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L’enfer est pavé de bonnes intentions (22) – Le piège de l’identité

Le politologue, conférencier et professeur d’université américain Yasha Mounk retrace dans un livre qui devrait faire parler de lui, les conséquences et les dangers d’une idéologie actuellement très en vogue aux États-Unis, et qui se rapproche de plus en plus de chez nous en Europe.

Sous couvert de bonnes intentions, elle s’annonce un facteur de divisions, voire de conflits haineux et montants.

 

La fin de l’universalisme

Par un retournement inouï de l’Histoire, la ségrégation raciale est réapparue en de nombreux lieux des États-Unis, paradoxalement, sous le prétexte de lutter contre le racisme !

Pare exemple, dans certaines écoles ou grandes universités, des enfants ou étudiants sont désormais séparés dans des classes selon leur couleur de peau, non à l’initiative de Blancs, mais la plupart du temps de Noirs, voire d’Asiatiques. Étonnamment, l’affirmation explicite de l’identité raciale est considérée alors comme « un effort en faveur de la diversité, de l’égalité et de l’inclusion ». Drôle d’époque…

Le séparatisme « progressiste » est ainsi en train de gagner de plus en plus de terrain aux États-Unis, en lieu et place de cet universalisme que nous avons mis tant de siècles à ériger, valeur à présent nettement en recul. Il s’impose chaque jour davantage dans le discours dominant américain. Et progresse en Europe.

Il en va de même pour les questions de genre, d’origine culturelle ou d’orientation sexuelle. Nombre d’institutions considèrent désormais que leur responsabilité est de traiter les individus différemment selon leur groupe d’appartenance. Jusque dans la médecine, les prescriptions médicales et les actes chirurgicaux, où les Noirs et Hispaniques – par une forme mesquine de présumée « équité » au regard du passé – deviennent par exemple prioritaires en cas de pénurie, sans plus de considération pour ce qui a toujours guidé les valeurs fondamentales de la médecine : sauver des vies, qui n’est plus la priorité. Même chose dans d’autres domaines pour les femmes ou les trans, comme les aides financières.

Tout phénomènes fruits de la montée en puissance de la cancel culture. Dont Yasha Mounk nous démontre ici le caractère idéologique et délétère (si je reprends le sous-titre de l’ouvrage), aux conséquences graves, tant en matière de libertés que d’égalité.

Il considère que nous aurions tort de ne pas prendre au sérieux la montée inexorable de ces mouvements. C’est pourquoi il propose de commencer par comprendre ce qui fait leur attrait. Il élabore ainsi un diagnostic de ce qu’il choisit d’appeler « la synthèse identitaire ». Celle-ci provient de la persistance d’inégalités et d’injustices à l’égard de différentes minorités malgré les grands progrès accomplis au cours des dernières décennies. Le sentiment que les choses ne vont pas assez vite. Le problème n’est donc pas tant dans le diagnostic que dans les solutions que cette synthèse propose.

 

Les défenseurs de la synthèse identitaire rejettent les valeurs universelles et les règles de neutralité, telles que la liberté d’expression et l’égalité d’accès à toute dignité, comme des diversions visant à occulter et à perpétrer la marginalisation des groupes minoritaires. Toujours selon eux, tenter de progresser vers une société plus juste en redoublant d’efforts dans la poursuite de ces idéaux serait voué à l’échec. C’est pourquoi ils mettent les communautés au centre de la réflexion, à la fois pour comprendre le monde et informer nos actions en son sein […] Elle confère à ses défenseurs le sentiment d’appartenir au grand mouvement historique qui rendra le monde meilleur. Tout cela explique son attrait, en particulier chez les jeunes idéalistes.

 

Selon eux, tout doit être analysé sous le prisme des catégories identitaires, même des situations qui semblent pourtant sans rapport. Mais en réalité, les bonnes intentions se transforment en piège. Et les résultats sur lesquels elles vont déboucher seront contre-productifs, car elles incitent chaque communauté à se battre pour les intérêts collectifs de son groupe particulier. Ceci ne peut que mener à des tribus en guerre les unes contre les autres.

 

Une analyse historique

Retraçant les grandes phases marquantes du XXe siècle, Yascha Mounk en vient à présenter l’itinéraire et la place qu’y occupe la pensée de Michel Foucault. Celui par qui – rejoint bientôt par d’autres à l’image de Deleuze – le rejet de l’identité va prendre forme intellectuellement.

Il va inspirer plus tard un scepticisme encore plus radical de la part de certains de ses lecteurs et penseurs postmodernes, qui vont aller beaucoup plus loin dans ce rejet, rejoints par les penseurs postcoloniaux des années 1970 et 1980, qui se baseront sur l’éthique postmoderne de Foucault pour fonder leurs idées de déconstruction des discours et grands récits de l’ère coloniale.

Ce qui rend la lecture intéressante est la manière dont Yasha Mounk nous conte l’histoire notamment du mouvement des droits civiques, dont les succès trop limités vont déboucher sur de profondes déceptions. On comprend mieux ainsi comment ce mouvement finit par être peu à peu rejeté, pour laisser place à ses opposants de la théorie critique de la race. Directement en lien avec l’histoire des États-Unis, en fin de compte. C’est également cette narration historique qui nous permet de mieux comprendre dans quel contexte est née l’intersectionnalité, bien avant qu’elle ne se durcisse pour aboutir au mouvement que nous connaissons aujourd’hui.

La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du communisme, principal artisan de la critique des démocraties libérales, a laissé place à un nouveau facteur de cohésion de la gauche, qui a ainsi pu recycler les questions d’identité (y compris de genres). À travers leurs circuits traditionnels : les Universités et la sociologie.

La synthèse identitaire va ainsi peu à peu s’imposer, en occupant une place de plus en plus importante et quasi obsessionnelle dans la société américaine. Ce sont surtout les réseaux sociaux qui vont jouer un rôle majeur, en diffusant des modes très simplifiés de communication (à la première personne du singulier) sur les communautés identitaires. Qui vont révolutionner la manière d’exprimer des idées très sommaires, qui se répandent ensuite vers les organes de presse traditionnels comme le New York Times. Jusqu’à ce que le cadre de pensée d’une grande partie des Américains en soit transformé, paradoxalement particulièrement chez les Blancs très diplômés. Et qu’il touche ensuite les institutions des États-Unis, les fondations et ONG, le monde du travail, des affaires, du spectacle et de la politique. Jusqu’à une grande firme comme Coca-Cola, qui s’est lancée en 2020 dans un grand plan d’inclusion, demandant entre autres à ses employés « d’être moins blancs » !

C’est surtout dans les entreprises américaines les plus prestigieuses que le militantisme s’est développé depuis quelques années, avant de se répandre ensuite à toutes les entreprises des mêmes secteurs. La judiciarisation croissante autour des discriminations raciales ayant en sus renforcé encore le phénomène.

 

La courte marche au travers des institutions a commencé dans les entreprises de la tech et les firmes recrutant en priorité dans les universités d’élite, en compétition pour le recrutement des talents et très soucieuses d’éviter toute publicité négative. D’autres grandes entreprises ont vite suivi le mouvement en raison du militantisme interne de leurs employés et d’incitations juridiques à émuler les actions de leurs concurrentes.

 

Institutions progressistes et orthodoxie identitaire

L’arrivée de Donald Trump au pouvoir n’a fait que renforcer les adhésions à ces mouvements, en réaction à ce qu’il pouvait représenter aux yeux de beaucoup.

Puis, c’est dans les milieux « progressistes », à l’Université et dans les journaux, que la radicalisation s’est imposée, après une sorte de chasse aux sorcières et des pressions entre pairs qui a amené une nouvelle orthodoxie, avant de s’étendre aux entreprises et aux associations. Il était vite arrivé, au sein même des milieux progressistes, de se retrouver suspect d’être raciste, sexiste, ou même partisan de Donald Trump. De véritables luttes internes ont laissé la place aux plus extrémistes, puis au conformisme désormais de rigueur.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, Yasha Mounk porte un regard critique sur la manière dont la synthèse identitaire subvertit les normes et les valeurs, à travers cinq applications motivées au départ par des injustices authentiques, mais qui débouchent en définitive sur un piège, dans la mesure où elles nuisent au but qu’elles sont censées servir.

Afin de ne pas surcharger cette présentation déjà longue, nous nous contenterons de citer ces cinq doctrines mises en œuvre, qui donnent lieu chacune à des développements à travers un chapitre à part entière :

  1. La théorie du point de vue (qui postule que les citoyens de groupes différents ne pourront jamais totalement se comprendre, et que les privilégiés devraient s’en remettre aux exigences politiques des marginalisés),
  2. L’appropriation culturelle (qui considère que les groupes doivent jouir d’une forme de propriété collective de leurs produits et artefacts culturels, des modes vestimentaires aux plats traditionnels, leur usage étant soumis à des restrictions pour qui n’appartient pas à ces groupes),
  3. Les limites de la liberté d’expression (l’État et la société devant veiller, y compris par la loi, ou à travers une « culture des conséquences », à dissuader d’exprimer des propos jugés offensants à l’égard des groupes minoritaires),
  4. Le séparatisme progressiste (visant à ce que chacun s’identifie à son groupe ethnique, religieux et sexuel d’appartenance, et bénéficie d’espaces réservés afin de renforcer la prise de conscience),
  5. Les politiques publiques sensibles à l’identité (dont le but est de redresser les inégalités socio-économiques durables entre communautés, l’État devant favoriser les groupes historiquement discriminés).

 

Cinq chapitres instructifs dans lesquels de multiples exemples concrets sont présentés, donnant un aperçu évocateur des orientations actuelles de la société américaine. De manière souvent ahurissante (que l’on ne souhaite pas vraiment voir se répandre chez nous, même si cela a en partie commencé à se diffuser, y compris dans des domaines où nous aurions refusé de croire, il y a encore peu, que cela était imaginable ici).

 

Défendre l’universalisme

C’est avec des concepts comme le racisme structurel – venu supplanter la définition traditionnelle du racisme – que l’on en vient à nourrir des préjugés dangereux à l’égard de communautés considérées comme « privilégiées », par exemple « les Blancs », à l’égard desquels l’idée de racisme est considérée par ses promoteurs comme tout simplement impossible. De la même manière, ceux qui – sous prétexte de défendre les droits des trans – entendent rendre caduque pour tous la réalité de l’existence du sexe biologique, mettent en danger les réalités de la médecine, de certaines institutions, des compétitions sportives.

En outre, les militants de la synthèse identitaire – soucieux de remettre en cause certaines injustices réelles en la matière – entendent contester la méritocratie. Là où une égalité des chances correctement mise en œuvre serait bien plus pertinente et efficace que leur remède « qui serait pire que le mal ». Et là où la défense de l’universalisme a toutes les raisons d’aboutir à des solutions bien plus opportunes. Ce qui fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage.

Selon Yasha Mounk, les principaux adversaires de la synthèse identitaire sont les libéraux, à travers notamment leurs principes universalistes. C’est justement le libéralisme honni qu’il choisit quant à lui de défendre. Et c’est une réponse libérale qu’il entend leur opposer, en s’attaquant à leurs fondations logiques, en particulier à leur propension à vouloir expliquer tous les événements historiques ou présents à l’aune de la race, du genre et de l’orientation sexuelle ; ou à opposer systématiquement la domination des privilégiés ou groupes dominants aux marginalisés (à l’image du marxisme dans un autre domaine). Pour finalement tenter de favoriser ceux qui ont été historiquement pénalisés, en établissant de nouvelles normes et valeurs se substituant aux valeurs universelles.

Là où le libéralisme et ses principes universels n’entend aucunement défendre des élites. Au contraire, le libéralisme est attaché à l’idée que les hommes naissent libres et égaux en droits. Il est attaché à l’égalité politique des citoyens, aux libertés individuelles, à l’idée que les individus doivent disposer des mêmes droits et devoirs, quelle que soit leur communauté religieuse, ethnique ou culturelle. C’est le sens même de l’universalisme. Et Yasha Mounk poursuit en montrant les succès des démocraties libérales.

C’est pourquoi, dans son chapitre de conclusion, il s’interroge sur les manières d’échapper au piège de l’identité, que de plus en plus d’individus jusque-là enthousiastes cherchent à présent à fuir. L’identité, remarque l’un d’entre eux, « devient une sorte de marqueur de légitimité idéologique ou stratégique intrinsèque. Une identité marginalisée se déploie comme le convoyeur d’une vérité qui doit simplement être acceptée ». Débouchant sur des menaces, des autodafés, des démissions forcées, des séparatismes, de nouvelles normes, des chasses aux sorcières, des annulations de concerts, spectacles ou conférences, ou encore des censures. Et un pessimisme ambiant peu à même de permettre d’aller de l’avant, de mener des projets sains et porteurs de talents.

Un caractère destructeur et manichéen qu’il sera difficile de vaincre, tant certaines normes illibérales se sont imposées et ancrées dans les institutions centrales. Yasha Mounk note cependant que depuis un ou deux ans, des signes d’inflexion apparaissent, que le piège identitaire commence un peu à passer de mode. Ce qui lui laisse penser qu’au moins les pires excès du piège identitaire devraient disparaître au cours de la décennie à venir. Pour le reste, il reviendra aux libéraux notamment de favoriser le débat en vue de défendre nos valeurs fondamentales. Même si cela ne sera pas facile, tant la peur règne. Il délivre quelques conseils susceptibles d’aller en ce sens, en s’armant du courage qui vient trop souvent à manquer, et sans lequel rien ne sera possible.

 

Yasha Mounk, Le piège de l’identité, Editions de l’Observatoir, novembre 2023, 560 pages.

 

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