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Incidents suite aux hommages à Dominique Bernard : sanctionner, et après ?

Si la France est connue pour être un pays de manifestations violentes, depuis plusieurs années l’émergence de l’expression « pas de vagues », en particulier dans l’Éducation nationale, interroge sur les véritables intentions de ses locuteurs.

Témoin d’une explosion des tensions communautaires, la France connaît depuis plusieurs années un climat social exacerbé, aussi bien sur le plan économique que culturel.

Explicitement rejeté devant l’Assemblée nationale le 17 octobre dernier par le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal lors d’une séance de questions au gouvernement où il fit l’objet de dix interpellations relatives à l’attaque terroriste d’Arras qui a coûté la vie d’un professeur de français, le « pas de vague » revient sur le devant de la scène.

Cependant, au-delà des mesures répressives, les 357 incidents recensés par le ministère de l’Éducation nationale interrogent sur la nécessité d’attaquer les causes profondes des tensions qui traversent l’Hexagone.

 

357 incidents

Fraîchement nommé ministre de l’Éducation nationale en juillet dernier, le jeune Gabriel Attal n’a pas mâché ses mots lors de la séance de questions au gouvernement qui se déroulait le mardi 17 octobre dernier à l’Assemblée nationale.

Après une minute de silence en hommage au professeur Dominique Bernard, assassiné le vendredi précédent, celui que beaucoup voient comme un dauphin du président de la République a prononcé des mots que beaucoup espéraient voir traduit en actes depuis bientôt 30 ans :

« Le pas de vagues, c’est fini ! ».

L’origine de ce ton martial réside dans les 179 incidents remontés aux services du ministère de l’Éducation nationale au lendemain de la minute de silence. Ce nombre, qui est passé à 357 dès le lendemain, du fait du délai de comptabilisation administrative, représente autant de perturbations, de provocations, voire d’insultes à la mémoire du professeur de 57 ans tué par Mohammed Mogouchkov, un jeune tchétchène de 20 ans radicalisé, et dont la famille est bien connue des services de police.

Parmi ces 357 cas, une dizaine relèverait ouvertement de l’apologie de terrorisme.

Une semaine après les événements, le ministère a comptabilisé 183 exclusions d’élèves qui ne feront donc pas leur rentrée le 6 novembre prochain.

Si ce nombre correspond à moins de la moitié des 793 incidents ayant été recensés lors de l’hommage à Samuel Paty, il y a presque trois ans jour pour jour, la consigne a été donnée par Gabriel Attal, dès le lendemain de l’attentat, de signaler systématiquement tout incident.

Dans la majorité des cas, ces perturbations relèvent de simples manques de respect et de maturité. Cependant, un certain nombre évoque des relativisations de la mort de l’enseignant, l’évocation de la cause palestinienne, voire tout simplement de l’apologie de terrorisme ou des menaces de mort.

Le 18 octobre, Gabriel Attal a évoqué 179 saisines du procureur de la République visant directement les fauteurs de troubles.

Les élèves concernés risquent jusqu’à deux ans et demi de prison pour les mineurs et cinq ans pour les majeurs en cas d’apologie de terrorisme.

 

Mila agressée

Toujours dans le cadre de l’hommage national à la mort de Dominique Bernard, la jeune Mila, connue pour avoir été harcelée en 2020 pour des propos critiquant la religion musulmane, aurait été violemment prise à partie lors de l’hommage lyonnais par un cadre de la Jeune Garde, groupuscule d’extrême gauche connu pour avoir abrité en son sein Hamma Alhousseini, condamné en 2020 pour agression, soutien du groupe terroriste djihadiste Boko Haram, ou encore d’agressions envers des personnalités politiques d’extrême droite, voire de féministes antifascistes.

Plus récemment encore, ce dimanche soir, dans un TGV, un homme portant une kippa a été menacé. Un acte parmi les 588 recensés par le ministère de l’Intérieur depuis les attaques du Hamas sur Israël au début du mois, et après une année 2022 qui a vu le nombre d’actes antisémites baisser, selon le Crif.

 

Une explosion des atteintes à la laïcité

Ce climat délétère, accentué par les événements au Proche-Orient, en dit malheureusement beaucoup sur les fractures françaises.

Selon une note des services de l’État que nos confrères d’Europe 1 se sont procurés fin août, depuis l’assassinat de Samuel Paty, en octobre 2020, le nombre d’atteintes à la laïcité signalées dans les écoles n’a cessé d’exploser.

Toujours selon le ministère, cette situation serait le fruit de trois facteurs :

  1. Augmentation du fait religieux dans la jeunesse
  2. Vision anglo-saxonne de la laïcité
  3. Importance du facteur communautaire

 

L’échec du traitement répressif

Depuis bientôt deux semaines, qu’il s’agisse des commentaires de certains articles ou des politiques eux-mêmes, nous assistons à l’ouverture du concours Lépine des mesures répressives, comme si la solution se trouvait dans un traitement symptomatique de cette fracture, et non dans une thérapie de fond.

Depuis bientôt 20 ans, à coup d’interdiction de signes religieux (voile, burka, abaya…) et de répression de discours de haine, le législateur a été incapable d’enrayer la montée de l’islamisme. Cette pensée se nourrit de la misère économique, de la victimisation et d’une complaisance de certains politiques qui voient dans ses partisans une manne électorale.

 

La victoire de la pensée de groupe

Ce phénomène s’appuie sur une pensée holiste, réduisant l’individu à ses groupes d’appartenance. Si la présence de cette pensée est particulièrement évidente dans la mécanique électoraliste, elle l’est tout autant dans la montée de l’islamisme et des doctrines wokes qui s’appuient sur elle.

En effet, la montée du discours communautaire, voire islamiste, permet à un jeune né en banlieue parisienne de parents français de se sentir solidaire du peuple palestinien vivant à plus de 3000 km de là et dont il ne connaît rien, parce qu’ils ont la même religion, même si leur pratique est sans doute bien différente.

Cette même mécanique l’empêche, a contrario, de ressentir de la solidarité avec un professeur tué à moins de 200 km de là, et avec qui il partage sans doute davantage de marqueurs culturels.

 

Une guerre civile froide

Les incidents liés à l’apologie du terrorisme et les atteintes à la laïcité en France soulèvent des inquiétudes. Les réponses répressives actuelles sont loin d’être suffisantes si on ne s’attaque pas aux causes sous-jacentes.

Ne nous cachons pas derrière nos petits doigts : la France vit aujourd’hui, et depuis plusieurs années, une guerre civile froide. Plusieurs catégories de Français se font face et se fuient mutuellement. Cette guerre n’est pas ouverte, mais culturelle et idéologique, à la manière du conflit ayant opposé les États-Unis à l’URSS entre 1945 et 1990.

Comme elle, la branche victorieuse sera celle montrant sa supériorité morale : le repli communautaire et la division de la société par catégories ethniques, religieuses ou sexuelles ; ou le vivre ensemble et l’universalisme marquant la primauté de l’individu au sein du corps social.

Samuel Fitoussi : « Asservir la fiction à la morale revient à exiger de la fiction qu’elle renforce le consensus idéologique en vigueur, quel qu’il soit »

Dans Woke fiction – Comment l’idéologie change nos films et nos séries, Samuel Fitoussi* élabore une critique libérale du wokisme et de son impact sur le monde du cinéma et de la série. Un entretien réalisé par Baptiste Gauthey, rédacteur en chef de Contrepoints.

Contrepoints : Bonjour Samuel Fitoussi. Dans les dernières années, de nombreux essais politiques ont été publiés sur la question du wokisme. Pourquoi avoir choisi d’écrire sur ce sujet, et qu’est-ce qui fait l’originalité de votre ouvrage ?

Passionné de cinéma, j’ai vu les contenus changer au fil des années, en particulier depuis 2020, et perdre en qualité, en acuité psychologique, en réalisme, en humour… En creusant, j’ai découvert que les scénarios doivent désormais souvent (pas tout le temps, heureusement) répondre à un véritable cahier des charges idéologique.

Il existe désormais un certain nombre de schémas narratifs, de dynamiques relationnelles ou de types de personnages, qui, pour des raisons idéologiques, ne passent plus. Nous pouvons regarder une série qui nous semble apolitique sans nous douter qu’une forte autocensure a existé en amont, au moment de l’écriture, puis de la relecture du scénario par des cabinets de conseils spécialisés en diversité et inclusion (qui se multiplient à Hollywood).

Il y a encore dix ans, les scénaristes se seraient permis d’inclure certaines blagues (aujourd’hui jugées « problématiques »), de montrer des rapports de séduction asymétriques et plus authentiques (on suggèrerait aujourd’hui qu’ils alimentent la « culture du viol »), de montrer un Blanc aider un Noir si l’intrigue l’exige (aujourd’hui, les wokes affirment que cela constitue une négation de l’autonomie des Noirs – c’est le concept du « sauveur blanc »)…

C’est pourquoi quand on parle de cancel culture, on passe sans doute à côté de l’essentiel : le problème aujourd’hui n’est pas ce qui est annulé, mais ce qui n’est plus produit, voire ce qui n’est même plus écrit ni imaginé.

Au-delà du constat, j’essaie dans cet essai de déconstruire par la science et le raisonnement les grands postulats wokes sur lesquels s’appuient cette nouvelle morale obligatoire, de proposer une réflexion sur la nature humaine, sur la fonction de l’art, ou encore sur les conditions de préservation de la concorde sociale face aux discours communautaires qui divisent et enjoignent au ressentiment, activant nos pires instincts tribaux.

 

Contrepoints : Vous expliquez que dans la logique postmoderne, l’art joue un rôle essentiel dans le grand projet d’ingénierie sociale vers un monde meilleur. Pouvez-vous développer ?

Il y a, au cœur du wokisme, un constat (éminemment discutable) sur les sociétés occidentales, qui seraient patriarcales et racistes. Pourtant, la discrimination selon le sexe ou la couleur de peau est illégale. Alors où se trouve – selon les wokes – la source du mal ? Dans nos mœurs, nos conventions sociales, nos représentations collectives, nos inconscients (malades de préjugés patriarcaux, coloniaux, hétéronormatifs…).

Il en découle que le privé est politique, et que le combat pour la justice sociale, gagné dans la loi au XXe siècle, doit se poursuivre en transformant nos comportements, en nous rééduquant moralement, en révolutionnant nos représentations culturelles. C’est pour cela qu’une série comme Friends, pourtant culte dans les année 1990, se retrouve sous le feu des critiques wokes, accusée de légitimer la culture du viol, les stéréotypes, la grossophobie, l’homophobie… (avec une confusion évidente entre des comportements représentés à l’écran et glorifiés par les auteurs). C’est aussi pour cela que certains éditeurs ont jugé utile de caviarder les romans de Roald Dahl, Ian Fleming ou Agatha Christie en supprimant tous les passages jugés « problématiques ».

Ajoutons que les wokes croient à tort que les comportements humains sont le produit de nos représentations. Par exemple, si les femmes et les hommes se comportent en moyenne différemment, ce serait parce que chaque sexe a été conditionné par des stéréotypes qu’il a intériorisés. Porter à l’écran un monde débarrassé de toute forme d’asymétrie comportementale entre les sexes pourrait donc se révéler salutaire. Pourtant, la science indique que ce sont souvent nos stéréotypes de genre qui découlent de différences innées (moyennes) entre hommes et femmes.

 

Contrepoints : Par conséquent, n’y a-t-il pas un paradoxe dans le discours woke : en souhaitant reconstruire un nouvel ordre moral sur les vestiges de l’ancien qu’ils auraient déconstruits, ne deviennent-ils pas les nouveaux dominants ?

Effectivement. À partir des années 1960, les philosophes postmodernes souhaitaient déconstruire l’ordre moral bourgeois : selon eux, la classe dominante – en imposant à l’ensemble de la société sa définition du Beau et sa conception du Bien – perpétuait, plus ou moins inconsciemment, un ordre social qui lui était favorable (un complot sans comploteurs, pour reprendre la formule de Boudon sur Bourdieu).

Aujourd’hui, les wokes qui asservissent les autres à leur conception très subjective de la morale représentent précisément l’élite culturelle du monde occidental. Ils sont minoritaires dans la population mais majoritaires dans l’industrie du cinéma et du théâtre, dans les départements de science sociale de toutes les prestigieuses universités, les grandes entreprises californiennes et dans une poignée d’institutions clé (au hasard : Disney et Netflix, l’Académie des Oscars, des Césars, et souvent, les services publics). Ils se croient dissidents, mais en réalité, ils œuvrent à imposer à la société tout entière une normativité établie par les dominants culturels et intellectuels de notre époque.

 

Contrepoints : Selon vous, il est dangereux de « subordonner la création artistique à l’utilité sociale ». Pouvez-vous développer ?

Ceux qui calculent l’utilité sociale d’une œuvre – et parviennent à imposer à tous leurs critères de comptabilité morale – ne sont pas des anges descendus du ciel, mais des êtres imparfaits susceptibles d’imposer une morale viciée.

Si la fiction doit contribuer à façonner une société meilleure, qui décide du type de société vers lequel elle doit nous mener ? Si les héros doivent se comporter vertueusement, qui définit la vertu ? Au Ve siècle avant J. -C., Platon souhaitait interdire les pièces de certains dramaturges tragiques : il craignait qu’elles n’incitent les hommes à étaler leurs sentiments et à se comporter… comme des femmes. Au XIXe siècle, Les Fleurs du mal et Madame Bovary étaient jugés dangereux pour la morale publique. L’histoire regorge d’exemples de jugements moraux erronés, aux conséquences parfois tragiques.

En réalité, asservir la fiction à la morale revient à exiger de la fiction qu’elle renforce le consensus idéologique en vigueur – quel qu’il soit – puisque les comportements loués ou exaltés, les discours considérés vertueux ou dangereux, dépendent dudit consensus. C’est donner un poids démesuré aux jugements de valeur subjectifs d’une partie de la population, sociologiquement dominante mais pas immunisée contre l’erreur, contre le risque de confondre le mal et le bien. C’est soumettre l’individu (l’artiste) à la tyrannie du groupe (celui qui aura réussi à imposer sa définition du bien). Avec la vision conséquentialiste, la fiction cesse d’être un garde‐fou à l’idéologie ; elle devient son catalyseur.

On peut d’ailleurs établir une analogie avec la notion de « responsabilié sociale » des entreprises. Si l’on assigne aux entreprises une mission morale, leur engagement dépend du consensus idéologique en vigueur. La responsabilité sociale des entreprises allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale était d’aider les nazis à gagner la guerre, celle d’entreprises américaines pendant le maccarthysme de traquer les employés aux sympathies communistes, celle d’une entreprise inclusive en 2023 de soumettre ses employés à des stages de rééducation woke sur les préjugés inconscients…

En 1970, Milton Friedman notait que si les entreprises tentent de promouvoir des objectifs politiques aux dépens de leur rentabilité économique, elles imposent une forme d’impôt à certains citoyens (perte de dividendes pour leurs actionnaires, de rémunération pour leurs salariés, ou de pouvoir d’achat pour le consommateur…) et choisissent elles-mêmes les causes pour lesquelles l’argent sera redistribué.

Or ces entreprises n’ont pas été élues. « Elles cherchent à obtenir par des procédures non démocratiques ce qu’elles n’ont pu obtenir par des procédures démocratiques » écrit Friedman.

Le parallèle avec la fiction woke ? Les cinéastes imposent une forme d’impôt (baisse de la qualité du contenu pour le citoyen spectateur, éventuelle perte de revenus pour les investisseurs, distributeurs, etc.) afin de promouvoir les causes qu’ils jugent subjectivement louables, alors que celles‐ci n’ont pas nécessairement remporté la partie dans les urnes. Quand ces cinéastes sont subventionnés, et penchent massivement d’un côté du spectre politique, le problème démocratique est d’autant plus grave.

 

Contrepoints : Pour autant, n’y-a-t-il pas une place pour la morale dans l’art ?

Si, bien entendu. Mes amis conservateurs me reprochent parfois de dénier à la fiction la moindre fonction morale, d’appeler de mes vœux un art immoral, ou de refuser que l’on critique une œuvre pour des raisons morales. Mais je pense que l’on touche là à l’un des grands quiproquos entre conservateurs et libéraux.

En effet, je ne dénie pas à l’art une fonction morale, je dénie à quiconque le droit d’imposer à l’ensemble des artistes sa vision subjective de la morale, et de les obliger à s’y conformer. Croire que l’art doit être libre ne revient pas à dire que toutes les morales se valent, ni que nos propres valeurs morales ne peuvent légitimement influer sur le jugement que l’on porte sur une œuvre. De même, croire qu’il est dangereux que l’on impose par le haut aux entreprises des critères « RSE » auxquelles elles doivent se conformer ne signifie pas croire que le chef d’entreprise ne doit pas agir en fonction de ce qu’il estime être sa responsabilité morale vis-à-vis de la société.

Pour revenir à la fiction, elle est tout à fait compatible avec la morale.

Le chercheur Jonathan Gotschall montre même que, depuis 2000 ans, les fictions qui plaisent le plus sont celles dans lesquelles le bien et le mal sont distinguables, dans lesquelles les héros sont récompensés pour leurs transformations positives, et dans lesquelles, lorsque le mal triomphe, c’est en tant que mal. Même dans les séries centrées sur des anti-héros (Dexter, Les Sopranos, Breaking Bad voire Game of Thrones), la frontière entre bien et mal n’est pas brouillée, mais située dans le cœur d’un seul et même personnage.

De même, dans des sitcoms comme Friends et Seinfeld, les héros sont souvent lâches, hypocrites ou égoïstes mais on ne glorifie pas leurs vices : on rit de leur imperfection morale. Le comique provient du décalage entre la vision morale qui traverse l’œuvre et les actions des personnages, qui n’adhèrent pas toujours à cette vision.

 

Contrepoints : Vous avancez notamment que le wokisme se base souvent sur une mauvaise compréhension de la nature humaine. Cette question revient tout au long de votre livre et on comprend que c’est un point important de votre réflexion. Pourquoi ?

En 1987, le brillant intellectuel américain Thomas Sowell a distingué deux visions de la nature humaine. Selon que l’on se range à l’une ou l’autre, on adhère à des idées politiques radicalement opposées.

La première est la vision tragique : l’homme possède en lui une part d’ange, mais aussi une part d’ombre, le mal est inhérent à la nature humaine, et on ne peut le combattre collectivement qu’au prix d’arbitrages coûteux (prisons, police…).

La seconde est la vision candide, dont Rousseau est le meilleur ambassadeur : l’homme est naturellement bon et la société le corrompt. Avec cette vision, à laquelle les wokes semblent se ranger, on peut combattre la criminalité en combattant la société. Les criminels ne sont plus la cause des crimes, mais les symptômes d’une trop forte prévalence de certains discours ; les harceleurs de rue ne sont plus les responsables du harcèlement, mais les produits de nos stéréotypes de genre ; les violeurs ne sont pas la cause des viols mais les victimes d’une misogynie qu’ils ont intériorisé en raison d’un « continuum de violence » qui commence avec l’absence de parité autour du barbecue ou l’écriture insuffisamment inclusive.

Les conséquences de l’adhésion à cette deuxième vision sont nombreuses.

Premièrement, elle déresponsabilise les individus, imputant la cause de leurs comportements mauvais à « la société » plutôt qu’à leur libre arbitre.

Deuxièmement, elle permet de passer un peu trop facilement du combat (nécessaire) contre des individus et des actes racistes ou misogynes à celui (parfois infondé, voire complotiste) contre « le racisme systémique » ou contre le « patriarcat », combat qui absout du besoin d’avoir à pointer du doigt un seul acte répréhensible, le « système » tout entier étant incriminé.

Troisièmement, elle nous pousse à vouloir « expliquer » le mal plutôt que l’absence relative de mal, à déduire de l’occurrence de violences faites aux femmes (par exemple) une faillite des sociétés occidentales, plutôt que de la rareté de celles-ci un triomphe de la civilisation.

Enfin, elle inverse la causalité entre nos comportements et la fiction : ce serait parce que des viols sont représentés au cinéma que certains hommes violent, et non parce que certains hommes violent que le viol existe au cinéma. Mais de manière générale, si certains faits sociaux se retrouvent plus fréquemment à l’écran que d’autres, c’est souvent parce qu’ils se retrouvent plus fréquemment dans la réalité que d’autres. C’est l’art qui nous imite, pas l’inverse.

 

Contrepoints : Le wokisme est une critique de l’universalisme, jugé naïf et aveugle aux dominations réelles que subissent les minorités, au profit d’une vision communautariste de la société. Comment cela se manifeste-t-il dans la fiction ?

Les wokes pensent qu’une œuvre de fiction doit « représenter » les groupes qui composent la société en proportion de leur poids dans la population. Au lieu d’envisager la société comme une somme d’individus singuliers, on voit des groupes dont les membres seraient les représentants.

À partir de l’an prochain, seuls les films respectant certains quotas ethniques, aussi bien à l’écran que derrière la caméra, seront éligibles aux Oscars.

L’Arcom dresse tous les ans des statistiques ethniques, pourtant interdites par la Constitution française.

Le CNC possède un fonds à travers lequel il finance spécifiquement les projets où la couleur de peau des acteurs lui convient.

Final Draft, logiciel d’écritures le plus utilisé dans l’industrie du cinéma, propose des outils d’intelligence artificielle qui permettent au scénariste d’indiquer les attributs de chacun de ses personnages (couleur de peau, genre, orientation sexuelle, handicap, etc.) et d’afficher des diagrammes pour visualiser les « données d’inclusivité », voire le nombre de scènes parlées, de scènes non parlées, et de répliques de chaque minorité.

Delphine Ernotte, présidente de France Télévions, assume explicitement de « compter » le nombre de Blancs et de Noirs, et de ne pas financer les projets où il y a trop de Blancs.

Plus largement, dans le monde de la culture (et les institutions où les wokes sont dominants, comme l’université américaine) l’universalisme est congédié au profit de processus de sélection où la couleur de peau prend une place fondamentale.

Dans la fiction, cela s’exerce notamment au nom d’une croyance selon laquelle les spectateurs ne pourraient prendre pour modèles que des personnages qui « leur ressemblent ». Mais le degré d’identification d’un spectateur à un personnage doit-il dépendre de la couleur de peau de l’acteur qui l’incarne ? En réduisant la représentation au seul critère des ressemblances physiques, on réduit l’identité à l’identité biologique.

La pensée woke produit peut‐être ce qu’elle dénonce, puisque lorsqu’une appartenance à un groupe est légitimée (institutionnalisée comme une catégorie devant être « représentée »), elle commence à prendre de la place dans l’idée que chacun se forge de sa propre identité. L’identité‐singularité cède sa place à une identité‐conformité, une identité de rattachement au groupe de ceux qui nous ressemblent physiquement (mécanisme performatif que les intellectuels wokes décrivent et dénoncent eux‐mêmes à propos de l’identification à des catégories de genre).

 

Contrepoints : Selon vous, la fiction imprégnée de l’idéologie des quotas ne peut plus jouer efficacement son rôle de construction de nos capacités d’empathie.

La fiction, parce qu’elle a le souci du particulier, est un antidote à l’idéologie.

Elle nous raconte l’histoire de personnages singuliers, nous apprend que derrière les discours idéologiques, les récits simplificateurs, les oppositions communautaires, il y a des hommes et des femmes en chair et en os, trop complexes, trop nuancés, trop divers pour être réduits à des catégories, placés dans des cases, accusés ou plaints par défaut.

« Tout art digne de ce nom, écrivait Aharon Appelfeld, enseigne inlassablement que le monde repose sur l’individu. […] Le grand objet de l’art sera toujours l’individu avec son propre visage et son propre nom. »

Si, en politique, il faut souvent faire fi de la singularité des cas et dissoudre le particulier dans le collectif, la fiction nous rappelle que l’individu n’est pas une abstraction. Elle tempère l’enthousiasme de ceux qui voudraient, au nom de l’intérêt général, lui infliger des torts. L’idéologie – télescope par le prisme duquel l’Homme n’est qu’une fourmi dans un vaste système – ébranle notre capacité d’empathie ; la fiction – microscope de l’âme humaine – la reconstruit.

Mais pour que l’empathie puisse être cultivée, l’individu doit être singulier : il ne peut être le représentant interchangeable d’un groupe.

Or, lorsque les personnages sont choisis pour « représenter » la société, ils cessent d’être des individus pour devenir les porte‐drapeaux d’une identité, les délégués d’une communauté. L’équipe des Noirs a son représentant (il parle au nom des Noirs), tout comme l’équipe des femmes, des homosexuels, des transgenres, des musulmans (etc.). Le personnage devient, selon la formule d’Alain Finkielkraut dans L’après littérature, un prototype.

Et la fiction cesse de jouer son rôle : elle ne sonde plus des destins individuels, mais rejoue la narration macroscopique dominante. Plutôt que de maintenir en vie le particulier dans un monde qui généralise, elle déguise le général en particulier. Plutôt que de combattre la pensée par masses, elle transforme des masses en personnages. Elle va du général au particulier plutôt que du particulier à l’universel.

 

Contrepoints : On comprend donc qu’au-delà d’une analyse du wokisme dans la fiction, votre ouvrage porte en fait un projet plus ambitieux : celui d’une analyse et d’une critique épistémologique du postmodernisme. Cela vous amène par exemple à démontrer à plusieurs reprises qu’une erreur du wokisme est de considérer que derrière toute disparité statistique se cache une discrimination systémique. Pouvez-vous développer ce point ?

C’est en effet une croyance fondamentale du wokisme.

Toute sous-représentation d’un groupe considéré comme « dominé » dans un secteur valorisé est compris comme la preuve de l’existence de barrières discriminatoires (qui motive la mise en place de mécanismes correctifs comme la discrimination positive), et de même pour toute surreprésentation dans un secteur peu enviable (cela motive parfois la mise en place de changements institutionnels : aux États-Unis, l’idéologie anti-prison et anti-police naît notamment du désir de combattre la surreprésentation des Noirs en prison, ou parmi les victimes de violences policières).

Notons que les raisonnements wokes sont souvent irréfutables en ce qu’ils confirment toujours le postulat initial : une surreprésentation d’hommes en prison démontre que les hommes sont toxiques ; une surreprésentation de non-Blancs en prison démontre que nos institutions sont racistes.

Pourtant, l’économiste Thomas Sowell montre qu’à travers l’histoire, les asymétries statistiques entre populations étaient la norme plutôt que l’exception. Souvent, des groupes majoritaires – ne pouvant donc pas être victimes de racisme – sous‐performaient par rapport à des minorités ethniques.

En Malaisie, dans les années 1960, la minorité chinoise décrochait cent fois plus de diplômes d’ingénieur que la majorité malaisienne.

En 1908, dans l’État de São Paulo au Brésil, les Japonais produisaient deux tiers des pommes de terre et 90 % des tomates.

En 1921, en Pologne, plus de trois cinquièmes des échanges commerciaux impliquaient des Juifs, alors que ceux‐ci ne représentaient que 11 % de la population.

Au même moment aux États-Unis, l’université de Harvard imposait des quotas maximaux de Juifs pour combattre leur surreprésentation dans les rangs étudiants.

En 1948, des immigrés indiens possédaient 90 % des égreneuses de coton en Ouganda.

En 1887, en Argentine, les immigrés italiens – arrivés quelques décennies plus tôt sans ressources – étaient deux fois plus nombreux que les Argentins à posséder un compte en banque.

Plus trivialement, le taux d’alcoolisme des populations d’origine irlandaise aux États-Unis a parfois été jusqu’à dix fois supérieur à celui des populations juives ou italiennes.

On pourrait continuer cette recension longtemps.

En réalité, une disparité statistique peut être comprise comme la preuve d’une injustice, uniquement si on compare deux populations identiques en tous points, dotées des mêmes aspirations, soumises aux mêmes déterminismes sociaux et culturels, et aux mêmes dynamiques internes.

Quand ce n’est pas le cas – et c’est rarement le cas – les disparités statistiques reflètent souvent des différences de comportements moyens entre les membres de ces groupes, plutôt que des inégalités de traitement par le monde extérieur. Malheureusement, en attribuant à « la société » l’entière responsabilité du problème, on empêche toute remise en question de la part du groupe sous-représenté.

Cette logique détourne de toute possibilité d’analyse – et donc de compréhension et de traitement – des facteurs endogènes au groupe qui pourraient être responsables de ces disparités. Elle enferme les minorités dans une position de victimes passives, impuissantes à agir sur le cours de leur destin. On les condamne au ressentiment : ce serait aux « autres » de fournir des efforts, pas à elles.

*Né en 1997, Samuel Fitoussi est essayiste, chroniqueur au Figaro et écrivain satirique.

2.13.0.0

Sam Altman : la régulation de l’IA au service de ChatGPT ?

Devant le Congrès américain, Sam Altman a semblé, comme j’ai pu l’évoquer dans un précédent article, vouloir se faire passer pour un lanceur d’alerte en appelant concomitamment de ses vœux une régulation par le politique.

Notre bien étrange lanceur d’alerte menaçait de retirer l’ensemble de son activité de l’Union européenne si le texte sur la régulation de l’IA sur laquelle cette dernière travaillait : The Artificial Intelligence Act (AI Act), était adopté en l’état.

 

Paradoxe ? Pas le moins du monde 

Lors de son intervention devant le Congrès américain, en fin stratège, Sam Altman poursuivait au moins deux objectifs :

  1. Se mettre à l’abri de toute poursuite en cas de dérives des outils développés par son entreprise, et se poser en force de proposition.
  2. Être intégré dans une réflexion sur une régulation à venir qui ne perturberait pas les objectifs de sa structure.

 

Un troisième point pourrait être postulé : en intégrant – peut-être demain – les instances américaines qui réfléchiront à une régulation, je ne pense pas que monsieur Altman sera très soucieux de l’avenir de sa concurrence potentielle. Il serait alors en bonne place pour ériger des barrières limitant ou rendant impossibles l’entrée de nouvelles firmes sur ce marché à très haut potentiel.

Pour rappel, la société d’analyse GlobalData estime que « le marché mondial de l’intelligence artificielle (IA) devrait croître à un taux de croissance annuel composé (TCAC) de 21,4 %, passant de 81,3 milliards de dollars en 2022 à 383,3 milliards de dollars en 2030. »

Ceci ayant été rappelé, que notre lanceur d’alerte en appelle à la régulation outre-Atlantique, et s’oppose vigoureusement à la régulation qui se profile en Europe, pourrait apparaître comme un paradoxe ? Pas le moins du monde, et pour cause.

 

Législation sur l’Intelligence Artificielle

L’AI Act, pour Artificial Intelligence Act est un projet de régulation de l’IA qui est actuellement examiné par plusieurs comités au Parlement européen.

Il est accessible en ligne ici.

Selon Thierry Breton, Commissaire européen au marché intérieur, ce texte « devrait être voté en séance plénière en avril au Parlement ». Une fois voté et mis en place, l’AI Act pourrait servir de référent pour les autres pays, et ce au même titre que le Règlement Général sur la Protection des Données.

Les IA génératives sont-elles à « haut risque » ?

Sam Altman a œuvré aux États-Unis pour être un acteur majeur des modalités d’une régulation… Sachant qu’avant son coup d’éclat ciblant l’Union européenne, il était totalement hors-jeu pour ce qui concerne les contours de l’Artificial Intelligence Act.

C’est à mon sens ce qui explique son attitude : pouvoir infléchir le texte.

Sam Stalman est vent debout contre le General Purpose AI System (GPAIS).

Une régulation européenne, oui, mais une régulation qui ne freine pas son développement et les intérêts de sa structure.

En effet, les entreprises comme la sienne qui conçoivent des outils « IA générative » seraient- à ce stade d’avancement du projet de régulation, contraintes de révéler la teneur de tout matériel protégé par des droits d’auteur…  Pire encore, pour son activité, le texte en l’état souhaiterait hiérarchiser les risques liés à une IA, sur une échelle allant de « bas » à « inacceptable », en passant par une étape intermédiaire, « le haut risque ».

L’objet serait alors de mettre en place une régulation adaptée. Toutes les infrastructures les plus critiques – éducation, forces armées (cf. robots tueurs) que j’ai pu évoquer, devraient ainsi être soumises à un niveau de régulation des plus durs…

Ce qui gêne profondément monsieur Altman, c’est la tournure que prend le texte, et qui touche directement son activité… Dans le texte, il est notamment fait mention d’une nouvelle catégorie d’IA : le General Purpose AI System (GPAIS). À ce stade, les parlementaires hésitent encore à classifier cette activité à « haut risque »… Cette catégorie permettrait de pouvoir caractériser les intelligences artificielles pouvant avoir plusieurs applications, à l’instar des IA génératives comme GPT-4, Midjourney, Einstein GPT, ou Ernie.

Les choses ne sont pas encore actées : « Les parlementaires réfléchissent à la possibilité ou non de considérer automatiquement tout GPAIS à « haut risque » ! »

La stratégie de Sam Altman sera-t-elle efficace ? Devant la manne financière, devant sa menace de retrait, les parlementaires reculeront-ils ? Sam Altman sera-t-il intégré à la réflexion en cours ? L’histoire nous le dira. À suivre.

 

« La connaissance du pays où l’on doit mener sa guerre sert de base à toute stratégie. » Frédéric II de Prusse

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