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À partir d’avant-hierOrient XXI

Iran–Israël. Une escalade en forme de poker menteur

Par : Ziad Majed

L'attaque de l'Iran contre Israël dans la nuit du 13 au 14 avril est venue en réponse au bombardement de son consulat à Damas le 1er avril qui a fait 16 morts, dont des officiers des Gardiens de la révolution. Cette opération soulève plusieurs questions sur la stratégie de Téhéran et de ses alliés dans la région, mais aussi de la Jordanie, ainsi que sur le degré d'autonomie d'Israël par rapport au parapluie américain.

En utilisant plus de 200 drones et une centaine de missiles pour attaquer Israël dans la nuit du 13 au 14 avril, l'Iran envoie un message clair. Si les frappes israéliennes contre ses forces, ses centres militaires et ses sites d'approvisionnement en Syrie ne sont pas nouvelles, le ciblage de sa mission consulaire et diplomatique — protégée par les Conventions de Vienne de 1961 et 1963 — constitue une ligne rouge. Cela explique sa réponse militaire et peut en appeler d'autres, plus élaborées si nécessaire, dirigées directement depuis la République islamique ou par l'intermédiaire d'alliés régionaux et de milices loyales en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen.

En marge de cette même attaque, l'Iran a toutefois clairement indiqué qu'il tenait à éviter une guerre totale avec Israël, et bien sûr avec son allié américain. Annoncée en amont, sa riposte n'avait pas pour but d'infliger à Israël des dégâts considérables ni des pertes humaines qui justifieraient une nouvelle confrontation. Tel-Aviv, Washington et leurs alliés ont eu le temps d'abattre la plupart des 300 drones et missiles détectés sans surprise en provenance du territoire iranien. Après ces représailles, l'Iran tente donc de revenir aux règles d'engagement1 dont les termes ont été violés lors du bombardement contre le consulat. Il a répondu par une démonstration de force dans le ciel de la région, mais sans pertes israéliennes au sol.

Prudence américaine

De son côté, Israël cherche à profiter de la situation pour détourner l'attention de sa guerre génocidaire en cours à Gaza et de ses crimes en Cisjordanie. Il espère aussi mobiliser un nouveau soutien occidental dont il a récemment perdu une partie, ou du moins l'unanimité. Il demeure qu'après cette attaque, Tel-Aviv risque de voir sa liberté de mouvement considérablement réduite dans la région — c'est-à-dire en dehors de la Palestine —, alors que les frappes militaires avaient jusque-là lieu sans crainte de représailles. Cette nouvelle donne devrait le pousser à renforcer sa coordination avec les Américains avant de lancer de nouvelles attaques contre Téhéran.

Ceci nous amène à une autre observation : les États-Unis, ne veulent pas d'une escalade régionale de grande ampleur pendant une année d'élection présidentielle et dans un contexte international très tendu. Ils ont montré qu'ils étaient prêts à défendre la « sécurité d'Israël » sur le terrain. Néanmoins, les annonces de Biden à Nétanyahou montrent que Washington ne souhaite pas participer à de futures opérations israéliennes. La Maison blanche préfère que Tel-Aviv s'abstienne de réagir et ne cherche pas à impliquer les États-Unis. Les recommandations américaines consistent à rester dans les limites de la confrontation qui ont précédé l'attaque du consulat, et à bien anticiper les conséquences de chacune des opérations à venir.

La situation actuelle met également le Hezbollah, principal allié de l'Iran, dans une position très délicate, alors que celui-ci mène une guerre contre Israël à la frontière sud du Liban, depuis le 8 octobre 2023. Tout comme son parrain, le parti chiite libanais ne veut pas d'une guerre totale. Il évite donc d'utiliser son artillerie lourde, uniquement destinée à défendre son existence et le programme nucléaire iranien — dont nul n'est menacé aujourd'hui —, afin de ne pas provoquer des réponses israéliennes dévastatrices. Car l'effondrement économique, les tensions et les divisions politiques internes font que ni le Liban, ni la base du « parti de Dieu » dans le sud ne peuvent assumer une nouvelle guerre contre Tel-Aviv à l'image de celle de 2006. Pourtant Israël augmente progressivement l'intensité de ses attaques. Cela risque d'éroder le pouvoir de dissuasion du Hezbollah, jusque-là garanti par ses missiles et par sa préparation au combat, et de faire glisser la milice vers une confrontation inéluctable.

Le choix de la Jordanie

La dernière observation concerne la Jordanie qui a vu un certain nombre de drones et de missiles iraniens traverser son espace aérien. Le royaume hachémite a participé avec les Américains — ainsi que les Français et les Britanniques — à leur interception. Indépendamment de l'indignation populaire qu'une telle action suscite dans la région, l'initiative jordanienne peut s'expliquer par la crainte d'assister à la transformation de son ciel en une zone ouverte à l'affrontement israélo-iranien. Surtout si l'Iran confie prochainement à des milices irakiennes la mission de lancer des drones depuis la frontière irako-jordanienne. Cette éventualité pourrait affecter la capacité d'Amman à maintenir une marge d'autonomie dans son rôle diplomatique régional, en tant qu'allié des occidentaux et « protecteur des lieux saints musulmans et chrétiens » à Jérusalem. Cela pourrait aussi menacer sa sécurité à un moment où la monarchie est préoccupée par ce qui se passe en Cisjordanie et par les projets de l'extrême droite israélienne de déporter des Palestiniens vers son territoire. En même temps, des doutes persistent — légitimement — sur la capacité et la volonté d'Amman d'attaquer les avions israéliens, si jamais ils pénètrent son espace aérien pour bombarder l'Iran ou ses alliés irakiens.

Les limites du respect par Israël des « recommandations » américaines dans les jours et les semaines à venir restent incertaines. Répondra-t-il à l'attaque iranienne en allant au-delà de ce qui est « acceptable » afin de reprendre l'initiative ? Comment l'Iran réagira-t-il dans ce cas ?

Les complexités s'accroissent et les objectifs des différentes parties s'opposent. D'une part, la droite suprémaciste du gouvernement de Nétanyahou veut étendre la portée de la guerre pour permettre à l'armée et aux colons de commettre davantage de crimes et d'expulsions contre les Palestiniens dans les territoires occupés. D'autre part, le premier ministre israélien voit dans la situation actuelle une opportunité d'affaiblir l'Iran et le Hezbollah. De son côté, Washington fait pression pour contenir la guerre et limiter les dégâts dans la région, mais pas dans la bande de Gaza. Enfin, Téhéran et ses alliés (principalement le Hezbollah) sont contraints de riposter aux frappes israéliennes lorsqu'elles dépassent une certaine limite, sans prendre le risque de transformer la situation en une guerre totale. Si l'on tient compte de tous ces éléments, le risque d'un embrasement sur le terrain dépassant les calculs et les réponses mesurées ne peut être exclu.

Ce qui est certain, c'est que nous sommes dans une phase où la violence et les affrontements — sous diverses formes — se poursuivront encore longtemps. Ils détermineront la suite des événements, que ce soit dans les pays directement concernés ou dans l'ensemble du Proche-Orient.


1NDLR.— Ensemble de directives provenant d'une autorité militaire désignée, adressées aux forces engagées dans une opération extérieure afin de définir les circonstances et les conditions dans lesquelles ces forces armées peuvent faire usage de la force.

En Palestine, Naplouse la rebelle garde la tête haute

Par : Jean Stern

Coupée du monde par les troupes d'occupation, sous la pression de nombreuses colonies, la grande ville du nord de la Cisjordanie suit de près et avec tristesse l'écrasement de la société gazouie par l'armée israélienne. Incarnant une certaine douceur de vivre mais aussi l'esprit de résistance en Palestine, Naplouse s'interroge sur les chemins de la libération.

De notre envoyé spécial à Naplouse

En ce milieu de matinée, fin mars 2024, la vieille ville de Naplouse, entrelacs clair-obscur de ruelles parmi de fiers palais médiévaux, des terrasses fleuries et odorantes, des placettes agrémentées de paisibles fontaines, s'éveille à peine. Naplouse la douce incarne depuis deux ans en Cisjordanie la ville symbole de celles et ceux qui relèvent la tête. Résistance armée, résistance politique, résistance culturelle, Naplouse a dit non et en a payé le prix. Pour les Palestiniens de Naplouse, ce qu'ils qualifient de génocide en cours à Gaza provoque un « électrochoc mondial », dit un intellectuel. Et ils semblent avoir retrouvé « l'esprit de la résistance » , laissant entrevoir pour Naplouse la rebelle un autre avenir que la guerre.

Les commerces du souk alimentaire sont au ralenti ce matin-là, le rush du ramadan arrive en fin de journée, quand les Naplousins flânent bras dessus bras dessous pour acheter des herbes, des légumes et des douceurs, dont le célèbre knafé, un flan tiède délicieusement parfumé dont les nombreux pâtissiers de Naplouse s'enorgueillissent de faire le meilleur du Proche-Orient. Les étals sont bien garnis. Ici comme ailleurs, tout doit être fastueux et pantagruélique pour la rupture du jeune. Malgré le malheur qui frappe la région depuis des mois, des années, « des siècles » ironise à peine un vieux professeur, la ville se flatte de sa prospérité qui ne tient pas seulement aux berlines allemandes rutilantes paradant en soirée sur les boulevards de la ville moderne. Cité commerçante, capitale régionale du nord de la Cisjordanie, Naplouse tire une partie de sa richesse de son environnement agricole, directement menacé par les colons qui captent les terres et harcèlent les paysans, lesquels alimentent les grossistes de la ville. Les oliviers abondants alentour ont contribué à son savoir-faire légendaire en matière de savons et produits de beauté.

La lourdeur des informations en provenance de Gaza entretient le chagrin de nombreux Naplousins. Beaucoup connaissent personnellement les victimes, en raison d'alliances familiales et de parentèles lointaines que la Nakba, puis la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza n'ont pas réussi à totalement distendre. « Qui parle de notre chagrin ? », dit l'écrivain de Haïfa Majd Kayyal, anéanti comme tant de Palestiniens à Naplouse et ailleurs par l'ampleur du deuil - plus de 32 000 morts à Gaza, et 600 en Cisjordanie.

Cette reine sans couronne, surnom flatteur et ambigu de Naplouse, a certes le cuir endurci. Nœud stratégique sur la route des caravanes puis sur le chemin de fer entre Damas, Jérusalem, Amman et Le Caire, elle a connu bien des occupations au cours de son histoire. Toutefois sa légende assure qu'elle ne s'est jamais soumise. La ville de plus de 270 000 habitants est aujourd'hui surveillée de près par deux bases militaires israéliennes perchées sur les crêtes des montagnes qui l'enserrent. Les nouveaux immeubles grimpent sur les flancs, donnant davantage de force et de beauté à la ville, surtout la nuit. Devenue difficile d'accès à l'automne, depuis que ses principaux checkpoints ont été fermés par l'armée israélienne, Naplouse est cernée par d'innombrables colonies, dont de nombreux avant-postes formés d'une trentaine de préfabriqués et entourés de cercles de barbelés, en attendant des cloisonnements en dur. L'ensemble du dispositif colonial est sous l'autorité des ministres suprématistes et racistes. Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich ont la haute main sur la gestion des territoires. Les nouvelles milices coloniales qu'ils ont mises en place et armées, les Kitat Konenut, comptent déjà plus de 11 000 volontaires pousse-au-crime en Cisjordanie.

« Les gens ont cessé de se plaindre »

Soudain, les ruelles de la vieille ville grondent de colère. Les antiques façades de pierres dorées peinent à assourdir les litanies mortuaires et les slogans de vengeance. Naplouse enterre Walid Osta, un jeune homme de 19 ans vivant à Ein, un petit camp de réfugiés de deux mille personnes, non loin du centre-ville. Rien à voir avec Balata, à l'entrée sud de la ville, ni Askar, côté nord, deux camps de réfugiés comptant des dizaines de milliers d'habitants. Walid Osta a été tué la veille à Jénine lors d'un affrontement provoqué par l'armée israélienne. Le visage du jeune homme est apparent, yeux clos, lèvres gonflées. C'est un enfant que la foule de Naplouse porte en terre, une petite foule, trois cents personnes environ. Ici, la répression est sévère, menée avec la complicité active de la police palestinienne. Le danger est réel. Plus encore que dans les villes d'Israël, les Palestiniens craignent de manifester. Israël multiplie les arrestations préventives et les détentions administratives sans procès ni jugement. Malgré tout, « depuis ce qui se passe à Gaza ces derniers mois, les gens ont cessé de se plaindre de leur sort à Naplouse », commente un intellectuel. Israël a franchi un cap, il va falloir en trouver un autre.

Dans les regards des personnes présentes au passage du cortège funèbre, on lit cependant de la tristesse, de la lassitude, de la peur. De l'indifférence aussi. Comme si pour certains, depuis le massacre du 7 octobre, depuis que persiste le pilonnage meurtrier de Gaza, après tant et tant de morts, « il serait temps de passer à autre chose », résume un intellectuel.

Le directeur de Tanweer, une association installée dans la vieille ville qui mène un gros travail social auprès des femmes, Wael Al-Faqih, s'affirme « radicalement favorable à la non-violence » et estime que les Palestiniens devraient s'engager dans cette voie. La violence d'Israël, il l'a subie, tout comme son épouse, avec des séjours en prison « deux fois pour elle, et plusieurs fois pour moi » sous des motifs fallacieux. Il faut en finir avec « le temps des remèdes de charlatan », comme le dit avec une ironie amère un autre de mes interlocuteurs, pour relancer la réflexion sur le futur.

« La mort a depuis trop longtemps été là, et frappé tant de jeunes » poursuit-il, persuadé qu'il faudra bien un jour changer de logiciel. Pour un architecte Naplousin, l'avenir revient à « poursuivre la construction d'une société civile, et à élaborer un projet politique commun pour tous les Palestiniens ». Zouhair Debei, qui a consacré une partie « de sa vie et de son énergie » à un hebdomadaire local indépendant raconte « avoir toujours défendu, et aujourd'hui plus que jamais, l'idée de la non-violence. Il faut construire une alternative pour préserver la mémoire des Palestiniens et surtout améliorer les conditions de vie, notamment au niveau de l'éducation et de l'écologie. On a besoin de planter beaucoup plus d'arbres. L'histoire de Naplouse doit redevenir une leçon de vivre ensemble ».

« Le respect de toute la Palestine »

Les très jeunes militants de la Fosse aux lions avaient choisi en 2022 une autre voie : celle de prendre les armes tout en faisant le buzz sur TikTok1. Ils ont permis à la ville de gagner « le respect de toute la Palestine » en menant la vie dure aux troupes israéliennes. Résistants pour les Palestiniens, « terroristes » pour les Israéliens, ils ont été plus de deux cents combattants, abattus pour la plupart et pour certains en prison. Leurs chromos en armes tapissent les murs de la vieille ville et des camps. La ruelle d'herbes sauvages où a été tué le 9 août 2022 Ibrahim Al-Naboulsi, 18 ans, après un impressionnant déploiement nocturne de l'armée israélienne au cœur de la vieille ville, fait l'objet d'un discret parcours mémoriel.

Portrait d'Ibrahim Al-Naboulsi à l'endroit où il a été liquidé par l'armée israélienne dans la vieille ville de Naplouse, le 9 août 2022.
Jean Stern

« Quelque chose a changé depuis le 7 octobre, et je soutiens les résistances, car c'est le droit d'un peuple sous occupation de se défendre, résume Ibrahim, un jeune intellectuel Naplousin. Sur les 38 personnes que comptait ma classe en 2005, 22 ont depuis été tués ou arrêtés ». Sa douleur l'étouffe, le paralyse parfois. Pourtant, il ne peut envisager de prendre la tangente. Le monde extérieur lui est fermé : Israël gouverne in fine ses choix de vie avec l'occupation, le mur, les blocus, tout ce qui pourrit son quotidien.

Sortir de l'occupation est pour Ibrahim un cauchemar. Il est hanté par le souvenir de l'ami de 13 ans, mort dans ses bras après une agonie de plusieurs minutes à même le trottoir. Il avait pris une balle dans l'œil pendant la seconde intifada, qui a été puissante autant que meurtrière à Naplouse. Alors il est prêt à comprendre la peine et la colère des Israéliens face à « l'horreur » du 7 octobre mais leur demande, comme tout le monde ici, de comprendre sa rage, ancrée depuis si longtemps par l'arbitraire colonial, et ravivée par les deuils de Gaza.

Ibrahim se réjouit de penser que pour l'Israël de Benyamin Nétanyahou qui l'oppresse, c'est « le début de la fin ». La défaite de ce gouvernement et de son armée, qui ne sont parvenus ni à détruire le Hamas ni à libérer les otages, est un constat que la rue de Naplouse partage avec celle de Tel Aviv. La fin d'un pays jusqu'à présent victorieux, en tout cas sous sa forme actuelle, est d'ailleurs envisagée par de nombreuses personnes en Palestine comme en Israël, j'y reviendrai dans un prochain article.

« Une décision du peuple palestinien »

Le pacifiste Wael Al-Faqih estime que le « droit de se défendre » contre l'oppression, contre une situation qui « s'est terriblement dégradée à Gaza depuis plus de quinze ans » n'est pas « une décision du Hamas mais une décision du peuple palestinien. Cela fait 75 ans qu'Israël occulte la réalité de la Palestine aux yeux du monde. Cela aussi, c'est en train de changer, les gens commencent à découvrir le vrai visage d'Israël ». Que le débat sur le choix du modèle de résistance, entre non-violence et lutte armée soit relancé à Naplouse illustre également la réputation intellectuelle de la ville, qui aime les idées tout autant que les rencontres.

Cela n'induit pas pour autant le retour de la confiance des Palestiniens en leurs partis et en leurs institutions. L'un de mes interlocuteurs résume en une phrase le sentiment général : « L'Autorité palestinienne est corrompue et son appareil sécuritaire vendu aux Israéliens. Elle n'a aucun projet et le Hamas est un parti réactionnaire, conservateur, raciste, hostile aux droits des femmes et homophobe ». Selon un sondage de l'institut PSR réalisé début mars 2024 via des centaines d'entretiens en face-à-face à Gaza, Jérusalem-Est et dans les territoires — ce qui constitue un véritable exploit sociologique — seul un tiers des Palestiniens soutiennent le Hamas, soit 9 % de moins qu'en décembre 20232. Le soutien à la lutte armée est également en baisse de 17 %, chutant de 56 à 39 %, tandis que celui à la non-violence monte à 27 %, soit une augmentation de 8 %. Néanmoins, les Palestiniens pensent aussi à 70 % que l'attaque du 7 octobre était justifiée, dans un contexte d'échec du processus de paix, tout en renvoyant dos-à-dos sur le plan politique le Hamas et l'Autorité palestinienne, qui exercent actuellement le peu de pouvoirs laissé par les Israéliens aux Palestiniens, dans un contexte de corruption généralisée à Gaza et en Cisjordanie.

Dans la douceur des soirées printanières du ramadan, les cafés de la vieille ville et du centre moderne de Naplouse se remplissent de jeunes filles et garçons en bandes non mixtes, comme ailleurs dans le monde. Ils jouent aux cartes, fument la chicha, partagent du thé et du knafé. La légèreté est dans les gênes de the old lady, autre surnom affectueux de Naplouse. Cette vieille dame insuffle la fougue de sa jeunesse à l'esprit de résistance, et on ne peut plus lui raconter d'histoires.


1Ce reportage de Louis Imbert pour Le Monde raconte bien ce qu'a représenté la saga de ce petit groupe.

2L'intégralité de ce sondage est visible ici

Journée de mobilisation universitaire européenne pour la Palestine

Stop au génocide. Stop à la colonisation. La Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine appelle à une journée de mobilisation universitaire européenne pour la Palestine le 12 mars 2024. Orient XXI publie son appel.

La Coordination universitaire contre la colonisation en Palestine (CUCCP) est un réseau constitué de chercheur.es, enseignant.es chercheur.es, biatss1, docteur.es et doctorant.es, étudiant.es engagées dans l'enseignement supérieur et la recherche pour mettre fin à la guerre génocidaire et à la colonisation en Palestine. La CUCCP s'insère dans un mouvement transnational de chercheur.es contre la guerre en Palestine (SAWP). Son positionnement est défini dans l'Appel du monde académique français pour la Palestine : arrêt immédiat de la guerre génocidaire !2

Depuis le 7 octobre 2023, plus de 30 000 Palestinien.nes ont été tué.es par l'armée israélienne et plus de 80 % de la population de 2,2 millions de Gazaoui.es est assiégée dans 360 km2. L'armée israélienne a tué 94 professeurs d'université, 231 enseignants et plus de 4 300 étudiants et étudiantes, en plus de détruire l'ensemble des universités gazaouies et 346 écoles. La Cour internationale de justice (CIJ) a alerté contre le risque de génocide menaçant le peuple palestinien à Gaza. La Cisjordanie est soumise à un régime de blocage plus intense que jamais. Le silence n'est pas possible et il est inacceptable.

Face à la complicité active du gouvernement français dans cette guerre génocidaire menée par Israël contre le peuple palestinien et la répression de la liberté d'expression autour de la Palestine, la CUCCP invite le monde académique français à rejoindre l'appel européen pour une journée de solidarité universitaire avec le peuple palestinien le 12 mars 2024. Elle exige :

  • Un cessez-le feu immédiat, inconditionnel et permanent,
  • La levée permanente du blocus de Gaza,
  • La défense du droit palestinien à l'éducation.

Pour cela, nous proposons les moyens d'actions suivant :

  • Pousser nos universités à agir activement contre le régime d'apartheid israélien,
  • Établir des liens académiques avec des universités et des universitaires palestiniens,
  • Soutenir et participer au boycott universitaire visant les institutions académiques israéliennes complices de la violation des droits des Palestinien.nes,
  • Défendre la liberté d'expression et la liberté académique autour de la Palestine, ici et hors de France.

Il est possible d'agir quel que soit notre nombre, tant les moyens d'actions sont multiples : rassemblements, occupation de l'espace universitaire par un « die-in »3, projection de films, lecture de poésie palestinienne, port d'un keffieh, lister les universités détruites, les noms des collègues et étudiants tués, parler de la Palestine dans vos cours, etc. Nous comptons sur votre créativité !

Nous vous invitons à donner de la force à notre mobilisation en partageant massivement sur les réseaux sociaux, en taguant (@cuccp sur Instagram, Facebook, Twitter/X) et en utilisant :

#EndIsraelsGenocide #FreePalestine #EndIsraelScholasticide #March12forPalestine #FrenchscholarsforPalestine #EuropeansholarsStandwithPalestine#Scholarsgainstwar

Faites-nous part des actions réalisées en écrivant à palestinecoordination@gmail.com .


1Acronyme pour bibliothécaires, ingénieurs, administratifs, techniciens, personnels sociaux et de santé.

3NDLR. Forme de manifestation dans laquelle les participants simulent la mort.

Le calvaire étouffé des Palestiniennes

Le 4 mars, l'ONU a publié un rapport sur les viols et agressions sexuelles commises le 7 octobre contre des Israéliennes. Si ce texte a rencontré un vaste écho médiatique, il n'en va pas de même pour un autre rapport des Nations unies qui concerne cette fois le traitement des Palestiniennes, en particulier les viols et les agressions sexuelles subies depuis le début de la guerre contre Gaza.

Huit expertes de l'ONU1 ont sonné l'alarme le 19 février. Dans un communiqué, elles expriment leurs « plus vives inquiétudes » à propos des informations obtenues de « différentes sources ». Elles dénoncent des exécutions sommaires, des viols, des agressions sexuelles, des passages à tabac et des humiliations sur les femmes et les jeunes filles palestiniennes de Gaza, comme de Cisjordanie. Elles évoquent « des allégations crédibles de violations flagrantes des droits humains », dont les femmes et les filles palestiniennes « sont et continuent d'être victimes »2.

Selon les témoignages, les informations et les images qu'elles ont pu recouper, des femmes et des filles « auraient été exécutées arbitrairement à Gaza, souvent avec des membres de leur famille, y compris leurs enfants ». « Nous sommes choquées par les informations faisant état du ciblage délibéré et de l'exécution extrajudiciaire de femmes et d'enfants palestiniens dans des lieux où ils ont cherché refuge ou alors qu'ils fuyaient »3, parfois en tenant, bien en évidence, des tissus blancs, en signe de paix. Une vidéo diffusée par Middle East Eye4 et ayant beaucoup circulé montre notamment une grand-mère palestinienne abattue par les forces israéliennes dans les rues du centre de la ville de Gaza, le 12 novembre, alors qu'elle et d'autres personnes tentaient d'évacuer la zone. Au moment de son exécution, cette femme, nommée Hala Khreis, tenait par la main son petit-fils qui brandissait un drapeau blanc.

Des centaines de femmes seraient également détenues arbitrairement depuis le 7 octobre, selon les expertes onusiennes. Parmi elles, on compte des militantes des droits humains, des journalistes et des travailleuses humanitaires. En tout, « 200 femmes et jeunes filles de Gaza, 147 femmes et 245 enfants de Cisjordanie », sont actuellement détenus par Israël, selon Reem Alsalem, rapporteuse spéciale sur les violences faites aux femmes auprès de l'ONU. Elle évoque des personnes « littéralement enlevées » de leurs maisons et qui vivent des circonstances de détention « atroces ». Nombre d'entre elles auraient été soumises à des « traitements inhumains et dégradants, privées de serviettes hygiéniques, de nourriture et de médicaments », détaille encore le communiqué de l'ONU. Des témoignages rapportent notamment que des femmes détenues à Gaza auraient été enfermées dans une cage sous la pluie et dans le froid, sans nourriture.

Viols et agressions sexuelles

Viennent ensuite les violences sexuelles. « Nous sommes particulièrement bouleversées par les informations selon lesquelles les femmes et les filles palestiniennes détenues ont également été soumises à de multiples formes d'agression sexuelle, comme le fait d'être déshabillées et fouillées par des officiers masculins de l'armée israélienne. Au moins deux détenues palestiniennes auraient été violées et d'autres auraient été menacées de viol et de violence sexuelle », alertent les expertes. Ces Palestiniennes seraient « sévèrement battues, humiliées, privées d'assistance médicale, dénudées puis prises en photos dans des situations dégradantes. Ces images sont ensuite partagées par les soldats », selon Reem Alsalem. « Des rapports inquiétants font état d'au moins un bébé de sexe féminin transféré de force par l'armée israélienne en Israël, et d'enfants séparés de leurs parents, dont on ne sait pas où ils se trouvent », dénonce le communiqué.

Tous ces faits présumés ayant été perpétrés « par l'armée israélienne ou des forces affiliées » (police, personnel de prison, etc.). Le groupe d'expertes exige une enquête israélienne ainsi qu'une enquête indépendante, impartiale, rapide, approfondie et efficace sur ces allégations dans laquelle Israël coopère. « Pris dans leur ensemble, ces actes présumés peuvent constituer de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire, et équivalent à des crimes graves au regard du droit pénal international qui pourraient être poursuivis en vertu du Statut de Rome », préviennent-elles. « Les responsables de ces crimes présumés doivent répondre de leurs actes et les victimes et leurs familles ont droit à une réparation et à une justice complètes », ajoutent-elles.

Dans une interview à UN News5, Reem Alsalem déplore le mépris des autorités israéliennes face aux alertes.

Nous n'avons reçu aucune réponse, ce qui est malheureusement la norme de la part du gouvernement israélien qui ne s'engage pas de manière constructive avec les procédures spéciales ou les experts indépendants.

Elle précise ensuite que « la détention arbitraire de femmes et de filles palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza n'est pas nouvelle ».

Ces allégations ont été fermement rejetées par la mission israélienne de l'ONU qui affirme qu'aucune plainte n'a été reçue par les autorités israéliennes et dénigre sur X un « groupe de soi-disant expertes de l'ONU ». « Il est clair que les cosignataires ne sont pas motivées par la vérité mais par leur haine envers Israël et son peuple », peut-on lire.

Pourtant un rapport de 41 pages de l'ONG israélienne Physicians for Human Rights Israel (PHRI), daté de février et intitulé « Violation systématique des droits de l'homme : les conditions d'incarcération des Palestiniens depuis le 7 octobre »6 corrobore les dénonciations de l'ONU. On peut y lire de nombreux témoignages décrivant des « traitements dégradants et des abus graves », y compris des cas non isolés de harcèlements et d'agressions sexuelles, de violence, de torture et d'humiliation. Selon PHRI, le nombre de Palestiniens détenus par le service pénitentiaire israélien (Israel Prison Service) est passé d'environ 5 500 avant le 7 octobre à près de 9 000 en janvier 2024, dont des dizaines de mineurs et de femmes. Près d'un tiers des personnes détenues sont placées en détention administrative sans inculpation ni procès : une prise d'otage, en somme. Le rapport de l'ONG confirme que l'armée israélienne a arrêté des centaines d'habitants de Gaza sans fournir aucune information, même quatre mois plus tard, sur leur bien-être, leur lieu de détention et leurs conditions d'incarcération.

Embrasser le drapeau israélien

Dans le rapport de l'ONG israélienne PHRI, des témoignages de Palestiniens attestent notamment que des gardes de l'Israel Prison Service (IPS) les ont forcés à embrasser le drapeau israélien et que ceux qui ont refusé ont été violemment agressés. C'est le cas de Nabila, dont le témoignage a été diffusé par Al-Jazeera7. Cette femme qui a passé 47 jours en détention arbitraire qualifie son expérience d'« effroyable ». Elle a été enlevée le 24 décembre 2023 dans une école de l'UNRWA de la ville de Gaza où elle avait trouvé refuge. Les femmes ont été emmenées dans une mosquée pour être fouillées à plusieurs reprises et interrogées sous la menace d'armes, si violemment qu'elle affirme avoir pensé qu'elles allaient être exécutées. Elles ont ensuite été détenues dans le froid dans des conditions équivalentes à de la torture.

Nous avons gelé, nous avions les pieds et les mains attachés, les yeux bandés et nous devions rester agenouillées […] Les soldats israéliens nous hurlaient dessus et nous frappaient à chaque fois que nous levions la tête ou prononcions un mot.

Nabila a ensuite été conduite au nord d'Israël, dans la prison de Damon, avec une centaine de Palestiniennes parmi lesquelles des femmes de Cisjordanie. Battue à plusieurs reprises, elle est arrivée à la prison le visage plein d'hématomes. Une fois au centre de détention, les choses ne se sont pas arrangées pour les otages palestiniennes. Lors de l'examen médical, il a été ordonné à Nabila d'embrasser le drapeau israélien. « Quand j'ai refusé, un soldat m'a attrapée par les cheveux et m'a cognée la tête contre le mur », raconte-t-elle.

L'ONG israélienne affirme que des avocats ont présenté des plaintes de violence aux tribunaux militaires. Les juges ont pu voir les signes d'abus sur les corps des détenus mais « à part prendre note des préoccupations et informer l'IPS, les juges n'ont pas ordonné de mesures pour prévenir la violence et protéger les droits des personnes détenues », précise l'ONG israélienne. Pourtant, « des preuves poignantes de violence et d'abus assimilables à de la torture ont été portées à l'attention de la Cour suprême par PHRI et d'autres [...] Cependant, cela n'a pas suscité de réaction substantielle de la part de la Cour », regrette encore l'organisation.

L'un des témoignages rapporté par PHRI fait état d'agressions sexuelles qui se sont produites le 15 octobre, lorsque des forces spéciales sont entrées dans les cellules de la prison de Ktzi'ot (au sud-ouest de Bersabée), et ont tout saccagé tout en insultant les détenus par des injures sexuelles explicites comme « vous êtes des putes », « nous allons tous vous baiser », « nous allons baiser vos sœurs et vos femmes », « nous allons pisser sur votre matelas ». « Les gardiens ont aligné les individus nus les uns contre les autres et ont inséré un dispositif de fouille en aluminium dans leurs fesses. Dans un cas, le garde a introduit une carte dans les fesses d'une personne. Cela s'est déroulé devant les autres détenus et devant les autres gardes qui ont exprimé leur joie », est-il rapporté. Il n'est toutefois pas précisé si ce témoignage concerne des hommes ou des femmes.

Sous-vêtements féminins et inconscient colonial

Les soldats israéliens se sont illustrés sur les réseaux sociaux posant avec des objets et des sous-vêtements féminins appartenant aux femmes palestiniennes dont ils ont pillé les maisons. Des images qui ont fait le tour du monde et provoqué l'indignation générale. Violation de l'intimité, dévoilement du corps, viol des femmes colonisées : la domination sexuelle a toujours été une arme majeure caractéristique des empires coloniaux. « Prendre le contrôle d'un territoire, la violence politique et militaire ne suffit pas. Il faut aussi s'approprier les corps, en particulier ceux des femmes, la colonisation étant par définition une entreprise masculine », explique l'historienne Christelle Taraud, codirectrice de l'ouvrage collectif Sexualités, identités & corps colonisés (CNRS éditions, 2019).

Les Palestiniennes payent un très lourd tribut au génocide en cours à Gaza. L'ONU évalue à 9 000 le nombre de femmes tuées depuis le 7 octobre 2023. Celles qui survivent ont souvent perdu leurs enfants, leur mari et des dizaines de membres de leur famille. Il faut évoquer la condition des femmes enceintes qui étaient plus de 50 000 au moment du déclenchement des hostilités et qui accouchent, depuis, sans anesthésie et, le plus souvent, sans assistance médicale. De nombreux nouveau-nés sont morts d'hypothermie au bout de quelques jours. Les femmes dénutries ont du mal à allaiter et le lait infantile est une denrée rare. Les chiffres évoluent chaque jour cependant au 5 mars, au moins 16 enfants et bébés sont morts de malnutrition et déshydratation8 à Gaza en raison du siège total et du blocage de l'aide humanitaire par Israël.


1Le groupe des huit expertes est composé de la rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes et les filles, ses causes et ses conséquences, Reem Alsalem, de la rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, Francesca Albanese, de la présidente du groupe de travail des Nations unies sur la discrimination à l'égard des femmes et des filles, Dorothy Estrada-Tanck et de ses membres, Claudia Flores, Ivana Krstić, Haina Lu, et Laura Nyirinkindi. Les expert.e.s des procédures spéciales travaillent sur une base de volontariat. Ils/elles ne font pas partie du personnel des Nations unies et ne reçoivent pas de salaire pour leur travail. Ils/elles sont indépendants de tout gouvernement ou organisation et travaillent à titre individuel.

2« UN experts appalled by reported human rights violations against Palestinian women and girls », Nations unies, 19 février 2024.

3Ibid.

Sur Israël, les prémonitions au vitriol de Raymond Aron

Il était plus facile il y a quelques décennies de critiquer en France la politique de Tel-Aviv qu'aujourd'hui. Les analyses de Raymond Aron, chroniqueur à L'Express et au Figaro, incisives et dénuées de tout sentimentalisme vis-à-vis de sa judaïté, tranchent avec le tropisme pro-israélien actuel des médias dominants.

Raymond Aron est à la mode. Le penseur libéral, l'universitaire doublé d'un éditorialiste influent par ses éditoriaux dans Le Figaro puis dans L'Express, des années 1950 à 1980, a été convoqué à l'occasion du quarantième anniversaire de sa disparition par des médias de droite à la recherche des références intellectuelles qui leur manquent dans la production actuelle : « un maître pour comprendre les défis d'aujourd'hui », « un horizon intellectuel », « un libéral atypique ».

Curieusement, les prises de position les plus incisives de son œuvre journalistique, à savoir celles consacrées à Israël et à la Palestine, sont absentes des injonctions à « relire Raymond Aron ». Elles n'en restent pas moins d'une actualité brûlante.

On comprend cette gêne si on les relit, effectivement. Certaines de ces idées, exprimées dans une presse de droite par un homme de droite d'origine juive, le feraient classer en 2024 comme « antisioniste » (voire pire) par des médias et des « philosophes » de plateaux télé qui se contentent de paraphraser le narratif israélien.

C'est une véritable réflexion qui se déclenche le 27 novembre 1967, à la suite de la célèbre conférence de presse du général de Gaulle dénonçant, après la victoire éclair d'Israël et l'occupation des territoires palestiniens : « les Juifs (…) qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur ». Chaque mot de cette déclaration « aberrante » choque Raymond Aron. En accusant « les Juifs » éternels et non l'État d'Israël, de Gaulle réhabilite, écrit-il, un antisémitisme bien français : « Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens ».

Interrogations sur le concept de « peuple juif »

Mais Aron, en vrai philosophe, ne saurait s'arrêter là : « Et maintenant, puisqu'il faut discuter, discutons », écrit-il dans Le Figaro. Il se lance alors dans une étude socio-historique, adossée à une auto-analyse inquiète qui n'a pas vieilli. Quel rapport entre ses origines et l'État d'Israël ? L'obligent-elles à un soutien inconditionnel ? Et d'ailleurs qu'est-ce qu'être juif ? Ces questions parfois sans réponse définitive, on les trouve dans un ouvrage qui rassemble ses articles du Figaro1 puis, plus tard, dans ses Mémoires2 publiées l'année de sa mort, en 1983, et enfin dans un livre paru récemment qui comporte, lui, tous ses éditoriaux de L'Express3. Les citations de cet article sont extraites de ces trois livres.

Et d'abord, qu'est-ce que ce « peuple » juif comme le dit le président de la République, commence par se demander Raymond Aron. Il n'existe pas comme l'entend le sens commun, répond-il, puisque « ceux qu'on appelle les Juifs ne sont pas biologiquement, pour la plupart, les descendants des tribus sémites » de la Bible. « Je ne pense pas que l'on puisse affirmer l'existence objective du "peuple juif" comme celle du peuple français. Le peuple juif existe par et pour ceux qui veulent qu'il soit, les uns pour des raisons métahistoriques, les autres pour des raisons politiques ». Sur un plan plus personnel, Aron se rapproche, sans y adhérer complètement, de la fameuse théorie de son camarade de l'École normale supérieure, Jean-Paul Sartre, qui estimait qu'on n'était juif que dans le regard des autres. L'identité n'est pas une chose en soi, estime-t-il, avec un brin de provocation :

Sociologue, je ne refuse évidemment pas les distinctions inscrites par des siècles d'histoire dans la conscience des hommes et des groupes. Je me sens moins éloigné d'un Français antisémite que d'un Juif marocain qui ne parle pas d'autre langue que l'arabe…

Mais c'est pour ajouter aussitôt : « Du jour où un souverain décrète que les Juifs dispersés forment un peuple "sûr de lui et dominateur", je n'ai pas le choix ». Cette identité en creux ne l'oblige surtout pas à soutenir une politique. Aron dénonce « les tenants de l'Algérie française ou les nostalgiques de l'expédition de Suez qui poursuivent leur guerre contre les Arabes par Israël interposé ». Il se dit également gêné par les manifestations pro-israéliennes qui ont eu lieu en France en juin 1967 : « Je n'aimais ni les bandes de jeunes qui remontaient les Champs-Élysées en criant : "Israël vaincra", ni les foules devant l'ambassade d'Israël ». Dans ses Mémoires, il va plus loin en réaffirmant son opposition à une double allégeance :

Les Juifs d'aujourd'hui ne sauraient éluder leur problème : se définir eux-mêmes Israéliens ou Français ; Juifs et Français, oui. Français et Israéliens, non – ce qui ne leur interdit pas, pour Israël, une dilection particulière.

Cette « dilection », il la ressent émotionnellement. Lui qui en 1948 considérait la création de l'État d'Israël comme un « épisode du retrait britannique » qui « n'avait pas éveillé en lui la moindre émotion », lui qui n'a « jamais été sioniste, d'abord et avant tout parce que je ne m'éprouve pas juif », se sentirait « blessé jusqu'au fond de l'âme » par la destruction d'Israël. Il confesse toutefois : « En ce sens, un Juif n'atteindra jamais à la parfaite objectivité quand il s'agit d'Israël ». Sur le fond, il continue de s'interroger. Son introspection ne le prive pas d'une critique sévère de la politique israélienne, puisqu'Aron ne se sent aucune affinité avec les gouvernements israéliens : « Je ne consens pas plus aujourd'hui qu'hier à soutenir inconditionnellement la politique de quelques hommes ».

Le refus d'un soutien « inconditionnel »

Cette politique va jusqu'à le révulser. Il raconte comment il s'emporte, au cours d'un séminaire, contre un participant qui clame : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Le digne professeur explose : « Contre mon habitude, je fis de la morale avec passion, avec colère. Cette formule… un Juif devrait avoir honte de la prendre à son compte ». Mais en général, le philosophe-journaliste reste attaché à une analyse froide des réalités du moment. Raymond Aron n'oublie pas qu'Israël est aussi un pion dans la géopolitique de la guerre froide : « S'il existe un "camp impérialiste" [face à l'URSS], comment nier qu'Israël en fasse partie ? » Puis : « Dans le poker de la diplomatie mondiale, comment le nier ? Israël, bon gré mal gré, est une carte américaine ».

Il pousse loin le principe de la « déontologie » intellectuelle. S'il juge qu'en 1967, Israël a été obligé d'attaquer, il peut être bon, pour le bien de la paix régionale, qu'il perde quelques batailles  : « Je jugeai normale l'attaque syro-égyptienne de 1973 », écrit-il, ajoutant même : « Je me réjouis des succès remportés par les Égyptiens au cours des premiers jours », car ils permettraient au président Anour El-Sadate de faire la paix.

Mais Aron reste tout de même sceptique devant l'accord de 1978 entre Menahem Begin et Sadate à Camp David, simple « procédure » qu'il « soutient sans illusion » car il lui manque le principal : elle ne tient pas compte du problème « des colonies implantées en Cisjordanie ». En 1967 (rejoignant, cette fois, les prémonitions du général de Gaulle, dans la même conférence), il décrit l'alternative à laquelle Israël fait face : « Ou bien évacuer les territoires conquis… ou bien devenir ce que leurs ennemis depuis des années les accusent d'être, les derniers colonisateurs, la dernière vague de l'impérialisme occidental ». L'impasse est totale, selon lui : « Les deux termes semblent presque également inacceptables » pour Tel-Aviv.

Ce pessimisme foncier s'exprime dans ses articles écrits pour L'Express dans les dernières années de sa vie. En 1982, il salue la portée « symbolique » et la « diplomatie précise » de François Mitterrand, qui demande devant le parlement israélien un État pour les Palestiniens, en échange de leur reconnaissance d'Israël. Tout en restant lucide : « Mitterrand ne convaincra pas Begin, Reagan non plus ». Selon lui, écrit-il toujours en 1982, Israël n'acceptera jamais de reconnaître l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant des Palestiniens. Dix ans plus tard, les accords d'Oslo connaîtront finalement l'échec que l'on sait, et Israël facilitera la montée du Hamas, dans le but d'affaiblir l'OLP.

L'invasion du Liban par Israël en 1982, le départ de Yasser Arafat et de ses combattants protégés par l'armée française donnent encore l'occasion à Raymond Aron de jouer les prophètes : même si l'OLP devient « exclusivement civile (…), d'autres groupements reprendront l'arme du terrorisme (…). L'idée d'un État palestinien ne disparaîtra pas, quel que soit le sort de l'OLP ».

En septembre, il commente ainsi les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les phalangistes libanais, protégés par l'armée israélienne :

Israël ne peut rejeter sa responsabilité dans les massacres de Palestiniens (…). Pendant les trente-trois heures de la tuerie, des officiers de Tsahal ne pouvaient ignorer ce qui se passait dans les camps.

Et les prédictions d'Aron, en décembre de la même année, résonnent singulièrement aujourd'hui. À l'époque, le terme d'apartheid est encore réservé à l'Afrique du Sud. Le philosophe évoque un autre mot et une autre époque :

D'ici à la fin du siècle, il y aura autant d'Arabes que de Juifs à l'intérieur des frontières militaires du pays. Les Juifs porteront les armes, non les Arabes. Les cités grecques connaissaient cette dualité des citoyens et des métèques. Faut-il croire au succès de la reconstitution d'une cité de ce type au XXe siècle ?

Oui, il faut relire Raymond Aron.


1De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968.

2Mémoires, tome 2, Julliard, 1983.

3De Giscard à Mitterrand, 1977-1983, Calmann-Lévy, 2023.

De la Nakba à Gaza. Poésie et résistance en Palestine

Mahmoud Darwich (1941-2008) est devenu le porte-voix de la cause palestinienne parce que sa poésie est acte de résistance à portée universelle. Mais la poésie palestinienne est multiple et a vu, depuis la Nakba de 1948 jusqu'à Gaza ces derniers mois, plusieurs générations de femmes et d'hommes écrire sur un futur de liberté et d'indépendance.

Dès 1948, la poésie s'est imposée en Palestine occupée face aux autres genres littéraires. Ce n'est pas seulement le signe d'un attachement des écrivains palestiniens à un mode ancien et populaire d'expression dans le monde arabe, mais l'expression d'une volonté de résister aux règles de l'occupation israélienne qui prolongeaient celles du mandat britannique en Palestine (1917-1948). Face aux mesures de répression des forces coloniales, la poésie, qui se transmet et se mémorise aisément, est mieux armée que les autres genres littéraires pour contourner la censure.

C'est d'ailleurs à travers de véritables festivals de poésie ou mahrajanat que la première génération de poètes post 1948 a pu atteindre un large public demeuré sur les terres de Palestine. Parmi les auteurs qui ont participé et se sont révélés lors de ces festivals, se trouvent les grands noms de la poésie palestinienne de cette génération : Taoufik Ziyad (1929-1994), Samih al-Qasim (1939-2014), Mahmoud Darwich (1941-2008), Salim Joubran (1941-2011) et Rashid Hussein (1936-1977). Tous avaient atteint l'âge adulte dans les années qui ont suivi la Nakba de 1948. Ils étaient généralement issus de la classe ouvrière et militaient aussi pour l'amélioration des conditions de vie des ouvriers et des paysans. Ce qui fait de la poésie palestinienne un genre traditionnellement marqué à gauche.

La majorité de ces poètes ont été formés en arabe et en hébreu, en Palestine occupée ou à l'étranger. Seule la poétesse Fadwa Touqan (1917-2003), autodidacte, aurait été initiée à la poésie par son frère Ibrahim Touqan (1905-1941), lui-même poète. Beaucoup étaient des enseignants dans des écoles gérées par les autorités israéliennes. Ces institutions, tout comme les festivals de poésie et d'autres rassemblements publics comme les mariages et les fêtes religieuses, étaient surveillés de près par les services de sécurité coloniaux qui s'efforçaient de contenir le nationalisme palestinien.

À travers leur poésie, ces auteurs ont joué un rôle important dans la production et la diffusion d'idées à portée politique. Leur participation aux festivals était de fait un geste de résistance. Leurs poèmes, écrits le plus souvent dans le respect des codes de la prosodie arabe traditionnelle, étaient faciles à chanter et à retenir. Ils étaient déclamés devant un auditoire nombreux, coupé du reste du monde arabe et des Palestiniens forcés à l'exil, et traumatisé par les massacres commis par l'armée israélienne. Les poèmes exprimaient le plus souvent espoirs et rêves révolutionnaires de liberté et d'indépendance, mais ils abordaient aussi des thèmes plus graves liés au sentiment de dépossession, et aux violences physiques et symboliques subies.

C'est au cours de ces festivals que se développe le concept de résistance, de sumud ou persévérance face à l'adversité, concept qui deviendra un thème majeur de la poésie palestinienne notamment chez Taoufik Ziyad avec son célèbre poème Ici nous resterons dont cet extrait résonne comme un manifeste politique et poétique :

Ici nous resterons

Gardiens de l'ombre des orangers et des oliviers

Si nous avons soif nous presserons les pierres

Nous mangerons de la terre si nous avons faim mais nous ne partirons pas !

Ici nous avons un passé un présent et un avenir1

La participation aux festivals a valu à plusieurs auteurs comme Taoufik Ziyad et Hanna Ibrahim (1927- ) d'être arrêtés puis emprisonnés ou assignés à domicile. Ils n'ont pas renoncé pour autant à composer des poèmes, et la colère et l'indignation traversent de nombreux textes. En témoigne cet extrait d'un poème du charismatique Rashid Hussein que Mahmoud Darwich surnommait Najm ou l'étoile, et auquel Edward Saïd rend un hommage appuyé dans l'introduction de son ouvrage sur la Palestine2 :

Sans passeport

Je viens à vous

et me révolte contre vous

alors massacrez-moi

peut-être sentirai-je alors que je meurs

sans passeport3

Discours de Tawfiq Ziad lors de la Journée de la Terre, le 31 mars 1979. (Wikimedia Commons)

Certains poèmes deviendront des chansons populaires, connues de tous en Palestine occupée et ailleurs, comme celui intitulé Carte d'identité, composé par Mahmoud Darwich, en 1964 :

Inscris

je suis arabe

le numéro de ma carte est cinquante mille

j'ai huit enfants

et le neuvième viendra… après l'été

Te mettras-tu en colère ?4

Si les anthologies et recueil imprimés demeurent assez rares jusqu'aux années 1970 et ne représentent, d'après le chercheur Fahd Abu Khadra, qu'une infime partie des poèmes composés et publiés entre 1948 et 1958, certains poètes auront recours aux organes de presse de partis politiques pour diffuser leurs écrits. Le Parti des travailleurs unis (Mapam) a par exemple soutenu et financé la revue Al-Fajr (l'Aube), fondée en 1958 et dont le poète Rashid Hussein était l'un des rédacteurs en chef. Subissant attaques et censure, la revue sera interdite en 1962.

Les membres du Parti communiste israélien (Rakah) ont pour leur part relancé la revue Al-Itihad (L'Union) en 1948, qui avait été fondée en 1944 à Haïfa par une branche du parti communiste. À partir de 1948, Al-Itihad ouvre ses colonnes à des poètes importants comme Rashid Hussein, Émile Habibi (1922-1996), Hanna Abou Hanna (1928-2022). Ces revues ont joué un rôle crucial pour la cause palestinienne en se faisant les porte-voix d'une poésie de combat. Longtemps regardés avec méfiance et suspectés de collaborer avec les forces coloniales par le simple fait d'être restés, c'est Ghassan Kanafani (1961-1972), auteur et homme politique palestinien qui a redonné à ces auteurs la place qu'ils méritent, en élaborant le concept de « littérature de résistance »5 . Cette littérature est considérée par certains comme relevant davantage d'une littérature engagée que d'une littérature de combat, restreinte par le poète syrien Adonis (1930- ), à tort nous semble-t-il, au combat armé.

Cette poésie a par ailleurs souvent été critiquée pour être davantage politique que « littéraire », comme si l'un empêchait l'autre. À ce sujet, Mahmoud Darwich fait une mise au point salutaire :

Mais je sais aussi, quand je pense à ceux qui dénigrent la « poésie politique », qu'il y a pire que cette dernière : l'excès de mépris du politique, la surdité aux questions posées par la réalité de l'Histoire, et le refus de participer implicitement à l'entreprise de l'espoir6.

Pour finir, il est important de noter que les poèmes de cette période n'évoquent pas seulement la Palestine et son combat pour l'indépendance. Y apparaissent d'autres causes de la lutte anticoloniale, notamment celle du peuple algérien, ou des Indiens d'Amérique. Dans un poème de 1970, Salem Joubran (1941-2011) interpelle ainsi Jean-Paul Sartre qui a défendu la cause algérienne mais reste silencieux quant à la colonisation de la Palestine :

À JEAN-PAUL SARTRE

Si un enfant était assassiné, et que ses meurtriers jetaient son corps dans la boue,

seriez-vous en colère ? Que diriez-vous ?

Je suis un fils de Palestine,

je meurs chaque année,

je me fais assassiner chaque jour,

chaque heure.

Venez, contemplez les nuances de la laideur,

toutes sortes d'images,

dont la moins horrible est mon sang qui coule.

Exprimez-vous :

Qu'est-ce qui a provoqué votre soudaine indifférence ?

Quoi donc, rien à dire ?7

Autre figure souvent citée, celle de Patrice Lumumba auquel on rend hommage après son assassinat par les forces coloniales belges. Rashid Hussein déclame ce poème lors d'un festival de poésie :

L'Afrique baigne dans le sang, avec la colère qui l'envahit,

Elle n'a pas le temps de pleurer l'assassinat d'un prophète,

Patrice est mort... où est un feu comme lui ?...

Il s'est éteint, puis a enflammé l'obscurité en évangile8 .

Cultiver l'espoir et renouveler le combat

Les générations de poètes qui ont suivi celle de 1948 perpétuent les thèmes de résistance et de combat en leur donnant un souffle politique nouveau. À mesure que les guerres se succèdent, que la situation des Palestiniens de 1948 se détériore, que les camps de réfugiés se multiplient et s'inscrivent dans la durée et que la colonisation de la Palestine se poursuit — en violation des résolutions de l'ONU et du droit international - les thèmes abordés renvoient à la situation intenable de tous les Palestiniens où qu'ils soient. Entre dépossession, exils forcés, conditions précaires et inhumaines dans les camps de réfugiés, emprisonnements arbitraires, massacres, faim, mort, tristesse, les textes cultivent également l'espoir comme en échos au fameux poème de Mahmoud Darwich de 1986, Nous aussi, nous aimons la vie  :

Nous aussi, nous aimons la vie quand nous en avons les moyens.

Nous dansons entre deux martyrs et pour le lilas entre

eux, nous dressons un minaret ou un palmier9.

En 2011, la poétesse Rafeef Ziadah, née en 1979, compose en réponse à un journaliste qui la somme d'expliquer pourquoi les Palestiniens apprennent à leurs enfants la haine, un poème intitulé Nous enseignons la vie, monsieur We teach life, Sir »), qu'elle récite à Londres et dont la vidéo sera amplement partagée :

Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé.

Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait tenir en quelques mots et en quelques phrases.

Aujourd'hui, mon corps a été un massacre télévisé qui devait s'inscrire dans des phrases et des mots limités, suffisamment remplis de statistiques pour contrer une réponse mesurée.

J'ai perfectionné mon anglais et j'ai appris les résolutions de l'ONU.

Mais il m'a quand même demandé : "Madame Ziadah, ne pensez-vous pas que tout serait résolu si vous arrêtiez d'enseigner tant de haine à vos enfants ?

Pause.

Je cherche en moi la force d'être patiente, mais la patience n'est pas sur le bout de ma langue alors que les bombes tombent sur Gaza.

La patience vient de me quitter.

Pause. Sourire.

Nous enseignons la vie, monsieur.

Rafeef, n'oublie pas de sourire.

Pause.

Nous enseignons la vie, monsieur10 .

La poésie se montre critique aussi de l'Autorité palestinienne qui après les Accords d'Oslo se montre défaillante, gère les fonds qui lui sont alloués de manière peu transparente et ne parvient pas à juguler la montée du Hamas que plusieurs poètes palestiniens, traditionnellement de gauche, déplorent. Voici un exemple d'un poème sans concessions et à l'humour corrosif, intitulé L'État de Abbas, rédigé en 2008 par Youssef Eldik (1959-) :

Celui qui n'a pas mal au derrière

Ou qui ne voit pas comment le singe se promène,

Qu'il entre dans l'État de Abbas.

Cet état est apprivoisé –

aucune autorité dans cette « Autorité »

Si un voleur ne se présente pas devant le tribunal

ils le remplacent par son voisin ou sa femme

car le gazouillis de l'oiseau sur les fils téléphoniques

résonnent comme « Hamas ! »

Notre type de justice s'applique à toutes créatures

faisant du singe le semblable de son maître

de l'escroc ….un policier ( …)

Dieu soit loué

Après notre humiliation… notre labeur… sommeil,

nous avons éternué… un Chef d'État

Oh, peuple : sauvons l'État11

Mais si les thèmes se perpétuent, ils prennent aussi une nouvelle dimension, notamment au sein de la diaspora palestinienne vivant en Amérique du Nord, qui désormais écrit en anglais et se met au diapason des nouvelles luttes décoloniales et écologiques internationales. Cette poésie est assez peu connue en France. Quelques poèmes ont été traduits par l'incontournable Abdellatif Laâbi dans une anthologie publiée en 2022 et consacrée aux nouvelles voix mondiales de la poésie palestinienne12. Laâbi avait déjà publié en 1970 une première Anthologie de la poésie palestinienne de combat, suivie vingt ans plus tard de La poésie palestinienne contemporaine.

Dans cette nouvelle poésie contemporaine, on notera les recueils de Remi Kanazi (1981-) poète et performer qui, dans une langue nerveuse et moderne, utilise souvent l'adresse, puise dans le langage moderne des hashtags et des réseaux sociaux, et s'inspire de la rythmique incisive du hip-hop, reprenant peut-être aussi inconsciemment les codes de la poésie arabe de ses prédécesseurs qui déclamaient leurs vers lors des festivals de poésie. Voici deux exemples de sa poésie percutante13. L'un est extrait du poème intitulé Hors saison :

mais vos proverbes ne sont pas de saison

des anecdotes plus jouées

que les contes d'un pays

sans peuple (...)

vous ne voulez pas la paix

vous voulez des morceaux

et ce puzzle

ne se termine pas

bien pour

vous

L'autre poème est intitulé Nakba :

Elle n'avait pas oublié

nous n'avons pas oublié

nous n'oublierons pas

des veines comme des racines

des oliviers

nous reviendrons

ce n'est pas une menace

pas un souhait

un espoir

ou un rêve

mais une promesse

Le thème de la terre traverse bien évidemment l'ensemble de la poésie palestinienne puisqu'elle est au cœur de la colonisation de peuplement dont ils sont victimes depuis 1948. Il est également mobilisé par des poètes de la diaspora mais sous un angle sensiblement différent. Il ne s'agit plus de revenir sur la catastrophe de 1948 pour déplorer une dépossession en des termes qui reprennent la terminologie capitaliste donc colonialiste et d'exprimer d'une volonté de réappropriation des terres. Il s'agit désormais de penser la Nakba en tant que catastrophe et lieu de rupture écologique. Cette rupture écologique a touché la Palestine en 1948 mais elle touche la Planète entière. C'est ainsi que Nathalie Handal (1969- ), dans un hommage qu'elle rend à Mahmoud Darwich, imagine ce que lui dirait le poète disparu dans une veine poétique et universelle :

Je lui demande s'il vit maintenant près de la mer.

Il répond : « Il n'y a pas d'eau, seulement de l'eau, pas de chanson, seulement de la chanson, pas de version de la mort qui me convienne, pas de vue sur le Carmel, seulement sur le Carmel, personne pour l'écouter »14.

Naomi Shihab Nye (1952- ) pour sa part décentre l'humain pour redonner force et pertinence à son propos écologiste. Dans le poème Même en guerre, elle écrit :

Dehors, les oranges dorment, les aubergines,

les champs de sauge sauvage. Un ordre du gouvernement,

Vous ne cueillerez plus cette sauge

qui parfume toute votre vie.

Et toutes les mains ont souri15.

Elle fait le lien entre les oranges, les aubergines, la sauge et probablement des dormeurs sans méfiance, juste avant un raid de l'armée israélienne. Et si les mains sourient, c'est probablement par dépit et pour défier les autorités coloniales et leurs décisions arbitraires. Il n'y a là aucune hyperbole, les autorités israéliennes ayant en effet interdit aux Palestiniens de 1948 de cueillir plusieurs herbes, notamment le zaatar, pour en réserver l'exploitation et la vente aux colons israéliens.

Un homme passe devant une pancarte citant le poète Ghassan Kanafani à Hébron en Cisjordanie occupée, le 8 mars 2023, lors d'une grève générale en protestation contre l'armée israélienne au lendemain d'un raid à Jénine (HAZEM BADER/AFP).

Gaza, poésie et génocide

Depuis octobre 2023, la poésie palestinienne est en deuil, toutefois elle reste au combat. Si la poésie française a eu son Oradour16, chanté et commémoré par des poètes comme Georges-Emmanuel Clancier (1914-2018), la poésie palestinienne ne compte plus le nombre de villages et localités dévastés depuis plus de trois mois auxquels il faut ajouter toutes les guerres et attaques infligées à la bande de Gaza depuis 1948. À la fin du second conflit mondial, le philosophe Theodor Adorno avait affirmé qu'il était impossible d'écrire de la poésie après Auschwitz. Si l'on a retenu cette affirmation, on oublie souvent qu'Adorno est plus tard revenu sur ses propos, considérant que face à l'inhumain, à l'impensable, la littérature se doit de résister.

Avec plus de 23 000 morts et 58 000 blessés dénombrés à ce jour, la littérature palestinienne perd elle aussi des hommes et des femmes. Refaat Alareer (1979-2023), professeur de littérature à l'Université islamique de Gaza et poète, avait fait le choix de la langue anglaise pour mieux faire connaître la cause palestinienne à l'étranger. Il a été tué lors d'une frappe israélienne dans la nuit du mercredi 6 au jeudi 7 décembre. Le 1er novembre il a écrit un poème traduit et publié dans son intégralité par Orient XXI et dont voici un extrait :

S‘il était écrit que je dois mourir

Alors que ma mort apporte l'espoir

Que ma mort devienne une histoire

Quelques semaines plus tôt, le 20 octobre 2023, c'est Hiba Abou Nada (1991-2023), poétesse et romancière de 32 ans, habitante de Gaza qui est tuée. Voici un extrait d'un poème, écrit le 10 octobre, quelques jours avant sa mort :

Je t'accorde un refuge

contre le mal et la souffrance.

Avec les mots de l'écriture sacrée

je protège les oranges de la piqûre du phosphore

et les nuages du brouillard

Je vous accorde un refuge en sachant

que la poussière se dissipera,

et que ceux qui sont tombés amoureux et sont morts ensemble

riront un jour17.

Poésie tragique d'une femme assiégée qui offre refuge à l'adversaire. On y retrouve le thème de la persévérance mais aussi de la générosité et de l'amour de la vie en dépit de l'adversité, des violences subies, du génocide en cours et de sa mort imminente.

Fondée en 2022 et basée à Ramallah, la revue littéraire Fikra (Idée) donne voix en arabe et en anglais aux auteurs palestiniens. Depuis le début des exactions contre la population civile de Gaza, elle a publié les poèmes de Massa Fadah et Mai Serhan. Le poème écrit par cette dernière et intitulé Tunnel met en accusation l'Occident et son hypocrisie vis-à-vis de la cause palestinienne :

Piers Morgan ne cesse de poser la question,

« qu'est-ce qu'une réponse proportionnée ? »

Dites-lui que cela dépend. Si c'est une maison

de saules et de noyers, alors c'est à l'abri des balles, un souvenir. Si c'est un mot

c'est un vers épique, et il n'y a pas

de mots pour l'enfant blessé, sans famille

qui lui survit - seulement un acronyme, une anomalie

Dites-lui que si c'est un enfant, il ne devrait

pas hanter ses rêves, l'enfant n'était

pas censé naître d'une mère, mais

d'une terre. Cet enfant est une graine, rappelez-le-lui,

la graine est sous terre, chose têtue,

plus souterraine que le tunnel.

D'autres plateformes, comme celle de l'ONG Action for Hope, s'efforce de donner voix à des poètes palestiniens qui, sous les bombes ou forcés à fuir, continuent d'écrire et de faire parvenir des textes bouleversants de vérité et de courage. À travers l'initiative « Ici, Gaza » (« This is Gaza »), des acteurs lisent des textes en arabe sous-titrés en anglais ou en français. Un livret de poèmes a été mis en ligne en arabe et anglais pour donner à cette poésie une plus grande portée en atteignant des publics arabophones et anglophones.

La poésie refuse de se résoudre à l'horreur mais aussi à tous les diktats, ceux de la langue, de la forme, de la propagande et des discours dominants. Cela a toujours été sa force quelles que soient les époques et les latitudes. Elle a résisté aux fascismes, aux colonialismes et autoritarismes et a payé ses engagements par la mort, l'exil ou la prison. De Robert Desnos (1900-1945) mort en camp de concentration à Federico Garcia Lorca (1898-1936) exécuté par les forces franquistes, de Nâzim Hikmet (1901-1963) qui a passé 12 ans dans les prisons turques à Kateb Yacine (1929-1989) emprisonné à 16 ans par la France coloniale en Algérie, de Joy Harjo (1951- ) qui célèbre les cultures amérindiennes, à Nûdem Durak (1993- ) qui chante la cause kurde et croupit en prison depuis 2015, condamnée à y demeurer jusqu'en 2034, partout où l'obscurantisme sévit, la poésie répond et se sacrifie.

On tremble pour ce jeune poète de Gaza, Haidar Al-Ghazali qui comme ses concitoyens s'endort chaque nuit dans la peur de ne pas se réveiller le lendemain, auteur de ces lignes bouleversantes :

Il est maintenant quatre heures et quart du matin, je vais dormir et je prépare mon corps à l'éventualité d'une roquette soudaine qui le ferait exploser, je prépare mes souvenirs, mes rêves ; pour qu'ils deviennent un flash spécial ou un numéro dans un dossier, faites que la roquette arrive alors que je dors pour que je ne ressente aucune douleur, voici notre ultime rêve en temps de guerre et une fin bien pathétique pour nos rêves les plus hauts.

Je m'éloigne de la peur familiale vers mon lit, en me posant une question : qui a dit au Gazaoui que le dormeur ne souffre pas ?18


1Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, Selected, introduced and translated by Mohammed Sawaie, Banipal Books, Londres, 2022. (ma traduction).

2Edward Said, La Question de Palestine, Actes Sud, 2010.

3Rashid Hussein, Al-Amal al-shiriyya (Œuvres poétiques complètes), Kuli Shay', 2004. (ma traduction).

4Mahmoud Darwich, Carte d'identité, in La poésie palestinienne contemporaine, poèmes traduits par Abdellatif Laâbi, Écrits des Forges, 1990.

5Ghassan Kanafani, Adab al-Muqawama fi Filastin al-Muhtalla 1948-1966, (La littérature de résistance en Palestine occupée 1948-1966), Muassasat al-Abhath al-Arabiya, 1966.

6Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, traduit de l'arabe par Élias Sanbar, nrf, Poésie, Gallimard, 2023.

7Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, Selected, introduced and translated by Mohammed Sawaie, Banipal Books, Londres, 2022 (ma traduction).

8Rashid Hussein, Al- Amal al-shiriyya (Œuvres poétiques complètes), Kuli Shay', 2004 (ma traduction).

9Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, p.227.

10Le poème ainsi que d'autres a donné lieu à un album de poésie déclamé, intitulé We Teach life, Sir, 2015. https://www.rafeefziadah.net/js_albums/we-teach-life/

11Cité dans The Tent Generation, Palestinian Poems, (ma traduction).

12Anthologie de la poésie palestinienne d'aujourd'hui. Textes choisis et traduits de l'arabe par Abdellatif Laâbi. Points, 2022.

13Les deux poèmes sont extraits de Remi Kanazi, Before the Next Bomb Drops. Rising Up from Brooklyn to Palestine, Haymarket Book, 2015 (ma traduction).

14Nathalie Handal, Love and Strange Horses, University of Pittsburgh Press, Pittsburgh 2010, p 8. (Ma traduction).

15Naomi Shihab Nye, 19 Varieties of Gazelle Gazelle : Poems of the Middle East, Greenwillow Books, 2002, p 50 (ma traduction).

16Oradour : le 10 juin 1944, les troupes allemandes massacrent la population entière, 642 habitants, d'Oradour-sur-Glane, village de Haute-Vienne.

17Le poème a été publié dans son intégralité en anglais sur le site de la revue en ligne Protean Magazine

18Texte écrit le 27 octobre 2023, après que tous les moyens de communication ont été coupés, et dont l'auteur ne pensait pas qu'il parviendrait à ses destinataires, mis en ligne par Action for Hope.

Gaza. Fabien Roussel : « Je ne suis pas dupe de l'usage du mot terrorisme »

Par : Jean Stern

En répondant en exclusivité à Orient XXI, le secrétaire national du PCF livre une analyse du conflit renvoyant dos-à-dos gouvernement israélien et Hamas. Le député du Nord exhorte la France à sortir de son effacement sur un sujet que le président qualifiait il y a peu - nous révèle-t-il - de second rang. Il parle ici de ce qui divise la gauche : le terrorisme, l'apartheid israélien, la solidarité avec la Palestine.

Orient XXI - Depuis le 7 octobre, un débat autour du Hamas traverse la gauche. Si tout le monde s'accorde au PCF pour parler d'attaques terroristes, il y a des divergences d'analyse pour le qualifier de mouvement terroriste. Peut-on interdire un mouvement qui représente près de la moitié des Palestiniens ?

Fabien Roussel - Tout le monde ne qualifie pas les actes du 7 octobre d'attaques terroristes et je le regrette. Et je dis, avec la même force, qu'elles ne justifient en rien les bombardements massifs et incessants sur Gaza. Pour gagner la paix, il faut cesser le deux poids deux mesures de tout côté. Quiconque affirme porter une perspective de paix doit également dire sans ambiguïté que ce que subit le peuple palestinien à Gaza et dans les territoires occupés est une blessure pour l'humanité, aussi atroce que les crimes commis le 7 octobre. Ma conviction est que le gouvernement d'extrême-droite de Nétanyahou ou le Hamas, quel que soit leur poids dans leurs opinions respectives, ne permettront pas de trouver une solution politique à ce conflit, car tous deux sont opposés à la coexistence pacifique des deux peuples au sein de deux États.

Pour Emmanuel Macron, un conflit de « second rang »

OXXI. - Il y a aussi un grand abandon de Gaza et des Palestiniens, par l'Union européenne, ainsi que par une partie du monde arabe avec les accords d'Abraham. Que faut-il faire pour remettre la question palestinienne au centre du jeu ?

F. R.- Quand le président de la république a réuni les chefs de partis à Saint-Denis le 28 août 2023, bien avant le 7 octobre, cela a duré treize heures au total, dont trois heures de discussions préliminaires sur la situation internationale, l'Ukraine, l'Arménie... À la fin de cet échange, alors que le Président voulait enchainer le débat sur la situation française, je l'ai arrêté et j'ai dit : « Monsieur le Président, il faut parler de la Palestine. La France s'honorerait de prendre une initiative politique pour remettre cette question au cœur de l'actualité internationale car je crains une explosion, c'est terrible ce qui se passe là-bas ». Le Président a balayé ma demande d'un revers de main en disant que cette guerre était un conflit de « second rang », pour reprendre son expression, et que même les pays arabes ne mettaient plus la question palestinienne au rang de leurs priorités, alors pourquoi la France le ferait-elle ? Je regrette ce choix des pays arabes et des États-Unis, mais je regrette tout autant la position de la France, qui n'était pas obligée de s'aligner sur le sujet.

OXXI. - Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et à résister se discute-t-il ? Aucune guerre de libération n'a été exempte de l'utilisation d'actions terroristes si l'on définit celles-ci comme des attaques contre les civils. Cela a été notamment vrai en Algérie, au Vietnam…

F. R.- Je ne suis pas d'accord. Je ne suis pas historien, et je ne veux pas parler à leur place, mais j'ai demandé aux historiens du parti communiste de me sortir les archives pour vous répondre. Le parti communiste français (PCF) a défendu et soutenu le FLN et s'est battu pour la décolonisation de l'Algérie et son indépendance1. Les rares fois où il y a eu des civils délibérément tués, nous nous en sommes désolidarisés. Que ce soit en Algérie, que ce soit au Vietnam, des peuples colonisés ont fait le choix de recourir à la lutte armée pour s'en prendre à une armée mais pas aux civils. Ils n'ont pas organisé des viols, ils n'ont pas délibérément tué des enfants, ils n'ont pas froidement assassiné des civils désarmés par centaines. Quand j'entends, parfois, que le terrorisme c'est l'arme du pauvre, je me soulève contre cette idée. Je ne la partage pas du tout.

Après je ne suis pas dupe de l'usage du mot terrorisme, et je sais aussi que les États-Unis sont les premiers à en abuser. Ils l'ont posé sur le front de Nelson Mandela quand il était en prison, mais ensuite ils sont allés pleurer sur sa tombe. Ils l'ont posé sur le keffieh de Yasser Arafat, puis ils l'ont accueilli à la Maison-Blanche. Aujourd'hui ils font de Cuba un pays terroriste parce qu'il a accueilli les négociateurs de la paix en Colombie. Je connais la charge politique de ce mot. Mais pour nous communistes, qui sommes le parti de la Résistance, nous ne confondrons jamais le combat pour la libération et l'indépendance d'un peuple et des actes de barbarie qui s'en prennent délibérément à des civils.

OXXI. - L'Afrique du Sud a porté devant la Cour internationale de justice (CIJ) une plainte contre Israël pour « actes de génocide contre le peuple palestinien à Gaza ».

F. R.- Je ne crains pas d'employer les mots de « risque génocidaire ». Plus de trente rapports d'organisations des Nations unies parlent très précisément de « risque génocidaire ». La saisine de la Cour internationale de justice par l'Afrique du Sud, un pays qui a réussi à mettre fin à l'apartheid est, outre sa portée symbolique, une excellente initiative. C'est peut-être le moyen de faire prendre conscience à de nombreux pays, notamment ceux de l'Union européenne et les États-Unis, qu'ils pourraient par leur silence être complices de crimes. Ce peut être aussi à court terme un des moyens d'imposer un cessez-le-feu.

Pour ces deux raisons, je salue cette initiative, d'autant que les propos de ministres racistes et suprémacistes israéliens appelant à éliminer le peuple palestinien, traitant les Palestiniens d'animaux doivent nous faire mesurer l'extrême gravité de ce qui se déroule en ce moment dans cette région du monde, et donc du devoir qui est le nôtre de mobiliser nos compatriotes. Il ne peut plus y avoir deux poids deux mesures et d'indignation sélective en matière de droit international.

OXXI. - Plusieurs pays accusent l'Occident et donc la France d'être dans une logique de deux poids deux mesures. Que répond-t-on au président colombien Gustavo Petro, pour qui l'Afrique du Sud incarne désormais le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité, ce qui est assez vexant pour la France.

F. R.- Ce n'est pas vexant, c'est une réalité. J'ai aussi interpellé le président de la république à ce sujet, en lui disant que la France s'honorerait d'établir des passerelles diplomatiques globales, car c'est notre histoire. Le PCF a demandé au président de reconnaitre l'État de Palestine, comme l'a fait l'Espagne, pour faire un pas supplémentaire, mais il s'y refuse.

Pour la suspension des accords entre l'Union européenne et Israël

OXXI. - Quel doit être le message de la gauche sur Israël-Palestine aux élections européennes de juin prochain ? On sait qu'Israël est associé à l'Union européenne par de nombreux accords.

F. R.- Je crains l'embrasement généralisé et le chaos dans cette région du monde. La paix ne viendra ni du gouvernement Nétanyahou ni du Hamas. Il faut un cessez-le-feu, une solution à deux États. Ce sont les Nations unies qui ont imposé la création de l'État d'Israël. Ce qui a pu être fait en 1948 peut être fait aujourd'hui pour imposer un État palestinien aux côtés d'un État israélien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale et la décolonisation de la Cisjordanie. C'est parce qu'il manque une perspective politique que la guerre se poursuit. La liste conduite par Léon Deffontaines aux élections européennes portera cette exigence de cessez-le-feu, de libération des otages et de sanctions économiques européennes contre Israël par la suspension de l'accord d'association UE-Israël tant que les bombardements contre Gaza n'auront pas pris fin, et appellera à une solution à deux États. Je le dis parce que tout le monde ne le dit pas.

OXXI. - L'usage du mot apartheid à propos d'Israël a été largement porté par votre parti, notamment par le député Jean-Paul Lecoq, dans une résolution au Parlement que vous avez votée, puis dans une résolution à votre Congrès. Pourtant, un de vos proches Christian Picquet conteste son usage.

F. R.- La résolution du parti porte sur la dénonciation d'un régime d'apartheid à l'encontre du peuple palestinien. En Cisjordanie c'est très concret. Il y a deux catégories de résidents là-bas : des colons qui ont tous les droits, et des colonisés qui n'en ont aucun. Les colonies sont des havres de paix, mais les villes palestiniennes juste à côté vivent l'enfer, les maisons y sont détruites, et les oliveraies y sont saccagées. Donc ne craignons pas d'utiliser ce mot d'apartheid pour caractériser ce qui se passe en Cisjordanie. Mais ce n'est pas le cas en Israël, où des députés communistes et arabes côtoient des élus d'extrême droite…

OXXI. - Pourtant ils se font menacer d'être expulsés de la Knesset. Vous venez d'ailleurs d'en rencontrer quelques-uns en visite en France.

F. R.- Certes mais ils sont élus au Parlement, ce n'est pas une petite nuance. Les communistes israéliens m'ont alerté sur la pression qu'ils subissent de la part du gouvernement. Ainsi, le député Ofer Cassif est menacé d'expulsion de la Knesset pour avoir soutenu l'Afrique du Sud dans sa démarche. Là encore, la France et l'Union européenne ne peuvent pas rester silencieuses. Le drame c'est que la gauche israélienne partisane de la solution à deux États est extrêmement affaiblie. Le drame c'est que ceux qui défendent au sein de l'OLP un État de Palestine libre, laïque et démocratique sont très affaiblis eux aussi. Malgré tout, nous resterons aux côtés des partisans d'une solution à deux États, Israéliens comme Palestiniens, et nous combattrons l'annexion de la Cisjordanie par l'État d'Israël, comme le porte l'extrême droite israélienne. Cependant nous combattrons aussi le projet d'un État islamiste porté par le Hamas qui est une terrible menace pour le peuple palestinien lui-même.

OXXI. – En Israël, les manifestations de la société civile ont repris ces derniers jours. La question de la libération des otages est au cœur de ces protestations, et on a l'impression d'un pays, vous avez employé le mot tout à l'heure, au bord du chaos.

F. R.- J'ai rencontré il y a quelques jours un réserviste israélien sur un plateau de télévision. Je ne partage pas tout ce qu'il a dit mais il fait partie de ces centaines de milliers d'Israéliens qui ont manifesté pendant des semaines contre le gouvernement de Nétanyahou…

OXXI. - Il fait aussi partie de ces Israéliens qui tuent des Palestiniens à Gaza.

F. R.- Je pense qu'il ne faut pas avoir une vision simpliste, en noir et blanc de ce qui se passe là-bas. Je me garderai de juger qui que soit. Si des Palestiniens disent aujourd'hui que le Hamas n'est pas une organisation terroriste, et si un soldat israélien dit je suis allé là-bas mais je combats Nétanyahou, je ne me permettrais pas de les juger, même si j'ai un point de vue différent. Le point de convergence avec ce réserviste israélien, c'est quand il dit : "tant qu'il n'y aura pas de perspectives politiques, la guerre continuera".

OXXI. - Vous comprenez qu'aujourd'hui pour beaucoup de Palestiniens, le Hamas est en train de faire bouger les lignes…

F. R.- Je ne suis pas à leur place, c'est eux qui prennent les bombes. Et c'est le peuple israélien qui a été meurtri dans sa chair. J'ai lu cette autrice franco-israélienne, Laura Moses-Lustiger. Elle dit que la souffrance israélienne la rend aveugle à celle des Palestiniens. Je me garde de porter des jugements sur les uns et sur les autres.

L'accusation d'antisémitisme, « une arme affreuse, horrible, indécente »

OXXI. - L'antisémitisme est un combat historique du Parti communiste français depuis les années 1950. Mais comment décorréler la lutte contre ce fléau des amalgames entre antisémitisme et « antisionisme », mot pratiquement criminalisé mais jamais clairement défini.

F. R.- La lutte contre l'antisémitisme est dans nos gênes. La loi Gayssot qui pénalise le racisme et l'antisémitisme a été écrite par un communiste. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons fait le choix de marcher le 12 novembre 2023 contre l'antisémitisme, même si cette marche était pleine de pièges et que j'en ai voulu aux présidents des deux chambres de la manière dont elle avait été organisée. Pour autant il ne faut pas tortiller pour dénoncer, condamner et lutter contre l'antisémitisme. Ensuite, je dénonce le fait que quand les communistes et d'autres militants prennent des positions pour soutenir le peuple palestinien, ils sont accusés d'antisémitisme. C'est insupportable. Nétanyahou, son gouvernement, sa diplomatie mettent la pression sur la diplomatie française et européenne : s'ils n'apportent pas un soutien inconditionnel à Israël, alors ils sont antisémites. C'est une arme affreuse, horrible, indécente, ignoble que je dénonce. Notre diplomatie a été tétanisée par cela, tout comme beaucoup de responsables politiques français. Pas nous. Il n'y a pas deux peuples que je renvoie dos-à-dos. Il y a un gouvernement israélien qui fait le choix d'occuper le territoire palestinien. Il y a un occupant et un occupé.

Et en même temps, je suis fier d'appartenir à un parti qui a toujours combattu l'antisémitisme, et tous les racismes sans faire de distinction. Et nous continuerons de le faire dans le dialogue que nous avons avec la société française, dans toutes ses composantes, sans jamais confondre la communauté juive avec le gouvernement israélien.

OXXI. - Si vous arrivez au pouvoir, vous abrogez la directive Alliot-Marie qui criminalise en partie les actions de solidarité avec la Palestine ?

F. R.- Il y a une loi, elle est suffisante, c'est la loi Gayssot. Je dénonce la criminalisation de militants qui œuvrent pour la paix, alors que des responsables politiques d'extrême droite font la promotion de Pétain.

OXXI. - Tout en défilant le 12 novembre…

F. R.- ... sans qu'ils ne soient jamais condamnés. J'avais présenté une résolution à l'Assemblée pour que la loi Gayssot soit appliquée avec plus de fermeté et avec des peines d'inéligibilités pour certains élus. Et surtout je veux dénoncer la complicité entre les extrêmes droite israélienne, française et européenne. Aujourd'hui Nétanyahou trouve avec Bardella et Le Pen ses meilleurs soutiens en France. Bardella, dans les réunions de chefs de partis avec le Président dit qu'il ne faut pas réclamer un cessez-le-feu, et que les dirigeants israéliens ont le droit de pourrir la vie des Gazaouis en violant le droit international. C'est extrêmement grave, je suis très inquiet de cette convergence idéologique. Ces extrême-droites menacent la démocratie et la paix du monde.

« Si je suis invité, j'irai au dîner du Crif »

OXXI. - Depuis le 7 octobre, le mouvement de solidarité en France semble assez faible. Le PCF a toujours été un acteur important de la solidarité avec la Palestine. Que faire pour la relancer aujourd'hui ?

F. R.- Pour que la communauté internationale se bouge, il faut que les peuples se manifestent. J'ai constaté comme vous que la mobilisation n'a pas toujours été au rendez-vous. Il y a d'abord eu une répression dure et scandaleuse de la part du ministère de l'intérieur, alors que nous aurions dû aller tous ensemble manifester, et exprimer autant notre soutien au peuple israélien meurtri dans sa chair le 7 octobre qu'au peuple palestinien qui subit une vengeance sauvage. S'il n'y a pas eu ces mobilisations très larges, c'est aussi parce qu'il y a eu des débats à gauche sur la qualification du Hamas et des attentats du 7 octobre, mais aussi à propos de la perspective politique concrète, par exemple la nécessité de reconnaître l'État de Palestine aux côtés de l'État d'Israël. Cela a semé le trouble sur le contenu de ces mobilisations et je le regrette.

OXXI. - Si vous êtes invité au prochain dîner du CRIF, vous y allez ?

F. R.- Si je suis invité, j'irai, bien sûr.

OXXI. - Enfin que répondez-vous à Jean-Claude Lefort, un historique du PCF et de la cause palestinienne, qui démissionne du parti en vous reprochant de ne pas l'avoir soutenu dans sa démarche pour empêcher Darmanin de qualifier Salah Hammouri de « terroriste », accusation israélienne sans preuves.

F. R.- Ce n'est pas vrai, j'ai multiplié les interventions par oral et par écrit auprès du président de la république, auprès de Gérald Darmanin pour défendre les droits de Salah Hammouri. Il est cher au cœur des communistes de se mobiliser et de continuer à le faire pour qu'il puisse jouir de l'ensemble de ses droits.

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Lire également : Gaza. Au Parti communiste français, sérieuses fritures sur la ligne, pa Jean Stern


1NDLR. Jusqu'au milieu des années 1950, le PCF demeure sourd aux revendications indépendantistes du mouvement national algérien. Il vote même les « pouvoirs spéciaux » au gouvernement socialiste de Guy Mollet en mars 1956, qui accorde à l'armée française des pouvoirs très étendus en pleine « guerre d'Algérie ». Voir aussi Guerre d'Algérie. Communistes et nationalistes, le grand malentendu de Jean-Pierre Séréni.

En Jordanie, les réfugiés palestiniens des camps renouent avec leur cause

Depuis le 7 octobre, la Jordanie — pays arabe qui compte le plus grand pourcentage de Palestiniens parmi sa population — est le théâtre de manifestations hebdomadaires dans la capitale Amman ainsi que dans d'autres gouvernorats, et la question palestinienne est revenue en tête des préoccupations actuelles. Dans les camps de réfugiés, la contradiction entre la politique du pays et sa réalité démographique et géographique est à son paroxysme. Reportage.

« Ma terre et la tienne ne sont pas à vendre, à bas la normalisation ! » Ce slogan et d'autres encore sont scandés dans les manifestations hebdomadaires sans précédent que connaît la Jordanie depuis le 7 octobre. Jusque-là, les quelques mouvements sociaux et politiques relatifs à la question palestinienne se limitaient à contester les accords d'électricité et de gaz entre la Jordanie et Israël. L'accord d'importation de gaz d'Israël a été signé en 2016 et le pompage direct a commencé début 2020, malgré la contestation populaire et les demandes des députés d'annuler cet accord. De nombreuses manifestations ont été organisées ces dernières années sous le slogan « Le gaz ennemi, c'est l'occupation », dénonçant l'achat de gaz israélien provenant du champ offshore « Leviathan », que les manifestants considèrent comme du gaz volé à la Palestine, acheté avec de l'argent jordanien. Mais depuis le début de la guerre sur Gaza, les rues vibrent au rythme des chants qui exigent la libération de la Palestine et la fin de l'occupation. Des campagnes de boycott sont également largement diffusées, en plus de la journée de grève générale qui a eu lieu le lundi 11 décembre.

Les manifestations ont lieu dans le centre-ville tous les vendredis après la grande prière dans la capitale Amman, en plus de celles qui ont lieu devant l'ambassade israélienne dans le quartier Al-Rabieh, à environ 20 minutes du centre. La campagne de boycott s'est également intensifiée de manière exceptionnelle, grâce notamment au nombre croissant de bénévoles engagés dans le mouvement BDS (Boycott — Désinvestissement – Sanctions). Depuis le début de la guerre contre Gaza, les locaux de Starbucks, McDonald's et d'autres marques directement ciblées par le boycott sont vides, et les publicités dans les rues présentent des produits nationaux alternatifs pour remplacer les produits ciblés. Des listes de toutes les entreprises et produits qui doivent être boycottés à cause du soutien de ces marques à Israël ou de leur présence dans les territoires occupés sont partagées sur les réseaux sociaux. D'autres appellent également au boycott des produits américains et européens pour les remplacer par les produits nationaux. Des vidéos montrant des enfants dans des magasins se renseignant sur l'origine d'une tablette de chocolat ou d'un jus avant de l'acheter sont devenues virales.

La Jordanie reste un cas à part dans le monde arabe au regard de la dimension démographique, géographique et culturelle par rapport à la Palestine. Depuis la Nakba de 1948, le pourcentage de Palestiniens détenteurs ou non la citoyenneté jordanienne dans ce pays reste le plus élevé au monde : autour de 60 % de la population. La Jordanie avait accueilli le plus grand nombre de réfugiés palestiniens après la Nakba, et de nouveau après la guerre de juin 1967. Treize camps de réfugiés officiels ont été établis dans cinq gouvernorats différents à la suite de ces événements, qui existent encore jusqu'à présent.

La naturalisation, une exception

L'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) assure des services sociaux, éducatifs et sanitaires dans dix de ces treize camps, mais ne gère ni ne contrôle la sécurité, qui relève des autorités du pays hôte. Les plus célèbres de ces camps sont :

➞ Zarka, premier camp de réfugiés palestiniens créé en Jordanie, sur les quatre camps qui ont vu le jour après la Nakba. Il a été fondé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en 1949 et compte quatre écoles gérées par l'UNRWA. Ce camp se situe dans la deuxième plus grande ville du pays dont il porte le nom, et se trouve au nord-est de la capitale Amman ;

➞ Jabal Al-Hussein, créé en 1952 à Amman. Sa superficie est de 0,42 km2 pour 29 000 réfugiés enregistrés, d'où un grave surpeuplement. Aujourd'hui, « il n'y a pas d'espace pour ajouter d'autres bâtiments », selon l'UNRWA. Le camp compte quatre écoles gérées par les autorités jordaniennes ;

➞ Baqaa, le plus grand par la superficie (1,4 km2), et l'un des six camps « d'urgence » créés en 1968. Il contient 16 écoles gérées par l'UNRWA ;

➞ Jerach, plus connu sous le nom de « Camp de Gaza », est aussi un des six camps « d'urgence » créés en 1968. Il s'étend sur 0,75 km2. Il comprend quatre écoles réparties sur deux bâtiments, fonctionnant selon un système de double vacation : il s'agit de la méthode utilisée par l'UNRWA pour augmenter le nombre d'élèves pouvant être accueillis dans les écoles, compte tenu du faible nombre d'établissements et de la surpopulation des camps. La journée scolaire est ainsi divisée en deux périodes. Celle du matin s'étend de 6 h 45 à 11 h 45, et celle du soir de 12 à 17 h. Chacune de ces « périodes » est consacrée à une école différente, et les périodes sont alternées tous les mois.

Le nombre de Palestiniens enregistrés comme réfugiés dans les camps en Jordanie est estimé à environ 2,2 millions, selon les chiffres de l'UNRWA pour l'année 2023. Tous les camps sont confrontés à de nombreux problèmes, comme la pauvreté, le faible niveau d'éducation, le taux de chômage élevé et la propagation des mariages et des divorces précoces. Cela n'empêche pas le Département des affaires palestiniennes en Jordanie de considérer que :

La Jordanie était et est toujours le seul pays arabe qui a traité les réfugiés palestiniens et les a accueillis sur ses terres comme de véritables citoyens. Elle leur a accordé la citoyenneté jordanienne et leur a permis de s'intégrer dans la société, d'être influents et de bénéficier de la situation économique et sociale, sans les obliger à renoncer à leur identité nationale.

Si la première moitié de cette citation est vraie, la seconde moitié est discutable, comme le démontrent les entretiens que nous avons menés dans les camps. Les Palestiniens de Jordanie vivent dans un paradoxe constant, entre les efforts pour les installer et les considérer comme des « autochtones » d'une part, et l'argument constamment répété de la « terre d'accueil » d'autre part.

Oslo, un tournant

Il ressort des entretiens que nous avons menés avec les habitants des camps et les enseignants des écoles de l'UNRWA que le génocide en cours à Gaza et le déplacement qui rappelle celui de la Nakba ont eu deux conséquences fondamentales. La première est le retour en force de la mémoire et de l'identité palestiniennes en Jordanie. Cette question était jusque-là absente des préoccupations et des conversations quotidiennes, même parmi les Palestiniens qui s'étaient intégrés dans la société jordanienne et étaient devenus, dans une large mesure, semblables aux citoyens jordaniens. La deuxième conséquence est l'élargissement de l'espace pour parler de ces questions et pour organiser des activités politiques, après un effort de plusieurs années pour le réduire.

Cependant, cela ne va pas sans la crainte que ce mouvement populaire (palestinien et jordanien) soit purement circonstanciel, une sorte de « tendance », pour reprendre la formulation de nombre de nos interlocuteurs. Ces derniers redoutent en effet qu'il s'agisse là d'une sorte de politique de « soupape » : « Vous pouvez manifester dans la rue, mais ce sera le maximum qui sera autorisé », résume Dhekra Salama, membre active dans un centre destiné aux femmes et aux jeunes dans le camp de Zarqa.

Le professeur Najm Tawfiq, ancien directeur d'une des écoles de l'UNRWA dans le camp de Zarqa a souligné les nombreuses restrictions qui ont été imposées aux Palestiniens dans les camps et dans les écoles de l'UNRWA, et qui se sont considérablement accrues après les accords d'Oslo en 1993, puis avec l'accord de Wadi Arabah, qui a acté la normalisation et la paix entre la Jordanie et Israël en 1994. Le professeur estime que les écoles de l'agence onusienne étaient des « centres de relais du récit palestinien », mais qu'elles ne le sont plus. « Après les accords, il y a eu ce qu'ils ont appelé une politique de “neutralité” au sein de l'UNRWA. Désormais, Israël était un État reconnu dans la région, on ne pouvait plus en dire du mal ». Cette étape a été importante dans l'intégration des réfugiés palestiniens. Désormais, la relation entre ces derniers et Israël n'était plus celle de colonisés à leur colonisateur, mais une relation entre Jordaniens et un pays voisin reconnu. C'est à la faveur de cette mise sous silence que les Palestiniens, en particulier ceux qui détenaient la citoyenneté jordanienne, ont commencé à être considérés comme des citoyens jordaniens, et non comme des réfugiés palestiniens. « Il n'y a plus que 500 000 Palestiniens, la plupart d'origine gazaouie, qui n'ont aucune nationalité. Le reste s'est intégré dans la société ».

Pour Sahar Majid, professeur d'histoire dans une école de l'UNRWA, l'aspect le plus important de cette intégration est la suppression de la question palestinienne du programme d'histoire et du manuel qui lui était consacrée, et qui faisait partie du programme officiel jordanien dans les écoles publiques et celles de l'UNRWA jusqu'en 1994. « Il y a très peu d'espace pour enseigner ce sujet », nous a-t-elle confié. « Imaginez que dans un pays où la majeure partie de la population est d'origine palestinienne, aucun enseignement n'est dispensé sur leur pays et sur leur cause, qui est censée être aussi une cause primordiale pour la Jordanie. Après tout, ils disent que nous sommes un seul et même peuple ».

« Le pays hôte »

Nombreux sont ceux qui estiment que l'adage « un seul pays, un seul peuple » est vide de sens. « Nous sommes Jordaniens lorsque le gouvernement a besoin de nous, mais Palestiniens si nous avons besoin de quelque chose du gouvernement », résume Walid. Sahar explique :

La différence entre Palestiniens et Jordaniens devient flagrante quand on est en contact avec les services de l'État ou qu'on fait acte de candidature pour un emploi. Parfois, ils peuvent deviner grâce au nom de famille et le comportement change.

Être palestinien peut ainsi compliquer des procédures administratives, notamment en lien avec la santé ou l'éducation, ou même pour obtenir son permis de conduire. Le cas le plus complexe reste celui des Palestiniens détenteurs de passeports jordaniens temporaires, qui n'ont ni numéro d'identité nationale ni la nationalité jordanienne. Certains d'entre eux ne détiennent pas non plus de documents palestiniens et sont apatrides1.

Dans les cas où la mère a la nationalité jordanienne, les enfants détiennent des cartes d'identité jaunes (contrairement aux cartes jordaniennes qui sont bleues), appelées « carte des enfants de Jordaniennes » (les Jordaniennes n'ayant pas le droit de transmettre la nationalité à leurs enfants), qui leur confèrent certains « privilèges ». Ces « privilèges » ne signifient toutefois pas plus de droits, dans la mesure où le Palestinien bénéficie toujours d'un « traitement spécial » dans plusieurs domaines, comme l'interdiction d'accéder à toute fonction gouvernementale, le paiement de frais universitaires plus élevés qu'un Jordanien dans les universités privées (les Palestiniens sont alors traités comme des étudiants « étrangers »), la contrainte de devoir renouveler son permis de conduire chaque année, et non tous les dix ans comme les Jordaniens, etc.

Rima Al-Masri, étudiante qui détient un passeport jordanien temporaire témoigne :

Sans carte d'identité jordanienne, la vie est très différente. Les procédures administratives sont différentes et prennent beaucoup plus de temps. Tu peux avoir besoin de l'accord des services de renseignement juste pour obtenir ton permis de conduire. Même le renouvellement d'un passeport nous coûte 200 dinars jordaniens (258 euros), contre 50 dinars jordaniens (64 euros) seulement pour les Jordaniens. Et nous renouvelons régulièrement nos passeports nous autres, non pas parce que nous voyageons beaucoup — la plupart d'entre nous n'en a pas les moyens —, mais pour pouvoir utiliser le passeport comme pièce d'identité, au lieu de la carte des « enfants de Jordaniennes » que tous les agents de police ou de l'État ne connaissent pas. Chaque interaction avec une administration étatique vous rappelle que vous n'êtes pas autochtone.

Les Palestiniens de Jordanie, en particulier ceux qui disposent de passeports temporaires, vivent dans un état d'incertitude entre le désir d'installation et le rappel constant qui leur est fait qu'ils sont dans un « pays hôte ». Najm confirme que dans tout ce qui touche à la vie quotidienne il n'y a aucune différence entre les Palestiniens et les Jordaniens en Jordanie, et que le traitement réservé aux Palestiniens en Jordanie est le meilleur parmi les pays voisins, notamment comparé au Liban. Alors que Najm considère la Jordanie et la Palestine comme un seul pays sur les deux rives d'un même fleuve, Sahar Majed ne partage pas son avis : « Je ne pense pas que nous soyons un seul pays. En cas de tension, chacun est renvoyé à ce qu'il est ». Elle souligne qu'en cette période crispée, si une manifestation en soutien pour la Palestine est réprimée, les Jordaniens fuiront et ce seront les Palestiniens qui vont tenir face à la répression.

Ce sentiment de non-appartenance est partagé par de nombreux habitants des camps. Dhekra ajoute : « L'idée que vous vivez dans un endroit où vous vous sentez comme une invitée n'est pas agréable. Nous avons toujours été “l'autre” à l'intérieur de notre propre pays ». Lorsque nous lui avons demandé ce qu'elle entendait par « l'autre », elle a déclaré que ce sentiment d'être une « invitée » en Jordanie nourrit sa peur de se sentir un jour « invitée » également en Palestine, si jamais elle y retournait, puisqu'elle a vécu dans la diaspora toute sa vie.

La Révolution française mais pas la Nakba

Les écoles publiques et celles de l'UNRWA suivent le même programme scolaire, ces dernières s'alignant toujours sur la politique du pays hôte. Au vu des restrictions sévères sur l'enseignement de l'histoire de la Palestine depuis les accords d'Oslo, un « programme alternatif », selon l'expression de Sahar Majed, a été mis en place par les familles ou certains enseignants, dans le but « d'enrichir » celui imposé par l'État. Une initiative qui rencontre pas mal de défis.

Un groupe d'élèves âgés entre 10 et 16 ans se réunit régulièrement dans l'un des centres de jeunesse du camp de Baqaa. Certains d'entre eux sont scolarisés dans les écoles de l'UNRWA, d'autres dans les écoles publiques, les écoles de l'UNRWA n'acceptent que des élèves jusqu'à la dixième année de scolarité. Au cours d'une discussion autour de leurs expériences scolaires, ces jeunes ont souligné que l'espace pour parler de la question palestinienne est plus grand dans les écoles de l'UNRWA, mais cela dépend des efforts personnels des enseignantes, qui choisissent ou non d'évoquer le sujet dans leurs différentes matières. Toutefois, des discussions autour de l'histoire de la Palestine et de l'actualité commencent à voir le jour également dans les écoles publiques depuis le 7 octobre. Ahmed, 16 ans, exprime son mécontentement face aux manuels d'histoire qu'il a eus au cours de sa scolarité et qui « ne contiennent pas un seul mot sur la Palestine, la Nakba, ou les villages déplacés. En revanche, on étudie la Révolution française. À quoi cela va me servir si je n'apprends pas ma propre histoire ? »

Malgré les efforts personnels des enseignants et enseignantes pour traiter la question de la Palestine, cela reste un défi en raison du temps limité dont ils bénéficient. La durée d'un cours dans les écoles de l'UNRWA est de 35 minutes, soit 10 minutes de moins que dans les écoles publiques, en raison du système de double vacation. Pour Sahar Majed, cette durée limitée représente un obstacle majeur pour parler de la Palestine, alors que les enseignants ont déjà du mal à boucler le programme avant les examens de fin de chaque semestre :

De fait, une grande part de la responsabilité de transmettre incombe aux familles, pour apprendre à leurs enfants l'histoire de la Palestine. Mais lorsque je demande à un élève quelle est la différence entre un réfugié et une personne déplacée, ou ce qu'il sait d'Hébron, par exemple, et qu'il ne sait pas quoi répondre, je ne suis pas surprise.

Cette mise à l'écart totale dans les programmes scolaires, selon Sahar Majed, a créé un fossé éducatif important entre les différentes générations de Palestiniens en Jordanie et entre les individus, dans la mesure où l'étendue des connaissances de chacun dépend de sa famille, et à quel point il a évolué dans un environnement politisé. On peut parler ainsi d'une « politique de l'ignorance » autour de l'histoire d'un grand pan de la société.

Pour les maisons de femmes et de jeunes dans les camps qui proposent des activités éducatives ou sportives aux étudiants et des ateliers culturels et sociaux pour les femmes, la situation peut être pire. Si le camp est affilié ou soutenu par l'UNRWA ou à d'autres organisations internationales, toute activité politique y est strictement interdite. S'il s'agit en revanche de centres nationaux, ils feront l'objet d'une surveillance constante. Dhekra évoque les efforts qu'elle et certaines de ses collègues du Centre des femmes du camp de Zarqa avaient déployés pour organiser des activités autour de la Palestine. À chaque fois, il faut inviter un représentant du gouvernorat ou de la municipalité et « parler du pays hôte. Vous êtes toujours et partout contrôlés par les services de renseignement », ajoute-t-elle, mais là aussi, « la situation a changé après le 7 octobre. On a plus de marge de manœuvre pour organiser des activités et parler politique ». Qu'en sera-t-il après ?

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1Cette minorité comprend les Palestiniens qui sont arrivés en Jordanie après 1967 et n'ont pas obtenu de nationalité palestinienne, en plus de ceux dont la nationalité a été arbitrairement retirée après 1988.

Le chantage aux financements européens accable la Palestine

Une nouvelle fois, le levier financier est au cœur de la réponse européenne face à la guerre à Gaza, au côté des déclarations sur « le droit d'Israël à se défendre ». Si la pérennité de l'« aide » versée aux Palestiniens ne semble pour l'heure plus en cause, l'annonce d'un contrôle renforcé et du report de certaines dépenses soulève des inquiétudes à Ramallah, auxquelles se mêle de la colère. Le 21 novembre, la Commission européenne s'est réunie à Strasbourg pour décider de la reprise ou non des aides européennes, après leur suspension le 9 octobre.

Le contrôle des financements auxquels ont accès les Palestiniens constitue un enjeu majeur depuis l'époque du mandat britannique sur la Palestine. Les organisations sionistes jouissaient alors de l'importante manne financière pourvue par les diasporas juives d'Europe et des États-Unis, tandis que les forces coloniales françaises et britanniques réprimaient les levées de fonds qui s'organisaient en soutien à l'insurrection palestinienne dans les régions arabes voisines sous leur contrôle. En parallèle, l'administration mandataire entreprenait d'aider — sans grande efficacité — les paysans palestiniens repoussés par la colonisation comme un moyen de tarir les foyers de révolte qui se multipliaient.

Après la Nakba en 1948, l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devient le principal pourvoyeur de l'aide humanitaire dispensée aux réfugiés palestiniens, installés dans des camps dans l'attente de leur « rapatriement ». Premiers bailleurs de cette aide jusque dans les années 1970, les États-Unis — progressivement devancés par l'Europe — veulent endiguer la progression communiste d'abord, puis nationaliste et islamiste1. D'un autre côté, les organisations palestiniennes formées en exil dans les années 1960 trouvent un soutien financier auprès d'États et de mécènes privés arabes et musulmans. Après 1967 et l'occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par Israël, une partie de ces fonds y est acheminée en appui au soumoud, mot d'ordre adopté par les Palestiniens qui désigne le fait de « tenir bon » face à l'entreprise israélienne de colonisation des terres et d'expropriation de ses habitants.

À la fin des années 1970, l'agence USAID lance à son tour un programme dédié à l'amélioration du bien-être et de la qualité de vie dans les territoires occupés. Il s'agit cette fois de briser l'influence de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et d'encourager une opinion publique plus favorable à l'accord pour une autonomie palestinienne restreinte, signé à Camp David entre Israël et l'Égypte. L'arrière-plan politique de cette aide est alors dénoncé par la société palestinienne2. L'évolution du contexte géopolitique mondial au cours des années 1980 et la perte de ses principaux soutiens politiques et financiers arabes conduisent cependant l'OLP à infléchir ses positions vers l'acceptation d'une autonomie politique transitoire dans les frontières de 1967, la reconnaissance de l'État d'Israël et le renoncement à la lutte armée.

Les inconséquences du soutien de l'Europe

Les financements européens directement versés aux Palestiniens interviennent dans ce contexte-là. Au début des années 1990, la communauté internationale s'engage à soutenir financièrement le processus de paix entériné par la signature des accords d'Oslo entre Israël et l'OLP. Il s'agit explicitement de rendre tangibles les « dividendes de la paix » pour la population palestinienne, tout juste sortie de la première intifada, en promouvant le développement économique des territoires. L'Union européenne (UE) s'impose de loin comme le principal bailleur. Une participation qui s'inscrit au cœur de la politique étrangère européenne et répond à ses objectifs de promotion de la sécurité, de la démocratie et de la bonne gouvernance fixés dans les cadres du « Partenariat euro-méditerranéen », du « Partenariat pour la paix » ou encore de la « Politique européenne de voisinage ».

Entre 1993 et 2020, les territoires occupés auraient bénéficié de 46,4 milliards de dollars (42,38 milliards d'euros) d'aide au développement, dont la moitié environ est versée par l'Europe3. Outre une participation aux dépenses de l'Autorité palestinienne (AP) : salaires des fonctionnaires, frais de santé, aides socioéconomiques, ces financements couvrent divers programmes allant de la construction d'infrastructures et de bâtiments publics à l'assistance humanitaire en passant par la réforme des institutions, l'empowerment des femmes et de la jeunesse, et le soutien au secteur privé. D'abord guidée par la perspective d'une résolution imminente du conflit, cette aide devient pourtant très vite un écran de fumée qui peine à masquer l'échec de la « solution à deux États », et un bien maigre palliatif face à l'effondrement économique palestinien.

De fait, ledit processus de paix ne met pas fin à l'occupation, et la colonisation s'accélère. Les maigres prérogatives accordées à l'AP sont constamment remises en cause sur le terrain par l'administration israélienne qui garde le contrôle des régimes commercial, monétaire et financier, ainsi que des frontières et de la majeure partie des territoires. Depuis la seconde intifada des années 2000, de nombreux observateurs dénoncent la passivité et soulignent l'inconséquence des bailleurs, au premier rang desquels l'UE, dont l'aide aurait finalement contribué à financer l'expansionnisme israélien au détriment du droit international et de toute solution politique4. L'Europe n'a pas même su empêcher la destruction régulière par l'armée occupante d'institutions et d'infrastructures établies et entretenues à ses frais, faisant aussi supporter à ses contribuables le coût de ce gaspillage sans fin. La raison d'être des financements européens restera malgré tout inchangée et ceux-ci continueront de redoubler à chaque nouvel embrasement du conflit.

Un instrument de contrôle et de sanction

L'UE et ses membres n'hésitent pourtant pas à conditionner l'aide versée aux Palestiniens, à de nombreuses occasions et de multiples façons. L'exemple le plus emblématique — et controversé — est certainement celui des sanctions israéliennes et internationales prononcées après la victoire aux urnes du Hamas en 2006. L'Europe suspend aussitôt son aide budgétaire ainsi que tout projet mené en coopération avec le gouvernement, et concentre ses efforts sur la réponse aux besoins strictement humanitaires de la population. Un nouveau mécanisme d'assistance est établi dans lequel le secteur privé et les ONG locales et internationales sont invités à se substituer à l'AP5. Ce boycott diplomatique et financier conduit à une crise politique sans précédent et au durcissement des dissensions interpalestiniennes. Plusieurs tentatives d'union nationale sont mises en échec.

En juin 2007, le Hamas s'empare par la force du contrôle exclusif de la bande de Gaza, tandis qu'il est évincé du gouvernement en Cisjordanie par le président Mahmoud Abbas. L'administration israélienne déclare aussitôt la bande de Gaza « territoire hostile », et renforce les restrictions sur les mouvements de personnes et de marchandises à sa frontière. Un siège imposé par terre, mer et air qui perdure depuis lors. L'aide d'urgence est quant à elle maintenue, mais les agences humanitaires sur place sont priées de stopper toute relation avec les autorités locales. Dans les faits, elles maintiennent toutefois une forme de coordination pour mener à bien leurs activités, via des arrangements qui sont constamment renégociés. Nombre de ces agences ne manquent pas de dénoncer un exercice aussi inefficace qu'insuffisant.

Un nouveau mécanisme financier (Pegase) est parallèlement activé début 2008 par l'UE, visant à appuyer le « plan de réforme et de développement » du gouvernement de Salam Fayyad en Cisjordanie. Cet ancien employé du FMI a parfaitement intégré les attentes des bailleurs en se donnant pour priorité de redresser la fiscalité, développer le système bancaire et financier, et promouvoir le secteur privé. Le renforcement de la sécurité intérieure est aussi un élément clé, afin de créer un environnement propice pour les investisseurs. Rien n'est prévu en revanche pour diminuer la dépendance économique palestinienne à l'égard d'Israël. Le mécanisme Pegase permet au même moment un contrôle plus sévère des dépenses opérées par la partie palestinienne, en accord avec les exigences israéliennes comme européennes de transparence, de bonne gouvernance et de « lutte contre le terrorisme ».

Une dépendance croissante

Des secteurs croissants de la société palestinienne se sont ainsi trouvés au fil des ans liés à cette économie de l'aide. Les territoires occupés, en particulier la Cisjordanie, abritent une communauté dense d'organismes étrangers, d'agences des Nations unies, d'ONG locales, d'institutions financières et de consultants privés qui s'activent dans les champs du développement, de la bonne gouvernance ou de l'assistance humanitaire. De même, le dépérissement de l'appareil productif palestinien et l'afflux de fonds étrangers conduisent l'AP à s'imposer en tant qu'acteur socioéconomique incontournable. Les salaires et diverses pensions qu'elle verse sont la principale source de revenus de très nombreuses familles. En 2021, le nombre de fonctionnaires s'élève à 208 000, ce qui équivaut à 21 % de la population active employée6.

L'aide constitue ainsi une rente suffisamment importante pour impacter les programmes, les activités et les agendas des nombreux bénéficiaires, et ainsi subvertir leurs objectifs7. Une situation qui explique pour beaucoup la frénésie de l'AP à mener toujours plus loin les réformes destinées à « assainir » ses institutions et à établir une économie de marché « équilibrée », alors même que le territoire qu'elle contrôle se réduit comme peau de chagrin. Alors que les appels à se désengager de l'économie coloniale israélienne et de ses modes de production se font aujourd'hui de plus en plus nombreux, la dépendance envers les financements étrangers se trouve au centre des préoccupations8. En maintenant ses objectifs de pacification et de libéralisation, l'aide n'apparaît pas seulement comme inefficace ; elle participerait somme toute à désarmer et à accroître la captivité de l'économie et de la société palestiniennes sous occupation.

Vers un contrôle renforcé

Quelques États européens ont annoncé depuis le 9 octobre une suspension de leurs programmes, le temps de s'assurer qu'aucun ne participe à « financer le terrorisme », quand d'autres prévoient d'augmenter leurs budgets pour faire face à « l'urgence humanitaire » dans la bande de Gaza. Ce n'est donc probablement pas le volume, mais bien l'orientation de l'aide ainsi que ses canaux d'attribution qui risquent d'être affectés, dans le sens d'un aiguillage et d'un contrôle encore renforcés.

Cette communion précipitée des « objectifs de développement et de paix » avec les préoccupations contre-insurrectionnelles israéliennes illustre bien le piège dans lequel est prise la coopération européenne dans les territoires occupés. Quelle que soit l'importance des fonds déboursés, l'Europe est condamnée à se trouver en porte-à-faux des préoccupations proprement palestiniennes si elle ne prend pas des mesures sérieuses pour mettre un frein à l'expansionnisme israélien.

Il se trouvera certes toujours des acteurs locaux prêts à endosser le rôle attendu par les bailleurs, et même à en tirer profit. Mais l'échec de cette politique parle de lui-même, et le gaspillage en vies humaines est beaucoup trop lourd pour ne pas corriger le tir. Les aspirations palestiniennes s'expriment désormais plus fortement que jamais. La fracture est, elle aussi, bien palpable alors que certains parlent déjà de boycotter les partenariats et financements européens. Pour être véritablement une main tendue, l'aide ne devra plus jamais être l'auxiliaire des crimes réalisés contre tout un peuple.


1Jalal Al-Husseini, « UNRWA and the Refugees : A Difficult but Lasting Marriage », Journal of Palestine Studies, 2010, vol. 40, no. 1, p. 6-26.

2Khalil Nakhleh, The Myth of Palestinian Development : Political Aid and Sustainable Deceit, Palestinian Academic Society for the Study of International Affairs (Passia), Jérusalem, 2004.

4Anne Le More, « Killing with Kindness : Funding the Demise of a Palestinian State », International Affairs, 2005, Vol. 81, No. 5, pp. 981-999.

5Couler l'État palestinien, sanctionner son peuple : l'impact de l'asphyxie économique du Territoire Palestinien occupé sur les droits de l'Homme, Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Rapport no. 459, 2006 (mission internationale d'enquête).

6Rapport sur l'assistance de la Cnuced au peuple palestinien : évolution de l'économie du territoire palestinien occupé, Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), Genève, 8 août 2022.

7Sbeih Sbeih, Les projets collectifs de développement en Palestine : Diffusion de la vulgate néolibérale et normalisation de la domination, Civil Society Knowledge Centre, Lebanon Support, 2018.

8Jeremy Wildeman et Alaa Tartir,« Unwilling to Change, Determined to Fail : Donor Aid in Occupied Palestine in the aftermath of the Arab Uprisings », Mediterranean Politics, 19:3, 2014 ; p. 431-449.

Le spectre d'une seconde Nakba en Cisjordanie

Raids meurtriers, arrestations en masse, distribution d'armes par le gouvernement israélien. La violence explose contre les Palestiniens en Cisjordanie depuis le 7 octobre. Celle des colons, que parfois plus rien ne distingue de l'armée, fait craindre, comme à Gaza, une « seconde Nakba ». Reportage.

Abou Bachar est affable malgré l'épreuve. Il s'excuse d'avoir tardé à répondre : depuis un mois, il gère des urgences d'une ampleur inédite. Le 12 octobre, ce chef de la communauté de Wadi Al-Siq, une quarantaine de familles palestiniennes établies sur un bout de terrain rocailleux dans les collines du centre de la Cisjordanie occupée, a vu débarquer quelque 70 Israéliens. Il raconte :

Des colons, pour certains vêtus de l'uniforme de l'armée, pour d'autres en civil, accompagnés de soldats. La police, elle, surveillait la scène de loin, peut-être à 200 mètres de là. Ils sont venus par trois chemins différents, ont commencé à nous frapper, nous tirer dessus, nous faire tomber à terre… C'était une scène terrible.

Dans la précipitation, les Palestiniens ont fui à pied, sans rien pouvoir emporter avec eux. Beaucoup ont atterri chez des proches, dans la localité voisine de Ramoun, le reste à Taybeh, un village chrétien un peu plus loin, dans les environs de Ramallah. Aucune autorité ne leur est venue en aide, selon Abou Bachar.

Trois Palestiniens ont été retenus par les assaillants, dont deux activistes qui étaient venus soutenir la communauté face à l'intensification des attaques de colons. « De midi à six heures du soir, ils ont été frappés et torturés. Quand ils ont été libérés par la police palestinienne, ils ont été transportés à l'hôpital », affirme Abou Bachar. Quatre activistes israéliens ont également été détenus. Dans un long récit détaillé1, le journal Haaretz rapporte que les trois Palestiniens ont été battus. Leurs bourreaux ont écrasé des cigarettes sur leur peau et uriné sur deux d'entre eux. L'un des détenus a été menacé de viol. Une photo qui a largement circulé sur les réseaux sociaux les montre en sous-vêtements, les yeux bandés et les mains entravées, dans une position humiliante, à même le sol. L'armée, qui n'a pas répondu à Orient XXI, a affirmé à Haaretz avoir renvoyé le commandant de la brigade.

Les Bédouins de Wadi Al-Siq ont déjà été déplacés de force à la naissance d'Israël : ce sont des réfugiés. Leurs ancêtres ont été expulsés du Naqab, le désert du Néguev en arabe, lors de la Nakba en 1948, quand près de 80 % des Palestiniens situés sur ce qui correspond au territoire israélien aujourd'hui ont été chassés de chez eux, sans avoir le droit d'y revenir. La communauté s'est établie dans ce creux de vallée vers les collines de Ramallah dans les années 1970. En février 2023, la pression s'est accentuée avec l'arrivée d'un petit groupe de colons qui ont installé une ferme à quelques centaines de mètres du hameau. « Ils s'emparaient des batteries, panneaux solaires, réservoirs d'eau… Ils volaient jusqu'au drapeau palestinien », décrit Abou Bachar.

« Ils conduisaient des voitures avec des plaques de l'armée »

Depuis l'attaque du Hamas le 7 octobre qui a fait 1 200 morts en Israël, le monde a les yeux rivés sur la bande de Gaza assiégée, où l'armée israélienne orchestre une riposte d'une violence inouïe. Plus de 12 500 Gazaouis ont été tués en un peu plus d'un mois. En Cisjordanie, territoire occupé par Israël depuis 1967, les Palestiniens se trouvent à la merci de l'armée et des colons — qui ne font parfois plus qu'un. « Les colons qu'on connaissait en civil se sont mis à porter l'uniforme. Ils avaient des armes. Ils conduisaient les mêmes voitures, des 4x4, mais avec des plaques de l'armée. Ils n'attaquaient plus nos moyens de subsistance et nos cultures, ils s'en sont pris directement aux maisons », résume le chef de la communauté de Wadi Al-Siq.

Les attaques de colons ont en effet explosé. Au moins neuf Palestiniens, dont un mineur, ont été tués par des colons israéliens depuis le 7 octobre. « Dans près de la moitié des cas, l'armée israélienne accompagne les colons. Or, selon le droit international, dans une situation d'occupation l'armée est supposée protéger la population locale », c'est-à-dire les Palestiniens, la présence des colonies n'étant pas légale en droit international, rappelle Allegra Pacheco, la directrice du Consortium de protection de la Cisjordanie, un groupe d'ONG internationales qui coordonne l'aide humanitaire à ces communautés palestiniennes menacées de transfert forcé.

En parallèle, l'armée a intensifié ses raids, dans l'espoir d'anéantir toute résistance armée palestinienne. Le 9 novembre, les soldats israéliens ont mené l'assaut le plus meurtrier depuis 2005 contre le camp de réfugiés de Jénine. Quatorze Palestiniens ont été tués pendant les 18 heures qu'ont duré les affrontements. Recevant les blessés dans l'hôpital voisin, le docteur Pedro Serrano, médecin de l'unité de soins intensifs de Médecins sans frontières rapportait2 avoir reçu des patients qui « ont eu le foie et la rate éclatés tandis que d'autres ont de graves lésions vasculaires. Nous avons également appris qu'une personne avait reçu une balle dans la tête alors qu'elle se trouvait juste devant l'hôpital ».

Tulkarem, Bethléem, ou encore les environs de Ramallah… Les militaires multiplient les invasions dans les zones A, sous contrôle sécuritaire palestinien. Entre le 7 octobre et le 17 novembre, plus de 220 Palestiniens ont été tués par des soldats ou des colons israéliens en Cisjordanie et à Jérusalem, selon le ministère de la santé palestinien. C'est déjà plus que sur les 9 premiers mois de l'année où 208 Palestiniens ont été tués. Or, depuis le printemps 2022, le niveau de violence était particulièrement élevé en Cisjordanie. L'armée israélienne y menait une campagne de répression sanglante, initiée par le précédent gouvernement dit « d'union nationale » — bien avant, donc, l'arrivée de la coalition d'extrême droite au pouvoir aujourd'hui.

Seize communautés palestiniennes rayées de la carte

Le gros des effectifs militaires israéliens a été massé dans le sud et à la frontière avec le Liban. « Nous sommes en guerre désormais, les conscrits ne sont pas en Cisjordanie, observe Yehuda Shaul, qui a cofondé Breaking the Silence, une ONG de vétérans israéliens. Les équipes de réponse rapide des colonies sont en charge. Ils ont plein d'armes, plein d'uniformes pour faire tout ce qu'ils veulent ». Les colons gardent désormais eux-mêmes leurs colonies. Ils en profitent pour accélérer le mouvement enclenché depuis 1967 et la conquête israélienne de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est : accaparer toujours plus de terres. Selon un recensement du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies publié le 10 novembre, plus de 1 100 Palestiniens ont été déplacés de force du fait de la violence des colons israéliens depuis le 7 octobre. Début novembre, l'ONG israélienne B'Tselem rapportait3 que seize communautés ont ainsi été complètement rayées de la carte.

Les hameaux attaqués ont tous en commun d'être isolés, en zone C, c'est-à-dire sous total contrôle sécuritaire et administratif israélien. Ils sont souvent entourés d'« avant-postes » qui se résument la plupart du temps à une ferme avec quelques centaines de bêtes, et une poignée de colons qui harcèlent les Palestiniens en face. Sur les crêtes autour de Wadi Al-Siq, trois hameaux avaient déjà été vidés de leurs habitants du fait de ces violences et menaces avant le 7 octobre : Ein Samiya, Al-Baqa et Ras Al-Tin. Le mouvement s'est depuis accéléré dans des proportions inédites, vers Naplouse, la vallée du Jourdain ou le sud de la Cisjordanie occupée. Plusieurs États, dont la France, ont condamné ces violences. L'Union européenne a ainsi dénoncé la « recrudescence du terrorisme des colons »4. Mais aucune sanction n'a été prise contre Israël face à ces violations. Les communautés palestiniennes, elles, se disent abandonnées ; le seul soutien des ONG ne suffit plus.

« Je vais te détruire comme Gaza »

Au lendemain de l'attaque du Hamas, le ministre responsable de la police, le suprémaciste juif Itamar Ben Gvir, condamné en 2007 pour « soutien à un groupe terroriste », a ordonné la distribution de fusils d'assaut aux civils israéliens. Quelque 25 000 armes ont déjà ainsi été écoulées, selon Haaretz. Le 24 octobre, Times of Israël précisait5 que 300 d'entre elles ont été données à des groupes de sécurité constitués de colons en Cisjordanie. Leur distribution a été effectuée sous la supervision de l'armée.

Pour l'activiste palestinien Nasser Nawajah, le fait que les colons soient armés par l'État israélien montre bien la responsabilité de ce dernier dans les transferts forcés. Dans le sud de la Cisjordanie, Soussya, le hameau dont est originaire Nasser, craint pour sa survie. Non loin de là, la communauté de Zanuta a plié bagage début novembre. Soussya est déjà coupée du monde, des tas de rochers et de sable bloquent les routes d'accès. Les habitants affirment qu'un colon les a déposés là quelques jours après le début de la guerre, à l'aide d'un bulldozer. Des hommes armés sont venus frapper et menacer directement les familles palestiniennes, leur laissant 24 heures pour évacuer. « D'ordinaire, l'État poursuit les mêmes objectifs, mais tout se fait à un rythme plus lent : il y a des recours devant les tribunaux, des pressions internationales… Maintenant, les colons et l'État l'ont compris : c'est leur momentum  », juge Nasser Nawajah qui est aussi chercheur à B'Tselem. Ce père de famille de 41 ans se demande pourquoi la communauté internationale ne réagit pas davantage, alors que l'Union européenne a financé la plus grande partie des bâtiments dans le hameau. « Si le monde continue à se taire, on s'achemine vers une seconde Nakba », prévient-il.

Pour appuyer son propos, il relate ce qu'un soldat lui a rétorqué quand il a tenté d'attirer son attention sur les menaces et attaques des colons sur le hameau : « Aujourd'hui, je vais te détruire comme Gaza ». « Tous les Palestiniens sont regardés par les Israéliens comme s'ils étaient ceux qui ont perpétré les massacres du Hamas », constate l'activiste. La déshumanisation, cristallisée dans la qualification des Gazaouis d'« animaux humains » par le ministre de la défense israélien Yoav Gallant, sert de socle à la justification des violences contre les Palestiniens. Allegra Pacheco observe :

Depuis la guerre, les colons identifient les Palestiniens comme l'ennemi. L'idée est : aussi longtemps que l'ennemi vit parmi nous, il y a un danger et c'est pourquoi nous devons les chasser. C'est conforté par toute une rhétorique dans le pays. Auparavant, c'était le récit des colons, loin de celui du grand public. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas.

Plus de 2 000 arrestations

L'armée israélienne veut mettre la Cisjordanie sous contrôle, pour éviter à tout prix la possibilité d'y voir s'y développer un troisième front — en plus de Gaza et de la frontière avec le Liban. Les soldats ont ainsi complètement fragmenté le territoire, isolant les villes les unes des autres par des barrages et la fermeture de certaines routes. Même certains quartiers palestiniens de la ville de Jérusalem, comme Kafr Aqab, qui font partie de la municipalité, mais se trouvent de l'autre côté du mur, se retrouvent isolés. Début novembre, l'Association for Civil Rights in Israel a déposé, avec deux autres ONG, une pétition pour demander la réouverture complète de Qalandia, important checkpoint de la Cisjordanie vers Jérusalem. Dans un communiqué6, l'organisation publie le témoignage d'un père palestinien dont le fils doit recevoir des soins urgents à Jérusalem trois fois par semaine. « Aujourd'hui, pour être en mesure d'arriver à l'hôpital Hadassah via le checkpoint de Qalandia pour un rendez-vous à midi, nous devons partir à cinq heures du matin », décrit-il. Si la situation perdure, ce sera pour son fils « une question de vie ou de mort : il pourrait mourir avant d'atteindre l'hôpital », alerte-t-il.

Les arrestations de masse constituent le dernier pilier de la répression, vaste instrument de contrôle de la population palestinienne. Depuis le 7 octobre, les forces israéliennes ont procédé à plus de 2 000 arrestations. L'ONG palestinienne Addameer rapporte des cas de personnes « battues brutalement, menacées de mort et dont les familles sont prises en otage » lors de ces arrestations. L'organisation recense aujourd'hui quelque 7 000 prisonniers palestiniens dans les geôles israéliennes, dont 2 000 sous le régime de la détention administrative. Les conditions dans les prisons sont éprouvantes, s'alarme la Commission pour les affaires des prisonniers palestiniens. Cette institution officielle relevant de l'Autorité palestinienne évoque notamment :

des coupures d'électricité dans les cellules pendant de longues heures, une politique visant à affamer les prisonniers en confisquant les denrées des cantines et en réduisant les repas à deux par jour, des attaques brutales par les forces armées spéciales avec coups, bombes assourdissantes ou gaz lacrymogènes, la privation de soins médicaux et de transfert vers les hôpitaux.

Les visites sont interdites et les cellules surpeuplées.

Selon Addameer, cinq Palestiniens sont décédés en détention depuis le 7 octobre. Certaines vidéos filmées par des soldats et des membres des forces de sécurité israéliens ont circulé sur les réseaux sociaux, mettant en scène des prisonniers palestiniens, les yeux bandés et les mains entravées, frappés, obligés à danser avec leur geôlier, ou encore alignés dans des positions humiliantes. Ces terribles images suscitent la peur en Cisjordanie — c'est probablement le but recherché par ceux qui les ont filmées. Elles ravivent aussi l'idée, populaire chez les Palestiniens, que leurs prisonniers sont des « otages » aux mains d'Israël.


1« Cigarette Burns, Beatings, Attempted Sexual Assault : Settlers and Soldiers Abused Palestinians », Haaretz, 21 octobre 2023.

2« Cisjordanie : une vague de violence jusqu'aux portes des hôpitaux », Médecins sans frontières, 9 novembre 2023.

3« Forcible transfer of isolated Palestinian communities and families in Area C under cover of Gaza fighting », B'Tselem, 12 novembre 2023.

4« Israel/Palestine : Statement by the Spokesperson on the latest developments in the West Bank », European Union External Action, 31 octobre 2023.

5« Distribution of 300 assault rifles to West Bank civilian security squads underway », Times of Israel, 24 octobre 2023.

6« To Open the Qalandia Checkpoint for Regular and Full Movement », The Association for Civil Rights in Israel, 7 novembre 2023.

Gaza. Pathologies de la vengeance

Par : Adam Shatz

Comment penser ce qui s'est passé le 7 octobre 2023 et ses suites ? Comment mesurer le poids de l'histoire coloniale ? Comment sortir de l'impasse ? S'appuyant en particulier sur les écrits de Frantz Fanon, l'intellectuel Adam Shatz répond à ces questions dans une longue analyse.

Le 16 octobre, Sabrina Tavernise, animatrice d'un podcast du New York Times, The Daily, s'est entretenue avec deux Palestiniens dans la bande de Gaza. Elle a d'abord interrogé Abdallah Hasaneen, un habitant de Rafah, près de la frontière égyptienne, qui ne pouvait capter le signal que depuis son balcon :

Alors, dites-moi, Abdallah, nous parlions des frappes aériennes qui ont eu lieu depuis samedi dernier et puis, bien entendu, de l'attaque meurtrière du Hamas contre Israël. Comment interprétez-vous cette attaque ? Quelle est votre opinion ?

Abdallah Hasaneen lui répond :

On ne peut pas mettre des gens en prison, les priver de leurs droits fondamentaux et s'attendre à ce qu'ils ne réagissent pas. On ne peut pas déshumaniser les gens impunément... Je ne suis pas membre du Hamas et je n'ai jamais été un grand fan du Hamas... Mais ce qui se passe ici n'a rien à voir avec le Hamas.

Tavernise (un peu embarrassée) : « Mais alors ça a à voir avec quoi ? » Il lui explique :

C'est un nettoyage ethnique du peuple palestinien, ça concerne 2,3 millions de Palestiniens. C'est pour ça que la première chose qu'a faite Israël a été de couper l'eau, l'électricité et la nourriture. Le problème ce n'est pas le Hamas. Le problème c'est que nous avons commis l'erreur d'être nés Palestiniens.

Une tombe à ciel ouvert

La deuxième personne interviewée par Tavernise était une femme, Wafa Elsaka, récemment retournée à Gaza après avoir travaillé comme enseignante en Floride pendant 35 ans. Ce week-end-là, Elsaka avait abandonné son domicile familial après qu'Israël eut ordonné au 1,1 million d'habitants du nord de Gaza de quitter leurs domiciles et de se diriger vers le sud en prévision d'une invasion terrestre imminente. Des dizaines de Palestiniens périrent sous les bombes alors qu'ils empruntaient des itinéraires dont l'armée israélienne leur avait garanti qu'ils étaient sans danger. Elle déclare à la journaliste américaine :

Nous avons vécu 1948, et tout ce que nous demandons, c'est de pouvoir élever nos enfants en paix. Pourquoi faut-il que l'histoire se répète ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils veulent Gaza ? Que vont-ils faire de nous ? Qu'est-ce qu'ils vont faire de la population ? Je veux des réponses à ces questions, je veux en avoir le cœur net. Est-ce qu'ils veulent nous jeter à la mer ? Eh bien allez-y, faites-le, ne prolongez pas nous souffrances ! N'hésitez plus, faites-le... Avant, je disais que Gaza était une prison à ciel ouvert. Maintenant, je dis que c'est une tombe à ciel ouvert... Vous croyez que les gens ici sont vivants ? Ce sont tous des zombies.

Lorsque Tavernise a de nouveau interrogé Hasaneen le lendemain, elle lui a expliqué que toute sa famille s'était réfugiée dans la même pièce pour avoir au moins une chance de mourir ensemble.

Ces derniers jours, la situation à Gaza a atteint des extrêmes qui dépassent l'imagination, mais il n'y a là rien de vraiment nouveau. Dans un récit de 1956 intitulé « Lettre de Gaza », l'écrivain palestinien Ghassan Kanafani décrit son territoire comme « plus étouffant que l'esprit d'un dormeur en proie à un cauchemar effrayant, avec l'odeur singulière de ses rues étroites, l'odeur de la défaite et de la pauvreté ». Le héros de l'histoire, un enseignant qui a travaillé pendant des années au Koweït, rentre chez lui après un bombardement israélien. Il est accueilli par sa nièce et constate qu'elle a une jambe amputée : elle a été mutilée en essayant de protéger ses frères et sœurs de l'impact des bombes.

Pour Amira Hass, une journaliste israélienne qui a couvert Gaza pendant de nombreuses années, « Gaza incarne la contradiction centrale de l'État d'Israël — la démocratie pour certains, la dépossession pour les autres ; c'est notre nerf à vif ». Quand les Israéliens veulent maudire quelqu'un, ils ne l'envoient pas métaphoriquement « en enfer », mais « à Gaza ». Les autorités d'occupation l'ont toujours traitée comme une terre de frontière, plus semblable au Sud-Liban qu'à la Cisjordanie, et où elles appliquent des règles différentes, et beaucoup plus sévères.

Après l'occupation de Gaza en 1967, Ariel Sharon, alors responsable du commandement sud d'Israël, supervisa la « pacification » du territoire conquis, à savoir l'exécution sans procès de dizaines de Palestiniens (on ne sait pas exactement combien) soupçonnés d'avoir participé à la résistance, et la démolition de milliers de maisons. En 2005, le même Sharon présida au « désengagement » : Israël obligea huit mille colons à quitter la bande de Gaza, qui restait toutefois pour l'essentiel sous contrôle israélien.

Les motifs de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa »

Depuis la victoire électorale du Hamas en 2006, elle est soumise à un blocus que le gouvernement égyptien contribue à faire respecter. « Pourquoi ne pas abandonner cette terre de Gaza et fuir ? », se demandait le narrateur de Kanafani en 1956. Aujourd'hui, une telle réflexion serait une pure fantasmagorie. Les habitants de Gaza — il n'est pas exact de les appeler « Gazaouis », puisque les deux tiers d'entre eux sont des enfants et des petits-enfants de réfugiés d'autres régions de la Palestine — sont en réalité captifs d'un territoire qui a été amputé du reste de leur patrie. Ils ne pourraient le quitter que si les Israéliens leur ordonnaient de s'installer dans un « couloir humanitaire » quelque part dans le Sinaï, et si l'Égypte se soumettait aux pressions américaines et ouvrait la frontière.

Les motifs qui ont présidé à l'organisation de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa », comme le Hamas a baptisé son offensive, n'ont rien de très mystérieux : réaffirmer la primauté de la lutte palestinienne à un moment où elle semblait ne plus figurer à l'ordre du jour de la communauté internationale ; obtenir la libération des prisonniers politiques palestiniens ; faire échouer un rapprochement israélo-saoudien ; humilier encore davantage une Autorité palestinienne impuissante ; protester contre la vague de violence des colons de Cisjordanie ainsi que contre les incursions provocatrices de juifs religieux et de responsables israéliens dans la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem ; et, surtout, faire comprendre aux Israéliens qu'ils ne sont pas invincibles, qu'il y a un prix à payer pour le maintien du statu quo à Gaza.

Cette opération a obtenu un succès éclatant : pour la première fois depuis 1948, ce sont des combattants palestiniens, et non des soldats israéliens, qui ont occupé des villes frontalières et terrorisé leurs habitants. Jamais Israël n'a eu aussi peu l'air d'un refuge inviolable pour le peuple juif. Comme le soulignait Mahmoud Muna, propriétaire d'une librairie à Jérusalem, l'impact de l'attaque du Hamas a été «  comme si les cent dernières années avaient été condensées en une semaine ». Pourtant, cette rupture du statu quo, cette violente tentative d'établir une sorte de parité macabre avec la formidable machine de guerre d'Israël, a eu un coût, et il est énorme.

Les commandos du Hamas et du Djihad islamique, organisés en brigades d'environ 1 500 hommes, ont tué mille quatre cents personnes, dont 300 militaires et des femmes, des enfants et des bébés. On ne sait toujours pas pourquoi le Hamas ne s'est pas contenté d'avoir atteint ses objectifs initiaux. La première phase de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » était une guérilla classique — et légitime — contre une puissance occupante : les combattants ont franchi la frontière et la clôture qui encercle Gaza et ont attaqué des avant-postes militaires.

Les premières images de cet assaut, ainsi que les informations selon lesquelles ils avaient pénétré dans vingt agglomérations urbaines israéliennes, ont suscité une euphorie compréhensible chez les Palestiniens, tout comme la mort de centaines de soldats israéliens et la prise de pas moins de 250 otages. En Occident, il n'y a pas grand monde pour se souvenir que, lorsque les Palestiniens de Gaza ont manifesté à la frontière en 2018-2019 à l'occasion de ce qu'ils appelaient la « Grande Marche du retour », l'armée israélienne a massacré 223 manifestants. Mais les Palestiniens, eux, s'en souviennent, et le meurtre de protestataires non violents n'a fait que renforcer l'attrait de la lutte armée.

La deuxième phase de l'offensive du Hamas a toutefois été très différente. Rejoints par des habitants de Gaza, dont beaucoup quittaient leur ville pour la première fois de leur vie, les combattants du Hamas se sont livrés à une véritable orgie meurtrière. Ils ont transformé la rave party Tribe of Nova en bacchanale sanglante, un nouveau Bataclan. Ils ont traqué des familles dans leurs maisons, dans des kibboutz. Ils ont exécuté non seulement des juifs, mais aussi des Bédouins et des travailleurs immigrés (plusieurs de leurs victimes étaient des juifs bien connus pour leur travail de solidarité avec les Palestiniens, notamment Vivian Silver, une Israélo-Canadienne qui est aujourd'hui retenue en otage à Gaza). Comme l'a signalé Vincent Lemire dans Le Monde, « il faut du temps pour débusquer et tuer plus d'un millier de civils cachés dans les garages et les parkings ou réfugiés dans les chambres fortes1  ». Le zèle et la patience des combattants du Hamas font froid dans le dos.

Les racines de la rage

Rien dans l'histoire de la résistance armée palestinienne à Israël n'approche l'ampleur de ce massacre — ni l'attentat commis par Septembre noir aux Jeux olympiques de Munich en 1972, ni le massacre de Maalot perpétré par le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) en 1974.2 Plus d'Israéliens sont morts le 7 octobre que pendant les cinq années de la seconde Intifada.

Comment expliquer ce festival de tueries ? La rage alimentée par l'intensification de la répression israélienne y est certainement pour quelque chose. Depuis un an, plus de 200 Palestiniens ont été tués par l'armée et les colons israéliens, dont de nombreux mineurs. Mais cette rage a des racines bien plus profondes que les politiques du gouvernement de droite de Benyamin Nétanyahou. Ce qui s'est passé le 7 octobre n'est pas une explosion, mais une action méthodique d'extermination ; la diffusion très calculée de vidéos des meurtres sur les comptes des réseaux sociaux des victimes suggère que la vengeance était l'une des motivations des commandants du Hamas : Mohamed Deif, le chef de la branche militaire de l'organisation, a perdu sa femme et ses deux enfants lors d'une frappe aérienne en 2014.

On se souvient de l'observation de Frantz Fanon selon laquelle « le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur ». Le 7 octobre, ce rêve s'est réalisé pour ceux qui ont franchi la frontière sud d'Israël : enfin les Israéliens allaient ressentir l'impuissance et la terreur qu'eux-mêmes avaient connues toute leur vie. Le spectacle de la jubilation palestinienne — et les démentis ultérieurs du Hamas concernant l'assassinat de civils — est troublant mais guère surprenant. « Dans le contexte colonial, écrit Fanon, le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal. »

Ce qui a choqué les Israéliens presque autant que l'attaque elle-même, c'est que personne ne l'avait vue venir. Le gouvernement israélien avait été averti par les Égyptiens que la bande de Gaza était en état d'ébullition, mais Nétanyahou et ses collaborateurs croyaient avoir réussi à contenir le Hamas. Lorsque, récemment, les Israéliens ont déplacé un contingent militaire important de la frontière gazaouie vers la Cisjordanie, où les soldats étaient chargés de protéger les colons qui se livraient à des pogroms à Huwara et dans d'autres localités palestiniennes, ils pensaient ne pas avoir à s'inquiéter : Israël disposait des meilleurs systèmes de surveillance au monde et de vastes réseaux d'informateurs à l'intérieur de la bande de Gaza. La véritable menace, c'était l'Iran, pas les Palestiniens, qui n'avaient ni les capacités ni le savoir-faire pour organiser une attaque d'une quelconque importance.

Déjà à Philippeville en 1955

C'est cette arrogance et ce mépris raciste, nourris par des années d'occupation et d'apartheid, qui sont à l'origine de la « défaillance du renseignement » le 7 octobre. De nombreuses analogies ont été faites pour décrire l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » : Pearl Harbor (1941), l'offensive du Têt pendant la guerre du Vietnam (1968), l'attaque égyptienne d'octobre 1973, qui a déclenché la guerre du Kippour, et, bien entendu, le 11 septembre 2001. Mais la comparaison peut-être la plus pertinente est un épisode crucial et largement oublié de la guerre d'indépendance algérienne : le soulèvement de Philippeville en août 1955.

Encerclé par l'armée française, craignant de perdre du terrain au profit des politiciens musulmans réformistes favorables à un règlement négocié, le Front de libération nationale (FLN) lança alors une attaque féroce dans la ville portuaire de Philippeville et ses environs. Des paysans armés de grenades, de couteaux, de gourdins, de haches et de fourches massacrèrent — parfois en les éventrant – 123 personnes, principalement des Européens, mais aussi un certain nombre de musulmans. Pour les Français, ces violences étaient purement gratuites, mais dans l'esprit des auteurs de ces actes, il s'agissait de venger les massacres à Sétif, Guelma et Kherrata de dizaines de milliers de musulmans par l'armée française, appuyée par des milices de colons, après les émeutes indépendantistes de mai 1945.

En réponse aux évènements de Philippeville, le gouverneur général français, Jacques Soustelle, un libéral que la communauté européenne d'Algérie considérait comme beaucoup trop proche des Arabes et indigne de leur confiance, mena une campagne de répression où plus de dix mille Algériens trouvèrent la mort. Avec cette réaction disproportionnée, Soustelle était tombé dans le piège tendu par le FLN : la brutalité de l'armée française poussa les Algériens dans les bras des insurgés, de même que la riposte féroce d'Israël risque de renforcer le Hamas, au moins pour un temps, et ce même chez les Palestiniens de Gaza qui n'apprécient guère le régime autoritaire des islamistes. Soustelle lui-même admit qu'il avait alors contribué à « creuser entre les deux communautés un abîme où coule un fleuve de sang ».

C'est un abîme similaire qui s'est creusé à Gaza aujourd'hui. Déterminée à surmonter son humiliation par le Hamas, l'armée israélienne ne s'est pas comportée de manière différente — ni plus intelligente — que les Français en Algérie, les Britanniques au Kenya ou les Américains après le 11-Septembre. Le mépris d'Israël pour la vie des Palestiniens n'a jamais été aussi flagrant ni aussi impitoyable, et il est alimenté par une rhétorique au sujet de laquelle l'adjectif « génocidaire » n'a plus rien d'hyperbolique. Au cours des six premiers jours de frappes aériennes, Israël a largué plus de six mille bombes sur Gaza, et le nombre de personnes tuées par les bombardements, au 27 octobre, se monte déjà à 7 326. Ces atrocités ne sont pas des excès ou des « dommages collatéraux » : elles sont le fruit d'une volonté délibérée. Comme l'a dit le ministre israélien de la défense Yoav Gallant, « nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » (Fanon : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. (…) Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. »)

Depuis l'attaque du Hamas, la rhétorique exterminatrice de l'extrême droite israélienne a atteint son paroxysme et se répand aussi chez les courants censément plus modérés. « Zéro Gazaoui », proclame ainsi un slogan israélien. Un membre du Likoud, le parti de Nétanyahou, a déclaré que l'objectif d'Israël devrait être « une Nakba qui éclipsera la Nakba de 1948 ». L'ancien premier ministre israélien Naftali Bennett s'est « lâché » devant un journaliste de la chaîne Sky News : « Sérieusement, vous allez continuer à me poser des questions sur les civils palestiniens ? Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? (…) Nous combattons des nazis. »

La nazification de l'adversaire

La « nazification » des adversaires est une stratégie déjà ancienne qui sous-tend depuis longtemps les guerres et les politiques expansionnistes d'Israël. Lors de la guerre de 1982 contre l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Liban, Menahem Begin comparait Yasser Arafat à « Hitler dans son bunker ». Dans un discours prononcé en 2015, Benyamin Nétanyahou laissait entendre que les nazis se seraient contentés de déporter les juifs d'Europe plutôt que de les exterminer si le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Al-Husseini, n'avait pas instillé l'idée de la « solution finale » dans l'esprit d'Hitler. En instrumentalisant effrontément la Shoah et en accusant les Palestiniens d'être des nazis pires que leurs prédécesseurs allemands, les dirigeants israéliens « bafouent la véritable signification de la tragédie juive », comme l'observait Isaac Deutscher au lendemain de la guerre de 1967. Sans compter que ces analogies contribuent à justifier une brutalisation encore plus grande du peuple palestinien.

Le sadisme de l'attaque du Hamas a facilité le travail à cette entreprise de nazification en ravivant la mémoire collective des pogroms et de la Shoah, transmise d'une génération à l'autre. Il est naturel que les juifs, tant en Israël que dans la diaspora, cherchent des explications à leurs souffrances dans l'histoire de la violence antisémite. Les traumatismes intergénérationnels sont tout aussi réels chez les Israéliens que chez les Palestiniens, et l'attaque du Hamas a affecté la partie la plus sensible de leur psyché : leur peur de l'anéantissement.

Mais la mémoire peut aussi nourrir l'aveuglement. Il y a longtemps que les juifs ont cessé d'être des parias impuissants, l'« Autre » intime de l'Occident. L'État qui prétend parler en leur nom possède l'une des armées les plus puissantes du monde — et le seul arsenal nucléaire de la région. Les atrocités du 7 octobre peuvent rappeler les pogroms de l'empire tsariste, mais Israël n'est pas la « zone de Résidence »3.

Comme l'a observé l'historien Enzo Traverso, le peuple juif « occupe aujourd'hui une position tout à fait unique dans les mémoires du monde occidental. Ses souffrances sont mises en avant et font l'objet d'une protection légale, comme si les Juifs devaient toujours être soumis à des législations spéciales4. » Compte tenu de l'histoire des persécutions antisémites en Europe, ce souci occidental de protéger les vies juives est tout à fait compréhensible.

Mais ce que Traverso appelle la « religion civile » de la Shoah s'exerce de plus en plus au détriment de toute préoccupation pour les musulmans — et d'une reconnaissance véritable du problème de la Palestine. « Ce qui distingue Israël, les États-Unis et les autres démocraties lorsqu'il s'agit de faire face à des situations difficiles comme celle-ci, déclarait le 11 octobre 2023 le secrétaire d'État américain Antony Blinken, c'est notre respect du droit international et, le cas échéant, des lois de la guerre. » Et ce, au moment même où Israël honorait le droit international en rasant des quartiers de Gaza et en massacrant des familles entières, nous rappelant que, comme l'écrivait Aimé Césaire, « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot ».

Les accueillir dans le Néguev ?

Dans les jours qui ont suivi l'attaque du Hamas, l'administration Biden a encouragé des politiques de transfert de population susceptibles de provoquer une nouvelle Nakba, comme par exemple le projet d'évacuation soi-disant « temporaire » de centaines de milliers de Palestiniens dans le Sinaï pour permettre à Israël de poursuivre son assaut contre le Hamas (le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a répondu que si Israël était vraiment intéressé par le bien-être des réfugiés de Gaza, il n'avait qu'à les accueillir dans le Néguev — soit du côté israélien de la frontière avec l'Égypte).

En renfort de son offensive militaire, Israël a reçu de nouvelles livraisons d'armes de Washington, qui a également envoyé deux porte-avions en Méditerranée orientale en guise d'avertissement aux principaux alliés régionaux du Hamas, l'Iran et le Hezbollah. Le 13 octobre, le département d'État américain a diffusé une note interne demandant à ses fonctionnaires de ne pas utiliser les termes et expressions « désescalade/cessez-le-feu », « fin de la violence/des effusions de sang » et « rétablissement du calme » : même les reproches les plus inoffensifs envers Israël ne sauraient être tolérés.

Quelques jours plus tard, une résolution du conseil de sécurité des Nations unies appelant à une « pause humanitaire » à Gaza s'est heurtée à un veto américain, comme on pouvait s'y attendre. Dans l'émission Face the Nation de la chaîne CBS, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, a défini le « succès » dans le cadre du conflit de Gaza comme « la sécurité à long terme de l'État juif et du peuple juif », sans aucune mention de celle du peuple palestinien — ni de son statut d'apatride permanent. Dans un lapsus extraordinaire, il a quasiment reconnu sans le vouloir le droit au retour des Palestiniens : « Lorsque des personnes doivent quitter leur foyer ou leur maison en raison d'un conflit, elles ont le droit d'y retourner, de récupérer ce foyer et cette maison. Et c'est la même chose dans cette situation. » Peut-être, mais c'est assez improbable, surtout si le Hezbollah abandonne sa prudence et se joint à la bataille, un scénario qu'une offensive terrestre israélienne rend beaucoup plus plausible. Le soutien des États-Unis à l'escalade fait peut-être sens au niveau électoral pour Joe Biden, mais risque de provoquer une guerre régionale.

Jusqu'au bombardement dévastateur de l'hôpital Al-Ahli Arabi le 17 octobre – que Nétanyahou a immédiatement imputé aux « terroristes barbares de Gaza » —, les articles de la presse américaine étaient pratiquement des copies conformes des communiqués de l'armée israélienne. Les fissures dans le consensus pro-israélien qui avaient commencé à accorder une place à la réalité palestinienne et à des mots comme « occupation » ou « apartheid » ont disparu du jour au lendemain, témoignant sans doute de la fragilité de ces minces victoires rhétoriques. Le New York Times signait un éditorial affirmant que l'attaque du Hamas ne répondait à aucune « provocation immédiate » de la part d'Israël, et publiait également un portrait élogieux d'un général israélien à la retraite qui « s'était saisi de son pistolet pour se confronter au Hamas » et conseillait à l'armée de « tout raser » à Gaza (une fois de plus, la couverture de l'extraordinaire quotidien israélien Haaretz a montré par comparaison la lâcheté des médias américains en attribuant la responsabilité du conflit au « gouvernement annexionniste et expropriateur » de Nétanyahou).

Un niveau d'islamophobie inégalé

Les trois présentateurs musulmans de MSNBC ont dû momentanément quitter l'antenne, apparemment pour ne pas heurter les sensibilités israéliennes. Rashida Tlaib, une parlementaire américano-palestinienne de Detroit a été accusée de diriger une « faction pro-Hamas » à la Chambre des représentants en raison de ses critiques à l'encontre de l'armée israélienne. Des crimes haineux ont été perpétrés contre des musulmans américains, alimentés entre autres par un torrent d'islamophobie d'un niveau jamais vu depuis le 11-Septembre et la « guerre contre le terrorisme ». Une des premières victimes en fut un petit garçon palestinien de 6 ans, Wadea Al-Fayoume, assassiné à Chicago par le propriétaire du logement de sa famille, apparemment en représailles au 7 octobre.

En Europe, les expressions de soutien aux Palestiniens sont devenues pratiquement taboues et, dans certains cas, elles ont été criminalisées. La romancière palestinienne Adania Shibli a ainsi appris l'annulation de la cérémonie de remise de prix pour son roman Un détail mineur à la Foire du livre de Francfort. Son livre s'appuie sur l'histoire vraie d'une jeune bédouine palestinienne violée et tuée par des soldats israéliens en 1949. La France a interdit les manifestations propalestiniennes et la police française a utilisé des canons à eau pour disperser un rassemblement de soutien à Gaza sur la place de la République à Paris. La ministre britannique de l'intérieur, Suella Braverman, a proposé d'interdire de brandir le drapeau palestinien. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré que la « responsabilité assumée par l'Allemagne du fait de la Shoah » l'obligeait à « défendre l'existence et la sécurité de l'État d'Israël » et a imputé toutes les souffrances de Gaza au Hamas.

Dominique de Villepin, ancien premier ministre français, a été l'un des rares responsables occidentaux à exprimer son horreur face à ce qui se passe sur place. Sur France Inter, le 12 octobre, il s'est insurgé contre l'« amnésie » de l'Occident concernant la Palestine, un « oubli » qui a permis aux Européens de croire que les accords économiques et le commerce d'armements entre Israël et ses nouveaux amis arabes du Golfe feraient disparaître la question palestinienne de la surface de la terre. Le 14 octobre, Ione Belarra, la ministre espagnole des droits sociaux et membre du parti de gauche Podemos, est allée encore plus loin, accusant Israël de mettre en œuvre une punition collective à caractère génocidaire et a appelé à juger Nétanyahou pour crimes de guerre.

Mais les voix de Tlaib, de de Villepin et de Belarra sont complètement submergées par celles des politiciens et des experts occidentaux alignés sur Israël qui représente le camp de la « civilisation » dans ce conflit et exerce son « droit de se défendre » contre la barbarie des Arabes. Les propos sur l'occupation et sur les racines du conflit sont de plus en plus fréquemment taxés d'antisémitisme.

Les « amis d'Israël » parmi les juifs peuvent considérer cette situation comme un triomphe. Mais, comme le souligne Enzo Traverso, « le passage de la stigmatisation à la valorisation de la judéité », et le fait qu'elle entraîne un soutien inconditionnel de l'Occident à Israël et une préoccupation unilatérale pour les souffrances des juifs plutôt que pour celles des musulmans palestiniens, « favorise (…) un positionnement des juifs dans les structures de domination ». Pire encore, l'abandon de toute neutralité face au comportement d'Israël expose les juifs de la diaspora à un risque croissant de violence antisémite, qu'elle soit le fait de groupes djihadistes ou de « loups solitaires ». La censure des voix palestiniennes au nom de la sécurité du peuple juif, loin de protéger ce dernier, ne fera qu'intensifier son insécurité.

Les errements d'une certaine gauche

La partialité systématique des médias occidentaux trouve un écho dans la réaction symétrique du monde arabe et d'une bonne partie des pays du Sud, où le soutien de l'Occident à la résistance de l'Ukraine contre l'agression russe, alors qu'il refuse de reconnaître l'agression d'Israël contre les Palestiniens sous occupation, a déjà suscité des accusations d'hypocrisie (une division qui rappelle les fractures de 1956, lorsque les peuples des « pays en voie de développement » étaient solidaires de la lutte de l'Algérie pour l'autodétermination, tandis que les pays occidentaux soutenaient la résistance de la Hongrie à l'invasion soviétique). Dans les nations qui se sont battues pour en finir avec le colonialisme, la domination blanche et l'apartheid, la lutte palestinienne pour l'indépendance et les conditions d'asymétrie obscène dans laquelle elle se déroule touchent une corde sensible.

Par ailleurs, il faut compter avec les admirateurs du Hamas au sein de la gauche dite « décoloniale », dont beaucoup ont fait carrière dans des universités occidentales. Certains d'entre eux — notamment le Parti des Indigènes de la République en France, qui a salué sans réserve l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » — semblent presque exaltés par la violence du Hamas, qu'ils décrivent comme une forme de justice anticoloniale faisant écho aux thèses de Fanon dans le premier chapitre fort controversé des Damnés de la terre, intitulé « De la violence ». Dans un message sur Twitter, la journaliste américano-somali Najma Sharif affirmait sur un ton ironique : « C'est quoi la décolonisation, à votre avis ? Une ambiance cool ? Des articles académiques ? Des essais ? Bande de losers. » Bref, le refrain des groupies du « Déluge d'Al-Aqsa » pourrait être : « La décolonisation n'est pas une métaphore ». D'autres ont suggéré que les jeunes participants du festival Tribe of Nova méritaient leur sort pour avoir eu l'audace d'organiser un tel événement à quelques kilomètres de la frontière de Gaza.

Il est évident que Fanon prônait la lutte armée contre le colonialisme, mais il qualifiait le recours à la violence par les colonisés de processus de « désintoxication » (« Au niveau des individus, la violence désintoxique. »), un terme souvent traduit de façon erronée en anglais par cleansing purification »). Sa conception des formes les plus meurtrières de la violence anticoloniale était celle d'un psychiatre diagnostiquant une pathologie de vengeance engendrée par l'oppression coloniale, pas une prescription. Il était naturel, écrivait-il, qu'un peuple « à qui l'on n'a jamais cessé de dire qu'il ne comprenait que le langage de la force, décide de s'exprimer par la force ». Évoquant l'expérience phénoménologique des combattants anticolonialistes, il observait qu'au stade initial de la révolte, « pour le colonisé, la vie ne peut surgir qu'à partir du cadavre en décomposition du colon ».

Ce que Fanon a vraiment dit

Mais Fanon a également décrit avec une éloquence poignante les effets des traumatismes de la guerre — y compris les traumatismes subis par les insurgés anticolonialistes ayant massacré des civils. Dans un passage que peu de ses admirateurs d'aujourd'hui se risquent à citer, il mettait ainsi en garde ses lecteurs :

Le racisme, la haine, le ressentiment, « le désir légitime de vengeance » ne peuvent alimenter une guerre de libération. Ces éclairs dans la conscience qui jettent le corps dans des chemins tumultueux, qui le lancent dans un onirisme quasi pathologique où la face de l'autre m'invite au vertige, où mon sang appelle le sang de l'autre, où ma mort par simple inertie appelle la mort de l'autre, cette grande passion des premières heures se disloque si elle entend se nourrir de sa propre substance. Il est vrai que les interminables exactions des forces colonialistes réintroduisent les éléments émotionnels dans la lutte, donnent au militant de nouveaux motifs de haine, de nouvelles raisons de partir à la recherche du « colon à abattre ». Mais le dirigeant se rend compte jour après jour que la haine ne saurait constituer un programme.

Pour organiser un mouvement efficace, Fanon estimait que les protagonistes de la lutte anticoloniale devaient surmonter la tentation de la vengeance primordiale et développer ce que Martin Luther King, citant le théologien Reinhold Niebuhr, appelait une « discipline spirituelle contre le ressentiment ». Conformément à cette perspective, sa conception de la décolonisation algérienne accordait une place non seulement aux musulmans luttant pour s'émanciper du joug colonial, mais aussi aux membres de la minorité européenne et aux juifs algériens (eux-mêmes jadis une communauté « indigène ») pour autant qu'ils se joignent à la lutte pour la libération.

Dans L'An V de la révolution algérienne, Fanon rendait un hommage éloquent aux non-musulmans d'Algérie qui, aux côtés de leurs camarades professant l'islam, imaginaient un avenir dans lequel l'identité et la citoyenneté algériennes seraient définies par des idéaux communs, et non par l'appartenance ethnique ou la foi. L'éclipse de cette vision sous les effets conjoints de la violence française et du nationalisme islamique autoritaire du FLN est une tragédie dont l'Algérie ne s'est pas encore remise. C'est la même vision qui était défendue par des intellectuels tels qu'Edward Said et par un contingent certes minoritaire mais influent de représentants des gauches palestinienne et israélienne, et sa destruction n'a pas été moins dommageable pour le peuple d'Israël-Palestine.

Récemment, l'historien palestinien Yezid Sayigh m'écrivait :

Ce qui me terrifie, c'est que nous nous trouvons à un point d'inflexion de l'histoire mondiale. Nous avions déjà assisté à une accumulation de profondes mutations en cours depuis au moins deux décennies, lesquelles ont donné naissance à des mouvements (et des gouvernements) de droite, voire fascistes. De mon point de vue, le massacre de civils par le Hamas est un peu l'équivalent de Sarajevo en 1914, ou peut-être de la Nuit de cristal en 19385 en ce qu'il déclenche ou accélère des mouvements de fond beaucoup plus amples. À un niveau plus circonscrit, je suis furieux contre le Hamas, qui a pratiquement effacé tout ce pour quoi nous nous sommes battus pendant des décennies, et je suis sidéré par les gens qui ne sont pas capables de distinguer critiquement opposition à l'occupation israélienne et crimes de guerre, et qui ferment les yeux sur ce que le Hamas a fait dans les kibboutzim du sud d'Israël. C'est de « l'ethno-tribalisme ».

Le culte de la force

Les fantasmes ethno-tribalistes de la gauche décoloniale, avec ses invocations rituelles de Fanon et son exaltation des guérilleros en parapente du Hamas, sont en effet pervers. Comme l'écrivait l'écrivain palestinien Karim Kattan dans un essai émouvant publié par le journal Le Monde6, il semble être devenu impossible à certains amis autoproclamés de la Palestine de dire tout à la fois que « les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne » et qu'« Israël est une puissance coloniale féroce, coupable de crimes contre l'humanité ». Dans une ère de défaite et de démobilisation, où les voix les plus extrémistes sont amplifiées par les réseaux sociaux, le culte de la force semble s'être imposé dans certains secteurs de la gauche, court-circuitant toute forme d'empathie pour les civils israéliens.

Mais le culte de la force d'une certaine gauche radicale est moins dangereux, parce que largement dénué de conséquences, que celui d'Israël et de ses partisans, à commencer par l'administration Biden. Pour Nétanyahou, la guerre est une lutte pour la survie, la sienne comme celle d'Israël. Jusqu'ici, il a généralement préféré les manœuvres tactiques et évité les offensives militaires de grande envergure. Si Israël a mené sous son égide plusieurs assauts contre Gaza, l'actuel premier ministre est aussi un des principaux architectes de l'entente avec le Hamas, une position qu'il a justifiée en 2019, lors d'une réunion des membres du Likoud au Parlement, au cours de laquelle il a déclaré que « quiconque veut contrecarrer la création d'un État palestinien doit soutenir le Hamas et lui transférer de l'argent ».

Nétanyahou a compris que tant que les islamistes seraient au pouvoir à Gaza, il n'y aurait pas de négociations sur la création d'un État palestinien. L'offensive du 7 octobre n'a pas seulement fait échouer son pari sur la viabilité du fragile équilibre entre Israël et Gaza ; elle s'est produite à un moment où il devait simultanément faire face à des accusations de corruption et à un mouvement de protestation déclenché par son projet de mise sous tutelle du système judiciaire et de remodelage du système politique israélien à l'image de la Hongrie de Viktor Orbán. Dans un effort désespéré de faire oublier ces revers, il s'est lancé dans cette guerre en la présentant comme une « lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l'humanité et la loi de la jungle ».

Les colons fascistes israéliens - représentés dans son cabinet par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous deux partisans déclarés du nettoyage ethnique — ont tué nombre de Palestiniens en Cisjordanie depuis l'attaque du Hamas (si l'on inclut les victimes de l'armée, le bilan s'élève à près de cent-vingt morts [au 29 octobre]). Les citoyens arabes d'Israël craignent de devoir revivre le genre d'attaques qu'ils ont subies de la part de bandes d'émeutiers juifs en mai 2021, lors des mobilisations connues sous le nom d' « Intifada de l'unité ». Quant aux habitants de Gaza, ils sont non seulement contraints de payer pour les actions du Hamas, mais aussi, une fois de plus, pour les crimes d'Hitler. Et l'impératif d'invoquer la Shoah est devenu le véritable « dôme de fer » idéologique d'Israël, son bouclier contre toute critique de ses actions.

Quel est l'objectif ultime de Nétanyahou ? Éliminer le Hamas ? C'est tout simplement impossible. Malgré tous les efforts d'Israël pour dépeindre cette organisation comme la branche palestinienne de l'État islamique, et en dépit de son caractère indéniablement violent et réactionnaire, le Hamas est un mouvement nationaliste islamique, pas une secte nihiliste. Il fait partie du paysage politique palestinien et se nourrit du désespoir engendré par l'occupation. Il ne peut donc être simplement liquidé, pas plus que les zélotes fascistes du cabinet de Nétanyahou (ou d'ailleurs les terroristes de l'Irgoun, qui, après avoir commis des attentats à la bombe et des massacres dans les années 1940, ont intégré dans les décennies suivantes l'establishment politique israélien)7. L'assassinat de dirigeants du Hamas tels que le cheikh Ahmed Yassine ou Abdel Aziz Al-Rantissi, tous deux éliminés en 2004, n'a en rien entravé l'influence croissante de cette organisation et l'a même favorisée.

Benyamin Nétanyahou croit-il qu'il peut forcer les Palestiniens à rendre les armes ou à renoncer à leur aspiration à un État en les soumettant à coups de bombes ? Cela a déjà été tenté, et plus d'une fois ; le résultat invariable a été l'émergence d'une nouvelle génération de militants palestiniens encore plus révoltés. Israël n'est certes pas un tigre de papier, comme l'ont conclu imprudemment au lendemain du 7 octobre certains dirigeants du Hamas, tout à la joie d'avoir pu exterminer les soldats israéliens surpris dans leur sommeil. Mais Israël est de plus en plus incapable de changer de cap : sa classe politique manque de l'imagination et de la créativité nécessaires à la poursuite d'un accord durable, sans parler du sens de la justice et de la dignité de l'autre.

Juifs israéliens et Arabes palestiniens sont « coincés »

Une administration américaine responsable, moins sensible aux préoccupations électorales et moins prisonnière de l'establishment pro-israélien, aurait pu profiter de la crise actuelle pour exhorter Israël à réexaminer non seulement sa doctrine en matière de sécurité, mais aussi ses politiques envers la seule population du monde arabe avec laquelle l'État israélien n'a manifesté aucun intérêt à l'idée d'une paix véritable, à savoir les Palestiniens. En lieu de quoi Biden et Blinken se sont fait l'écho des clichés israéliens sur la « lutte contre le Mal » en passant commodément sous silence la responsabilité d'Israël dans l'impasse politique dans laquelle il se trouve. La crédibilité de Washington dans la région, qui n'a jamais été très forte, est désormais encore plus faible que sous l'administration Trump.

Le 18 octobre, Joshua Paul, qui fut pendant plus de onze ans à la tête des relations publiques et des rapport avec le Congrès américain pour le Bureau des affaires politico-militaires du département d'État, a démissionné de son poste en signe de protestation contre les livraisons d'armes des Etats-Unis à Israël. Dans sa lettre de démission, il écrivait qu'une attitude de « soutien aveugle à l'une des parties » a entraîné des politiques « à courte vue, destructrices, injustes, et contradictoires avec les valeurs mêmes que nous défendons publiquement ». Il n'est pas étonnant que les Émirats arabes unis aient été le seul État de la région à critiquer l'opération « Déluge d'Al-Aqsa ». L'hypocrisie américaine — et la cruauté de la riposte israélienne — ont rendu cette critique impossible.

La vérité incontournable, c'est qu'Israël ne peut pas plus étouffer la résistance palestinienne par la violence que les Palestiniens ne peuvent vaincre dans une guerre de libération de type algérien : juifs israéliens et Arabes palestiniens sont « coincés » dans une relation inextricable — à moins qu'Israël, de loin le plus fort des deux adversaires, ne pousse les Palestiniens à l'exil pour de bon. La seule chose qui puisse sauver les peuples d'Israël et de Palestine et empêcher une nouvelle Nakba — laquelle est devenue une possibilité réelle, alors qu'une nouvelle Shoah n'est qu'une hallucination d'origine traumatique — est une solution politique qui accorde aux deux peuples un égal droit de citoyenneté et leur permette de vivre en paix et en liberté, que ce soit dans un unique État démocratique, dans deux États ou dans une fédération. Tant que la quête de cette solution sera refoulée, la dégradation continue de la situation est pratiquement garantie, et avec elle la certitude d'une catastrophe encore plus terrible.

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Article paru initialement dans la London Review of Books, vol. 45, n° 20, 19 octobre 2023. Traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry.


1« Depuis l'attaque du Hamas contre Israël, nous sommes entrés dans une période obscure qu'il est encore impossible de nommer », Le Monde, 14 octobre 2023.

2NDLR : le 15 mai 1974, une centaine d'élèves furent pris en otage dans une école de la ville Maalot lors d'une attaque menée par des militants du FDLP. Au total, 22 écoliers et trois enseignants furent assassinés par leurs ravisseurs, ainsi qu'un couple et leur enfant de 4 ans.

3NDLR : région occidentale de l'empire russe où les juifs furent cantonnés par les autorités tsaristes à partir de la fin du XVIIIe siècle et jusqu'à la révolution de février 1917. Ils n'avaient pas le droit de quitter le territoire sauf sur dérogation spéciale.

4Les citations d'Enzo Traverso sont tirées de La fin de la modernité juive, La Découverte, 2016.

5NDLR : dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, les nazis se livrèrent à des violences et des tueries antisémites à travers toute l'Allemagne. Des dizaines de milliers de juifs furent arrêtés et envoyés dans des camps de concentration.

6« Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d'esprit », Le Monde, 11 octobre 2023.

7NDLR : d'inspiration révisionniste, cette milice sioniste clandestine fut créée en 1931. Elle organisa notamment l'attentat contre l'hôtel King David de Jérusalem, le 22 juillet 1946, qui fit 91 morts. La milice formera par la suite l'ossature du parti de droite Herout, futur Likoud.

« En France, je n'ai pas eu le droit de soutenir mon peuple »

Nay, étudiante palestinienne, est installée à Paris depuis plus d'un an pour suivre un cursus universitaire en droits humains. Si la France a été pour elle un choix de cœur, le discours dominant sur ce qui se passe en Israël et à Gaza, y compris au sein de la gauche française, ainsi que la répression des autorités contre toute expression de soutien envers le peuple palestinien ont été un choc pour elle. Témoignage.

La première chose que je fais en me réveillant chaque matin, c'est de regarder l'écran de mon téléphone. Des dizaines de notifications s'y bousculent. Elles me parviennent des nombreux médias palestiniens que je suis en permanence.

Urgent. Dix morts tombés sous les balles de l'armée d'occupation en Cisjordanie… Les sirènes retentissent en Galilée occupée... Les Brigades d'Al-Qassam bombardent Tel-Aviv, en réponse aux bombardements de civils... L'armée d'occupation lance des raids intenses sur Gaza…

Je referme les yeux après avoir parcouru, comme chaque matin, une quarantaine ou une cinquantaine de publications, en essayant de rassembler mes forces pour faire face à un nouveau jour de ma vie ici : une vie de Palestinienne en France, entourée par l'hypocrisie de ceux qui font preuve d'une extrême empathie avec la résistance ukrainienne face à la Russie, mais ne cessent de « condamner » les actes palestiniens. À croire qu'ils sont les dépositaires de la morale universelle.

Je ne sais pas comment la vie peut continuer normalement, alors que des images de nettoyage ethnique sont diffusées dans les médias. Confortablement installés dans nos canapés, nous encourageons telle ou telle partie, comme si nous regardions un match de football. Mais la vie continue en effet, malgré moi, tandis qu'à Gaza, l'électricité est coupée et que les Gazaouis se retrouvent dans l'obscurité. Seules les bombes de phosphore blanc éclairent le ciel de cette nuit qui passe lentement, trop lentement pour ceux qui ont accepté leur mort avant même qu'elle advienne. Durant la nuit, les cadavres s'entassent dans les hôpitaux de Gaza, et les notifications s'enchaînent sur les écrans de nos téléphones. Puis l'aube arrive, avec son lot de scènes terrifiantes.

Un itinéraire d'Amman à Paris

Il n'y a plus assez d'espace pour une vie normale. Et je n'ai plus la force de répondre aux messages de mes amis et de mes connaissances qui me font part de leurs inquiétudes. J'appelle mon ami afghan qui pleure pour sa part les milliers de morts consécutifs au séisme qui a frappé son pays en même temps que la guerre commençait à Gaza, un séisme dont l'épicentre se trouvait précisément dans son village. Je lui dis qu'il me tarde d'aller m'asseoir à nouveau avec lui sur les quais du canal Saint-Martin, pour écouter de la musique et parler de notre vie parisienne, qui paraît aujourd'hui sans importance.

L'idée de venir m'installer toute seule en France, moi l'étudiante issue d'une famille palestinienne de Jordanie, subsistant grâce à un maigre salaire alloué par l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), était loin d'être évidente. Mais toutes les difficultés liées à mon installation à Paris valaient la peine, bien que je ne parle pas français et que je n'aie pas les ressources financières nécessaires. J'en rêvais, et après de longues années de préparation pour m'installer dans cette grande ville afin d'y étudier les droits humains, me voilà : étudiante à Sciences Po Paris et habitant dans le XXe arrondissement — mon quartier parisien préféré —, non loin de Belleville. Je suis arrivée ici, prête à me nourrir de cette langue française dont j'ai adoré la musicalité dès mon plus jeune âge — depuis que, à l'âge de 10 ans, je suis tombée amoureuse de la musique d'Édith Piaf et d'Yves Montand. Prête également à saisir la moindre occasion pour apprendre et acquérir toutes les connaissances possibles qui me permettront de contribuer à un changement tangible dans le domaine des droits des femmes.

Je suis arrivée en France en tant que femme libre, prête à affronter le monde patriarcal qui m'a toujours épuisée en Jordanie. Aujourd'hui, je suis toujours épuisée, mais dans le cas présent par l'hypocrisie française et la logique du « deux poids deux mesures ». Dans ce pays héritier d'une civilisation fière de son histoire, de ses révolutions et de sa devise fondatrice « Libérté, égalité, fraternité », je n'ai pas eu le droit de manifester pour la Palestine. Dans ces mêmes rues pourtant, j'ai assisté à d'innombrables manifestations depuis mon arrivée, et j'ai participé notamment à celles contre la réforme des retraites, non pas parce que je me sentais concernée – je ne l'étais pas directement —, mais par sympathie pour cet esprit français, toujours contestataire, toujours prêt à se révolter.

Ni les violences policières ni les gaz lacrymogènes n'ont jamais empêché les gens de battre le pavé. Mais cette fois, le gouvernement a réussi à brandir la menace parfaite : le retrait du titre de séjour et l'expulsion des étrangers. Durant deux semaines, j'avais donc deux choix : soutenir mon peuple et exercer mon droit de manifester, ou penser à mon avenir et à celui de ma famille, dans ce pays qui nie à tout un peuple son humanité.

Hantée par les « unes » des journaux français

Tous les jours, j'appelle ma mère. Sa voix, emplie de douleur, n'est jamais dénuée d'espoir. Car même dans les pires moments de désespoir et de défaite, une seule vérité demeure pour chaque Palestinien, jusqu'au dernier : nous n'abandonnerons jamais la cause de notre peuple. Et si un jour nous sommes défaits, que l'histoire se souvienne de nous comme d'un peuple qui a été exterminé parce qu'il a refusé de se soumettre.

Alors que le nombre de morts à Gaza ne cesse d'augmenter et que les vidéos de corps d'enfants extraits des décombres, de parents transportant les dépouilles de leur progéniture dans des sacs en plastique et de corps éparpillés à même le sol des hôpitaux sont toujours plus nombreuses, je suis hantée par les « unes » des journaux français, qui se lamentent en s'identifiant aux Israéliens victimes du « terrorisme », mais en « oubliant » les atrocités perpétrées par l'occupation.

L'Occident libre qui se réclame des droits humains a été ébranlé quand des Israéliens se sont fait tuer lors d'une rave party organisée à quelques kilomètres de la bande de Gaza, assiégée dans des conditions inhumaines. Car l'Occident voit en eux des gens qui lui ressemblent, des Blancs qui font la fête, boivent et dansent, comme ici. Peut-être que la population de Gaza devrait « moderniser » un peu son style de vie afin de bénéficier d'une plus grande attention et d'un plus grand soutien international.

Si les Gazaouis s'émancipaient suffisamment pour être bombardés en portant des vêtements à l'européenne et des robes courtes, dans des bars surplombant la mer (polluée et limitée pour les pêcheurs en raison des restrictions imposées par Israël), au lieu de mourir d'une mort ennuyeuse chez eux ou dans les écoles de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), ils pourraient se « libérer » du siège imposé par Tel-Aviv. Malheureusement, il n'existe pas à Gaza de parti libéral vert capable d'expliquer aux gens l'importance de l'environnement et du recyclage des bombes et des missiles qui leur tombent dessus, pour en faire des vases et des œuvres d'art appelant à « faire l'amour » plutôt que la guerre.

Israël, un enfant gâté à qui personne n'a jamais dit « non »

Urgent. Le nombre de morts dépasse les 400 après le bombardement de l'hôpital baptiste au centre de Gaza.

Les avions israéliens ont lâché des millions de tracts dans le ciel de Gaza, ordonnant à 1,1 million de personnes d'évacuer leurs maisons « jusqu'à nouvel ordre » et de se diriger vers le sud du territoire… qui à son tour est bombardé. Israël a ciblé le seul passage avec l'Égypte (Rafah) pour empêcher dans un premier temps toute aide humanitaire. La réponse du monde (en particulier des États-Unis) a été tout simplement de saluer le fait que l'armée israélienne prévienne les habitants avant de bombarder. Le 17 octobre 2023, l'hôpital baptiste de Gaza est touché par des frappes meurtrières et la vie n'est plus la même. Je me suis réveillée pour lire à nouveau des dizaines de notifications, chacune correspondant à la mort de centaines d'enfants. Depuis ce moment-là, je suis certaine qu'il n'existe aucun crime suffisamment horrible qui choquera le reste du monde occidental et changera sa vision des choses. Qu'Israël ait ou non bombardé l'hôpital, son offensive sur Gaza a créé les conditions objectives de l'avènement de cette tragédie.

L'armée israélienne a répandu quantité de mensonges, comme l'histoire de la décapitation de dizaines de bébés par le Hamas (ce que Washington a finalement démenti mais sans que pratiquement aucun média occidental ne souligne cette fake news). Car Israël est un pays créé par l'Occident qui en a fait un enfant gâté à qui personne n'a jamais dit « non ». En grandissant, il est devenu ce monstre bénéficiant d'une protection mondiale et d'une impunité inconditionnelle, qui lui permettent de foger un narratif justifiant ses crimes. L'Occident a accordé à Israël le « droit de se défendre », par tous les moyens, sans jamais être tenu pour responsable de ce qu'il fait, en prétendant que son existence est le seul moyen de garantir la sécurité des juifs à travers le monde, et de les protéger de l'injustice qu'ils ont subie pendant des milliers d'années. Cette même injustice a pourtant toujours été le fait de l'Occident, avec notamment la Shoah au XXe siècle et les massacres de masse commis en Europe de l'Est au XIXe siècle.

La Palestine a déjà fourni plus de 1 600 Gandhis

Tout comme Israël n'est pas tenue par les lois qui s'appliquent au reste du monde, les Palestiniens sont situés en dehors du champ de l'humanité, parce qu'ils ne se satisfont pas du rôle de victimes idéales. Je vois les photos que l'on partage du Mahatma Gandhi et je ne peux m'empêcher de sourire, comme si Gandhi aurait obtenu gain de cause s'il avait vécu en Palestine. Ont-ils oublié la « bataille du ventre vide » qui a commencé dans les prisons israéliennes le 17 avril 2012, lorsque 1 600 détenus ont entamé une grève de la faim ? Ceux qui consacrent leur temps précieux à condamner le Hamas et ses actions « terroristes » ont-ils oublié Samer Al-Issawi, qui a enregistré la plus longue grève de la faim (227 jours), pour protester contre sa détention administrative, sans procès ? Je ne dirais pas que Gandhi serait mort dans les prisons israéliennes. Mais je dis que la Palestine a fourni plus de 1 600 Gandhis et qu'ils n'ont pas pu mettre fin à l'occupation.

Ces âmes sensibles ont-elles oublié les manifestations pacifiques de la « Marche du retour » organisées à la frontière entre Gaza et Israël en 2018 et 2019, lors desquelles plus de 230 Gazaouis ont été abattus par des snipers israéliens comme des animaux ? Les poètes, les écrivains, les artistes et les musiciens palestiniens qui se sont battus avec leur art et leur écriture leur ont-ils échappé ? Le peuple palestinien ne s'est pas réveillé le 7 octobre 2023 ; il n'a pas décidé de recourir à la violence pour le plaisir de changer de stratégie ou pour tuer l'ennui. Au contraire, le recours à la résistance armée s'est imposé quand tous les autres moyens utilisés à plusieurs reprises ont échoué.

Oui, la résistance armée a réussi à réunir les Palestiniens du monde entier jusqu'à ceux de la diaspora, et a pu freiner le processus de normalisation entre l'Arabie saoudite et Israël. Comme d'autres mouvements de libération nationale à travers l'histoire, elle est qualifiée de « terrorisme » jusqu'au jour où les autorités d'occupation seront obligées de négocier avec elle. Que tous ceux qui critiquent la résistance palestinienne pour son recours à la violence nous éclairent avec des alternatives que nous n'avons jamais essayées jusque-là, car nous en avons assez de la mort.

Le seul tort du peuple palestinien ? Exister

Assez d'hypocrisie s'il vous plaît ! Le problème palestinien n'est pas lié aux méthodes utilisées par la résistance palestinienne. Ce n'est plus une question d'information ou de reportages, de différents narratifs ou de droits humains. Il s'agit plutôt, fondamentalement, d'une question d'existence. Le seul véritable tort du peuple palestinien est qu'il continue d'exister, alors que le monde occidental soutient Israël. Ma profonde déception vis-à-vis de la France ne vient pas du fait qu'un ancien empire colonial soutienne un autre pays colonisateur. Cela n'est pas surprenant. Ma véritable déception vient de cette gauche française qui exprime son soutien à la « cause » à condition que cette position reste facile pour elle et ne l'expose pas à des questions de taille telles que : quel serait le sort concret des Palestiniens s'ils abandonnent la résistance armée ? Cela ne signifierait-t-il pas leur capitulation complète face à la Nakba en cours ?

Mais ce que beaucoup de nos « alliés » occidentaux ne comprennent pas, c'est que nous n'avons plus rien à perdre, et que les Palestiniens, depuis le début de l'occupation, préfèrent la mort à une vie servile. Ce sont peut-être des concepts difficiles à comprendre ici, mais si un Gazaoui peut tenir sa fille décédée dans ses bras et crier : « Nous ne nous rendrons pas ! », qui êtes-vous pour lui contester ce droit ? Qui êtes-vous pour porter un jugement sur ce pour quoi il vaut ou non la peine de mourir, et sur les actes d'un peuple qui vit depuis 17 ans sous un siège infernal que vous ne tolèreriez pas, ne serait-ce qu'une seule semaine ? Comment une personne en sécurité chez elle peut-elle critiquer quelqu'un qui tente de se libérer, après avoir été abandonné par le monde entier ?

L'Occident n'a pas réussi à faire le rapprochement entre la résistance armée palestinienne et la résistance ukrainienne, bien qu'il ait fait des comparaisons frappantes qui échappent à toute logique historique ou politique. Tout le monde a compris la nécessité pour l'Ukraine, État vulnérable face à l'« ours russe », de se défendre avec tous ses moyens, à la faveur d'un soutien international et moral allant des livraisons d'armes jusqu'aux prières collectives. La cheffe de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, a ainsi déclaré :

Les attaques russes contre les infrastructures civiles, notamment l'électricité, constituent des crimes de guerre. Couper l'accès à l'eau, l'électricité et le chauffage aux hommes, aux femmes et aux enfants, à l'approche de l'hiver, sont des actes de pure terreur. Et nous nous devons les qualifier ainsi1.

J'écoute avec étonnement. Mais bien sûr que couper l'électricité et l'eau aux habitants de Gaza, avec l'arrivée de l'hiver, c'est du terrorisme ! Je continue de regarder la vidéo avec naïveté et avec la certitude que le bombardement de l'hôpital baptiste de Gaza a eu un impact sur les dirigeants occidentaux. La vidéo continue : « …C'est le bon moment pour maintenir le cap, et nous soutiendrons l'Ukraine aussi longtemps que… ». La vidéo de Von Der Leyen se termine intentionnellement après le mot « Ukraine », révélant qu'il s'agit d'un vieil enregistrement dans lequel la présidente de la Commission européenne exprime son soutien à ce pays d'une manière qui ne concernera jamais la Palestine.

Toutes les conditions qui font de l'Occident le soutien le plus fervent de Kiev face à l'invasion russe devraient s'appliquer à la Palestine, notamment à Gaza. Il est d'ailleurs ironique de voir qu'on pourrait reprendre les tweets et les discours officiels de soutien à l'Ukraine contre la guerre menée par Moscou, en remplaçant tout simplement « Ukraine » par « Gaza ». Par exemple, le 23 novembre 2022, le compte du président Emmanuel Macron a publié ce tweet :

Des bombardements massifs ont eu lieu aujourd'hui contre [Gaza], laissant une grande partie [du territoire palestinien] sans eau ni électricité. Toute frappe contre des infrastructures civiles constitue un crime de guerre et ne peut rester impunie.

Ils nous apprennent comment vivre… et comment mourir

Les Occidentaux ont réussi à dresser des parallèles particulièrement choquants, rebaptisant le 7 octobre « le 11-Septembre israélien ». La seule comparaison possible entre ces deux événements, c'est l'atrocité de la propagande qui a un jour permis de justifier l'invasion de l'Irak, en 2003, et la mort d'un million d'Irakiens.

Pire encore est la comparaison entre l'assassinat d'Israéliens et les massacres de Sabra et Chatila commis en septembre 1982 au Liban. J'entends le même parallèle être évoqué même à gauche, y compris par des gens qui soutiennent la cause palestinienne, mais qui ne sont pas conscients qu'en disant cela, ils adoptent à leur tour la propagande israélienne. Les arguments des uns et des autres se multiplient et je me sens bouillir de l'intérieur.

Je raconte tous les jours à ma mère ce que je fais de mes journées, afin de lui donner l'impression qu'elle est avec moi, qu'elle partage mon quotidien. Mais je n'ai jamais osé lui relater la teneur des débats qui ont cours ici.

Ma mère vivait avec sa famille dans le camp de Chatila au moment du massacre. Elle m'avait raconté les jours de famine dans les camps, les femmes qui nouaient des tissus autour de leurs ventres pour calmer la douleur. Ma mère qui, il y a plusieurs années, alors que je préparais un exposé sur l'histoire de ce massacre, avait regardé les photos des maisons jonchées de cadavres sur lesquelles je m'appuyais pour rédiger ma dissertation en disant : « Tu vois cette maison ? Deux rues plus loin sur la droite, se trouvait la maison où je vivais avec ta grand-mère ». Je la regardai étonnée et admirative de cette femme qui avait encore la force de continuer à vivre, malgré tout ce qu'elle avait connu.

La résistance a toujours accompagné ma famille. Ma mère, réfugiée, a connu mon père dans les camps du Liban, où il militait au sein du Front populaire de la libération de la Palestine (FPLP). Ils se sont rencontrés et se sont mariés pendant la guerre, ma mère m'a donné naissance en plein exil et mes parents nous ont toujours répété, à mes frères et moi, que notre existence même est une réponse à l'occupation israélienne. Mon père est issu d'une famille chrétienne de Bethléem, ma mère d'une famille musulmane de Haïfa. Je suis le fruit de la colonisation, de l'exil et de la guerre qui les a réunis dans le même camp.

Comment te dire, maman, que les Français comparent l'assassinat d'Israéliens sur ta terre au massacre des tiens à Sabra et Chatila ? Leurs livres ne pourront jamais être à la mesure de ce que tu as vécu là-bas. Mais personne ne te demandera ton avis, car nous n'avons même plus le droit de raconter notre propre histoire. Les Français, comme d'autres Occidentaux « libres », nous apprennent comment vivre… et comment mourir.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1Voir sa déclaration le 19 octobre 2023.

En Cisjordanie, l'apartheid israélien déstructure la vie des Palestiniens

S'il ne prend pas la même forme partout en Cisjordanie, le système de ségrégation spatiale et temporelle mis en place par Israël de l'autre côté de la Ligne verte permet d'assurer le maillage des territoires occupés au profit de l'armée israélienne et des colons. Avec ce régime d'apartheid, la population palestinienne, quant à elle, se voit reléguée au second rang sur ses propres terres.

Naplouse, nord de la Cisjordanie. La ville s'étend sur une vallée étroite coincée entre deux montagnes, les monts Ebal et Gerizim. Ici, l'urbanisme galopant a transformé la vallée en un défilé étriqué et étouffant d'habitations. Les immeubles s'enchevêtrent, accrochés à flanc de collines, comme si la ville tentait de repousser ses limites. Il faut dire qu'à ses abords, l'armée israélienne a érigé des barrages qui peuvent être encore plus infranchissables que les sommets environnants.

Naplouse est enserrée par des dizaines de colonies, dont celle de Shavei Shomron au nord-ouest de la ville, sur la route de Tulkarem, ou Har Bracha, perchée sur le versant sud du mont Gezirim. Elle est également entourée de nombreux « avant-postes », ces colonies dites « sauvages » établies sans l'autorisation du gouvernement israélien, comme celle de Sneh Ya'akov, construite en 1999 sur des terres agricoles palestiniennes.

Plus jeune que la « colonie sauvage », Firas1 a grandi à Naplouse. Nous l'interrogeons sur son quotidien alors que le checkpoint israélien d'Huwara, l'un des points de contrôle qui entourent la ville, vient d'être fermé par l'armée jusqu'à nouvel ordre. Situé à l'entrée sud de Naplouse, ce poste militaire porte le nom d'un village adjacent. En février 2023, après le meurtre de deux résidents d'une colonie par un Palestinien, près de 400 colons ont attaqué le village et incendié de nombreuses maisons, mais aussi des véhicules et des commerces. Cette expédition punitive a fait une victime parmi les villageois et des centaines de blessés.

Ne jamais faire confiance à son GPS

Firas nous livre son sentiment concernant ces entraves au déplacement qui violent le droit fondamental à la liberté de mouvement, et les menaces constantes pesant sur les Palestiniens. Pour lui, c'est ce qui symbolise le plus l'apartheid israélien :

Est-ce que le monde se rend vraiment compte du nombre d'obstacles qu'on doit traverser chaque jour ? Des problèmes de circulation que cela engendre pour aller au travail le matin et pouvoir travailler normalement mais aussi pour mener notre vie de famille ? Il faut que ça s'arrête.

Tout autour de Naplouse, l'armée israélienne administre plusieurs autres checkpoints. Parmi les principaux, on trouve à l'est celui de Beit Furik, à l'ouest celui d'Al-Tur, qui coupe la ville du mont Gerizim, et au sud, le poste militaire d'Awarta. Ici, face à la multiplications des checkpoints et à un arsenal de dispositifs qui constituent une véritable architecture de contrôle des populations, mieux vaut ne pas faire confiance à son navigateur GPS : il est incapable de s'adapter aux règles complexes instituées par les autorités d'occupation. Et on imagine mal l'application Google Maps indiquer la route la plus adéquate à emprunter selon qu'on est « Palestinien » ou « Israélien ».

Dima a 34 ans et travaille dans une ONG dont les locaux sont installés sur les hauteurs de Naplouse. Elle nous raconte que si elle veut se rendre en voiture pour aller voir des amis à Tulkarem, qui se trouve seulement à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de la ville, elle doit faire deux à trois heures de trajet. S'il n'y avait pas autant de checkpoints et d'obstacles matériels érigés par l'armée, ce même trajet ne lui prendrait que 30 à 45 minutes. En outre, des postes de contrôle sont régulièrement fermés, parfois toute la journée, en raison de manifestations organisées par les colons, ou sous divers prétextes. « Et pendant ce temps, déplore Dima, nous, les Palestiniens, ne pouvons pas rejoindre notre lieu de travail, les étudiants ne peuvent pas aller à l'université… La vie s'arrête. Ici, 2 km pour nous ou 2 km pour les Israéliens ce n'est pas la même distance. »

Wael, lui, est originaire d'Hébron (Al-Khalil). Il a fait ses études à l'Université Al-Qods d'Abou Dis, une bourgade voisine de Jérusalem. « J'ai raté plusieurs examens à cause du checkpoint du “Container”, et comme beaucoup d'étudiants je suis souvent arrivé en retard en cours. » Ce point de contrôle installé près d'Abou Dis tire son nom du container de stockage situé autrefois à cet emplacement, et qui servait d'échoppe pour vendre des boissons ou des collations aux automobilistes.

Des règles kafkaïennes

Aujourd'hui, cet imposant checkpoint coupe littéralement la Cisjordanie en deux. Pour les étudiantes et étudiants palestiniens, le stress est d'autant plus grand qu'ils ne savent jamais ce qui peut leur arriver aux points de contrôle : « Le jour où je devais passer mon examen du barreau à Jéricho, poursuit Wael , l'épreuve était à 9 h 30. J'ai pris le taxi à 6 h du matin et à 7 h 40 je suis arrivé au checkpoint. Un soldat m'a demandé de sortir du véhicule, m'a obligé à me déshabiller, et m'a laissé deux heures comme ça. J'ai raté l'examen, et j'ai dû le repasser six mois plus tard… »

Pour tenter d'anticiper, les Palestiniens s'organisent à travers des groupes de discussion sur l'application Telegram pour se partager les informations concernant la situation sur les « routes de l'apartheid ». Les règles sont kafkaïennes : les autorités militaires israéliennes délivrent 101 types de permis différents pour contrôler la circulation des Palestiniens. Une véritable bureaucratie administre ce système de ségrégation.

Uri est un pacifiste israélien qui milite au sein du mouvement Standing Together, dont il est membre de la direction nationale. Il explique qu'il n'est pas confronté aux mêmes contraintes que les Palestiniens :

Les colons israéliens qui vivent dans les territoires occupés ne sont pas soumis à de tels retards pour passer les points de contrôle, et l'État leur a même ouvert des routes spéciales 2 pour qu'ils puissent se déplacer plus facilement. En tant que citoyen qui vit à l'intérieur de l'État d'Israël et non dans les territoires palestiniens occupés, je ne suis pas non plus soumis à ces restrictions en termes de liberté de mouvement.

Ce réseau de « routes coloniales » constitue l'un des piliers de l'apartheid en Cisjordanie. Les entraves à la circulation et les centaines d'obstacles qui empêchent les Palestiniens et les Palestiniennes de se déplacer normalement créent deux régimes de temps distincts selon la citoyenneté (palestinienne ou israélienne).

Ce système discriminatoire qui s'accompagne de multiples formes d'humiliation aux checkpoints est le lot quotidien des Palestiniens. Israël les maintient dans un dispositif d'oppression permanente où l'armée détient le rôle de maître du temps et de l'espace.

Assumant pleinement ce régime de ségrégation, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou avait déclaré en 2020 : « C'est nous qui dictons les règles sécuritaires sur l'ensemble du territoire. (…) Eux resteront des sujets palestiniens3. »

Gestion discriminatoire de l'eau

La ville de Jéricho, située dans la vallée du Jourdain, fournit également un bon exemple du système d'apartheid qui affecte tous les pans de la vie des Palestiniens. Cette cité plurimillénaire, surnommée la « ville des palmiers » dans l'Ancien Testament, était connue autrefois pour ses sources d'eau abondantes. Aujourd'hui, comme dans tout le reste de la Palestine, ses habitants n'ont pas librement accès à l'eau, comme le raconte Anouar, un chauffeur de taxi de Jéricho :

En quelques années, à force de parcourir la ville et ses alentours, j'ai pu voir l'accélération de la sécheresse qui frappe nos terres agricoles. Ici on va souffrir encore plus du réchauffement climatique, car Israël monopolise l'eau, et nous revend ce qui devrait nous appartenir, tandis que les colons, eux, payent l'eau moins cher que nous parce qu'Israël les aide [financièrement]. L'entreprise qui nous revend l'eau nous en coupe régulièrement l'accès, notamment en période de sécheresse, car notre approvisionnement passe après celui des Israéliens et des colons. On dépend totalement d'Israël, qui nous traite comme des moins que rien.

En 1995, les « accords de paix » d'Oslo II ont divisé entre Israéliens et Palestiniens les ressources souterraines hydriques de la région, attribuant 80 % aux premiers et 20 % aux seconds. Cet « accord » n'a jamais pu être renégocié et Israël est chargé, par le biais de sa compagnie nationale Mekorot, de gérer l'approvisionnement des territoires occupés en eau, qu'il pompe principalement dans les aquifères de Cisjordanie — une pierre de plus à l'édifice du régime administratif discriminatoire auquel sont soumis les Palestiniens.

Obey est agriculteur dans une bourgade proche de Tulkarem, le long de la Ligne verte. Comme de nombreux paysans, il pâtit des restrictions en eau. Mais s'il veut construire un puits sur son terrain, il doit, au même titre que tous les agriculteurs palestiniens, obtenir l'autorisation d'Israël, qui ne l'accorde que très rarement : « Ici l'État palestinien n'a aucun pouvoir, et quand Israël nous coupe l'eau, on doit acheter celle qui est acheminée par camion, à un prix bien plus élevé. Pendant ce temps, les colonies en usent abondamment, et elles sont même parfois dotées de piscines. »

Inégalités sanitaires

Mais pour Obey, l'injustice ne s'arrête pas à la question de l'eau. En 1984, alors qu'il était encore un jeune agriculteur, un tribunal israélien a fait fermer une usine installée dans un village israélien parce qu'elle polluait l'environnement. Obey nous relate la suite sur un ton rempli d'amertume :

Et vous savez ce qu'ils ont fait ? Ils ont confisqué une partie de nos terres, fait passer le mur [de séparation] au milieu, et ont déplacé l'usine chimique qui contamine maintenant notre sol, notre air et nos plantations, rendant inutilisable une partie de nos champs… Que sommes-nous à leurs yeux pour qu'ils se permettent ça ?

Dans un rapport publié en 2017, l'organisation israélienne B'Tselem révélait comment Israël transfère vers la Cisjordanie différents types de déchets : boues d'eaux usées, métaux, solvants, batteries et autres produits dangereux4. Cette situation illustre le mécanisme discriminatoire mis en place par Israël pour protéger la santé de ses citoyens aux dépens de celle des Palestiniens.

Firas, le jeune homme originaire de Naplouse, constate également au quotidien ces atteintes au droit à la santé, en tant que volontaire pour le Croissant rouge palestinien :

L'armée entrave systématiquement nos déplacements et notre travail, et elle nous cible en permanence. Plusieurs de mes collègues ont été arrêtés et agressés malgré leurs uniformes, alors qu'ils faisaient juste leur travail. Des Palestiniens meurent aux checkpoints parce que des ambulances sont bloquées arbitrairement.

Une « justice » asymétrique

Dans ce contexte où les droits des uns sont garantis aux dépens de ceux de autres, il n'y a rien d'étonnant à ce que tous ne soient pas non plus égaux devant la justice. Firas souligne ainsi que « depuis des mois, la situation est de plus en plus difficile. Il n'y a jamais eu autant de violences de la part de l'armée mais aussi des colons, et ces attaques sont cautionnées par Israël. » L'ONU a ainsi recensé 621 attaques menées par les colons en Cisjordanie contre des Palestiniens et Palestiniennes au cours de l'année 2022.5

Obey nous explique qu'« ici même, la justice est une justice d'apartheid. Si un colon est arrêté pour des violences, il sera jugé par un tribunal civil et ne risque quasiment rien. Les colons savent qu'ils peuvent agir en toute impunité. Nous, nous sommes jugés pas un tribunal militaire arbitraire qui peut nous condamner sans preuves et infliger des punitions collectives comme la destruction de maisons. »

Le règne de l'impunité, c'est aussi ce qui ressort d'une histoire personnelle vécue par Wael : « Dans le cadre de mon travail, j'ai rencontré une femme druze [d'Israël]. Petit à petit, on a commencé à se fréquenter et à sortir ensemble. Sa famille l'a appris, or tous les membres travaillent pour l'armée israélienne. Quelques jours plus tard, des soldats sont venus me menacer, m'ont pointé une arme sur la tête et m'ont dit :”On espère que le message est passé”. J'ai cessé ma relation avec cette fille : qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? »

Le désarroi de Wael est à la mesure de l'impuissance de l'Autorité palestinienne : « Moi j'utilise le mot apartheid », nous dit Obey. Et de conclure :

Bien sûr, la situation n'est pas exactement la même qu'en Afrique du Sud, mais Israël a bel et bien instauré un régime d'apartheid, avec ses propres spécificités. Ici Israël contrôle tous les aspects de notre vie, et il nous a relégués au statut de subalternes. Les Israéliens traitent notre existence et notre territoire comme si on leur appartenait.


1Certains des noms de nos interlocuteurs ont été modifiés pour protéger leur anonymat.

2NDLR. Appelés « routes de contournement » (bypass roads), ces axes réservés aux colons et à l'armée desservent directement les colonies en contournant les localités palestiniennes. Tout citoyen israélien peut également les emprunter.

3« Netanyahu Says Palestinians in Jordan Valley Won't Get Citizenship After Annexation », Haaretz, Tel-Aviv, 28 mai 2020.

5« Protection of Civilians Report », Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), 21 février 2023.

En Israël, la contre-offensive des colons

Galvanisés par un gouvernement ultranationaliste, les colons israéliens multiplient les initiatives avec, en ligne de mire, l'annexion d'une partie de la Cisjordanie. C'est aussi un soutien à Benyamin Nétanyahou face à la contestation de la réforme judiciaire par une large partie de la population, tandis que le premier ministre tente de dépasser les clivages en lançant des attaques sur Gaza largement soutenues par les forces d'opposition.

Les organisateurs avaient vu les choses en grand. La manifestation du 27 avril 2023 avait été baptisée « la marche du million », quelque sept millions de shekels (1,5 million d'euros) avaient été levés et un millier de bus affrétés pour convoyer des Israéliens de tout le territoire — et notamment les colons au-delà de la Ligne verte — vers Jérusalem. La grand-messe en soutien à la coalition d'extrême droite au pouvoir a finalement réuni entre 150 000 et 200 000 personnes devant le Parlement israélien, noyées dans une masse de drapeaux israéliens. Il s'agit d'une des plus grandes manifestations de la droite depuis près de deux décennies.

Le public était majoritairement religieux ; beaucoup étaient venus en famille. Des groupes d'hommes priaient à l'écart. Les manifestants n'étaient pas vraiment les électeurs traditionnels du Likoud, le parti de droite conservateur du premier ministre Benyamin Nétanyahou, mais plutôt issus des mouvements de colons religieux sionistes, à tendance messianique pour certains. Dans un coin, des jeunes distribuaient des drapeaux à l'image du troisième temple que des groupes extrémistes espèrent un jour reconstruire à Jérusalem, sur l'esplanade des Mosquées, en lieu et place du Dôme du Rocher. Les partis ultraorthodoxes, en revanche, avaient interdit à leurs ouailles de se joindre au rassemblement. Un journaliste israélien a photographié dans le cortège le dos d'une pancarte demandant la libération de Yigal Amir, l'assassin du premier ministre Yitzhak Rabin en 1995.

L'événement se voulait une démonstration de force en réponse aux manifestations qui réunissent chaque samedi depuis le début de l'année des dizaines, voire des centaines de milliers d'Israéliens contre la réforme judiciaire du gouvernement qui vise notamment à affaiblir le pouvoir de la Cour suprême. « Qui gouverne ? Le peuple et ses représentants ou une poignée d'intellectuels qui font mine de savoir mieux que nous ? Je suis satisfait de ce gouvernement, je veux qu'ils sachent que je suis de leur côté », affirme Yossi Bach, 36 ans, venu avec son épouse et ses cinq enfants depuis la colonie d'Otniel, dans le sud d'Hébron, en Cisjordanie occupée. Au pupitre se sont succédé plusieurs ministres, dont celui des finances, le suprémaciste juif Bezalel Smotrich. Au moment de son allocution, la foule devient plus silencieuse, attentive.

Une cible, la Cour suprême

« Maintenant qu'on a le gouvernement qu'on veut, on doit pouvoir aller vers ce pour quoi on a voté ! », réclame Moshe Salama, guide touristique de 53 ans qui a quitté Antibes il y a dix ans pour s'installer à Jérusalem. En novembre dernier, sa femme et lui ont voté pour Otzma Yehudit (Force juive), le parti du suprémaciste Itamar Ben-Gvir, ministre de la sécurité nationale, plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale. Salama espérait ainsi que le gouvernement étende sa politique de colonisation en Cisjordanie occupée. « On a 600 000 juifs dans les territoires disputés. On n'a pas défini le statut de ces terres, bon, il faut avancer maintenant, soutenir ces gens-là, qui ont le courage de protéger Israël », résume-t-il.

Derrière ce grand raout du « peuple de droite », se trouve l'organisation Tekuma 23, menée par Beraleh Krombie et le député du Likoud Avichaï Buaron, tous deux activistes procolonisation. Ce dernier est notamment connu pour sa lutte contre l'éviction, en 2017, de l'« avant-poste » d'Amona, colonie construite sans l'aval des autorités israéliennes en Cisjordanie occupée. Tekuma 23, fondée après les premières manifestations d'opposants à Tel-Aviv, avait déjà organisé la manifestation progouvernement du 27 mars. Après une grève inédite qui avait paralysé le pays, le premier ministre Benyamin Nétanyahou venait alors de suspendre la réforme judiciaire.

Les juges de la Cour suprême ont majoritairement soutenu la colonisation et l'expulsion des Palestiniens, au mépris du droit international. En mai 2022, ils ont par exemple donné leur feu vert au déplacement forcé de plus de 1 000 personnes dans le sud de la Cisjordanie, à Masafer Yatta. Pourtant, les colons continuent de voir les juges en chef comme les principaux obstacles à leurs ambitions — notamment à l'annexion. « La réforme judiciaire est l'élément clé, car même si ce gouvernement agit, les juges vont retoquer leurs lois. La Cour suprême a un a priori énorme contre la présence des juifs en Judée et Samarie » (nom biblique qu'une majorité d'Israéliens utilisent pour qualifier la Cisjordanie occupée), explique à Orient XXI Naomi Kahn, directrice de la division internationale de l'organisation nationaliste israélienne Regavim, l'un des lobbies des colons, cofondée il y a 17 ans par Bezalel Smotrich.

Quelques jours avant la manifestation, des groupes procolonisation diffusaient ainsi un clip vidéo d'Israéliens expulsés de différents « avant-postes » qui moulinaient aussi le même message : « En 2015, nous avons reçu le jugement de la Cour suprême indiquant que la colonie serait rasée, raconte ainsi Tamar Nizri, ex-habitante d'Amona. Il n'y avait pas un seul Arabe. Personne ne voulait de cet endroit et la Cour suprême a décidé que nous devions être supprimés. Sans la Cour, Amona serait restée ».

« Voilà les graines que nous avons plantées »

Depuis l'intronisation du gouvernement, les activistes de la colonisation accentuent la pression, avec le soutien de membres de la coalition. Le 26 avril 2023, Bezalel Smotrich fêtait les 75 ans d'Israël1 à Homesh, colonie officiellement évacuée en 2005, en même temps que les colonies à Gaza. Quelque 1500 colons israéliens y étaient rassemblés pour une prière dans la yeshiva, l'institut d'enseignement religieux sur place. Parmi eux, Yossi Dagan, le chef du conseil régional de Samarie (nord de la Cisjordanie), et deux députés, Limor Son Har-Melech d'Otzma Yehudit, ex-habitante de Homesh, et Zvi Succot, ancien meneur des « jeunes des collines », mouvance de colons messianiques ultra-violents. « Voilà les graines que nous avons plantées », a déclaré Bezalel Smotrich.

Le 21 mars 2023 au petit matin, le Parlement israélien a en effet amendé la loi de désengagement de 2005 qui avait notamment conduit à l'évacuation des colons à Gaza, pour abolir l'interdiction faite aux Israéliens de se rendre dans les zones de Cisjordanie où des colonies, dont Homesh, avaient aussi été démantelées. En revanche, ils n'ont pas le droit de s'y établir. Dans la majorité, deux élues ont fait mine d'ignorer ce point, appelant carrément à se réinstaller non seulement dans le nord de la Cisjordanie, mais aussi à Gaza.

Je ne sais pas combien de temps ça va prendre. Malheureusement, un retour dans la bande de Gaza va causer de nombreuses victimes, tout comme le départ de la bande de Gaza en avait causé. Mais à la fin, cela fait partie de la terre d'Israël, et un jour nous y retournerons.

a affirmé la ministre Orit Strook dans une interview au média sioniste religieux procolonisation Arutz Sheva.

L'armée pour encadrer les colons

Depuis son évacuation, des groupes de colons ont régulièrement tenté de se réinstaller à Homesh, établie à la fin des années 1970 sur des terres privées palestiniennes au nord de Naplouse. En 2009, ils ont réussi à y établir une yeshiva. Après l'avoir fait évacuer plusieurs fois, l'armée a fini par laisser les étudiants s'y rendre. Mais elle détruit régulièrement les baraquements que les activistes érigent pour passer la nuit sur place. L'endroit est surtout un point de ralliement : en 2022, des milliers de colons avaient ainsi marché vers Homesh — un coup de force adoubé par le ministère de la défense qui avait mobilisé l'armée pour les encadrer.

Les colons et leurs relais au gouvernement veulent donc s'assurer que les nombreuses promesses sur la table seront en grande partie tenues. L'accord de coalition signé avec le Parti religieux sioniste affirme ainsi qu'Israël a un « droit naturel » sur tout le territoire et que le but principal de la majorité sera de promouvoir la souveraineté israélienne sur la Cisjordanie — autrement dit l'annexion. Fin février, Bezalel Smotrich a d'ailleurs été nommé à la tête de l'Administration civile, l'organe militaire en charge de la gestion des territoires palestiniens occupés. Ce champion de la colonisation raciste est ainsi devenu le gouverneur de Cisjordanie. Le 12 février, Benyamin Nétanyahu avait annoncé la légalisation de neuf « avant-postes », et de plus de 7 000 logements dans les colonies dix jours plus tard.

Le but, à long terme, rapportait un article du quotidien gratuit conservateur Israel Hayom le 26 janvier, « est d'atteindre un million de résidents israéliens » en Cisjordanie occupée, contre un peu plus de 500 000 aujourd'hui, auquel s'ajoutent plus de 200 000 colons à Jérusalem-Est. Seules des difficultés « techniques et bureaucratiques » pourraient retarder les plans, poursuit l'article qui rapporte que les colons ne sont pas inquiets de possibles représailles diplomatiques. Hors des rituels communiqués exprimant inquiétude ou condamnation, les chancelleries américaine et européennes restent passives depuis des décennies face à l'avancée de la colonisation.

Occuper le terrain

Les colons le savent et pratiquent la politique du fait accompli. Ils s'établissent, espérant que les communautés ainsi créées soient ensuite légalisées par les autorités israéliennes. Au regard du droit international, elles sont pourtant toutes illégales. Même évacués, ces « avant-postes » restent investis par l'armée. Une fois saisies par les colons, les terres ne reviennent quasiment jamais aux Palestiniens. Ainsi, la colonie d'Evyatar dans le sud de Naplouse, fondée en mai 2021 et évacuée en juillet 2021, est devenue depuis une zone militaire. Le 10 avril, c'est l'endroit qu'ont choisi les colons pour organiser une grande marche à laquelle ont participé 15 000 Israéliens, dont sept ministres et plusieurs députés. Désignant la foule à un journaliste de la chaîne d'informations proisraélienne i24, Boaz Bismuth, du Likoud, expliquait : « Ceux qui, le siècle précédent, ont construit notre État, eux, c'est la continuité. […] J'ai amené avec moi mon fils qui a dix ans, en lui disant que lorsqu'il aura mon âge et reviendra ici, Evyatar […], non seulement sera légale, mais sera une ville ».

Ces grands raouts sont l'occasion pour les colons de signifier au gouvernement : « On est là, on vous a choisis pour quelque chose. On a de la patience, mais ne nous oubliez pas, résume Serah Lisson, ancienne habitante d'Evyatar, aujourd'hui installée avec son mari et ses sept enfants quelques kilomètres plus au sud, dans la colonie de Rehelim. Elle poursuit :

La question n'est pas Evyatar, mais toute la Judée et Samarie. Est-ce qu'elle va passer sous notre gouvernement ? Les nations du monde vont-elles enfin comprendre que c'est la terre d'Israël ? […] On a prié pour revenir sur notre terre, pas juste à Tel-Aviv et Jérusalem.

En parallèle, les activistes s'installent dans l'espoir qu'en multipliant les offensives, ils remporteront quelques victoires. Des centaines de colons étaient déjà venus à Evyatar le 26 février 2023, à la faveur de la nuit, pour tenter de reconstruire l'« avant-poste » sur les terres qui appartiennent au village palestinien d'en face, Beita. Ils ont été évacués le lendemain dans le calme. De l'autre côté de la colline, depuis mai 2021, dix Palestiniens ont été tués et quelque 6 800 autres blessés en défendant leurs terrains. Le 27 janvier, un autre « avant-poste », Or Chaïm, avait aussi été érigé sur un talus en contrebas d'Evyatar, de l'autre côté de la route. Encore une fois, le ministère de la défense avait décidé l'évacuation, contre les pressions des partenaires suprémacistes juifs. « Les changements ne peuvent pas se faire en un claquement de doigts, résume Serah Lisson. Le gouvernement ne peut pas s'adresser uniquement à ses soutiens ; or, en Israël, tout le monde n'est pas d'accord avec la présence des colonies. Je comprends que les autorités fassent le choix de laisser certaines implantations et d'autres non ».

« Développer » le Néguev et la Galilée

Et quand bien même ils sont vent debout contre la Cour suprême, les mouvements procolonies passent aussi par les juges pour tenter de faire plier le gouvernement. Après plus d'une dizaine d'années de batailles judiciaires, Regavim a fini par obtenir le feu vert pour le déplacement forcé des quelques 200 Palestiniens du hameau bédouin de Khan Al-Ahmar, au bord de l'autoroute entre Jérusalem et Jéricho. Dans cette zone baptisée « E1 », Israël veut étendre la colonisation et isoler encore davantage la ville sainte de la Cisjordanie, tout en la reliant à la grande colonie de Maale Adumim. Mais le gouvernement tarde à appliquer la décision : il préfère temporiser sur ce dossier qui ne manquera pas de faire réagir les États-Unis et l'Europe.

Benyamin Nétanyahou a beau jeu de se poser en arbitre raisonnable. Depuis quatre mois que le gouvernement est au pouvoir, le bilan pour les Palestiniens est catastrophique : selon les chiffres de l'ONU, au moins 89 Palestiniens, dont 17 mineurs, ont été tués par l'armée ou des colons israéliens depuis le début de l'année jusqu'au 23 mars 20232, soit une augmentation de 57 % par rapport à 2022, année pourtant déjà particulièrement meurtrière. Or, les colons israéliens sont la cheville ouvrière de l'entreprise israélienne en Cisjordanie occupée. Leur violence n'est pas une anomalie, elle fait partie du système qui vise à expulser les Palestiniens de leurs terres. Elle est d'ailleurs largement soutenue par l'armée, dont les soldats sont présents lors d'attaques quand ils n'y participent pas eux-mêmes.

Ainsi, lors de l'assaut coordonné sur la ville palestinienne de Huwara et ses alentours, au sud de Naplouse, le 26 février 2023, la centaine de colons armés était accompagnée d'une dizaine de soldats, selon les témoins sur place. Un Palestinien a été tué et 350 autres blessés. Les colons ont dit avoir agi pour venger deux frères israéliens, Hillel et Yagel Yaniv, 22 et 20 ans, de la colonie voisine de Har Bracha, tués dans une attaque palestinienne quelques heures plus tôt. Loin de condamner les violences, Bezalel Smotrich a déclenché l'ire en Israël et à l'international en déclarant que l'État d'Israël devait « liquider » Huwara. Il finira par s'excuser, plaidant une erreur d'interprétation… avant de nier, quelques semaines plus tard à Paris, l'existence même du peuple palestinien.

Car dans l'esprit des colons et des partis suprémacistes juifs, leur entreprise ne se limite pas à la Cisjordanie occupée. Les accords de coalition prévoient notamment la mise en place de projets pour « judéiser » la Galilée, dans le nord d'Israël, et le Néguev dans le sud, deux régions avec une forte population de Palestiniens citoyens de l'État hébreu — que les autorités appellent officiellement « Arabes israéliens » pour les distinguer de leurs compatriotes de l'autre côté de la Ligne verte. Yitzhak Wasserlauf du parti Otzma Yehudit a même été nommé ministre du développement du Néguev et de la Galilée pour prendre en charge le projet dans ces régions. Regavim a en partie pensé le plan destiné au Néguev. Or, début février, Wasserlauf a vu son ministère s'élargir avec un nouveau département… chargé d'aider à la régularisation des « avant-postes » en Cisjordanie occupée.


1Selon le calendrier hébraïque. L'État d'Israël a été créé le 14 mai 1948, date qui marque la Nakba pour les Palestiniens : environ 750 000 d'entre eux ont été contraints à l'exode, sans possibilité de retour, et plus de 400 villages ont été détruits, notamment pour les empêcher de s'y réinstaller.

2Dans le même temps, toujours selon l'ONU, quatorze Israéliens, dont trois mineurs, ont été tués. Onze étaient des colons.

Un an après, l'impunité pour l'assassinat de Shirin Abou Akleh

Le 11 mai 2022, la journaliste d'Al-Jazira Shirin Abou Akleh était tuée alors qu'elle couvrait un assaut sur Jénine. L'affaire aurait pu être enterrée, elle n'était ni la première ni la dernière journaliste palestinienne tuée par les forces israéliennes sans que jamais aucun militaire n'ait été poursuivi1. D'ailleurs dans un premier temps, Israël accusa des groupes armés palestiniens, avant finalement de reconnaitre qu'il y avait une « forte possibilité » que son armée soit responsable, mais sans prendre la moindre mesure contre les responsables de ce crime, une impunité qui est la règle dans ce pays.

La popularité régionale et internationale de Shirin, sa double nationalité palestinienne et américaine, ont rendu un peu plus difficile l'enterrement de ce forfait. D'autant qu'une enquête de CNN concluait, avec de nouvelles images, qu'il s'agissait d'une attaque délibérée. En novembre 2022, le FBI ouvrait une enquête, dénoncée par Tel-Aviv, mais elle est au point mort. Pourtant, un nouveau rapport du coordinateur américain pour Israël et l'autorité palestinienne semble confirmer le caractère délibéré de l'assassinat de Shireen ; pour l'instant, l'administration Biden refuse de le transmettre au Congrès avant de l'avoir « édité »2.

Nous republions ci-dessous notre éditorial du 16 mai 2022 « Obscénités israéliennes, complicités occidentales et arabes » sur ce crime et sur l'impunité d'Israël rendue possible par la complicité américaine, européenne — notamment française —, et arabe.

***

Obscène. Si l'on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d'Alain Rey, l'adjectif emprunté au latin obscenus signifie de « mauvais augure, sinistre », et il est passé dans le langage courant au sens de « qui a un aspect affreux que l'on doit cacher ».

Antigone à Jérusalem

C'est le premier qualificatif qui vient à l'esprit avec les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le mercredi 11 mai 2022 par l'armée israélienne. Des policiers prennent d'assaut son cercueil qui manque d'être renversé, matraquent les manifestants, lancent des grenades assourdissantes et arrachent des drapeaux palestiniens. Cette action, au-delà même de tout jugement politique, porte atteinte au plus profond de la dignité humaine, viole un principe sacré qui remonte à la nuit des temps : le droit d'être enterré dans la dignité, que résume le mythe d'Antigone. Celle-ci lance au roi Créon, qui refuse une sépulture à son frère et dont elle a violé les ordres :

Je ne croyais pas tes proclamations assez fortes pour que les lois des dieux, non écrites et toujours sûres, puissent être surpassées par un simple mortel3.

Israël ne tente nullement de cacher ses actions, car il ne les considère pas comme obscènes. Il agit au grand jour, avec cette chutzpah, cette arrogance, ce sentiment colonial de supériorité qui caractérise non seulement la majorité de la classe politique israélienne, mais aussi une grande partie des médias, alignés sur le récit que propagent les porte-paroles de l'armée. Itamar Ben-Gvir a beau être un député fasciste — comme le sont, certes avec des nuances différentes, bien des membres du gouvernement actuel ou de l'opposition —, il exprime un sentiment partagé en Israël en écrivant :

Quand les terroristes tirent sur nos soldats à Jénine, ils doivent riposter avec toute la force nécessaire, même quand des “journalistes” d'Al-Jazira sont présents dans la zone au milieu de la bataille pour perturber nos soldats.

Sa phrase confirme que l'assassinat de Shirin Abou Akleh n'est pas un accident, mais le résultat d'une politique délibérée, systématique, réfléchie. Sinon, comment expliquer que jamais aucun des journalistes israéliens qui couvrent les mêmes événements n'a été tué, alors que, selon Reporters sans frontières (RSF), 35 de leurs confrères palestiniens ont été éliminés depuis 2001, la plupart du temps des photographes et des cameramen4 — les plus « dangereux » puisqu'ils racontent en images ce qui se passe sur le terrain ? Cette asymétrie n'est qu'une des multiples facettes de l'apartheid à l'œuvre en Israël-Palestine si bien décrit par Amnesty International : selon que vous serez occupant ou occupé, les « jugements » israéliens vous rendront blanc ou noir pour paraphraser La Fontaine, la sentence étant le plus souvent la peine de mort pour le plus faible.

Le criminel peut-il enquêter sur le crime qu'il a commis

Pour une fois, le meurtre de Shirin Abou Akleh a suscité un peu plus de réactions internationales officielles que d'habitude. Sa notoriété, le fait qu'elle soit citoyenne américaine et de confession chrétienne y ont contribué. Le Conseil de sécurité des Nations unies a même adopté une résolution condamnant le crime et demandant une enquête « immédiate, approfondie, transparente et impartiale », sans toutefois aller jusqu'à exiger qu'elle soit internationale, ce à quoi Israël se refuse toujours. Or, peut-on associer ceux qui sont responsables du crime à la conduite des investigations ? Depuis des années, les organisations de défense des droits humains israéliennes comme B'Tselem, ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch (HWR) ont documenté la manière dont les « enquêtes » de l'armée n'aboutissent pratiquement jamais.

Ces protestations officielles seront-elles suivies d'effet ? On peut déjà répondre par la négative. Il n'y aura pas d'enquête internationale, car ni l'Occident ni les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ne sont prêts à aller au-delà des dénonciations verbales qui n'égratignent personne. Ni de reconnaitre ce que l'histoire récente pourtant confirme, à savoir que chaque concession faite à Israël, loin de susciter la « modération » de Tel-Aviv, encourage colonisation et répression. Qui se souvient que les Émirats arabes unis (EAU) affirmaient que l'ouverture d'une ambassade de Tel-Aviv à Abou Dhabi permettrait d'infléchir la politique israélienne ? Et la complaisance de Washington ou de l'Union européenne (UE) pour le gouvernement israélien, « notre allié dans la guerre contre le terrorisme » a-t-elle amené ne serait-ce qu'un ralentissement de la colonisation des territoires occupés que pourtant ils font mine de condamner ?

La Cour suprême entérine l'occupation

Deux faits récents viennent de confirmer l'indifférence totale du pouvoir israélien aux « remontrances » de ses amis. La Cour suprême israélienne a validé le plus grand déplacement de population depuis 1967, l'expulsion de plus de 1 000 Palestiniens vivant dans huit villages au sud d'Hébron, écrivant, toute honte bue, que la loi israélienne est au-dessus du droit international. Trop occupés à punir la Russie, les Occidentaux n'ont pas réagi. Et le jour même des obsèques de Shirin Abou Akleh, le gouvernement israélien a annoncé la construction de 4 400 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie. Pourquoi se restreindrait-il alors qu'il sait qu'il ne risque aucune sanction, les condamnations, quand elles ont lieu, finissant dans les poubelles du ministère israélien des affaires étrangères, et étant compensées par le rappel permanent au soutien à Israël. Un soutien réitéré en mai 20225 par Emmanuel Macron qui s'est engagé à renforcer avec ce pays « la coopération sur tous les plans, y compris au niveau européen […]. La sécurité d'Israël est au cœur de notre partenariat. » Il a même loué les efforts d'Israël « pour éviter une escalade » à Jérusalem.

Ce qui se déroule en Terre sainte depuis des décennies n'est ni un épisode de « la guerre contre le terrorisme » ni un « affrontement » entre deux parties égales comme le laissent entendre certains titres des médias, et certains commentateurs. Les Palestiniens ne sont pas attaqués par des extraterrestres comme pourrait le faire croire la réaction du ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian Sur son compte officiel twitter : « Je suis profondément choqué et consterné face aux violences inacceptables qui ont empêché le cortège funéraire de Mme Shireen Abou Akleh de se dérouler dans la paix et la dignité. »

Quant à tous les donneurs de leçons qui reprochent aux Palestiniens l'usage de la violence, bien plus limité pourtant que celui des Israéliens, rappelons ce qu'écrivait Nelson Mandela, devenu une icône embaumée pour nombre de commentateurs alors qu'il était un révolutionnaire menant la lutte armée pour la fin du régime de l'apartheid dont Israël est resté jusqu'au bout l'un des plus fidèles alliés :

C'est toujours l'oppresseur, non l'opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l'oppresseur utilise la violence, l'opprimé n'aura d'autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n'était qu'une forme de légitime défense.

On ne connaitra sans doute jamais l'identité du soldat israélien qui a appuyé sur la gâchette et tué la journaliste palestinienne. Mais ce que l'on sait déjà, c'est que la chaine des complicités est longue. Si elle prend sa source à Tel-Aviv, elle s'étire à Washington, se faufile à Abou Dhabi et à Rabat, se glisse à Paris et à Bruxelles. Le meurtre de Shirin Abou Akleh n'est pas un acte isolé, mais un crime collectif.


1Le 9 mai 2023, le Committee to Protect Journalists à Washington a publié les résultats de son enquête sur la mort d'une vingtaine de journalistes palestiniens.

3Sophocle, Antigone, Flammarion.

4Lire aussi, Olivier Pironet, « Mourir à Jénine », Blogs du Monde diplomatique, 14 mai 2022.

1915, la bataille des Dardanelles. Turquie et Australie, deux récits nationalistes

Relégué à l'arrière-plan en France, le souvenir de la bataille des Dardanelles (1915) est pourtant au cœur de la construction nationale d'autres belligérants. En Australie comme en Turquie, l'événement est ainsi mis au service d'un récit nationaliste.

La bataille des Dardanelles, également appelée bataille de Gallipoli, est déclenchée au printemps 1915 à l'initiative de l'Entente et plus particulièrement du Royaume-Uni. Alors que l'illusion d'une victoire rapide s'est dissipée et que les violents affrontements sur le front occidental tournent à la guerre de position, le premier lord de l'amirauté (le ministre de la marine) Winston Churchill propose d'ouvrir un autre front en Orient. Conquérir la péninsule de Gallipoli et gagner ainsi le contrôle du détroit des Dardanelles doit permettre tout à la fois d'ouvrir la route vers Constantinople — et donc de forcer l'empire ottoman à se retirer du conflit—, de soulager les Russes en leur donnant un accès à la Méditerranée et d'encercler les puissances centrales.

Les pays de l'Entente ont toutefois largement sous-estimé la capacité de résistance des troupes ottomanes et subissent un double échec : l'opération navale tourne court lorsque plusieurs cuirassés français et britanniques coulent dans le détroit le 18 mars 1915, et les milliers de soldats qui débarquent ensuite sur les plages de la péninsule ne parviennent pas à s'emparer des positions ottomanes. À la fin de l'année 1915, les Alliés décident finalement d'évacuer leurs troupes : ils ont perdu près de 50 000 hommes1.

Intégrée dans un chapitre qui « vise à présenter les phases et les formes de la guerre », l'étude de la bataille des Dardanelles s'avère tout à fait pertinente à plusieurs titres. Elle se distingue ainsi des grandes batailles terrestres étudiées dans le programme par sa nature particulière (bataille navale et débarquement). Elle témoigne également de l'internationalisation du conflit avec l'ouverture d'un nouveau front et l'implication des troupes coloniales françaises et britanniques, sur laquelle insistent de nombreux manuels. Elle peut enfin être l'occasion d'interroger un peu plus en détail la place que cette bataille occupe dans plusieurs mémoires nationales.

Du régime kémaliste à l'AKP, un même mythe

En Turquie, la victoire des Dardanelles est réinscrite dans le cadre d'une « guerre de dix ans » (1912-1922) : la première guerre mondiale ne serait ainsi qu'une phase d'un long conflit commençant avec la première guerre balkanique et se terminant par la guerre d'indépendance turque. Dans ce récit national, la bataille de Gallipoli constituerait donc en quelque sorte la première étape d'une « guerre de libération » turque victorieuse. Le triomphe de Gallipoli serait par ailleurs à mettre au crédit du lieutenant-colonel Mustafa Kemal, alors à la tête d'une partie des troupes ottomanes chargées de la défense de la péninsule. Il s'agit pourtant d'une vision profondément anachronique, et trompeuse à plusieurs titres. Inscrire ce conflit dans une temporalité plus longue permet en premier lieu aux nationalistes de faire opportunément l'impasse sur l'issue de la première guerre mondiale, qui voit la défaite de l'empire ottoman. Parler d'une guerre « turque » masque également la contribution importante des soldats arméniens, grecs ou encore arabes qui servent dans les forces ottomanes.

Enfin, le rôle majeur de l'Allemagne, qui a la charge de la modernisation de l'armée ottomane depuis la fin du XIXe siècle et qui dirige les troupes ottomanes à Gallipoli, est lui aussi complètement passé sous silence pour mieux célébrer le futur dirigeant de la République turque2.

Dans les premières décennies du régime kémaliste, c'est surtout la mémoire de la guerre gréco-turque de 1919-1922 qui est mise en avant par le régime, même si le souvenir de Gallipoli est entretenu par les militaires. Après une première inflexion dans les années 1960, la situation change véritablement au lendemain du coup d'État militaire de 1980 : le gouvernement, désormais directement contrôlé par l'armée, s'implique plus massivement dans les commémorations.

Le récit national turc sur la bataille des Dardanelles semble certes connaître une inflexion notable dans les années 2000. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP), parvenus au pouvoir, remettent en cause la vulgate kémaliste : le rôle du futur Atatürk est ainsi minoré au profit de celui des soldats du rang, présentés comme des modèles de ténacité et de dévouement, et la guerre est réinterprétée comme une forme de croisade musulmane contre l'Occident. L'engagement de Bosniens ou de Palestiniens est par exemple mobilisé comme preuve d'une solidarité islamique, alors qu'ils étaient citoyens ottomans et donc soumis à l'obligation de conscription. Ces deux récits concurrents convergent toutefois en un certain nombre de points : l'exclusion de fait des communautés non musulmanes, l'occultation ou la critique de la contribution des officiers allemands ou austro-hongrois, la vision d'une guerre défensive contre l'impérialisme de l'Entente, et ce d'autant plus que l'AKP adopte progressivement un discours ultranationaliste.

Entretenue par une intense politique mémorielle (notamment à destination des enfants), c'est donc une vision principalement « islamo-nationaliste », et parfois passablement trompeuse ou mensongère. Le récit développé au musée de Çanakkale reprend un certain nombre d'éléments mythiques de la bataille de Gallipoli qui s'impose en Turquie, tels l'« l'homme à l'obus » chargeant seul des munitions de 275 kg dans un canon. Recep Tayyip Erdoğan prétend quant à lui en 2013 que les tirailleurs sénégalais refusèrent de combattre à Gallipoli après avoir entendu l'appel à la prière et durent être rapatriés par les autorités françaises, ce qu'aucune trace documentaire n'atteste. Cette vision coexiste toutefois avec d'autres mémoires entretenues par de grands chants populaires comme celui de Çanakkale — du nom de la ville devant laquelle les flottes françaises et britanniques ont été repoussées le 18 mars 1915 — qui mettent plutôt l'accent sur la compassion envers les morts.

En Australie, la naissance ambiguë d'une nation

La mémoire australienne de Gallipoli présente à certains égards des caractéristiques similaires à celles de son équivalente turque, tout en en différant par d'autres aspects.

La bataille constitue le premier engagement des soldats australiens depuis l'unification du pays en 1901 et connaît un retentissement immédiat grâce à la présence de plusieurs correspondants de guerre. Leurs reportages offrent, en dépit des pertes très importantes (plus de 8 000 morts et 18 000 blessés parmi les troupes australiennes), une vision largement romantisée de la guerre. Ils dépeignent le digger3 comme un soldat brave, quelque peu facétieux, et profondément égalitariste, à l'image de la nation qu'il représente. Logiquement mobilisée à l'époque par l'armée pour ses campagnes de recrutement, cette image perdure encore aujourd'hui. L'Australian War Memorial de Canberra, le musée d'histoire le plus visité du pays, reprend ainsi cet idéal type du soldat australien en mettant en scène des corps grands, beaux et forts dans une muséographie qui fait la part belle au spectaculaire et aux effets spéciaux.

Si le débarquement du 25 avril 1915 est commémoré dès l'année suivante et devient ensuite officiellement un jour de fête nationale, l'Anzac Day4, il est toutefois progressivement relégué à l'arrière-plan. Ce n'est qu'à partir des années 1980 qu'il est à nouveau mis en avant, au point de devenir la plus importante des fêtes nationales. Dans un contexte de débats croissants sur l'identité nationale, l'Anzac Day est en effet utilisé par les hommes politiques de tous bords, avec des nuances. Car si les travaillistes y voient l'occasion d'un appel au patriotisme, mais aussi au pacifisme, les conservateurs insistent quant à eux sur les valeurs morales et spirituelles dont les diggers auraient fait preuve.

L'ambiguïté de l'épisode, célébré comme une véritable naissance nationale alors qu'il manifeste aussi largement la loyauté envers l'empire, est mise au service d'un renforcement de l'alliance avec le Royaume-Uni et les États-Unis au début des années 2000. À l'heure où le pays intervient à leurs côtés en Afghanistan (2001-2021) puis en Irak (2003-2009), les Australiens sont invités à s'inspirer de ce glorieux exemple du passé et du sens du sacrifice des diggers. Mais si l'Anzac Day est également célébré en Nouvelle-Zélande, il occupe une place moins importante dans la mémoire nationale qu'en Australie. Cela peut notamment s'expliquer par le fait que la première adopte la conscription en 1916 alors que la seconde s'appuie uniquement sur le volontariat pour recruter ses troupes.

Au-delà de son instrumentalisation politique, la mémoire de l'Anzac Day propose implicitement une vision très restreinte de la nation australienne. C'est ainsi une communauté nationale masculine et surtout blanche qui est mise en avant : les aborigènes sont exclus de l'armée jusqu'à la seconde guerre mondiale et les métis n'y sont acceptés qu'à partir de 1917, au moment où l'armée ne trouve plus suffisamment de volontaires pour compenser des pertes très importantes.

L'instrumentalisation de la bataille de Gallipoli au service du nationalisme n'empêche paradoxalement pas la réconciliation entre les ennemis d'hier. La Turquie participe ainsi pleinement aux commémorations organisées sur place par l'Australie et la Nouvelle-Zélande, considérées comme victimes elles aussi de l'impérialisme britannique en tant qu'anciennes colonies — les dominions de l'empire britannique. Tout en bénéficiant d'une très forte autonomie sur le plan intérieur, la politique étrangère et les forces armées demeurent sous l'autorité de Londres. Bien au-delà de ses seuls aspects militaires, la bataille des Dardanelles constitue ainsi une opportunité idéale pour comprendre la construction complexe des mémoires nationales.

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POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Le dossier de Orient XXI, « L'Orient dans la guerre 1914-1918 », avec en introduction un long entretien avec Henry Laurens.

« Centenaire de la Grande Guerre 3/4 », France Culture (La Fabrique de l'histoire), 25 juin 2014. Un documentaire de Perrine Kervran et Renaud Dalmar qui montre comment la bataille des Dardanelles est mise au service du récit national turc.

« Mémoires de la Grande Guerre », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2014/1-2 (no. 113-144). Un double numéro qui décline, pays par pays, la place de la première guerre mondiale dans les mémoires nationales (avec notamment un article sur la Turquie d'Alexandre Toumarkine et un sur l'Australie de Romain Fathi).

➞ Elizabeth Rechniewski, « Quand l'Australie invente et réinvente une tradition. L'exemple du débarquement de Gallipoli (avril 1915) », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2009/1 (no. 101), p. 123-132. Un autre article qui présente de manière fouillée le cas australien.


1Chiffre avancé par Bruno Cabanes dans son article « Dardanelles : le traumatisme », L'Histoire, novembre 2009 (no. 347).

2En réaction au démembrement et à l'occupation de l'empire ottoman consécutifs à sa défaite lors de la première guerre mondiale, Mustafa Kemal déclenche la guerre d'indépendance turque. Victorieux, il obtient une renégociation des frontières du pays (traité de Lausanne de 1923) et prend la tête de la nouvelle République turque.

3Surnom du soldat australien de la première guerre mondiale.

4Acronyme utilisé pour désigner les troupes australiennes et néo-zélandaises déployées à Gallipoli au sein de l'Australian and New Zealand Army Corps et placées sous commandement britannique.

Panique dans la colonie. Les manifestations de Tel-Aviv vues par un Palestinien

Le nombre de manifestants à Tel-Aviv contre la réforme de la Cour suprême ne cesse d'augmenter depuis début janvier 2023. Si une minorité d'entre eux s'oppose également à l'occupation, pour la plupart, la politique menée par l'actuel gouvernement d'extrême droite dans les territoires occupés n'entre pas du tout en compte dans leur mobilisation. Majd Kayyal, écrivain palestinien d'Haïfa, livre son point de vue, partagé par de nombreux Palestiniens de l'intérieur, sur ce mouvement de contestation.

Les manifestations en faveur de la démocratie israélienne ont atteint leur paroxysme : pour défendre leur liberté et leurs droits civils, des dizaines de milliers de réservistes israéliens menacent de faire grève et de ne plus commettre de crimes de guerre. Les commandants d'artillerie et les officiers des services de renseignement, les héros du Mossad et les saints de l'armée de l'air s'organisent. Ils déclarent ne plus vouloir remplir leur « devoir militaire » — en d'autres termes, la routine des exécutions sur le terrain, des punitions collectives, des bombardements de zones d'habitation et l'administration quotidienne du siège de Gaza — si jamais le gouvernement de Benyamin Nétanyahou s'accrochait à la réforme judiciaire qui confère à la majorité gouvernementale de larges prérogatives législatives, réduisait le contrôle de la Cour suprême et marginalisait ses fonctions constitutionnelles.

Des crimes de guerre « démocratiques »

Quatre-cent-soixante membres des renseignements généraux ont signé une lettre adressée à Avi Dichter, ancien dirigeant du Shabak (le Shin Bet) et responsable direct de tous les crimes commis dans la foulée de la deuxième Intifada, devenu ministre de l'agriculture et du développement rural dans l'actuel gouvernement. Dans ce courrier, les expéditeurs l'ont conjuré de ne pas soutenir « des initiatives qui menacent les fondements démocratiques d'Israël ». Tentant de susciter sa sympathie et de toucher son cœur sensible, ils se sont adressés à lui avec son surnom arabisant : « Abou Nabil » qui l'avait rendu célèbre pendant sa longue carrière durant laquelle il a exercé intimidations et tortures sur les Palestiniens.

Un ancien général de l'armée de l'air s'est demandé avec tristesse à l'antenne : si le fossé politique entre les pilotes est si profond, comment pourront-ils coopérer au sein d'un même cockpit quand il s'agira d'aller bombarder l'Iran ? Du côté de l'armée de terre, des vétérans de la guerre d'octobre 1973 sont montés d'un cran dans leur contestation en volant à la mi-février un des symboles de la liberté israélienne — un char —, avec lequel ils ont défilé après avoir peint dessus le mot « démocratie ».

Le journal Haaretz, a publié un long reportage qui rassemble les témoignages de « pilotes et chefs militaires » qui refusent « ce coup d'État juridique ». Le reportage s'ouvre avec un médecin militaire de l'armée d'occupation qui dit :

Nous avons travaillé pendant des décennies sous des gouvernements de droite, nous avons exécuté à leur demande des mesures qui n'étaient pas du tout légales. Nous avons utilisé des ambulances pour renforcer des axes militaires et des points de contrôle. Nous avons caché le sigle des ambulances sur nos véhicules pour que personne ne le voie, car nous savions très bien ce que nous faisions. Nous ne nous sommes pas opposés, nous n'avons pas refusé les ordres, car nous savions que nous servions un État démocratique.

Dans le même article, on lit ce témoignage d'un pilote :

Quand on nous a demandé d'effectuer des bombardements dans les zones grises1, à la lisière des zones noires, surtout durant nos attaques sur Gaza, nous l'avons fait au nom d'un gouvernement qui travaillait selon les règles d'un jeu défini et clair. C'était là les instructions du système et nous y adhérions complètement.

Ainsi se poursuivent les entretiens de Haaretz, dénombrant les crimes de guerre et les justifiant au nom du « contrat démocratique » en vertu duquel ils avaient eu lieu, et brandissant la rupture de ce contrat comme une menace. Le sous-titre du reportage dit de ces témoignages qu'ils « brisent le cœur »…

Le tango de l'armée et de la Cour suprême

Deux pôles s'affrontent en Israël autour de « la forme de l'État », c'est-à-dire la manière d'administrer le système colonial sioniste. Quels sont les mécanismes utilisés pour planifier et mettre en œuvre l'oppression et la destruction des Palestiniens ? Quels sont la classe sociale et le groupe idéologique qui président au déroulement du processus colonial ? Et comment sont distribuées les ressources volées de la vie, de la terre, de l'eau et de l'argent des Palestiniens ?

Le premier pôle est ancien. C'est un pôle ashkénaze européen, sa profonde domination au sein du système découle de son antériorité. Ces premiers colons ont théorisé le projet et l'ont mis en œuvre. Ils ont mené de leurs propres mains le grand processus de nettoyage ethnique durant la Nakba de 1948. Puis ils se sont partagé les terres, les propriétés et les ressources pillées. Leurs descendants sont les pilotes qui bombardent Gaza ; les pères sont juges ou professeurs d'université, et les grands-pères à la retraite, assis dans leurs maisons spacieuses sur des terres palestiniennes volées, et parlent confortablement (devant la caméra d'un réalisateur… ashkénaze lui aussi) des massacres qu'ils ont commis de sang-froid à Tantoura ou à Kafr Qassem.

Tout cela a été fait avec une conscience coloniale européenne et laïque classique, et avec la croyance en une supériorité ethnique, intellectuelle et civilisationnelle sur la population du pays. Il s'agissait de construire un système « moderne », neutre et laïc, et même socialiste à ses débuts, avec un cadre démocratique et une séparation entre les pouvoirs. Surtout, tout cela devait s'appuyer sur une structure juridique et un langage politique officiel « propres », maîtrisant le lexique du droit international, capables de blanchir les crimes, et de ce fait de blanchir le soutien des pays occidentaux au projet colonial en Palestine, à la fois internationalement et militairement.

Ce premier pôle a mis la main sur toutes les rouages du système. Il a fondé le parti au pouvoir Mapaï, pris le contrôle du Fonds national juif et de l'Administration des terres d'Israël et s'est accaparé le plus large pan des ressources. Il a mis la main sur les institutions qui formatent les consciences, des universités jusqu'aux médias, et développé sa force économique et technologique aussi. Tout cela s'est évidemment fait aux dépens des ressources spoliées des Palestiniens et de leurs vies gâchées ; mais il n'aurait pas été possible sans l'exploitation des juifs d'Orient, et de ceux qui ont été arrachés à leurs patries et à leurs sociétés arabes pour être amenés en Palestine en tant que colons, afin de faire pencher la balance démographique en faveur des juifs, et pour constituer une force de travail juive bon marché en lieu et place de la force de travail arabe. Des juifs yéménites, marocains, irakiens, kurdes, entre autres, ont vécu sous le joug de l'arrogance et de la pauvreté. Victimes de crimes, leur identité arabe a été violemment dissoute dans le « four de l'assimilation » sioniste européen.

Ce pôle a pris le contrôle de deux institutions essentielles au sein de « l'État juif démocratique » : l'armée et la Cour suprême. Elles dansent à elles deux le tango du crime et de son blanchiment. L'une planifie et met en œuvre une violence sanglante contre les Arabes pour préserver la souveraineté et la majorité « juives », l'autre la surveille pour assurer l'efficacité de cette entreprise et lui fournir une couverture légale, afin que la violence soit « démocratique ». Pour le dire avec les mots des 460 hommes du renseignement signataires de la lettre susmentionnée : « Nous savons très bien, vous comme nous, que la Cour suprême n'a jamais arrêté aucune de nos opérations préventives, mais les a dirigées et améliorées ».

La nature des guerres menées par Israël a accentué la domination de cette frange au sein de l'armée. Au cours des premières décennies, face aux armées arabes régulières, puis avec la guerre contre les fedayin en Jordanie, au Liban et à travers le monde, certaines unités — l'armée de l'air, le Mossad, les quatre unités de commandos — ont été sanctifiées dans la conscience sioniste. Toutes ces unités sont exclusives aux mâles de cette frange ashkénaze.

Il en est presque de même pour la Cour suprême. Soixante-douze juges en ont fait partie depuis 1948. Seulement onze d'entre eux étaient des juifs orientaux. Or en l'absence d'une constitution israélienne, la Cour suprême a joué un rôle constitutionnel et a revêtu un statut législatif. Avec le temps, elle est devenue capable d'abroger des lois et d'obliger le Parlement à les modifier.

Un nouveau bloc de juifs orientaux et religieux

Face à l'hégémonie ashkénaze, un nouveau courant s'est formé dans les années 1970, rassemblant des partis dont le socle commun était leur colère contre l'ancien courant.

L'occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967 a provoqué des changements radicaux. Un large bloc social de juifs orientaux et religieux connaissait des difficultés économiques en raison de l'inflation sans précédent qu'a connue le pays au début des années 1970. Le parti Mapaï, expression la plus marquante de l'hégémonie ashkénaze à l'époque, impose alors des politiques économiques qui protègent les couches sociales proches du pouvoir de l'inflation (entreprises d'État, usines, syndicat général qui lui est allié, etc.), tout en accentuant la précarité des autres. L'exaspération de ces derniers a permis au Likoud de gagner les élections de 1977, renversant le parti au pouvoir pour la première fois depuis la fondation d'Israël. Ce sont les votes des juifs orientaux et le soutien des partis sionistes religieux — les mêmes qui constituent encore à ce jour le bloc solide de Netanyahu et du Likoud — qui ont permis cela.

Les élections de 1977 ont alimenté le conflit ethnique et de classe. En menant une politique de privatisation et d'ouverture du marché, le Likoud a mis fin au monopole ashkénaze sur les ressources. Cette situation a stimulé une activité politique identitaire et religieuse, avec la création de nouveaux partis qui font désormais partie intégrante de la scène politique, à l'instar du parti Shas.

Cette période-là était également celle de la mise en place du gouvernement militaire et des débuts des colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Une nouvelle « avant-garde » du sionisme religieux a émergé, travaillant à étendre la colonisation juive dans la « Grande Terre d'Israël ». Ce mouvement est l'extension d'une institution politico-religieuse historique, qui a lutté contre le courant laïc central depuis les années 1920. Une de ses organisations les plus importantes est le mouvement Goush Emounim, qui refusait la tutelle des institutions étatiques sur le processus de colonisation, bien que celles-ci aient commencé à planifier et à construire des colonies dans les territoires occupés à vitesse grand V. La relation entre le mouvement sioniste religieux et l'État est devenue complexe, faite de coopération et d'affrontements. Ainsi, l'État ne reconnaissait pas la légalité des avant-postes coloniaux, mais il leur assurait une protection militaire, puis leur fournissait progressivement l'électricité, l'eau et les services. Il gérait une dynamique de rationnement et de blanchiment de ces avant-postes, les reconnaissant parfois, les fusionnant avec des colonies qu'il avait lui-même planifiées à d'autres moments. Une des manifestations les plus célèbres de ce conflit entre l'État et le mouvement religieux est le plan de « désengagement » de Gaza en 2005.

Mais l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza n'était pas que l'affaire du sionisme religieux. Les juifs orientaux ont également été poussés à être l'avant-garde de cette entreprise. Au début, ils ont été encouragés à vivre dans les colonies construites par le gouvernement, qui offraient des conditions de logement et de vie très attrayantes. La même chose s'est produite avec les colons russes, dont la première grande migration a eu lieu en 1970. Ainsi, la société des colons s'est transformée en une entité où les sionistes religieux se sont progressivement mélangés à des classes et des catégories ethniques plus marginales.

Les soldats mobilisés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza n'étaient pas, cette fois, issus des élites européennes. Ils n'étaient ni pilotes ni membres de commandos. Au moment de la première Intifada (1987-1993), l'armée était occupée à mener une guerre contre une société sans armes, qui résistait avec des pierres, des fresques, des drapeaux et des cocktails Molotov. La tâche de poursuivre les enfants palestiniens, casser des os et assaillir des maisons à la recherche de tracts a été confiée aux jeunes des classes inférieures de la société coloniale, les mettant en guerre directe et quotidienne contre une société têtue, dont on ne peut briser l'esprit de résistance.

Le dernier bastion des ashkénazes

Face à ces transformations, et alors que le nouveau courant a consolidé sa majorité parlementaire, l'ancien courant a réalisé que le savant équilibre entre le crime et la démocratie n'était plus garanti. Le vernis judiciaire qui couvrait jusque-là la structure de la violence sanglante — avec ses « mécanismes judiciaires locaux » qui protègent les chefs militaires des poursuites devant les tribunaux internationaux — commençait à s'écailler.

La résistance populaire palestinienne s'est intensifiée à la fin des années 1980, et les colons comme l'armée sont montés d'un cran dans la violence et la barbarie. L'élite ashkénaze, dirigée par Itzhak Rabin, s'est tournée vers le processus de paix, désormais convaincue de la nécessité de reconstruire radicalement le système de contrôle, en particulier en Cisjordanie et à Gaza. L'ère d'Oslo est ainsi advenue comme une tentative de restauration de l'ordre ancien, celui où le crime est le frère de la loi. Ce processus a forcé l'élite israélienne à établir une Autorité palestinienne qui s'est avérée, à long terme, un agent de l'occupation.

En 1995, la Cour suprême a pris une décision historique stipulant que les lois fondamentales étaient désormais supérieures aux lois normales. Les lois promulguées par le Parlement pouvaient ainsi être abrogées par la Cour. Celle-ci a ainsi renforcé son pouvoir au détriment du Parlement. Ce qui à l'époque a été désigné comme une « révolution juridique » a ouvert la voie à de plus larges interventions de la Cour dans l'administration de la répression. Autrement dit, le pouvoir des juges ashkénazes sur les appareils de l'État s'est élargi, bien que le nouveau courant ait renforcé sa majorité au Parlement, notamment après l'assassinat de Rabin. C'est cette configuration que les hommes de Nétanyahou, les représentants de ce nouveau pôle, aspirent à renverser aujourd'hui.

Les deux pôles sont en concurrence pour être la source légitime du crime. Une concurrence entre ceux qui tuent 11 martyrs lors d'une incursion à Naplouse dans le cadre du « contrat démocratique », et ceux qui brûlent des maisons à Huwara le lendemain. Cet affrontement revient régulièrement avec comme cadre l'arène juridique, comme l'a montré l'exécution d'Abdel Fattah Cherif par le soldat Elior Azaria, et la polémique israélienne qui s'en est suivie lors du procès de ce soldat, pour savoir si le système judiciaire « liait les mains des soldats »2. De même pour la décision de la Cour d'abroger la loi dite de « blanchiment des colonies »3 entre autres exemples.

Les manifestations qu'on voit depuis plusieurs mois ne constituent pas le premier mouvement de révolte contre un gouvernement israélien. Le nouveau courant s'est révolté plus d'une fois contre les gouvernements de l'ancien courant, depuis la révolte des juifs orientaux à Haïfa en 19594 jusqu'aux violentes manifestations contre le retrait de Gaza, en passant par l'assassinat du premier ministre Itzhak Rabin. La différence aujourd'hui est que c'est la première fois que ce sont les descendants de l'ancien pôle qui se révoltent contre le nouveau.

De notre côté, demander à un Palestinien sa position dans ce conflit revient à lui dire : préfères-tu voir les balles des unités d'élite tuer 11 personnes à Naplouse, ou les enfants des colons religieux brûler des maisons en Cisjordanie ? La question elle-même est une négation de notre humanité.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.
Toutes les notes sont de la rédaction.

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1Zones qui ne sont pas directement définies comme terrains de guerre.

2Abdel Fattah Cherif, qui a attaqué au couteau des soldats israéliens, a été tué par Elior Azaria le 24 mars 2016 à Hébron, alors qu'il était blessé à terre et sans arme. La scène a été filmée, conduisant au jugement d'Azaria. Le procès a duré plusieurs mois et divisé la société israélienne. Condamné à 18 mois de prison, Azaria a finalement été libéré au bout de 9 mois.

3En février 2017, le Parlement a adopté la loi dite « de régularisation », qui prévoyait de légaliser 4 000 logements israéliens construits sur des terres privées palestiniennes.

4Le 8 juillet 1959, un policier israélien tire sur un juif marocain dans le quartier de Wadi Salib à Haïfa. L'incident déclenche une vague d'émeutes mettant en lumière les discriminations ethniques et sociales dont sont victimes les juifs originaires de pays arabes.

Ce que disent la grogne politique et les mobilisations en Jordanie

En décembre dernier, la Jordanie a connu une série de manifestations contre la vie chère qui ont été accompagnées de violences inédites contre les forces de sécurité. Les autorités ont cherché à discréditer le mouvement en lui prêtant un caractère djihadiste, et le contrôle des espaces politiques, sociaux et médiatiques a été renforcé.

Courant décembre, des mouvements de protestation ont une fois de plus secoué le royaume hachémite de Jordanie. Les camionneurs, les conducteurs de bus, les chauffeurs de taxi et autres professions du secteur des transports ont organisé des arrêts de travail, sit-in et manifestations. Cette vague de contestation répondait à une hausse continue des prix des carburants. Le gouvernement jordanien a en effet appliqué les restrictions budgétaires réclamées par le FMI, réduisant d'un côté les subventions sur l'énergie tout en augmentant les taxes à la consommation dans ce secteur.

Les camionneurs et les employés des transports en commun de villes du sud telles que Ma'an et Karak se sont mis en grève pour exiger du gouvernement qu'il mette un terme à la hausse des prix du carburant qui menace leur activité et leurs conditions de vie. Ces augmentations surviennent en effet sur fond d'une crise économique nationale déjà ancienne qui combine un fort taux d'inflation et un chômage élevé, notamment chez les jeunes. Conséquence : la majorité de la population jordanienne se trouve confrontée à un coût de la vie éhontément élevé, notamment pour ce qui concerne l'alimentation, le logement, l'énergie et les et carburants.

Si ces grèves se sont produites récemment, elles s'inscrivent dans un contexte préexistant d'actions protestataires, de griefs sociétaux et de réponses de l'État, qui caractérisent aujourd'hui la situation politique en Jordanie. Les inquiétudes sur le coût de la vie affectent la grande majorité de la population et suscitent depuis des années des plaintes aussi fréquentes que légitimes de la part des citoyens. Les prix de l'énergie sont devenus un sujet particulièrement sensible dans la plupart des foyers du pays. Le problème gagne aujourd'hui en acuité avec le froid hivernal qui s'installe alors qu'augmentent les prix des combustibles pour la cuisine et le chauffage.

Le sud donne le ton

Jusqu'à présent, les employés du secteur des transports issus des communautés les plus pauvres du sud du royaume parvenaient tant bien que mal à tirer de leurs maigres ressources les moyens de faire face, mais leur situation est devenue quasi intenable, ce qui explique la colère générale et les grèves. Comme souvent dans l'histoire contemporaine du pays, la contestation a démarré dans le sud pour bientôt s'étendre ailleurs. Les protestations, marches et manifestations ont touché jusqu'aux villes d'Irbid et de Zarka, ainsi que la capitale, Amman. Dans le sud, de nombreux marchands de Ma'an et de Karak ont fermé boutique à leur tour en solidarité avec les employés des transports en grève, et certains manifestants ont bloqué les routes à l'aide de débris et de pneus enflammés.

Par bien des aspects, on semble suivre actuellement le dernier épisode d'un feuilleton national continu. Les réformes structurelles et les mesures d'austérité réclamées par le FMI sont mises en œuvre par le gouvernement sur fond de crises économiques et budgétaires nationales chroniques, provoquant en retour la colère des catégories de population les plus pauvres qui ont le sentiment d'être les seuls à faire les frais de ces ajustements.

Ce qui est peut-être moins familier en revanche, ce sont les débordements violents qui ont accompagné l'agitation récente. Plusieurs policiers ont en effet été tués. On relève que les faits se sont produits dans le contexte du mouvement social, mais sans que les responsabilités puissent véritablement être établies. Ainsi, le 15 décembre, à Husseiniya dans le nord de Ma'an, le colonel Abdelrazzak Aldalabih, directeur adjoint de la police, a été tué par balle1. La Direction de la sûreté générale de Jordanie a déclaré que la mort du policier était survenue alors que les forces de l'ordre tentaient de contenir les émeutes dans la ville. De leur côté, les organisateurs des manifestations et les militants ont dénoncé les actes de violence et le vandalisme. Ils ont affirmé que les comportements violents n'étaient pas imputables aux manifestants eux-mêmes et ne provenaient pas des grèves organisées.

Quatre jours plus tard, alors que la police jordanienne perquisitionnait le domicile d'un suspect des échanges de coups de feu ont fait quatre nouvelles victimes : trois policiers et le suspect lui-même2. La police a déclaré avoir procédé à neuf arrestations de complices, qualifiés de « takfiris ». Ce terme est souvent utilisé pour désigner les militants djihadistes, devenus ces dernières années une menace croissante pour la Jordanie. Si les grèves ouvrières et les manifestations ne peuvent être assimilées à de l'activisme djihadiste, il est vrai que la ville très pauvre de Ma'an constitue depuis des décennies un foyer multiforme d'opposition à l'État jordanien. Le sud de la Jordanie, dont Ma'an fait partie, est un centre militant et contestataire depuis plusieurs dizaines d'années. Face aux grèves et au mouvement actuel, l'État réagit chaque fois en déployant des forces de sécurité et des véhicules blindés, à Ma'an et ailleurs, et en procédant à des dizaines d'arrestations, voire en suspendant des applications phares des réseaux sociaux comme TikTok, dont il accuse les militants de se servir pour nourrir la discorde.

Les récents événements, notamment la mort tragique de policiers jordaniens, sont évidemment très importants en eux-mêmes. Mais ils révèlent surtout des mouvements de fond.

La contestation et les réponses de l'État en Jordanie

Comme l'a montré la politologue Jillian Schwedler dans son dernier livre, Protesting Jordan, qui offre une analyse exhaustive3 de plus d'un siècle de contestations jordaniennes, le pays a une longue histoire de mouvements protestataires, qui remonte à avant même l'émergence de l'État.

La période de 1989 à 1993 a été marquée par des manifestations massives auxquelles le régime hachémite a réagi en lançant un programme de réformes assez ambitieux. Il a concédé une relative libéralisation, rétabli les élections parlementaires et autorisé la légalisation des partis politiques. La Jordanie a ensuite enchaîné les périodes de réformes et de changements, les phases de libéralisation et de délibéralisation, jusqu'à donner une pesante impression de déjà vu. Ces cycles nationaux répétés en boucle (avec l'enchaînement crise économique, soulèvement, remaniements gouvernementaux et réformes limitées) sont donc bien connus des Jordaniens, voire sans doute trop familiers.

Au cours des trente dernières années, la colère sociale a déjà été provoquée à plusieurs reprises par la fin de subventions sur la nourriture, en particulier sur le pain, comme lors des manifestations massives de 1989 et des émeutes du pain de 19964. Elle a aussi été déclenchée par la suppression des subventions sur le carburant, par exemple lors des manifestations particulièrement tendues de 2012.

Ces flambées sociales, alimentées par des revendications multiples, ont pris une ampleur inédite pendant la version jordanienne du « Printemps arabe » (de 2010 à environ 2013). Le mécontentement s'est alors généralisé jusqu'à aboutir à la formation de vastes coalitions hétéroclites qui ont regroupé des pans traditionnels de l'opposition — comme les partis politiques nationalistes de gauche et panarabes —, des associations professionnelles et des mouvements islamistes, dont le vaste mouvement jordanien des Frères musulmans.

Mais ce qui a le plus caractérisé la contestation durant le Printemps arabe, c'est l'émergence dans tout le pays des mouvements de jeunesse dits du Hirak. Cette mobilisation a commencé comme à l'ordinaire dans le sud avant de s'étendre au reste du pays, chaque ville ou presque déclinant sa version locale. Certains responsables des forces de sécurité jordaniennes ont alors redouté que le Hirak cesse d'être une force géographiquement dispersée pour fusionner en un véritable mouvement national. Une crainte qui ne s'est finalement pas matérialisée, ou du moins pas encore. Mais le fait que ces mouvements, à l'instar des manifestations massives de 1989, aient démarré dans le sud au sein même des communautés fournissant à l'État hachémite son « socle de soutien » a suscité l'inquiétude du régime. Les premiers contestataires du Hirak étaient en effet issus des populations dans lesquelles l'État recrute ses policiers, militaires, membres des services de sécurité et de renseignement.

La Jordanie a connu en 2018 ses plus grandes manifestations de masse depuis son Printemps arabe, à la suite d'une tentative du gouvernement de réformer, voire de simplement appliquer, son régime d'imposition des revenus. Exiger d'une société déjà en tension qu'elle consente encore plus d'efforts en des temps économiques difficiles relevait de l'impossible et a très logiquement abouti à une crise, ponctuée de manifestations nocturnes pendant le mois de Ramadan. Comme cela s'était déjà produit par le passé, ces mobilisations ont conduit à l'éviction du Premier ministre et de son gouvernement. Beaucoup plus massives que celles de 2012, les manifestations de 2018 ont réussi à toucher la plupart des grandes villes de Jordanie, et ont tenu sur la durée, sans perdre dans l'ensemble leur caractère pacifique. Le régime a joué l'apaisement en réaffirmant le droit des Jordaniens à s'exprimer, à se syndiquer et à manifester. Le prince héritier Hussein ben Abdallah s'est rendu personnellement auprès des manifestants de la capitale pour leur exprimer sa sympathie et son soutien.

Mais si l'État hachémite a affiché une apparente compréhension, l'inquiétude a été en réalité extrême dans une partie des milieux jordaniens de la sécurité et du renseignement, essentiellement parce que la contestation avait rassemblé des manifestants par-delà presque tous les clivages sociaux habituels du pays. Ce que d'aucuns avaient pu considérer d'abord comme une révolte de la classe moyenne contre les impôts s'est avéré un phénomène de bien plus grande ampleur. Tout avait commencé avec un arrêt de travail d'une journée, décidé par les associations professionnelles et les organisations syndicales jordaniennes. Mais les organisateurs eux-mêmes ont été surpris par l'ampleur de la participation, bien supérieure aux effectifs cumulés des militants du Hirak, des adhérents des partis, de ceux des associations professionnelles et des syndicats. Les manifestations de 2018 ont en effet rassemblé dans la rue des Jordaniens de tous milieux, indépendamment des classes économiques et sociales, d'origine palestinienne et jordanienne, musulmans et chrétiens, arabes, des tcherkesses et tchétchènes. Alors que les grèves initiales étaient organisées, ces manifestations n'étaient ni particulièrement structurées ni partisanes, mais plutôt spontanées, rassemblant en leur cœur des citoyens innombrables, des familles sur plusieurs générations, nuit après nuit, pendant le ramadan.

Riposte à l'encontre de toute forme de militantisme

Depuis les manifestations du mois de ramadan 2018, l'État a voulu éviter qu'une manifestation nationale d'une telle ampleur puisse se reproduire et déboucher sur un mouvement à l'échelle du pays. En plus de restrictions limitant les espaces autorisés pour manifester, l'État a essayé d'imposer de nouvelles lignes rouges5 destinées à prévenir toute connexion entre mouvements, organisations ou gouvernorats, de manière à empêcher la formation d'un mouvement de contestation véritablement national.

L'État est même allé jusqu'à restreindre l'activité du syndicat national des enseignants, dont la création est considérée par beaucoup comme le principal succès du Printemps arabe jordanien. Ces dernières années, le gouvernement a suspendu l'organisation, arrêté ses dirigeants et incarcéré des militants qui avaient tenté de manifester.

Si ces manifestations à répétition semblent bien suscitées par les mêmes problèmes non résolus — manifestants et militants locaux dénonçant la misère économique, la corruption et l'indifférence des fonctionnaires —, de nombreux responsables de la sécurité de l'État cherchent à accréditer une autre explication. Ils pointent la menace que font peser les mouvements islamistes militants, voire djihadistes, sur la sécurité intérieure. Ils établissent un lien entre les événements récents de Ma'an ayant entraîné la mort de plusieurs officiers dans l'exercice de leurs fonctions et d'autres incidents survenus à Irbid et à Karak en 2016. Des échanges de tir avec des djihadistes de nationalité jordanienne avaient alors provoqué la mort de membres des forces de sécurité. Selon cette lecture, les manifestations de Ma'an devraient être abordées sous l'angle du contre-terrorisme et de la lutte contre le djihadisme, sans tenir compte du fait que la plupart des manifestants ne sont ni militants ni djihadistes, mais simplement des chauffeurs de camion et des conducteurs de bus qui réclament des aides contre la hausse des prix des carburants et essayent de faire survivre leur famille.

À défaut d'entendre et soutenir les communautés locales face aux difficultés quotidiennes auxquelles tant de familles jordaniennes se confrontent actuellement, le pouvoir jordanien fait valoir ses efforts de réforme et de « modernisation »6. Il préfère se focaliser sur la modification, certes nécessaire, des lois régissant les partis politiques et le système électoral. Quant à l'attention internationale, elle se porte surtout, comme toujours, sur les dissensions à l'intérieur de la famille royale7, les intrigues de palais et le rôle de la Jordanie dans les affaires de la région.

La plupart des Jordaniens sont pourtant beaucoup plus préoccupés par les problèmes rencontrés au jour le jour, sur fond de crises économiques sévères encore aggravées par la pandémie de Covid-19, les problèmes des chaînes d'approvisionnement mondiales, et même par l'invasion russe de l'Ukraine8.

Dans ce contexte périlleux, l'État a réagi en renforçant ses alliances au niveau régional et international. Il sollicite l'aide des États du Golfe et des Occidentaux, cherche à attirer des investissements et à obtenir du soutien sur le plan économique. Mais les dernières grèves, manifestations et actions protestataires rappellent qu'il reste encore beaucoup à faire sur le front intérieur : améliorer la gouvernance, lever les restrictions pesant sur la presse et les médias, combattre le fort taux de chômage et réduire les coûts exorbitants de la nourriture, du logement et des carburants. Dans la configuration actuelle, les mobilisations ne font que refléter le sentiment de forte marginalisation économique et politique éprouvé par de nombreux citoyens jordaniens, de plus en plus convaincus que seules les actions protestataires, et non les partis ou les élections, peuvent leur permettre de réellement se faire entendre.

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Ce texte est largement issu de « The Deeper Context to Political Unrest and Protests in Jordan », article paru le 21 décembre 2022 sur le site du Arab Center Washington DC. Traduit de l'anglais par Karine Gantin.


3Jillian Schwedler, Protesting Jordan : Geographies of Power and Dissent, Stanford University Press, 2022.

4Lamis Andoni, Jillian Schwedler, « Bread Riots in Jordan », Middle East Report 201, hiver 1996.

5Curtis Ryan, « Resurgent Protests Confront New and Old Red Lines in Jordan », Middle East Report 292/3 (hiver 2019).

6Curtis Ryan, « A New Cycle of Reform in Jordan », Arab Center Washington DC, 21 octobre 2021.

7Curtis Ryan, « Royal Rifts and Other Challenges in Jordan », Arab Center Washington DC, 14 avril 2022.

Israël. Toujours plus à droite, une course à l'abîme

Qui arrêtera le gouvernement liberticide de l'extrême droite nationaliste, coloniale et religieuse mis en place par Benyamin Netanyahou ? Les accords de coalition laissent présager le scénario du pire. Sylvain Cypel, puis Ezra Nahmad brossent le tableau de ce que ce dernier nomme « la descente dans l'abîme » d'Israël.

Le 30 décembre 2022, au lendemain de la ratification au parlement israélien de la nouvelle coalition gouvernementale, les Nations unies appelaient la Cour internationale de justice (CIJ) à enquêter sur « la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l'autodétermination ». « Persistante » est le terme approprié. Car l'Assemblée générale de l'ONU a multiplié les résolutions dénonçant la colonisation et les autres actes illégaux perpétrés dans les territoires occupés par Israël depuis juin 1967. En vain, car les violations du droit n'ont jamais cessé.

Cette dernière résolution de l'AG de l'ONU (86 pour, 26 contre dont les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne, et 53 abstentions, dont la France) comme les précédentes, restera non contraignante. Trois jours plus tard, Israël annonçait l'expulsion forcée de 1 000 habitants du bourg de Masafer Yatta, en Cisjordanie, pour y établir une « zone de tir » de son armée…

Inquiétudes américaines

Israël vient de se doter d'un gouvernement plus colonial et identitaire que jamais. Jusqu'à quand et jusqu'où ses soutiens, États-Unis et Union européenne (UE), protègeront-ils un tel État ? Les médias américains s'inquiètent. Associated Press (AP) estime que le nouveau gouvernement « place Israël sur la voie d'une collision avec ses plus proches alliés, à commencer par les États-Unis et la communauté juive américaine »1.

Si Joe Biden a félicité Benyamin Nétanyahou tout en réitérant son engagement pour la « solution à deux États », et si son secrétaire d'État Antony Blinken a assuré qu'il « jugera les politiques poursuivies [par ce gouvernement], pas les personnes », la coalition au pouvoir à Tel-Aviv inquiète Washington. Les premiers signaux envoyés par Nétanyahou y ont été mal accueillis. La politique d'Israël devient de plus en plus problématique aux yeux de l'administration américaine, notamment pour une question intérieure : la critique d'Israël ne cesse d'enfler au sein des jeunes démocrates. Et plus de 300 rabbins américains ont déclaré qu'ils cessaient tout contact avec les membres du nouveau gouvernement israélien, dans une prise de distance croissante de la communauté juive américaine. Celle des jeunes juifs au premier chef, qui considèrent que le comportement de l'« État juif » est de plus en plus effroyable. Les mesures annoncées par Nétanyahou ne vont pas les ramener au bercail. « Les Américains juifs s'interrogent : le moment est-il venu de déclarer leur indépendance à l'égard d'Israël ? »2, écrit l'historien américain Eric Alterman.

Le chef du gouvernement israélien a rétabli un poste spécial de « ministre des affaires stratégiques » qui sera le véritable chef de sa politique internationale, le ministère des affaires étrangères étant relégué aux génuflexions diplomatiques. Or le détenteur de ces « affaires stratégiques » n'est autre que Ron Dermer, une homme lige de toujours de Nétanyahou. C'est lui qui avait organisé en 2015, avec la complicité des élus républicains, l'humiliation de Barack Obama au Congrès américain, à propos de la tentative d'accord américaine sur le nucléaire iranien. Dermer a été parmi les zélateurs les plus tapageurs de Trump, il était alors ambassadeur israélien à Washington.

De dangereuses concessions au camp des colons

Pour asseoir son pouvoir au parlement israélien, pour échapper aux poursuites judiciaires dont il fait l'objet, Nétanyahou a multiplié les concessions au « camp des colons ». Il inaugure une première : 55 ans après le début de l'occupation de la Cisjordanie, l'armée israélienne est dépossédée de sa maîtrise absolue des opérations sur la totalité des territoires occupés. Le nouveau ministre des finances, Betzalel Somtrich, de l'extrême droite la plus radicale, aura en main toutes les activités civiles en Cisjordanie — comprendre en premier lieu l'extension de la colonisation. L'armée s'inquiète. Ce faisant, le premier ministre apparaît comme un homme affaibli. Qu'une petite partie de ses alliés religieux coloniaux l'abandonnent et c'en est fait de sa coalition.

Or, les concessions de Nétanyahou laissent présager deux conflits menaçants. Celui d'une résurgence de grande ampleur de la révolte palestinienne, dans les territoires aussi bien qu'à l'intérieur d'Israël. Nétanyahou vient d'annoncer l'extension de la colonisation en Cisjordanie, il promet de futures « annexions », sans fixer de date. Rien de nouveau. Mais saura-t-il contrôler Itamar Ben Gvir, nommé à la tête de la police ? Comment maîtriser un homme qui toute sa carrière a incarné la violence raciste ? Les Palestiniens citoyens israéliens et plus encore ceux résidant à Jérusalem-Est doivent s'attendre au pire. Haaretz rappelle que Ben Gvir, jusqu'à récemment, « faisait l'objet d'un suivi du Shin Bet, au département du terrorisme juif »3. Et comme son alter ego Betzalel Smotrich est responsable des affaires civiles en Cisjordanie, les Palestiniens occupés peuvent craindre une dégradation rapide de leurs conditions de vie et une répression quotidienne plus violente.

Gvir et Smotrich sont liés aux cercles les plus extrémistes des colons juifs de Cisjordanie. Les tiroirs de leurs soutiens regorgent de projets d'expropriation des populations palestiniennes et de saisies de leurs biens (les terres, avant tout). Avec l'arrivée de Ben Gvir et Smotrich aux manettes, le sentiment d'impunité des colons atteint des sommets, faisant craindre une montée du niveau des agressions, pourtant déjà permanentes, contre les Palestiniens (et les Israéliens venus les soutenir). À peine entré en fonction, Ben Gvir s'est précipité sur l'esplanade des Mosquées pour signifier ses intentions.

D'ores et déjà, des membres de l'état-major israélien ont exprimé leurs craintes d'une nouvelle révolte dans la jeunesse palestinienne. Chef d'état-major en fin de mandat, Avi Kochavi a fait savoir ses inquiétudes à Nétanyahou. À la radio, le général Nitzan Alon, ex-commandant militaire de la Cisjordanie (de 2009 à 2012) a été très explicite : « La situation en Judée et Samarie est bien plus difficile aujourd'hui que quand j'y étais », a-t-il expliqué. Confier les manettes à Ben Gvir et Smotrich, « c'est une dinguerie. Ils essaient de semer le chaos dans les Territoires [palestiniens] sans décision formelle, en catimini. Je pense que ce gouvernement tente de nous emmener vers ce scénario »4. En attendant, l'armée a obtenu l'engagement verbal qu'aucune décision ne sera prise sans son accord préalable. Mais avec Nétanyahou, Ben Gvir ou Smotrich, les promesses n'engagent que ceux qui y croient… D'ores et déjà, les deux acolytes ont proposé l'adoption d'une loi imposant à tout membre de l'état-major une période de dix années de latence avant de postuler à un poste politique (actuellement elle est de trois ans). Histoire de tenir à distance les généraux à la retraite.

Menaces sur la démocratie

L'autre menace qui guette en Israël se situe sur le front intérieur. Elle concerne les réformes en profondeur concédées par Nétanyahou. Il s'agit d'abord de l'affaiblissement des prérogatives de la Cour suprême. Ses décisions pourraient être abolies par le Parlement, et les modalités de désignation de ses membres seraient contrôlées par les élus. Cela permettrait de faire quand même voter des textes retoqués par la Cour suprême pour non-conformité avec les « lois fondamentales » (au nombre de 14, et qui font office de Constitution). Ensuite, de l'adoption d'un « Plan pour le droit et la justice afin d'amender le système judiciaire et de renforcer la démocratie israélienne ». Comprendre, disent les adversaires de Nétanyahou, pour faire radicalement reculer la démocratie. Ce plan inclut notamment (liste non exhaustive) :

➞ l'augmentation des subventions publiques aux écoles religieuses et la réduction de leurs matières obligatoires (maths, sciences, anglais, histoire, etc.) au profit de l'enseignement religieux ;
➞ la nomination d'un élu d'extrême droite, Avi Maoz, au poste de contrôleur des manuels scolaires. L'homme est connu pour sa haine des « déviants sexuels » (LGBT) et du combat féministe ;
➞ le droit pour les entreprises, les hôpitaux ou les particuliers de refuser de vendre, louer ou commercer avec des personnes LGBT (une extension du refus déjà pratiqué à l'encontre des « Arabes » de louer ou vendre une résidence) .

Il est également prévu de modifier la « loi du retour » dans un sens très restrictif. Jusqu'ici, l'octroi de la nationalité était ouvert à toute personne justifiant d'un grand-parent juif. La nouvelle proposition met à l'ordre du jour l'application de la loi talmudique (dite « hala'ha »), pour laquelle la judéité se transmet par la seule mère. Avec une telle règle, un gros tiers des juifs originaires d'URSS et une proportion importante des juifs américains perdraient leur judéité aux yeux du Grand Rabbinat… Comme les juifs nés de mères converties par des rabbins dits « réformés », une pratique fréquente aux États-Unis. Ces Américains perdraient illico leur identité juive et la possibilité, s'ils le désirent, de devenir citoyens israéliens. Au bas mot, plusieurs centaines de milliers de juifs, israéliens ou pas, sont concernés. Cela n'émeut pas beaucoup les Palestiniens, privés de tout droit au retour depuis trois quarts de siècle. Mais la majorité des juifs américains y voient un outrage, surtout les jeunes : les sondages montrent qu'ils considèrent souvent Israël comme un État d'apartheid, alors que Ben Gvir a fait son meilleur score au sein de la jeunesse israélienne !

Ces réformes ne seront pas forcément toutes validées au Parlement. Déjà, les maires de grandes agglomérations ont annoncé qu'ils refuseront de coopérer avec Avi Maoz dans le domaine éducatif. Mais pour l'essentiel, Netanyahou dispose d'une majorité confortable. La plupart des analystes israéliens pensent que la société risque de connaître des bouleversements notoires, mettant en cause les droits démocratiques, profitant aux milieux religieux et aux plus corrompus. Deux jours avant la présentation du nouveau gouvernement, le Parlement a voté une loi permettant au rabbin Arieh Dery — un allié électoralement précieux du chef du gouvernement — de détenir un poste ministériel bien qu'il soit poursuivi pour fraude fiscale. Clairement, Netanyahou n'a pas trop à craindre d'un tel parlement à l'avenir.

En Israël, les inquiétudes montent autour de la coercition religieuse et d'une forte érosion de la démocratie. Mais pour le site en ligne +972 Magazine, si « la croisade de l'extrême droite contre le libéralisme laïque provoque une opposition massive en Israël, elle ne peut être séparée de l'orientation anti-palestinienne de l'État »5. Plus la société israélienne bascule dans l'identitarisme forcené, plus ceux qui entrent en résistance prennent conscience du fait que la sortie de crise passe par un combat commun avec les Palestiniens. Quant à la gauche sioniste, qui entend préserver les normes démocratiques tout en acceptant l'idéologie identitaire, elle disparaît progressivement du champ politique, comme l'ont montré les récentes élections.

« L'exceptionnalisme de l'Occident envers Israël doit cesser » 

En novembre 2018, deux élus israéliens d'extrême-droite avaient déposé un projet de loi stipulant qu'un soldat « ne sera pas interrogé en tant que suspect et sera à l'abri de toute poursuite en justice pour un acte commis ou un ordre donné dans l'exercice de ses fonctions ». Autant dire qu'il s'agissait d'intégrer la légalité du crime au code militaire. Ce texte n'a jamais été discuté en séance parlementaire plénière. Mais en octobre 2022, un projet de loi identique a été remis sur sa table, signé par 23 députés. Parmi ceux-ci, 8 sont devenus ministres ou vice-ministres du nouveau gouvernement Nétanyahou.

On en est là. Joe Biden et Antony Blinken attendent de juger sur pièces, tandis que la gauche anticoloniale israélienne en appelle, une fois de plus, aux puissances occidentales pour qu'elles mettent fin à l'impunité systématique accordée au gouvernement israélien. « Alors que les crimes d'apartheid s'aggravent, l'exceptionnalisme de l'Occident envers Israël doit cesser »6, écrit Michael Sfard, l'un des plus importants défenseurs des droits des Palestiniens en Israël. Ce sentiment est partagé par les progressistes israéliens : sans pression urgente et ferme des alliés d'Israël, la société israélienne, engoncée dans son colonialisme triomphant, ne sera pas capable de mettre fin à sa course vers le pire.

Israël ou la fuite en avant vers le pire

Par Ezra Nahmad

L'itinéraire d'Israël, comment le définir et le comprendre ? Sa descente dans l'abîme, têtue, obligée, étalée sur plusieurs décennies, présente une singularité. Prenons d'autres pays voisins comme l'Iran ou la Syrie : il y a là des masses qui luttent pour enrayer la course à la ruine, prêtes à sacrifier leur vie. En Israël, la grande majorité appelle son accomplissement, le reste de la population est atteint d'indifférence ou d'atonie.

Peut-être faut-il s'entendre sur ce qu'est la trajectoire fatale d'Israël. Puissance militaire et technologique, ce pays l'est assurément. Mais sa vie quotidienne, son climat social ou culturel sont aussi noirs que sa technologie militaire ou policière est fulgurante, on dirait qu'ils sont orientés en sens contraire. La puissance militaire et la puissance technologique, étroitement imbriquées, reposent sur le perfectionnement des misères infligées au peuple palestinien. Avec le temps, cette forme barbare du progrès israélien n'a pu aller de l'avant qu'avec le pillage des terres, la répression militaire, la surveillance policière, les saccages. Ce qui fait la fierté d'Israël n'existe que par la systématisation, l'industrialisation et la monétisation marchande des technologies criminelles développées à l'encontre des Palestiniens. L'enfantement de cette vocation étatique est un phénomène aussi étonnant que monstrueux. En usant d'une formule cynique, on pourrait dire que tous les mérites d'Israël devraient revenir en dernier ressort aux Palestiniens, sans qui cet État ne serait sans doute pas ce qu'il est.

Revenons à la santé de ce pays, une question essentielle. L'acharnement violent des colons et de l'armée contre les Palestiniens, les lois raciales s'imposent essentiellement en Cisjordanie, bien que les Arabes d'Israël subissent aussi quantité de lois discriminatoires. Ces crimes, au fil du temps, ont terni la morale, l'intelligence et la culture d'Israël. Et c'est précisément pourquoi ce pays vient de former un gouvernement d'hommes corrompus, racistes, avec des ministres qui appellent ouvertement à l'établissement d'un état théocratique, à la séparation des hommes et des femmes dans les espaces publics, à la ségrégation des homosexuels, au renforcement des lois d'apartheid pour tout ce qui s'écarte d'une forme de judéité de plus en plus paranoïaque.

Le consentement des Israéliens à de tels projets politiques témoigne de leur perte croissante des repères. Le sens de l'humour ou du bonheur, la curiosité ou l'intérêt pour les autres ont déserté la culture israélienne, remplacés par un autisme dépressif, étriqué et victimaire, et des subcultures emplies de superstitions. Une majorité de jeunes soutient, dit-on, les thèses du nouveau gouvernement israélien. Leur participation aux crimes collectifs exercés à l'encontre des Palestiniens au cours de leur service militaire y est pour beaucoup, mais l'endoctrinement commence à l'école dès le plus jeune âge.

Le discours officiel prétend que les crimes exercés en Cisjordanie, une sorte de no man's land pour les Israéliens, n'atteignent pas le peuple à l'intérieur du pays. Il n'en demeure pas moins que les traumatismes des Israéliens, faits criminels très jeunes, les traumatismes refoulés, tus, mais néanmoins réels témoignent du contraire. Cet ensauvagement est d'autant plus une dégringolade qu'il est appelé, voulu par une grande majorité de citoyens, dans une logique de surenchère qui a cours depuis des décennies, et dans une fuite en avant vers le pire, nourrissant des projets de plus en plus noirs dans des esprits abâtardis.

Un peuple qui s'engage avec des forces de plus en plus brutales à asservir un autre peuple qui vit dans le même espace finit par succomber à ses propres démons pour devenir à son tour un peuple esclave. Ce n'est pas une loi, mais l'accomplissement logique d'une succession de choix. La dérive israélienne s'inscrit dans une dynamique qui ne lui est pas exclusive à l'échelle planétaire, mais qui, ailleurs, est contredite par une masse croissante d'individus et de groupes. En Israël, en revanche, les jeux semblent faits.


1Josef Federman, « As Israel's Netanyahu returns to office, trouble lie ahead », AP, 29 décembre 2022.

2Eric Alterman, « Is it time to declare independence from Israël ? », Haaretz, 19 décembre 2022.

3Amos Harel, « Netanyahu government legislative tsunami will barrel down on the Defense establishment », Haaretz, 1er janvier 2023.

4Amos Harel, « Israel's army chiefs drew his red lines, but does Netanyahu have any ? », Haaretz, 27 décembre 2022.

5Meron Rapoport et Ameer Fakhoury, « Why the ‘second Nakba' government wants to remake the Israeli state », 9 décembre 2022.

6« As crimes of apartheid worsen, the West's exceptionalism toward Israel must end », Haaretz, 21 décembre 2022.

Carrefour fait son marché dans les colonies israéliennes

Par : Jean Stern

En s'associant avec un partenaire israélien, le géant français de la distribution lance une nouvelle marque de magasins en Israël et dans plusieurs colonies des territoires palestiniens occupés. Un choix cynique contraire au droit international, dont s'est félicité le premier ministre israélien sortant.

Elles sont désormais plus de deux cents colonies israéliennes en Cisjordanie, et comptent de quelques poignées de familles à plusieurs dizaines de milliers d'habitants. Les deux colonies les plus importantes, Maale Adumin tout près de Jérusalem, et Ariel non loin de Naplouse sont devenues de véritables villes, avec respectivement plus de 40 000 et plus de 20 000 habitants. Ariel abrite d'ailleurs une université intégrée au système universitaire israélien. Les colonies maillent et remodèlent la Cisjordanie, installées sur le plus souvent sur des hauteurs ou des positions dominantes.

Elles forment des mondes clos, ceints de clôtures de barbelés, de tours de garde, de pylônes lumineux et de chemins de ronde, et sont desservies par des routes le plus souvent interdites aux véhicules palestiniens. Quand les colons sortent de leurs univers fermés et de leurs routes sécurisées, c'est pour s'en prendre aux Palestiniens. La recrudescence de la violence des colons à leur égard connaît depuis le début 2022 une croissance exponentielle et tragique.

Des supérettes au cœur de la vie sociale

Trois espaces sont déterminants pour la vie sociale de ces colonies qui comptent peu d'activités industrielles et économiques, à l'exception des colonies agricoles de la vallée du Jourdain et du nord de la Cisjordanie. La plupart des colons travaillent à Jérusalem, voire dans l'aire urbaine de Tel-Aviv, et doivent souvent passer trois à quatre heures par jour dans les transports. Dans ces espaces urbains paranoïaques et sinistres, les trois lieux centraux sont la synagogue, le terrain de sport et enfin la supérette, la plupart du temps le seul commerce de la colonie, à l'exception de quelques services à domicile, des coiffeurs par exemple.

Dans ces magasins pour la plupart assez modestes, d'une centaine de mètres carrés, on trouve de tout comme on dit, et ces commerces de proximité sont essentiels à la bonne marche de territoires illégaux au regard du droit international. Les prix pratiqués y sont très élevés, plus encore que dans les autres magasins alimentaires d'Israël où la vie est par ailleurs très chère. Dans plusieurs colonies où la population d'origine russe est très importante, j'y ai vu des rayons d'alcools particulièrement bien garnis, à faire pâlir d'envie un épicier de nuit parisien, avec bien entendu des vodkas à tous les goûts et pour tous les prix.

Une population captive et en expansion, l'absence de véritable concurrence : le choix du groupe français Carrefour, l'un des géants mondiaux du commerce avec plus de 12 000 magasins dans 39 pays, a été de s'implanter dans les colonies des territoires palestiniens occupés. Pointé dans un rapport publié le 17 novembre 2022 par l'Association France-Palestine Solidarité (AFPS) avec la CGT, Solidaires, la Ligue des droits de l'homme (LDH), la Plateforme des ONG pour la Palestine et Al-Haq, cette décision est donc tout sauf le fruit du hasard.

Un accord signé pour vingt ans

Il s'agit d'un accord de franchise signé début mars 2022 entre Carrefour et Yenot Bihan, filiale du groupe israélien Elco. Conclu pour vingt ans, il permettra aux magasins Yenot Bihan, 150 pour le moment, de vendre un certain nombre de produits de la marque Carrefour. Ces magasins vont d'abord être rebaptisés « Super », mais il n'est pas exclu, à terme, que la marque Carrefour s'implante sous son nom en Israël et dans les territoires palestiniens. Le partenaire israélien de Carrefour, le groupe Elco, et l'une de ses filiales, Electra Consumer Products, sont par ailleurs impliqués de diverses façons dans l'économie des colonies (construction de logements et travaux publics, climatisation de bâtiments, générateurs électriques…). Carrefour peut donc difficilement plaider l'ignorance dans le choix de ses alliances commerciales. D'autant que les Nations unies a publié en 2013 une liste de dix « activités susceptibles de rendre des entreprises israéliennes ou multinationales complices des violations des droits de l'homme en lien avec la colonisation du territoire palestinien », précise le rapport, dont fait partie « l'offre de service et de prestations contribuant à l'entretien et à l'existence des colonies de peuplement ». On ne saurait être plus clair.

Pour l'heure, Yenot Bihan dispose de trois supérettes dans les colonies, une à Alfei Menashe, qui compte 8 000 habitants non loin de Tulkarem, et deux dans les « méga colonies » que forment Maale Adumin et Ariel. Dans ces deux colonies, ces magasins complètent l'offre commerciale de grands centres commerciaux, où quelques marques internationales comme Castro disposent de magasins.

Le premier ministre israélien sortant, Yaïr Lapid, s'est évidemment félicité en juillet de cet accord qui selon lui va permettre à d'autres entreprises de la distribution de « suivre le mouvement ». D'ailleurs, le groupe néerlandais Spar envisage lui aussi d'ouvrir des succursales en Israël et sans doute dans les territoires occupés. Le choix de Carrefour de s'implanter en Cisjordanie occupée contribue donc à la banalisation de la colonisation, car faire disparaître les exactions qu'elle entraîne est l'objectif principal de la propagande israélienne.

La relance de la campagne #stopcolonies

Les gouvernements israéliens, et plus encore sans doute celui que prépare actuellement Benyamin Nétanyahou, veulent en effet que les partenaires internationaux d'Israël, la France et l'Union européenne (UE) en particulier, ne fassent plus de la colonisation un casus belli. L'AFPS et ses partenaires cosignataires considèrent pour leur part qu'il s'agit d'une complicité directe de Carrefour avec la colonisation. « Si Carrefour veut rester conforme à des principes éthiques qu'il met par ailleurs en avant, il doit se retirer de cet accord, estime Bertrand Heilbronn, le président de l'AFPS. Quand nous disons que la colonisation est un crime de guerre, ce n'est pas de la rhétorique ».

Après la publication du rapport le 17 novembre, le président de l'AFPS a finalement rencontré, en compagnie de représentants de la Plateforme des ONG pour la Palestine et de la LDH, une délégation du secteur « responsabilité sociale des entreprises » de Carrefour. Il s'agissait de pointer les contradictions de l'entreprise qui assure dans ses « principes éthiques » que « la promotion des droits de l'homme est fondamentale pour mener ses activités de manière responsable et dans la durée ». Le sinistre investissement dans les supérettes des colonies montre bien, si un doute était permis, qu'il s'agit de paroles en l'air… typiques du cynisme des grandes entreprises mondialisées.

« Ils n'ont pas fermé leur porte, précise un des participants à la rencontre, mais ils ne renoncent pas non plus ». L'entreprise ne revenant pas sur son choix d'investir dans les colonies, une campagne d'interpellation publique va être lancée par les signataires du rapport, notamment auprès des (nombreux) clients français des divers magasins Carrefour. Il s'agit aussi de poursuivre la campagne #stopcolonies lancée il y a quelques mois justement pour mettre fin au commerce avec les colonies. Outre les signataires du rapport sur Carrefour, cette campagne est soutenue par plusieurs partis de gauche, les écologistes d'Europe écologie les Verts (EELV) et le PCF notamment, ainsi que par la Confédération paysanne et la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Leur engagement doit dépasser le stade du symbolique, les Français ayant montré en diverses circonstances que contrairement aux dirigeants du groupe Carrefour, ils n'oubliaient pas la Palestine. « On est dedans à bloc », dit un responsable de la Plateforme des ONG pour la Palestine. Face à la duperie de Carrefour, et de quelques autres grandes sociétés françaises, on ne peut que s'en réjouir. Pourvu que ça dure…

Palestine. Une nouvelle résistance qui enterre les accords d'Oslo

Face aux incursions militaires quotidiennes de l'armée israélienne en Cisjordanie, une riposte armée se fait jour, portée par des jeunes qui ne revendiquent aucune appartenance partisane ou organisationnelle. Elle pourrait redessiner la réalité politique du territoire, face à une Autorité palestinienne à l'agonie.

Les médias arabes et israéliens ont été attentifs aux opérations menées par de jeunes Palestiniens contre l'armée israélienne ces dernières semaines en Cisjordanie. De nombreux analystes ont évoqué des transformations rapides et sans précédent sur le terrain, qui pourraient conduire à ce que la presse israélienne appelle une « grande explosion ». Chez les militaires israéliens, on met en garde contre la « fin de la stabilité ». La sous-secrétaire d'État américaine aux affaires du Proche-Orient, Wendy R. Sherman, s'est même réunie avec le conseiller israélien à la sécurité nationale Eyal Hulata, à Washington, ainsi qu'avec des responsables militaires israéliens, pour discuter du problème.

Le changement principal que relèvent toutes ces analyses est l'élargissement de la zone de résistance à l'occupation, en particulier sous sa forme armée, avec le risque d'aboutir à une large mobilisation populaire. La crainte israélienne d'un tel scénario se traduit par le lancement de l'opération militaire « Break The Wave » (Casser la vague) début avril 2022. Depuis, pas un jour ne passe sans raids, arrestations et liquidations physiques dans les territoires occupés. Il s'agit là de l'opération israélienne la plus violente et la plus longue depuis « Bouclier défensif » en 2002, au cours de laquelle l'ancien premier ministre Ariel Sharon avait ordonné l'invasion les villes de Cisjordanie et assiégé Yasser Arafat dans son quartier général de Ramallah.

Un vide laissé par la seconde Intifada

Bien que la Cisjordanie connaisse depuis plus de dix ans de profondes transformations politiques, nationales et économiques, il semble que nous soyons à l'aube d'une nouvelle phase, aux caractéristiques particulières, dont l'explosion attendue pourrait conduire à un changement profond de la réalité politique, contrairement aux explosions précédentes qui s'achevaient vite sans réellement impacter la réalité sur le terrain. C'est peut-être là ce qui a poussé l'armée coloniale, début août 2022, à lancer une attaque contre la bande de Gaza, afin de limiter l'impact de la résistance de Gaza sur la Cisjordanie. Par conséquent, ce n'est pas tant la question de savoir quand l'explosion se produira qui importe, mais plutôt de comprendre l'étape actuelle et les perspectives de changement qu'elle pourrait apporter.

Les diverses formes de résistance n'ont jamais disparu en Cisjordanie au cours des trois dernières décennies, c'est-à-dire depuis la création de l'Autorité palestinienne (AP) et le début de ce qu'on a appelé « le processus de paix ». La décennie des années 1990 a vu plusieurs soulèvements populaires, comme « le soulèvement du tunnel »1 ou celui « des prisonniers ». Quant à la résistance armée, elle consistait essentiellement dans les opérations kamikazes du Hamas à l'intérieur d'Israël, jusqu'à l'avènement de la seconde Intifada à laquelle toutes les forces politiques ont participé, y compris le Fatah et les forces de sécurité de l'AP. À la fin de la seconde Intifada, il y a eu une accalmie de plusieurs années, mais les soulèvements et les mouvements populaires ont repris de plus belle après l'année 2011, avec cette fois des opérations armées individuelles qu'Israël a baptisées « les opérations des loups solitaires ». L'année 2014 a été le tournant le plus important dans ces luttes, jusqu'à l'émergence de cette forme de résistance actuelle, concentrée à Jénine et à Naplouse, mais qui s'étend progressivement à d'autres régions de Cisjordanie.

Ces « opérations individuelles » sont venues combler le vide laissé sur le terrain par la seconde Intifada. Les partis politiques en sont sortis affaiblis, d'importants dirigeants politiques et de militants de terrain ont été assassinés. La division politique a accentué l'absence du Hamas en Cisjordanie, tandis que les Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, bras militaire du Fatah, ont été démantelées. Tout cela est venu s'ajouter aux circonstances politiques, économiques et sécuritaires qui ont suivi l'Intifada et la mort de Yasser Arafat en 2004. Il n'était donc pas surprenant que la Cisjordanie entre dans une phase de « sommeil » et de « stabilité ». Mais il était tout aussi naturel que l'occupation finisse par imposer la nécessité d'un retour à la résistance. C'est ainsi qu'est apparue progressivement cette forme de résistance individuelle et non partisane, aux côtés de mobilisation populaires et de jeunesse, comme l'expression de l'absence de cadres organisationnels. La rue a assumé la tâche de se défendre par elle-même. Ce contexte explique que la résistance en Cisjordanie soit « transpartisane » selon l'expression de certains médias.

L'agonie du système Oslo

Ainsi, la résistance ne s'est jamais réellement arrêtée en Cisjordanie. Le facteur nouveau n'est pas tant la recrudescence de l'acte de résistance en soi, mais ses circonstances objectives, c'est-à-dire le système politique palestinien existant, et la situation politique générale. C'est cette situation qui donne à l'étape actuelle et à l'acte de résistance un potentiel pour opérer un changement fondamental face à une situation politique vieille de 30 ans qui pèse lourdement sur la vie des Palestiniens. Et c'est précisément cela qui inquiète le plus à la fois Israël et l'AP.

Le système palestinien qui est né il y a 30 ans jouissait de nombreux points forts. Par système nous entendons ici non seulement l'AP, mais également les infrastructures institutionnelles, nationales, civiles, ainsi que l'environnement culturel qui les a accompagnées et en a résulté, et qui était régi par les conditions du processus de paix, des accords d'Oslo et du discours d'État. Ce système bénéficiait d'un soutien gouvernemental et civil international illimité, et d'un soutien arabe officiel. Même à l'intérieur, de larges pans de la population étaient convaincus qu'il pouvait répondre à leurs aspirations, que ce soit en termes de droits nationaux ou de moyens de subsistance, ou du moins leur permettait-il une marge d'espoir.

Dans ce contexte, la résistance et les soulèvements populaires intervenaient à l'ombre du vaste processus de construction d'une nouvelle étape dans la vie du peuple palestinien. Ils apparaissaient comme des actions marginales et limitées, n'ayant aucune incidence sur le centre qui continuait de dominer. Ce contexte a réduit la Cisjordanie à l'image d'un espace soumis, identifiable au projet politique officiel et qui en était largement affecté, surtout après la division qui a eu lieu avec la bande de Gaza.

Côté israélien, la résistance ne constituait pas une menace sérieuse, non pas à cause de sa faiblesse, mais bien à cause de la puissance du système, de sa stabilité interne et du pouvoir matériel et culturel dont il bénéficiait. En d'autres termes, ce sont les circonstances objectives qui donnaient une telle image de la résistance.

La seconde Intifada et le meurtre de Yasser Arafat ont provoqué un effondrement complet de ce système. Ce soulèvement a brisé le consensus qu'ont mis en place les accords d'Oslo, tandis que la mort d'Arafat signifiait la disparition du pilier de ce projet politique, celui d'un État palestinien. Or, devant un tel échec, la réponse d'Israël a été d'envahir à nouveau les villes de Cisjordanie, avec un consensus international. Il s'est débarrassé d'Arafat, persuadé d'être en mesure de maintenir la même situation qui a prévalu au lendemain d'Oslo, au prix de quelques ajustements. C'est ce qui s'est passé en effet, puisque les règles n'ont pas changé, et que la même scène politique a été reproduite pour continuer dans la même voie, y compris avec la réinstallation de l'institution de l'AP après qu'elle a été physiquement et moralement détruite.

Malgré l'importance centrale du facteur international et israélien dans le maintien de la scène politique palestinienne telle qu'elle a été depuis Oslo, le plus important demeure, à notre avis, le facteur local et interne lié au contexte politique et social. Tout au long de ces 30 dernières années, l'AP a pu se créer une légitimité pour justifier son existence. Fort de son parcours personnel, de son charisme et d'une grande confiance en lui-même, Yasser Arafat a su donner un caractère national à tout ce qui se construisait. Il a toujours su, par son discours, sa politique et la nature de ses actions avec les différentes composantes de la société et de la scène politique, renforcer cette conviction et ce sentiment chez la population, pour en faire le nid de son projet politique. Parallèlement, et jusqu'à dernièrement, le Fatah — qui est à la fois le cœur et la direction de ce système — a su rester fort, cohésif, présent dans la rue, capable de la pénétrer et de la contenir par de nombreux moyens, à tel point qu'il a été capable de surmonter l'absence de son fondateur.

À une échelle plus large, des pans entiers de la société, représentés par ses forces culturelles et ses institutions nationales et civiles, parlaient de développement, de renforcement des institutions, de démocratie et d'autres concepts liés à l'idée même d'« État ». Ce discours a incarné le prolongement moral de l'autorité et une justification implicite de son existence, ainsi qu'une normalisation dans la conscience collective avec la nouvelle étape dans laquelle la question palestinienne nationale est entrée depuis Oslo. Ce discours a également su, jusqu'à récemment, leurrer et attirer une large frange de la jeune génération. Cette même génération qui suscite aujourd'hui des craintes, car non seulement elle s'engage à nouveau dans une forme de résistance en Cisjordanie, mais elle restaure pour le remodeler le discours de libération nationale, en opposition au discours de l'État.

Une menace pour le centre

Les transformations profondes qui ont eu lieu durant la dernière décennie ont fait perdre au système en place — et à l'AP qui en est le cœur — les éléments de pouvoir dont il avait toujours joui, et il n'est pas rare aujourd'hui d'entendre les médias et les analystes évoquer la « faiblesse de l'AP ». Mais parler de « faiblesse » ne rend pas fidèlement compte de la réalité. Nous avons atteint ce qu'on pourrait plutôt appeler la fin de l'utilité du pouvoir, un pouvoir qui n'a plus ni légitimité ni raison d'être.

Sur le plan politique, la solution à deux États qui était jusque-là sa première justification n'existe plus sur le terrain, en raison des politiques israéliennes de colonisation, d'acquisition des terres et de leur réaménagement, que ce soit par les routes de contournement, le mur de séparation ou les barrages militaires, tout cela afin de servir l'existence d'un État colonial qui jouit d'une continuité géographique jusqu'au point le plus éloigné de la Cisjordanie.

Deuxièmement, la raison d'être de l'AP est également dépassée dans le discours politique international. Ainsi, en juillet 2022, le président américain Joe Biden visite Bethléem au lieu du quartier général de la présidence palestinienne à Ramallah, et il évqoue une « aide humanitaire » au lieu de parler politique, et surtout il refuse de parler de l'engagement des États-Unis dans une solution à deux États, entérinant ainsi la politique de son prédécesseur Donald Trump. C'est aussi la raison pour laquelle les négociations internationales, les conférences, le Quartet2 les navettes de « l'envoyé spécial pour le processus de paix », les conférences des donateurs et les plans de « construction des institutions de l'État » et de « développement » ont également déserté la scène politique. Tout cela est venu grossir les archives d'une institution qui n'a pas réussi à réaliser son projet politique. Ainsi, on comprend mieux « l'accord du siècle » venu annoncer implicitement la fin de la « solution à deux États », et emprunter une voie de substitution dans laquelle les « solutions politiques » n'ont pas leur place.

Cela ne signifie pas que la communauté internationale ou qu'Israël ont abandonné l'AP en tant qu'institution ou qu'ils n'ont plus besoin d'elle, mais plutôt qu'ils estiment que l'autorité a une nouvelle identité qui n'a rien à voir avec celle de sa création, puisqu'elle a abandonné son projet politique et s'est transformée en une institution qui se contente de gérer les affaires courantes des gens, avec pour seule véritable obligation d'« assurer la sécurité ». Il semble d'ailleurs que l'AP elle-même soit consciente de ce changement d'identité et agisse en conséquence. Fuyant l'échec du « projet politique », elle s'est réfugiée dans une autre « bataille », celle de rejoindre l'ONU et les institutions internationales, tentant ainsi de trouver une justification à son existence.

En réalité, la fin de l'utilité politique du pouvoir a commencé avec la seconde Intifada, qui annonçait l'échec de la solution politique. Par conséquent, la phase politique qui l'a suivie a été noyée par le discours d'utilité économique, et la phase de la « fayyadiya »3. Or il semble bien que même cette utilité économique n'est plus de mise, puisque le principal motif des mobilisations, des grèves syndicales et des protestations continues contre l'AP est économique. Les dernières années ont en effet creusé un écart de classes et l'injustice sociale qui ont instauré une confrontation permanente entre l'autorité et la rue. Dépourvue de ses éléments de force traditionnelle et en l'absence de tout discours capable de toucher la rue et de la contenir, l'AP a de plus en plus recours à des solutions sécuritaires, portant atteinte à leur vie et à leurs droits d'une manière inédite, comme en témoignent les rapports de plusieurs institutions internationales. Nous voici donc dans un cercle vicieux où la corruption et la répression alimentent le rejet et la protestation, et vice versa. Toute forme de stabilité a disparu, et l'expansion de la résistance sous ses diverses formes menace tout le paysage politique existant. Ainsi, la résistance n'est plus un acte qui s'exerce en marge, mais devient une menace pour le centre.

De Jénine à Naplouse

C'est dans ce contexte épineux qu'il faut comprendre la relation entre le centre et la périphérie. La recristallisation de la résistance en Cisjordanie et son développement entre les mains d'une nouvelle génération de jeunes, à l'ombre d'un système politique faible et dépourvu de base populaire, signifie nécessairement que toute confrontation avec l'occupation aura des répercussions directes sur l'ensemble de la situation interne palestinienne. C'est en cela que ce qui se passe aujourd'hui diffère de toutes les formes de résistance qui ont eu lieu au cours des dernières décennies. Car il n'y a plus de centre politique capable de contenir l'affrontement, ni même de l'exploiter, comme c'était parfois le cas, de même qu'il n'y a plus d'alternative politique qui pourrait mettre fin à la résistance. En d'autres termes, la résistance à l'occupation tourne désormais dans un vide politique. Elle n'est donc plus un pur acte de résistance, mais devient désormais une alternative en soi. La marge pourrait ainsi devenir le centre.

Cette évolution se manifeste dans la nature de la résistance qui se concentre à Jénine et à Naplouse. Elle commence à former une entité nationale supra-partisane, avec ses propres jeunes leaders et ses propres figures symboliques, qui ont fait leurs preuves sur le terrain. Certains de ces jeunes leaders appartiennent à des familles dont des membres occupent des postes de responsabilité dans les services de sécurité de l'AP, ce qui prouve bien à quel point ce phénomène de lutte est indépendant du système officiel et de tout ce qui a eu lieu jusque-là. Cette nouvelle forme de résistance commence à avoir une base populaire, ce qui en fait une menace pour le système politique en place. Celui-ci n'acceptera pas la présence d'une alternative qui risque de l'évincer dans la rue. Dès lors, cette équation entre un phénomène militant qui s'étend et un système politique qui se replie sur lui-même peut conduire à un affrontement, comme en témoignent les derniers événements à Naplouse4.

L'Autorité sortira perdante d'un tel affrontement, pas tant sur le plan matériel que sur le plan moral, surtout avec une base populaire qui la rejette, et face à des mouvements syndicaux et populaires toujours mobilisés. Le pouvoir ne pourra en aucun cas assumer les risques d'un affrontement avec cette nouvelle génération. En même temps, il ne peut pas rester les bras croisés. C'est en cela que la résistance qui opère en Cisjordanie a une importance particulière, différente de celle de la bande de Gaza, car elle est la plus susceptible d'avoir un réel impact sur la réalité politique.

Ainsi, la société palestinienne vit-elle une phase de transition, entre la désintégration d'un système hégémonique et une tentative de construire quelque chose de nouveau. Si la période actuelle semble chaotique, c'est parce qu'elle est régie par un ordre qui lui est particulier. D'une certaine manière, ce moment rappelle les années qui ont immédiatement suivi la Nakba de 1947-1949, lorsque la population a laissé derrière elle des partis, des forces sociales et des structures économiques qui s'étaient désintégrés, et que le vide devant elle attendait d'être rempli. Le processus de construction qui suit la fin d'une étape ne se fait pas nécessairement avec une conscience préalable de ce qui va advenir, ou avec le concours de forces sociales et politiques existantes et efficientes ; il peut être le résultat d'une pratique quotidienne sur le terrain. Une autre manière de faire de la politique, de bas en haut.

Par conséquent, chaque mouvement, chaque activité et chaque protestation sur le terrain fait partie d'un lent processus de formation des nouvelles forces sociales et politiques, et de la cristallisation d'un nouveau discours politique. Il n'est plus possible d'analyser la grève des avocats et les mouvements syndicaux avec la même grille de lecture adoptée pour la grève des enseignants dans les années 1990. De même, on ne peut pas appréhender l'élargissement du combat de libération durant ces dix dernières années, qu'il s'agisse de la Bataille des portes d'Al-Aqsa ou de la résistance à Jénine, comme on appréhendait la seconde Intifada et les soulèvements précédents. L'hégémonie du projet politique représenté par l'AP et l'ensemble du système existant faisait toute la différence. Chaque action s'inscrivait à l'époque, d'une manière ou d'une autre, dans le cadre de ce projet, et l'ombre de l'État planait sur la réalité politique globale. Aujourd'hui, la rue palestinienne a dépassé ce projet, ses institutions et son discours.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1Soulèvement qui a eu lieu en septembre 1996 après que les autorités israéliennes ont autorisé le creusement d'un tunnel sous la mosquée Al-Aqsa, menaçant ainsi plusieurs bâtiments historiques palestiniens, note de la traductrice.

2Le Quartet pour le Moyen-Orient est un groupe formé par les États-Unis, la Russie, l'Union européenne et l'ONU, il est chargé du rôle de médiateur dans le « processus de paix israélo-palestinien », notamment à travers son envoyé spécial, note de la traductrice.

3NDLT. En référence à l'ancien premier ministre palestinien Salam Fayyad qui a démissionné en 2013.

4NDLT. Des affrontements ont eu lieu à Naplouse les 20 et 21 septembre 2022 entre des groupes armés et les forces de l'ordre palestinienne.

Kafr Kassem, 1956. Derrière le massacre, un plan d'expulsion des Palestiniens d'Israël

Des archives longtemps censurées confortent ceux qui lient le sort des quelque cinquante victimes arabes israéliennes du massacre de Kafr Kassem en 1956 en Israël à un plan officiel secret annulé trop tard. Le plan voulait forcer par la violence les Palestiniens israéliens de la région dite du « triangle » à fuir vers la Jordanie.

Ce 29 juillet 2022, la justice militaire israélienne a pris une décision qui a surpris maints observateurs en Israël : elle a levé la censure sur une partie des transcriptions du procès intenté en 1957 contre onze membres de la police des frontières (Magav) accusés d'avoir assassiné une cinquantaine d'Arabes israéliens l'année précédente dans le village de Kafr Kassem. Jusque-là, l'armée israélienne affirmait que cette censure s'imposait, car, argumentait-elle, la déclassification de ces documents porterait atteinte à la sécurité de l'État, à ses relations avec les entités étrangères, ainsi qu'à la vie privée et au bien-être de diverses personnes. Mais la ténacité d'Adam Raz, un jeune historien de l'Institut Akevot de recherche sur les conflits israélo-palestiniens (et qui a révélé le massacre de Tantura), a finalement prévalu, cinq années après le lancement de sa requête en annulation de censure.

La guerre contre l'Égypte de Nasser

De quoi s'agit-il ? D'une terrible affaire en vérité. Le 29 octobre 1956, le jeune État d'Israël se lance dans une guerre contre l'Égypte du colonel Gamal Abdel Nasser aux côtés du Royaume-Uni et de la France en réponse à la nationalisation du canal de Suez. Selon le plan convenu avec Londres et Paris, l'État hébreu entame ce matin-là la conquête du Sinaï. Les dirigeants civils et militaires israéliens craignent que la Jordanie, à l'est, ne se sente contrainte d'appuyer militairement l'Égypte et ils décident de renforcer la surveillance de la « Ligne verte », la démarcation datant du cessez-le-feu en 1949 entre l'État d'Israël et le royaume de Jordanie. Profitant de la déroute des armées arabes, la Jordanie avait en effet annexé la Cisjordanie et Jérusalem-Est après l'indépendance d'Israël. Quant aux Palestiniens restés dans le nouvel État, communément appelés « Arabes israéliens », ils étaient considérés comme une minorité déloyale à l'État et subissaient à l'époque un régime militaire (qui ne sera levé qu'en 1966).

Dans ce contexte de guerre en 1956, un couvre-feu est imposé la nuit, notamment dans la zone dite du « Triangle » (les villages arabes israéliens le long de la Ligne verte au centre du pays). Une mesure très sévère : toute personne la violant risque d'être abattue séance tenante.

Ce 29 octobre, le responsable militaire de la zone, le colonel Issachar « Yiska » Shadmi, décide d'avancer le couvre-feu de trois heures et en avertit le moukhtar (maire) de Kafr Kassem à 16 h 30, une demi-heure avant la mise en place de la mesure coercitive. Le notable local objecte que quelque 400 villageois sont aux champs, parfois loin, et qu'ils ne pourront donc pas prendre connaissance du changement d'horaire en temps utile, mais Shadmi n'en a cure. Et lorsque des dizaines de villageois, dont plus de la moitié de femmes et d'enfants, arrivent après 17 h à proximité de chez eux, ils sont accueillis sans sommation par des salves de tirs d'armes de guerre. Entre 47 et 53 personnes, selon les sources, sont ainsi tuées de sang-froid.

Des condamnés rapidement libérés

Ces faits tels qu'ici énoncés ne sont nullement contestés en Israël où, malgré la censure militaire immédiate, ils commencèrent à se savoir dans les mois qui suivirent. Au point qu'en 1957 le gouvernement dut se résoudre à traduire en justice onze « sous-fifres », dont des chefs d'escouade. À l'issue d'un procès dont une partie importante se déroula à huis clos, huit condamnations à de longues peines de prison tombèrent (jusqu'à 17 ans), mais tous les condamnés seront graciés et déjà libérés en novembre 1959.

Durant la partie publique des débats à l'époque, le juge Benjamin Halevy inventa une notion appelée à faire jurisprudence, celle d'« ordre manifestement illégal ». « Ce qui importe ici, écrivit-il, ce n'est pas l'illégalité formelle, obscure ou partiellement obscure, ce n'est pas l'illégalité qui ne peut être discernée que par les juristes, mais plutôt la violation claire et évidente de la loi… L'illégalité qui perce l'œil et révolte le cœur, si l'œil n'est pas aveugle et le cœur n'est pas impénétrable ou corrompu — telle est la mesure de l'illégalité manifeste nécessaire pour passer outre le devoir d'obéissance du soldat et lui imposer une responsabilité pénale pour son action. »

Un second procès se tint en 1958 et il concerna seulement Yiska Shadmi, non inculpé l'année précédente. « L'ordre manifestement illégal » faisait déjà long feu. Le colonel qui avait donné l'ordre de tirer contre les villageois fut innocenté de la présomption de meurtre, « non prouvé », et condamné pour « excès d'autorité » (pour avoir avancé l'heure du couvre-feu) à une amende de 10 prutot, soit un centime de la monnaie locale. Ce verdict restera gravé dans les mémoires palestiniennes comme l'amer symbole de la valeur d'une vie arabe aux yeux des Israéliens.

Mais l'État d'Israël a surtout tenté de faire oublier le massacre de Kafr Kassem. Il aura ainsi fallu attendre 1997 pour qu'un président israélien, Shimon Peres, vienne sur place, y déplorant « un incident très difficile [qui] s'est produit ici dans le passé pour lequel nous sommes vraiment désolés ». Plus tard, en 2014, à Kafr Kassem également, le président Reuven Rivlin qualifia le massacre de « meurtre criminel, massacre atroce et crime pénible », alors qu'en 2021 l'actuel président Yitzhak Herzog se rendait lui aussi dans le village martyr pour y participer à une cérémonie en mémoire des victimes de 1956. « Je demande pardon en mon nom et au nom de l'État d'Israël », déclara-t-il avec emphase.

« Taupe », le plan secret

Mais il manque à l'affaire de Kafr Kassem ainsi résumée une partie longtemps tenue sous silence. Il revint au journaliste israélien Ruvik Rosenthal de mettre au jour dans un article dans le journal Hadashot en 1991, puis dans un livre en hébreu paru en 2000, l'opération « Haferperet » (Taupe), qui devait être appliquée aux Arabes israéliens de la zone le cas échéant lors des événements de 1956. « L'idée de ce plan, expliquait dans le Haaretz du 31 juillet 2022 l'historien Tom Segev, était d'exploiter une future guerre avec la Jordanie pour évacuer les villages arabes du Triangle. Une partie de la population fuirait vers la Jordanie, tandis que d'autres seraient envoyées dans des camps de détention en Israël ».

Mais c'est un autre historien israélien déjà cité, Adam Raz, qui se démène depuis de longues années pour prouver le lien intrinsèque existant, selon lui, entre l'opération Taupe programmée, mais annulée en dernière instance, et le massacre de Kafr Kassem. La confession édifiante du colonel Issachar Shadmi, notamment relayée par un long article dû à la plume d'Ofer Aderet dans Haaretz le 13 octobre 2018, a conforté l'historien dans sa thèse. Aderet et Raz avaient rencontré Shadmi en 2017 à son domicile, soit un an avant son décès. Malgré ses 96 ans, il avait gardé santé et lucidité.

Après son quasi-acquittement en 1958, raconte Aderet, « Shadmi célèbre sa "victoire" avec le premier ministre Ben Gourion, qui décrit dans son propre journal comment "nous avons bu à son exonération". Une fête a été organisée à Sdot Yam en présence du chef d'état-major Haïm Laskov et d'autres généraux. Pourtant, rétrospectivement, Shadmi a dit à Adam Raz et à moi-même que les expressions de joie étaient surtout destinées à la consommation publique ; il n'était pas du tout surpris par le verdict qu'il avait reçu. Il nous a dit que l'issue du procès, qu'il a qualifié de "pièce de théâtre" et de "procès-spectacle", était fixée dès le départ. »

L'ex-colonel dit à ses interlocuteurs avoir compris qu'il était à l'époque devenu un acteur dans un grand spectacle. « Derrière ses mots, ajoute Aderet, se cachait la critique la plus sérieuse de Shadmi, selon laquelle son avocat Yaacov Salomon, en tant qu'émissaire de Ben Gourion, a essayé de l'utiliser comme un moyen de distancer les hauts commandants de l'armée et l'échelon politique du massacre de Kafr Kassem — comme une sorte de punching-ball pour être jugé à leur place et empêcher l'inculpation des autres. »

Car, en réalité, Shadmi a en quelque sorte négocié avec l'État d'Israël une peine dérisoire contre son silence concernant les ordres reçus, à savoir, surtout, le trop peu fameux « plan Taupe ». Adam Raz, lui, incrimine d'ailleurs sans sourciller le sommet de l'État israélien : « Ben Gourion a cherché une police d'assurance qui lui permettrait de désigner Shadmi comme celui qui a donné l'ordre, et d'arrêter là… Shadmi serait poursuivi parce que Ben Gourion et ses collègues devaient prouver au public et à l'establishment politique que la chaîne de commandement ne menait pas plus loin que le commandant de brigade. Et à la fin, comme on l'a noté, [Shadmi] a également été disculpé. » Et même dûment rétribué : « Je suis devenu un important entrepreneur en bâtiment du ministère de la défense », confia-t-il à ses interviewers.

« Des ordres qui conduisaient à l'expulsion des villageois »

Le plan Taupe devait en somme rester enfoui sous terre. Mais, plus d'un demi-siècle plus tard, Adam Raz cherche à le divulguer, bien que le texte reste peut-être dissimulé quelque part dans les archives de l'armée israélienne. Le témoignage instructif de Shadmi publié en 2018 vient donc d'être corroboré par les minutes — rendues publiques ce 29 juillet 2022 — du procès des onze membres de la police des frontières jugés en 1957. Raz disait déjà ceci en 2018 : « Le massacre n'a pas été perpétré par un groupe de soldats qui étaient hors de contrôle, comme on l'a prétendu jusqu'à aujourd'hui. De leur point de vue, ils suivaient des ordres qui, par essence, devaient conduire à l'expulsion des villageois ». Les révélations du procès vont bien dans ce sens, et d'ailleurs le plan Taupe y fut mentionné à plusieurs reprises ; les soldats sur place avaient été mis au courant.

Ainsi, selon les dires de Chaim Levy, qui commandait la compagnie sud de la police des frontières supervisant Kafr Kassem, l'ordre de chasser les Arabes n'était pas écrit, mais verbal. « Le commandant de la compagnie a dit que le côté est [vers la Cisjordanie et la Jordanie] devrait être ouvert. Quand ils voudront partir, ils partiront […] J'ai compris que ce ne serait pas une grande calamité s'ils en profitaient pour s'en aller ». « La tendance, témoignait un autre soldat cité par Le Monde, consistait à laisser quelques morts dans chaque village pour que le lendemain, quand les frontières seraient ouvertes, les Arabes se divisent en deux groupes : ceux qui s'enfuient et ceux qui restent. Ces derniers agiraient alors comme des moutons innocents. »

Commentant l'affaire dans Haaretz après les dernières révélations, l'historien Tom Segev eut cette réflexion : « Le lien exact entre le plan Taupe et le massacre n'est pas important. Ce qui importe, c'est que les deux étaient imprégnés du même esprit. Les personnes qui ont assassiné ces villageois n'ont pas agi avec l'impassibilité d'un soldat obéissant aux ordres. Ils croyaient qu'ils faisaient quelque chose qui devait être fait, dans l'esprit de leurs commandants. Les procès-verbaux le démontrent bien, et c'est là leur principale signification ».

« Ce que nous avons dit dès le premier jour… »

Le 29 juillet 2022, la députée palestinienne israélienne de la Liste commune Aida Touma-Sliman avait réagi à la publication tardive des protocoles : « Aujourd'hui, ce que nous avons dit dès le premier jour a été révélé : le massacre choquant de Kafr Kassem en 1956 était un meurtre délibéré, faisant partie d'un plan de déportation des résidents du Triangle ! Les protocoles publiés prouvent qu'Israël n'a pas seulement assassiné de sang-froid cinquante citoyens arabes, mais qu'il a également planifié "l'établissement de lieux clos" et le "transfert de populations", non seulement en 1948, mais aussi sous le régime militaire des années 1950 ».

Épuration ethnique, camps, transfert de populations : ces notions hantent la population palestinienne d'Israël depuis l'origine de l'État. Le massacre de Kafr Kassem n'est qu'un des jalons les plus hideux de son histoire. Et le rejet, plusieurs fois répété par le parlement israélien, de la reconnaissance officielle du drame par l'État nourrit son ressentiment. La dernière tentative a donné lieu à un décompte édifiant : le 26 octobre 2021, seuls douze députés (dont onze Arabes) ont voté en faveur d'une proposition de loi visant à commémorer le massacre1, et 93 l'ont repoussée.


1NDLR. Proposition déposée par la Liste arabe unie.

T. E. Lawrence, retour sur une légende du désert

Serviteur de l'empire britannique ou partisan de la cause arabe ? Magnifiée par le splendide péplum du désert de David Lean, la vie de Lawrence d'Arabie continue de faire l'objet de controverses. Christophe Leclerc, spécialiste de l'aventurier britannique, en éclaire les plus saillantes, sur ses rapports avec Londres et Paris en particulier.

Les véritables convictions de T. E. Lawrence concernant l'indépendance des Arabes et la signification réelle de son engagement dans la révolte conduite par les Hachémites de 1916 à 1918 ont fait l'objet de nombreuses controverses. Temps fort de sa postérité, Lawrence d'Arabie, la superproduction en cinémascope de David Lean en 1962 a durablement installé l'image d'un officier anglais exalté, revêtu de robes bédouines et luttant avec l'énergie du désespoir pour la formation d'une nation arabe. Une figure romantique dont le journaliste américain Lowell Thomas avait posé les bases immédiatement après la Grande Guerre, dans des tournées de conférences internationales, à grand renfort de diapositives polychromes et de fanfares orientales.

Cette figure iconique a été vigoureusement attaquée dans les années 1960, à l'initiative du Jordanien Suleiman Moussa, historien de la dynastie hachémite, et de deux journalistes du Sunday Times, Philip Knightley et Colin Simpson. Leurs grilles de lecture étaient différentes, mais leurs propos aboutissaient à la même conclusion : Lawrence n'avait été qu'un fabulateur travaillant à sa propre gloire autant qu'à préserver les intérêts de l'empire britannique. Une approche qu'est venu entériner le grand intellectuel palestinien Edward Saïd, dans son célèbre essai L'Orientalisme, paru en 1978. Selon lui, pour des orientalistes comme Charles Doughty, Gertrude Bell, D. G. Hogarth, de même que pour Lawrence, « il s'agissait principalement de préserver le contrôle du blanc sur l'Orient et l'islam »1.

Documents d'archives à l'appui, la vérité s'avère plus complexe.

Des scénarios de grand jeu

Dans Les Sept Piliers de la sagesse (Phébus, 2009), son volumineux récit de la révolte arabe, écrit entre 1919 et 1922, Lawrence revendique un projet pétri d'idéalisme : « J'ai voulu constituer une nation nouvelle, faire revivre une influence perdue, offrir à vingt millions de Sémites les fondations sur lesquelles construire un palais de rêve né de leurs aspirations nationales ».

Cette affirmation sonne comme un cri du cœur, mais elle est surtout une recomposition de l'histoire : Lawrence, passionné de récits chevaleresques médiévaux, s'emploie à magnifier son expérience pour composer une œuvre littéraire. Une autre déclaration, bien antérieure, vient de lui faire écho. Elle est datée du 1er juillet 1916, alors que les Hachémites, protecteurs des lieux saints, viennent de donner le coup d'envoi d'un mouvement insurrectionnel contre les Ottomans : « C'est si bon d'avoir quelque peu aidé à fonder une nation nouvelle. J'espère que le mouvement va se propager comme il promet de le faire. Cette révolte, si elle réussit, constituera la plus grosse affaire du Proche-Orient depuis 1550 »2.

Quelles sont alors les motivations profondes de Lawrence, jeune officier de renseignement affecté au Caire qui peut se targuer d'une certaine connaissance du Proche-Orient et des dialectes arabes, résultant de sa propre expérience de terrain ? En 1909, Lawrence accomplit à pied un périple de 1 700 km de Haïfa à Alep, à la découverture des châteaux des Croisés. Cette expérience fondatrice a été suivie de plusieurs campagnes de fouilles dans le nord de la Syrie, sur le site hittite de Karkemish, où Lawrence s'est trouvé au contact de terrassiers arabes et kurdes. Puis, début 1914, il réalise un relevé de terrain dans le Sinaï, à dos de chameau, durant six semaines. C'est sans doute là qu'il a ses premiers vrais contacts avec les Bédouins du Proche-Orient.

Avant tout, Lawrence veut mettre en échec les buts de guerre de la France au Proche-Orient, en l'occurrence la volonté de celle-ci de s'arroger la Syrie au sens large (une région englobant une partie du Liban, d'Israël, de la Jordanie et même de l'Irak actuels), dès que l'empire ottoman se sera effondré. Il imagine différentes options : organiser un débarquement de troupes sous pavillon britannique dans le golfe d'Alexandrette et le coordonner avec un soulèvement arabe, ou bien armer les potentats locaux, en premier lieu Saïd Mohamed Ibn Ali, dit « Idrissi » (émir de l'Asir, une région située au sud de La Mecque) et Hussein Ibn Ali, grand chérif de La Mecque. « Nous pouvons nous jeter sur Damas, et faire passer aux Français tout espoir d'avoir la Syrie, écrit-il à son mentor, l'archéologue D. G. Hogarth, le 22 mars 1915. C'est un grand jeu, et qui, en fin de compte, vaut d'être joué »3.

Contrairement à ce qui a été beaucoup dit, même s'il utilise lui-même des formules choc du type « En ce qui concerne la Syrie, c'est la France qui est l'ennemie et non la Turquie »4, Lawrence n'est pas foncièrement francophobe. La vérité, c'est qu'il évolue dans un milieu colonial britannique historiquement rival de la France et qui cultive le souvenir de l'incident de Fachoda : en 1898, les deux pays avaient failli s'affronter par les armes pour une infime parcelle du Soudan. Le colonel Gilbert Clayton, supérieur direct de Lawrence au Caire, avait servi sous les ordres de Horatio Herbert Kitchener au Soudan et en Égypte, tout comme le sirdar (gouverneur général du Soudan) Reginald Wingate, auquel est rattaché leur département des renseignements militaires.

Les Bédouins, Arabes les plus purs

Dans ses textes, Lawrence dit à plusieurs reprises détester les Turcs, ce qui pourrait paraître accessoire, mais ne l'est pas tout à fait : comme la plupart de ses contemporains, il classe les peuples et les sociétés selon une échelle de valeurs, il esquisse une hiérarchie des races (au sens d'ethnies, peuples, voire nationalités), qui peut choquer aujourd'hui pour un intellectuel de son calibre, mais s'avère tout à fait banale en son temps. Pour Lawrence, il ne fait aucun doute que les Arabes sont très supérieurs aux Turcs, qualifiés de « lamentables imbéciles » ou de « végétation parasite ».

Encore y-a-t-il une hiérarchie parmi les Arabes eux-mêmes : Lawrence chante les vertus des Bédouins par opposition aux Levantins, ce qui, là non plus, n'a rien d'étonnant. Emboitant le pas à Wilfrid Scawen Blunt ou Doughty, il s'inscrit en effet dans un courant de pensée orientaliste en vogue chez les Britanniques selon lequel les Bédouins, déliés de tout attachement matérialiste et restés à l'écart de l'influence européenne, sont « purs ». Il n'en va pas de même pour les peuples des côtes et des ports (assimilés aux Levantins), pervertis par le mercantilisme occidental (français, évidemment) : « La vulgarité parfaitement désespérante de l'Arabe à moitié européanisé est effrayante, écrit Lawrence à sa mère, en juin 1911. Plutôt mille fois l'Arabe intact ».

C'est ainsi que Les Sept Piliers de la sagesse deviendront le récit de la geste bédouine, et que l'émir Fayçal, principal leader de la révolte arabe, pourra être comparé à Richard Cœur de Lion. Lawrence projette sur les Bédouins ses fantasmes de chevalerie, mais il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas un naïf. Dans les rapports écrits pour ses chefs, mélangeant sociologie, anthropologie, histoire et géographie, il brosse un panorama précis et sans complaisance des peuples du Proche-Orient.

Exploiter les failles de « petites principautés »

En février 1915, il constate : « il n'existe aucun sentiment national », verdict surprenant quand on connaît la suite de son engagement. Il s'explique :

Ils sont tous mécontents du gouvernement qu'ils ont, mais bien peu d'entre eux savent mettre bout à bout sans tricher leurs idées sur ce qu'il faut. Quelques-uns (principalement des musulmans) réclament à cor et à cri un royaume arabe, d'autres (principalement des chrétiens) réclament une protection étrangère à la mode altruiste de Thélème, conférant des privilèges sans obligations. D'autres réclament l'autonomie pour la Syrie5.

« Il est essentiel que Damas nous appartienne, affirme Lawrence dans une dépêche secrète datée de janvier 1916, ou soit au pouvoir d'une quelconque puissance amie non musulmane… », avant de conclure avec regret : « Vraisemblablement, si nous étions les maîtres de toute la Syrie, il conviendrait de partager le gâteau avec la France »6.

Dans un autre mémorandum qui sera, comme les précédents, transmis à Londres, contribuant à faire connaître jusqu'au sommet du pouvoir cet officier d'un grade très subalterne (sous-lieutenant de décembre 1914 à mars 1916), Lawrence affiche un certain cynisme et un point de vue proprement impérialiste : « L'activité [du chérif Hussein] semble s'exercer à notre avantage. En effet, elle vise nos objectifs immédiats : l'éclatement du bloc islamique, et la défaite et le démembrement de l'empire ottoman. » Et de poursuivre :

Les Arabes sont encore plus instables que les Turcs. Si nous savons nous y prendre, ils resteront à l'état de mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses, incapables de cohésion — et pourtant toujours prêtes à s'entendre contre une force extérieure7.

L'obsessionnelle conquête de Damas

Force est pourtant de constater que l'engagement physique dans la révolte arabe, en 1917 et 1918, semble constituer un tournant décisif pour Lawrence. Même s'il se montre encore capable d'écrire, dans le plus pur style colonial, des recommandations aux autres officiers britanniques du type : « Très difficiles à mettre en branle, les Bédouins sont faciles à mener si vous avez la patience d'être indulgent avec eux. Moins apparente votre intervention, plus grande votre influence »8), le jeune officier de renseignement jusqu'alors habitué à la moiteur insupportable des bureaux du Caire s'enhardit et se prend au jeu, au contact des Bédouins Beni Sakhr ou Haoueitat.

Subjugué par la dignité de l'émir Fayçal auquel il s'attache, il est aussi fasciné par le désert. Dès novembre 1916, le même Lawrence qui notait début 1915, qu'« il n'existe pas de sentiment national », observe à propos des Bédouins : « ils croient qu'en libérant le Hedjaz, ils vont promouvoir les droits de tous les Arabes à une existence politique nationale ; sans envisager d'État unique, ni même de fédération, ils portent résolument leur regard vers le nord, en direction de la Syrie et de Bagdad ». Comme l'attestent les observateurs du moment — les officiers britanniques et français qui opèrent au Proche-Orient —, un glissement manifeste s'est opéré en lui.

Conquérir Damas devient une obsession pour Lawrence, et pas seulement pour couper l'herbe sous le pied des Français et mettre la région sous la tutelle du Royaume-Uni. Le jeune officier se démultiplie dans les coups de main et le sabotage du chemin de fer du Hedjaz. Il rallie des tribus, contre espèces sonnantes et trébuchantes (des livres or britanniques). Conseiller politique et militaire de Fayçal, il fait aussi office d'agent de liaison avec le commandement britannique au Caire.

Rapportant les agissements de Lawrence, René Doynel de Saint-Quentin, attaché militaire français au Caire écrit d'ailleurs à ses supérieurs : « Son opposition [à la France] est d'autant plus nette qu'il croit sincèrement la fonder non pas sur les anciennes rivalités de missionnaires et d'archéologues, où il l'a puisée, mais sur les intérêts supérieurs de la race arabe »9.

À Londres comme à Paris, l'enthousiasme de T. E. Lawrence pour la révolte arabe inquiète et irrite. Un accord secret de partage du Proche-Orient (dit « accord Sykes-Picot ») a été négocié et ratifié par la France et le Royaume-Uni en mai 1916, et les agissements de l'officier britannique se démarquent trop nettement des intentions des deux puissances. En fait, comme Saint-Quentin le constate, l'engagement de Lawrence aux côtés des Arabes a dépassé l'intérêt naturel des explorateurs, des voyageurs et des conquérants pour les peuples qu'ils côtoient. Il est à craindre que l'agent du Caire ne devienne incontrôlable…

« Lawrence a foi dans l'aptitude des Arabes à se gouverner et à se défendre par eux-mêmes » note encore Saint-Quentin10. Quelques mois plus tard, Antonin Jaussen, un autre Français qui se trouve pour sa part sur le terrain, observe : « À El Wejh, le capitaine anglais Lawrence vit en rapports intimes avec le fils du chérif, Faysal, qui semble tenir beaucoup à son amitié. Il [Lawrence] exercice une véritable influence sur lui »11.

Rongé par le sentiment d'imposture

En juillet 1917, après que Lawrence est parvenu, avec quelques centaines de Bédouins, à s'emparer du port d'Akaba (position stratégique contrôlée jusqu'alors par les Turcs), tous les espoirs sont permis aux Arabes. La révolte est aux portes de la Syrie. Le diplomate britannique Mark Sykes peut à juste titre s'enthousiasmer :

L'action de Lawrence est splendide et je voudrais qu'il fût anobli. Dites-lui que maintenant qu'il est un grand homme, il doit se conduire comme tel et avoir les vues larges. Dix ans de tutelle de l'Entente et les Arabes formeront une nation12.

Quelques jours plus tôt, vraisemblablement parce qu'il était passablement agacé du comportement de Lawrence (qui avait gardé le secret sur son projet de raid vers Abaka), Sykes avait lâché un commentaire moins amène : « Une complète indépendance signifie (…) pauvreté et chaos. Qu'il [Lawrence] réfléchisse à cela, lui qui nourrit tant d'espoirs pour les gens au nom desquels il se bat »13.

Un tel engagement jusqu'aux limites de ses propres forces ne peut être vécu impunément. « Il a un cœur de lion, mais même ainsi la tension doit être très forte », note Gilbert Clayton. En 1918, Lawrence ne pèse plus qu'une quarantaine de kilos et il est en proie à un vrai déchirement intérieur : il a connaissance des accords franco-britanniques de partage du Proche-Orient pour l'après-guerre, et se perçoit comme un imposteur — un sentiment de culpabilité sans doute renforcé par l'éducation religieuse rigoriste qu'il a reçue, enfant. Il refuse d'être décoré par le roi George V, et quand celui-ci le reçoit en audience privée, il lui explique son point de vue sans détour. À la sculptrice lady Scott qui réalise son buste, il déclare : « Ne me faites pas en tant que colonel Lawrence.

À un autre de ses correspondants, il écrit qu'il se sentait comme un prestidigitateur durant la révolte ; dans Les Sept Piliers de la sagesse, il regrette enfin d'avoir été au service de deux maîtres : « j'étais pour ainsi dire devenu l'escroc en chef de notre bande ». Contrairement à un discours romantique qui a longtemps été en vogue (par exemple sous la plume du romancier Louis Gardel, en 1980), Lawrence ne s'est jamais pris pour un Arabe et n'a jamais voulu « devenir Autre ». Son trouble se situe sur le terrain des idées politiques et des manœuvres diplomatiques occidentales, bien plus que sur un plan métaphysique.

Plus arabe qu'anglais à la Conférence de la paix

Lawrence a-t-il vu dans les négociations au sommet qui s'ouvrent à Versailles, au début de 1919, une manière d'expier ? Pendant la Conférence de la paix, il multiplie les interventions (et les ingérences) auprès des délégations françaises et américaines, pour faire valoir les intérêts et les revendications arabes — sans véritable succès, mais avec une énergie étourdissante.

Arnold Toynbee, de la délégation britannique, parle de son don d'ubiquité. Les Français voient en Lawrence un ami de Fayçal. Et Roustom Haïdar, l'un des deux délégués arabes à la Conférence de la paix (avec l'émir hachémite), confesse son désarroi dans son journal : « M. Lawrence est anglais avant tout, et il a pris un ascendant sur l'émir et a fini par le convaincre qu'il était plus arabe qu'anglais ».

Lawrence aide Fayçal à travailler sa déclaration officielle, présentée au Conseil des Dix14, le 6 février 1919. C'est lui qui assure la traduction en anglais puis en français (à la demande du président américain Wilson), vêtu d'une robe bédouine et non de l'uniforme britannique ou d'un costume civil. Appartient-il à la délégation britannique ou arabe ? Les officiers de Londres s'y perdent parfois, comme l'a montré le meilleur biographe de Lawrence, Jeremy Wilson. Arthur Hirztel, haut fonctionnaire à l'India Office, réclame une clarification de son positionnement et s'irrite de « l'enthousiasme pro-arabe du colonel Lawrence ».

Les prises de position de T. E. Lawrence détonnent plus que jamais, et les médias s'en font l'écho. Dans les colonnes du journal Paris-Midi, on peut lire le 7 mars 1919 : « C'est Lawrence qui inventa, avec Sir Mark Sykes, le panarabisme ». Et plus loin : « Il servait son pays, mais il aurait à peine eu un moment d'hésitation avant de le desservir, chaque fois que l'exigeait sa mission sacrée ». Avant de conclure : « Il est probable que le colonel Lawrence retournera en Arabie. Espérons qu'il n'y mettra pas le feu ». Le mythe Lawrence d'Arabie commence sans doute là.

Fin 1919, Lawrence fait encore beaucoup parler de lui ; il a en effet engagé une ardente campagne de presse en faveur des Arabes, qui l'amène à publier douze articles en un an, parfois non signés. S'engouffrant dans la voie ouverte par le président américain Wilson (sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes), il s'érige en conscience morale de l'Occident ; il apparait comme un impérialiste émancipateur. Les Arabes, écrit-il, « n'ont pas risqué leur vie sur le champ de bataille pour changer de maîtres, pour devenir sujets britanniques ou citoyens français, mais pour gagner à leur propre compte. S'ils sont ou non aptes à l'indépendance, il reste à en faire l'essai »15.

Il dénonce le traitement réservé par la France à l'émir Fayçal, quand celui-ci est chassé du trône de Syrie par les soldats du général Gouraud, en juillet 1920 : « c'est en somme une médiocre récompense pour ce que Fayçal nous a donné pendant la guerre ; et l'idée d'être en reste de générosité avec un ami oriental laisse après elle un arrière-goût déplaisant »16. Parallèlement, il ne se prive pas de faire le procès du système colonial britannique ; dans le Times, le Daily Herald ou le Sunday Times, il condamne l'incurie et l'aveuglement des administrations anglaises en Inde, en Irak (qu'on appelle encore Mésopotamie), ou en Perse, critique par ailleurs les querelles entre l'India Office, le Foreign Office et le War Office — tous ces bureaux qui jouent d'influence et mènent leurs propres politiques antagonistes, anéantissant tout espoir de progrès.

Faire émerger des alliés plutôt que des sujets

Ainsi à propos de la Mésopotamie en août 1920 :

Les choses ont été bien pires qu'on ne nous l'a dit, notre administration bien plus sanguinaire et inefficace que le public ne le sait. C'est une honte pour la gestion de notre Empire (…). Combien de temps permettrons-nous que des millions de livres, des milliers d'hommes des troupes de l'Empire, et des dizaines de milliers d'Arabes soient sacrifiés au nom d'une certaine forme d'administration coloniale qui ne peut profiter à personne qu'à ses administrateurs ?17

Espérant influer sur l'opinion publique autant que sur le gouvernement britannique, quelle politique Lawrence prône-t-il alors pour le Proche-Orient ? Prenant en considération les aspirations nouvelles des peuples arabes, il soutient le projet d'un impérialisme refondé, un « nouvel impérialisme », comme il l'écrit dans son long essai L'Orient en mutation (The Changing East), en septembre 1920. Ainsi les autochtones doivent-ils être considérés comme des alliés plutôt que des sujets ; et ils doivent pouvoir s'administrer eux-mêmes, avec l'aide de conseillers étrangers. « Que les Arabes soient notre premier dominion d'autochtones basanés, et non notre dernière colonie d'indigènes basanés, telle est mon ambition », écrivait déjà Lawrence dans une lettre datée de septembre 1919.

Énoncées sur un ton volontiers provocateur, ces idées semblent audacieuses. En fait, elles ne sont pas originales, car partagées par une partie de l'élite intellectuelle britannique constituée de politiques, de militaires et d'administrateurs. Selon eux, restaurer le protectorat qu'elles exerçaient avant-guerre sur les peuples du Proche-Orient s'annonce beaucoup trop coûteux pour les puissances occidentales.

Mieux vaut donc s'orienter vers un système d'administration indirecte, comme le suggère notamment Lawrence, en adversaire résolu des lobbys coloniaux au Parlement, de l'India Office et du gouvernement de Mésopotamie.

En marche vers le Commonwealth

En janvier 1921, Lawrence accepte de rejoindre le cabinet de Winston Churchill, devenu ministre des colonies. Il y reste 18 mois. En tant que conseiller technique, il prépare la Conférence du Caire de mars 1921. Propulsé durant quelques mois représentant britannique en Transjordanie, il conduit une dernière mission auprès du chérif Hussein dans l'espoir de le convaincre d'entériner les accords issus de cette conférence qui attribue des États aux Hachémites, évidemment sous le contrôle des Britanniques. C'est ainsi que Fayçal, chassé de la Syrie par les Français, devient roi d'Irak. Quant à son frère Abdallah, il est émir de Transjordanie. Pour l'indépendance (toute relative, tant la présence britannique restera prégnante), il faudra attendre 1932 pour l'Irak, et 1946 pour le royaume jordanien.

Après avoir donné sa démission en juillet 1922, considérant son devoir accompli, Lawrence ne retournera plus jamais au Proche-Orient, et il n'évoquera plus qu'en pointillés l'évolution politique des peuples arabes. Il existe une lettre méconnue au roi Fayçal, écrite avant que les deux hommes se revoient une dernière fois à un déjeuner organisé à Londres, en juillet 1933, trois mois avant la mort du souverain. Elle est datée du 26 novembre 1932, immédiatement après l'indépendance de l'Irak. Lawrence y écrit : « Vous devez vous sentir comme un homme qui a travaillé toute sa vie pour conquérir l'impossible et qui y est parvenu ». Il choisit de donner une autre orientation à sa vie, en s'engageant comme simple soldat dans la Royal Air Force sous un nom d'emprunt. Lawrence n'est jamais là où on l'attend. Loin des joutes politiques et diplomatiques, loin surtout de la scène publique. Comme pour expier encore, ou fuir une célébrité insupportable à ses yeux.

Dans une lettre à un ami, en 1928, il précise ce que fut son projet politique, bien éloigné de l'indépendance intégrale des peuples arabes, prématurée à ses yeux :

Expliquez bien à vos jeunes gens, je vous en prie, que je me proposais de sauver l'Angleterre, et la France elle aussi, des folies de ces impérialistes qui, en 1920, auraient voulu nous voir répéter les exploits de Clive ou de Rhodes. Le monde a dépassé ce point-là. Je pense, toutefois, qu'il y aurait un bel avenir pour un Empire britannique qui serait une association volontaire18.

En dernière instance, Lawrence, progressiste libéral, à la fois passionné et pragmatique, entérine lui aussi l'idée du Commonwealth.


1Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980, p. 267.

2T. E. Lawrence à sa mère, 1er juillet 1916, dans Lettres de T. E. Lawrence, Malcolm Brown (edit.), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992 ; p. 511.

3Lettres de T. E. Lawrence, David Garnett (ed.), Gallimard-NRF, 1948 ; p. 156.

4T. E. Lawrence à sa famille, 20 février 1915, The Home Letters of T. E. Lawrence and his Brothers, Robert Lawrence (ed.), Oxford, B. Blackwell ; New York, Macmillan, 1954 ; p. 303.

5T. E. Lawrence, « Syria. The Raw Material », 25 février 1915, dans Dépêches secrètes d'Arabie, op.cit. ; p. 69.

6T. E. Lawrence, « The Conquest of Syria : If Complete », premier semestre 1916, National Archives, Kew, FO 882/16 ; p. 36-39.

7T.E. Lawrence, « The Politics of Mecca », janvier 1916, National Archives, Kew, FO 371/2771 et 141/461 ; p. 30-33.

8Les 27 articles de T. E. Lawrence, août 1917, dans Jeremy Wilson, Lawrence d'Arabie, Denoël, 1994 ; p. 1056-1061.

9René de Saint-Quentin, « Le Raid du major Lawrence et l'action anglaise à Akaba », 20 août 1917, Service historique de la Défense, Vincennes.

10« Impressions du capitaine Lawrence sur son séjour au camp de Feisal », 22 novembre 1916, Service historique de la Défense, Vincennes.

11Note « El Wedj », 2 mars 1917, ministère des affaires étrangères, série « Guerre 1914-1918 », vol.1703. Cette note n'est pas signée. Il est vraisemblable que Jaussen en est l'auteur.

12Sir Mark Sykes à G. Clayton, 22 juillet 1917. Cité par J.Wilson, op. cit. ; p. 483.

13Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford.

14NDLR. Composé des chefs de gouvernement des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni, de l'Italie et du Japon, assistés de leurs ministres des affaires étrangères.

15Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford ; p. 259-260.

16T. E. Lawrence, « La France, l'Angleterre et les Arabes », The Observer, 8 août 1920.

17T. E. Lawrence, « Mésopotamie », Sunday Times, 22 août 1920.

18T. E. Lawrence à D. G. Pearman, [février 1928], Lettres de T. E. Lawrence, D. Garnett (ed.) ; p. 522.

#StopSettlements. Contre le commerce des produits des colonies

Alors que l'établissement de colonies dans un territoire occupé constitue un crime de guerre, l'Union européenne continue d'entretenir des relations commerciales avec les colonies israéliennes établies en Palestine occupée, contribuant à renforcer leur viabilité économique et leur extension. Une initiative citoyenne européenne a été lancée pour contraindre ses institutions à réagir.

Actuellement 280 colonies israéliennes sont installées en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, abritant plus de 662 000 colons, tandis que 3,5 millions de Palestiniens vivent dans la même région. Selon l'ONG israélienne B'Tselem, le taux de croissance de la population des colons a augmenté de 42 % par rapport à 2010 et a plus que quadruplé depuis 2000.

Le 19 juillet 2018, le Parlement israélien a adopté la loi « Israël, État-nation du peuple juif », disposant que « l'État considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et agit pour encourager et promouvoir leur création et leur renforcement », quant au regard du droit international et des résolutions de l'ONU, la colonisation est un crime de guerre engendrant de multiples violations des droits humains.

Pour le droit international, la Cisjordanie, la bande de Gaza et le plateau du Golan constituent des zones militaires occupées. Israël est la puissance occupante et, à ce titre, responsable du bien-être de la population civile palestinienne. Les droits et obligations d'une puissance occupante figurent dans la quatrième Convention de Genève, qui interdit toute activité de colonisation en territoire occupé. Les puissances occupantes ne sont pas autorisées à transférer une partie de leur propre population civile dans les territoires qu'elles occupent, ni à confisquer des biens privés1.

L'Europe principale importatrice des produits israéliens

La résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies de 2016 enjoint les États à « faire une distinction, dans leurs échanges en la matière, entre le territoire de l'État d'Israël et les territoires occupés depuis 1967 ». Pourtant, L'Europe constitue la principale destination d'exportation des produits israéliens. Il y a une vingtaine de zones industrielles administrées par Israël en Cisjordanie, couvrant environ 1 365 hectares, et les colons cultivent 9 300 hectares agricoles. Israël délivre des permis de construire ou d'exploitation de carrières aux entreprises israéliennes et étrangères tandis qu'il les refuse aux entreprises palestiniennes. Les entreprises implantées dans les colonies bénéficient de loyers bas, de taux d'imposition favorables, d'aides gouvernementales et d'accès à la main d'œuvre palestinienne bon marché. Elles permettent en outre de renforcer les municipalités coloniales en fournissant à leurs habitants israéliens de multiples services, ainsi que des emplois et des revenus (au travers de taxes).

Tout cela n'a pas empêché l'Europe de commercer avec les colonies, concourant ainsi à leur pérennité et leur prospérité. Israël bénéficiait déjà de tarifs douaniers préférentiels en application de l'Accord d'association UE-Israël de 1995. En 2004, l'UE a conclu avec Israël un « arrangement technique » par lequel les autorités israéliennes s'engagent à indiquer le lieu d'origine véritable de tous les produits, ceux provenant des colonies ne pouvant être exemptés de taxes douanières.

Fraudes à l'étiquetage

Cet aménagement complaisant n'a cependant pas empêché les autorités israéliennes de continuer à indiquer « made in Israel » sur tous les produits, y compris ceux qui comportent des codes postaux correspondant à des colonies. En outre, certaines entreprises israéliennes contournent le problème en fournissant aux autorités douanières le code postal de l'une de leurs succursales en Israël, alors même que le produit en question provient d'un site de production en Cisjordanie.

Cette fraude a ouvert une première brèche dans le commerce avec les colonies : par l'arrêt Brita de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 25 février 2010, il a été jugé que les produits issus de Cisjordanie ne sont pas soumis au régime tarifaire préférentiel prévu par l'accord UE-Israël.

Le « made en Israël » ne trompe pas seulement les autorités douanières, mais aussi les consommateurs soucieux de n'être pas complices, par leurs achats, de cette colonisation. Depuis le 25 novembre 2015, au terme d'une longue lutte, une communication interprétative de l'UE oblige à un étiquetage des produits des colonies israéliennes distinct de celui des produits israéliens. Étiquetage qui demeure aussi difficile à contrôler pour les consommateurs que pour les douaniers.

Complice de la colonisation

Mais cela ne suffit pas : dès lors que l'UE reconnaît l'illégalité des colonies, elle ne peut, sans incohérence, commercer avec celles-ci en permettant leur pérennité. Elle se rend complice de la colonisation.

Un groupe de citoyens issus de 7 États membres de l'UE peut, au moyen d'une « initiative citoyenne européenne » (ICE) prévue par le traité de Lisbonne en 2007, demander à la Commission européenne de prendre des mesures spécifiques2. Dès lors que l'initiative recueille un million de signatures, la Commission est obligée d'examiner sérieusement les suites à donner.

C'est pourquoi une coalition d'une centaine d'organisations en Europe (dont une trentaine d'organisations syndicales, associatives, ONG et partis politiques en France) a saisi la Commission européenne d'une demande tendant à l'interdiction du commerce des produits des colonies illégales sur le marché européen : il s'agit de mettre en accord la politique commerciale européenne avec le droit international et les droits fondamentaux en faisant respecter l'interdiction de la colonisation.

Le texte de l'initiative appelée #StopSettlements (#StopColonies) invite la Commission à présenter en sa qualité de gardienne des traités une proposition d'actes juridiques dans le cadre de la politique commerciale commune. Il en déduit qu'elle doit proposer des actes juridiques fondés sur la politique commerciale commune visant à empêcher les entités juridiques de l'Union tant d'importer des produits originaires des colonies illégales de territoires occupés que d'exporter des produits vers ces territoires, afin de préserver l'intégrité du marché intérieur et de ne pas aider ou contribuer au maintien de telles situations illégales.

La campagne de recueil des signatures de soutien a été lancée le 20 février 2022, date de la journée mondiale de la justice sociale. La coalition dispose d'un an pour recueillir les signatures d'un million de citoyens européens grâce au partage de la pétition. Après la collecte et la certification d'un million de signatures, les organisateurs rencontreront la Commission et le Parlement européen dans un délai de trois mois.

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Tout citoyen, toute citoyenne peut, jusqu'au 20 février 2023, peser sur la politique de l'Union européenne concernant le commerce avec Israël en signant cette initiative citoyenne européenne (ICE) : #StopSettlements.


1Articles 49 et 55 de la IVe Convention de Genève et article 8 du Statut de Rome – voir notamment les résolutions 242 (1967) et 446 (1979) du Conseil de sécurité des Nations Unies ; résolutions de l'Assemblée générale condamnant les activités de colonisation d'Israël dans les territoires occupés, dont la résolution 59/251 (2004) ; avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) de 2004 qui interdit à tous les États de prêter aide ou assistance au maintien de cette situation illégale

2Six ICE ont abouti jusqu'alors, dont une demande d'interdiction du glyphosate.

Des thérapeutes palestiniens apaisent les victimes des colons

Par : Jean Stern

La violence des colons israéliens contre les civils palestiniens a pris ces derniers mois une ampleur méconnue en Cisjordanie. Agressions physiques, saccages de maisons, insultes, vol de bétail, destruction d'oliviers, tout est bon pour imposer la terreur. Des psychologues palestiniens, soutenus par des ONG internationales, viennent en aide aux paysans et aux Bédouins confrontés à la peur au quotidien.

De notre envoyé spécial dans la région de Naplouse, Palestine occupée.

Adle Hassan et son fils Nidal possèdent un élevage de poulets en périphérie de Qusrah, non loin de Naplouse, dans les territoires palestiniens occupés. Un matin de mai 2021, une centaine de personnes sont descendues d'une colonie toute proche pour attaquer cette exploitation. « Ils nous ont aspergés de gaz lacrymogène, et ils ont tout cassé, explique le vieil homme. Les colons veulent nous faire partir pour récupérer la ferme ». Les Hassan ont porté plainte à la police, mais rien ne s'est passé, ni interpellations ni enquête. « Ça m'a rendu fou, dit Nidal. Depuis, je vis dans l'anxiété constamment, j'ai des flashbacks, je passe de mauvaises nuits, l'œil rivé sur les moniteurs des caméras de surveillance ».

Comment quantifier la peur, le mal-être et le chagrin que l'occupation de la Cisjordanie provoque, depuis 55 ans maintenant ? Les Palestiniens, notamment dans les zones rurales, vivent dans la crainte constante d'un raid de l'armée, d'une descente de colons, de l'attaque de leurs maisons, du vol de leurs chèvres ou de leurs moutons, de la destruction de leurs oliviers, 12 306 endommagés ou arrachés en 2021 dans les territoires palestiniens occupés. Ces faits provoquent de l'anxiété, de la tristesse, de la colère, du désespoir, mais aussi de la dépression.

Adle et Nidal Hassan

Ces décennies d'exactions commises par des militaires se prolongent, depuis quelques années, par une croissance constante des violences exercées contre des civils palestiniens par des colons. Ceux-ci se livrent à des harcèlements quotidiens dans certaines zones, au sud de la région d'Hébron et au nord de la vallée du Jourdain, qui vont de la bordée d'insultes à l'attaque nocturne de maisons isolées. Si à Jérusalem, des colons ont crié pour la énième fois « Mort aux Arabes ! » devant les caméras, le 29 mai 2022, leur extrême violence contre les Palestiniens de Cisjordanie reste dans l'ombre, bien que dûment documentée par le bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), qui a répertorié 977 actes de violences en 2021, soit près de trois par jour. On sait, mais on ne fait plus savoir. Évidemment, la brutalité qu'ils subissent dans l'indifférence de la communauté internationale finit par avoir un impact sur le moral des Palestiniens et des Palestiniennes, sur leur santé mentale aussi.

Une violence systémique

Abboud Al-Charif est coordinateur de terrain pour Première urgence internationale (PUI) à Naplouse. C'est un bel homme d'une quarantaine d'années, calme, posé. Son métier exige de maîtriser ses nerfs. Chaque jour ou presque, on lui rapporte un « incident », comme le qualifient OCHA et les ONG avec une prudence sémantique de Sioux. Là, un élevage de poulets attaqué, ses coûteuses installations réduites à néant. Ailleurs, un campement bédouin mis à bas, une plantation d'oliviers arrachée, des champs saccagés. On a beau avoir du vocabulaire, on finit par rabâcher les mêmes mots. « Toutes les attaques sont vicieuses, dit-il, quel que soit le contexte, qu'elles soient menées par l'armée israélienne ou par les colons. L'occupation est un système, la violence des colons est donc systémique. Et le gouvernement israélien a beau jeu de dire : ce n'est pas nous, ce sont des "individus" ».

« L'idée du désastre dans la vie sociale »

Il fait froid ce matin de printemps 2022 dans le bureau de PUI de Naplouse, perché au sud de cette ville coincée entre le mont Ebal et le mont Gerizim, oasis au creux de la vallée qui s'est peu à peu agrandie en construisant à même les montagnes, douce en son cœur et vertigineuse sur ses flancs. La ville de 170 000 habitants a une réputation de rebelle, mais la pâtisserie est sa spécialité, dont la célèbre kunafa, qu'on déguste tiède à toute heure. Abboub Al-Charif a la pudeur des gens d'ici, mais aussi la détermination :

On essaye de comprendre des choses qui nous semblent normales et qui ne le sont pas. On constate qu'il y a des stigmates, des maladies spécifiques liées à l'occupation, qu'elle a des impacts sur l'équilibre personnel des gens. Parce que la violence des colons augmente, il ne s'agit plus seulement de protéger des maisons, des champs, cela va au-delà, il faut prendre soin des gens, traiter les troubles qui les frappent.

Il s'arrête de parler un moment, un de ses collaborateurs allume des cigarettes, on fume un peu en silence dans le bureau glacial. « Les Palestiniens ont intégré l'idée du désastre dans leur vie sociale, et la durée de l'occupation produit un grand sentiment de solitude ».

Des gens, femmes, hommes, enfants, très jeunes ou très vieux, souffrent en Palestine parce que l'occupation et l'injustice qu'ils subissent leur prend la tête, comme on le dit familièrement, mais non sans justesse. Médecins du Monde (MDM) et PUI ont choisi de s'emparer du sujet, ce qui est tout à fait nouveau.

La Palestine est belle au printemps dans la région de Naplouse. Vallons agricoles aux allures de Toscane, routes à flanc de coteau, villages s'étalant du creux des cours d'eau aux crêtes des collines. Parfois, au tournant d'une route, on découvre la Mer morte dans les brumes d'un côté, la Méditerranée toute bleue de l'autre, les gratte-ciels du bord de mer de Tel-Aviv et Netanya. Un autre monde, à quelques kilomètres à vol d'oiseau.

Mais au plus près, entre les villages palestiniens, on voit surtout de nombreux postes militaires, un mirador, quelques baraquements, des soldats qui pointent leurs armes sur les voitures. Et puis des colonies, cernées de barbelés, le plus souvent sur les hauteurs. Certaines sont aujourd'hui de véritables villes et regroupent plusieurs milliers d'habitants, avec des supermarchés, des écoles, des centres de loisirs, des édifices religieux. Les plus anciennes datent des années 1970. Mais d'autres, plus récentes, se sont installées depuis le début des années 2000, réoccupant souvent des postes militaires abandonnés. Elles ne comptent que quelques maisons, où vivent entre une douzaine et une cinquantaine de familles. Ce sont ce qu'on appelle des « avant-postes », installés d'abord sans le consentement des autorités israéliennes, lesquelles leur fichent la paix et leur apportent les services publics de base dont les Palestiniens alentour ne bénéficient en général pas. Jouissant d'une bienveillante impunité, ces colons sont les plus dangereux pour les Palestiniens, car ils ont juré qu'ils les feraient tous partir, et ils s'y activent sans vergogne.

Le village de Yahum

Ces colons se laissent aller à une violence de plus en plus débridée, de plus en plus abjecte. Pourquoi s'embarrasser de précautions puisque, depuis 2005, 91 % des enquêtes sur des violences perpétrées par des colons contre des Palestiniens ont été classées sans suite, selon l'ONG israélienne Yesh Din ? Les avant-postes servent à cela : rapprocher la menace.

Aux Palestiniens de se débrouiller avec la terreur que provoquent les descentes des colons. En quelques jours autour de Naplouse, dix, vingt histoires me sont racontées ; des histoires dont la simple écoute pourrait rendre fou. On est en 2022, dans « la seule démocratie du Proche-Orient » vantée par Emmanuel Macron et bien d'autres, en France et ailleurs.

« Ils ont tout cassé dans ma maison »

M. Wael, 62 ans, a le regard rempli d'une immense fatigue, apeuré aussi, même si les personnes qui l'entourent cet après-midi-là dans le salon de sa maison, sa femme, un de ses fils, des élus de sa commune, un couple de psychologues palestiniens, des salariés de PUI et de MDM et moi-même n'avons que de la bienveillance à lui offrir. Sa maison se situe sur une colline non loin de Burqa, un village palestinien de 5 000 habitants environ entre Naplouse et Ramallah. En contrebas, une petite vallée avec un puits. Une trentaine de Palestiniens y pratiquent la culture maraichère, salades et légumes, grâce à l'eau de ce puits. Ce n'est pour la plupart pas leur activité principale, ils sont aussi instituteurs ou ingénieurs. Mais les colons — alentour, il y a trois colonies (pour la plus proche à moins de 300 mètres) et huit « avant-postes » — ont soudain décrété que le puits agricole était en fait un bain rituel millénaire, un mikvé dont leurs desseins messianiques exigeaient de recouvrer l'usage.

Alors au nom du divin et chaque vendredi depuis novembre 2021, quelques dizaines de colons attaquent les maraichers. L'armée s'interpose vaguement et finit par se lâcher sur les Palestiniens, grenades lacrymogènes et tirs à balles en caoutchouc ou réelles à l'appui. Les mots que hurlent des colons souvent avinés sont durs et racistes. Les paysans que je rencontre protestent. Mais sont tristement lucides. « C'est surement une étape vers autre chose », dit un homme. Un autre ajoute : « un soldat israélien m'a dit : "ce n'est pas moi, ce sont les ordres de Dieu" ». Un troisième complète : « tout le monde étouffe ici, moi maintenant j'ai peur quand je suis seul. Alors, bien sûr qu'on apprécie un soutien psychologique ».

La maison de M. Wael n'est ni belle ni grande. Une modeste bâtisse désuète au toit plat de quelques pièces, et alentour un capharnaüm d'annexes, de machines agricoles en déshérence, de pneus hors d'usage, toutes ces choses que les paysans du monde entier conservent « au cas où ». Ses quatre grands enfants ne vivent plus sous le toit familial.

Le 17 décembre 2021, en pleine nuit, trois heures du matin. « J'étais chez moi, tranquille, avec mon épouse. Il pleuvait cette nuit-là quand j'ai entendu frapper de grands coups à la porte. J'ai regardé, il y avait au moins une vingtaine de personnes. Ils prétendaient qu'ils étaient des soldats. J'ai ouvert parce qu'il faut toujours ouvrir la porte aux soldats. Ils sont alors entrés dans la maison, m'ont aspergé de gaz lacrymogène, m'ont tapé, ont jeté ma femme à terre, et ils ont tout cassé dans la maison ». Les photos que son fils fait tourner témoignent du saccage, ahurissant à l'échelle d'une maison rurale. Canapés, matelas, tables, téléviseur, micro-ondes, rien n'a échappé à la petite meute de colons. « Ils étaient très brutaux, ils n'avaient pas de raison de s'en prendre à moi, ils en voulaient à ma maison, ils voulaient me faire peur, me faire partir. Ils sont organisés, entrainés, la police sait très bien qui ils sont, les caméras des colonies savent très bien qui ils sont ». Plusieurs colonies, pour la plupart des avant-postes, se trouvent à quelques centaines de mètres de son domicile.

Et pourtant quand je le rencontre quatre mois plus tard, il n'y a aucune enquête en cours, aucune arrestation de la part de la police israélienne. Au pays de la surveillance numérique, qui a vendu Pegasus à la terre entière après l'avoir rodé dans les territoires occupés et à Gaza, les agresseurs de Palestiniens n'ont rien à craindre.

Cet homme a eu quatre côtes cassées, des lésions internes, des dégâts aux yeux. « J'ai toujours des difficultés physiques, j'ai du mal à monter des escaliers, j'ai beaucoup de mal à dormir, chaque bruit me fait peur. Jamais je n'aurais pu penser qu'une chose pareille puisse m'arriver, et c'est difficile de l'oublier ».

« Depuis cette histoire, j'ai arrêté de travailler, ajoute son épouse. Chaque nuit je me souviens de ce qu'il s'est passé ».

« Verbaliser les choses nous fait du bien »

Un ressort s'est cassé pour eux. PUI et MDM leur sont venus en aide. PUI pour sécuriser la maison, installer des grilles, aider à réparer les dégâts, à remplacer le mobilier et l'électroménager. MDM pour apporter un appui psychologique à ces victimes de la violence des colons. « C'est important pour nous de parler, dit M. Wael. Parler nous fait du bien, verbaliser les choses nous fait du bien. Si on ne parlait pas, si on ne voyait pas de monde, cela serait bien pire pour nous. On n'a commis aucun crime, on fait partie de la société, on doit prendre soin de nous ».

Chaque semaine, deux psychologues palestiniens de MDM, un homme et une femme, viennent à la rencontre des époux Wael, les voient séparément. « On a besoin de ce soutien psychologique, car on est de plus en plus isolés, les gens ont peur de venir nous voir, dit sa femme, qui semble mieux tenir le coup que son mari face à l'adversité. Mais surtout, il faut dire partout ce qu'il se passe en Palestine. Les colons ont bouleversé notre vie, blessé mon mari, mais pour nous il n'est pas question de partir ».

Car si les hommes palestiniens, après des décennies d'humiliation, de prison pour un grand nombre d'entre eux, n'ont pas perdu l'esprit de résistance, ils sont souvent brisés de l'intérieur. La verbalisation de leurs traumatismes brise le face-à-face mortifère avec les colons, sans pouvoir pour autant l'empêcher. Parler de leurs souffrances, pour les victimes de la violence des colons leur permet de se sentir moins seuls, maudits de cette terre qu'ils aiment et qu'ils ont tant de peine à défendre.

À Burqa, douze incidents ont été recensés par PUI et MDM entre octobre 2021 et mars 2022. Huit mettaient en cause des colons, quatre l'armée israélienne. Tirs à balles réelles, blessures, dommages matériels, injures et intimidations, la nature de ces incidents est variée, mais ils vont en s'aggravant. « La situation se dégrade depuis la fin de l'année dernière, même si le harcèlement des colons n'est pas nouveau », soupire Nizav Shadi, un élu de la commune. Ici, toujours d'octobre à mars, 80 personnes ont reçu la visite des équipes de MDM et de PUI, 39 hommes, 24 femmes et 17 enfants, 9 filles et 8 garçons. Treize d'entre eux ont bénéficié de soutiens de PUI — pour permettre par exemple, comme chez M. Wael, de sécuriser des maisons — et seize ont pu recevoir une assistance psychologique des équipes, exclusivement palestiniennes, de MDM

« Les gens ont l'impression qu'il n'y a pas de futur »

Les élus palestiniens voient d'un bon œil l'action de MDM et de PUI. Hani Adel, 67 ans, est le maire de Qusrah, un autre village de 5 000 habitants non loin d'Aqraba, au centre d'une riche région agricole spécialisée dans le bio. Autour, les colonies sont partout. Migdalin en particulier, qui fut d'abord un avant-poste illégal et a considérablement renforcé sa population depuis une dizaine d'années, et de nombreuses autres petites colonies où s'installent des colons déterminés à faire partir les Palestiniens de cette région. « J'ai passé douze ans en prison sans savoir pourquoi, explique le maire. On vit l'humiliation à Qusrah comme partout ailleurs en Palestine. Les gens ont l'impression qu'il n'est pas possible de mener une vie normale, qu'il n'y a pas de futur ici. Je n'en ai pas besoin pour moi, mais je comprends que des gens aient besoin de soutien psychologique ».

Hani Adel, le maire de Qusrah
La ferme avicole de Qusrah

Un autre homme, 34 ans, qui habite non loin du village ajoute : « Comment expliquer la peur à mes enfants ? » Il vit à la limite des zones B et C1, où 22 maisons ont reçu un ordre de démolition, ainsi qu'une mosquée. « J'ai souvent peur ; je le dis, le trauma est là, je revois mon père, des voisins se faire arrêter. L'aide psychologique, c'est utile, pour apprendre à contenir nos angoisses devant les enfants ». Quand la situation devient trop tendue, que les checkpoints bouclent les routes, il éloigne sa femme et ses enfants pour les préserver de l'angoisse qui le tenaille.

Rashed Marra, 55 ans, vit pour sa part à Yahum, un petit village à la lisière de la zone C. « 80 % de nos terres ont été confisquées par les Israéliens, nous n'avons pas le droit de construire, alors les gens s'en vont », raconte-t-il. Il ne reste plus que six familles.

Depuis deux ans, les colons sont de plus en plus arrogants. Ils se croient tout permis. Au début, c'était difficile pour les gosses, ils avaient peur de tout, même dans un hameau comme ici on ne laissait pas sortir seuls. Je n'ai pas peur pour moi, mais pour les autres. Mais j'ai parfois le sentiment d'avoir perdu le contrôle de ma vie.

Rashed dit encore n'avoir pas besoin de soutien psychologique, mais me parle de son anxiété, de ses nuits blanches, de sa tristesse aussi si ses enfants devaient partir au loin. Dans une ville proche, dans le Golfe, en Australie… « Même les pacifistes israéliens nous disent parfois de partir ailleurs. Mais pour moi ce n'est pas une option », conclut Rashed.

Rashed Marra, de Yahum

« L'occupation a créé une impasse mentale »

Avec Hala Abweh, 36 ans et Dawoud Abou Qutheleh, 44 ans, deux travailleurs sociaux et psychologues palestiniens de MDM et leur chauffeur Ossama, nous rendons visite à une famille bédouine d'Ibzeq, dont le campement — quatre tentes, quelques poules, des chèvres — est régulièrement la cible des colons et de l'armée. Il a été démoli trois fois ces derniers mois, le 28 décembre 2021, les 7 et 14 janvier 2022. En 2021, l'armée leur avait confisqué un tracteur et des réservoirs d'eau. Le campement se réduit à quelques tentes, sans eau ni électricité.

Les psychologues se déplacent toujours par trois avec un chauffeur, les chemins sont difficiles dans ces coins reculés du nord de la Palestine, l'armée et les colons obligent à faire des détours compliqués. « Nous apportons des réponses d'urgence, explique Dawoud, mais comme les démolitions de campements bédouins sont systématiques, la difficulté est d'adapter nos réponses à des situations de répétition. La santé mentale est souvent le dernier souci des Bédouins confrontés à l'armée et aux colons, mais ils ont besoin de parler, de partager, ils se sentent très isolés ». Jennifer Higgins, chargée de plaidoyer à MDM, Irlandaise au caractère bien trempé, nourrit sa pratique de la propre histoire coloniale de son pays. Elle explique que « la violence fait partie pour beaucoup de Palestiniens de la « routine quotidienne ». L'occupation a créé une impasse mentale. On n'est pas là pour l'avaliser, mais pour évaluer les besoins et la détresse de la population ».

Le campement bédouin d'Ibzeq

Le couple que nous rencontrons a neuf enfants. Hala va s'isoler avec Aida, l'épouse ; Dawoud avec le mari, Adel. Plusieurs séances sont prévues pour ces échanges qui obéissent autant à des protocoles préétablis qu'à l'instinct humain. Je regarde le paysage alentour, cherche en vain à comprendre pourquoi l'armée israélienne a tellement besoin de s'entraîner dans le joli vallon en contrebas, et pour cela de dégager les Bédouins. « La vie est difficile ici. Ça nous a beaucoup affectés de tout perdre, de voir les soldats, les jeeps, les bulldozers, c'était très dur. Nos enfants grandissent avec ça, ils ne savent pas ce qu'est une vie normale », soupire Adel. Dans ses échanges, Dawoud essaye de lui faire exprimer ses traumatismes, sa colère, sa peur aussi. « Les hommes ont du mal à exprimer leurs émotions dans la région, dit Dawoud, alors que c'est normal. On dit aux garçons et aux hommes qu'ils ne doivent pas pleurer, alors que c'est normal ».

« C'est très important pour moi d'exprimer mes émotions, dit encore Aida. Je suis très contente de voir Hala, elle ne fait pas que passer et prendre quelques photos, elle revient, elle me soutient sur la durée ».

« Je me sens responsable de lui parler, de prendre soin d'elle, de comprendre ses besoins, ajoute Hala. C'est comme une amitié, mais ce n'est pas qu'une amitié, c'est une relation de confiance avec une dimension psychologique, car nous sommes une organisation médicale. Mais on a l'avantage de la constance, de prendre le temps de venir jusqu'ici. Depuis janvier on vient toutes les deux ou trois semaines ».

Détresse, sentiment d'échec, pertes de sommeil, pensées noires, migraines. Au fil des mois et des échanges avec des Palestiniennes et des Palestiniens victimes de la violence des colons, les équipes de psychologues affinent leurs diagnostics et leurs méthodes. Cela n'amènera pas la paix en Palestine, mais au moins cela permet de mettre des mots sur des violences quotidiennes que l'ignorance rendait innommables. Avant de faire ce travail, me dit Dawoud Abou Qutheleh, « j'avais entendu parler de la violence des colons, mais j'ignorais son ampleur sur le terrain ». Puisse ses retours d'expériences fassent connaître cette violence ignorée au-delà de la Palestine, cela serait déjà un début de soulagement pour les Palestiniens.

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Cet article pour Orient XXI est également publié par Médiapart, site d'information indépendant et participatif, dans le cadre d'un partenariat éditorial entre les deux sites. Médiapart et Orient XXI co-publient régulièrement des articles.
Photos © Jean Stern


1En Cisjordanie la zone A est théoriquement sous le contrôle complet de l'Autorité palestinienne (AP), la zone B sous contrôle conjoint de l'AP (administration civile) et d'Israël (contrôle militaire) et la zone C, qui représente 60 % des territoires occupés, sous contrôle israélien exclusif.

Palestine. Depuis 1967, Israël gomme la « ligne verte »

La ligne d'armistice a délimité une frontière officieuse entre les belligérants arabes et israéliens entre 1949 et 1967. Après la guerre de juin 1967, Israël, qui a notamment annexé Jérusalem-Est et occupé la Cisjordanie, a cherché à effacer cette « ligne verte ». Sauf pour les Palestiniens sous occupation.

Il y a des anniversaires qui passent plutôt inaperçus. Ce sera sans doute le cas en Israël à propos des 55 ans de la guerre israélo-arabe de juin 1967 qui avait vu l'armée de l'État hébreu s'emparer du Sinaï égyptien, de la bande de Gaza, de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et du plateau syrien du Golan. Voilà pourtant un événement guerrier qui a durablement changé les rapports entre les Israéliens et les Palestiniens.

Avec la conclusion de ce conflit-éclair, l'armée de l'État d'Israël avait notamment annihilé la « ligne verte », à savoir la ligne de démarcation issue des combats en 1948 entre l'État hébreu à peine né et le royaume de Jordanie. Dans la convention d'armistice signée l'année suivante, la ligne — que les Jordaniens refusaient d'appeler « frontière » — avait été tracée au marqueur vert par les négociateurs, ce qui lui valut cette appellation.

Que reste-t-il de la Ligne verte en 2022 ? Tout dépend du point de vue. Pour la communauté internationale, ce tracé demeure une référence majeure. Il dessine en effet une base territoriale estimée raisonnable à partir de laquelle il serait loisible de fonder un éventuel accord de paix entre l'État d'Israël et un (encore très hypothétique) État palestinien. Les diplomates au fait de la question ont déjà esquissé maintes projections cartographiées, et il est le plus souvent admis que des modifications de frontières — les plus mineures possibles — s'avéreraient nécessaires, Israël entendant conserver des colonies populeuses situées sur ou juste à l'est de la Ligne et acceptant en échange de concéder aux Palestiniens, dans une même proportion, quelques kilomètres carrés de terres situés dans les frontières de 1949.

Au sein du camp palestinien, le temps et un certain réalisme ont effectué leur travail. L'Organisation de libération de la Palestine (OLP) a renoncé depuis 1988 à revendiquer la totalité de la Palestine du mandat britannique (1920-1948) pour se contenter d'exiger l'autodétermination sur les territoires palestiniens non occupés par Israël avant la guerre de 1967 (la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est). L'organisation palestinienne envisage également favorablement de consentir à des ajustements territoriaux dûment négociés. Quant au Hamas islamiste, dont la charte promeut toujours l'établissement d'un État palestinien sur toute la Palestine, on sait que ses chefs, depuis les années 1990, ont fait des déclarations claires sur une possible « trêve à longue échéance » avec « l'ennemi sioniste » pour autant qu'un État palestinien dans les frontières d'avant le conflit de 1967 soit proclamé.

In « Le plan Kerry pour le Proche-Orient », dossier La Croix, janvier 2017

Un effacement entamé dès 1967

Ces préliminaires pourraient donner à penser que la Ligne verte jouit encore d'un grand crédit auprès des populations concernées. Il n'en est rien côté israélien, en tout cas. Dans 972mag.com, le journaliste israélien indépendant Meron Rapoport en faisait le constat ce 1er avril 2022 : « L'un des projets centraux de l'ère Nétanyahou1 était l'effacement de la Ligne verte, l'expansion et la normalisation des colonies juives en Cisjordanie, et la création d'une "paix économique" avec et pour les Palestiniens. Bien entendu, la politique de Nétanyahou n'a pas apporté la paix, mais la Ligne verte a certainement été effacée ».

Vraiment ? Si on ne peut nier à Benjamin Nétanyahou l'ambition de faire disparaître la Ligne verte, cette volonté israélienne remonte à bien plus longtemps. Elle prend en réalité sa source dès 1967, à la conquête des territoires palestiniens annexés entre 1948 et 1967 par la Jordanie pour la Cisjordanie et Jérusalem-Est, et administrée par l'Égypte pour la bande de Gaza. On sait maintenant que le gouvernement israélien a tenu deux séances, les 18 octobre et 12 novembre 1967, au terme desquelles il a été décidé de ne plus se servir de cartes situant la Ligne verte, et de garder cette décision officielle confidentielle.

L'ONG israélienne Akovot, qui défend les droits humains à partir d'un travail en profondeur sur les archives, écrit sur ce moment :

Le mercredi 18 octobre 1967, le ministre du travail Yigal Allon propose une résolution au Comité ministériel de la sécurité, à savoir qu'Israël n'imprimerait plus la Ligne verte — la ligne d'armistice de 1949 — sur ses cartes officielles. À la place, la frontière indiquée sur la carte serait la ligne où l'armée s'est déployée à la fin de la guerre de 1967. (…) Publier une nouvelle carte selon les lignes d'armistice [de 1949], a déclaré Allon, ne refléterait pas la réalité politique et serait interprété comme signifiant que nous considérons toujours ces lignes comme une possibilité éventuelle.

Le facteur déterminant de la colonisation

À l'époque, les considérations qui motivaient les dirigeants israéliens, parmi lesquels les travaillistes dominaient largement, étaient d'ordre sécuritaire. Le « miracle » de la victoire de juin 1967 — même si l'état-major israélien avait peu douté de ce succès fulgurant — devait à leurs yeux permettre de consolider des frontières jusque-là considérées comme indéfendables dans la partie centrale d'Israël. Par exemple, à hauteur de la ville palestinienne de Qalqilya, sur la Ligne, la mer Méditerranée se trouve à seulement 12 kilomètres, un tableau que le ministre israélien des affaires étrangères Abba Eban décrivait en 1969 comme la « frontière d'Auschwitz », une référence apocalyptique qui frappait les imaginations2.

La gauche israélienne, qui dut quitter une première fois le pouvoir en 1976, avalisa rapidement les premières initiatives pour implanter des colonies juives dans les territoires conquis. Toujours au nom d'impératifs sécuritaires. Mais des motivations bien différentes allaient bien vite animer d'autres candidats colons : celles, messianiques, qui consistaient à peupler des terres à forte connotation biblique, la « Judée » et la « Samarie » (la Cisjordanie). Au fil des décennies, une troisième espèce de colonie juive allait faire florès, la « ville-dortoir ». Bâties à l'est, mais à proximité immédiate de la Ligne verte, ces cités nouvelles offrent aux Israéliens juifs des logements à prix raisonnables construits non loin des grandes villes d'Israël.

Et la Ligne, peu à peu, disparut non seulement du terrain, mais aussi et surtout des esprits en Israël. Une grande majorité des Israéliens a perdu la notion même qu'une ligne de démarcation avait existé. « Depuis 1967, la Ligne verte est devenue invisible pour la plupart des citoyens juifs israéliens, explique le professeur d'université israélo-américain Tamir Sorek. Le système éducatif israélien l'a pratiquement ignorée. Par conséquent, la plupart des diplômés du système éducatif juif israélien sont incapables de tracer la ligne sur la carte et ignorent souvent sa signification juridique ».

En 2019, le journaliste israélien vétéran Akiva Eldar narrait sur Al-Monitor une scène lors d'un cours de géographie pour des élèves de quatrième année dans la ville côtière de Herzliya, quand l'enseignante, exhibant une carte en bas-relief décrivant la terre d'Israël comme s'étendant de la mer Méditerranée au fleuve Jourdain, s'était exclamée : « c'est l'État d'Israël, c'est notre État ! », déclenchant une seule protestation, celle d'une élève qui osa faire observer que la démarcation de la ligne verte était absente de la carte.

Eldar cite alors le commentaire du père de l'élève, le psychologue Daniel Bar-Tal, pas du tout surpris par la scène : « Il se peut que l'enseignante elle-même ne connaisse pas la Ligne verte, car la démarcation de la frontière d'Israël du 4 juin 1967 était absente des livres qu'elle avait lorsqu'elle était élève. (…) Les manuels scolaires expriment l'idéologie et l'éthos d'une société. Ils inculquent les valeurs, les objectifs et les mythes que la société cherche à diffuser aux nouvelles générations ». Et notre confrère israélien progressiste de conclure : « L'idéologie exprimée dans la négation de la Ligne verte est liée à la délégitimation du camp politique qui soutient le partage de la terre entre Israéliens et Palestiniens selon les lignes de 1967 ».

La banalisation et l'extension de la colonisation des territoires occupés sous toutes ses formes — colonies dortoirs, colonies agricoles, colonies idéologiques (religieuses)… — expliquent pourquoi la Ligne verte a disparu dans l'esprit de la grande majorité des Israéliens. Les colons juifs sont désormais plus de 700 000, en comptant les colonies encerclant la Jérusalem-Est palestinienne, à s'être installés au-delà. Même la construction à partir de 2002 d'un mur-clôture de sécurité entre Israël et la Cisjordanie — qui respecte parfois le tracé de la Ligne, mais s'enfonce souvent aussi largement en profondeur vers l'est — n'a pas modifié la mentalité israélienne. Ce mur avait été érigé pour répondre aux angoisses de la population juive nourries par les attentats palestiniens pendant la seconde intifada. Mais il n'a jamais embarrassé les Israéliens, les colons surtout, libres de passer les checkpoints de leur armée proches de l'ancien tracé sans même devoir s'arrêter.

« Cimenter la suprématie d'un groupe »

En revanche, pour les Palestiniens des territoires occupés, elle reste une dure réalité. « Si les Israéliens juifs peuvent traverser librement la Ligne verte dans les deux sens, souvent sans s'en rendre compte, ce n'est certainement pas le cas des Palestiniens, explique encore Tamir Sorek. Pour la franchir et entrer en Israël proprement dit, les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza doivent demander un permis spécial, dont la délivrance repose sur des critères subjectifs et parfois arbitraires ; les Palestiniens trouvés à l'intérieur de la Ligne verte sans ce permis sont durement punis. Il est hors de question de s'installer de façon permanente au-delà et, depuis 2003, même les conjoints de citoyens israéliens ne sont pas autorisés à s'installer à l'intérieur ».

Dans son fameux rapport du 12 janvier 2021 dans lequel l'ONG israélienne de défense des droits de l'homme B'Tselem conclut pour la première fois qu'Israël pratique l'apartheid envers les Palestiniens, le préambule dresse un constat sans concessions :

Des centaines de milliers de colons juifs résident désormais dans des colonies permanentes à l'est de la Ligne verte, comme s'ils étaient à l'ouest de celle-ci. Jérusalem-Est a été officiellement annexée au territoire souverain d'Israël, et la Cisjordanie a été annexée dans la pratique. Plus important encore, cette distinction masque le fait que toute la zone située entre la mer Méditerranée et le Jourdain est organisée selon un principe unique : faire progresser et cimenter la suprématie d'un groupe — les Juifs — sur un autre — les Palestiniens.

Les colonies installées en territoires occupés, faut-il le rappeler, contreviennent au droit international. Et ce n'est pas l'existence d'une « Autorité palestinienne » (AP) en Cisjordanie depuis 1994 qui pourrait faire illusion, comme le dit bien la même ONG israélienne :

Les pouvoirs de l'AP étant limités, même si des élections étaient organisées régulièrement (les dernières l'ont été en 2006), le régime israélien continuerait de régir la vie des Palestiniens, car il conserve des aspects majeurs de la gouvernance dans les territoires occupés. Il contrôle notamment l'immigration, le registre de la population, la planification et les politiques foncières, l'eau, les infrastructures de communication, l'importation et l'exportation, ainsi que le contrôle militaire de l'espace terrestre, maritime et aérien.

Les Palestiniens savent tout cela mieux que quiconque. « Si les Israéliens ne reconnaissent pas cette ligne, déclarait en 2011 au New York Times Nazmi Al-Jubeh, historien palestinien et ancien négociateur, cela signifie qu'ils ne reconnaissent pas le territoire situé au-delà comme étant occupé ». Les choses se clarifient en effet. Il n'est plus question de « processus de paix » sauf dans l'esprit d'une petite minorité d'Israéliens. En juillet 2018, le Parlement israélien a adopté une Loi fondamentale (qui a valeur de Constitution) intitulée « Israël-État-nation du peuple juif », dont le texte stipule que « l'État considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et prendra des mesures pour encourager et promouvoir l'établissement et le renforcement de ces colonies ».

La Ligne verte aurait-elle donc vécu ? Non. Elle délimite toujours l'espace sur son versant oriental où Israël contrôle la population non juive en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Les colons idéologiques ignorent cette ligne et aimeraient même s'en débarrasser une fois pour toutes, alors que pour la population juive d'Israël de plus de 65 ans elle demeure tout au plus un vague souvenir. Seuls les Palestiniens de Cisjordanie continuent à la vivre quotidiennement dans leur chair, comme une contrainte tout à la fois spatiale, administrative, militaire et mentale.


1NDLR. Entre 2009 et 2021.

2La citation provient d'une interview donnée par Abba Eban en 1969 à l'hebdomadaire allemand Der Spiegel : « La carte de juin (1967) est pour nous synonyme d'insécurité et de danger. Je n'exagère pas quand je dis que c'est pour nous comme une mémoire d'Auschwitz ».

Obscénités israéliennes, complicités occidentales et arabes

Obscène. Si l'on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d'Alain Rey, l'adjectif emprunté au latin obscenus signifie de « mauvais augure, sinistre », et il est passé dans le langage courant au sens de « qui a un aspect affreux que l'on doit cacher ».

Antigone à Jérusalem

C'est le premier qualificatif qui vient à l'esprit avec les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le mercredi 11 mai 2022 par l'armée israélienne. Des policiers prennent d'assaut son cercueil qui manque d'être renversé, matraquent les manifestants, lancent des grenades assourdissantes et arrachent des drapeaux palestiniens. Cette action, au-delà même de tout jugement politique, porte atteinte au plus profond de la dignité humaine, viole un principe sacré qui remonte à la nuit des temps : le droit d'être enterré dans la dignité, que résume le mythe d'Antigone. Celle-ci lance au roi Créon, qui refuse une sépulture à son frère et dont elle a violé les ordres :

Je ne croyais pas tes proclamations assez fortes pour que les lois des dieux, non écrites et toujours sûres, puissent être surpassées par un simple mortel1.

Israël ne tente nullement de cacher ses actions, car il ne les considère pas comme obscènes. Il agit au grand jour, avec cette chutzpah, cette arrogance, ce sentiment colonial de supériorité qui caractérise non seulement la majorité de la classe politique israélienne, mais aussi une grande partie des médias, alignés sur le récit que propagent les porte-paroles de l'armée. Itamar Ben-Gvir a beau être un député fasciste — comme le sont, certes avec des nuances différentes, bien des membres du gouvernement actuel ou de l'opposition —, il exprime un sentiment partagé en Israël en écrivant :

Quand les terroristes tirent sur nos soldats à Jénine, ils doivent riposter avec toute la force nécessaire, même quand des “journalistes” d'Al-Jazira sont présents dans la zone au milieu de la bataille pour perturber nos soldats.

Sa phrase confirme que l'assassinat de Shirin Abou Akleh n'est pas un accident, mais le résultat d'une politique délibérée, systématique, réfléchie. Sinon, comment expliquer que jamais aucun des journalistes israéliens qui couvrent les mêmes événements n'a été tué, alors que, selon Reporters sans frontières (RSF), 35 de leurs confrères palestiniens ont été éliminés depuis 2001, la plupart du temps des photographes et des cameramen2 — les plus « dangereux » puisqu'ils racontent en images ce qui se passe sur le terrain ? Cette asymétrie n'est qu'une des multiples facettes de l'apartheid à l'œuvre en Israël-Palestine si bien décrit par Amnesty International : selon que vous serez occupant ou occupé, les « jugements » israéliens vous rendront blanc ou noir pour paraphraser La Fontaine, la sentence étant le plus souvent la peine de mort pour le plus faible.

Le criminel peut-il enquêter sur le crime qu'il a commis

Pour une fois, le meurtre de Shirin Abou Akleh a suscité un peu plus de réactions internationales officielles que d'habitude. Sa notoriété, le fait qu'elle soit citoyenne américaine et de confession chrétienne y ont contribué. Le Conseil de sécurité des Nations unies a même adopté une résolution condamnant le crime et demandant une enquête « immédiate, approfondie, transparente et impartiale », sans toutefois aller jusqu'à exiger qu'elle soit internationale, ce à quoi Israël se refuse toujours. Or, peut-on associer ceux qui sont responsables du crime à la conduite des investigations ? Depuis des années, les organisations de défense des droits humains israéliennes comme B'Tselem, ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch (HWR) ont documenté la manière dont les « enquêtes » de l'armée n'aboutissent pratiquement jamais.

Ces protestations officielles seront-elles suivies d'effet ? On peut déjà répondre par la négative. Il n'y aura pas d'enquête internationale, car ni l'Occident ni les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ne sont prêts à aller au-delà des dénonciations verbales qui n'égratignent personne. Ni de reconnaitre ce que l'histoire récente pourtant confirme, à savoir que chaque concession faite à Israël, loin de susciter la « modération » de Tel-Aviv, encourage colonisation et répression. Qui se souvient que les Émirats arabes unis (EAU) affirmaient que l'ouverture d'une ambassade de Tel-Aviv à Abou Dhabi permettrait d'infléchir la politique israélienne ? Et la complaisance de Washington ou de l'Union européenne (UE) pour le gouvernement israélien, « notre allié dans la guerre contre le terrorisme » a-t-elle amené ne serait-ce qu'un ralentissement de la colonisation des territoires occupés que pourtant ils font mine de condamner ?

La Cour suprême entérine l'occupation

Deux faits récents viennent de confirmer l'indifférence totale du pouvoir israélien aux « remontrances » de ses amis. La Cour suprême israélienne a validé le plus grand déplacement de population depuis 1967, l'expulsion de plus de 1 000 Palestiniens vivant dans huit villages au sud d'Hébron, écrivant, toute honte bue, que la loi israélienne est au-dessus du droit international. Trop occupés à punir la Russie, les Occidentaux n'ont pas réagi. Et le jour même des obsèques de Shirin Abou Akleh, le gouvernement israélien a annoncé la construction de 4 400 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie. Pourquoi se restreindrait-il alors qu'il sait qu'il ne risque aucune sanction, les condamnations, quand elles ont lieu, finissant dans les poubelles du ministère israélien des affaires étrangères, et étant compensées par le rappel permanent au soutien à Israël. Un soutien réitéré en mai 20223 par Emmanuel Macron qui s'est engagé à renforcer avec ce pays « la coopération sur tous les plans, y compris au niveau européen […]. La sécurité d'Israël est au cœur de notre partenariat. » Il a même loué les efforts d'Israël « pour éviter une escalade » à Jérusalem.

Ce qui se déroule en Terre sainte depuis des décennies n'est ni un épisode de « la guerre contre le terrorisme » ni un « affrontement » entre deux parties égales comme le laissent entendre certains titres des médias, et certains commentateurs. Les Palestiniens ne sont pas attaqués par des extraterrestres comme pourrait le faire croire la réaction du ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian Sur son compte officiel twitter : « Je suis profondément choqué et consterné face aux violences inacceptables qui ont empêché le cortège funéraire de Mme Shireen Abou Akleh de se dérouler dans la paix et la dignité. »

Quant à tous les donneurs de leçons qui reprochent aux Palestiniens l'usage de la violence, bien plus limité pourtant que celui des Israéliens, rappelons ce qu'écrivait Nelson Mandela, devenu une icône embaumée pour nombre de commentateurs alors qu'il était un révolutionnaire menant la lutte armée pour la fin du régime de l'apartheid dont Israël est resté jusqu'au bout l'un des plus fidèles alliés :

C'est toujours l'oppresseur, non l'opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l'oppresseur utilise la violence, l'opprimé n'aura d'autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n'était qu'une forme de légitime défense.

On ne connaitra sans doute jamais l'identité du soldat israélien qui a appuyé sur la gâchette et tué la journaliste palestinienne. Mais ce que l'on sait déjà, c'est que la chaine des complicités est longue. Si elle prend sa source à Tel-Aviv, elle s'étire à Washington, se faufile à Abou Dhabi et à Rabat, se glisse à Paris et à Bruxelles. Le meurtre de Shirin Abou Akleh n'est pas un acte isolé, mais un crime collectif.


1Sophocle, Antigone, Flammarion.

2Lire aussi, Olivier Pironet, « Mourir à Jénine », Blogs du Monde diplomatique, 14 mai 2022.

Al-Dissi, un réservoir écartelé entre Amman et Riyad

Al-Dissi est un bassin d'eau souterraine et non renouvelable, à cheval entre les royaumes jordanien et saoudien. Faute d'un véritable accord entre ces voisins, chacun y puise sans mesure, tentant sans succès d'assouvir ses projets agricoles grandioses ou ses besoins croissants en eau potable.

Nous sommes à 320 km au sud d'Amman, en plein cœur du désert qui entoure les monts de Wadi Rum pour atteindre les petits villages qui forment la municipalité des Villages du bassin d'Al-Dissi. Là, à des centaines de mètres de profondeur, se trouve un réservoir d'eau souterraine potable qui remonte approximativement de 10 000 à 30 000 ans, et qui s'étend dans un aquifère partagé entre la Jordanie et l'Arabie saoudite. Cette eau est non-renouvelable car les pluies ne parvient pas jusqu'au bassin.

Les deux pays ont découvert ce bassin à la fin des années 1960. On l'appelle Al-Dissi en Jordanie, tandis qu'il est connu sous le nom d'Al-Saaq en Arabie saoudite. La majeure partie de ces eaux se trouve à l'intérieur des frontières du royaume wahabite. Dans les années 1970, Riyad en a utilisée de grandes quantités pour cultiver des terres désertiques. En contrepartie, la Jordanie a, dans les années 1980, octroyé à des entreprises agricoles privées des concessions pour investir dans la région de Wadi Rum afin de cultiver du blé et des céréales pour le marché local, conformément à l'accord de l'époque. Mais en 2013, le gouvernement a commencé à capter l'eau d'Al-Dissi vers Amman et Aqaba à des fins potables. Il a alors annoncé que le réservoir continuerait à être alimenté en eau pour les 50 prochaines années. Cependant, plusieurs études remettent en cause ces prévisions sur la durée de vie du réservoir. Ces réserves soulèvent aussi des questions quant au bénéfice qui serait tiré de la canalisation d'eau d'Al-Dissi, alors qu'une entreprise turque l'exploite moyennant des coûts élevés pour le compte du gouvernement, et aux dépens de la relation entre la Jordanie et l'Arabie saoudite.

Cultiver dans le désert

En 1969, une mission du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a mené des études dans les régions méridionales de la Jordanie et a découvert un bassin d'eau souterraine dont la superficie atteint environ 69 000 km2, dont trois mille en Jordanie, tandis que le reste s'étend à l'intérieur de l'Arabie Saoudite.

Au début des années 1970, l'Arabie saoudite soutient la culture du blé dans les zones situées au-dessus du bassin d'Al-Saaq. Elle introduit ensuite la culture de l'orge et de la luzerne1 dans le cadre de ses projets de plantation du désert2 et d'exportation de céréales. Entre 1980 et 2005, le prélèvement de l'Arabie saoudite dans le bassin d'Al-Saaq décuple, passant d'environ 900 millions de mètres cubes par an à 8,9 milliards, dont 1,5 milliard puisés dans la région de Tabuk, près de la frontière jordanienne et du bassin d'Al-Dissi3. Ce dernier prélèvement conduit à la formation d'une large et profonde cavité verticale sous la zone de pompage élevée, faisant ainsi dévier le flux d'eau qui se dirigeait jusque-là de l'Arabie saoudite vers la Jordanie.

De son côté, le gouvernement jordanien signe en 1985 un contrat avec quatre entreprises agricoles privées pour une période de 25 ans, afin de cultiver des céréales dans la région du bassin d'Al-Dissi, destinées au marché jordanien, avec des terres et de l'eau à des prix incitatifs. Les prélèvements en eau atteignent alors jusqu'à 80 millions de mètres cubes par an entre 2001 et 2008, selon le rapport de la Cesao. Mais le gouvernement jordanien ne renouvelle pas les contrats, affirmant que les quatre entreprises n'ont pas respecté les conditions de production.

Une course au pompage

Des spécialistes des deux pays accusent le voisin de surexploiter l'eau du bassin. Selon un document de recherche élaboré par l'Institut d'études méditerranéennes en Italie en 2008, les deux royaumes se sont engagés dans une « course au pompage silencieuse », ce qui a obligé Amman à augmenter ses prélèvement sen quelques années, afin de préserver ses droits. Toujours selon l'institut, la Jordanie a essayé de « créer une situation de fait pour éviter le risque de perdre Al-Dissi à l'avenir ». De son côté, Riyad ne réagit pas aux accusations de surexploitation « afin de ne pas faire de la question un sujet de débat public ».

L'Arabie saoudite a réduit ses prélèvements ces dernières années, dans le cadre de sa politique de rationalisation. En 2018, Riyad met en place la Stratégie nationale de l'eau 2030, après avoir noté « l'exacerbation des abus dans l'extraction d'eaux souterraines non-renouvelables à des fins agricoles ». La stratégie met l'accent sur le fait que la culture de fourrage vert domine les besoins en eau du secteur agricole, alors que cette pratique était censée prendre fin en 2018.

Or, pour Hind Jassim, chercheuse au Centre pour l'eau, l'énergie et l'environnement à l'université jordanienne, « cette eau ne devrait pas être destinée à l'agriculture » par les deux parties jordanienne et saoudienne. Il s'agit en effet d'une eau potable de haute qualité, qui plus est une eau fossile non-renouvelable. Il aurait donc fallu la traiter comme un stock stratégique, c'est-à-dire de la conserver jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'alternatives, chose qui aurait nécessité un accord entre les deux pays.

En 2015, la Jordanie et l'Arabie Saoudite signent enfin un accord pour la gestion et la protection des eaux souterraines à Al-Dissi. Celui-ci définit une zone protégée sur un rayon de 10 km de part et d'autre de la frontière, où l'eau ne serait plus prélevée, sans déterminer les quotas pour les deux côtés. Un comité technique conjoint doit se réunir tous les six mois pour superviser la mise en œuvre de l'accord. Or, selon Ali Sobh, ancien secrétaire général au ministère jordanien de l'eau et de l'irrigation et ancien membre du comité, ces réunions n'ont jamais eu lieu.

À prix d'or

Au début des années 1990, le problème de la pénurie d'eau en Jordanie s'est accru avec l'augmentation de la demande, due à la croissance démographique et après que les ressources en eaux souterraines ont été exploitées à plus du double de leur capacité de production4. Le ministère de l'eau et de l'irrigation envisage alors plusieurs options, dont l'achat de l'eau de l'Euphrate en Irak, en Turquie par le biais du projet du « pipeline de la paix » et le dessalement de l'eau de la mer Rouge à Aqaba, qui nécessite des sources d'énergie élevées et par conséquent un coût élevé que la Jordanie ne peut pas se permettre.

Autre solution : le captage de 100 millions de mètres cubes d'eau du bassin d'Al-Dissi et leur acheminement sur une distance de 320 km jusqu'à Amman et aux gouvernorats du nord. Le projet n'aboutit pas, malgré des propositions de financement de la Libye et de l'Iran, tandis que la Banque mondiale s'abstient, faute d'une approbation saoudienne5.

En 2007, le gouvernement jordanien conclut finalement un accord pour financer un projet de canalisation avec la société Gama Enerji6, pour un coût d'un milliard de dollars (848 millions d'euros). Celle-ci paye environ 700 millions de dollars (594 millions d'euros) du coût final, tandis que le ministère de l'eau et de l'irrigation couvre le reste de la somme, emprunté à des banques offshores. Le contrat stipule que la société turque construira la canalisation et l'exploitera pendant 25 ans, avant d'en transférer les droits au gouvernement jordanien. Entre temps, ce dernier achètera l'eau d'Al-Dissi à la société à un prix fluctuant entre 89 et 100 millions de dinars (entre 106 et 119 millions d'euros) par an7.

Le gouvernement payera au total pas moins de 2,7 milliards de dinars (3,23 milliards d'euros) avant que le projet ne lui soit transféré, « un coût considérable » qui se répercute indirectement sur les citoyens, estime l'analyste économique Fahmy Al-Katout. En effet, le gouvernement vend l'eau aux citoyens à des prix subventionnés tout en empruntant pour couvrir ces coûts, ce qui se traduit par la suite par la suppression des subventions et l'augmentation des impôts et des prix. Au final, la canalisation d'Al-Dissi couvrira à peine un quart des besoins en eau potable pour la seule ville d'Amman. Pire, les spécialistes estiment que la Jordanie ne verra ce projet aboutir qu'une fois que l'eau du bassin aura tari.

Pénurie et corruption

Mundhir Haddadin, ancien ministre jordanien de l'eau et de l'irrigation, affirme que le gouvernement était conscient, depuis le début du projet, que la captation de l'eau d'Al-Dissi n'était pas durable, mais constituait une solution « temporaire », étant donné que l'eau du réservoir n'était pas réapprovisionnée. Une étude publiée par le ministère en 2004 confirme ses propos. On peut y lire : « D'ici 2015, le ministère n'aura d'autre choix que de trouver une autre source de dessalement non conventionnelle, c'est-à-dire à partir du golfe d'Aqaba ».

D'autre part, l'un des objectifs du projet d'Al-Dissi était de conférer aux bassins aquifères du centre et du nord de la Jordanie la possibilité de stocker de l'eau, après y avoir prélevé plus du double de leur capacité de renouvellement. Mais Tha'ir al-Moumni, directeur des bassins au sein du ministère, affirme que le réapprovisionnement des bassins n'a pas eu lieu, attribuant cela à l'augmentation continue et significative du nombre de réfugiés et à la croissance démographique. Autre projet potentiel pour faire face à la pénurie d'eau : l'aqueduc des deux mers avec Israël. Si jamais il était retardé, le gouvernement a annoncé en 2013 un plan B : le captage des eaux souterraines profondes dans la région d'Al-Shaydiya et d'Al-Hassa.

L'aqueduc des deux mers n'a pas vu le jour. Quant aux régions d'Al-Shaydiya et d'Al-Hassa, des forages de puits profonds y ont commencé en 2020. Mais le projet a été transmis début 2021 à la Commission pour l'intégrité et la lutte contre la corruption, car le ministère de l'eau et de l'irrigation est soupçonné d'avoir soumis le forage des puits à un appel d'offres, contrairement aux études et recommandations d'experts qui déconseillaient la réalisation du forage car l'eau de ces puits est très chaude, très salée et ne correspond pas aux normes jordaniennes pour l'eau potable.

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Article traduit de l'arabe par Ahmed Al-Arabi.


1Masoud Eid Al-Ahmadi, Hydrogéologie du bassin d'Al-Saaq, au nord-ouest de Tabuk, dans le nord de l'Arabie saoudite, (en arabe) Université King Abdulaziz, 2008.

2Elie Hajj, Camels Don't Fly, Deserts Don't Bloom : an Assessment of Saudi Arabia's Experiment in Desert Agriculture, Université de Londres, 2004, p.4.

3Selon un rapport publié en 2013 par la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie occidentale (Cesao) en partenariat avec d'autres organisations internationales.

4Ministère de l'eau et de l'irrigation, Évaluation de l'impact environnemental et social du projet d'adduction d'eau d'Al-Dissi-Al-Mudawra à Amman, (en arabe) 2004, p. 1.

5Eugenia Fragina et Francesca Greco, The Disi Project in Jordan : an internal/external analysis, Institut d'études méditerranéennes, Italie, 2008, p. 6.

6NDLR. Cette société est le fruit de la fusion entre la société turque Gama Holdings et la société américaine General Electric Energy Financial Services.

7Le coût convenu est de 89 millions de dinars, mais le ministère de l'eau nous a déclaré qu'il avait payé environ 100 millions ces dernières années, en raison de sa demande de quantités supplémentaires, ce que confirment ses rapports annuels.

Face à la gronde populaire, l'Autorité palestinienne choisit la répression

Depuis le décès de l'opposant Nizar Banat le 24 juin 2021, battu à mort par les forces de sécurité de l'Autorité palestinienne (AP), la Cisjordanie vit au rythme des manifestations demandant le départ du président Mahmoud Abbas. Déjà critiquée pour son immobilisme en mai 2021, l'AP n'est plus qu'un régime autoritaire arabe sans État, collaborant avec les autorités d'occupation.

La mort de l'activiste Nizar Banat le 24 juin 2021 après son arrestation par les services de sécurité palestiniens a suscité une vague de manifestations dans la rue palestinienne, réclamant le départ du président de l'Autorité palestinienne (AP) Mahmoud Abbas. Ce meurtre — qui arrive après une tentative d'assassinat à laquelle Banat avait échappé quelques semaines plus tôt — a fait basculer les protestations du monde virtuel vers la rue. L'événement a été un catalyseur contre l'AP, mettant à nu son échec tant sur les plans social, économique que politique. De plus, les pratiques du gouvernement palestinien sont marquées depuis quelques années par des discours et des politiques sécuritaires dont la violence est en contradiction flagrante avec les attentes des acteurs sur le terrain. En retour, les formes de résistances émanant d'une société palestinienne sous occupation ont également évolué.

Les espaces sociaux palestiniens étaient principalement jusque-là un lieu d'expression contre le colonialisme israélien. Mais le contexte des dernières années les a fait évoluer, notamment avec la division interne et la mise en place de deux autorités en conflit : l'AP en Cisjordanie et le Hamas dans la bande de Gaza. Depuis, ces espaces sociaux ne cessent d'être traversés par des affrontements sur des questions comme l'opposition aux négociations et à la coordination sécuritaire avec Israël, les arrestations politiques et les atteintes à la liberté d'expression et aux libertés publiques.

Ces divergences croissantes marquent un fossé qui s'est creusé entre les politiques menées par les deux pouvoirs de Ramallah et de Gaza, et une partie conséquente de la société palestinienne. Cet abîme apparaît également dans les politiques visant à contenir les protestations en les institutionnalisant et en les récupérant, à travers l'apparition de nouvelles formes de censure afin de monopoliser ces espaces sociaux et de les occuper avec les discours et les pratiques des appareils du pouvoir. Ces tentatives de contrôle et de récupération s'inscrivent dans une conception officielle de ce que doit être la « représentation palestinienne », imposée comme la seule voie à même de susciter une quelconque solidarité mondiale. À cela il faut ajouter une neutralisation de la confrontation avec la politique coloniale israélienne et la réduction du combat palestinien à son aspect juridique et symbolique.

Or, depuis le début de la pandémie de la Covid-19, les scandales et les protestations contre les politiques de l'AP se succèdent. Pour contenir leur propagation, le gouvernement a eu recours au confinement, à un durcissement sécuritaire et à des discours moralisateurs. Mais la pandémie a mis à nu la fragilité des structures sanitaires palestiniennes. L'arrivée des doses de vaccin a été tardive et la campagne de vaccination a été entachée d'accusations de népotisme et de clientélisme. Nizar Banat avait d'ailleurs critiqué dans nombre de ses publications sur les réseaux sociaux le transfert des vaccins entre l'AP et Israël. Après une tentative d'assassinat à son encontre, ordre a été donné de l'arrêter.

Le pouvoir confisqué

Certes, la protestation contre les politiques de l'AP ne sont pas nouvelles. La rue palestinienne a connu depuis 2011 des dizaines de manifestations : mobilisations de certains corps de métiers (enseignants, médecins du secteur public), manifestations politiques (opposition aux sanctions contre Gaza, à la coordination sécuritaire avec Israël, aux guerres contre Gaza et aux positions de l'AP) ou contestations sociales (contre la loi sur la sécurité sociale en 2019). Au cours de ces mouvements, les manifestants se sont heurtés aux forces de sécurité.

Mais la mobilisation actuelle s'inscrit dans un contexte différent. D'abord, elle survient après le report des élections qui devaient se tenir en mai 2021, marqué par un accaparement du pouvoir au sein du Fatah et de l'Organisation de libération de la Palestine et la montée des politiques d'exclusion et de répression contre les voix discordantes. Le chef de l'Autorité et ses proches ont désormais le monopole des décisions politiques, marginalisant celles du conseil central de l'OLP qui a appelé à revoir les accords d'Oslo et leurs conséquences, notamment la coordination sécuritaire et les accords économiques avec Israël.

Au cours des préparatifs des dernières élections, des courants d'opposition ont vu le jour au sein du Fatah. De nouvelles structures politiques ont émergé, dont certains à caractère régionaliste, ainsi que des candidats jusque-là inconnus. On a vu également l'émergence d'acteurs dont les discours se sont focalisés sur la réforme intérieure et la lutte contre la corruption et le népotisme.

Les divisions transcendées

Ensuite, et après de longues années de protestations limitées et de luttes individuelles, ainsi que de faible participation dans les manifestations, les grands mouvements populaires sont de retour. Les luttes quotidiennes dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Salouane et à la Porte de Damas ont suscité une solidarité croissante avec les habitants de Jérusalem. Ces mobilisations ont eu pour conséquence l'élargissement des protestations qui se sont étendues à la Cisjordanie et aussi parmi les Palestiniens d'Israël. De nouveaux acteurs sont entrés en lice, pour la plupart des jeunes porteurs d'un langage militant inédit.

Cette résistance a réhabilité la protestation collective organisée, transcendant ainsi la fragmentation coloniale. Jamais en effet depuis des décennies les Palestiniens ne se sont ainsi unis dans des formes de protestations organisées comme en mai 2021. La question palestinienne est redevenue une cause universelle. Des événements sur le terrain ou en ligne ont été organisés de manière simultanée dans la bande de Gaza, à Jérusalem, en Cisjordanie et à l'intérieur du territoire israélien.

Transcendant la géographie, les classes sociales et les générations, ce mouvement a restauré la cohésion du peuple palestinien entre l'intérieur et l'extérieur. Celui-ci constate que l'administration coloniale use des mêmes pratiques d'arrestations et d'assassinats à l'intérieur d'Israël comme dans les territoires occupés, confirmant la permanence de la Nakba et de ses conséquences à ce jour.

Au milieu de ce tableau, de nombreux jeunes constatent la position de spectateur de l'AP, dont la popularité est désormais à son plus bas niveau. Ils critiquent également le courant dominant au sein du Fatah dont les décisions ne servent qu'à maintenir le statu quo. Celui-ci continue à promouvoir le discours de la négociation, de la solution des deux États et de la menace du recours à la Cour pénale internationale (CPI), et à empêcher tout affrontement avec les soldats israéliens afin de préserver « le projet national palestinien ». Lequel projet se limite à l'attentisme et à l'absence de la moindre action sur le terrain. Tout cela malgré l'échec de la solution des deux États, l'accélération de la colonisation en Cisjordanie et la permanence de la division entre le Fatah et le Hamas. Une situation aggravée par l'extension du népotisme et du clientélisme et la propagation de la corruption, que dénoncent les groupes qui protestent dans la rue.

Avatar de l'autoritarisme arabe

La mobilisation qui se poursuit depuis le 25 juin fait face à une répression sans précédent de la part de l'AP. Selon plusieurs organisations palestiniennes des droits humains, les manifestants ont été brutalement agressés à coups de bâtons et de matraques et aspergés de gaz poivre. Ils ont été traînés par terre, des dizaines ont été arrêtés. Des avocats et des journalistes ont été poursuivis. Plusieurs militants et personnalités connues du champ culturel et universitaire ont été agressés, de même que d'anciens détenus dont un grand nombre venait tout juste de sortir des prisons israéliennes. Les organisations de droits humains ont également documenté des cas de torture et d'atteinte à la dignité dans les sous-sols des postes de police.

Selon les témoignages de manifestants largement diffusés sur les réseaux sociaux et dans les médias, des groupes affiliés au Fatah ont harcelé des jeunes filles participant à la protestation. Leurs téléphones ont été cassés et volés et leurs images diffusées. Des groupes étudiants proches du Fatah ont également agressé leurs camarades qui participaient aux manifestations. La symbolique de certaines scènes de répression était particulièrement frappante, comme les pierres lancées par des agents des services de sécurité sur les manifestants. La scène rappelait aux Palestiniens les violences exercées par des soldats israéliens contre les habitants du village de Salim, près de Naplouse, dans les années 1990.

Ces pratiques rappellent également celles de certains régimes arabes autoritaires qui font appel aux baltagiya1 pour réprimer les manifestants. Ces derniers sont accusés de faire le jeu d'intérêts étrangers et leurs revendications se noient au milieu des slogans en faveur du parti au pouvoir. Ici, la défense du Fatah se double de celle du « projet national palestinien » et de la lutte contre la « division ». Le 26 juin, l'AP a mobilisé à son tour plusieurs factions du Fatah ainsi que des éléments des services de sécurité en tenue civile en organisant une manifestation à Ramallah, sans intervention policière. L'idée est ainsi d'occuper la rue pour en chasser physiquement les manifestants qui appellent au départ du président Mahmoud Abbas.

Un fossé qui se creuse

Ces mouvements vont-ils se poursuivre ? La société civile, les organisations de défense des droits humains et les associations culturelles ont toutes condamné l'assassinat de l'opposant Banat. De nouvelles manifestations ont eu lieu un peu partout en Cisjordanie le 11 juillet, à l'appel d'organisations étudiantes, de mouvements de jeunes et d'associations féministes. Elles pourraient s'étendre si la répression s'aggrave et si les attaques contre les libertés publiques, la liberté d'expression et d'opinion, le droit à l'opposition et le droit de manifester et de protester se poursuivent.

L'AP récolte les échecs les uns après les autres. Jour après jour, le fossé se creuse entre elle et de larges segments de la population. La mise en place d'une commission d'enquête sur la mort de Nizar Banat, les déclarations garantissant la liberté de la presse et condamnant tout recours à la répression n'ont pas convaincu grand monde. Aucune volonté de changement ne transparaît sur le plan politique. Rien ne se profile à l'horizon pour changer la manière du gouvernement palestinien de gérer la lutte contre la colonisation ou œuvrer à mettre fin à la division inter-palestinienne.

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Traduit de l'arabe par Hamid Al-Arabi.


1Voyous à la solde du régime chargés d'agresser les manifestants.

Cisjordanie-Israël. D'un côté du mur à l'autre

Le film 200 mètres du Palestinien Ameen Nayfeh a été présenté dans le cadre de la huitième édition du festival Aflam qui fait découvrir des films sur les sociétés arabes contemporaines. Déjà présenté en avant-première au Festival international du film de Venise, en septembre 2020, 200 mètres a obtenu le prix du public.

Rouler 200 kilomètres en voiture pour parcourir une distance de 200 mètres, c'est la situation absurde que subit le personnage principal du film, Moustafa, joué par Ali Suleiman. Moustafa habite en Cisjordanie et de l'autre côté du mur, à 200 mètres, résident sa femme et ses trois enfants. La proximité est telle qu'ils parviennent à se voir en se postant sur leur balcon. Le soir, quelques signaux lumineux d'une maison à l'autre permettent de se souhaiter bonne nuit tout en se parlant au téléphone. Ils se rendent visite de temps en temps après avoir passé les checkpoints de la police israélienne.

200 mètres (2021) — Bande annonce VF — YouTube

Mais c'est un peu plus facile pour Salwa, la femme de Moustafa, qui bénéficie de quelques avantages en étant palestinienne d'Israël, tandis que son mari, ferme sur ses principes, a choisi de rester vivre chez sa mère de l'autre côté du mur. Le dilemme de beaucoup de Palestiniens : partir pour une vie plus tranquille et risquer de perdre ses biens, son habitation, son commerce ou un terrain. Rester, c'est tenir une position coûte que coûte mais aussi subir des montagnes de tracas, comme on a pu l'observer ces dernières semaines lorsque certains habitants de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est ont été menacés d'expulsion alors qu'ils possédaient leur habitation depuis plusieurs générations.

Un long périple semé d'embûches

En suivant le parcours de Moustafa, nous le voyons endurer ce que beaucoup de Palestiniens vivent quotidiennement : règles kafkaïennes, tracasseries administratives, humiliations multiples qui n'ont fait que s'aggraver depuis la construction du mur en 2002, au mépris du droit international.

Lorsque Moustafa apprend qu'un de ses enfants a été victime d'un accident et hospitalisé, il tente par tous les moyens de rejoindre sa famille, mais c'est sans compter sur l'entêtement de l'agente de sécurité israélienne qui lui interdit le passage de ces tourniquets installés aux checkpoints qui trient ceux qui vivent de l'autre côté du mur. Commence alors un périple semé d'embûches pour contourner cet interdit.

Le film nous emmène sur la route qu'emprunte Moustafa. Ses péripéties, certaines dramatiques, d'autres humoristiques, éclairent sur les subterfuges dont il faut user pour arriver à ses fins dans cette situation. D'abord, négocier un tarif avec le chauffeur de taxi habitué des passages risqués parce qu'interdits, qui lui-même négocie avec d'autres chauffeurs pour des tronçons de route plus dangereux. On découvre ainsi cette économie souterraine et ses trafics que l'édification du mur a engendrés. On apprend aussi que ce mur n'est pas complètement infranchissable. Une scène montre des adolescents ayant repéré une « faille » qui leur permet de s'aventurer de l'autre côté. Ces brèches sont jalousement gardées par des jeunes qui habitent non loin de là.

Attendre ensuite que le taxi se remplisse, et voilà le petit groupe embarqué. À côté de Moustafa, un adolescent qui cherche du travail, un jeune couple formé par un Palestinien de la diaspora en visite et d'une Allemande qui ne lâche pas sa caméra, filmant au long du chemin chaque fois que c'est possible, souvent en cachette. L'aventure de cette équipée ne sera évidemment pas de tout repos.

Toucher le public occidental

Lors d'un échange entre le réalisateur et le public organisé par Aflam au moment de la sortie du film en salles, les avis des spectateurs étaient tranchés autour du personnage de la jeune femme allemande : pourquoi une Allemande dans cette narration, et surtout pourquoi semble-t-elle comprendre l'hébreu ? Ce personnage du film fait débat. Dans une interview, le réalisateur explique vouloir intéresser un public large, non seulement au Proche-Orient, mais aussi en Occident, à un film populaire pour faire comprendre ce que vivent au quotidien les Palestiniens. Pour ce faire, ce personnage féminin est un moyen d'identification pour le public occidental.

Complexité des rapports interpalestiniens

Le réalisateur, Ameen Nayfeh, qui réside à Ramallah et dont c'est le premier fil, s'est inspiré de sa vie quotidienne ainsi que des témoignages de son entourage pour raconter ces petits faits qui rendent la vie quotidienne lourde d'obstacles. Mais ce n'est pas un film militant ; il est parsemé de détails révélant aussi les méfiances et défiances des Palestiniens entre eux, dévoilant des mentalités différentes selon qu'on affiche une plaque d'immatriculation de voiture des territoires occupés, ou bien celle qui permet de circuler aussi en Israël, parce que le lieu de résidence est Jérusalem — ce qui est le cas de l'épouse de Moustafa.

Ainsi, lorsque Moustafa s'écrie, dans un moment d'énervement vis-à-vis de ses compagnons de route à propos de la jeune femme allemande, que si elle est juive — ce qui est fort probable —, cela ne fait pas d'elle une coupable pour autant, cela apporte un point de vue qui n'est pas manichéen.

Solange Poulet, l'membre de l'équipe de programmation du festival Aflam, raconte que le distributeur Shellac — qui est plutôt spécialisé dans les films d'art et d'essai — a décidé de soutenir ce film populaire, d'une trame narrative classique, car il avait été séduit par le propos qui « parle de la question palestinienne et du conflit avec Israël sans l'évoquer de front ». Et elle rajoute que par la suggestion, implicitement, ce film nous raconte la complexité des rapports entre les Palestiniens.

Le propos de 200 mètres, malgré les maladresses du film, est de faire connaître à un public le plus large possible la réalité de la Palestine. Pour Ameen Nayfeh, « Les Israéliens ne comprennent pas grand-chose à notre quotidien, même les mieux intentionnés ». Deux cents mètres pour un Israélien, ce n'est pas la même distance ni le même temps que pour un Palestinien sur sa terre.

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200 mètres. L'odyssée d'un père au-delà des frontières
Réalisateur : Ameen Nayfeh, Palestine
2020 (VO)
97 min

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