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La laïcité à l’anglaise : autre pays, autres mœurs ?

Par Michael Kelly

Ceux qui ont observé le couronnement du roi Charles III en mai 2023 pourraient penser que le Royaume-Uni est tout le contraire d’un pays laïc. Dans l’abbaye de Westminster, le nouveau chef de l’État a reçu son mandat de l’archevêque de Canterbury et est ainsi devenu chef de l’Église d’Angleterre. Pourtant, les apparences sont trompeuses.

La situation actuelle outre-Manche est complexe, tributaire des contradictions et des compromis de l’histoire britannique. Dans le fond, l’Angleterre devient une société séculière, mais sans avoir adopté le principe français de la laïcité.

On cite souvent le philosophe américain Charles Taylor, qui distingue trois éléments majeurs dans la sécularisation des sociétés occidentales : le déclin de la croyance religieuse, la conception de la religion comme choix personnel du croyant, et la séparation entre l’Église et l’État.

Concernant les deux premiers éléments, la France et l’Angleterre sont assez proches.

 

Un déclin de la croyance

Lors du recensement de 2021 en Angleterre et au Pays de Galles, on a observé pour la première fois que moins de la moitié de la population s’est déclarée chrétienne : 46 %, contre 59 % en 2011. Ils sont 37 % à se déclarer sans religion. Par comparaison, l’Eurobaromètre de 2019 compte 47 % de chrétiens en France, contre 40 % sans religion. On a recensé 10 % de personnes se déclarant d’autre religion que le christianisme en Angleterre, et 12 % en France. Ce déclin de l’identité religieuse s’accompagne d’une chute de la pratique religieuse dans les deux pays.

On constate également des changements fondamentaux dans les pratiques, notamment concernant ce qui était considéré jusqu’à récemment comme des rites de passage. Par exemple, il était normal que les Anglais et les Anglaises se marient à l’église, mais en 2020, 15 % seulement des couples s’y sont mariés.

Ainsi, une église anglicane moyenne n’a assuré que quatre funérailles et un seul mariage en 2020. En revanche, les rites alternatifs foisonnent. Il est maintenant possible et admis de se marier, ou de formaliser son union civile, en dehors de l’église ou du bureau d’enregistrement : dans un hôtel, mais aussi dans un jardin, sur un bateau, à la plage, ou ailleurs selon l’imagination du couple.

Au Royaume-Uni, on constate que ce sont très souvent des humanistes, appartenant au mouvement non religieux que je présente plus bas, qui président les mariages et les autres rites en lieu et place des curés.

Au lieu de proposer des sacrements, ils marquent les hauts moments de la vie humaine dans des célébrations collectives. Ils peuvent êtres appelés tant pour les noces que pour les enterrements.

Dans les autres institutions sociales, on peut percevoir les mêmes tendances. Dans les tribunaux, par exemple, où autrefois on jurait sur la Bible, l’accusé ou les jurés peuvent aussi jurer sur un livre religieux de leur choix, comme le Coran, la Torah ou la Bhagavad-Gita (texte clé de l’hindouisme), ou peuvent simplement faire une déclaration solennelle. Lors d’un procès auquel j’ai participé l’année dernière, dix jurés sur douze ont choisi de jurer solennellement qu’ils allaient accomplir leur devoir. Le choix religieux est donc une option personnelle, mais ne change rien dans le déroulement de la justice.

 

La religion à l’école

Concernant les institutions d’éducation, la France et le Royaume-Uni ont une économie mixte qui comprend des écoles publiques et privées. Au Royaume-Uni, 6 % des jeunes sont dans l’enseignement privé pour près de 17 % en France. Les écoles privées britanniques ne reçoivent aucune subvention financière directe de l’État, alors que la grande majorité des écoles privées françaises sont « sous contrat » avec l’État, et perçoivent une importante subvention publique.

Au Royaume-Uni, le tiers des écoles d’État sont des écoles dites « de foi », dont la majorité sont des écoles primaires. En France, par contre, l’enseignement à caractère religieux se passe essentiellement dans les écoles privées, dont la vaste majorité (97 %) sont des écoles catholiques.

C’est dans les écoles d’État que les différences se manifestent. On sait combien les écoles d’État en France doivent insister sur l’exclusion des signes et des pratiques religieux. La situation au Royaume-Uni varie à travers l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord, car chacune des « quatre nations » est responsable de l’éducation de ses jeunes administrés.

En Angleterre, par exemple, le tiers des écoles d’État (y compris les collèges et les lycées) a un statut religieux (anglican et catholique en majorité, mais aussi juif, musulman, hindou et Sikh). Ce statut implique que l’école, ou le lycée, sont affiliés à une organisation religieuse, offrent des cours d’éducation religieuse et maintiennent une culture informée par la religion en question. L’école peut accepter des enfants d’autres religions, ou sans religion, qui peuvent manifester leur appartenance propre dans le respect de la culture religieuse de l’école. On peut penser qu’il y a une forte ressemblance entre les écoles d’État « de foi » britanniques et les écoles privées sous contrat en France.

Notons que depuis la loi de 1944, les écoles d’État en Angleterre autre que les écoles de foi, en primaire et secondaire, sont obligées de fournir une fois par semaine un enseignement sur la religion, et de tenir tous les jours un « acte de culte chrétien ». En pratique, la majorité de ces écoles choisissent de reconnaître la diversité des croyances parmi les élèves, soit dans les classes de religion, soit dans les rassemblements collectives.

 

Les familles peuvent choisir

Au Royaume-Uni, les parents d’élève peuvent choisir de retirer leurs enfants des activités religieuses, ce qui se fait de plus en plus. Les élèves eux-mêmes peuvent exercer ce choix à partir de 16 ans.

D’ailleurs, les écoles interprètent ces obligations à leur façon. Par exemple, « l’acte de culte » peut prendre la forme d’un rassemblement portant sur la vie de l’école (réussite scolaire ou sportive, événement marquant, discipline et comportement). Et les cours sur la religion peuvent porter sur les croyances et pratiques de toutes sortes.

Non seulement les parents ont la possibilité de retirer leurs enfants de ces activités, mais les directeurs peuvent demander que l’école en soit dispensée. In fine, on constate une diversité de situations, entre l’enthousiasme religieux et la pratique laïque.

Chaque école a la responsabilité de formuler ses règlements sur la discipline intérieure (comportements, coiffure, vêtements, port de signes, etc.) selon le contexte de l’école et de sa composition sociale.

Il est rare d’y voir des confrontations, et il semble que le régime du choix personnel des élèves, des parents et des enseignants, en matière de croyances et pratiques religieuses, contribue à la paix scolaire.

 

La place du religieux en évolution

La séparation de l’État et de l’Église dans le domaine politique et juridique pose des questions plus aiguës. L’Église anglicane ne reçoit aucune subvention de l’État, mais elle est « établie » comme l’Église d’Angleterre depuis la Réforme d’Henri VIII au XVIe siècle.

Aujourd’hui, le monarque est toujours chef de cette Église, même si les décisions sont en réalité prises par le gouvernement qui est par exemple chargé d’approuver la nomination d’évêques. 26 évêques siègent de droit dans la Chambre des Lords (équivalent du Sénat français) et y font peser leur voix.

La position politique de l’Église est surtout symbolique, mais elle exerce un rôle de porte-parole en faveur des valeurs spirituelles et éthiques, ce qui lui donne une certaine influence dans l’opinion publique. Par contre, depuis le XIXe siècle, son statut sous la loi est résiduel. Elle a peu de pouvoir politique direct, et se garde de l’utiliser dans la mesure du possible.

 

Vers un régime séculier ?

Actuellement, la critique de la religion est devenue très répandue et une minorité croissante s’exprime en faveur de l’exclusion des privilèges des religions dans la vie collective. Au Royaume-Uni, deux associations majeures représentent cette perspective : les Humanists UK (Humanistes Royaume-Uni) et la National Secular Society (Société séculière nationale).

Les humanistes se présentent comme des libres penseurs, non religieux, qui proposent une vision du monde rationnelle et éthique. Ils puisent dans une longue tradition européenne et même internationale, et favorisent le débat sur des questions philosophiques et sociales. Alors qu’en France l’humanisme peut être revendiqué par beaucoup de tendances intellectuelles, l’usage de ce terme au Royaume-Uni se limite en pratique aux non-croyants.

Les humanistes forment un réseau de soutien et fournissent un grand nombre de célébrants pour les rites de passage non religieux. Ce sont des personnes formées et accréditées pour diriger des cérémonies comme les mariages et les enterrements, sans référence à la religion.

Ils sont proches de la National Secular Society, qui mène des campagnes en faveur d’une « démocratie laïque où chacun est traité de manière égale, quelle que soit sa religion ou ses convictions ». Cette société vise notamment à renforcer la séparation de l’Église et de l’État, à abolir les écoles religieuses, à exclure la religion des institutions de la santé et à affirmer l’égalité de tous devant la loi, sans distinction de croyance. Ses perspectives correspondent donc de près à certaines interprétations du principe français de la laïcité.

Ces deux associations sont des membres actifs de l’association Humanists International, qui regroupe 130 associations à travers le monde. On constate qu’aucune association française n’y appartient. Cette absence est peu commentée, mais on peut penser que, d’une part, la notion d’humanisme n’a pas le même sens en français, et que, d’autre part, la promotion de la laïcité fait partie des débats quotidiens sur les valeurs républicaines en France, et n’est pas conçue comme le rôle d’une ONG internationale.

 

Deux histoires proches mais différentes

On pourrait développer davantage la complexité de la situation actuelle. Les différences entre les quatre « nations » du Royaume-Uni tendent à s’affirmer davantage avec la montée des nationalismes en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord. De plus, l’Église d’Angleterre fait partie d’une communauté internationale, qui regroupe 46 Églises anglicanes à travers le monde, surtout dans les anciennes colonies. On y retrouve des perspectives très diverses, surtout en matière de politique sociale (rôle des femmes, inclusion de l’homosexualité, rapports avec l’État et avec d’autres religions).

On trouve des complexités comparables dans les régions de France qui ont un rapport différent avec la laïcité (Alsace-Moselle, France d’Outre-mer). Cela renforce l’idée que l’Angleterre et la France font face aux mêmes défis.

Il y a cependant un travail important à faire pour arriver au point où les deux pays pourront mieux comprendre l’expérience du voisin. Les itinéraires historiques de la France et du Royaume-Uni sont très différents, malgré leur proximité géographique. Ces différences traversent leurs institutions, leurs structures politiques, sociales et intellectuelles et leurs langues. Et si les deux pays affrontent souvent des problèmes comparables, comme la place de la religion dans la société moderne, il est évident que chacun devra trouver des solutions adéquates en fonction de sa culture et de son histoire.

Sur le web.

Les libéraux, le libéralisme et l’islam

Parmi ceux qui, en France, condamnent l’islam et les musulmans, il y a les croyants et les non-croyants.

Or les croyants, d’abord, doivent se souvenir que la religion a besoin de concurrence. À peine la démonstration a-t-elle besoin d’être faite.

Dès 1684, Basnage de Beauval explique que quand une religion n’a point de concurrents à craindre, elle s’affaiblit, se corrompt.

En Angleterre, Voltaire fait cette remarque que la concurrence des religions y est extrêmement favorable à la liberté :

« S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, dit-il, le despotisme serait à craindre ; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses ». (Lettres sur les Anglais, 1734, 6e lettre.)

Alexis de Tocqueville consigne presque exactement les mêmes mots dans ses Carnets américains. (Œuvres complètes, t. V, vol. I, p. 70)

Enfin, dans ses Principes de politique de 1806, Benjamin Constant a un chapitre pour prouver les avantages de la concurrence des religions, en particulier sur la pureté de la morale. (Œuvres complètes, t. V, p. 278)

Ceux qui ne croient pas n’ont pas seulement, comme les autres, à dompter et à vaincre les fanatiques, qui menacent de brûler les hérétiques. Ils doivent encore éclairer les superstitieux. C’est que pour eux toute religion pose problème, étant fondée sur le principe d’autorité.

Les commandements de la Bible sont tyranniques au premier degré.

« Suivez mes lois, gardez mes commandements, mettez-les en pratique », c’est ce que le Lévitique donne à lire.

En bon français, cela signifie : que ces commandements vous paraissent bons ou mauvais, utiles ou futiles, vous les respecterez, car j’en suis l’auteur, moi, votre maître. Car le vrai vocabulaire des religions est celui des régimes d’esclavage, de servage, ou du moins de tutelle. Chez les libéraux français, on a pu débattre pour savoir si le catholicisme était compatible avec la liberté. Tocqueville la croyait surtout compatible avec un régime monarchique (Lettre à Ernest de Chabrol, 26 octobre 1831 ; Œuvres complètes, t. XVII, vol. I) ; elle aussi serait donc anti-républicaine ?

On dira que l’islam est une religion moyenâgeuse. C’est une façon de parler : car ce sont les Arabes qui, au Moyen Âge, nous ont révélé le monde gréco-latin. Mais peut-être l’islam serait-il incompatible avec le progrès, la civilisation ?

Tocqueville, qui a séjourné en Algérie, qui a lu le Coran crayon en main, ne le croyait pas :

« La propriété individuelle, l’industrie, l’habitation sédentaire n’ont rien de contraire à la religion de Mahomet […] L’islamisme n’est pas absolument impénétrable à la lumière ; il a souvent admis dans son sein certaines sciences ou certains arts. » (Œuvres complètes, t. III, vol. I, p. 325)

On dira que les musulmans sont dangereux. C’est un propos malséant, pour nous qui ne devons voir que les individus.

Au surplus, Benjamin Constant (qui a passé 30 ans à étudier les religions) enseigne que « l’autorité ne doit jamais proscrire une religion, même quand elle la croit dangereuse. Qu’elle punisse les actions coupables qu’une religion fait commettre, non comme actions religieuses, mais comme actions coupables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un devoir, et si elle voulait remonter jusqu’à l’opinion qui en est la source, elle s’engagerait dans un labyrinthe de vexations et d’iniquités, qui n’aurait plus de terme. » (Œuvres complètes, t. IX, p. 832)

C’est l’idée que défendait déjà Turgot un demi-siècle plus tôt, au milieu des grandes controverses religieuses du temps :

« Une religion qui aurait établi un grand nombre de dogmes faux et contraires aux principes de l’autorité politique, écrivait-il, et qui en même temps se serait fermé la voie pour revenir de ses erreurs qu’elle aurait consacrées, ou qu’elle se serait incorporées, ne serait pas faite pour être la religion publique d’un État : elle n’aurait droit qu’à la tolérance. » (Œuvres de Turgot et documents le concernant, t. I, p. 347)

Mais l’islam est éminemment politique, et les musulmans, sans doute, veulent remplacer nos lois par les leurs.

D’abord, aucune religion ne s’est jamais accommodée des lois qu’elle trouvait établies.

Dieu dit à Moïse :

« Vous n’agirez ni selon les coutumes du pays d’Égypte où vous avez demeuré, ni selon les mœurs du pays de Chanaan dans lequel je vous ferai entrer. Vous ne suivrez ni leurs lois ni leurs règles. » (Lévitique, XVIII, 3)

Naturellement, il ne faut pas le permettre. En son temps, rappelle Édouard Laboulaye, l’Église catholique, « qui était la religion, a voulu être la science, elle est arrivée un jour à être le gouvernement ; on s’est aperçu enfin qu’elle voulait tout envahir. On a secoué le joug, et elle est rentrée dans le temple. » (Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 432)

Pour dompter et vaincre les fanatiques, qui portent atteinte aux personnes ou aux propriétés, il faut la rigueur des lois. Pour éclairer les superstitieux, il faut autre chose : des lumières, du temps et de la bienveillance. C’est-à-dire qu’il faut de la liberté : car d’un côté un « État gendarme » vaut mieux qu’un État qui se mêle de tout et ne remplit pas ses missions ; de l’autre, la diffusion des idées ne peut se faire qu’en milieu libre.

La liberté de circulation des personnes, la tolérance religieuse, sont des principes majeurs du libéralisme. L’immigration a ses inconvénients, si elle a ses avantages. Mais renier nos principes et nos valeurs historiques ne peut se faire qu’au prix d’un affaiblissement.

Laïcité à l’école : le Conseil d’État tranche sur le port de tenues religieuses

Le Conseil d’État fut saisi par un référé-liberté (article L.521-2 du Code de justice administrative, CJA) par l’association « Action droits des musulmans » afin de suspendre l’acte de droit souple de nature impérative en question s’appliquant dans l’enseignement primaire et secondaire.

La note de service prévoyait notamment, qu’en vertu de « l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation, qui reprend la loi du 15 mars 2004, le port de telles tenues [l’abaya et le quamis], qui manifeste ostensiblement en milieu scolaire une appartenance religieuse, ne peut y être toléré ».

La note de service prévoyait également, toujours concernant ce même sujet, qu’à « à l’issue d’un dialogue avec l’élève, si ce dernier refuse d’y renoncer au sein de l’établissement scolaire ou durant les activités scolaires, une procédure disciplinaire devra être engagée ».

La note de service faisait donc application de l’article L.141-5-1 du Code de l’éducation qui dispose dans son alinéa premier que, « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » L’alinéa deux complétait celui-ci en disposant que, « le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ».

 

Rappel historique

À ce stade préliminaire du raisonnement, on peut déjà par une subsomption, constater en creux la légalité de la note de service au regard de la loi du 15 mars 2004.

En effet, on peut noter d’une part, qu’elle ne fait que compléter ou du moins, préciser ce qu’il faut entendre par « port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » et que d’autre part, elle prévoit un dialogue avec l’élève antérieurement à sa sanction disciplinaire car ce n’est qu’à l’issue de ce dialogue que l’administration appréciera les éléments lui permettant de sanctionner l’élève en question.

On peut noter à cet égard, que la note de service du 27 août 2023 joue le même rôle que la circulaire du 18 mai 2004 car dans les deux cas, tel est le but du droit souple, on vise à préciser les dispositions législatives, ou de donner une interprétation conforme à l’administration, afin que cette dernière puisse agir sous couvert de la légalité.

La circulaire du 18 mai 2004 précisait aussi ce qu’il fallait entendre au regard de l’article précité.

Elle affirmait :

« Les signes et tenues qui sont interdits sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive. La loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi. »

La circulaire précisait cependant que, d’une part, « la loi ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets » et que d’autre part, « elle n’interdit pas les accessoires et les tenues qui sont portés communément par des élèves en dehors de toute signification religieuse ».

La position du Conseil d’État a alors changé au même rythme que l’évolution législative en la matière. Si avant 2004, le Conseil d’État censurait les interdictions trop générales, après cette date, la plus haute juridiction administrative appliquera strictement le principe de laïcité.

Par exemple, dans son avis rendu le 27 novembre 1989, le Conseil d’État estime :

« Le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ».

Il en a déduit que le port de signes d’appartenance religieuse ne saurait faire l’objet d’une interdiction générale et absolue : le port par un élève d’un signe visible manifestant son appartenance religieuse n’est donc pas en lui-même, c’est-à-dire en principe, contraire au principe de laïcité.

Autre exemple d’avant 2004, le Conseil d’État estime, en 1992, (M. Kherouaa et a., n°130394, du 2 novembre 1992) que, « la liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ».

Donc :

« Le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuses qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ».

La jurisprudence antérieure à 2004 n’aidait guère l’administration à clairement délimiter le religieux du non religieux, de ce qui a fait l’objet d’une pression, ou non, ou de ce qui relève du prosélytisme.

Après la loi de 2004 venant clarifier tout cela, la jurisprudence du Conseil d’État va se durcir, notamment en interprétant de manière constructive l’article L.141-5-1 précité.

En effet, à côté de la catégorie « signes ou tenues, dont le port, par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse », le Conseil d’État crée la catégorie des signes ou tenues différents dont le seul port manifeste ostensiblement une appartenance religieuse « en raison du comportement de l’élève » (Conseil d’État, 4ème et 5ème sous-sections réunies, 05/12/2007, n°285394, Publié au recueil Lebon ). Le Conseil d’État a alors pu faire de la casuistique en faisant entrer, au cas par cas donc, dans cette catégorie, un bandana (CE, 5 déc. 2007, n° 295671 ) ou le keshi sikh (n°285394 précité). Le reste n’est que casuistique, et il est revenu aux tribunaux administratifs de dire au cas par cas, ce qui pouvait tomber dans les catégories légales et prétorienne.

 

Commentaires de l’ordonnance

Voilà donc un rappel juridique nécessaire avant d’entamer le commentaire de l’ordonnance de référé n°487891 du 7 septembre 2023.

Il faut préciser que le Conseil d’État intervenait dans le cadre d’un référé-liberté (article L.521-2 CJA).

Il devait donc vérifier deux éléments cumulatifs pour constater l’urgence :

  1. D’une part si la mesure n’était pas manifestement illégale
  2. D’autre part, si elle ne portait pas atteinte de manière grave à une liberté fondamentale1 au sens de l’article L.521-2 du CJA.

 

L’office du juge est donc assez strict car il doit statuer en 48 heures. Son contrôle ne porte donc que sur des illégalités flagrantes et des violations flagrantes des libertés fondamentales. La rédaction de l’ordonnance suit cette contrainte temporelle avec le recours à l’imperatoria brevitas pour affirmer sa position, ce qui explique le peu de justification de cette ordonnance (rien d’étonnant dans ce type de recours).

Le Conseil d’État commence par rappeler les catégories précitées (considérant 4) qui sont les principes de base de la laïcité. Les considérants 5 et 6 sont les plus développés.

Dans le considérant 5, le Conseil d’État établit une présomption de religiosité à l’égard de l’abaya.

En effet, il note :

« Les signalements d’atteinte à la laïcité liés au port de signes ou de tenues méconnaissant les dispositions de l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation dans les établissements d’enseignement publics ont connu une forte augmentation au cours de l’année scolaire 2022-2023 ».

Qu’est ce qui fait l’objet de tels signalements ?

Le Conseil d’État relève que, « ces signalements ont trait, en grande majorité, au port par des élèves d’écoles, de collèges et de lycées publics de tenues de type abaya ».

Et c’est là que s’opère la présomption de religiosité : « le choix de ces tenues vestimentaires s’inscrit dans une logique d’affirmation religieuse » notamment au regard « d’un discours mettant en avant des motifs liés à la pratique religieuse, inspiré d’argumentaires diffusés sur des réseaux sociaux ».

La conséquence logique de tout cela se trouve dans le considérant suivant dans lequel le Conseil d’État estime que l’interdiction opérée par la note de service ne porte pas atteintes aux libertés fondamentales invoquées par l’association requérante. Dès lors, l’urgence au sens de l’article L.521-2 n’est pas constatée et la requête est donc rejetée.

Au regard de l’évolution récente de la jurisprudence du Conseil d’État (ex :CE, 29 juin 2023, n°458088-4595478-463408, « FFF »), cette solution paraissait évidente. Renforcé par la « loi séparatisme », le principe de neutralité a pris le dessus sur le droit au port individuel d’insignes religieux qui a cédé à une vision stricte, séparatiste, de la laïcité, s’agissant des élèves (hors universités) et même parfois des personnes accompagnantes scolaires ou périscolaires.

Le Conseil d’État et les autres juridictions administratives disposent donc de nouveaux arguments plus solides pour valider des dispositifs comme la note de service. La décision du 7 septembre 2023 était donc tout à fait conforme à l’état du droit et à la vision de laïcité tel qu’elle transparaît dans les récentes évolutions législatives ou jurisprudentielles.

  1. Les « libertés fondamentales » sont ici celles qui sont identifiées comme tel par le Conseil d’État. Il y a à ce jour 39 libertés fondamentales parmi lesquelles, la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre, l’interdiction du travail forcé, le droit à un recours effectif devant un juge ou plus récemment, en septembre 2022, le Conseil d’État a reconnu le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.

Il y a 250 ans, la suppression des jésuites

Il y a 250 ans, le 21 juillet 1773, la Compagnie de Jésus, ordre des jésuites, était supprimée par le bref pontifical Dominus ac redemptor. Rarement ordre religieux aura suscité autant de passions, de haines et de calomnies. Les jésuites ont nourri des théories du complot bien avant les réseaux sociaux actuels.

Il est vrai aussi qu’ils ont peut-être constitué dès l’origine un réseau mondial, jusqu’en Chine et au Japon. D’ailleurs, l’activité missionnaire a inspiré deux films célèbres : Mission (1986) de Roland Joffé sur les réductions guaranis du Paraguay et Silence (2016) de Martin Scorsese sur la persécution des chrétiens au Japon.

Nombre d’enseignants « laïcards » de notre pays seraient sans doute surpris d’apprendre que le système éducatif, tel qu’il fonctionne aujourd’hui en France, est largement l’héritage des collèges jésuites.

Un ouvrage récent sous la direction de Pierre Antoine Fabre et Benoist Pierre, offre sous le titre Les Jésuites, à la fois une histoire et un dictionnaire. Cette somme passionnante a nourri cet article.

 

Le siècle des Lumières est celui du despotisme éclairé

En ce siècle des Lumières, la Compagnie de Jésus incarnait aux yeux de beaucoup une Église romaine conservatrice et antimoderne.

Pourtant, elle est morte (provisoirement), moins de l’hostilité des philosophes, chez qui l’anti-jésuitisme n’était qu’une des facettes de l’anticléricalisme, que de l’évolution des États catholiques où l’État prenait de plus en plus ses distances vis-à-vis du pouvoir spirituel.

À l’heure du despotisme éclairé, les monarques avaient le souci de mettre au pas l’Église et de refuser toute ingérence du Saint-Siège. L’ordre jésuite reposait sur son indéfectible fidélité au Pape qui le rendait suspect. L’enseignement, longtemps abandonné à l’Église, était désormais l’objet de la sollicitude des gouvernements.

La littérature antijésuite mettait également l’accent sur la théorie du tyrannicide. On accusait, à tort, les jésuites d’enseigner qu’il était légitime d’attenter à la vie du souverain s’il se comportait en tyran.

 

Offensives contre les jésuites au Portugal et en France

L’offensive, en tout cas, commence au Portugal. Elle est menée par l’homme fort du pays, le marquis de Pombal, soucieux de prendre le contrôle de l’éducation et de mettre fin à la résistance des Guaranis au Paraguay, imputée aux jésuites. Un attentat manqué contre le roi Joseph Ier (1758) permet d’en accuser la Compagnie dont les biens sont confisqués, ouvrant la voie à la première expulsion. Divers libelles les rendent responsables de la décadence de la puissance portugaise.

En France, l’attentat perpétré par Damiens, ancien domestique du collège Louis-le-Grand, contre Louis XV (1757) ravive le vieux thème du tyrannicide. Les déboires commerciaux d’un jésuite aux Antilles débouchent sur un procès devant le Parlement de Paris (1761) qui prend très vite une autre tournure : la légalité de l’existence de la Compagnie est désormais contestée. Un arrêt de cette éminente cour de justice décrète dès lors la fermeture des collèges. Dans la foulée, le Parlement de Rouen fait fermer tous les établissements relevant de son ressort.

 

Les ennemis des jésuites sont ceux de l’Église catholique

La plupart des autres Parlements vont se contenter de suivre le mouvement, exigeant des jésuites des serments de fidélité au roi et aux maximes du royaume.

Mais comme tous les Parlements ne sont pas d’accord sur les mesures exactes à prendre, l’édit royal de novembre 1764 décide de proscrire la Compagnie dans tout le royaume. Les anciens jésuites ne peuvent rester que comme « simples particuliers ».

Louis XV avait eu la main forcée par la magistrature :

« Pour la paix du royaume si je les renvoie contre mon gré, du moins je ne veux pas qu’on croie que j’ai adhéré à tout ce que les Parlements ont fait et dit contre eux. »

L’épiscopat français, qui sentait bien que les ennemis des jésuites étaient aussi ceux de l’Église, en avait en vain appelé au roi contre les Parlements.

 

Vers la suppression générale de l’Ordre

En Espagne, la « révolte des chapeaux », émeute populaire qui oblige le roi à quitter Madrid, va servir de prétexte.

Certains pères avaient soutenu le droit du peuple à protester contre l’inflation. Les jésuites sont expulsés sans ménagement en 1767. Le roi de Naples, fils du roi d’Espagne, ne tarde pas à suivre l’exemple de son père. Seule Marie-Thérèse s’oppose à l’anti-jésuitisme général. La négociation du mariage de Marie-Antoinette avec le dauphin Louis modifie sa position. Elle ne saurait désormais s’opposer au programme des Bourbons qui règnent en France, en Espagne et à Naples.

Élu en 1769, le pape Clément XIV, ancien élève des jésuites, leur est peu favorable. Il cède bientôt à la pression de l’ambassadeur d’Espagne. La suppression de l’ordre se fait au nom de la défense de la paix dont le pape est le garant.

En réalité, isolé, le Saint-Siège n’avait guère le choix. Il avait dû sacrifier l’ordre pour conserver à la hiérarchie catholique une place dans l’Europe absolutiste. Le dernier général de l’Ordre, Lorenzo Ricci meurt en prison au château Saint-Ange en 1775 après avoir signé une protestation solennelle.

 

Les jésuites, maîtres de la pédagogie

Seule la Russie orthodoxe de Catherine II s’opposera à la suppression de la Compagnie et le foyer russe jésuite contribuera beaucoup à la restauration de l’ordre après les bouleversements de la révolution et de l’Empire.

L’attitude de Catherine II, et dans une moindre mesure de Frédéric II de Prusse, souverains non catholiques, s’explique largement par l’efficacité pédagogique des jésuites. Si l’ordre, né dans le contexte de la contre-Réforme, n’avait pas été conçu comme un ordre enseignant, il va très vite être identifié à ses collèges.

Les jésuites ont rempli en quelque sorte un vide entre les petites écoles, où l’on apprenait des rudiments, et les universités créées au Moyen Âge. Leurs collèges reposaient sur la gratuité, pour qu’ils puissent être accessibles à des enfants pauvres, et la volonté de donner l’enseignement sous une forme attrayante et ludique.

 

De la sixième à la terminale

Surtout, les jésuites répartissaient les élèves par classe. Dans les collèges d’humanités on distingue trois classes de grammaire et une classe d’humanités : cinquième, quatrième, troisième et seconde. Dans les grands collèges de plein exercice s’ajoutait une sixième, classe préparatoire donnant des rudiments. Ils proposaient aussi l’enseignement de la philosophie en deux ans après la seconde, nos actuelles première et terminale.

Peu à peu, ces classes vont correspondre à des tranches d’âge, avec la mise en œuvre d’un programme cohérent de leçons et d’exercices évalués en fin d’année. L’année scolaire s’achevait avec la distribution des prix, pratique qui devait perdurer dans les établissements scolaires laïques jusqu’en 1968. Pour les jésuites, outre évidemment la dimension religieuse fondamentale de leur enseignement, ils s’agissaient de donner une culture générale, de former les élèves à l’analyse et leur apprendre à s’exprimer. Les collèges jésuites pratiquaient nombre des prétendues innovations pédagogiques contemporaines : enseignement explicite, travail autonome, méthode active, tutorat…

 

Mort et renaissance

Mais le succès même des établissements jésuites a contribué à sonner le glas de la Compagnie.

Les États modernes étaient désormais soucieux de contrôler la formation des futures élites selon le principe d’une Éducation nationale. L’omniprésence du latin était également pointée du doigt. D’Alembert proposait de développer l’enseignement de la langue vernaculaire, des langues vivantes, de l’histoire et des sciences. Pourtant, le règne du latin devait largement perdurer au XIXe siècle dans  les lycées, héritiers des collèges jésuites.

Comme l’avait écrit d’Alembert à Paolo Frisi, le 20 novembre 1778 à propos des jésuites :

« On n’a jamais vu des hommes plus aisés à tuer et plus difficiles à mourir ».

Après les bouleversements de la Révolution, les souverains jugent désormais nécessaire la restauration de la Compagnie face aux idées nouvelles. Pie VII devait céder aux « vœux unanimes de presque tout l’univers chrétien » par la bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum du 7 août 1814. Une nouvelle page de l’histoire de la Compagnie s’écrivait.

À lire :

Pierre-Antoine Fabre, Benoist Pierre, Les Jésuites. Histoire et dictionnaire, Éditions Bouquins, coll. « La Collection », octobre 2022, 1376 p.

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