe et du modèle » et des corps féminins très peu visibles.

Un voyage au plus près des genres

Au centre d'une pièce se dresse une pyramide de bouteilles vertes et marron dans lesquelles luisent des mots calligraphiés en arabe. Cette sculpture nommée Sépulture aux noyé·e·s de l'artiste Aïcha Snoussi emprisonne dans les goulots de bouteilles en verre des lettres imaginées d'amantes tunisiennes, vestiges d'un intime venant pallier l'invisibilisation des histoires lesbiennes.

« Les questions d'exil, d'histoire, d'archives, de mémoire, de transmission et de lutte sont intimement liées à celle du corps, de ses représentations et de ses évanescences, considère Aïcha Snoussi. Ces sensibilités et trajectoires donnent lieu à des récits nouveaux, assez peu représentés dans l'art, mais aussi dans la culture queer, et donc nécessaires. C'est aussi une visibilité qui adresse un message de puissance et de résistance à celles et ceux qui s'y reconnaissent ».

Un peu plus loin Kubra Khademi, artiste et performeuse afghane, répond à ce foisonnement d'interprétations avec la nudité frontale des corps qu'elle peint. Son tableau baptisé In The Realm met en scène deux personnages en posture acrobatique, hommage à Djalal Ad-Din Rumi, poète persan du XIIIe siècle et référence dans le milieu queer de la région.

À mesure que l'on parcourt l'exposition, le temps coule lentement avant de se figer devant la série de photographies tirées du compte Instagram de l'artiste et militante tunisienne Khookha McQueer. Enfermé dans une capsule cybertemporelle, son regard où se reflète la mélancolie d'une existence en tant que personne trans et le courage de son art fin et honnête, est une balle mise en plein cœur avant la fin du parcours des visiteurs.

Aussi, la diversité des histoires exposées reflète le caractère unique des trajectoires jalonnant les murs violets et bleus. Pour Khalid, le but n'est pas de faire plaisir : « les femmes sont très présentes dans l'exposition (…), mais nous ne voulions pas de la diversité des genres pour le simple plaisir de le faire : c'était plutôt un aspect naturel tout au long du processus, de la narration et de la manière dont le contenu de l'exposition discutait réellement du genre, et comment il l'exprimait ». Si la scénographie et les œuvres accrochées témoignent de la vigilance et de la bienveillance des commissaires à exposer les histoires de chacun et chacune, les narratifs féminins finissent malgré tout cantonnés et étouffés dans une maigre barre sur le b de Habibi, en deçà de la réalité de leur présence et laissant discerner un plan de communication de l'Institut encore très peu suffisant autour de l'enjeu concret des représentations.

Une exposition avant tout politique

Les œuvres dévoilées ne sont pas uniquement des bribes des romans de vie des artistes. Elles sont des témoignages politiques de leur existence, de leurs combats et de leurs identités queers méprisées, condamnées, parfois persécutées. Présente tout au long de l'exposition et de la communication qui l'entoure, la dénomination « art queer » est, en soi, un terrain d'activisme et le cœur du message pour l'artiste franco-iranien Alireza Shojaian. « La chose la plus importante est de regarder d'où nous venons et ce pour quoi nous nous battons. Ce que nous essayons de faire, c'est la résistance », explique-t-il. Dès lors, pour lui, « cet étiquetage nous est imposé parce que nous venons d'une région où la plupart des dirigeants et une partie de la société tentent de nier notre existence. Nous essayons d'être audacieux, nous essayons d'être présents ».

L'affiche de l'exposition reprend d'ailleurs l'une de ses œuvres représentant « une opportunité et une responsabilité » juge-t-il au regard de la situation actuelle en Iran où les manifestations sont des « tentatives de se débarrasser du contrôle sur le corps des femmes très similaires à ce que la société queer essaie de faire. Nous avons le même objectif et menons le même combat pour la même raison ». Parce que les sujets de l'exposition parlent « d'exil, d'histoire, d'archives, de mémoire, de transmission et de lutte, ils sont donc intimement liés à celle du corps, de ses représentations et de ses évanescences » ajoute Aïcha.

Et lorsque l'on demande ce qu'il attend que le public déambulant retienne, Khalid Abdel-Hadi répond qu'il espère « que tous ceux qui assisteront à cette exposition comprendront les points de vue problématiques sur la victimisation des homosexuels de Swana1 et ce qu'il y a au-delà de cette vision (…) et que les gens verront l'intersectionnalité lorsque nous discutons de l'intimité, de la sexualité, des archives et plus encore ».

Dépasser le tropisme de l'amour

Bien trop souvent, les parcours queers dans la région ont été appréhendés par une vision académique centrée sur les pratiques sexuelles et le discours misérabiliste qui les accompagnent. Ainsi, il est commun de trouver des textes académiques portant sur les relations homoérotiques ou des articles de journaux sur l'amour au Maghreb–Moyen-Orient plutôt que sur l'analyse des militantismes, des existences et des résistances queers.

Dans sa communication globale autour de l'exposition, l'IMA fait la même erreur en allant jusqu'à faire une itération du lexique de l'amour (les mots « habibi » et « amour ») plutôt que celui de la résistance. Cette utilisation occulte les divers combats qui y sont insufflés, dans une tentative d'attirer un large public au détriment des questions politiques qui y sont adressées.

Mais la déambulation dans l'exposition et les textes rassemblés dans le catalogue permettent de percevoir l'acte de bravoure des œuvres que les artistes exposent, qu'ils et elles soient syriens, afghans, saoudiens, tunisiennes, libanaises ou encore soudanais. Ce qu'ils proposent est tout à fait révolutionnaire et donne du baume au cœur à celles et ceux qui se retrouvent dans les intimités dévoilées.

Michel Rautenberg aurait pu parler de ce projet artistique d'envergure qu'est Habib(t)i lorsqu'il écrivait en 2003 que : « le passé se construit dans le présent, mais aussi par le présent ». Ce que proposent les commissaires de l'exposition et les artistes convié·es est tout à fait révolutionnaire, pour une visite des plus inédites qui laisse à réfléchir pour les étrangers à la thématique du genre et donne un baume au cœur à ceux et celles qui se retrouvent dans les intimes dévoilées. Une seule conclusion donc : le queer est à venir…

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Exposition « Habib(t)i, les révolutions de l'amour » IMA, Paris, jusqu'au 20 février 2023

Catalogue comprenant de nombreux textes passionnants et les reproductions de la plupart des œuvres exposées
coédition Snoeck/IMA
2022
24 euros.


1South West Asian and North Africa, Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord.

Afrique du Nord-Moyen-Orient. Une région balayée par un ouragan climatique

Par : David Fau

Du 6 au 18 novembre, la station balnéaire de Charm El-Cheikh accueille la 27e Conférence des parties. Après le Maroc (2001 et 2016) et le Qatar (2012), c'est donc au tour de l'Égypte d'organiser une COP. Ces conférences ont pour objectif de trouver des solutions permettant à l'humanité de s'adapter au changement climatique. État des lieux pour la région Afrique du Nord Moyen-Orient.

À l'ordre du jour de la 27e Conférence des parties (COP) qui s'ouvre en Égypte : plus de financements, plus de coopération, moins d'énergie fossile. Pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient (ANMO), ce sont autant de défis à relever pour une région qui connaît de fortes disparités économiques, où les conflits armés sont nombreux et dont la dépendance aux énergies fossiles semble difficile à surmonter. Le changement climatique y demeure, plus qu'ailleurs, une réalité qui impose aux États et aux sociétés de s'adapter afin d'en limiter les effets délétères.

Des responsabilités inégalement partagées

Les rapports successifs du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais) sont unanimes pour présenter un état de la recherche scientifique accréditant l'hypothèse d'un réchauffement de l'atmosphère dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES) d'origine anthropique. Ce réchauffement engendre à son tour un changement climatique dont les répercussions sont déjà palpables, mais qui ne touche pas de manière identique les différentes parties du globe. Excepté les régions polaires ou de hautes montagnes, la région ANMO est la plus vulnérable aux futurs bouleversements. Mais quelle est sa part de responsabilité dans ce phénomène ? La notion de responsabilité a-t-elle un sens dans son cas, quand les disparités socio-économiques sont si grandes entre États et à l'intérieur même de ceux-ci ?

La planète a émis 34 millions de kilotonnes (kt) de CO2 en 2019 ; 7 % de ces émissions, soit 2,5 millions de kt, sont dues aux pays de l'ANMO.

Les émissions de CO2 par pays
l'Iran et l'Arabie saoudite parmi les plus importants émetteurs

Les différences sont considérables entre le Yémen qui a émis 11 000 kt et l'Iran 630 000 kt, ce qui en fait le sixième émetteur mondial. Comparés aux gros pollueurs tels que la Chine, les États-Unis et l'Inde, les pays de l'ANMO ont une part relativement modeste dans le total. Néanmoins, lorsque l'on s'intéresse aux émissions par personne, le bilan est beaucoup plus noir. En effet, sur les 10 premiers émetteurs de CO2 par personne dans le monde, 6 font partie des pays du Golfe. Encore une fois, on remarque des contrastes importants entre les 0,4 tonne/personne pour les Yéménites contre 32 tonnes/personne pour les Qataris ; la moyenne pour la région s'élevant à 5,6 tonnes/personne (4,5 à l'échelle mondiale). On notera la corrélation entre les émissions de dioxyde de carbone et le niveau de richesse. Ainsi, le PIB/habitant est de 690 dollars/an (691,05 euros) pour le Yémen, alors qu'il monte à 60 000 dollars/an (60 091,5 euros) pour le Qatar, 90 fois plus élevé. Nous avons choisi ici les deux extrêmes pour illustrer le contraste. La moyenne de la région tourne autour de 7 700 dollars/an (7 711,74 euros) environ.

Le développement urbain peut aussi expliquer la part croissante des émissions. Le secteur de la construction, gourmand en béton (15 % de la production mondiale localisée au Proche-Orient), mais surtout le mode de vie citadin accroissent exponentiellement la consommation d'électricité. L'usage de la climatisation poussée souvent à l'excès, en plus de la consommation électrique, émet un GES particulièrement actif, l'hydrofluorocarbone.

C'est néanmoins la combustion d'énergies fossiles lors de l'extraction ou pour des besoins énergétiques qui libère le plus de GES. Et dans ce domaine, l'ANMO tient un rôle central dans la mesure où près de 65 % des réserves d'or noir y sont localisées et 7 des 13 membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sont de la région. La dépendance à la rente pétrolière (ou gazière) est donc un obstacle que ces pays vont devoir franchir s'ils veulent réussir leur transition écologique.

Les émissions de Co2 par habitant en fonction du revenu

Un impact déjà ravageur

Pour l'ANMO, le changement climatique a d'ores et déjà commencé à montrer ses effets. Entre 1960 et 1990, la température a augmenté de 0,2 °C par décennie et depuis, le rythme s'est accéléré. Les conséquences sur la région, qui connaît une diversité de climats et de paysages à l'échelle locale, même si l'aridité est la caractéristique principale, tendent à :

➞ une hausse globale des températures ;
➞ une pression accrue sur les ressources en eau ;
➞ une augmentation, si ce n'est en nombre, au moins en intensité, des événements climatiques extrêmes (sécheresse, vague de chaleur, inondation) ;
➞ la montée du niveau moyen de la mer.

Pour la prochaine conférence de Paris sur la biodiversité (COP15) du 5 au 17 décembre à Montréal1, les experts du GIEC avancent une hausse de la température globale d'ici 2050 comprise entre 2 °C et 4 °C, en fonction des scénarios. Du fait de son environnement, l'ANMO devrait connaître une hausse plus élevée encore. Les températures devraient augmenter, en moyenne de 3 à 4 °C pour un scénario de hausse globale à 2 °C, et jusqu'à + 8 °C pour un scénario de hausse globale à 4 °C. Le réchauffement moyen se concentrerait surtout sur les mois d'été, ce qui fait craindre la multiplication des vagues de chaleur. La répartition spatiale de cette hausse est aussi inégale. En effet, les zones désertiques d'Algérie, d'Arabie saoudite ou d'Irak seraient en première ligne sur le front du réchauffement climatique.

À titre d'exemple, voici quelques données qui illustrent les prévisions des experts concernant le changement climatique en Afrique du Nord et au Moyen-Orient :

➞ les nuits les plus chaudes ont actuellement une température moyenne en dessous de 30 °C. Elles devraient dépasser ce seuil dès 2050, et pour le scénario + 4 °C, elles devraient même atteindre les 34 °C d'ici la fin du siècle ;
➞ les températures maximales, de 43 °C en moyenne aujourd'hui, devraient approcher les 47 °C au milieu du siècle, et 50 °C en 2100, pour le scénario le plus pessimiste ;
➞ en ce début de XXIe siècle, les vagues de chaleur durent en moyenne 16 jours. À l'horizon 2050, leur durée devrait atteindre 80 à 120 jours, et jusqu'à 200 jours si la température globale augmente de 4 °C.

Les indicateurs relatifs aux précipitations sont les plus incertains. Les projections sont sujettes à caution tant les modélisations sont hypothétiques. On peut néanmoins apercevoir certaines tendances générales, qui ne laissent rien présager de bon concernant l'ANMO. Dans un monde à + 2 °C, les pays qui bordent la côte méridionale de la Méditerranée devraient voir le montant annuel des précipitations diminuer, tandis que le littoral de l'océan Indien, soumis au régime des moussons, serait plus arrosé. D'une manière schématique, au nord du 25e parallèle on devrait assister à une baisse généralisée des précipitations, qui, associée à l'accroissement de l'évaporation (due à la hausse de la température), engendrerait une désertification de la zone, alors que la partie au sud du 25e parallèle serait plus humide. D'un côté ou de l'autre de cette ligne imaginaire, on ne sera cependant pas à l'abri de l'intensification des épisodes météorologiques extrêmes, ce qui augmentera d'autant le risque d'inondation ou de sécheresse. Celle qui frappe l'est du bassin méditerranéen depuis 1998 est à ce titre la pire sécheresse depuis 900 ans.

Aggravation du stress hydrique et montée des eaux

Une atmosphère plus chaude rendrait de nombreux territoires inhabitables. Dans le reste de la région, l'accès à l'eau risque de devenir encore plus problématique qu'il ne l'est déjà. Onze des 17 pays les plus touchés par le stress hydrique sont localisés en ANMO. Quatre-vingt-dix pour cent des enfants de cette partie du monde vivent dans une zone en état de stress hydrique élevé à extrêmement élevé, ce qui entraîne des conséquences importantes sur leur développement psychique et physique.

L'accès à l'eau
Pression sur une ressource mal répartie

Le changement climatique amplifie une situation de pénurie préexistante. D'autres facteurs sont également à prendre en compte comme la croissance démographique, le manque d'infrastructures de traitements des eaux usées, couplés à une incurie des États quasi généralisée. Il faut néanmoins garder à l'esprit que 80 % de la consommation d'eau est due à l'agriculture (contre 70 % à l'échelle mondiale).

La fonte des glaces et la dilatation thermique des océans devraient engendrer une hausse du niveau de la mer d'environ 85 cm (avec une marge de + ou − 25 cm) en 2100 à l'échelle mondiale. L'ANMO est bordé par l'océan Atlantique, la Méditerranée, la mer Rouge, l'océan Indien, le golfe Persique et la mer Caspienne. À l'exception de cette dernière, dont le niveau devrait baisser jusqu'à 9 mètres, les mers et les océans représentent une menace pour les populations établies sur le littoral. Des villes comme Alexandrie ou Bassora sont particulièrement vulnérables à une élévation du niveau marin, qui aurait des conséquences pour des millions de personnes. Les monarchies du Golfe sont aussi localisées dans des zones à risque.

Insécurité alimentaire, risques sanitaires, inégalités de genre

Le bouleversement du climat a des impacts non seulement sur les températures et les ressources en eau, mais par effet domino, il risque également de déstabiliser les sociétés et les États dans une région déjà conflictuelle. Une des principales craintes liées aux conséquences indirectes du changement climatique en ANMO concerne la sécurité alimentaire. En effet, la région est structurellement dépendante des importations de produits alimentaires, en particulier de céréales. Si les pays de l'ANMO ne comptent que pour 4 % de la population mondiale, ils représentent néanmoins le tiers des achats de céréales. En plus de cette dépendance, les pertes de potentiels agricoles des terres à cause du changement climatique viendraient aggraver une situation déjà tendue. Pour plusieurs pays, la chute de la production agricole est estimée à 20 %. La relation entre insécurité alimentaire et instabilité politique n'est plus à prouver depuis les « émeutes de la faim » qui touchèrent plusieurs pays de la région en 2007-2008 et plus encore dans les racines des « printemps arabes » de 2011. La malnutrition concerne déjà 55 millions de personnes en ANMO.

Avec l'augmentation des températures et des vagues de chaleur, les organismes seront soumis à rude épreuve. Dans certaines zones du littoral du golfe Persique, le phénomène de canicule humide (thermomètre mouillé) rend la vie particulièrement pénible, voire impossible sans équipement (air conditionné, isolation, etc.).

La chute de la biodiversité est une autre grande crainte du réchauffement climatique. Toutefois, certaines espèces de nuisibles, comme les cafards ou les rats, devraient facilement s'adapter aux nouvelles conditions et favoriser la propagation de maladies.

Les populations les plus vulnérables au changement climatique sont celles qui ne disposent pas des ressources financières, culturelles et sociales pour organiser leur résilience. Le réchauffement de l'atmosphère et ses conséquences évoquées plus haut viendraient exacerber une situation déjà sous pression pour certains groupes sociaux.

En premier lieu, les inégalités liées au genre devraient être accentuées. L'accès à la propriété foncière et à l'emploi est très inégalement réparti dans la région. En dehors de l'agriculture, où la parité est de mise, les femmes ne comptent que pour 30 % des travailleurs. En plus des écarts de revenus, la situation économique est clairement au désavantage des femmes. Dans les zones rurales, l'approvisionnement en eau et en bois de chauffe est une tâche exclusivement féminine. Avec la raréfaction de ces ressources, les femmes devraient aller se ravitailler de plus en plus loin, ce qui augmenterait la pénibilité et surtout le risque d'agression. Par ailleurs, les filles sont les premières à être retirées de l'école quand la situation de la famille se détériore, et ce malgré des résultats scolaires souvent meilleurs que leurs camarades masculins. Dans des contextes émotionnellement stressants tels que pourraient les connaître les sociétés confrontées au changement climatique, le risque de violence conjugale devrait aussi croître.

Avant la vague révolutionnaire qui submergea la région en 2011, environ une famille (au sens large) sur trois voit migrer un de ses membres. L'ANMO compte 40 millions de migrants et 14 millions de déplacés internes. Les causes des migrations sont multiples, et pour l'instant, le changement climatique n'entre que pour une part infime dans ce total. Mais les conditions de vie des migrants, en particulier des réfugiés yéménites et syriens, devraient se dégrader à cause du changement climatique. Les opportunités économiques devraient se tarir et les routes des migrations devenir de plus en plus dangereuses. Les migrants climatiques ne devraient pas tarder à apparaître en ANMO, qu'ils soient originaires de la région ou étrangers.

Les États d'ANMO ont en commun une gestion de crise post-catastrophe. Dans le cas du changement climatique, certains pays ont lancé des programmes visant à améliorer leur résilience ou à baisser leurs émissions. Cependant, il faut garder en tête que la génération des dirigeants actuels n'a pas forcément conscience des enjeux de demain. C'est en tout cas l'impression que donne l'Arabie saoudite qui organisera les jeux asiatiques d'hiver 2029 ou encore la COP 27 sponsorisée par… Coca-Cola.


1NDLR. Il existe aussi des Conférences des Parties dédiées à la biodiversité. Elles sont basées sur la Convention sur la diversité biologique des Nations unies et ont lieu tous les deux ans.

Répression, menaces climatiques. Les impasses de la COP27

Le sommet international COP27 organisé en Égypte du 6 au 18 novembre 2022 offre à Orient XXI l'occasion de faire le point sur la question environnementale en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Un dossier composé d'articles inédits et de contributions puisées dans nos archives depuis 2013 constitue un tour d'horizon des défis particuliers de cette région où l'enjeu climatique fait rarement la une. De l'eau à l'urbanisme en passant par les difficiles mobilisations des activistes, les enjeux sont pourtant de toute évidence énormes.

La tenue de la Conférence des parties dite « COP27 » sur les changements climatiques dans la station balnéaire égyptienne de Charm El-Cheikh permet au président Abdel Fatah Al-Sissi de poursuivre la mise en scène de son fantasme de toute-puissance. Ses outrances répressives et le contrôle policier exercé sur les journalistes et ONG qui feront le déplacement (à travers notamment une application d'accréditation pour smartphone qui impose le traçage) n'empêcheront sans doute pas les gouvernants du monde entier de prétendre, dans un énième forum multilatéral et à coup de promesses, qu'ils répondent à l'urgence écologique. Ils fermeront encore les yeux sur la répression des militantes et militants des droits humains, dont Alaa Abd El-Fatah qui entame en prison une grève de la faim totale le 6 novembre à l'occasion de l'inauguration de la COP.

Si les espoirs des militants écologistes et scientifiques sont réduits, le forum planétaire, organisé pour la quatrième fois dans un pays arabe depuis 1995 (avant 2023 à Dubaï) signale la volonté des pouvoirs au Proche-Orient et en Afrique du Nord de briller en affichant leurs préoccupations environnementales. Toutefois, là comme ailleurs, les pratiques ne semblent pas à la hauteur des défis, qui sont pourtant à la fois spécifiques et plus aigus que dans d'autres régions du monde.

Dans une zone globalement aride si ce n'est désertique, le réchauffement climatique risque bien de rendre des territoires entiers physiologiquement impropres à la vie humaine. Un ratio entre humidité de l'air et température — calculé en degrés dits wet-bulb temperature ou TW —, fixé à 35 ° TW, ne permet plus au corps humain de se réguler. Au Pakistan, en Oman, aux Émirats arabes unis, y compris dans des zones nouvellement urbanisées, ce seuil mortel a déjà été récemment dépassé plusieurs heures consécutives, questionnant l'habitabilité de ces endroits à moyen terme.

Des villes bientôt invivables

Dès lors, à quoi bon investir et construire des infrastructures dans des villes qui dans quelques années et à certaines saisons ne permettront pas, selon les scientifiques, de respirer à l'extérieur plus d'une dizaine de minutes ? L'augmentation globale des températures multiplie déjà et prolonge ces périodes proprement invivables. Ce défi du réchauffement, plus intense et plus précoce qu'ailleurs sur la planète, particulièrement dans les zones où l'air est humide telles les rives du golfe Arabo-Persique, ne sera aucunement réglé par la climatisation. En zone urbaine, celle-ci a pour effet d'accentuer la chaleur extérieure. Par ailleurs, l'élévation du niveau de la mer met en danger nombre de centres urbains dont beaucoup ont été gagnés sur l'eau, que ce soit à Tunis ou Doha.

Massivement centrés sur les questions identitaires, sociales et économiques, rares sont les débats publics en Afrique du Nord et au Proche-Orient sur la question du dérèglement du climat. Si certaines mobilisations ponctuelles de la société civile existent comme l'illustrent divers articles du dossier, partout, les gouvernants semblent entretenir la foi en des solutions techniques de plus en plus sophistiquées, voire dystopiques comme l'est le projet « The Line » au nord-ouest de l'Arabie saoudite : un bâtiment de verre et d'acier de 170 km de long et de 500 mètres de haut construit en plein désert et qui serait censé abriter 9 millions de personnes. La construction même d'une structure de ce type exige la mobilisation de telles quantités de matériaux et émet tant de CO² — certains estiment que cela représente quatre fois les émissions annuelles du Royaume-Uni1 que la qualifier d'écologique ressemble à une supercherie. Les travaux ont pourtant été officiellement lancés en octobre 2022.

La question centrale de l'habitat

La promesse de rendre la Coupe du monde de football au Qatar neutre en carbone, bien que complaisamment validée par la FIFA, n'est guère crédible et passe moins par la sobriété que par des mécanismes de compensation d'émissions de CO² qui sont hautement discutables sur le plan de l'efficacité et de l'éthique. Ils font circuler de l'argent vers des entreprises qui pratiquent le « greenwashing » et plantent des arbres ailleurs, mais n'impliquent aucunement la réduction effective des émissions de gaz à effet de serre.

La question de l'habitat est centrale pour faire face au dérèglement. Du Maroc à Oman, l'abandon des solutions locales frugales, faites notamment en utilisant le pisé ou la pierre, a un effet très négatif en termes de bilan carbone. Le moellon et le béton, sans aucun isolant pour se protéger du chaud comme du froid, se sont imposés. Ils génèrent pourtant une grande fragilité des populations aux aléas météorologiques en créant des ilots de chaleur, justifient la climatisation de tous les bâtiments et exigent de très grandes quantités et des types de sables parfois importés (et devenus rares) car paradoxalement pas toujours disponibles dans la région.

Les modèles d'urbanisme privilégiés font également la part belle à l'étalement. L'implication des multinationales occidentales dans de tels projets, souvent absurdes, pointe du doigt le maintien des économies du Nord dans des logiques de gaspillage des ressources. Les villes du Golfe sont à cet égard extrêmement problématiques et sont devenues des normes (autoroutes, maisons individuelles, artificialisation, privatisation des espaces) qui essaiment dans l'ensemble du monde arabe, en Turquie et en Iran2. Songeons ainsi que le plan de développement de la nouvelle capitale administrative égyptienne n'a pas intégré d'infrastructures de transport collectif. L'extension du métro du Caire vers celle-ci n'a par ailleurs été que très tardivement annoncée et le lancement des travaux n'est pas encore effectif.

Dépendance aux rentes pétrolières et gazières

Nulle part n'entrevoit-on des politiques de sobriété ou même de lutte ambitieuse contre les formes de pollution, largement causées par la circulation automobile ainsi que les usines — dont celles de ciment. Ainsi Téhéran est-il fréquemment confronté à des pics impressionnants qui entrainent l'arrêt des écoles par les autorités. Le Caire, Istanbul, Sanaa et Beyrouth — chaque ville étant aussi contrainte par des configurations géographiques particulières qui parfois emprisonnent l'air vicié par les particules fines et l'ozone, ne sont pas en reste.

La place partout accordée à la voiture individuelle et le maintien d'une urbanisation peu dense justifient l'engouement actuel pour l'hydrogène comme énergie alternative. C'est autour de cette solution, pourtant immensément complexe et encore incertaine, que se structure la projection d'une neutralité carbone des États du Proche-Orient et d'Afrique du Nord. Le sultanat d'Oman promet d'atteindre cet objectif d'ici 2050 en s'appuyant en particulier sur l'énergie solaire qui permettrait de produire de l'hydrogène vert et d'en exporter. L'Arabie saoudite a annoncé des investissements faramineux dans la recherche sur cette énergie, dont plus de 3 milliards de dollars (3,03 milliards d'euros) auprès de partenaires égyptiens, avec l'ambition notamment de produire des engrais agricoles.

La région est caractérisée par sa dépendance globale aux rentes pétrolières et gazières. Les différences y sont évidentes entre par exemple le Koweït dont le budget étatique est fondé à 91 % sur les revenus des hydrocarbures en 2022 et la Tunisie qui est devenue importatrice nette en 2000. Toutefois, cette dimension constitue en soi une source de contradiction forte dans la lutte pour le climat. Aucun État n'envisage un instant de cesser les exportations des hydrocarbures ou leur exploitation tant qu'une demande existe (et que les prix sont hauts comme dans le contexte de la guerre en Ukraine) ou que les ressources peuvent être brûlées à moindre coût pour fournir de l'électricité à un tarif compétitif. Le fantasme de l'exploitation en Méditerranée orientale des gisements de gaz par le Liban et Israël en est un bon indicateur.

Tout au plus les gouvernements et les élites économiques semblent-ils disposés à utiliser une part de cette rente pour investir dans le renouvelable, en particulier solaire qui semble de fait inépuisable dans la région. Mais ces nouvelles sources d'énergie ne se substituent que rarement aux énergies carbonées et ont alors pour ambition essentielle de permettre de répondre à une augmentation de la demande. Celle-ci persiste du fait de la hausse importante de la population et des usages, ainsi que du développement de nouvelles activités tel le « minage » de cryptomonnaies pourtant extrêmement énergivore tant il mobilise des serveurs informatiques énormes qu'il faut en plus réfrigérer3. La rente pétrolière continue par ailleurs d'encourager à investir dans les infrastructures commerciales et touristiques, entrainant toujours plus de flux et d'émissions, quand bien même ces dernières sont en apparence compensées par l'achat de droits à polluer.

L'horizon fixé de la neutralité ressemble dès lors à un tour de passe-passe et n'est aucunement intégré dans les politiques publiques ni dans les pratiques quotidiennes. La sensibilisation du public — par-delà les gestes symboliques ou politiques liés par exemple à la Marche verte au Maroc ou aux nombreux « boulevard de l'environnement » dans les villes tunisiennes, en passant par les campagnes contre le rejet sauvage d'ordures un peu partout, demeure une vraie question. Les milliers de tonnes de déchets de plastiques qui abiment jusqu'aux paysages les plus reculés et les littoraux, la biodiversité réduite à une peau de chagrin, le recours systématique à de l'eau en bouteille, les habitudes alimentaires comme les gaspillages en tous genres symbolisent l'entrée récente, brutale parfois, de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient dans une société d'abondance et de (sur)consommation. La sortie de celle-ci, impérieuse, n'en semble de fait pas facilitée, notamment quand d'autres contraintes découlant de la pauvreté ou de la guerre rythment le quotidien.

Qui est responsable ?

Dans la région comme ailleurs en Asie, Afrique subsaharienne et Amérique latine, le sentiment d'une responsabilité moindre que celle de l'Occident dans la lutte contre le dérèglement climatique demeure sans doute prégnant. S'il n'est pas illégitime quand on compare les émissions par habitant entre un Marocain et un Américain depuis un siècle, il vient peut-être légitimer une certaine apathie. Ce sentiment est parallèlement encouragé par les demandes de versement de pertes et dommages aux pays du Sud. L'invention de tels mécanismes devrait être au cœur des discussions à Charm El-Cheikh, poussées notamment par l'Égypte4. Mais cette logique a aussi pour fonction d'occulter les mauvaises pratiques « climaticides » dans les pays qui formulent les demandes et demeurent, quoi qu'on en pense, au cœur de bien des aspirations des élites, si ce n'est des habitants. Le modèle de Dubaï, toujours plus haut et bétonné, fondé sur le consumérisme et les artifices, n'est pas encore un repoussoir. Il est au contraire imité à coup de centres commerciaux, mosquées pharaoniques, autoroutes urbaines et quartiers d'affaire avec des gratte-ciels plus ou moins réussis.

Outre les questions liées au climat, à la pollution et à l'énergie, il en est une autre qui se pose de façon particulièrement aiguë : celle de l'eau. La région, avec certes de grandes disparités, est caractérisée par la faiblesse globale de cette ressource proprement vitale ainsi que par sa surexploitation, accentuée par la croissance démographique. Les fleuves, Nil comme Euphrate en particulier, sont l'objet de compétition réelle entre les États qu'ils traversent. En outre, le gaspillage des ressources de surface, par exemple en Irak du fait d'un réseau d'adduction et d'irrigation totalement défaillant, entraine une vulnérabilité réelle des populations et met en échec les modèles agricoles et les modes de vie traditionnels. L'exemple du sud de l'Irak où les marais ont disparu est à cet égard déchirant, tout comme l'est l'assèchement du Jourdain et de la mer Morte en Palestine occupée, poussé par l'accaparement des terres et de l'eau par les Israéliens. La sécheresse dans le nord de la Syrie au cours de la décennie 2000 a elle-même été considérée comme l'un des facteurs déclencheurs du soulèvement de 2011, puis de la guerre.

La situation est aussi particulièrement tendue dans les hautes terres du Yémen autour de Sanaa où la perspective de la désalinisation de l'eau de mer (modèle développé dans la région) est inenvisageable du fait de l'altitude. Les nappes phréatiques s'y trouvent déjà massivement surexploitées (à hauteur de 140 % du renouvellement annuel par les eaux de pluie) et pourraient rapidement se trouver à sec, imposant alors un déplacement massif de populations. Paradoxalement, dans ce même bassin autour de la capitale yéménite, les risques d'inondations du fait de tempêtes tropicales s'accroissent, illustrant les failles de la planification urbaine, sans pour autant résoudre la question du manque structurel d'eau pour les habitants comme pour les cultures.

La complexité des enjeux se trouve enfin symbolisée par le développement récent, en contexte de guerre et de faillite de l'État, des panneaux solaires individuels dans les campagnes yéménites. Ceux-ci ont pour effet pervers de favoriser la surexploitation des nappes phréatiques. Ils offrent en effet une énergie apparemment gratuite pour puiser et irriguer sans limites là où les pompes fonctionnaient avant au diesel qu'il fallait payer.

En Afrique du Nord et au Proche-Orient, les enjeux liés à l'écologie, ou plus particulièrement au climat, souffrent d'être largement occultés. C'est un fait que les sociétés elles-mêmes, comme les pays de la région, ne s'en sont pas encore saisi de façon pleine et consciente. Les ferments de mobilisation souffrent en outre de la répression. Plus sans doute qu'en Europe et d'autres régions tempérées, c'est pourtant probablement une affaire de survie.


En Orient aussi, la ville cible prioritaire de la guerre

Si les attaques de l'armée russe contre des villes en Ukraine ont suscité la réprobation internationale, on ne peut oublier que nombre d'armées et de groupes utilisent ces tactiques en Syrie, au Yémen, en Palestine occupée, surtout depuis la fin de la guerre froide. Ces destructions d'infrastructures de villes sont désormais qualifiées d'« urbicides » et s'apparentent à une forme de terrorisme.

Les trois premiers mois qu'ont duré le siège, le bombardement puis l'occupation de la ville de Marioupol au début de l'agression russe dans l'est de l'Ukraine ont été diffusés de façon dramatique à la face du monde entier au travers d'images, de mots et de vidéos. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a fait état, en juin 2022, de la destruction partielle ou totale de 90 % des bâtiments résidentiels de la ville, de 60 % des logements privés, de la coupure de tous les approvisionnements en électricité, eau et gaz, de l'arrêt de tous les hôpitaux, de l'épuisement des réserves de nourriture, de la fuite de 350 000 personnes, de la mort de milliers de personnes, sans compter les crimes de guerre qui avaient été commis contre des civils.

Les analystes militaires et politiques n'ont pas mis longtemps à se saisir du terme « urbicide » pour désigner les résultats cumulés des tactiques militaires russes contre Marioupol et d'autres villes ukrainiennes, tout en les comparant aux opérations urbaines russes passées contre Alep et Grozny. Leurs analyses suggéraient qu'il s'agissait là d'un choix militaire, d'une politique stratégique de principe, essentiellement russe, qui ne s'embarrassaient pas de tactiques opérationnelles particulièrement brutales ; dépourvues de toute retenue, elles étaient « non civilisées » et leur objectif était la mise à mort des villes de manière à rendre la vie inhabitable à leur population. D'où l'expression : commettre un « urbicide ».

Malgré ce que les analystes peuvent suggérer, les peuples du Proche-Orient savent cependant d'expérience que l'urbicide n'est pas seulement une approche du combat en zone urbaine. Bien avant que les Russes ne contribuent à détruire Alep, l'urbicide était devenu un élément fondamental du « mode de vie urbain » dans toute la région, tous les envahisseurs cherchant à tuer, contraindre ou priver délibérément la ville de ses habitants.

Au cours du demi-siècle dernier, des millions de citadins — de Gaza à Mossoul, de Bagdad à Khorramchahr, du camp de Yarmouk à Falloujah — ont subi des bombardements violents, des sièges, la destruction d'infrastructures essentielles, la mort, la pollution de l'environnement, la migration forcée et la famine. Pour beaucoup, l'urbicide est devenu le fil conducteur de leur vie quotidienne, une institution sociale urbaine.

Toutes les armées et tous les acteurs non étatiques armés (ANEA) qui commettent des agressions contre les villes du Proche-Orient développent une boîte à outils, un « art opérationnel » de la manière dont ils peuvent employer leurs forces et leurs capacités spécifiques lorsqu'ils mènent des « opérations militaires en zone urbaine »1. Cela étant, toute tactique ou instrument de combat en zone urbaine est préjudiciable à des degrés divers au tissu matériel et social urbain, leurs effets opérationnels cumulatifs rendant la vie urbaine quasiment invivable.

Le « roof-knocking » israélien

Le ciblage des principaux dirigeants de l'opposition en vue d'une exécution extrajudiciaire par exemple conduit généralement à la destruction de tel bâtiment ou de tel bloc d'habitations. L'utilisation de données géolocalisées des télécommunications pour l'identification des cibles est une tactique d'assassinat plus spécifiquement israélienne et américaine qui entraîne toujours des dommages collatéraux civils et en termes d'infrastructures. Ce que les Israéliens appellent le « roof knocking » (littéralement « coup sur le toit ») consiste à avertir les habitants d'un immeuble, par un appel téléphonique enregistré ou par le largage de charges explosives légères sur les toits des bâtiments, qu'une action par « munitions pénétrantes » est imminente. Les États-Unis classent en deux catégories leurs exécutions extrajudiciaires par drone : d'une part, les « frappes de personnalité » contre des individus nommément désignés et les « frappes de signature », qui utilisent des algorithmes pour identifier une « activité suspecte » (mal définie) et ensuite attaquer le site. Les raids nocturnes réguliers à Jénine dans le cadre de l'opération « Break the wave » de l'armée israélienne en 2022 visaient à éliminer le plus grand nombre possible de jeunes combattants et à perturber la vie quotidienne de la communauté en détruisant des habitations.

Les tactiques opérationnelles de combat rapproché provoquent des dommages considérables et sont étendues au tissu urbain et à la vie sociale, surtout si ces combats durent des semaines ou s'étendent à d'autres quartiers. Il s'ensuit une bataille d'usure, avec un système de défense par couches suivi d'un siège, le tout se combinant pour détruire le tissu urbain. Les Israéliens vendent à d'autres armées leur expertise tactique particulière consistant à « traverser les murs », mise au point, selon leurs propres déclarations, en combattant au-dessus, à travers et sous les rues et les bâtiments de Gaza, Jénine et Beyrouth.

L'organisation de l'État islamique (OEI) a utilisé des véhicules piégés chargés d'engins explosifs improvisés (IED) et un important réseau de tunnels à Mossoul pour stopper l'avancée des forces de la coalition irakienne en 2017. En 2004, leur vaste réseau de tunnels à Falloujah s'est avéré être une tactique urbaine efficace, forçant les combats au corps à corps sous terre alors que les forces américaines, irakiennes et britanniques cherchaient à reprendre la ville. En 2007, les États-Unis ont construit un mur de béton de 5 km de long autour du quartier d'Adhamiya à Bagdad, surnommé le « grand mur d'Adhamiya », pour empêcher l'accès des forces d'opposition et de leurs engins explosifs improvisés.

Les Russes ont déployé des sociétés militaires privées telles que le groupe Wagner en tant que « troupes de choc » pour capturer et reconquérir Palmyre. L'OEI a lancé une campagne « Breaking Walls » en 2013 pour libérer le plus grand nombre possible de ses militants détenus dans des prisons afin de les renvoyer au front. La deuxième bataille de Falloujah (2004) et la reprise de Mossoul à l'OEI (2016-2017) ont été depuis un demi-siècle parmi les combats les plus décisifs dans les villes, quartier après quartier, entre armées régulières et combattants irréguliers. Les deux villes ont été assiégées et prises d'assaut, avec des taux de pertes élevés et des destructions massives. Elles ont été détruites à plus de 60 % et ne sont pas encore reconstruites à ce jour.

Attaque aérienne des villes

La guerre urbaine, quartier après quartier, a été complétée par une volonté accrue de détruire à distance des parties de villes. Cette évolution opérationnelle s'est traduite par un objectif stratégique qui consiste à gagner un conflit en rendant inhabitables de larges pans urbains grâce à des attaques aériennes ciblées sur des infrastructures critiques et sur des quartiers résidentiels. Pour détruire des blocs d'habitations et des quartiers, l'armée de l'air syrienne a choisi les « bombes barils » larguées à partir d'hélicoptères (plus de 80 000 d'entre elles auraient été utilisées depuis 2011), qu'elles soient chargées d'armes chimiques ou d'un mélange bon marché de pétrole et d'explosifs, comme principale arme de terreur. Selon certaines informations, l'expertise syrienne est désormais mise à disposition de l'armée russe en Ukraine.

Le commandement central américain (US Central Command, CentCom)) a déclaré avoir utilisé plus de 10 000 armes à sous-munitions, contenant plus d'un million de sous-munitions, à l'intérieur des villes irakiennes, tandis que les Britanniques ont utilisé 70 armes à sous-munitions aériennes et plus de 2 000 armes à sous-munitions terrestres dans les premiers jours de l'invasion de 2003. Lors de sa campagne de bombardement de deux semaines sur Gaza en 2021, Israël a effectué plus de 1 000 frappes aériennes, détruit 15 tours d'habitation et plus de 1 700 logements. Les Russes ont affirmé avoir utilisé les villes syriennes comme laboratoire d'essai pour leurs dernières technologies de missiles et de drones, tandis qu'Ansar Allah a utilisé des drones pour attaquer les installations pétrolières d'Abou Dhabi en février 2022. Cette attaque a été suivie un mois plus tard par des attaques similaires sur Jeddah, Jizan, Najran et Dhahran. L'imagerie satellitaire a enregistré plus de 950 sites d'impact à travers Alep provoqués par des bombes larguées par les militaires russes et syriens pendant un mois de bombardement intensif en 2016.

Les généraux de Saddam Hussein pensaient qu'une escalade de la « guerre des villes » (1984-1988), menée par vagues d'attaques à la roquette et par bombardier sur de nombreuses villes iraniennes terroriserait le nouveau régime iranien et l'obligerait à baisser les armes au moment de la guerre Iran-Irak. Au lieu de quoi, cette guerre a poussé Téhéran à développer un attirail sophistiqué de drones et de « drones kamikazes », aujourd'hui vendus aux Russes et au Hezbollah. En déployant plus de 2 000 munitions à guidage de précision et en procédant à des frappes aériennes dès les premières heures de l'opération « Iraqi Freedom » (mars 2003), les États-Unis étaient convaincus que l'opération « Shock and awe » allait rapidement contraindre les Bagdadis à la soumission par le biais d'une guerre-éclair contre les ponts, les sources d'énergie et autres infrastructures essentielles.

Les attaques aériennes russes et syriennes contre les infrastructures civiles de la province d'Idlib en 2019-2020 auraient détruit de nombreux hôpitaux et établissements de santé, des établissements d'enseignement et des marchés, obligeant, selon l'ONU, plus de 1,5 million de personnes à fuir leur quartier. La sophistication croissante des attaques à la roquette des groupes armés de Gaza — ils en ont lancé près de 4 400 en mai 2021 et plus de 1 000 en août 2022 — n'ont fait que peu de dégâts dans les centres de population israéliens, bien qu'elles témoignent d'une sophistication technique croissante attestée par l'extension de leur portée et l'augmentation du nombre de leurs lancements. La coalition dirigée par l'Arabie saoudite aurait effectué plus de 24 000 frappes aériennes sur les centres urbains tenus par Ansar Allah (houtistes) depuis 2015.

Répandre l'insécurité, du déjà-vu

Que se passe-t-il lorsque de tels outils de destruction des villes sont combinés au sein d'un programme opérationnel régulièrement mis en œuvre sur une longue période, appliqué à l'ensemble d'un espace urbain, dans une quête obstinée de domination permanente du champ de bataille, de dissuasion stratégique et de déstabilisation des communautés par la terreur ? C'est alors que l'urbicide devient une stratégie de prédilection, un état d'esprit qui justifie d'attaquer l'ensemble de la vie sociale pour répandre dans la cité, à tout instant et en tout lieu, un sentiment d'insécurité. Nul espace n'est épargné ou à l'abri : installations médicales, établissements d'enseignement, institutions culturelles, médias, bureaux administratifs, stations d'épuration, réseaux électriques, jardins d'enfants, cafés, salles de bains et cuisines. La destruction de la ville n'est pas seulement un sous-produit des combats, elle devient leur raison d'être.

L'ancien-nouveau recours à l'urbicide n'est rien d'autre que le siège à long terme de quartiers ou de villes entières. Un siège s'accompagne généralement de bombardements et d'incursions réguliers, du déni des besoins humains fondamentaux tels que l'eau et l'électricité et du blocage des voies de sortie. La coalition de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis a assiégé le port d'Al-Houdaydah (Yémen) en juin 2018, empêchant ainsi les importations humanitaires d'atteindre facilement d'autres villes ; en un seul jour de novembre 2018, 200 frappes aériennes auraient été menées sur la ville. Le siège a effectivement pris fin avec le retrait de la coalition en novembre 2021 mais tout au long de 2022 les restes explosifs de guerre continuent de tuer des enfants dans les zones contaminées de la ville.

Le siège de Beyrouth-Ouest par les forces défense israéliennes entre juin et août 1982 a commencé par la destruction de la centrale électrique au sud de la ville, suivie par le refus de l'armée israélienne d'autoriser la Croix-Rouge internationale, chargée de matériel médical, à accéder à la ville. La destruction des archives, des institutions culturelles et des établissements médicaux palestiniens était « nécessaire » à la prise de la ville ; elle a bien sûr été suivie par la facilitation par les forces défense israéliennes du massacre de Sabra et Chatila en septembre de la même année.

La liste des villes qui ont été assiégées en Syrie au cours du dernier quart de siècle, au nom du mantra « mourir de faim jusqu'à la soumission », est trop longue à énumérer ici, mais doit tout de même inclure le siège de trois semaines et la destruction de larges parties de Hama en 1982 et de Dara'a, le berceau de la révolution, en 2011. À titre d'exemple, l'ONU a répertorié, en janvier 2016, 18 sites où 500 000 personnes ont été assiégées par les forces syriennes/russes ou par l'OEI ou d'autres groupes armés : Deir Ezzor, Foah, Kefraya, Zabadani, Madaya, Bqine, Darayya, Moadamiyeh, Douma, Harasta, Arbin, Zamalka, Kafr Batna, Ein Terma, Hammura, Jisrein, Saqba, Zabadin et le camp de Yarmouk. Une liste plus longue comprendrait sûrement Alep, Rakka, Kobané et la Ghouta orientale, parmi beaucoup d'autres.

La « guerre des camps » qui s'est déroulée au Liban d'avril 1985 à juillet 1988, principalement entre les forces libanaises d'Amal et les factions palestiniennes, a impliqué sièges, bombardements aériens et combats de rue dans et à travers les camps de réfugiés. Il convient également de noter la féroce bataille de Khorramshahr (1980) qui a laissé la majeure partie de la ville en ruines, les deux combats dans Falloujah (avril 2004, novembre 2004), l'opération américaine visant à réprimer Sadr City à Bagdad pendant deux mois en 2008.

À Gaza, la « tonte de gazon »

Les attaques israéliennes répétées contre le dense tissu urbain de la bande de Gaza en 2008, 2012, 2014, 2021 et 2022, presque exclusivement par voie aérienne ou par artillerie, ont tué plus de 4 000 personnes. Dans la pensée stratégique israélienne, ces épisodes répétés d'« urbicide violent » sont appelés par euphémisme « tonte de gazon », en alternance avec « l'urbicide lent » consistant à contrôler la mobilité, à réglementer les besoins fondamentaux, à exercer une surveillance permanente accompagnée d'assassinats ciblés.

Cette stratégie hybride d'urbicide, qui joue sur de longues périodes entre formes violentes et lentes, a permis aux 750 000 habitants de la ville de Gaza et aux 1,25 million d'autres habitants de cette prison de 365 km² d'éprouver l'urbicide comme un mode de vie. Taez (Yémen) a connu une expérience similaire. La ville est assiégée et soumise à un blocus par les forces d'Ansar Allah depuis 2015. Elle est entourée de mines terrestres, privée d'accès à une alimentation régulière, à l'eau et aux fournitures médicales, régulièrement bombardée, et les tireurs d'élite terrorisent les rares sorties de la ville. La famine, la violence permanente, les restes explosifs de la guerre et la malnutrition se combinent au manque de soins médicaux de base pour faire du taux de mortalité dans la ville l'un des plus élevés du Yémen.

La vie urbaine est également attaquée via le cyberespace. La cyberguerre offensive est désormais largement utilisée pour déstabiliser les infrastructures urbaines civiles et de commandement, endommager l'approvisionnement en énergie et couper les populations des réseaux de soutien et de résistance. Elle fait peut-être moins de victimes dans les villes, mais elle est désormais bien intégrée à la stratégie de l'urbicide. Les infrastructures vitales peuvent être détruites en attaquant le fonctionnement de leurs systèmes physiques ou en perturbant leur structure et leurs systèmes de routage, avec des tactiques telles que le déni de service, la modification des données ou le sabotage. L'unité 8 200 des forces de défense israéliennes, qui offre une capacité plus défensive, est la plus connue dans la région, mais le Hamas a remporté quelques succès dans le cyberespace contre Israël, tout comme l'Iran qui a été accusé par les États-Unis en 2020 d'avoir attaqué des portions du réseau hydraulique israélien.

Une forme de terrorisme

Alors que nous observons comment les missiles et l'artillerie russes détruisent le mode de vie urbain de millions d'Ukrainiens, il est bon de rappeler que nous avons toujours échoué à arrêter ces types de tactiques, ces doctrines opérationnelles et ces stratégies de destruction des villes lorsqu'elles ont été utilisées contre les villes du Proche-Orient. Ici, l'urbicide est depuis longtemps le chemin vers la mort. Chaque ville et chaque agglomération a été balayée, encore et toujours, par son vent glacial laissant une traînée de pourriture qui corrompt les relations sociopolitiques urbaines pour les années à venir.

La déstabilisation de l'environnement bâti, les coûts environnementaux des destructions, les conséquences sur la santé et la maladie, la perte du patrimoine culturel et de la mémoire, le déni des besoins fondamentaux et des droits de l'homme, l'arrêt de la croissance économique : tout cela se répercute sur les générations. L'urbicide est un terrorisme contre l'essence même de l'être humain. Des charniers de Hama recouverts par le palais d'Apamee Cham (Syrie) aux milliers de personnes qui restent ensevelies sous 8 millions de tonnes de gravats toxiques à Mossoul, l'urbicide en tant que passé et présent qui se répète sans cesse façonne l'avenir des villes du Proche-Orient. Il est devenu ce que signifie être urbain.

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Traduit de l'anglais par Christian Jouret.


1Ou MOUT pour Military Operations on Urbanized Terrain, selon une désignation de l'armée américaine d'il y a 30 ans.

T. E. Lawrence, retour sur une légende du désert

Serviteur de l'empire britannique ou partisan de la cause arabe ? Magnifiée par le splendide péplum du désert de David Lean, la vie de Lawrence d'Arabie continue de faire l'objet de controverses. Christophe Leclerc, spécialiste de l'aventurier britannique, en éclaire les plus saillantes, sur ses rapports avec Londres et Paris en particulier.

Les véritables convictions de T. E. Lawrence concernant l'indépendance des Arabes et la signification réelle de son engagement dans la révolte conduite par les Hachémites de 1916 à 1918 ont fait l'objet de nombreuses controverses. Temps fort de sa postérité, Lawrence d'Arabie, la superproduction en cinémascope de David Lean en 1962 a durablement installé l'image d'un officier anglais exalté, revêtu de robes bédouines et luttant avec l'énergie du désespoir pour la formation d'une nation arabe. Une figure romantique dont le journaliste américain Lowell Thomas avait posé les bases immédiatement après la Grande Guerre, dans des tournées de conférences internationales, à grand renfort de diapositives polychromes et de fanfares orientales.

Cette figure iconique a été vigoureusement attaquée dans les années 1960, à l'initiative du Jordanien Suleiman Moussa, historien de la dynastie hachémite, et de deux journalistes du Sunday Times, Philip Knightley et Colin Simpson. Leurs grilles de lecture étaient différentes, mais leurs propos aboutissaient à la même conclusion : Lawrence n'avait été qu'un fabulateur travaillant à sa propre gloire autant qu'à préserver les intérêts de l'empire britannique. Une approche qu'est venu entériner le grand intellectuel palestinien Edward Saïd, dans son célèbre essai L'Orientalisme, paru en 1978. Selon lui, pour des orientalistes comme Charles Doughty, Gertrude Bell, D. G. Hogarth, de même que pour Lawrence, « il s'agissait principalement de préserver le contrôle du blanc sur l'Orient et l'islam »1.

Documents d'archives à l'appui, la vérité s'avère plus complexe.

Des scénarios de grand jeu

Dans Les Sept Piliers de la sagesse (Phébus, 2009), son volumineux récit de la révolte arabe, écrit entre 1919 et 1922, Lawrence revendique un projet pétri d'idéalisme : « J'ai voulu constituer une nation nouvelle, faire revivre une influence perdue, offrir à vingt millions de Sémites les fondations sur lesquelles construire un palais de rêve né de leurs aspirations nationales ».

Cette affirmation sonne comme un cri du cœur, mais elle est surtout une recomposition de l'histoire : Lawrence, passionné de récits chevaleresques médiévaux, s'emploie à magnifier son expérience pour composer une œuvre littéraire. Une autre déclaration, bien antérieure, vient de lui faire écho. Elle est datée du 1er juillet 1916, alors que les Hachémites, protecteurs des lieux saints, viennent de donner le coup d'envoi d'un mouvement insurrectionnel contre les Ottomans : « C'est si bon d'avoir quelque peu aidé à fonder une nation nouvelle. J'espère que le mouvement va se propager comme il promet de le faire. Cette révolte, si elle réussit, constituera la plus grosse affaire du Proche-Orient depuis 1550 »2.

Quelles sont alors les motivations profondes de Lawrence, jeune officier de renseignement affecté au Caire qui peut se targuer d'une certaine connaissance du Proche-Orient et des dialectes arabes, résultant de sa propre expérience de terrain ? En 1909, Lawrence accomplit à pied un périple de 1 700 km de Haïfa à Alep, à la découverture des châteaux des Croisés. Cette expérience fondatrice a été suivie de plusieurs campagnes de fouilles dans le nord de la Syrie, sur le site hittite de Karkemish, où Lawrence s'est trouvé au contact de terrassiers arabes et kurdes. Puis, début 1914, il réalise un relevé de terrain dans le Sinaï, à dos de chameau, durant six semaines. C'est sans doute là qu'il a ses premiers vrais contacts avec les Bédouins du Proche-Orient.

Avant tout, Lawrence veut mettre en échec les buts de guerre de la France au Proche-Orient, en l'occurrence la volonté de celle-ci de s'arroger la Syrie au sens large (une région englobant une partie du Liban, d'Israël, de la Jordanie et même de l'Irak actuels), dès que l'empire ottoman se sera effondré. Il imagine différentes options : organiser un débarquement de troupes sous pavillon britannique dans le golfe d'Alexandrette et le coordonner avec un soulèvement arabe, ou bien armer les potentats locaux, en premier lieu Saïd Mohamed Ibn Ali, dit « Idrissi » (émir de l'Asir, une région située au sud de La Mecque) et Hussein Ibn Ali, grand chérif de La Mecque. « Nous pouvons nous jeter sur Damas, et faire passer aux Français tout espoir d'avoir la Syrie, écrit-il à son mentor, l'archéologue D. G. Hogarth, le 22 mars 1915. C'est un grand jeu, et qui, en fin de compte, vaut d'être joué »3.

Contrairement à ce qui a été beaucoup dit, même s'il utilise lui-même des formules choc du type « En ce qui concerne la Syrie, c'est la France qui est l'ennemie et non la Turquie »4, Lawrence n'est pas foncièrement francophobe. La vérité, c'est qu'il évolue dans un milieu colonial britannique historiquement rival de la France et qui cultive le souvenir de l'incident de Fachoda : en 1898, les deux pays avaient failli s'affronter par les armes pour une infime parcelle du Soudan. Le colonel Gilbert Clayton, supérieur direct de Lawrence au Caire, avait servi sous les ordres de Horatio Herbert Kitchener au Soudan et en Égypte, tout comme le sirdar (gouverneur général du Soudan) Reginald Wingate, auquel est rattaché leur département des renseignements militaires.

Les Bédouins, Arabes les plus purs

Dans ses textes, Lawrence dit à plusieurs reprises détester les Turcs, ce qui pourrait paraître accessoire, mais ne l'est pas tout à fait : comme la plupart de ses contemporains, il classe les peuples et les sociétés selon une échelle de valeurs, il esquisse une hiérarchie des races (au sens d'ethnies, peuples, voire nationalités), qui peut choquer aujourd'hui pour un intellectuel de son calibre, mais s'avère tout à fait banale en son temps. Pour Lawrence, il ne fait aucun doute que les Arabes sont très supérieurs aux Turcs, qualifiés de « lamentables imbéciles » ou de « végétation parasite ».

Encore y-a-t-il une hiérarchie parmi les Arabes eux-mêmes : Lawrence chante les vertus des Bédouins par opposition aux Levantins, ce qui, là non plus, n'a rien d'étonnant. Emboitant le pas à Wilfrid Scawen Blunt ou Doughty, il s'inscrit en effet dans un courant de pensée orientaliste en vogue chez les Britanniques selon lequel les Bédouins, déliés de tout attachement matérialiste et restés à l'écart de l'influence européenne, sont « purs ». Il n'en va pas de même pour les peuples des côtes et des ports (assimilés aux Levantins), pervertis par le mercantilisme occidental (français, évidemment) : « La vulgarité parfaitement désespérante de l'Arabe à moitié européanisé est effrayante, écrit Lawrence à sa mère, en juin 1911. Plutôt mille fois l'Arabe intact ».

C'est ainsi que Les Sept Piliers de la sagesse deviendront le récit de la geste bédouine, et que l'émir Fayçal, principal leader de la révolte arabe, pourra être comparé à Richard Cœur de Lion. Lawrence projette sur les Bédouins ses fantasmes de chevalerie, mais il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas un naïf. Dans les rapports écrits pour ses chefs, mélangeant sociologie, anthropologie, histoire et géographie, il brosse un panorama précis et sans complaisance des peuples du Proche-Orient.

Exploiter les failles de « petites principautés »

En février 1915, il constate : « il n'existe aucun sentiment national », verdict surprenant quand on connaît la suite de son engagement. Il s'explique :

Ils sont tous mécontents du gouvernement qu'ils ont, mais bien peu d'entre eux savent mettre bout à bout sans tricher leurs idées sur ce qu'il faut. Quelques-uns (principalement des musulmans) réclament à cor et à cri un royaume arabe, d'autres (principalement des chrétiens) réclament une protection étrangère à la mode altruiste de Thélème, conférant des privilèges sans obligations. D'autres réclament l'autonomie pour la Syrie5.

« Il est essentiel que Damas nous appartienne, affirme Lawrence dans une dépêche secrète datée de janvier 1916, ou soit au pouvoir d'une quelconque puissance amie non musulmane… », avant de conclure avec regret : « Vraisemblablement, si nous étions les maîtres de toute la Syrie, il conviendrait de partager le gâteau avec la France »6.

Dans un autre mémorandum qui sera, comme les précédents, transmis à Londres, contribuant à faire connaître jusqu'au sommet du pouvoir cet officier d'un grade très subalterne (sous-lieutenant de décembre 1914 à mars 1916), Lawrence affiche un certain cynisme et un point de vue proprement impérialiste : « L'activité [du chérif Hussein] semble s'exercer à notre avantage. En effet, elle vise nos objectifs immédiats : l'éclatement du bloc islamique, et la défaite et le démembrement de l'empire ottoman. » Et de poursuivre :

Les Arabes sont encore plus instables que les Turcs. Si nous savons nous y prendre, ils resteront à l'état de mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses, incapables de cohésion — et pourtant toujours prêtes à s'entendre contre une force extérieure7.

L'obsessionnelle conquête de Damas

Force est pourtant de constater que l'engagement physique dans la révolte arabe, en 1917 et 1918, semble constituer un tournant décisif pour Lawrence. Même s'il se montre encore capable d'écrire, dans le plus pur style colonial, des recommandations aux autres officiers britanniques du type : « Très difficiles à mettre en branle, les Bédouins sont faciles à mener si vous avez la patience d'être indulgent avec eux. Moins apparente votre intervention, plus grande votre influence »8), le jeune officier de renseignement jusqu'alors habitué à la moiteur insupportable des bureaux du Caire s'enhardit et se prend au jeu, au contact des Bédouins Beni Sakhr ou Haoueitat.

Subjugué par la dignité de l'émir Fayçal auquel il s'attache, il est aussi fasciné par le désert. Dès novembre 1916, le même Lawrence qui notait début 1915, qu'« il n'existe pas de sentiment national », observe à propos des Bédouins : « ils croient qu'en libérant le Hedjaz, ils vont promouvoir les droits de tous les Arabes à une existence politique nationale ; sans envisager d'État unique, ni même de fédération, ils portent résolument leur regard vers le nord, en direction de la Syrie et de Bagdad ». Comme l'attestent les observateurs du moment — les officiers britanniques et français qui opèrent au Proche-Orient —, un glissement manifeste s'est opéré en lui.

Conquérir Damas devient une obsession pour Lawrence, et pas seulement pour couper l'herbe sous le pied des Français et mettre la région sous la tutelle du Royaume-Uni. Le jeune officier se démultiplie dans les coups de main et le sabotage du chemin de fer du Hedjaz. Il rallie des tribus, contre espèces sonnantes et trébuchantes (des livres or britanniques). Conseiller politique et militaire de Fayçal, il fait aussi office d'agent de liaison avec le commandement britannique au Caire.

Rapportant les agissements de Lawrence, René Doynel de Saint-Quentin, attaché militaire français au Caire écrit d'ailleurs à ses supérieurs : « Son opposition [à la France] est d'autant plus nette qu'il croit sincèrement la fonder non pas sur les anciennes rivalités de missionnaires et d'archéologues, où il l'a puisée, mais sur les intérêts supérieurs de la race arabe »9.

À Londres comme à Paris, l'enthousiasme de T. E. Lawrence pour la révolte arabe inquiète et irrite. Un accord secret de partage du Proche-Orient (dit « accord Sykes-Picot ») a été négocié et ratifié par la France et le Royaume-Uni en mai 1916, et les agissements de l'officier britannique se démarquent trop nettement des intentions des deux puissances. En fait, comme Saint-Quentin le constate, l'engagement de Lawrence aux côtés des Arabes a dépassé l'intérêt naturel des explorateurs, des voyageurs et des conquérants pour les peuples qu'ils côtoient. Il est à craindre que l'agent du Caire ne devienne incontrôlable…

« Lawrence a foi dans l'aptitude des Arabes à se gouverner et à se défendre par eux-mêmes » note encore Saint-Quentin10. Quelques mois plus tard, Antonin Jaussen, un autre Français qui se trouve pour sa part sur le terrain, observe : « À El Wejh, le capitaine anglais Lawrence vit en rapports intimes avec le fils du chérif, Faysal, qui semble tenir beaucoup à son amitié. Il [Lawrence] exercice une véritable influence sur lui »11.

Rongé par le sentiment d'imposture

En juillet 1917, après que Lawrence est parvenu, avec quelques centaines de Bédouins, à s'emparer du port d'Akaba (position stratégique contrôlée jusqu'alors par les Turcs), tous les espoirs sont permis aux Arabes. La révolte est aux portes de la Syrie. Le diplomate britannique Mark Sykes peut à juste titre s'enthousiasmer :

L'action de Lawrence est splendide et je voudrais qu'il fût anobli. Dites-lui que maintenant qu'il est un grand homme, il doit se conduire comme tel et avoir les vues larges. Dix ans de tutelle de l'Entente et les Arabes formeront une nation12.

Quelques jours plus tôt, vraisemblablement parce qu'il était passablement agacé du comportement de Lawrence (qui avait gardé le secret sur son projet de raid vers Abaka), Sykes avait lâché un commentaire moins amène : « Une complète indépendance signifie (…) pauvreté et chaos. Qu'il [Lawrence] réfléchisse à cela, lui qui nourrit tant d'espoirs pour les gens au nom desquels il se bat »13.

Un tel engagement jusqu'aux limites de ses propres forces ne peut être vécu impunément. « Il a un cœur de lion, mais même ainsi la tension doit être très forte », note Gilbert Clayton. En 1918, Lawrence ne pèse plus qu'une quarantaine de kilos et il est en proie à un vrai déchirement intérieur : il a connaissance des accords franco-britanniques de partage du Proche-Orient pour l'après-guerre, et se perçoit comme un imposteur — un sentiment de culpabilité sans doute renforcé par l'éducation religieuse rigoriste qu'il a reçue, enfant. Il refuse d'être décoré par le roi George V, et quand celui-ci le reçoit en audience privée, il lui explique son point de vue sans détour. À la sculptrice lady Scott qui réalise son buste, il déclare : « Ne me faites pas en tant que colonel Lawrence.

À un autre de ses correspondants, il écrit qu'il se sentait comme un prestidigitateur durant la révolte ; dans Les Sept Piliers de la sagesse, il regrette enfin d'avoir été au service de deux maîtres : « j'étais pour ainsi dire devenu l'escroc en chef de notre bande ». Contrairement à un discours romantique qui a longtemps été en vogue (par exemple sous la plume du romancier Louis Gardel, en 1980), Lawrence ne s'est jamais pris pour un Arabe et n'a jamais voulu « devenir Autre ». Son trouble se situe sur le terrain des idées politiques et des manœuvres diplomatiques occidentales, bien plus que sur un plan métaphysique.

Plus arabe qu'anglais à la Conférence de la paix

Lawrence a-t-il vu dans les négociations au sommet qui s'ouvrent à Versailles, au début de 1919, une manière d'expier ? Pendant la Conférence de la paix, il multiplie les interventions (et les ingérences) auprès des délégations françaises et américaines, pour faire valoir les intérêts et les revendications arabes — sans véritable succès, mais avec une énergie étourdissante.

Arnold Toynbee, de la délégation britannique, parle de son don d'ubiquité. Les Français voient en Lawrence un ami de Fayçal. Et Roustom Haïdar, l'un des deux délégués arabes à la Conférence de la paix (avec l'émir hachémite), confesse son désarroi dans son journal : « M. Lawrence est anglais avant tout, et il a pris un ascendant sur l'émir et a fini par le convaincre qu'il était plus arabe qu'anglais ».

Lawrence aide Fayçal à travailler sa déclaration officielle, présentée au Conseil des Dix14, le 6 février 1919. C'est lui qui assure la traduction en anglais puis en français (à la demande du président américain Wilson), vêtu d'une robe bédouine et non de l'uniforme britannique ou d'un costume civil. Appartient-il à la délégation britannique ou arabe ? Les officiers de Londres s'y perdent parfois, comme l'a montré le meilleur biographe de Lawrence, Jeremy Wilson. Arthur Hirztel, haut fonctionnaire à l'India Office, réclame une clarification de son positionnement et s'irrite de « l'enthousiasme pro-arabe du colonel Lawrence ».

Les prises de position de T. E. Lawrence détonnent plus que jamais, et les médias s'en font l'écho. Dans les colonnes du journal Paris-Midi, on peut lire le 7 mars 1919 : « C'est Lawrence qui inventa, avec Sir Mark Sykes, le panarabisme ». Et plus loin : « Il servait son pays, mais il aurait à peine eu un moment d'hésitation avant de le desservir, chaque fois que l'exigeait sa mission sacrée ». Avant de conclure : « Il est probable que le colonel Lawrence retournera en Arabie. Espérons qu'il n'y mettra pas le feu ». Le mythe Lawrence d'Arabie commence sans doute là.

Fin 1919, Lawrence fait encore beaucoup parler de lui ; il a en effet engagé une ardente campagne de presse en faveur des Arabes, qui l'amène à publier douze articles en un an, parfois non signés. S'engouffrant dans la voie ouverte par le président américain Wilson (sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes), il s'érige en conscience morale de l'Occident ; il apparait comme un impérialiste émancipateur. Les Arabes, écrit-il, « n'ont pas risqué leur vie sur le champ de bataille pour changer de maîtres, pour devenir sujets britanniques ou citoyens français, mais pour gagner à leur propre compte. S'ils sont ou non aptes à l'indépendance, il reste à en faire l'essai »15.

Il dénonce le traitement réservé par la France à l'émir Fayçal, quand celui-ci est chassé du trône de Syrie par les soldats du général Gouraud, en juillet 1920 : « c'est en somme une médiocre récompense pour ce que Fayçal nous a donné pendant la guerre ; et l'idée d'être en reste de générosité avec un ami oriental laisse après elle un arrière-goût déplaisant »16. Parallèlement, il ne se prive pas de faire le procès du système colonial britannique ; dans le Times, le Daily Herald ou le Sunday Times, il condamne l'incurie et l'aveuglement des administrations anglaises en Inde, en Irak (qu'on appelle encore Mésopotamie), ou en Perse, critique par ailleurs les querelles entre l'India Office, le Foreign Office et le War Office — tous ces bureaux qui jouent d'influence et mènent leurs propres politiques antagonistes, anéantissant tout espoir de progrès.

Faire émerger des alliés plutôt que des sujets

Ainsi à propos de la Mésopotamie en août 1920 :

Les choses ont été bien pires qu'on ne nous l'a dit, notre administration bien plus sanguinaire et inefficace que le public ne le sait. C'est une honte pour la gestion de notre Empire (…). Combien de temps permettrons-nous que des millions de livres, des milliers d'hommes des troupes de l'Empire, et des dizaines de milliers d'Arabes soient sacrifiés au nom d'une certaine forme d'administration coloniale qui ne peut profiter à personne qu'à ses administrateurs ?17

Espérant influer sur l'opinion publique autant que sur le gouvernement britannique, quelle politique Lawrence prône-t-il alors pour le Proche-Orient ? Prenant en considération les aspirations nouvelles des peuples arabes, il soutient le projet d'un impérialisme refondé, un « nouvel impérialisme », comme il l'écrit dans son long essai L'Orient en mutation (The Changing East), en septembre 1920. Ainsi les autochtones doivent-ils être considérés comme des alliés plutôt que des sujets ; et ils doivent pouvoir s'administrer eux-mêmes, avec l'aide de conseillers étrangers. « Que les Arabes soient notre premier dominion d'autochtones basanés, et non notre dernière colonie d'indigènes basanés, telle est mon ambition », écrivait déjà Lawrence dans une lettre datée de septembre 1919.

Énoncées sur un ton volontiers provocateur, ces idées semblent audacieuses. En fait, elles ne sont pas originales, car partagées par une partie de l'élite intellectuelle britannique constituée de politiques, de militaires et d'administrateurs. Selon eux, restaurer le protectorat qu'elles exerçaient avant-guerre sur les peuples du Proche-Orient s'annonce beaucoup trop coûteux pour les puissances occidentales.

Mieux vaut donc s'orienter vers un système d'administration indirecte, comme le suggère notamment Lawrence, en adversaire résolu des lobbys coloniaux au Parlement, de l'India Office et du gouvernement de Mésopotamie.

En marche vers le Commonwealth

En janvier 1921, Lawrence accepte de rejoindre le cabinet de Winston Churchill, devenu ministre des colonies. Il y reste 18 mois. En tant que conseiller technique, il prépare la Conférence du Caire de mars 1921. Propulsé durant quelques mois représentant britannique en Transjordanie, il conduit une dernière mission auprès du chérif Hussein dans l'espoir de le convaincre d'entériner les accords issus de cette conférence qui attribue des États aux Hachémites, évidemment sous le contrôle des Britanniques. C'est ainsi que Fayçal, chassé de la Syrie par les Français, devient roi d'Irak. Quant à son frère Abdallah, il est émir de Transjordanie. Pour l'indépendance (toute relative, tant la présence britannique restera prégnante), il faudra attendre 1932 pour l'Irak, et 1946 pour le royaume jordanien.

Après avoir donné sa démission en juillet 1922, considérant son devoir accompli, Lawrence ne retournera plus jamais au Proche-Orient, et il n'évoquera plus qu'en pointillés l'évolution politique des peuples arabes. Il existe une lettre méconnue au roi Fayçal, écrite avant que les deux hommes se revoient une dernière fois à un déjeuner organisé à Londres, en juillet 1933, trois mois avant la mort du souverain. Elle est datée du 26 novembre 1932, immédiatement après l'indépendance de l'Irak. Lawrence y écrit : « Vous devez vous sentir comme un homme qui a travaillé toute sa vie pour conquérir l'impossible et qui y est parvenu ». Il choisit de donner une autre orientation à sa vie, en s'engageant comme simple soldat dans la Royal Air Force sous un nom d'emprunt. Lawrence n'est jamais là où on l'attend. Loin des joutes politiques et diplomatiques, loin surtout de la scène publique. Comme pour expier encore, ou fuir une célébrité insupportable à ses yeux.

Dans une lettre à un ami, en 1928, il précise ce que fut son projet politique, bien éloigné de l'indépendance intégrale des peuples arabes, prématurée à ses yeux :

Expliquez bien à vos jeunes gens, je vous en prie, que je me proposais de sauver l'Angleterre, et la France elle aussi, des folies de ces impérialistes qui, en 1920, auraient voulu nous voir répéter les exploits de Clive ou de Rhodes. Le monde a dépassé ce point-là. Je pense, toutefois, qu'il y aurait un bel avenir pour un Empire britannique qui serait une association volontaire18.

En dernière instance, Lawrence, progressiste libéral, à la fois passionné et pragmatique, entérine lui aussi l'idée du Commonwealth.


1Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980, p. 267.

2T. E. Lawrence à sa mère, 1er juillet 1916, dans Lettres de T. E. Lawrence, Malcolm Brown (edit.), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992 ; p. 511.

3Lettres de T. E. Lawrence, David Garnett (ed.), Gallimard-NRF, 1948 ; p. 156.

4T. E. Lawrence à sa famille, 20 février 1915, The Home Letters of T. E. Lawrence and his Brothers, Robert Lawrence (ed.), Oxford, B. Blackwell ; New York, Macmillan, 1954 ; p. 303.

5T. E. Lawrence, « Syria. The Raw Material », 25 février 1915, dans Dépêches secrètes d'Arabie, op.cit. ; p. 69.

6T. E. Lawrence, « The Conquest of Syria : If Complete », premier semestre 1916, National Archives, Kew, FO 882/16 ; p. 36-39.

7T.E. Lawrence, « The Politics of Mecca », janvier 1916, National Archives, Kew, FO 371/2771 et 141/461 ; p. 30-33.

8Les 27 articles de T. E. Lawrence, août 1917, dans Jeremy Wilson, Lawrence d'Arabie, Denoël, 1994 ; p. 1056-1061.

9René de Saint-Quentin, « Le Raid du major Lawrence et l'action anglaise à Akaba », 20 août 1917, Service historique de la Défense, Vincennes.

10« Impressions du capitaine Lawrence sur son séjour au camp de Feisal », 22 novembre 1916, Service historique de la Défense, Vincennes.

11Note « El Wedj », 2 mars 1917, ministère des affaires étrangères, série « Guerre 1914-1918 », vol.1703. Cette note n'est pas signée. Il est vraisemblable que Jaussen en est l'auteur.

12Sir Mark Sykes à G. Clayton, 22 juillet 1917. Cité par J.Wilson, op. cit. ; p. 483.

13Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford.

14NDLR. Composé des chefs de gouvernement des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni, de l'Italie et du Japon, assistés de leurs ministres des affaires étrangères.

15Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford ; p. 259-260.

16T. E. Lawrence, « La France, l'Angleterre et les Arabes », The Observer, 8 août 1920.

17T. E. Lawrence, « Mésopotamie », Sunday Times, 22 août 1920.

18T. E. Lawrence à D. G. Pearman, [février 1928], Lettres de T. E. Lawrence, D. Garnett (ed.) ; p. 522.

Bertrand Badie. Les « alliances de bloc » sont mortes et l'Occident ne le comprend pas

Le professeur et chercheur Bertrand Badie livre pour Orient XXI une réflexion stimulante sur l'évolution des alliances au temps de la mondialisation. Sur les accords dits d'Abraham, les jeux complexes de la Turquie, de la Russie ou des États du Golfe en Syrie ou en Libye, il éclaire ces nouvelles « connivences fluctuantes ». Entretien avec Sophie Pommier.

J'appartiens à une génération pour laquelle l'alliance veut dire des choses très précises que l'on tient imprudemment pour nécessaires et éternelles. Celles et ceux qui ont été socialisés du temps de la bipolarité et de la guerre froide ont en tête un modèle d'alliance simple qui structurait durablement, de part et d'autre du Rideau de fer, deux coalitions de puissance comparable. L'alliance signifiait alors un engagement à la fois pérenne et organisé. Cette évidence en réalité n'en est pas une si on se réfère à l'histoire longue. Si on regarde en arrière, les choses apparaissent déjà beaucoup plus compliquées. Jusqu'en 1945, les alliances n'avaient rien de durable. Au gré des rapports de forces, au gré des équilibres de puissance, on s'alliait à l'un pour combattre l'autre, jusqu'à ce que, dans l'épisode suivant, la géométrie vienne à se modifier, voire à s'inverser. La parfaite illustration de cette logique nous est fournie par le Pacte germano-soviétique de 1939. Mais on pourrait remonter plus loin dans le temps et constater que des alliances même étranges pouvaient se nouer dès lors que le déséquilibre de puissances était trop fort, l'un des exemples les plus fameux étant l'« alliance impie » entre François Ier et Soliman le Magnifique lorsqu'en face l'Empire1 était trop fort et avait besoin d'être contrebalancé.

La bipolarité, une parenthèse dans l'histoire des relations internationales

En 1945, les choses ont changé : on est entré dans l'exception avec la bipolarité. Le glissement progressif vers une forme d'alliance pérenne s'est concrétisé avec la création de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) en 1949, qui a suscité ensuite la constitution d'une autre alliance destinée à l'équilibrer, avec l'apparition du Pacte de Varsovie en 1955. Quand celui-ci a été dissous, l'OTAN a eu à délibérer sur sa pérennisation : nous étions au printemps 1991. Le président américain George H. Bush avait alors préconisé le maintien de l'organisation, s'attirant cette remarque de François Mitterrand : « Vous êtes en train de nous servir une nouvelle Sainte-Alliance ». Dans son esprit, cela voulait dire que l'on sortait d'une logique mécanique d'équilibre entre les blocs pour sacraliser une alliance et la rendre durable. De pragmatique et utilitaire qu'elle était dans un contexte de Guerre froide, l'alliance n'avait plus dès lors pour justifier son existence que cette onction que lui donnent des valeurs jugées supérieures et que partageraient durablement les pays membres, exactement comme en 1815, face à l'effondrement de l'empire français, s'était constituée exceptionnellement la Sainte-Alliance, à l'instigation du tsar de Russie.

Dans le contexte moderne, cette sacralisation ne va pas de soi. D'abord parce que la référence à des valeurs communément partagées devient de plus en plus difficile, et on le voit bien à travers les différends qui opposent la Pologne ou la Hongrie aux pays de l'Europe occidentale ; et ensuite parce que ce consensus sur les valeurs relève davantage de la façade, de la rhétorique et de l'autojustification que de la réalité des choses. Il résiste en tout cas à toute analyse sociologique qui dénie toute unanimité, dans chaque pays, sur les valeurs prétendument partagées. D'où ce besoin mécanique et au demeurant dangereux pour l'OTAN d'avoir face à elle un ennemi qu'elle réinvente pour se justifier. Lorsque la Russie de Boris Eltsine ne pouvait pas tenir cette fonction, on a essayé de cibler la Chine. Laquelle s'est refusée à jouer ce jeu. Nous étions alors au tournant des deux siècles : la Chine était surtout intéressée à entrer à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qu'elle a rejoint en décembre 2001, à se banaliser comme puissance au sein de la mondialisation. On a dû alors trouver un ennemi étrange, puisqu'il n'était plus un pays, mais une « méthode », à savoir le terrorisme. Tout ceci a abouti à la situation actuelle marquée par un autre virage : l'OTAN se reconstitue face à la menace russe à la faveur de la crise ukrainienne, suivant un semblant de Guerre froide qui précisément n'en est pas une !

Le jeu fluctuant des connivences pragmatiques

En dehors de l'espace atlantique, on perçoit une manière tout à fait autre et inédite de penser les partenariats. Depuis un certain temps, on est passé à une logique de fluidité et de pragmatisme. L'exemple a peut-être été donné pour la première fois par la Russie elle-même. Émancipée de la logique bipolaire, la Russie a essayé de déployer des accords tous azimuts qui lui ont valu successivement des réconciliations spectaculaires, avec Israël, l'Arabie saoudite, et la Turquie entre autres. La plupart du temps, ces accords n'ont pas valeur de rééquilibrage au sein du système international : ils sont tout simplement une façon de réaliser ponctuellement un certain nombre de « coups » qui assurent une position diplomatique momentanément productive. C'est ainsi que la Russie a pu réaliser plusieurs opérations profitables en partenariat avec la Turquie, avec laquelle elle est pourtant en désaccord sur de nombreux dossiers : Syrie, Libye, Caucase, ou Ukraine.

Mais les deux pays ont tissé des liens de connivence qui n'ont rien à voir avec les alliances d'antan, qui ne sont même pas des alliances au sens formel du terme, qui n'engagent les partenaires pratiquement à rien. Ce sont des connivences ponctuelles qui leur permettent de contrôler un moment l'agenda international, de peser sur la scène diplomatique mondiale, de contraindre les autres et d'obtenir des résultats immédiats.

On trouve des exemples de ce type chez la plupart des pays émergents, la Turquie étant rejointe par l'Inde ou le Pakistan. Officiellement, celui-ci est un allié des Occidentaux et participe encore à des alliances militaires avec des puissances occidentales. Ce qui n'a pas empêché de fortes connivences avec la Chine. Imran Khan2 a été le premier à se rendre à Moscou lorsqu'a éclaté la guerre entre l'Ukraine et la Russie, peut-être pour tirer certains marrons du feu. C'est une pratique qui tend à se généraliser et qui crée souvent une situation de faible lisibilité des interactions entre États dans les régions conflictualisées, par exemple au Proche-Orient, en Asie du Sud et de plus en plus en Afrique. Face à cette nouvelle réalité, l'OTAN apparaît comme un modèle vieillot, inadapté, particulièrement lourd et difficile à gérer, qui s'adapte difficilement aux situations nouvelles.

Le conflit ukrainien semble certes déroger parce qu'il s'inscrit apparemment dans la grammaire classique de l'OTAN, ce qui peut donner la fausse impression qu'on voit renaître la Guerre froide en cette occasion. Il est en revanche beaucoup plus difficile pour des alliances durables et structurées de cette nature de se « mondialiser » et de se situer face aux enjeux de la Méditerranée orientale, à ceux d'Asie ou d'Afrique, comme l'a montré le malaise de l'alliance atlantique dans la gestion de la crise d'Afghanistan.. Par ailleurs, on ne s'intéresse pas suffisamment à l'apparition de ce « Bandung II »3 qui apparaît très clairement au fil des résolutions que l'Assemblée générale des Nations unies a eu à adopter sur le conflit ukrainien. On a vu un bloc d'une quarantaine d'États choisir l'abstention. Ce qui signifie qu'ils refusaient de s'aligner sur les belligérants, comme ils l'avaient déjà fait à Bandung. Mais ce qui est nouveau, c'est que ces pays veulent jouer désormais un rôle actif sur la scène diplomatique, refusant de payer la facture d'une guerre à laquelle ils sont étrangers. Et par ailleurs, les États occidentaux, sûrs de leur bon droit, ne se rendent pas compte à quel point leur position est affaiblie aux yeux de la plupart des diplomaties du Sud par le soupçon de néo-colonialisme et d'arrogance dont ils ne parviennent pas à s'abstraire et qu'ils font revivre par le truchement de cette vieille « sainte Alliance » : autant de paramètres qui, par rapport au temps de la Guerre froide, réduisent la portée et l'efficacité de celle-ci.

Le maître mot aujourd'hui, c'est le pragmatisme. Par pragmatisme, on renvoie à une notion d'utilitarisme économique qui tombe sous le sens dans un contexte de mondialisation, de renforcement des échanges, et surtout des interdépendances. Mais cela n'épuise pas le sujet. En plus de cet impératif économique très fort, il y a des impératifs sécuritaires extraordinairement complexes. Même si Israël n'est pas un État du Sud, sa connivence avec la Russie, qui se détériore un peu depuis quelques jours, tient au fait qu'elle considère les partenariats conclus avec Moscou comme un moyen précieux de contenir le danger que représentent à ses yeux l'Iran ou le Hezbollah. On peut aussi prendre en compte le Maroc avec le Sahara où, au-delà des préoccupations économiques, les Marocains ont clairement troqué les Palestiniens contre les Sahraouis. Ici, les enjeux ne sont pas tant économiques que territoriaux. Le cas de l'Égypte est intéressant aussi. Les relations que l'on peut qualifier de rééquilibrages et peut-être même plus, entre Le Caire et le Kremlin s'expliquent par la volonté d'Abdel Fattah Al-Sissi d'alimenter son nationalisme et de prendre ses distances avec les États-Unis. Il y a une tentative individualiste, souvent assez égoïste, des États du Sud de maximiser leurs chances de s'émanciper des anciennes tutelles. Les partenariats entre la Russie et des pays comme le Mali ou la République centrafricaine sont tout à fait révélateurs de ce point de vue. C'est une manière de se dispenser de la tutelle française, voire de prendre une revanche. Les anciennes alliances sont ainsi devenues des « connivences », des sursauts individualistes pour maximiser les chances de réussite de chacun et sortir des formes classiques de dépendance que l'on pouvait connaître autrefois.

La crise du modèle huntingtonien

Ces évolutions sont aussi une manière de désamorcer la bombe huntingtonienne, celle d'« une guerre de civilisations ». Ce qu'il y avait de dangereux dans la théorie de Samuel Huntington, était lié à sa nature de prophétie auto-réalisatrice. Rationnellement la thèse ne tenait pas, mais on investissait tellement dans cette idée qu'elle finissait par prendre sens. Or on voit bien que ces formes nouvelles de connivence se font en négation de tout alignement idéologique ou culturel. Des États qui pouvaient passer pour huntingtoniens dans leur diplomatie, comme l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l'Iran ou la Turquie, sont les plus zélés dans cette diplomatie pragmatique et connivente. Ce qui — et c'est là toute la complexité — n'efface pas pour autant la méthode identitariste de ces diplomaties ou, d'une façon générale, des formes de mobilisation qui en dérivent. Le djihadisme a ainsi survécu à ces connivences nouvelles, ce qui aboutit à des paradoxes étonnants. On trouve en effet comme soutiens directs ou indirects de la cause djihadiste en Afrique, des États dont la diplomatie au niveau mondial se fait de plus en plus pragmatique, à l'instar de l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, ou même le Qatar. Ces pratiques djihadistes perdurent ainsi dans une ambiance pourtant post-huntingtonienne !

Le propre de la connivence, c'est son incohérence par rapport au modèle appris. Maintenant en quoi serait-il interdit d'avoir une diplomatie inspirée, quand il le faut, de considérations pragmatiques et, quand on le doit, de références identitaires, culturelles ou idéologiques ? Ce ne serait pas la première fois. Cela n'embarrassait pas François Ier de s'allier avec Soliman le Magnifique, ça ne gênait pas la diplomatie américaine de soutenir Oussama Ben Laden lorsqu'il fallait combattre les Soviétiques en Afghanistan, et on pourrait continuer l'énumération…

L'erreur, c'est de continuer à raisonner en termes de blocs. Les idéologues « occidentalistes » risquent d'être victimes de leur fausse naïveté en postulant que la culture à laquelle ils se réfèrent est l'expression d'une exception qui, à tout moment, doit surclasser toute autre considération, là où leurs partenaires de poids égal misent au contraire sur un parfait pragmatisme. Xi Jinping voue aux gémonies l'activisme djihadiste lorsqu'il s'agit de stigmatiser les Ouïgours, mais son ministre des affaires étrangères s'est affiché aux côtés du mollah Abdul Ghani Baradar4 en août 2021, pour sceller la coopération avec l'Afghanistan. C'est quand même amusant de voir que, dans ce pays de la révolution culturelle, le pragmatisme est plus affirmé que dans des pays pluralistes qui se disent libéraux.

Le « petit frère » l'emporte sur le « grand frère »

J'ai dit depuis longtemps, dans mes précédents ouvrages, qu'aujourd'hui le « petit frère » a tendance à l'emporter sur le « grand frère ». Je donnerais l'exemple de Benyamin Nétanyahou face à Barack Obama ou Donald Trump. Il y a une capacité étonnante des dirigeants israéliens à ne pas se laisser conduire par le « grand frère » américain et même à lui dicter leur volonté. Deux facteurs entrent ici en ligne de compte. D'abord la dépolarisation, qui fait que le « grand frère » n'a plus de statut formalisé comme ça pouvait être le cas lorsqu'il était le leader d'un des deux blocs en compétition. Et l'érosion des logiques de puissance a fait le reste. L'équilibre de puissance ne gouverne plus le monde. On l'a bien vu lorsque, systématiquement, les plus puissants ont été, qui battu en Afghanistan (l'URSS), qui battu au Vietnam, en Afghanistan, en Irak et en Somalie (les États-Unis) ou dans le Sahel (la France). Donc à partir du moment où le « grand frère » n'a plus l'alibi et l'argument d'une puissance infaillible dont il est seul détenteur, pourquoi voulez-vous que les autres lui obéissent passivement ? Quand celui qui vous domine a des armes qui ne fonctionnent plus, vous avez tendance à ne plus tenir compte de ce qu'il vous dit. Mais il faut quand même nuancer par le fait que, même si le « grand frère » ne commande plus, il garde une capacité de manipulation liée à toute une catégorie d'autres ressources qui ont moins de visibilité, et qui tiennent à son influence, ses capacités de maîtriser l'agenda international. Cette forme appauvrie du nouveau leadership pèse cependant d'un poids important, puisqu'elle conduit à requalifier les conflits : de guerre de décomposition sociale, le conflit sahélien glisse vers une autre identité du fait de la présence de l'armée française sur le terrain…

L'OTAN ne répond plus aux nouveaux enjeux

On ne peut pas comprendre le système international actuel autrement que par référence à cette fluidité des connivences. Bien des observateurs et, d'une façon générale, le langage courant utilisent couramment les images de « chaos » ou de « désordre international ». Mais notre monde n'est pas si chaotique ni désordonné qu'on le pense. Simplement, comme on veut le voir à travers les vieilles lunettes des alliances pérennes, on trouve que tout est devenu bizarre et ne fonctionne plus : on ne comprend pas les « pirouettes » turques, l'attitude des Émirats arabes unis, ou les retournements que l'on observe ponctuellement en Afrique. Ce nouveau modèle constitue en fait une rupture profonde : il est porteur d'éléments de progrès et aussi de défis nouveaux, sources d'incertitudes inédites. D'un certain point de vue, il y a progrès, parce que le monde bipolaire était un monde extrêmement dangereux : certes, on a expliqué que la dissuasion avait parfaitement fonctionné, grâce à la coexistence pacifique. Mais on oublie que celle-ci a fait 36 millions de morts hors de son périmètre. Cette bipolarité était un système finalement beaucoup plus létal que l'opinion publique ne le croit. Et donc cette multiplicité de connivences instables et sans cesse en recomposition peut être aujourd'hui une manière de frein à une conflagration généralisée.

Mais c'est aussi une source de dangers nouveaux parce que la principale conséquence de la généralisation de ces connivences et de leur fluidité, tient à l'imprévisibilité des situations. Personne ne sait comment les uns et les autres réagiront face à un fait nouveau, en Palestine, ou si un nouvel État venait à s'effondrer en Afrique, si une nouvelle crise éclatait dans le Golfe… quantité d'éléments qui autrefois conduisaient à une chaîne de conséquences qu'on maitrisait dans les chancelleries. Il suffit de regarder le conflit ukrainien pour mesurer ce jeu d'incertitudes. On n'y trouve pas simplement l'Occident face à la Russie, mais un écheveau de diplomaties fort complexes et instables, créant un jeu systémique difficile à décrypter et dont dépendra l'issue du conflit ! C'est notre entrée dans la mondialisation qui rend complexe ce jeu international.

Le journaliste Christian Makarian me disait, dans un débat récent, que les Russes étaient les inventeurs du jeu d'échecs. J'aurais pu ajouter que les Persans ont inventé le trictrac, ce qui leur donne plus d'agilité ! Les Occidentaux, eux, ont inventé Descartes. À peu près personne dans le camp occidental ne sait s'adapter à ces nouveaux jeux complexes qui n'ont rien de cartésien ! Quand on pense que, face à cette agression russe sur l'Ukraine, le réflexe occidental est d'élargir l'OTAN que d'aucuns disaient il y a encore quelques mois en situation de mort cérébrale, on perçoit la réalité du décalage par rapport au contexte présent. On répond à une situation entièrement nouvelle avec de vieilles méthodes.

Nous vivons une crise systémique

Ajoutons à ce tableau le poids des crises à dimension planétaire. J'ai écrit mes deux derniers livres, mon dernier notamment5, autour de l'idée que nous étions en train de passer, en l'espace d'une génération, d'une sécurité construite en termes nationaux à une sécurité reconstruite en termes globaux. La vraie menace aujourd'hui, n'est pas une insécurité découlant de l'action du voisin, mais l'insécurité issue des menaces objectives portées par le système tout entier. Le terrorisme tue entre 10 000 et 40 000 personnes par an, là où la faim dans le monde en tue à peu près dix millions, où le climat en tue 8 à 9 millions et où la situation sanitaire chiffre aussi les victimes en millions. Tout ceci ne peut être combattu par l'addition de 193 politiques nationales, mais bien par une politique globale. On ne viendra jamais à bout des incohérences en matière climatique autrement que par une gouvernance globale. Et une gouvernance globale, ce n'est pas une gouvernance négociée, au sens ancien du terme. C'est la raison pour laquelle les COP6 n'ont qu'une maigre efficacité. Chacun essaye de négocier son bout de gras pour qu'à la fin, il n'y ait plus de gras du tout à l'échelle globale. Nous avons besoin d'un changement de logiciel pour comprendre que la principale menace n'est plus le résultat d'une stratégie malveillante, mais l'effet d'un dérèglement systémique dont nous sommes tous responsables collectivement. La logique de connivence à mon avis ne sera pas, de ce point de vue, davantage efficace que la logique d'alliance. Au contraire, les accords pragmatiques, les coalitions d'un jour, peuvent rendre le dossier beaucoup plus difficile à gérer, avec des raisonnements du type « Je défends ton droit au charbon si tu défends mon droit à la déforestation ». À la base des logiques de connivence, il y a toujours un calcul à court terme, alors que là, il s'agit de faire gagner tout le monde en même temps, et sur le long terme.

Quelle est la place de l'ONU dans tout ça ? Elle a été créée en 1945 sur une base très claire qui était celle d'un système en voie de bipolarisation et sur la valorisation totale et absolue d'une puissance, les États-Unis, qui venait de montrer, et son efficacité en gagnant la guerre, et sa vertu en terrassant le monstre nazi. Ce qui faisait alors la force de l'ONU fait aujourd'hui sa faiblesse. À savoir une confiance absolue accordée aux plus puissants — en l'espèce les cinq membres permanents du Conseil de sécurité — pour régler tous les problèmes. Or l'évolution des relations internationales a fait que les cinq cogérants du monde se sont installés dans une fonction de blocage consistant à pérenniser à tout prix leur rang et leur statut dérogatoire, ce qui explique la totale paralysie du Conseil de sécurité et la connivence de ces cinq États pour refuser d'y délibérer sur les grands sujets globaux. C'est ainsi que le délégué russe, Vassili Nebenzia, a déclaré qu'il serait « contre-productif » de parler de questions climatiques au Conseil de sécurité, ce qui illustre parfaitement ce à quoi conduit la logique de puissance.

L'ONU est formellement non réformable puisque pour réformer le Conseil de sécurité, il faut l'accord des cinq membres permanents, ce qui est perdu d'avance. Mais en même temps, l'ONU s'est de facto considérablement réformée en poussant pragmatiquement à un multilatéralisme social qui existe indépendamment du Conseil. Les grands succès de l'ONU c'est le Programme alimentaire mondial (PAM), qui a quand même eu le prix Nobel il y a deux ans, c'est le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef), c'est le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), c'est l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), c'est l'Organisation mondiale de la santé (OMS), contrairement à ce qu'on a pu dire pendant la crise du Covid. C'est ce qu'avait voulu Kofi Annan dans son discours du millénaire lorsqu'il a annoncé ses Objectifs millénaires pour le développement (OMD), repris par son successeur sous la forme des ODD, Objectifs de développement durable.

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Les notes sont de la rédaction.


1Le Saint Empire romain germanique de Charles Quint.

2Alors premier ministre pakistanais, il a été évincé en avril 2022.

3Référence à la Conférence afro-asiatique de 1955 regroupant 29 pays dont l'Inde de Jawaharlal Nehru, l'Égypte de Gamal Abdel Nasser, l'Indonésie de Sukarno et la Chine de Mao Zedong représentée par Zhou Enlai et qui a lancé le mouvement des non-alignés.

4Cofondateur du mouvement taliban, vice-premier ministre actuel du gouvernement de transition en Afghanistan.

5Les puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale, Ed. Odile Jacob, 2021.

6Conférence des parties à la convention des Nations unies sur les changements climatiques.

Ces juifs orientaux honnis par Israël

Par : Rita Sabah

Dans un film qui sort le 8 juin 2022 en France, Mizrahim, les oubliés de la terre promise (2022), Michale Boganim revient sur l'histoire de ces juifs orientaux « montés » en Israël et qui se heurteront au mépris et au racisme des élites ashkénazes.

« Ma fille, j'aimerais te dire que je suis une exilée de la Terre promise. Enfant, ce départ, je l'ai vécu comme une déchirure… On ne quitte pas le paradis de l'enfance sans un sentiment de trahison. » C'est sur ces mots adressés à sa fille que s'ouvre le documentaire de Michale Boganim, Mizrahim, les oubliés de la terre promise. Des mots qui pourraient être ceux de n'importe quel exilé de ce monde, blanc ou noir, occidental ou oriental.

Née en Israël à Haïfa, Michale Boganim a d'abord étudié la philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem avant de se consacrer à l'anthropologie à Paris sous la direction de Jean Rouch et d'intégrer la National Film School de Londres. Elle a réalisé notamment Tel Aviv/Beyrouth (2021), La Terre outragée (2012) et Odessa… Odessa ! (2005).

Une élite ashkénaze ignorante du monde arabo-musulman

Avec Mizrahim, les oubliés de la terre promise, Michale Boganim signe une œuvre à la fois personnelle et historique dédiée aux mizrahim (orientaux en hébreu), les juifs venus du monde arabe et des pays musulmans (Proche-Orient et Afrique du Nord), mais aussi de Géorgie, des Balkans, d'Iran, du Yémen, d'Inde ou du Kurdistan. Souvent partis à la hâte, ces juifs orientaux ont fait leur aliyah (montée) vers Israël peu après la naissance de l'État hébreu. Fondé par des juifs occidentaux, l'État d'Israël naissant était alors dirigé par une élite ashkénaze travailliste ignorant tout du monde arabo-musulman, voire le méprisant. Les mizrahim y furent longtemps traités comme des citoyens de seconde zone, au même titre que les « Arabes » palestiniens, ou les Éthiopiens aujourd'hui.

Venus du Maroc, d'Irak, du Yémen, de Libye…, les mizrahim étaient venus réaliser eux aussi leur rêve d'un État juste et égalitaire en terre promise. La réalité fut moins rose. « We don't promise you a rose garden », annonçait en 1971 un slogan du ministère de l'immigration et de l'absorption placardé dans tous les offices d'immigration du monde. Mais au lendemain de l'indépendance, on faisait moins dans la dentelle. Il fallait vite peupler Israël et trouver une main-d'œuvre corvéable et bon marché, juive ou pas.

De la Terre promise « où coulent le lait et le miel », les mizrahim ne goûtèrent qu'à la saveur amère des ma'abarot (camps de transit) et des « villes de développement », qui tardent encore aujourd'hui à prospérer. D'abord des tentes plantées serrées les unes contre les autres, balayées par le sable, puis des cités-dortoirs comme on en connaît dans les banlieues parisiennes pauvres, mais chauffées à blanc par un soleil implacable. Bâties à la hâte pour peupler le désert du Negev face à Gaza, des villes comme Yeruham, Sderot, Dimona, Ofakim surgissent du sable, éloignées de tout, sans eau, sans transport. L'Agence juive n'y installe que des juifs orientaux. Comme si « on avait pris des morceaux du peuple juif et on les avait jetés ensemble dans une réserve naturelle, avec les bons côtés de la réserve, mais aussi avec les aspects durs du ghetto », explique l'essayiste Haviva Pedaya, enseignante à l'Université Ben Gourion du Néguev.

Des blocs rectangulaires de HLM (« chikounim »), nus, parfaitement alignés, sans arbre ni végétation, plantés au milieu de nulle part, où l'on mord la poussière à longueur d'année. Où l'on subit la plaie du chômage, l'oisiveté, l'ennui, la pauvreté, la désolation, l'absence d'infrastructures culturelles, la délinquance, la drogue. Aucun espoir d'en sortir ni de grimper un beau jour dans l'échelle sociale.

Marx et la Bible

C'est après la mort de son père que Michale Boganim se lance dans la réalisation de ce documentaire, en germe depuis plusieurs années. Membre fondateur du mouvement israélien des Panthères noires (« des gens pas sympathiques », disait d'eux la première ministre Golda Meïr, non sans mépris), Charles Boganim créera par la suite une association d'aide aux enfants des villes de développement (Oded) pour lutter contre la relégation des mizrahim dans les quartiers misérables de la périphérie. Mais il finit par jeter l'éponge et quitte Israël. Arrivé du Maroc en 1965, des rêves de justice et d'égalité plein la tête, Charles Boganim voulait « participer à la construction de ce pays nouveau, qu'il a imaginé fondé sur une société juste et égalitaire », un pays né « d'une constellation de rêves souvent contradictoires, les uns nourris par Marx, les autres par la Bible ».

Dans ce road-movie, Michale Boganim va de ville en ville à la rencontre de témoins. D'abord la ville de Yeruham, que son maire Michaël Biton, fils d'immigrés marocains de Ouarzazate Tamassinte, s'évertue à développer pour attirer de nouvelles populations. Contre leur gré, et croyant arriver à Jérusalem, les émigrés du Maroc y furent déversés en masse dans les années 1950-1960, de préférence la nuit pour ne pas découvrir la supercherie.

Puis la ville de Lod, où le poète Erez Bitton, né à Oran de parents marocains, émigre à la fin des années 1940. Après quelques mois dans un camp de transit de Ra'anana, ses parents occupent une maison arabe de Lod puis une « cabane ». Les enfants jouent dans les terrains vagues alentour. Sans le savoir, ils s'emparent d'une grenade, qui traîne là. Erez Bitton, alors âgé de 10 ans, est gravement blessé, il perd une main et la vue. Reconnu comme le père fondateur de la « poésie israélienne orientale », il écrit ses premières œuvres dans les années 1960-1970, perçues alors comme marginales. Il faudra attendre l'année 2015 pour qu'il bénéficie d'une reconnaissance officielle en recevant le prestigieux prix Israël de poésie et de littérature hébraïque.

Des images de propagande

À Elyakhin (au sud de Hadera), l'activiste d'origine yéménite Shlomi Hatuka rappelle que la plupart des Israéliens ont eu des comportements racistes envers les mizrahim, toujours décrits comme des gens « violents, bêtes, machistes et criminels ». La grand-mère de Shlomi s'est fait voler sa fille dans les années 1960, alors il fonde une association pour documenter ces disparitions et recueillir les témoignages de femmes yéménites dont le nouveau-né a été enlevé et confié (ou vendu) pour adoption.

Tous ces témoignages sont émaillés d'images d'archives du Fonds Spielberg (pour beaucoup des images de propagande de l'Agence juive acquises par le Fonds) et de la télévision israélienne montrant l'arrivée d'immigrés orientaux souriants, et émus de fouler le sol de la Terre promise.

Depuis ces années noires, les Orientaux ont continué à faire parler d'eux, pour le meilleur ou pour le pire. Ils contribuèrent notamment au renversement du pouvoir travailliste historique en votant massivement en 1977 pour le Likoud de Menahem Begin, sans jamais changer de bord politique depuis. David Lévy, un des premiers ministres israéliens du Likoud à être né au Maroc, fit en son temps l'objet de nombreuses railleries et plaisanteries racistes dans les milieux ashkénazes. Puis ils fondèrent le parti politique ultra-orthodoxe Shas en 1984, présidé par l'indéboulonnable Aryé Dery, qui fut à deux reprises ministre de l'intérieur malgré des accusations de corruption.

Et en 2016, le poète Erez Biton fut chargé par le ministre de l'éducation de l'époque Naftali Bennett de proposer des recommandations sur l'intégration des communautés orientales dans la société israélienne. Répondant enfin au vif désir de la chanteuse d'origine marocaine Neta Elkayam, qui aurait tant voulu entendre parler de l'histoire de sa grand-mère à l'école, une histoire marocaine exclue de la grande geste officielle d'Israël.

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Mizrahim, les oubliés de la Terre promise
Documentaire, 2022
Réalisé par Michale Boganim
93 minutes
Sortie en salles en France le 8 juin 2022

En Orient, chercheurs et chercheuses sur un terrain miné

Depuis le 5 juin 2022, cela fait trois ans que l'anthropologue Fariba Adelkhah est prisonnière du gouvernement iranien, condamnée à cinq années de prison. Les accusations « d'atteinte à la sûreté de l'État » portées contre elle ne sont qu'un prétexte pour exercer une pression sur la diplomatie française. Son cas, comme celui d'autres chercheuses et chercheurs, est emblématique des difficultés grandissantes de l'accès au terrain au Proche-Orient.

Les pratiques de recherche en sciences sociales depuis une vingtaine d'années se sont indéniablement transformées. Partout, l'accès aux ressources en ligne ainsi qu'à des communications gratuites offre des informations sans grande limite. Souvenons-nous par exemple que téléphoner d'Europe vers le Yémen pouvait à la fin du siècle dernier coûter près de deux euros par minute ! Une lettre mettait — quand elle arrivait — plusieurs semaines à trouver son destinataire. Dorénavant, pour les chercheur·ses, expert·e·s et journalistes, le téléchargement de livres numérisés et de la presse quotidienne, des archives publiques ou personnelles, ainsi que le suivi des débats sur les réseaux sociaux abolissent bien des frontières et des barrières tant symboliques que financières et temporelles. Les kilos de livres et de documents qui chargeaient les valises de retour de terrain, imposant souvent de payer des excédents de bagages conséquents à l'aéroport, sont pour partie un lointain souvenir.

Réfléchir sur son propre positionnement

Certes, la contextualisation nécessaire à la compréhension exige toujours une pratique du terrain et en particulier le développement de relations de confiance avec des collègues sur place et ceux qu'on appelle parfois de façon abrupte des « informateurs ». Ce sont ces relations humaines, amicales et intimes souvent qui font le sel des métiers de la recherche en sciences humaines et sociales, fondée aussi massivement sur ce que l'on appelle « l'observation participante » et l'ethnographie. L'enquête au long cours située dans la société sur laquelle on travaille est fondamentale. En parallèle, cette recherche impose des réflexions sur son propre positionnement en tant qu'étranger ou étrangère dans une société où bien des dynamiques et subtilités (à commencer par les registres linguistiques variés) nous échappent fatalement.

La sensibilité à ces questions méthodologiques s'est fortement et légitimement accentuée ces dernières années, ouvrant la voie à des débats parfois tranchés et quelques rancœurs (comme dans le contexte de la guerre en Syrie). Le côté positif de cette réflexivité pousse vers de nouvelles stratégies d'écriture impliquant la valorisation des savoirs « locaux », par exemple à travers une écriture à quatre mains, égalitaire.

Au Proche-Orient, les exemples de violences physiques exercées sur les chercheur·ses ne sont pas une nouveauté. Le cas du sociologue Michel Seurat, décédé en 1986 en détention alors qu'il était otage de mouvements armés chiites au Liban incarne la fragilité des universitaires étrangers sur « leurs » terrains, notamment quand ils sont en conflit. Mais sans doute moins que les journalistes, peut-être du fait d'une connaissance fine des lieux pratiqués et de connexions solides, mais aussi d'une nécessité moindre de se trouver sur les fronts armés, les étrangers n'ont été que rarement les victimes de groupes non étatiques au Proche-Orient.

Pourtant, il serait faux de considérer que la capacité de mener des recherches n'est pas affectée et mise sous pression, par d'autres mécanismes parfois moins visibles. Plusieurs événements scientifiques, organisés ces derniers mois notamment par NoriaA Research1, l'Union européenne2 ou l'Université de Montréal3 ont tenté de réfléchir aux pratiques de recherche dans ce contexte, soulignant une préoccupation réelle dans la communauté scientifique. De façon unanime, tout le monde considère donc que la situation s'aggrave et qu'il est aujourd'hui plus difficile d'effectuer son travail au Proche-Orient qu'il y a quelques années. La liste des chercheur·ses qui se trouvent en incapacité de retourner dans le pays sur lequel ils et elles ont bâti leur « carrière » est impressionnante — une situation souvent inconnue des collègues dans la mesure où elle n'est pas exempte d'un sentiment de honte. Elle se trouve par ailleurs complétée par l'exil forcé de nombreux collègues yéménites, iranien·nes, saoudien·nes ou égyptien·nes issu·es de ces mêmes sociétés. C'est là une source de souffrance professionnelle autant que personnelle.

La coupure de l'accès physique au terrain (renforcée conjoncturellement par la crise sanitaire des deux années passées) est un vrai danger, menaçant de transformer certaines zones en trous noirs, inaccessibles à l'analyse. Un tel risque se voit renforcé par le fait que les chercheur·ses venant de ces sociétés – qui demeurent comme l'illustre aussi le cas turc, les principales victimes de « leurs » autorités, n'auraient le plus souvent pas aisément accès aux publications internationales pour diffuser leur savoir. Que l'on songe donc à la Syrie et à l'Iran où les dynamiques politiques et sociales nous sont devenues en grande partie inintelligibles, favorisant alors un repli des questionnements d'universitaires dont les activités étaient autrefois centrées sur ces sociétés sur les dynamiques migratoires et les activités des diasporas. Les efforts de traduction des travaux en arabe, turc ou persan ne sont que plus nécessaires dans ce cadre.

Des « mukhabarat » à la surveillance Internet

Comme pour le cas de Fariba Adelkhah, il est remarquable de constater qu'au Proche-Orient la pression sur la recherche s'exerce avant tout du fait des régimes autoritaires. Ce ne sont que très marginalement les groupes d'opposition ou des bandes criminelles qui sont responsables des basculements qui préoccupent les chercheur·ses. La surveillance s'est ainsi technicisée et joue de façon souvent arbitraire, lors des passages de frontière ou à travers des convocations à la police au cours du séjour de terrain. La pression est dès lors quotidienne autant qu'incertaine, mais a le plus souvent quitté la forme presque pathétique des « anges gardiens » des mukhabarat (services de renseignement) qui avaient une fâcheuse tendance à s'asseoir seuls dans les cafés à vos côtés, regardant négligemment leur paquet de cigarettes, mais ne loupant pas une miette de vos conversations4. L'entrave que créent ces nouvelles technologies est d'autant plus troublante que celles-ci sont souvent elles-mêmes vendues et entretenues par des entreprises originaires des pays européens, et évidemment d'Israël et des États-Unis. Leur détournement ne semblant poser aucun cas de conscience.

En se technicisant, passant dorénavant via les téléphones portables et sur Internet, la surveillance des chercheur·ses et leur répression vient mettre en lumière certaines injonctions contradictoires des professions scientifiques. Les invitations à se protéger, par exemple lorsque les universités ou le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) conseillent de crypter les ordinateurs pour les voyages, sont difficilement compatibles avec les efforts d'une visibilité accrue des travaux et publications, voire une mise en accès libre des données brutes de recherche qui peu à peu s'impose dans la profession. De même, les exigences de validation des protocoles de recherche par des instances éthiques, y compris dans les pays du Proche-Orient où pourtant ces enjeux très spécifiques ne sont en général pas compris, posent la question de l'inadéquation avec les pratiques de terrain en contexte autoritaire. Il en va de même pour les demandes d'escorte armée imposées parfois pour obtenir un ordre de mission, par exemple pour un séjour en Irak. Le rôle joué par les institutions universitaires européennes dans les barrières érigées et pressions qui s'exercent est sans doute insuffisamment appréhendé.

Mais l'un des faits les plus remarquables concerne le fait que ces pressions sur les libertés académiques sont en particulier le fait de « pays alliés » de l'Europe. Leur extrême férocité, comme dans le cas de l'assassinat du doctorant Giulio Regeni par la police égyptienne en 2016, ne semble pas en mesure de remettre en cause les alliances, ni même de générer de vives critiques de gouvernements occidentaux.

Il en va de même pour les pratiques israéliennes aux frontières : les chercheur·ses en sciences sociales travaillant sur la « seule démocratie du Proche-Orient » ou souhaitant se rendre en Palestine savent combien ils ont de grandes chances de terminer en sous-vêtements à leur arrivée ou leur départ de l'aéroport de Tel-Aviv, ou alors de se faire refouler après avoir passé une nuit en détention. De même, le fait que les universités palestiniennes dépendent directement d'un système restrictif israélien d'attribution des visas constitue une entrave évidente, mais rarement relevée.

Le sort méconnu des locaux

Le cas du doctorant britannique Matthew Hedges, condamné en 2018 à la perpétuité par les Émirats arabes unis, puis gracié après avoir passé tout de même six mois à l'isolement, démontre combien les chercheur·ses — notamment les plus jeunes — sont des pions d'enjeux qui les dépassent. L'expérience extrêmement traumatisante subie par Hedges ne l'aura heureusement pas empêché de terminer la rédaction de sa thèse de science politique puis sa publication sous le titre Reinventing the Sheikhdom (Hurst publishers, 2021) auprès d'un éditeur scientifique prestigieux.

L'accumulation des vexations, entraves, menaces concerne en premier lieu les chercheur·ses issu·es des sociétés du Proche-Orient. De l'Égyptien spécialiste du Sinaï Ismail Alexandrani (qui a collaboré à Orient XXI) à la collègue turque Pinar Selek, leurs trajectoires et leur répression ont, comparativement par exemple aux violences contre les journalistes qui subissent le même sort, fait l'objet d'une préoccupation bien moindre dans les médias et au sein des chancelleries diplomatiques. Les journalistes, comme les chercheur·ses étranger·es, souffrent de l'absence de statut reconnu à l'échelle internationale qui garantirait une forme de protection et une reconnaissance aussi des libertés académiques, tant en matière d'expression que des modes d'accumulation spécifiques des savoirs. Divers programmes, tel Pause5 en France ou initiatives portées par exemple par le fonds Marie Sklodowska-Curie à l'échelle européenne, offrent du soutien tant administratif que financier aux chercheur·ses en danger à travers le monde. Sans doute imparfaits car limités dans le temps, ces soutiens demeurent nécessaires.

Néanmoins, il est probable que dans les années à venir, l'urgence ukrainienne et les menaces qui pèsent sur les scientifiques russes conduisent, au sein de ces programmes, à la marginalisation de fait des collègues issus des sociétés du Proche-Orient. Et pourtant, les crises s'y prolongent et les régimes autoritaires s'y sentent toujours renforcés. Le cas de Fariba Adelkhah, autant injuste que douloureux, invite dès lors à accentuer une réflexion profonde sur les conditions de la recherche et les leviers pour préserver les libertés académiques si précieuses et nécessaires. Il vient aussi souligner combien les fonctions sociales et politiques jouées par les universitaires dans la compréhension de la marche du monde en général et du Proche-Orient en particulier doivent être valorisées, imposant aussi de la part de la communauté scientifique un engagement plus ferme dans la diffusion des savoirs auprès du public.


Israël, nouveau protecteur des autocrates du Golfe ?

Voici ce que la réunion historique qui s’est tenue cette semaine dans le désert du Néguev révèle sur le réalignement du pouvoir dans la région.

Un message clair est ressorti de la réunion qui s’est tenue cette semaine dans le désert du Néguev entre les ministres des affaires étrangères de quatre pays arabes, d’Israël et des États-Unis : Israël est la clé de la sécurité des autocraties du Golfe et de la poursuite de l’engagement américain au Moyen-Orient.

Ce message peut, à première vue, laisser entrevoir une réduction des tensions régionales, le début d’un remaniement de l’architecture de sécurité de la région et une capacité accrue du Moyen-Orient à se débrouiller seul.

Le secrétaire d’État Antony J. Blinken participe au sommet du Néguev avec le ministre israélien des Affaires étrangères Yair Lapid, le ministre bahreïni des Affaires étrangères Abdullatif bin Rashid Al Zayani, le ministre égyptien des Affaires étrangères Sameh Shoukry, le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita et le ministre émirati des Affaires étrangères Sheikh Abdullah ben Zayed Al Nahyan, le 28 mars 2022 à Sde Boker, en Israël. [Photo du département d’État par Freddie Everett / Domaine public].

Source : Responsible Statecraft, James M. Dorsey
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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La langue des Doms en voie de disparition

Les Doms du Proche-Orient ont été touchés par les troubles qui ont secoué la région ces dernières années et accru leur dispersion. Leur souci d'intégration dans les pays d'accueil les a poussés à privilégier les langues locales au détriment de leur propre parler, dérivé du sanscrit mais métissé de mots arabes, que les jeunes s'emploient désormais à préserver et à faire revivre.

Depuis leur migration du sous-continent indien, les Doms ont conservé leur langue, le domari, mais la dispersion de la communauté pourrait la menacer à terme.

Warda dépose délicatement un large plateau en argent sur la moquette. Olives vertes, labneh baignant dans de l'huile d'olive, pain pita et gâteaux croquants à l'anis. Fadi, accoudé sur un coussin, se redresse, et Farah et Nagham, 7 et 9 ans, s'approchent du petit déjeuner. « Iba » !, crie la petite dernière, qui vient enlacer son papa. « Regarde, ce n'est pas compliqué », m'explique Fadi. « Pour l'eau, on dit pani, le sel, c'est lon, et le pain, mana », dit-il. À ma prononciation hésitante, les petites filles s'esclaffent. « Kakie namor ? » (comment tu t'appelles ?), s'amuse Farah, un sourire grand jusqu'aux oreilles. La famille, qui habite la Seine–Saint-Denis, parle le domari au quotidien, une langue propre à la communauté marginalisée des Doms.

« La langue des oiseaux »

Au moins 15 000 Doms ont fui la Syrie depuis le début des affrontements armés en 2011. Après avoir avalé des milliers de kilomètres, ils se sont établis en Europe, principalement en Belgique et en France depuis 2014. Fadi et les siens ne sont pas syriens, mais ont toujours vécu au Liban, sans toutefois être libanais. Apatrides, comme une partie des Doms au pays du Cèdre, ils ont pris la route de l'exil, suivant des proches qui avaient fui Homs. « Au Liban, parler notre langue était très mal vu, on avait honte, les gens l'appellent le nawari » (du mot nawar, un terme dégradant en arabe), raconte Fadi. « Mais nous, on en est fiers, le domari fait partie de notre histoire, de notre identité, il nous rappelle les difficultés qu'on a traversées. On l'appelle “la langue des oiseaux”1, car on n'arrête pas de jacasser quand on discute entre nous », plaisante le père de famille.

« Bien sûr qu'on transmet le domari à nos enfants, c'est important », s'exclame-t-il. Pourtant, Farah, ne semble pas enthousiasmée. « Le domari, ce n'est pas beau », tranche-t-elle. « Je préfère parler français avec mes amies Jennifer, Marie et Yara. Et aussi apprendre l'anglais avec la maîtresse », explique la petite, qui se met à compter jusqu'à 20 dans la langue de Shakespeare. Les enfants doms, qui suivaient rarement un cursus scolaire complet au Liban, sont désormais majoritairement scolarisés, après des années d'adaptation. La langue risque-t-elle de disparaître ? Depuis la fin des années 1990, des linguistes contemporains tentent de la retranscrire.

Carte Google annotée, extraite de : Bruno Herin, « The Arabic Component in Domari », in Studies in Arabic Linguistics, 2018

Une grammaire proche du sanscrit

Les premières découvertes du domari remontent, elles, au début du XIXe siècle. En 1806, l'explorateur allemand Ulrich Jasper Seetzen, qui réalise un périple à travers le Proche-Orient, arrive en Palestine, où il rencontre des tribus doms près d'Hébron et Naplouse. Il est le premier à répertorier une liste de mots de vocabulaire, publiée en 1854, et note que la langue des Doms contient de nombreux mots arabes, avec une grammaire proche du sanskrit. L'expansion coloniale, l'amélioration des moyens de transport (bateau à vapeur, rail) et la « question d'Orient » poussent des chercheurs académiques — scientifiques, philologues, archéologues ou historiens — à se rendre dans la région. « Ces pionniers produisent des notes de voyage et s'intéressent notamment à la langue des populations de commerçants nomades pour comprendre leur origine historique, comme plus tôt avec les Roms en Europe. À l'époque, il existe une vision romantique, on postule l'existence d'une langue tsigane asiatique commune, alors que le domari est à part », affirme Bruno Hérin, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et l'un des seuls spécialistes du domari au monde.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une demi-douzaine d'explorateurs publient des lexiques plus fournis du domari et de ses variantes, sur un vaste territoire s'étendant du Caucase au Soudan. « La contribution la plus importante est celle de Robert Macalister, un archéologue irlandais qui a réalisé un travail extraordinaire », explique le linguiste israélien Yaron Matras, qui s'est basé sur ces travaux pour publier une grammaire du domari en 2012. Macalister mène une vaste campagne de fouilles en Palestine à partir de 1902 pour le compte du Palestinian Exploration Fund. Il découvre le domari en entendant parler les ouvriers sur les chantiers, et une fois les travaux d'excavation achevés, rémunère un intermédiaire, qui va lui raconter des histoires traditionnelles en domari, et les traduire en arabe. L'ouvrage The Language of the Nawar or Zutt, the nomad smiths of Palestine, paru en 1914, inclut également un lexique de 1350 mots et les bases d'une grammaire de la langue.

Pendant près d'un siècle, le domari est ensuite peu étudié, puis est redécouvert au début des années 1990, notamment par Yaron Matras. Ce professeur de linguistique à l'université de Manchester, spécialisé dans l'étude du romani, apprend que le domari serait encore parlé à Jérusalem, dans le quartier de Bab Al-Huta. « Il restait une cinquantaine de locuteurs au début de mes recherches, aujourd'hui, il n'existe plus qu'une femme parlant le domari. Elle a été éduquée par ses grands-parents, qui lui ont transmis la langue, mais n'a plus personne à qui le parler », assure Matras.

Des réseaux claniques en Syrie

Si le domari est quasiment éteint en Palestine, il est encore couramment parlé dans d'autres pays du Proche-Orient. « C'est dans le nord-ouest de la Syrie que le domari est le plus dynamique, notamment à Alep, Lattaquié, Homs, Saraqib. Les réseaux claniques dans cette région sont extrêmement forts, avec une importante endogamie », précise Bruno Hérin, qui a réalisé ses premiers enregistrements à Alep dès 2009. Une importante communauté vit également dans le sud de la Turquie et dans le nord du Liban. Il s'agit des mêmes clans familiaux, qui ont été séparés par la création des nations modernes après l'éclatement de l'empire ottoman. « Jusqu'à Mersin et Urfa, le domari est encore couramment parlé, mais dans l'est de la Turquie, il a été remplacé par le domani, une langue presque intégralement kurdisée, avec des restes de vocabulaire domari », précise-t-il.

Le chercheur fait une distinction entre le domari du sud, plus arabisé et parlé en Jordanie et en Palestine, et le domari du nord, utilisé au Liban, en Syrie, et en Turquie. Les différentes strates de la langue permettent de deviner le parcours migratoire de la communauté. « Le domari est une langue indo-aryenne. Entre le IIe et le VIe siècle, les ancêtres des Doms se sont déplacés d'Inde centrale vers le nord-ouest du continent, puis auraient migré vers des zones iranophones, puis turcophones, où la langue a été influencée par le kurde et le turc », assure-t-il. « Ensuite, la communauté s'est divisée il y a plusieurs siècles, une partie poussant plus loin vers le sud, en Palestine et en Jordanie, l'autre rejoignant les zones arabophones plus tardivement ».

Dans d'autres parties du Proche-Orient, il existe également des Doms, mais qui ont totalement perdu l'usage du domari, par exemple en Irak, en Iran, ou en Égypte. La chercheuse Alexandra Parrs a rencontré des Doms en Égypte vivant dans les quartiers pauvres du Caire et à Alexandrie. « Souvent appelés Ghajar, ils utilisent parfois le sim, qui signifie code en arabe. Il s'agit en réalité d'un lexique d'une cinquantaine de mots qui leur permet de se reconnaître entre eux, mais qui a très peu de liens avec le domari. Ce vocabulaire est par exemple utilisé dans le souk des joailliers au Caire dans les négociations », explique la sociologue.

Le choix de l'arabe pour les sédentaires

Pourquoi la langue des Doms s'est-elle perdue dans certains territoires alors qu'elle a résisté dans d'autres ? La progressive sédentarisation de la communauté au XXe siècle semble avoir joué un rôle important. Elle a été favorisée, entre autres, par les régimes nationalistes arabes. En Irak par exemple, explique le chercheur Ronan Zeidel, les Doms ont été intégrés à la nation par Saddam Hussein dès 1979, et ont reçu des terres fertiles dans la périphérie des grandes villes, par exemple dans la zone d'Abou Ghraïb, à l'ouest de Bagdad.

Les Doms ont également reçu la nationalité en 1957 en Syrie et en 1994 au Liban, même si une partie d'entre eux demeure apatride. Bénéficiant d'un statut plus favorable, ils ont davantage eu accès à l'éducation, se mêlant aux sociétés arabes. Les Doms se sont aussi concentrés en périphérie des grandes villes, leurs métiers traditionnels itinérants — forgerons, tanneurs, fabricants de tamis, de bijoux en argent, dentistes informels, entre autres — ayant peu à peu disparu. « À Jérusalem et à Amman, les Doms ont abandonné leurs activités nomades, sont devenus travailleurs journaliers et ont inscrit leurs enfants à l'école. Les parents les ont encouragés à parler arabe, pour qu'ils s'intègrent mieux et ne soient plus stigmatisés », affirme Yaron Matras.

Les familles qui conservent un mode de vie semi-nomade (migration en été et en hiver) parlent généralement un meilleur domari. « La question de la transmission est déterminante : la langue se perd quand les parents arrêtent de parler domari à leurs enfants, ou l'inverse ». En Jordanie, le domari semble encore bien se maintenir, mais demeure fragile. Un court documentaire de la vidéaste israélienne Einat Dattner, rare témoignage d'une famille vivant près d'Amman, le confirme. « La famille m'a dit qu'elle voulait conserver les traditions, mais qu'ils souhaitaient oublier leur langage, qui faisait d'eux des gens différents, et préféraient que leurs enfants parlent arabe », confie la réalisatrice de films indépendants.

À Beyrouth, la situation est à peu près similaire. Une étude de 2011 de l'ONG Terre des Hommes au Liban avait montré que 47 % des adultes parlaient le domari, mais seulement 23 % parmi les enfants. « C'est l'importance numérique de la communauté et sa cohésion sociale qui expliquent la dynamique de la langue », affirme Bruno Hérin.

La dispersion des Doms après le déclenchement de la guerre en Syrie pourrait menacer le domari. La communauté est en effet éclatée entre le Liban, la Turquie, l'Europe et l'Afrique du Nord. Mais la migration en Europe pourrait aussi être une chance, car de jeunes Doms sont déterminés à faire connaître leur langue.

Une nouvelle vie sur YouTube et les réseaux sociaux

Kamal Kelzi en est persuadé : s'il n'avait pas quitté la Syrie, il n'aurait jamais pu lancer en 2017 sa chaîne YouTube en domari, Kamal Dom people. L'étudiant en dentisterie de 24 ans, originaire d'Alep, possède un profil atypique. Contrairement à la majorité des Doms, il est arrivé par avion d'Istanbul en 2012 en Suède grâce au regroupement familial, son père vivant dans le pays. C'est aussi un passionné de langues, qui participe volontiers à des défis en ligne. Sur YouTube, il a commencé par poster d'anciennes chansons en domari récupérées auprès de personnes âgées de la communauté, des contes pour enfants, du vocabulaire de base, puis a mis en ligne une vidéo très regardée sur le coronavirus. « Le domari n'est pas connu, car les Doms n'osent pas dévoiler leur identité. Ils se présentent comme kurdes, turkmènes, ou membres d'autres minorités. J'ai mis du temps à en parler moi-même, mais je ne voulais plus me cacher », raconte-t-il.

Kamal se veut pourtant optimiste. « Je ne pense pas que notre langue va disparaître rapidement en Europe, car les enfants vont prendre conscience de leur identité, de leur culture, sans crainte d'être jugés. Il y a même eu une tentative de créer une association pour représenter la communauté ». Pour le jeune homme, qui a de la famille en Belgique, c'est plutôt l'arabe qui est en perte de vitesse, par rapport au domari et au français. Sa chaîne YouTube a suscité de l'intérêt au sein de la communauté. « J'ai été contacté sur Instagram par un Dom de 19 ans du sud d'Iskanderun, qui m'a dit qu'avec ses cousins, il avaient créé un groupe WhatsApp pour documenter le domari en Turquie ».

À des milliers de kilomètres, dans le sud-est de l'Andalousie, Bahaa, un étudiant dom qui a fui Homs pendant la guerre en Syrie ambitionne d'écrire un dictionnaire domari-arabe. Étudiant en master 2 d'arabe à l'université de Grenade, son parcours a été plus chaotique que celui de Kamal. Il est passé par le Liban, l'Algérie et le Maroc, où il a entamé des études d'Arabes à Oujda. Après avoir franchi la frontière dans l'enclave espagnole de Melilla, il est arrivé en Espagne, puis en France, et « dubliné », a été renvoyé en Espagne. « Je veux écrire ce dictionnaire pour sauver notre langue, dans les pays arabes, le domari risque de disparaître. Les Doms ne peuvent même pas écrire dans leur propre langue et sont obligés d'utiliser l'arabe, ce n'est pas normal. Ceux qui n'auront pas appris le domari de leurs parents pourront le faire plus tard si la langue est écrite », explique l'étudiant. « C'est une langue très riche, et j'ai très envie de la partager avec le plus de monde possible ».


La tempête sur les prix agricoles menace les pays arabes

L'explosion des prix des produits agricoles, commencée avant même la crise ukrainienne, fragilise les pays du Proche-Orient et du Maghreb. Au risque de provoquer des soubresauts sociaux comme en 2008-2009.

Des jours difficiles nous attendent, constatent, lucides, nombre de responsables arabes. Il ne manquait plus qu'une guerre à l'est de l'Europe pour faire de la saison agricole 2021-22 l'une des plus chahutées de l'après-guerre. Avant même le conflit, les mésaventures climatiques aux États-Unis, en Ukraine et en France, la reconstitution du cheptel porcin en Chine, les taxes à l'exportation en Russie, la spéculation éhontée sur le fret des cargos qui transportent les produits agricoles, les hausses des prix sur le vieux continent ont eu le même résultat : l'envolée des cours, constatée avant même le jeudi 24 février 2022, date de l'invasion de l'Ukraine par les blindés russes. Les cours du blé, qui tournaient autour de 220 dollars (200,76 euros) la tonne il y a moins d'un an, se sont portés en quelques heures à plus de 330 dollars (301,14 euros) avant de baisser d'environ 20 dollars (18,25 euros), puis de repartir à la hausse dans une course folle. Le son du canon a fait s'envoler en quelques heures des matières essentielles à l'alimentation du genre humain :

Blé + 30 %
Orge + 30 %
Maïs + 30 %
Tourteaux de soja + 40 %
Huile de soja + 50 %

Source : Agritel

Des importations qui pèsent lourd

Le choc est mondial, mais il fait plus mal encore dans les villes arabes — surtout les capitales populeuses et dangereuses pour les pouvoirs républicains ou royaux —, qui sont nourries par des produits agricoles et alimentaires venus de loin. Leur part dans l'approvisionnement total du pays dépasse 60 % en Égypte et en Algérie, plus de 40 % au Maroc et près de 25 % en Turquie. Les quantités importées sont considérables : plus de 13 millions de tonnes en 2021-22 en Égypte, plus de 7 millions en Algérie et en Iran, autour de 5 millions dans un Maroc affligé par une sécheresse historique qui fera encore monter les achats. La Syrie, autrefois un grenier à blé, a reçu l'an dernier 1,5 million de tonnes de l'étranger, essentiellement de son protecteur russe. Son voisin libanais achète à l'Ukraine 89 % des 650 000 tonnes importées chaque année. Le Yémen en guerre survit grâce aux secours (gratuits) du Programme alimentaire mondial (PAM) qui, en 2021, a acheté dans la région de la mer Noire 70 % de ses approvisionnements. Dans la balance des paiements des pays importateurs, les importations alimentaires pèsent lourd : 24 % en Algérie, deux fois moins au Maroc, un peu plus en Égypte. Précédent de mauvais augure, en 2007-2008, des récoltes désastreuses en Australie et en Russie provoquèrent une flambée des cours suivie d'une agitation sociale record dans une quarantaine de pays ; certains analystes y discernent l'origine du Printemps arabe de 2011.

Pour les pays arabes, tous importateurs de céréales, la crise actuelle pose, à des degrés divers, trois défis : la disponibilité du produit, les prix et les moyens de paiements.

La principale inconnue porte actuellement sur ce que les céréaliers appellent la « Black Sea Region » qui regroupe, aux yeux des spécialistes, Russie et Ukraine. Moscou produit 85 millions de tonnes de céréales (blé, orge, maïs…) et en exporte 30 à 35 millions ; pour Kiev le rapport est d'une trentaine et d'une vingtaine de millions. À elle seule, la région représente au moins un tiers des exportations mondiales. Il est loin le temps où l'ex-Union soviétique importait 55 millions de tonnes comme en 1985, en provenance essentiellement de l'Amérique du Nord…

Plusieurs obstacles peuvent empêcher les cargaisons commandées d'atteindre les terminaux de leurs clients : le blocus du port d'Odessa par la flotte russe, principal point d'embarquement des céréales ukrainiennes ; des mines dans le chenal peuvent être une gêne considérable. L'absence de cargos disponibles pour les destinations retenues est une autre menace, compte tenu des hostilités qui traditionnellement effraient les armateurs. Déjà, plusieurs grandes compagnies maritimes ont annoncé qu'elles renonçaient à desservir les ports russes. Il sera aussi difficile de concentrer les récoltes sur Odessa, compte tenu de la désorganisation qui affecte le pays depuis le 24 février et paralyse les transports comme la production. Les fermiers ukrainiens sèmeront-ils à temps la prochaine récolte ?

L'Égypte, le pays le plus exposé

Le pays arabe le plus exposé à l'indisponibilité du produit est l'Égypte qui importe, selon son premier ministre, jusqu'à 80 % de son blé de la « Black Sea Region », fournisseur le plus proche. Ses stocks tiennent jusqu'en juin 2022, et il faudra compter ensuite en priorité sur la récolte locale qui augmenterait de 2 millions de tonnes selon le ministre des finances Mohamed Mait.

L'Algérie, malgré ses liens diplomatiques et militaires avec Moscou, est restée fidèle jusqu'ici à ses fournisseurs français et canadiens. La tentative d'acheter du blé russe n'en est qu'à ses débuts, et seule une commande de 300 000 tonnes de l'Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) aurait été passée comme mesure de rétorsion après la brouille passagère de l'automne 2021 entre les présidents Emmanuel Macron et Abdelmajid Tebboune. « L'Algérie ne sera pas affectée par les changements survenus au niveau mondial », prophétise Mohamed Abdelhafid Henni, ministre de l'agriculture. Mais il invite ses concitoyens à « augmenter la production nationale, rien ne peut la remplacer ». Déjà, des intermédiaires proposent des contrats de vente dans lesquels l'origine des céréales est « optionnelle », c'est-à-dire inconnue de l'acheteur, qui se trouve contraint de faire confiance.

Autant d'incertitudes sur la disponibilité du produit pèse à l'évidence sur les cours, d'autant que la volonté de garder les stocks « at home » est générale, chez les gouvernants comme chez les gouvernés. Pour rassurer ces derniers, les ministres assurent disposer de stocks suffisants. Il n'empêche, les exportateurs veulent sauvegarder leurs réserves parce que la volatilité des cours rend avantageux de reporter la décision de vendre pour profiter au maximum de la hausse. Les importateurs, comme les ménages, méfiants devant les discours officiels, s'inquiètent des pénuries à venir et se prémunissent en accumulant à l'avance stocks et autres réserves. Le Kremlin, par exemple, a taxé ses exportations de céréales dès l'été 2021 au profit de son marché intérieur. Les importateurs répondent à un souci de sécurité alimentaire et cherchent à tout prix à acheter. Le résultat est une envolée des cours dont personne ne sait où ils s'arrêteront, après avoir doublé en moins d'une année. Selon Reuters, l'Algérie aurait signé récemment un contrat à 625/630 dollars (569/574 euros) la tonne, soit au moins 50 % au-dessus des cours actuels (400 dollars, soit environ 365 euros).

Qui pourra payer ?

Les pays arabes sont-ils en mesure de payer ? C'est la question. Tous, en dehors des pétromonarchies du Golfe, affichent des balances des paiements courants déficitaires avant même le coup de chaud sur les marchés. La Tunisie est déjà à − 6 % du PIB, l'Algérie à − 4 %, l'Égypte à − 5 %, l'Iran, la Turquie et le Maroc à environ – 3 %. Où trouver les ressources pour faire face ? Les pays exportateurs de pétrole bénéficient de l'incertitude majeure que représente la guerre à l'Est. Les cours se rapprochent des maxima enregistrés en 2010-2013 à cause de la croissance exceptionnelle de la Chine. En cas d'apaisement et de négociation, « les prix du pétrole et du gaz se stabiliseront autour du prix de référence. Cependant, si le conflit perdure ou dégénère, il y aura un risque majeur de rupture d'approvisionnement en Europe », prévoit un expert reconnu, Abdelmajid Attar, ancien ministre de l'énergie et PDG de la compagnie nationale Sonatrach dans le quotidien algérien El Moudjahid du 6 mars 2022.

Personne, alors, ne peut prédire où s'arrêteront les prix. Pour les autres, il leur faut espérer un geste du Fonds monétaire international (FMI) qui accorderait des prêts supplémentaires comme il l'a fait pour la pandémie Covid-19, au prix évidemment d'une aggravation de l'endettement extérieur en devises, qu'il faudra rembourser un jour.

Nombre de pays arabes avaient entamé une réforme des subventions à la consommation des produits alimentaires de base comme le pain, la semoule, l'huile ou le lait qui devait se traduire par un relèvement des prix de détail, le tout sous la houlette du FMI. Il est bien évidemment exclu d'ajouter de l'inflation à l'inflation, et ces réformes sont renvoyées, de fait, à des jours meilleurs, de l'Algérie à l'Égypte. D'autres, dont les pays pétroliers, pourraient proposer le retour au troc, céréales contre hydrocarbures, amorce d'une déglobalisation de l'économie mondiale.

Il n'y a pas que l'alimentation des êtres humains : le bétail est également nourri par des aliments importés, et là aussi le risque de pénurie est élevé, avec comme conséquence un abattage anticipé et massif qui ruinera des millions d'éleveurs en les privant de leurs moyens d'existence.

Reste un dernier obstacle : comment payer ? Les banques russes ont été débranchées du réseau Swift qui relie 11 000 banques dans le monde et automatise les paiements qui sont quasi instantanés. En dehors de deux institutions financières russes spécialisées dans les règlements des hydrocarbures et exemptées de sanctions, les banques arabes risquent de ne pas trouver leurs correspondants à l'indicatif habituel. D'autres circuits de financement se mettront peut-être en place, mais ils seront à coup sûr plus coûteux et plus aléatoires.

L'épreuve qui attend les importateurs arabes, notamment ceux qui sont dépendants des marchés extérieurs à la fois pour leur alimentation et leur énergie, est sans précédent depuis des lustres. Comment y feront-ils face ? Que fera la communauté internationale ? Autant d'interrogations qui, pour le moment, n'ont pas de réponse.

Pour une histoire laïque du Moyen-Orient

Comment sortir d'une « histoire sainte » du Moyen-Orient, cette vision qui détermine jusqu'à nos jours les politiques occidentales ? Un livre tente de répondre à cette question.

Abraham a le dos large. Déjà mobilisé pour justifier l'occupation de la Cisjordanie, voici le mythique patriarche sommé de parrainer l'instauration de relations diplomatiques entre Israël, le Bahreïn et les Émirats arabes unis (suivis par le Soudan et le Maroc). Des deux côtés, ces « Accords d'Abraham » ont été célébrés par des chants à la gloire de la réunion des cousins abrahamiques, du dialogue des cultures et des religions issues d'un ancêtre commun, etc. La réalité est évidemment tout autre : une alliance politico-militaire contre l'Iran, et au-delà, pour les États arabes signataires, un rapprochement avec les États-Unis à travers Israël. Les accords ayant été, de façon significative, signés à Washington.

Cette peu subtile instrumentalisation ajoute une couche supplémentaire à la déjà lourde « saturation symbolique » de la région dénoncée par l'historien Jean-Pierre Filiu. Dont le livre vient à point nommé, déroulant une « histoire laïque » de cette partie du globe. Laïque, le terme peut sembler provocateur dans une région souvent figée par le regard occidental comme le théâtre d'affrontements identitaires sans fin. Le Moyen-Orient, nous dit Filu, se voit assigné aux «  histoires saintes ». En plus du « berceau des trois monothéismes », la région serait réduite à d'autres « grands récits » tout aussi sacrés : « Il y a une "histoire sainte" de la colonisation, une "histoire sainte" du sionisme, une "histoire sainte" du nationalisme arabe ou une "histoire sainte" de la Perse éternelle. »

Filiu leur oppose sa « mise en perspective de la très longue durée », celle du « processus de constitution des pouvoirs et de leurs espaces de domination ». Ce n'est donc pas une histoire des sociétés, mais une histoire politique où « les frontières et les batailles seront régulièrement évoquées », prévient l'auteur dans sa préface. Le livre s'affirme didactique ; il sera utile aux étudiants et à tout lecteur désireux de rafraîchir ses connaissances sur le passé proche-oriental, voire de le découvrir. On y trouvera une synthèse en dix chapitres, suivis chacun d'une chronologie des événements et d'une courte bibliographie. Vingt cartes illustrent clairement les évolutions géopolitiques jusqu'à aujourd'hui.

L'intention est précisée d'emblée : le récit néglige deux « années zéro » : la naissance du Christ et l'Hégire, le voyage du prophète de La Mecque à Médine qui marque l'avènement de l'islam. Filiu préfère ouvrir son livre à l'an 395 selon le calendrier grégorien. Pourquoi 395 ? Parce que c'est l'année de la fondation de l'empire romain d'Orient, le moment, dit l'auteur, où émerge une région qui se libère des influences extérieures. Un pouvoir chrétien qui va durer mille ans s'installe à Byzance, en rivalité avec Rome. À l'époque, cette nouvelle entité fait d'ailleurs figure de pôle de stabilité face à un Occident en proie aux invasions barbares.

D'autres dates charnières habituelles disparaissent. Le vrai changement d'ère ne se serait pas produit en 1453 — la prise de Constantinople par les Ottomans —, mais plus tard, en 1501 : la fondation de la dynastie safavide en Perse pousse l'empire ottoman à s'emparer de la plus grande partie de la région. Les croisades ne sont pas présentées comme un épisode en soi, mais traitées dans deux chapitres différents où elles apparaissent comme secondaires par rapport à des développements jugés plus importants : la rivalité entre deux califats, celui de Bagdad et celui du Caire dans le premier cas, les invasions turco-mongoles dans le deuxième.

L'ouvrage souhaite renverser les points de vue, dans la « volonté de suivre des dynamiques proprement moyen-orientales, et non la simple projection dans cette région de rivalités de puissances extérieures ». Ces dynamiques, rappelle Filiu, devraient décourager les tenants des histoires saintes, spécialement la période du XIIIe au XIVe siècle qui voit s'affronter croisés, Turcs, Mongols dans un « vaste tourbillon d'alliances et de trahisons »« les positionnements idéologiques n'ont plus grande valeur », où « chrétiens et musulmans s'échangeront Jérusalem, où les croisés saccageront Constantinople, où les Ottomans s'engageront aux côtés des Byzantins et où les conquérants se convertiront à l'islam des conquis ».

Certes, le poids des interventions extérieures s'est fait plus lourd à partir du XIXe siècle. C'est d'ailleurs seulement au XXe qu'est nommé le « Moyen-Orient », notion purement occidentale ; l'expression apparaît pour la première fois en 1902 sous la plume d'un professeur de stratégie militaire, l'amiral états-unien Alfred Mahan. Il désigne un espace voué à la domination. Selon ce personnage, « la clé de l'hégémonie mondiale réside dans le contrôle du « Moyen-Orient ». Plus vaste que « l'Orient » ou le « Levant », la représentation est anglo-saxonne, donc soumise à un degré d'interprétation et d'imprécision. Elle s'étend, selon Jean-Pierre Filiu, de la mer Noire et des contreforts du Caucase et de la mer Caspienne au nord, jusqu'à l'Égypte et à la péninsule Arabique au sud, et à l'est jusqu'à une partie de l'Afghanistan et du Turkménistan.

La définition de ce vaste « milieu des mondes » accompagne son partage entre puissances européennes. L'expédition de Bonaparte en Égypte inaugure le chapitre sur l'expansion coloniale européenne, qui s'appuiera sur une contradiction : les démocraties occidentales étoufferont au Proche-Orient l'esprit de citoyenneté qu'elles promouvront chez elles. La France comme le Royaume-Uni, qui s'installent après la première guerre mondiale à la faveur des mandats octroyés par la Société des Nations opposent aux aspirations nationales arabes des frontières et des découpages confessionnels ou ethniques. Successeur des Européens, le « nouvel ordre mondial » états-unien reproduit ensuite les mêmes tactiques, comme on a pu le voir en Irak. La domination américaine est à son tour concurrencée par les « prédateurs régionaux et des dictatures locales ». Seules des reconstructions nationales, aspirations des révoltes populaires, pourront écrire une nouvelle page de l'histoire du Proche-Orient, conclut Jean-Pierre Filiu.

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Jean-Pierre Filiu
Le Milieu des mondes. Une histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours
Éditions du Seuil
Septembre 2021
378 pages
25 euros

La prolifération des drones ne modifie pas la donne stratégique au Proche-Orient

Le drone est devenu la dernière arme du champ de bataille au Proche-Orient. De nombreux pays de la région en achètent, d'autres en produisent. Pourtant les drones ne modifient pas, jusqu'à présent, la donne stratégique.

Le 17 janvier 2022, la zone industrielle d'Abou Dhabi, Mussafah, était frappée par une attaque de drones, entraînant la mort de trois travailleurs étrangers. Cette attaque, qui a été suivie d'autres frappes au cours des semaines suivantes, a souligné la vulnérabilité des Émirats arabes unis (EAU) face à la puissance de feu des rebelles houthistes au Yémen. Plus généralement, elle a aussi démontré l'importance grandissante des drones — entendus comme de petits avions sans équipage et télécommandés — dans les conflits du Proche-Orient. Au cours des dernières années, ils ont été employés de part et d'autre, de la Libye à Gaza en passant par l'Arabie saoudite. S'ils ne changent pas la nature des affrontements locaux, ils peuvent contribuer à leur escalade.

Un rappel de la course aux missiles

Cette course régionale aux drones peut à certains égards rappeler celle qui a prévalu autour des missiles balistiques à partir des années 1960, lorsque Israël, puis l'Égypte, la Syrie et l'Irak cherchaient à développer leurs propres arsenaux, soit par l'acquisition via un pays tiers (la France pour Israël jusqu'en 1969 et l'URSS par la suite pour les pays arabes), soit par le développement de leurs propres industries nationales. On retrouve cette même logique à l'œuvre dans la prolifération des drones au Proche-Orient.

Les pays de la région achètent de plus en plus de drones, et se tournent de plus en plus vers de la Chine, devenue l'un des fournisseurs principaux au cours de la dernière décennie. C'est le cas de la Jordanie ou encore de l'Irak. Pour sa part, l'Arabie saoudite a acheté deux drones chinois de type CH-4 en 2014 ainsi que cinq autres Wing Loong II. En même temps, Riyad entend développer sa propre industrie en la matière, en s'appuyant sur un partenariat avec la China Aerospace Science and Technology Corporation chargée de soutenir le royaume dans l'établissement de sa propre usine. Les EAU se seraient également dotés de drones chinois Wing Loong II en 2017, même si les autorités chinoises et émiriennes ont refusé jusqu'ici de confirmer l'information.

Cette montée en puissance chinoise sur le marché des drones au Proche-Orient n'a pas été sans provoquer des remous à Washington, où le Congrès et le département d'État se sont longtemps montrés réticents à exporter ces technologies vers les pays arabes. Or, décidé à prévenir le recours accru de ses partenaires du Golfe aux armements chinois, le Pentagone soutient depuis 2020 la vente de drones Predator aux EAU, et de Reaper au Qatar.

Israël, un enjeu majeur

Par ailleurs, plusieurs pays se sont appuyés sur leurs industries nationales pour développer leurs propres capacités de production au cours de la décennie écoulée. C'est le cas notamment d'Israël, qui est un acteur majeur de longue date dans le développement de drones, mais aussi de la Turquie, de l'Iran, ou encore de l'Algérie.

Le cas turc mérite notre attention tant il reflète la rapidité à laquelle ce paysage régional a changé en seulement quelques années. C'est à l'issue de la brouille politique entre Tel-Aviv et Ankara à la fin des années 2000 que l'industrie turque est sommée par Recep Tayyip Erdoğan de renforcer ses propres capacités afin, notamment, de remplacer le drone israélien Heron par un système qu'elle fabriquerait elle-même. En une dizaine d'années à peine, la Turquie est passée du rang d'importatrice à celui d'exportatrice de drones. Ses industriels ont conçu près de 130 modèles différents, parmi lesquels le Bayraktar TB2, une véritable success story de l'industrie d'armement turque. Ce dernier a joué un rôle au-delà de ses frontières : en Libye, l'armée turque en a déployé une dizaine en soutien au gouvernement de Tripoli en juin 2019, et au Haut-Karabagh, leur usage par l'Azerbaïdjan durant le conflit de 2020 contre l'Arménie s'est révélé décisif. Enfin, au Maghreb, le Maroc s'est également muni du Bayraktar TB2, tout en investissant aussi sur des drones israéliens. Rabat y voit un moyen de compenser son infériorité conventionnelle dans le conflit latent qui l'oppose depuis plus d'un an à son grand rival algérien (et qui se serait pour sa part tourné, entre autres, vers la Chine pour ses propres drones).

Fonction symbolique, fonction militaire

Que ce soit à travers l'importation ou la production locale de drones, leur acquisition répond à plusieurs motivations. Une partie non négligeable relève de la fierté nationale qui est désormais conférée à la capacité d'un pays de se munir de tels systèmes. Comme les missiles avant eux, les drones remplissent une fonction symbolique d'affirmation de puissance, qui renvoie à une forme de « technonationalisme », selon l'expression de Robert Reich1.

Mais au-delà de cette exploitation politique, le drone remplit aussi une véritable fonction militaire. Tout d'abord, il permet aux pays de la région de compenser en partie les lacunes de leurs armées traditionnelles. Le drone peut dans ce cadre s'apparenter à une armée de l'air à bas coût qui permettrait assez rapidement aux dirigeants d'un pays de combler un retard en termes d'équipement et de ressources humaines. On en revient ici à la comparaison avec la prolifération balistique des années 1960-1970, lorsque les pays arabes voyaient dans le développement de leurs arsenaux balistiques un moyen de pallier leur retard vis-à-vis d'Israël en matière de puissance aérienne.

Pour des pays du Golfe tels que le Qatar et les EAU, c'est un moyen efficace de contourner leurs limitations en ressources humaines : les effectifs militaires qataris et émiriens représentent respectivement 16 500 et 63 000 hommes (dont 2 000 et 4 500 seulement pour leurs forces aériennes). Le contraste reste saisissant entre les ambitions régionales de ces petits États et la taille réduite de leurs armées, conséquence logique d'une faible population citoyenne mobilisable. Ce paramètre démographique explique pourquoi le recours à la robotique et à l'intelligence artificielle est devenu un axe majeur de leurs politiques de sécurité, tant en interne (comme on l'a vu avec l'introduction du robot policier à Dubaï2 qu'en externe (avec le déploiement des drones).

Le développement d'une flotte de drones permet aussi aux États du Proche-Orient d'intervenir plus fréquemment au-delà de leurs frontières. Pour Israël, les drones peuvent non seulement effectuer des missions de reconnaissance pour assurer la collecte du renseignement, mais aussi être employés pour des frappes ciblées sur des adversaires à Gaza ou au Liban. S'ils ne se substituent pas complètement à l'armée de l'air ou aux forces spéciales israéliennes, les drones sont devenus pour les décideurs israéliens l'option privilégiée dans les situations jugées plus complexes et plus dangereuses. L'approche turque est assez semblable : l'armée d'Erdogan emploie de plus en plus ses drones dans le cadre de sa campagne aérienne contre les groupes kurdes en Syrie et en Irak.

Toutefois, en dépit de cette frénésie d'achat et d'emploi des drones, ces derniers n'ont pas, pour l'instant, conduit à une révolution dans la façon dont les pays du Proche-Orient se font la guerre. Les armées de la région n'ont pas subi de changement fondamental en termes de doctrine ou d'organisation du fait de ces nouveaux systèmes. Pour Israël et la Turquie, les pays les plus avancés en la matière, les drones sont venus compléter le travail de leurs forces, et parfois prendre leur relais, mais ils n'ont pas conduit à une marginalisation ou à une réduction des armées de l'air. En d'autres termes, le drone exacerbe la course aux armements régionale, mais ne change pas la nature des conflits.

La trajectoire iranienne

Dans ce paysage contrasté, la trajectoire iranienne est celle qui témoigne peut-être le plus d'une symbiose entre les drones et la stratégie militaire d'un pays, ou pour être plus précis ici celle des Gardiens de la Révolution islamique (GRI). Ces derniers contrôlent la majeure partie de la production et de l'emploi des drones armés iraniens. Ils ont été utilisés, notamment en Syrie et en Irak contre des combattants de l'organisation de l'État islamique (OEI) ainsi que d'autres mouvements insurgés. Des drones iraniens auraient également à plusieurs reprises violé l'espace israélien depuis des bases aériennes en Syrie.

Cette expansion des drones iraniens est en parfaite cohérence avec la mise en œuvre de la stratégie militaire de Téhéran dans le golfe Persique : les drones viennent compléter les missiles balistiques et de croisière des pasdarans afin de renforcer leurs capacités dites « asymétriques » face à la supériorité conventionnelle de l'armée américaine ou des pays du Golfe.

L'Iran n'a pas hésité non plus à transférer des drones à des groupes non étatiques dans la région. Ainsi, ceux employés par le Hezbollah libanais, le Hamas à Gaza ou les houthistes au Yémen seraient le fruit d'une coopération technique avec les GRI, ce qui a valu à l'Iran, dans le dernier cas, d'être pointé du doigt par l'administration américaine ainsi que par le groupe des experts de l'ONU sur le Yémen.

Les groupes armés affiliés aux GRI ont eux-mêmes su tirer profit de l'acquisition de ces drones. Le Hezbollah en emploie depuis de nombreuses armées pour effectuer des vols de reconnaissance au-dessus du nord d'Israël. La guerre de mai 2021 à Gaza a été aussi marquée par l'emploi, pour la première fois, de drones armés par le Hamas. Ces derniers n'ont toutefois pas obtenu de résultat probant : six ont été interceptés par Iron Dome tandis qu'un autre a été abattu en vol par un F-16 israélien. Enfin, comme mentionné plus haut, les houthistes ont eux aussi employé à de nombreuses reprises des drones, pour cibler les forces de la coalition saoudienne au Yémen ou pour frapper les territoires saoudien et émirien. Les houthistes se sont en particulier montrés adeptes de l'emploi de drones dits « kamikazes » : l'organisation aurait envoyé à plusieurs reprises des drones Qasef-1 (dérivés du drone iranien Ababil-T) pour attaquer les batteries Patriot de la coalition saoudienne.

Au demeurant, l'Iran n'est pas le seul pays de la région à s'être appuyé sur des drones pour renforcer des acteurs non étatiques. En Libye, les EAU ont eux aussi employé certains drones importés de Chine pour soutenir les forces du maréchal Khalifa Haftar au cours de ses offensives contre le gouvernement de Tripoli entre 2019 et 2020.

À court terme, cette course aux drones n'est donc guère susceptible de faiblir, et la seule réponse qui semble envisagée par les pays qui en deviennent la cible consiste, quand ils en ont les moyens, à renforcer leurs moyens de défense aérienne. Ce phénomène est aussi facilité par l'absence d'outils de gouvernance régionale qui permettrait de contrôler ces transferts. Par exemple, aucun pays du Proche-Orient n'a signé le Régime de contrôle de la technologie des missiles (Missile Technology Control Regime) et seuls trois d'entre eux (Irak, Jordanie, Libye) sont signataires du Code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques.

Il serait illusoire d'espérer ralentir la production et l'acquisition de drones au Proche-Orient. Néanmoins, la mise en œuvre d'un code de conduite régional qui préviendrait au minimum le transfert de drones militaires à des acteurs non étatiques permettrait déjà de réduire les risques d'escalade sans remettre en cause les prérogatives nationales des pays de la région. Il reste néanmoins à convaincre l'ensemble de ces derniers que c'est dans leur intérêt à tous.


1Robert Reich, « The Rise of Technonationalism », The Atlantic, mai 1987.

Diplomate dans l'Orient en crise. Entretien avec Régis Koetschet

Être diplomate français à Jérusalem puis à Kaboul, quelles comparaisons possibles ? Quelle place pour la diplomatie dans ces environnements complexes ? Compte tenu du poids des États-Unis dans la région, quel rôle de la France au Moyen-Orient ?

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Enseigner l'histoire autrement

Alors que le Maghreb et le Proche-Orient continuent de susciter un fort intérêt médiatique, souvent fondé sur la méconnaissance, le simplisme et la désinformation, Orient XXI cherche depuis sa fondation à offrir à ses lecteurs un autre regard sur la région, une meilleure connaissance fondée elle sur l'histoire, la géographie, la géopolitique, les sciences sociales. Nous avons ainsi proposé des dossiers centrés sur le monde arabe à la lumière de la première guerre mondiale, de la COP26, des réformes économiques, des migrations, de la langue arabe.

Ce travail passe aussi par une réflexion sur l'enseignement de la région dans le système éducatif français, ce à quoi s'attache cette série « Enseigner l'histoire autrement ». À partir des thématiques abordées par les programmes de l'enseignement secondaire du système scolaire français, elle a vocation, sans prétention à l'exhaustivité, à proposer aux enseignants et enseignantes d'histoire-géographie des pistes de réflexion et d'approfondissement, tout en satisfaisant la curiosité d'un plus large public.

L'illustration des articles a été confiée à tOad, dessinateur et illustrateur.

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