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À partir d’avant-hierOrient XXI

Al-Dissi, un réservoir écartelé entre Amman et Riyad

Al-Dissi est un bassin d'eau souterraine et non renouvelable, à cheval entre les royaumes jordanien et saoudien. Faute d'un véritable accord entre ces voisins, chacun y puise sans mesure, tentant sans succès d'assouvir ses projets agricoles grandioses ou ses besoins croissants en eau potable.

Nous sommes à 320 km au sud d'Amman, en plein cœur du désert qui entoure les monts de Wadi Rum pour atteindre les petits villages qui forment la municipalité des Villages du bassin d'Al-Dissi. Là, à des centaines de mètres de profondeur, se trouve un réservoir d'eau souterraine potable qui remonte approximativement de 10 000 à 30 000 ans, et qui s'étend dans un aquifère partagé entre la Jordanie et l'Arabie saoudite. Cette eau est non-renouvelable car les pluies ne parvient pas jusqu'au bassin.

Les deux pays ont découvert ce bassin à la fin des années 1960. On l'appelle Al-Dissi en Jordanie, tandis qu'il est connu sous le nom d'Al-Saaq en Arabie saoudite. La majeure partie de ces eaux se trouve à l'intérieur des frontières du royaume wahabite. Dans les années 1970, Riyad en a utilisée de grandes quantités pour cultiver des terres désertiques. En contrepartie, la Jordanie a, dans les années 1980, octroyé à des entreprises agricoles privées des concessions pour investir dans la région de Wadi Rum afin de cultiver du blé et des céréales pour le marché local, conformément à l'accord de l'époque. Mais en 2013, le gouvernement a commencé à capter l'eau d'Al-Dissi vers Amman et Aqaba à des fins potables. Il a alors annoncé que le réservoir continuerait à être alimenté en eau pour les 50 prochaines années. Cependant, plusieurs études remettent en cause ces prévisions sur la durée de vie du réservoir. Ces réserves soulèvent aussi des questions quant au bénéfice qui serait tiré de la canalisation d'eau d'Al-Dissi, alors qu'une entreprise turque l'exploite moyennant des coûts élevés pour le compte du gouvernement, et aux dépens de la relation entre la Jordanie et l'Arabie saoudite.

Cultiver dans le désert

En 1969, une mission du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a mené des études dans les régions méridionales de la Jordanie et a découvert un bassin d'eau souterraine dont la superficie atteint environ 69 000 km2, dont trois mille en Jordanie, tandis que le reste s'étend à l'intérieur de l'Arabie Saoudite.

Au début des années 1970, l'Arabie saoudite soutient la culture du blé dans les zones situées au-dessus du bassin d'Al-Saaq. Elle introduit ensuite la culture de l'orge et de la luzerne1 dans le cadre de ses projets de plantation du désert2 et d'exportation de céréales. Entre 1980 et 2005, le prélèvement de l'Arabie saoudite dans le bassin d'Al-Saaq décuple, passant d'environ 900 millions de mètres cubes par an à 8,9 milliards, dont 1,5 milliard puisés dans la région de Tabuk, près de la frontière jordanienne et du bassin d'Al-Dissi3. Ce dernier prélèvement conduit à la formation d'une large et profonde cavité verticale sous la zone de pompage élevée, faisant ainsi dévier le flux d'eau qui se dirigeait jusque-là de l'Arabie saoudite vers la Jordanie.

De son côté, le gouvernement jordanien signe en 1985 un contrat avec quatre entreprises agricoles privées pour une période de 25 ans, afin de cultiver des céréales dans la région du bassin d'Al-Dissi, destinées au marché jordanien, avec des terres et de l'eau à des prix incitatifs. Les prélèvements en eau atteignent alors jusqu'à 80 millions de mètres cubes par an entre 2001 et 2008, selon le rapport de la Cesao. Mais le gouvernement jordanien ne renouvelle pas les contrats, affirmant que les quatre entreprises n'ont pas respecté les conditions de production.

Une course au pompage

Des spécialistes des deux pays accusent le voisin de surexploiter l'eau du bassin. Selon un document de recherche élaboré par l'Institut d'études méditerranéennes en Italie en 2008, les deux royaumes se sont engagés dans une « course au pompage silencieuse », ce qui a obligé Amman à augmenter ses prélèvement sen quelques années, afin de préserver ses droits. Toujours selon l'institut, la Jordanie a essayé de « créer une situation de fait pour éviter le risque de perdre Al-Dissi à l'avenir ». De son côté, Riyad ne réagit pas aux accusations de surexploitation « afin de ne pas faire de la question un sujet de débat public ».

L'Arabie saoudite a réduit ses prélèvements ces dernières années, dans le cadre de sa politique de rationalisation. En 2018, Riyad met en place la Stratégie nationale de l'eau 2030, après avoir noté « l'exacerbation des abus dans l'extraction d'eaux souterraines non-renouvelables à des fins agricoles ». La stratégie met l'accent sur le fait que la culture de fourrage vert domine les besoins en eau du secteur agricole, alors que cette pratique était censée prendre fin en 2018.

Or, pour Hind Jassim, chercheuse au Centre pour l'eau, l'énergie et l'environnement à l'université jordanienne, « cette eau ne devrait pas être destinée à l'agriculture » par les deux parties jordanienne et saoudienne. Il s'agit en effet d'une eau potable de haute qualité, qui plus est une eau fossile non-renouvelable. Il aurait donc fallu la traiter comme un stock stratégique, c'est-à-dire de la conserver jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'alternatives, chose qui aurait nécessité un accord entre les deux pays.

En 2015, la Jordanie et l'Arabie Saoudite signent enfin un accord pour la gestion et la protection des eaux souterraines à Al-Dissi. Celui-ci définit une zone protégée sur un rayon de 10 km de part et d'autre de la frontière, où l'eau ne serait plus prélevée, sans déterminer les quotas pour les deux côtés. Un comité technique conjoint doit se réunir tous les six mois pour superviser la mise en œuvre de l'accord. Or, selon Ali Sobh, ancien secrétaire général au ministère jordanien de l'eau et de l'irrigation et ancien membre du comité, ces réunions n'ont jamais eu lieu.

À prix d'or

Au début des années 1990, le problème de la pénurie d'eau en Jordanie s'est accru avec l'augmentation de la demande, due à la croissance démographique et après que les ressources en eaux souterraines ont été exploitées à plus du double de leur capacité de production4. Le ministère de l'eau et de l'irrigation envisage alors plusieurs options, dont l'achat de l'eau de l'Euphrate en Irak, en Turquie par le biais du projet du « pipeline de la paix » et le dessalement de l'eau de la mer Rouge à Aqaba, qui nécessite des sources d'énergie élevées et par conséquent un coût élevé que la Jordanie ne peut pas se permettre.

Autre solution : le captage de 100 millions de mètres cubes d'eau du bassin d'Al-Dissi et leur acheminement sur une distance de 320 km jusqu'à Amman et aux gouvernorats du nord. Le projet n'aboutit pas, malgré des propositions de financement de la Libye et de l'Iran, tandis que la Banque mondiale s'abstient, faute d'une approbation saoudienne5.

En 2007, le gouvernement jordanien conclut finalement un accord pour financer un projet de canalisation avec la société Gama Enerji6, pour un coût d'un milliard de dollars (848 millions d'euros). Celle-ci paye environ 700 millions de dollars (594 millions d'euros) du coût final, tandis que le ministère de l'eau et de l'irrigation couvre le reste de la somme, emprunté à des banques offshores. Le contrat stipule que la société turque construira la canalisation et l'exploitera pendant 25 ans, avant d'en transférer les droits au gouvernement jordanien. Entre temps, ce dernier achètera l'eau d'Al-Dissi à la société à un prix fluctuant entre 89 et 100 millions de dinars (entre 106 et 119 millions d'euros) par an7.

Le gouvernement payera au total pas moins de 2,7 milliards de dinars (3,23 milliards d'euros) avant que le projet ne lui soit transféré, « un coût considérable » qui se répercute indirectement sur les citoyens, estime l'analyste économique Fahmy Al-Katout. En effet, le gouvernement vend l'eau aux citoyens à des prix subventionnés tout en empruntant pour couvrir ces coûts, ce qui se traduit par la suite par la suppression des subventions et l'augmentation des impôts et des prix. Au final, la canalisation d'Al-Dissi couvrira à peine un quart des besoins en eau potable pour la seule ville d'Amman. Pire, les spécialistes estiment que la Jordanie ne verra ce projet aboutir qu'une fois que l'eau du bassin aura tari.

Pénurie et corruption

Mundhir Haddadin, ancien ministre jordanien de l'eau et de l'irrigation, affirme que le gouvernement était conscient, depuis le début du projet, que la captation de l'eau d'Al-Dissi n'était pas durable, mais constituait une solution « temporaire », étant donné que l'eau du réservoir n'était pas réapprovisionnée. Une étude publiée par le ministère en 2004 confirme ses propos. On peut y lire : « D'ici 2015, le ministère n'aura d'autre choix que de trouver une autre source de dessalement non conventionnelle, c'est-à-dire à partir du golfe d'Aqaba ».

D'autre part, l'un des objectifs du projet d'Al-Dissi était de conférer aux bassins aquifères du centre et du nord de la Jordanie la possibilité de stocker de l'eau, après y avoir prélevé plus du double de leur capacité de renouvellement. Mais Tha'ir al-Moumni, directeur des bassins au sein du ministère, affirme que le réapprovisionnement des bassins n'a pas eu lieu, attribuant cela à l'augmentation continue et significative du nombre de réfugiés et à la croissance démographique. Autre projet potentiel pour faire face à la pénurie d'eau : l'aqueduc des deux mers avec Israël. Si jamais il était retardé, le gouvernement a annoncé en 2013 un plan B : le captage des eaux souterraines profondes dans la région d'Al-Shaydiya et d'Al-Hassa.

L'aqueduc des deux mers n'a pas vu le jour. Quant aux régions d'Al-Shaydiya et d'Al-Hassa, des forages de puits profonds y ont commencé en 2020. Mais le projet a été transmis début 2021 à la Commission pour l'intégrité et la lutte contre la corruption, car le ministère de l'eau et de l'irrigation est soupçonné d'avoir soumis le forage des puits à un appel d'offres, contrairement aux études et recommandations d'experts qui déconseillaient la réalisation du forage car l'eau de ces puits est très chaude, très salée et ne correspond pas aux normes jordaniennes pour l'eau potable.

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Article traduit de l'arabe par Ahmed Al-Arabi.


1Masoud Eid Al-Ahmadi, Hydrogéologie du bassin d'Al-Saaq, au nord-ouest de Tabuk, dans le nord de l'Arabie saoudite, (en arabe) Université King Abdulaziz, 2008.

2Elie Hajj, Camels Don't Fly, Deserts Don't Bloom : an Assessment of Saudi Arabia's Experiment in Desert Agriculture, Université de Londres, 2004, p.4.

3Selon un rapport publié en 2013 par la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie occidentale (Cesao) en partenariat avec d'autres organisations internationales.

4Ministère de l'eau et de l'irrigation, Évaluation de l'impact environnemental et social du projet d'adduction d'eau d'Al-Dissi-Al-Mudawra à Amman, (en arabe) 2004, p. 1.

5Eugenia Fragina et Francesca Greco, The Disi Project in Jordan : an internal/external analysis, Institut d'études méditerranéennes, Italie, 2008, p. 6.

6NDLR. Cette société est le fruit de la fusion entre la société turque Gama Holdings et la société américaine General Electric Energy Financial Services.

7Le coût convenu est de 89 millions de dinars, mais le ministère de l'eau nous a déclaré qu'il avait payé environ 100 millions ces dernières années, en raison de sa demande de quantités supplémentaires, ce que confirment ses rapports annuels.

Yémen. les politiques néolibérales sans filtre ont aggravé la crise de l'eau

Les ressources en eau se tarissent au Yémen, pays ravagé par une guerre depuis six ans. Les dérèglements climatiques sont en cause, et aussi — surtout — une politique agricole qui a favorisé les grands propriétaires. Ces derniers privilégient des cultures à forte valeur ajoutée, très gourmandes en eau.

En plus d'une guerre désastreuse qui se prolonge depuis six ans, le Yémen souffre d'une grave crise de l'eau. Elle aura des conséquences sur la capacité de sa population à survivre une fois que le conflit aura pris fin. Aujourd'hui, la quantité d'eau renouvelable annuelle per capita est de 72 m3, un niveau très en deçà du seuil limite de rareté de 500 m3, selon l'indicateur international Falkenmark. Alors que la population yéménite croît à un taux proche de 3 % par an, la disponibilité en eau par habitant baisse chaque année. De plus, le changement climatique a un impact néfaste sur les ressources en eau. Alors que la situation est objectivement catastrophique, les politiques néolibérales du régime d'Ali Abdallah Saleh (1978-2011) et des bailleurs de fonds internationaux ont contribué à l'aggraver et à creuser les inégalités.

On se penchera ici sur l'utilisation de l'eau en milieu rural, et particulièrement sur le rôle des politiques agricoles dans l'aggravation de la pénurie d'eau dans le pays. Comme dans beaucoup d'autres pays, au Yémen, 90 % de l'eau est utilisée pour l'agriculture. Environ 70 % des Yéménites vivent dans des zones rurales et plus de la moitié de la population actuelle de 30 millions d'habitants tire une part substantielle de ses ressources des activités liées à l'agriculture, notamment de l'élevage et de la production agricole.

Des villages abandonnés faute de ressources

La pénurie en eau s'explique par trois facteurs directement ou indirectement liés à l'action anthropique. Premièrement, l'essor rapide de la population a accru la demande, réduisant la disponibilité de l'eau et des terres par habitant au fil des générations à des niveaux bien inférieurs au niveau d'autosuffisance. Deuxièmement, le changement climatique se manifeste par des pluies torrentielles de plus en plus violentes et irrégulières, ainsi que par d'autres phénomènes qui ont pour effet de réduire les ressources en eau en limitant la reconstitution des aquifères, car la perte de la couche arable empêche l'absorption des flux, principalement là où les terrasses se sont détériorées par manque d'entretien. Troisièmement, ces dernières décennies, les décisions politiques délibérées de tous les régimes ont favorisé l'extraction par pompes au diesel et la technologie de forage de puits pour l'irrigation qui ont permis l'exploitation des nappes phréatiques nettement au-delà de leur capacité à se reconstituer. De plus, les zones cultivées se sont davantage étendues entraînant l'épuisement des aquifères.

L'ampleur de la pénurie d'eau n'est pas la même à travers tout le pays : malheureusement, les zones les plus densément peuplées sont aussi celles dont les nappes phréatiques sont le moins disponibles, qu'elles proviennent d'aquifères renouvelables ou fossiles. Certaines des régions les plus peuplées, comme les bassins de Sanaa et de Saada connaissent ainsi une baisse considérable des niveaux des nappes phréatiques. Dans certaines régions, des villages ont été abandonnés à cause de l'épuisement complet de leurs nappes. Or, si toute l'eau yéménite était consacrée à l'usage domestique, les ressources par habitant seraient d'environ 200 l/jour, soit plus que ce qui est nécessaire ou utilisé en Europe (environ 150 l/jour). S'il est techniquement impossible et irréaliste d'envisager une redistribution aussi fondamentale, la question de la pénurie d'eau au Yémen a sans doute été exacerbée ces dernières années par des politiques de gestion qui, au mieux, ont ignoré le principe essentiel qui consiste à accorder la priorité aux besoins humains directs.

Forte croissance des surfaces irriguées

Au cours de la décennie qui a précédé la guerre généralisée, le Yémen utilisait chaque année un tiers de plus d'eau que son approvisionnement renouvelable, soit 3,5 milliards de mètres cubes (mmc) tandis que l'approvisionnement renouvelable était de 2,1 mmc. Le déficit de 1,4 mmc était comblé par l'eau pompée grâce à la technologie moderne d'aquifères fossiles non renouvelables1. Ces données couvrent toutes les utilisations d'eau. Bien que de toute évidence l'agriculture pluviale et l'irrigation de crue utilisent également de l'eau, le principal changement ayant causé la pénurie a été généré au XXe siècle par l'introduction de l'irrigation par pompe.

En effet, au cours des trente dernières années, grâce au pompage, l'irrigation au moyen de puits en profondeur et de puits en surface a contribué à la crise de l'eau. L'augmentation des superficies irriguées a été impressionnante, passant de 37 000 ha dans les années 1970 à plus de 400 000 ha dans les années 2000. Durant la même période, alors que les superficies irriguées ont été multipliées par 15, l'agriculture pluviale a diminué de 30 % dans un pays où seulement environ 3 % des terres sont arables, y compris les pâturages au sens large. Selon le seul recensement agricole, organisé en 2002, 25 % des 1,6 million d'hectares de terres cultivées étaient irrigués par puits, bien que les données ne fassent aucune distinction entre les puits profonds et de surface. Ce phénomène s'est produit au détriment de la durabilité des aquifères et a eu pour effet de creuser les inégalités sociales, ce qui aide à comprendre à la fois l'aggravation des crises de l'eau et des crises politiques. La pénurie d'eau a en effet contribué à susciter des conflits entre les communautés, notamment entre celles installées en amont et en aval des ressources en eau, lorsque l'utilisation intensive des premières s'est faite au détriment des dernières. Alors que les puits de surface s'assèchent à cause de l'extraction par des voisins plus riches des puits de profondeur, les petits exploitants se sont appauvris et ont parfois été contraints de vendre leurs terres.

Au Yémen, la distribution des terres est très inégale : sur 1,2 million de propriétaires terriens, 58 % détiennent 8 % de terres cultivables dans des exploitations de moins de 0,5 ha, tandis que 7 % des propriétaires contrôlent 56 % des terres dans des exploitations de plus de 5 ha. L'impact principal sur la disponibilité globale de l'eau provient des puits profonds qui affectent les aquifères fossiles non renouvelables. Ils sont majoritairement exploités par les quelques grands propriétaires terriens qui cultivent des produits de grande valeur tels que le qat, les mangues et les bananes, les deux derniers cultivés surtout pour l'exportation. Grâce à l'irrigation par puits profonds, les sols consacrés à ces cultures se sont considérablement étendus au cours des trois dernières décennies au détriment des cultures de base et des pâturages. Ce processus a été encouragé sans aucune considération pour les questions de durabilité, à la fois par rapport aux problèmes environnementaux en général et à l'accès à l'eau à des fins domestiques pour la population.

Grands propriétaires et soutiens politiques

Alors que la stratégie des institutions financières internationales (IFI) finançant les investissements consacrés au développement consistait à promouvoir le secteur privé au détriment du secteur public, Saleh a renforcé ses appuis politiques parmi les dirigeants ruraux influents. Si son régime n'a pas favorisé délibérément les politiques économiques néolibérales en tant que telles, sa stratégie politique a eu, en pratique, le même effet. Afin de se garantir le soutien électoral des dirigeants ruraux puissants et influents, il a favorisé les politiques qui augmentaient leurs richesses en renforçant leur position. La plupart d'entre eux étaient de grands propriétaires terriens qui tiraient leurs revenus de leurs cultures à grande valeur ajoutée, qu'il s'agisse de qat pour la consommation locale ou de fruits destinés à l'exportation. Une partie de leurs revenus était nécessaire pour assurer le soutien de leurs circonscriptions tribales ou autres. Saleh comptait sur eux pour lui apporter les votes et l'appui de la population dans leurs territoires. Le succès de l'organisation politique de Saleh, le Congrès général du peuple (CGP), était important pour maintenir une façade démocratique vis-à-vis de l'opinion publique nationale et internationale, mais il faut reconnaître aussi que l'opposition politique de plusieurs partis était réelle et significative. La démocratie yéménite n'était pas la caricature qu'elle était dans d'autres pays : l'opposition était réelle et aurait pu remporter des élections sans une manipulation bien organisée des élections.

Il y avait donc une parfaite concordance entre les politiques promues par le régime de Saleh et celles des institutions de Bretton Woods afin de faciliter les ambitions des grands propriétaires terriens pour accroître les cultures d'exportation à haute valeur ajoutée. Au Yémen, ceci s'est traduit par l'irrigation systématique par les puits de profondeur comme seule source régulière d'eau fiable. L'irrigation pluviale a quant à elle été négligée sur le plan du financement et de la recherche agricole, alors qu'elle était adaptée à la culture des céréales nécessaires à la sécurité alimentaire nationale, notamment le sorgho et le maïs et, dans une moindre mesure, le blé qui, sauf dans la Tihama et l'oued Hadhramaut, étaient principalement cultivés par des milliers de petits exploitants pauvres.

Les politiques de l'État, soutenues par les grandes institutions financières internationales de Bretton Woods ont encouragé le développement d'une agriculture irriguée en accordant à la fois des crédits à taux bas pour les infrastructures d'irrigation et en octroyant des subventions pour le diesel (à l'époque utilisé en grande partie pour les pompes). Cela a contribué à l'enrichissement des propriétaires terriens qui ont eu un accès facile aux prêts grâce à leur relation étroite avec le régime de Saleh. Ces politiques ont entraîné une différenciation sociale accrue dans les zones rurales. Les puits de surface des petits exploitants étaient vides et ils ont perdu l'irrigation supplémentaire dont ils avaient besoin. Leurs rendements ont diminué et ils sont devenus plus pauvres et plus dépendants d'autres activités pour survivre. Pris dans un cercle vicieux d'appauvrissement, ils ont souvent été contraints de vendre leurs terres.

Il est important de souligner que la Cooperative and Agriculture Credit Bank (CACB) a été le principal pourvoyeur de ces prêts. Sa gestion était également un défi majeur pour les bailleurs internationaux, car la banque faisait peu d'efforts pour recouvrer les créances, ce qui se traduisait par des bilans nettement douteux. De plus, elle ne s'acquittait pas de sa principale mission d'aider les petits agriculteurs groupés en coopératives, tout en sollicitant un financement international supplémentaire. Au cours des deux premières décennies de la République du Yémen (créée en 1990 par l'unification des deux États yéménites), les efforts demandés par la communauté internationale pour réformer ces procédures ont été un sujet récurrent.

L'énergie solaire pour l'irrigation

Concernant la gestion de l'eau, la situation n'a pas beaucoup changé durant la décennie qui a suivi la fin du régime de Saleh. Pendant la période de transition entre 2012-2014, les priorités de tous les politiciens ont été de consolider et d'étendre leur pouvoir. Ainsi, ils ont négligé les questions du développement et les problèmes à long terme tels que l'agriculture ou la pénurie d'eau, et plus encore les besoins immédiats de la majorité de la population. De fait, l'aide internationale au développement a cessé en raison des désaccords entre le gouvernement yéménite et les institutions de financement pour la gestion des 7,9 milliards de dollars (6,63 milliards d'euros) promis en septembre 2012, qui ne se sont jamais concrétisés sur le terrain par la mise en œuvre de projets opérationnels.

L'énergie solaire financée par les foyers pour l'électricité domestique s'est considérablement développée tout au long de la décennie dans les zones urbaines et rurales en raison de l'absence d'approvisionnement en réseau. La même chose s'est produite pour l'extraction de l'eau, initialement à des fins domestiques. Depuis le début de la guerre en 2015, l'énergie solaire pour l'irrigation a également a connu une croissance spectaculaire2, contrebalançant ainsi toute protection potentielle des aquifères qui aurait pu résulter de la pénurie de carburant pour les pompes diesel, les crises régulières du carburant étant une des caractéristiques majeures de l'économie de guerre. Compte tenu des coûts d'investissement élevés liés à l'accès aux aquifères profonds, le pompage solaire de l'eau n'est en fait une option que pour les plus riches propriétaires terriens. Il est donc susceptible de contribuer à l'accélération de l'épuisement des aquifères.

Alors que la période de guerre a entraîné une légère évolution dans l'identité des bénéficiaires individuels d'une économie de guerre bouleversée par l'absence de règles et réglementations, les mécanismes globaux restent inchangés pour l'accumulation de richesses par une minorité.

Instaurer une gestion durable de l'eau

L'importance d'introduire et de mettre concrètement en œuvre des politiques de gestion durable de l'eau ne peut être surestimée et doit être prise en compte non seulement par les Yéménites, mais aussi par les dirigeants des pays voisins, ainsi que par la communauté internationale qui est engagée dans le financement du Yémen au sens large. Si des zones importantes deviennent inhabitables en raison du manque d'eau, leurs habitants émigreront d'abord vers les régions pourvues en eau, exacerbant les tensions politiques et les sources de conflit. Éventuellement, ceux-ci traverseront les frontières du Yémen et subiront des migrations forcées : un rapide coup d'œil à la carte montre qu'ils iront plutôt vers d'autres États de la péninsule Arabique que vers la Corne de l'Afrique ou ailleurs.

La guerre va finir par s'arrêter. Il serait préférable pour le Yémen et les Yéménites d'appliquer immédiatement des politiques de gestion durable de l'eau, mais il est peu probable que cela puisse avoir lieu tant que ses dirigeants sont préoccupés par le pouvoir, les conflits et la corruption. Néanmoins, même actuellement, il existe au niveau communautaire des domaines où les politiques de gestion de l'eau améliorées pourraient être mises en œuvre, à condition que les bassins hydrographiques petits ou grands soient sous l'autorité d'une seule entité chargée des conditions de vie des populations. Les bailleurs de fonds du développement devraient soutenir ce genre d'initiatives, ce qui permettrait de poser les bases d'un avenir meilleur.

Afin d'instaurer une gestion durable de l'eau au Yémen, ses dirigeants et sa population doivent adopter des stratégies innovantes, abandonner l'approche néolibérale et la remplacer par des mécanismes donnant avant tout la priorité aux besoins de l'ensemble de la population en eau potable et domestique, et ensuite aux besoins du bétail. S'il reste suffisamment d'eau après avoir couvert ces besoins, il est possible d'avoir recours à une irrigation supplémentaire pour des cultures à haute valeur ajoutée. Sur ce point, une nouvelle approche accordant la priorité aux petits propriétaires terriens plutôt qu'aux plus riches devrait être adoptée. La recherche sur l'agriculture pluviale commerciale à grande valeur ajoutée et les cultures de base à haut rendement et résistantes à la sécheresse devraient être des priorités pour le gouvernement comme pour les bailleurs internationaux. Ceci aiderait les Yéménites à faire face à la situation de plus en plus difficile due au changement climatique et à l'augmentation de la population.

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Traduit de l'anglais par Elizabeth Grech.


2Musaed M. Aklan et Helen Lackner, Solar Powered Irrigation System and Groundwater Use in Yemen, Sana'a Center for Strategic Studies, 2021.

Tunisie. La rareté de l'eau, un débat pour noyer le poisson

C'est un lieu commun d'affirmer qu'une pénurie d'eau menace la Tunisie. Ce qui est davantage en jeu, c'est l'évolution de ses usages et la répartition de la ressource. Or, l'agriculture intensive destinée à l'exportation est en tête de la consommation d'eau, alors que le tarif de base pour les Tunisiens est en forte hausse.

Le discours sur la « pauvreté en eau », le « stress hydrique » et le « manque d'eau » en Tunisie s'accompagne généralement de chiffres « effrayants » : la quantité d'eau par habitant ne dépasse pas 450 m3 et pour rappel, les mesures de la pénurie et du stress hydrique sont respectivement moins de 500 m3 et moins de 1000 m3. Ces termes et chiffres sont largement diffusés sans être vérifiés ni que soit vérifiée leur nature.

Il est donc utile de regarder les chiffres, en se basant sur les dernières données connues, celles de 20191. Les précipitations annuelles moyennes en Tunisie ont atteint 283 mm cette année-là, avec des variations considérables entre les différentes régions du pays. Certaines zones situées au nord-ouest enregistrent parfois un taux annuel dépassant les 1000 mm, alors que cette moyenne est inférieure à 100 mm dans les régions du sud bordant le Sahara.

On évalue les ressources en eau de la Tunisie à environ 5 milliards de m3. La plupart des réserves, qu'il s'agisse d'eaux souterraines ou d'eaux de surface, se trouvent au nord (49 %) puis au centre (33 %), et leur taux d'utilisation a atteint plus de 117 %. Quant aux eaux souterraines profondes, leur volume avoisine les 1 400 millions de m3 et elles sont concentrées principalement dans le sud (60 %), avec un taux d'utilisation d'environ 120 %.

Un leitmotiv « idéologique »

L'agriculture s'approprie 80 % de l'eau prélevée, l'industrie 5 %, le tourisme 2 %, et le reste — 13 % — va à la consommation et à l'usage domestique. Afin de comprendre la situation de l'eau en Tunisie, nous avons demandé à des experts et militants de la question de l'eau quel est leur constat : rareté, manque, pauvreté… Habib Ayeb, enseignant-chercheur en géographie, documentariste et fondateur de l'Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l'environnement (OSAE) : « De quoi parlons-nous vraiment ? Je ne connais pas l'ampleur de votre consommation, ni vos conditions sociales, ni à quelle catégorie sociale vous appartenez, ni votre mode de vie, mais j'ai décidé par moi-même que vous aviez besoin de ce volume et que vous ne le possédiez pas. Ce discours est basé sur le présupposé que tout le monde consomme la même quantité d'eau ». Habib Ayeb considère qu'il est un prélude à la marchandisation de l'eau : « On ne peut pas créer un marché sans demande… Et pour que le prix de la marchandise augmente, il faut créer la rareté. C'est une logique intégrée, purement idéologique ».

N'y a-t-il donc pas de pénurie en eau en Tunisie, même par rapport au climat aride et semi-aride qui domine la majeure partie du pays ? Il répond : « Bien sûr, le climat joue un rôle, mais encore une fois il ne faut pas séparer les phénomènes les uns des autres. Les changements climatiques ne signifient pas seulement la rareté de l'eau, mais parfois son abondance. La Tunisie peut être menacée par un excès d'eau dû à aux inondations récurrentes de ces dernières années ».

Najeh Bouguerra, ingénieur expert en eau, va plus loin. « Nous avons assez d'eau, mais nous avons aussi des mouvements sociaux réclamant de l'eau, dans la plupart pour les usages domestiques. Il s'agit donc d'une crise de gouvernance et non d'une crise de ressources, et donc l'expression la plus proche, je crois, est que nous souffrons de stress hydrique et non de pénurie d'eau ».

Alaa Marzouki, coordinateur général de l'Observatoire tunisien de l'eau, met en garde contre l'utilisation politique du discours de rareté : « Ces chiffres sont devenus un prétexte pour masquer les vraies problématiques de l'eau en Tunisie. Lorsque les coupures d'eau ont lieu dans plusieurs régions, les responsables réitèrent l'argument du seuil de pauvreté en eau, sans expliquer la signification des chiffres. Des termes communs sont utilisés et imposés par des organisations internationales et nous devons les traiter avec prudence ».

« Nous exportons de l'eau ! »

La majorité des ressources en eau de la Tunisie va à l'irrigation et à l'exploitation agricole, avec un taux d'environ 80 %. Les petites exploitations familiales destinées à la consommation locale ont dominé l'agriculture jusque dans les années 1960. Avec la fondation des coopératives en 1964, le visage de l'agriculture a changé alors que l'État s'efforçait d'atteindre la sécurité alimentaire. L'intensification de l'exploitation des terres et de l'élevage est devenue une obsession des responsables de l'époque et la consommation de l'eau a naturellement augmenté. Au début des années 1970, les orientations socio-économiques se sont libéralisées et l'agriculture en a fait les frais. L'État a commencé à encourager les exportations, notamment de l'huile d'olive, des agrumes, des dattes et quelques autres fruits et légumes primeurs, au détriment des céréales, des légumineuses et de plusieurs produits de base.

Conséquence : la consommation d'eau va exploser. L'État investit des moyens techniques, financiers et humains considérables afin d'encourager la mise en place de périmètres irrigables à forte intensité de production. En dépit de son sempiternel discours sur la pénurie en eau, il poursuit cette politique, au point de signer en juin 2018 un accord de prêt de la Banque mondiale d'une valeur de 140 millions de dollars (118 millions d'euros) pour intensifier les superficies irrigables dans six gouvernorats tunisiens.

Très critique à l'égard de ces politiques, Habib Ayeb dénonce : « Il y a un demi-million d'hectares de terres irriguées dans le sud, et qu'est-ce qu'on y cultive ? Des produits qui vont à l'exportation. Autrement dit, nous exportons de l'eau ! Quel est le pourcentage d'eau réservé à la production agricole de base ? Je l'évalue à environ 30 % seulement. Le reste va à l'agriculture destinée à l'exportation, ainsi qu'aux excédents agricoles, comme la viande ou les récoltes de contre-saison. Et si nous changions l'équation ? »

Des industries gourmandes et polluantes

Malgré la faible consommation par les secteurs de l'industrie et du tourisme, leur répercussion sur la ressource en eau est notable, en ce qui concerne les déchets, la pollution et même dans certaines zones le tarissement de cette ressource.

Depuis les années 1970, l'État a fait le choix d'encourager le tourisme de masse, basé sur la mer et le soleil et des hôtels bon marché sur les côtes. Au plus fort de l'été, alors que nombre de régions tunisiennes souffrent de coupures d'eau ou de l'interruption totale de son approvisionnement, les touristes s'entassent dans des hôtels et profitent des piscines et des jacuzzis. La plupart des hôtels se concentrent dans des zones de stress hydrique. La région la plus hôtelière est le littoral de l'est du pays. De plus, le littoral attire de très nombreux Tunisiens qui viennent y travailler, étudier et se faire soigner.

Les zones industrielles (textile et agroalimentaire) se sont également concentrées dans cette région, où les ressources en eau sont fortement épuisées.

Pour l'industrie, le problème est double. Au volume de consommation s'ajoutent les pratiques polluantes. Nous ne citerons que deux exemples. Le premier concerne l'industrie textile, qui est un secteur vital en Tunisie. Le lavage et le tannage consomment de grandes quantités d'eau et entraînent d'importantes pollutions. « Les étapes du processus de lavage nécessitent l'utilisation de 12 bassins d'eau, incluant le nettoyage du matériel. De nombreux produits chimiques sont utilisés dans le processus de lavage, comme l'eau de javel et l'eau oxygénée », souligne un rapport du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Selon la même source, le processus de production nécessite « 25 litres d'eau pour une chemise et 55 litres pour un pantalon ». Par ailleurs, de nombreuses entreprises opérant dans le secteur textile tarissent les eaux souterraines et ne traitent même pas les eaux usées, les rejetant directement dans la mer.

Le deuxième exemple est celui de l'industrie du phosphate. Le complexe des industries chimiques de Gabès consomme plus de 30 000 m3 par jour et rejette quotidiennement 42 000 m3 de boue de gypse dans la mer et la nappe phréatique. Quant au bassin minier du gouvernorat de Gafsa, il souffre de la soif ou plutôt d'« assoiffement », car les laveries de phosphate de la Compagnie des phosphates de Gafsa accaparent une grande partie de l'eau de la région et utilisent non seulement les nappes phréatiques, mais également une partie de l'eau potable. Elles rejettent une grande quantité d'eaux usées à côté de puits d'eaux souterraines, ce qui les pollue et les rend impropres à la consommation.

Une infrastructure vétuste

Le gaspillage de l'eau est en partie causé par l'état des infrastructures et des réseaux de distribution d'eau. Par exemple, les barrages perdent environ 20 % de leur capacité de stockage en raison de la sédimentation et du manque d'entretien. D'après les chiffres fournis par Hamza Elfil, chercheur et responsable d'un laboratoire au Centre de recherches et de technologies des eaux, le pourcentage d'eaux gaspillées est aux alentours de 30 % pour les réseaux de la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (Sonede) et dépasse 40 % dans les canaux d'irrigation agricole.

Hamza Elfil énumère les causes les plus importantes du gaspillage de l'eau : « La vétusté des réseaux de distribution et le manque d'entretien. La longueur du réseau de la Sonede dépasse les 55 000 km, dont 40 % ont plus de 29 ans et 17 % plus de 49 ans. Le délai d'intervention pour réparer les parties cassées du réseau (environ 20 000 en 2019) et les défauts de fuite d'eau n'arrangent rien à la situation ». Najeh Bouguerra partage ce constat. Il considère que les pertes sont principalement dues aux installations et non à la consommation. Or la Sonede souffre d'un déficit budgétaire et ne peut compter que sur ses propres revenus pour entretenir et moderniser les réseaux, l'État la laissant se débattre seule.

Parler des « riches », taxer les pauvres

« Lors de mon troisième été en Tunisie, des manifestations ont éclaté un peu partout dans le pays, à une fréquence inhabituelle. (…) La plupart de ces mouvements sociaux ont eu pour enjeu de protester contre les pénuries d'eau », témoigne le directeur de la Banque mondiale, Tony Verheijen en avril 2019 sur le site World Bank Blogs. « Ce pic est principalement attribuable aux quintiles les plus riches (…) qui font usage de l'eau potable même pour le lavage de véhicules et l'arrosage (…). Secundo, l'augmentation significative du nombre de touristes exerce, elle aussi, une pression supplémentaire sur les besoins en eau. Les hôtels ne semblent pas trop se soucier de la façon dont l'eau est utilisée. »

Grand seigneur, Tony Verheijen nous révèle le secret du gaspillage : « L'eau est l'une des ressources les plus rares et précieuses du pays et elle est vendue à un tarif très bas (…). L'eau reste, à ce jour, le seul produit bon marché, ce qui n'encourage pas les citoyens à développer des comportements responsables ». On connaît bien la formule magique : « l'ajustement des tarifs aux seuils de rentabilité ». Bien entendu, cette mesure « aura un impact négligeable sur les pauvres », assure Tony Verhejen en prenant appui sur des chiffres et statistiques de la Banque mondiale.

Verheijen et son organisation ne sont pas les seuls à se soucier des ressources en eau de la Tunisie. En décembre 2018, l'Établissement de crédit allemand pour la reconstruction (KfW) a signé un accord de prêt de 100 millions d'euros avec le gouvernement tunisien pour financer le « Programme de renforcement des réformes dans le secteur de l'eau – Phase II ». L'accord comprend la mise en œuvre de treize réformes, dont l'approbation du nouveau Code de l'eau, l'augmentation des tarifs de l'eau potable, l'amélioration du taux de recouvrement des factures d'eau, une augmentation de la facture d'assainissement de l'eau de 8 % et des propositions sur l'augmentation des prix de l'eau d'irrigation.

L'Agence française de développement (AFD) a pour sa part signé un accord de prêt de 33 millions d'euros avec la Tunisie pour soutenir le programme d'investissement sectoriel Eau Piseau II. Objectif : développer des réseaux d'adduction d'eau dans les zones rurales. Pour s'assurer de la « durabilité des effets du programme », l'agence a mis l'accent sur la nécessité de « poursuivre le processus de transfert de responsabilités de l'État vers les usagers ainsi que la mise en place d'une tarification appropriée ».

L'État entend s'accorder avec ses partenaires internationaux. Aussi, quitte à faire de l'excès de zèle, le gouvernement a augmenté le tarif de l'eau potable à deux reprises en 2016 et en 2020.

Jusqu'en 2015, la Sonede recourt à la tarification progressive à la consommation : les 20 premiers m3 à un prix « bas », les 20 suivants à un prix plus élevé et ainsi de suite. Le consommateur paie selon une tarification différentielle : par exemple, s'il consomme 30 m3, il paiera le prix des 20 premiers à un prix bas et les 10 supplémentaires à un prix plus élevé. Mais à partir de 2016, le tarif de chaque niveau de consommation a été augmenté de près de 30 %. Pour sa part, Alaa Marzouki suggère plutôt qu'« une quantité d'eau potable décente soit fournie gratuitement à chaque personne, puis qu'un prix élevé soit adopté pour le reste de la consommation ».

La très contestable réforme du Code des eaux

Le Code des eaux a été promulgué pour la première fois en 1975. Après la révolution de 2011, la nécessité d'élaborer une législation sur la gestion des ressources en eau est revenue sur le devant de la scène. En juillet 2019, le Conseil des ministres a entériné la réforme du Code des eaux et l'a envoyé au Parlement, qui ne l'a pas encore approuvé.

Pour Alaa Marzouki le projet de réforme ne va pas assez loin. « Nous avons exigé l'établissement du principe du droit à l'eau, l'amendement des chapitres qui utilisent l'expression ‟dans la limite des possibilités disponibles”, la suppression des chapitres qui explicitement ou implicitement incitent à la privatisation de l'eau et à l'indemnisation des groupements de l'eau par une agence nationale de l'eau potable et de l'assainissement en milieu rural, l'adoption de l'empreinte hydrique comme critère contre les politiques agricoles appauvrissantes et l'adoption du principe de responsabilité du pollueur ».

Najeh Bouguerra critique pour sa part l'accaparement de la propriété et de la gestion de l'eau par l'État. « Cela est tout à fait opposé au principe de ‟l'eau comme bien commun”, et exclut totalement la société civile et les usagers de l'eau. Ce projet réduit le rôle de l'État à l'attribution des contrats de concession qui renforcent l'hégémonie des lobbies ». Plusieurs organisations de la société civile ont décidé, à l'issue d'une réunion tenue à Sousse en novembre 2019, de travailler conjointement à l'élaboration d'un « code citoyen de l'eau » proposé à l'initiative de l'Observatoire tunisien de l'eau (Nomade Society).

La réunion de Sousse montre que la gestion de l'eau et des ressources naturelles est aussi une affaire politique et sociale. L'appropriation du dossier de l'eau par les pouvoirs publics et les organisations internationales au détriment de la société civile ne peut qu'accroître les problèmes de l'eau en Tunisie. Les politiques de fuite en avant sur la gestion des ressources en eau risquent d'aggraver les difficultés dans les années à venir.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe, avec : Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1Rapport national du secteur de l'eau 2019, ministère de l'agriculture.

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