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À partir d’avant-hierOrient XXI

Covid-19. La Tunisie à bout de souffle

La situation pandémique en Tunisie est plus que jamais alarmante. L'heure n'est plus au sauvetage de la saison touristique, mais à contenir l'hécatombe. Or, au manque d'infrastructures sanitaires s'ajoute l'amateurisme d'une classe politique, mis à nu par un pays en crise.

La scène se répète, inlassablement. Vendredi 25 juin 2021 à la Kasbah, Hasna Ben Slimane, porte-parole du gouvernement est à son pupitre. D'une voix monocorde et dans un arabe littéraire et administratif qui ne dit rien de la gravité de la situation, elle rappelle les mesures censées être toujours en cours et ânonne celles qui entreront en vigueur pour les deux semaines suivantes, au vu des nouveaux chiffres alarmants qu'a fait remonter le ministère de la santé. Le confinement général est décrété dans quatre gouvernorats où l'incidence a dépassé le seuil de 400 cas pour 100 000 habitants.

Une semaine plus tard, c'est le cas de la moitié des gouvernorats du pays. Le couvre-feu y est avancé à 20 heures au lieu de 22 heures. Les gouverneurs du Grand Tunis interdisent l'entrée et la sortie de la région, sauf cas de force majeure. Vœu pieux dont on ne verra pas la traduction sur le terrain.

Cela fait un moment déjà que les mesures décrétées par le gouvernement relèvent du non-événement. Cafés bondés, non-respect du port du masque ou de la distanciation, mariages et rassemblements… Rares sont ceux et celles qui respectent les consignes, même s'ils en ont les moyens. Pour justifier l'absence flagrante de sanctions, Hasna Ben Slimane coupe court : « L'État ne peut pas mettre un policier derrière chaque citoyen. » Une rhétorique défensive, qui oscille entre la responsabilité individuelle et la réfutation de toute « exception tunisienne » dans cette crise sanitaire mondiale.

Un bien triste record

Pourtant, le bilan est plus que jamais inquiétant. Le nombre de morts a dépassé la barre des 15 000, faisant de la Tunisie le premier pays africain en nombre de décès par million d'habitants (selon les chiffres officiels déclarés). Le taux d'occupation des hôpitaux frôle les 100 % au niveau national et les dépasse dans certaines régions. « On est au-delà de la médecine de catastrophe », alerte Ahlem Belhaj, secrétaire générale du syndicat des médecins, des dentistes et des pharmaciens hospitaliers au micro d'une radio nationale.

Pour compléter le tableau, le taux de tests positifs dépasse les 35 % dans un pays où le coût du test PCR dans le privé (170 dinars, soit 51 euros) aux frais du citoyen limite de fait un dépistage à grande échelle. Mais surtout, la présence du variant Delta est désormais actée. Et lorsque le conseil scientifique déclare que seul un confinement général de six semaines pourrait faire retomber cette pression, Nissaf Ben Alaya, porte-parole du ministère de la santé répond timidement que l'État n'a pas les moyens de verser des aides à la population, faisant valoir la crise économique qui gangrène la Tunisie où 1,5 million de personnes travaille dans le secteur informel, soit presque la moitié des actifs.

La pandémie a également rendu flagrant le manque d'infrastructure médicale et de ressources humaines. Entre 700 et 800 praticiens quittent le pays chaque année, principalement pour la France ou l'Allemagne, et leur nombre ne fait qu'augmenter. Les médecins réanimateurs, indispensables en pareille période, sont au nombre de 160 dans le secteur public, 250 dans le privé… et 500 à l'étranger.

Des régions sinistrées

À l'hôpital régional de Nabeul qui accueille tous les patients de la région du Cap-Bon (nord-est), des chambres pour deux hébergent désormais cinq ou six patients, souvent à deux par lit. Dans les salles d'observation, les malades atteints du coronavirus côtoient faute de place ceux venus consulter pour d'autres urgences. Des salles de repos ou des chambres de garde pour les médecins et les infirmiers sont désormais consacrées aux soins. Voir deux patients en détresse respiratoire qui se partagent un masque à oxygène dans un couloir d'hôpital est devenu une scène d'une triste banalité. Quant au personnel médical et paramédical, il est à bout de force, travaillant sept jours sur sept.

Dans sa conférence de presse du 22 juin, le ministre de la santé Faouzi Mehdi a imputé la situation très critique de certaines régions à « une immunité plus faible que la moyenne nationale ». Curieux hasard, il s'agit souvent de régions périphériques et délaissées. Le gouvernorat de Kairouan fait office de cas d'école. Cette région cumule le plus haut taux de pauvreté national (29,2 %), un taux de chômage à plus de 15 % et le plus grand nombre de suicides dans le pays. Malgré l'implantation en urgence de deux hôpitaux de campagne — rapidement saturés —, la situation sanitaire y est toujours catastrophique : 50 % de tests positifs par jour et un médecin réanimateur pour neuf patients. Fin juin, 180 patients Covid de Kairouan ont été envoyés vers les hôpitaux de Sousse et de Sfax, faute de place.

Pourtant, Kairouan a été inondée de promesses. Connue pour sa Grande Mosquée datant du IXe siècle, c'est la plus ancienne ville musulmane d'Afrique du Nord, ce qui lui vaut en 2016 une enveloppe de 85 millions de dollars (71,63 millions d'euros) allongée par l'Arabie saoudite pour construire le Centre hospitalo-universitaire du roi Salman. Arrivé au pouvoir en octobre 2019, le président de la République Kaïs Saïed joue la surenchère et promet quant à lui une « cité de la santé ». À ce jour, aucune pierre n'a été posée pour l'un ou l'autre de ces projets.

Constater, étudier, réfléchir… faute d'agir

Si la Tunisie se trouve dans un tel état de détresse, sa classe politique y est pour beaucoup. Non contentes d'avoir fait tomber un gouvernement (juillet 2020) pendant la crise sanitaire dont il avait pourtant géré la première vague avec un succès certain (51 morts), nombre d'organisations politiques — qu'elles soient soutiens de l'exécutif ou dans l'opposition — ont à maintes reprises enfreint les réglementations sanitaires. Le parti islamiste Ennahda, son allié plus conservateur Al-Karama, Qalb Tounès du sulfureux homme d'affaires Nabil Karoui, ou encore le Parti destourien libre nostalgique de Zine El-Abidine Ben Ali d'Abir Moussi : tous ont organisé des rassemblements, enfreint le couvre-feu ou l'interdiction de se déplacer entre les régions quand elle était de mise. Quant au gouvernement, il semble incapable de tout effort de prévision. Ce n'est qu'une fois que la catastrophe — pourtant annoncée longtemps à l'avance — a lieu qu'il appelle timidement à des mesures attendues, mais que personne ne prend au sérieux. Ainsi, trois jours après la conférence de presse du 25 juin, le chef du gouvernement Hichem Mechichi convoque la Commission nationale de lutte contre le coronavirus pour « étudier les propositions du conseil scientifique ». La principale conclusion à l'issue de la réunion a été… de continuer à mettre en place les mesures annoncées, ou de réactiver celles qui ont été suspendues, comme la priorité au télétravail.

Le personnel médical et paramédical aux abois ne cesse de dénoncer l'absence de toute politique sanitaire. L'état d'urgence sanitaire, attendu depuis avril et censé permettre la mobilisation des cliniques privées dans l'effort national se fait toujours attendre. Depuis neuf mois, des infirmiers recrutés à durée déterminée pour faire face à la crise sanitaire n'ont pas vu la couleur de leur salaire. Vendredi 2 juillet à Tozeur (sud-ouest), 1643 doses de vaccins ont été perdues à cause d'une coupure d'électricité, dans cette région où le thermomètre approche les 50 degrés en ce début d'été. L'exécutif de son côté s'embourbe dans la bureaucratie et les réunions qui n'en finissent pas. Sa priorité semble surtout de donner l'impression d'agir. Acculé autant par la population, les médias que par le conseil scientifique, le gouvernement annonce qu'il envoie ses ministres en tournée aux quatre coins du pays du 1er au 6 juillet « pour constater les manquements dans les hôpitaux et dans la campagne de vaccination, et y répondre dans les meilleurs délais ». Tant pis s'ils sont réduits à brasser de l'air devenu irrespirable devant les caméras.

Pas mieux du côté du palais de Carthage : le samedi 3 juillet, le président de la République se réunit « en urgence » avec des responsables militaires et sécuritaires. Saïed les appelle à « réfléchir avec toutes les institutions concernées à une nouvelle stratégie pour faire face à cette situation ».

La priorité est ailleurs

Côté vaccination non plus, les chiffres ne portent guère à l'optimisme. Pour une population de presque 12 millions d'habitants, il n'y a pour l'heure que 2,3 millions de doses disponibles. Et sur l'ensemble des 1,9 million de vaccinés, seulement 574 505 ont reçu leurs deux doses. Le ministre de la santé promettait pourtant en avril que la Tunisie serait « noyée de vaccins » fin juin. Mais la seule vague qui submerge le pays pour l'heure est bien celle de la pandémie, en l'absence d'un véritable effort diplomatique pour l'obtention de vaccins. À la suite de sa rencontre avec le directeur général de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) le 9 juin à Genève, Mechichi annonce l'acheminement bientôt de 600 000 doses supplémentaires, inch Allah.

Quid de Kaïs Saïed qui compte parmi ses prérogatives la politique étrangère du pays ? Le président de la République élu à une majorité écrasante n'a pas daigné jusque-là mettre sa popularité au service de la lutte contre la pandémie et s'adresser à la population pour la sensibiliser aux dangers du coronavirus et l'enjoindre à respecter le protocole sanitaire. Pourtant, Saïed n'est pas avare de déclarations dans lesquelles il fustige à mots à peine couverts ses deux meilleurs ennemis, à savoir le chef du gouvernement Hichem Mechichi et le président du Parlement Rached Ghannouchi.

Devant l'hécatombe qui s'annonce, Saïed a fini par sortir de son silence, mais ne déroge pas à ses habitudes. Lors de son déplacement le 2 juillet à l'hôpital militaire de Tunis où il inaugure un nouveau service de réanimation, il tonne : « Ce ne sont pas les moyens qui manquent. S'il y avait une volonté politique sincère, nous serions dans une situation bien meilleure que celle que nous connaissons aujourd'hui. » Plus tard dans la journée, le président se rend au ministère de l'intérieur, dont le chef (par intérim) n'est autre que Mechichi. Là aussi, sans masque et en présence de hauts responsables, Saïed déclare : « La propagation de la pandémie est le résultat de toute une série de décisions politiques guidées par la pression de certains lobbys. » Et d'ajouter : « Des décisions sont prises sur proposition du conseil scientifique, mais ne sont pas maintenues », avant d'affirmer que l'instauration du couvre-feu relève uniquement des prérogatives du président de la République ou de celle des gouverneurs. Tant pis si pour attaquer le chef du gouvernement, Saïed oublie qu'au mois d'avril, c'est lui-même qui a cassé la décision de Mechichi instaurant un couvre-feu à 19 heures pour le mois du ramadan, afin de limiter les rassemblements pendant la rupture du jeûne.

Le jour de la conférence de presse à la Kasbah, le 25 juin, les chiffres de la Covid-19 disputaient la une des quotidiens au principal titre du jour : la rencontre entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi, après plusieurs mois de conflit par discours interposés. Ainsi, les crises — sanitaire, politique, économique — ne se suivent plus en Tunisie, elles s'accumulent. L'été, saison du jasmin, porte déjà l'odeur des chrysanthèmes.

Pourquoi l'Algérie est hors-jeu en Libye

Après s'être marginalisée en Libye par son soutien jusqu'au bout à Mouammar Kadhafi, l'Algérie a fini par perdre son influence, même au Fezzan et dans le pays touareg qui faisaient traditionnellement partie de son aire d'influence.

Abdel Hamid Dbeibah, le nouveau chef du gouvernement libyen depuis le 15 mars 2021 a dès son investiture entamé une tournée diplomatique dans de nombreuses capitales. Il a également reçu les chefs de gouvernement de pays proches comme la Tunisie, l'Égypte et l'Italie, ou plus éloignés comme la Grèce. Mais il a attendu deux mois et demi avant de se rendre le 29 mai à Alger, simple étape d'un périple sur le chemin de l'Europe.

Depuis au moins un an, la marginalisation de l'Algérie sur le dossier libyen ne fait plus de doute, avec les négociations entre belligérants débutées en octobre 2020 qui ont abouti à l'accord actuel de gouvernement. Ces négociations menées pour l'essentiel à Tunis et à Skhirat (non loin de Rabat) ont vu se multiplier les allées et venues des acteurs libyens entre ces deux capitales maghrébines, enjambant à chaque fois Alger.

Depuis longtemps, ces acteurs libyens — favorables ou hostiles à l'Algérie — ne se font plus d'illusions sur ses capacités à exercer une influence sur la scène libyenne. Elle s'est d'abord marginalisée depuis son soutien jusqu'au-boutiste à Mouammar Kadhafi par peur d'une contagion des « printemps arabes », puis en allant jusqu'à accueillir toute sa famille en exil. Elle a fini par perdre son influence même au Fezzan et dans le pays touareg qui faisaient traditionnellement partie de son aire d'influence. Ainsi le maréchal Khalifa Haftar ne s'est pas limité à menacer publiquement l'Algérie, ce qui avait alors été pris pour une rodomontade. Il est ensuite passé à des provocations.

Réticences des Touaregs

Lorsqu'en prélude à son attaque de Tripoli, Haftar tente deux mois plus tôt, en février 2019, de prendre le contrôle de la région du Fezzan, la présence effective de ses troupes se limite à Sebha, la capitale. Dans cette région qui a une longue frontière avec l'Algérie, il marque par procuration le passage des territoires sous son contrôle. Les Touaregs, comme la plupart des autres communautés, ont accordé leur allégeance à Khalifa Haftar, plaçant sous son autorité le champ pétrolifère d'El-Fil qu'ils contrôlaient. Mais le maréchal tint exceptionnellement à faire défiler et bivouaquer ses troupes à Ghât, une oasis proche de la frontière algérienne. Avant de les retirer 48 h plus tard.

Le pays touareg (targui)
berberoscope.com

Les Touaregs, soucieux de leurs bonnes relations avec l'Algérie frontalière, auraient voulu éviter cette démonstration de force. Ghât, à moins d'une dizaine de kilomètres de la frontière, fonctionne en interaction avec sa jumelle algérienne Djanet, à moins d'une cinquantaine de kilomètres. D'une façon générale, l'influence de l'Algérie est forte dans la région. On est dans le pays de la confédération targuie des Kell Ajjer répartie des deux côtés de la frontière, avec des parentés croisées qui tissent un continuum humain et qui avaient fait de Ghât une base arrière de la lutte contre la colonisation française puis de la lutte de libération de l'Algérie. La zaouia Tidjani, espace où se concluent depuis toujours les rencontres et accords entre les tribus targuies, située quasiment sur la frontière, a été une des bases du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d'indépendance, abritant armes, combattants et réunions. Le prestige de l'Algérie en est resté fort.

Ses réseaux sont servis par des parentés transfrontalières, comme l'illustrait le lien entre Mabrouka Sherif, la cheffe de la garde amazone de Kadhafi, native de Ghât, avec son oncle le sénateur Gouma de Djanet. Ce sénateur avait été nommé dans le tiers présidentiel1, ce qui, dans ces régions frontalières, signifie un apparentement au puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets algériens. Pourtant lorsque le conflit entre les Touaregs et les Toubous prend en 2016 le chemin de la réconciliation, c'est le Qatar qui parraine et structure les négociations côté Touaregs. Il le fait par le biais d'un sous-traitant, un intermittent du renseignement, le Mauritanien Mustapha Limane Chaffei. Les services algériens sont associés aux négociations pour les neutraliser. Lorsque le Tchadien Idriss Deby décide de s'y impliquer pour reprendre pied dans la Libye post-Kadhafi et surtout dans la communauté touboue qui fournit et abrite une partie de ses opposants, il pousse dans les négociations l'ancien président tchadien Goukouni Oueddei, Toubou lui-même et considéré comme un « homme de l'Algérie » où il a séjourné en exil. Deby continue à penser que l'Algérie est un acteur-clé qu'il ne faut pas se mettre à dos. Mais les Qataris, voyant d'abord dans le Tchad un allié de Haftar et des Émirats arabes unis, poussent Oueddei vers la sortie par Touaregs interposés, passant outre les intérêts de l'Algérie qu'ils privent d'une carte maîtresse.

Un an plus tard, en 2017, l'Algérie annonce en grande pompe la visite de son ministre des affaires étrangères dans le sud de la Libye. Les liens y sont forts avec l'Algérie, tissés depuis la fin du XIXe siècle et la colonisation française. Mais la visite du ministre tourne vite court. Après une brève escale à Ghât, il s'envole pour Tripoli en ignorant les autres villes du Fezzan et notamment sa capitale, Sebha, où il était attendu. La déception est alors grande, mais c'est aussi la certitude d'un affaiblissement de la puissance de l'Algérie, illustrée par ce qui a été interprété comme une fuite.

Cependant, les Algériens avaient utilisé auparavant le peu de puissance qui leur restait dans le périmètre de Ghât pour mettre à l'écart autoritairement — avec l'aide des Qataris — le Haut Conseil des Touaregs, constitué de jeunes qui s'étaient associés à la révolution, et le réduire à un cadre formel. Ils lui substituent un Conseil social des Touaregs et remettent en selle les deux caciques touaregs du régime de Kadhafi : Hocine El-Kaouni, l'ancien responsable des « comités populaires » de Ghât, et Ali Kena, le responsable de la milice targuie El-Mawaghir.

La jonction avec les Imazighen

Face aux tentatives de Haftar de s'implanter au Fezzan, l'unanimité se fait dans les communautés du Fezzan pour désigner Ali Kena comme chef de la région militaire du Fezzan. Paradoxalement, l'Algérie s'y oppose, ajoutant son refus à celui des puissances comme la France et les Émirats arabes unis qui le voyaient plutôt comme un homme des Algériens. Ces pressions paralyseront longtemps Fayez Al-Sarraj, premier ministre depuis décembre 2015, et l'empêchent de nommer un gouverneur militaire au Fezzan, laissant un vide qui favorise Haftar.

En lâchant Ali Kena, les Algériens perdent la dernière branche par laquelle ils pouvaient se raccrocher à la Libye. Leur attitude se fonde sur une double méfiance, à l'égard d'une minorité ethnique ayant son prolongement en Algérie, mais surtout face aux prémices d'une alliance entre Touaregs et Imazighen du djebel Nefoussa. Les Touaregs avaient majoritairement soutenu Kadhafi. Cependant une de leurs deux branches2, celle minoritaire de Terga, avait dès son début rejoint la révolution en emboitant le pas aux Zintan du Djebel auxquels les liait une très ancienne alliance tribale.

Dans les combats en juillet-août 2011 autour du djebel puis de la prise de Tripoli se fit la jonction avec les Imazighen qui tentèrent de structurer une alliance incluant les Touaregs sahéliens inquiets pour leur devenir en Libye, où, contrairement aux promesses de Kadhafi, la plupart d'entre eux n'ont pas étés naturalisés. À la chute de Kadhafi, les troupes amazighes sont les seules à entrer dans le pays targui pour prévenir d'éventuelles représailles contre ces derniers et leur tendre la main. Lorsque le leader amazigh Fethi Ben Khalifa lance son parti Lebou (en référence à la tribu amazighe qui occupait la région et donnera son nom au pays), il ne le fait pas au djebel Nefoussa, môle de peuplement des Imazighen libyens, mais à Oubari en pays targui où se trouvent les membres de la branche Terga et les Touaregs du Sahel.

Pour le régime algérien, préoccupé de se prémunir d'une contestation interne dont la Kabylie est un des épicentres, mais dont l'influence s'étend au Sahara, au Mzab particulièrement, la constitution d'un tel axe autour de l'amazighité est vue comme une menace qu'il faut endiguer. Aussi l'Algérie s'emploie-t-elle à brider l'action des Touaregs. Elle se tourne vers les Frères musulmans par l'intermédiaire du Qatar, d'autant qu'un de leurs leaders libyens, Abdelkader Touhami, est responsable des services du gouvernement Sarraj jusqu'à sa mort à la fin de l'année 2020. De surcroit, il est originaire du Fezzan. Mais les Frères connaissent eux-mêmes une crise profonde, avec une hémorragie de cadres et une érosion continue de leur influence, et ont moins à offrir à l'Algérie qu'à en attendre. Vivant sous la menace existentielle que fait peser sur eux le puissant voisin égyptien, ils tournent casaque et s'engagent dans une opération de séduction de son allié le maréchal Haftar en prenant leurs distances avec l'Algérie dont ils comprennent l'impuissance, la laissant sans relais en Libye.

L'Algérie se retrouve acculée dans une position passive. Pour se protéger des retombées du conflit, elle se lance à grands frais dans la construction d'un mur allègrement franchi au quotidien par les Touaregs, y compris pour se rendre au Niger dont l'accès direct leur est barré par leurs rivaux toubous.

La corruption des services

Cette marginalisation de l'Algérie sur le dossier libyen n'est qu'une des facettes de la dilution de la puissance algérienne, conséquence de la crise d'un régime dont le Hirak débuté en février 2019 a révélé l'immobilisme et la corruption de ses services de sécurité et de sa diplomatie. Ses effets sur le dossier libyen s'illustrent de façon frappante à Ouargla, siège de la quatrième région militaire algérienne qui gère entre autres le dossier libyen.

Le 18 octobre 2018, le général Abderrazak Cherif, qui a dirigé quinze ans durant cette région militaire, est arrêté pour trafic de cocaïne. Les services de sécurité américains et espagnols avaient mis en lumière la filière qu'il couvrait et opérait depuis plusieurs années à partir de la Colombie, sommant les autorités algériennes d'agir. Le général Cherif est aussi le responsable militaire qui a géré le dossier libyen dans ses moments charnières, de 2004 à 2018. La quatrième région militaire est en effet celle où s'élabore la diplomatie sécuritaire sahélienne de l'Algérie, héritière du « Territoire du Sud » de Ouargla qui fut le siège du commandement militaire français pour l'ensemble du Sahara3. Sa position en bout de chaine de l'axe d'échange méridien le plus important du Sahara central en fait un carrefour de réseaux d'échanges informels.

À partir des années 2000, la quatrième région militaire de Ouargla où se trouve l'essentiel des gisements algériens d'hydrocarbures se transforme en terrain d'affrontement autour des dividendes de la privatisation de l'économie, estompant les questions sécuritaires et diplomatiques régionales. Après plusieurs péripéties, notamment la révélation par le DRS de la corruption autour des contrats pétroliers de l'entourage du président Abdelaziz Bouteflika4, et la prise d'otages en janvier 2013 par des islamistes au complexe gazier de Tiguentourine, non loin de la frontière libyenne, où les tiraillements entre l'armée et le DRS alourdissent le bilan des otages tués — 37 selon des sources officielles algériennes —, le DRS est finalement dissous. À Ouargla, une de ses bases fortes, on assiste au démantèlement de ses réseaux qui, depuis cette base, s'étendaient en Libye, au Sahel et même jusqu'à Paris.

Au-delà des péripéties de ces luttes au sommet, à Ouargla, les activités privatisées notamment dans le pétrole sont accaparées pour l'essentiel par de hauts gradés et leurs enfants ou leurs protégés, en association avec des multinationales. Les populations autochtones qui étaient reléguées dans les emplois subalternes non qualifiés ne peuvent même plus y accéder. La privatisation a aggravé le clientélisme de sociétés privées qui préfèrent « importer » du Nord même les travailleurs non qualifiés, et enfreignent en toute impunité Code du travail et les règles environnementales.

Une révolte sociale, structurée autour du « Mouvement des enfants du Sud pour la justice » (MSJ) a subi une répression violente, le régime usant de moyens de guerre pour traquer les contestataires. Les autorités ont justifié ces représailles par le passage d'une partie de ce mouvement à la lutte armée. Mais une enquête très fouillée du journal El Watan (28 mars 2014) sous le titre « L'histoire secrète du Mouvement des enfants du Sud » a révélé nombre de zones d'ombre sur les motivations de ce passage à la lutte armée, des amalgames sur l'identité des militants et la violence de l'armée face aux tentatives de médiation.

Le « front interne » a ainsi pris le pas sur les considérations sécuritaires régionales dans la région de Ouargla. L'armée algérienne n'y est plus perçue comme un pouvoir de l'ombre, mais comme un acteur banalisé dans la course au profit. Cette délégitimation permet aux langues de se délier pour critiquer ouvertement « le pouvoir de la casquette » et « les nouveaux colons » dans des meetings de protestation. Près de deux décennies avant le Hirak, le pouvoir des militaires était mis en cause à Ouargla.

La mutation de ce territoire qui constitue le cœur atomique du dispositif sécuritaire algérien révélait une évolution plus globale. L'inculpation du général Abderazak était intervenue en même temps que celle des plus grands patrons de l'appareil sécuritaire : celui de la police, celui de la gendarmerie, les chefs de la première et deuxième région militaire (la première couvrant tout l'Algérois et vouée à la protection du régime et la deuxième les frontières avec le Maroc). Après le déclenchement du Hirak et sous sa pression, vont s'y ajouter les deux patrons de la sécurité de l'armée, trois autres du puissant service de renseignements et plusieurs directeurs de départements du ministère de la défense.

L'influence des Émirats arabes unis

Cette plongée de la haute hiérarchie sécuritaire dans la criminalité aura plusieurs effets collatéraux à Ouargla sur la gestion du dossier libyen. D'abord un désinvestissement dans les réseaux d'influence traditionnels dans le Fezzan, voire leur désorganisation et leur détournement au profit de réseaux criminels voués à l'acheminement de la drogue et la méfiance et la coercition envers les acteurs politiques influents au Fezzan, susceptibles de perturber ce trafic, et qui, par ailleurs, à l'instar de certains Touaregs et Imazighen, sont perçus par le pouvoir officiel comme porteurs d'un risque de contagion contestataire. En écho, la féroce répression du mouvement social comme celui des enfants du Sud a participé à couper le lien, sur le versant algérien, avec les Touaregs et autres populations sahariennes algériennes, relais d'influence en Libye. Le trafic de drogue s'est instillé dans les luttes de clan au sein du sérail algérien, avec comme terrain les frontières libyennes.

Le général Abderrazak, commandant de la région, a été le principal artisan de la chute en août 2015 du général Hassan, numéro deux du DRS, qui organisait une opération de récupération des armes en circulation en Libye, au motif d'une dissimulation par celui-ci d'une partie de ces armes. Cette chute signera le début du démantèlement du DRS. Par cette opération, le général Abderrazak conforte à la fois sa position auprès de la présidence et se débarrasse d'un intrus, gagnant plus de marges de manœuvre sur son territoire. Le prix en est la destruction des derniers réseaux du DRS dans le Fezzan.

Le fait que ce soient des services étrangers qui aient mis à jour ce trafic a fait ressurgir le fantôme du général Manuel Noriega, ferré par la CIA sur un trafic de drogue puis devenu chef d'État panaméen, a espionné pour le compte de celle-ci les États latino-américains, particulièrement Cuba. Comment ne pas penser aux excellentes relations du général Abderrazak avec les princes émiratis qui prenaient depuis deux décennies leurs quartiers d'hiver sur son territoire, chassant la gazelle et l'outarde, protégés par ses soldats. L'ancien premier ministre Ahmed Ouyahia, justifiant l'équivalent de plusieurs millions d'euros sur son compte, a révélé qu'ils ont arrosé généreusement tous les responsables politiques et militaires5.

Ce sont ces mêmes Émiratis, principaux soutiens de Haftar, qui ont poussé celui-ci à précipiter son attaque contre Tripoli. Elle s'est faite au petit matin du 4 avril 2019, c'est-à-dire quasiment le lendemain du jour de la démission de Bouteflika, le 2 avril, tard dans la soirée, basculant l'Algérie dans une période d'incertitude. Ce jour-là, à la frontière algéro-libyenne, des princes émiratis chassaient et d'autres, en nombre, peuplaient les luxueux palaces d'Alger sous haute protection.

Pour l'opinion algérienne des questions se posent désormais : l'Algérie dispose-t-elle réellement d'un bouclier sécuritaire fonctionnel ? Le basculement d'un nombre important de ses responsables dans la criminalité ne l'a-t-elle pas rendue perméable aux services étrangers ?


1NDLR. Le tiers présidentiel est l'ensemble des députés (un tiers des 176 sièges) nommés directement par le président de la République au Conseil de la nation, chambre haute du parlement algérien.

2Les Touaregs libyens se divisent en deux branches : celle de Ghât où se trouve la chefferie mère et celle de Targa, constituée autour du clan des Imenghassaten, qui s'en est autonomisée et qui s'est installé à Oubari et ailleurs dans le Fezzan et a noué des alliances tribales propres comme celle avec les Zintan.

3En 1981 est créée la sixième région militaire basée à Tamanrasset qui prend sur une partie du territoire de la quatrième, mais celle-ci garde la prééminence sur les questions sécuritaires au Sahel.

4Notamment Chakib Khlil, ministre des pétroles, un des successeurs putatifs de Bouteflika et membre de sa garde rapprochée. Confondu par les services judiciaires du DRS pour des pots-de-vin se chiffrant à plusieurs milliards d'euros lors de contrats pétroliers, il fut exfiltré par les services de la présidence.

5« Les lingots d'or de Ouyahia, El-Watan, 10 janvier 2021.

Tunisie. Un « moment césariste » sans César

La Tunisie en plein marasme économique et frappée de plein fouet par la crise sanitaire, peine à faire face à ses échéances financières. Le conflit de légitimité entre le président Kaïs Saïed et le Parlement paralyse les institutions. Ce moment paroxystique de la crise est propice à l'émergence d'un leader providentiel, mais aucun candidat sérieux ne semble émerger pour le moment.

Un spectre hante la Tunisie, celui du césarisme. Le scénario d'un leader fort surgissant pour remettre de l'ordre dans un État en déroute, qu'il soit désiré ou redouté revient régulièrement dans les conversations politiques en Tunisie. Depuis la chute de Zine El-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, beaucoup restent orphelins de la figure du père tutélaire, de l'homme à poigne, du chef visionnaire, en un mot du zaïm à la manière de Habib Bourguiba dont Ben Ali avait été un avatar quelque peu dévoyé. Mais depuis quelques mois, les éléments d'une crise multidimensionnelle s'accumulent et la dramatisation convoque de plus en plus explicitement l'hypothèse césariste.

Le mur de la dette

Amorcée depuis la mi-mai, la quatrième vague de coronavirus submerge un système de santé exsangue et l'été s'annonce meurtrier. L'imprévoyance de l'État, son impuissance à faire exécuter des décisions improvisées dans une société fracturée et le délabrement des services publics sont exposés au grand jour.

La Tunisie encaisse ce choc au moment même où, après une décennie de dégradation financière, elle se heurte au mur de la dette. Le poids de la dette publique PIB est passé de 45 % du PIB en 2010 aux alentours de 100 % actuellement. Le pays est en train de négocier son quatrième emprunt auprès du FMI. L'économie semble coincée dans un entre-deux mortifère : ni réforme libérale, ni modèle économique alternatif, mais la longue agonie d'un cycle insoutenable : l'État n'a plus les moyens désormais d'acheter la paix sociale et la rente démocratique auprès des partenaires étrangers s'épuise. La note souveraine de la Tunisie a été dégradée de huit échelons depuis dix ans et l'agence Moody's l'a évaluée en février à B3 avec une perspective négative, tout comme Fitch le 8 juillet, soit le dernier stade avant le défaut de paiement.

Or, cet été 2021, la Tunisie doit honorer deux échéances de 500 millions de dollars chacune, pour rembourser un emprunt obligataire. Elle cherche encore les 12 milliards de dinars (3,6 milliards d'euros) nécessaires pour faire face à ces échéances et payer les salaires pour les trois prochains mois. Elle échappera probablement au défaut de paiement et au passage devant le Club de Paris pour un rééchelonnement de sa dette, autrement dit à une mise sous tutelle internationale, mais au prix d'un endettement accru et d'un assèchement de ses ressources. Et pour combien de temps encore ?

Guerre de position et crise d'hégémonie

Ce double choc sanitaire et financier attise le conflit ouvert entre le président de la République, Kaïs Saïed, d'un côté, la majorité au Parlement, notamment le parti Ennahda, présidés tous deux par Rached Ghannouchi, et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, de l'autre. Depuis janvier 2020, Kaïs Saïed tente d'avoir la main sur l'autre tête de l'exécutif, mais Hichem Mechichi, qu'il avait pourtant imposé aux partis après le départ d'Elyès Fakhfakh en juillet 2020, a pris fait et cause pour sa majorité parlementaire.

Les deux camps se sont lancés dans une guerre de position. L'offensive d'Hichem Mechichi, fin janvier 2021, pour accroitre son autonomie en remaniant le gouvernement (et notamment le ministère de l'Intérieur) a été stoppée nette par Kaïs Saïed. Considérant que les formes constitutionnelles n'ont pas été respectées et compte tenu des soupçons de corruption qui pèsent les futurs ministres, le Président a refusé d'organiser la prestation de serment nécessaire à leur investiture. Le gouvernement compte donc cinq ministres intérimaires (dont deux ministères régaliens, l'Intérieur et la Justice).

Récemment, Kaïs Saïed a refusé de promulguer un amendement à la loi organique relative à la formation de la Cour constitutionnelle, permettant d'abaisser la majorité nécessaire à l'élection des membres désignés par l'Assemblée. Au-delà du dépassement de cinq ans du délai prévu dans la Constitution pour former la Cour, le chef de l'État soupçonne les partis de vouloir instrumentaliser l'instance judiciaire suprême.

Le chef de gouvernement a limogé, le 7 juin, le président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), Imed Boukhris, reçu dès le lendemain par Kaïs Saïed qui a déploré que ceux qui l'ont démis « luttent contre ceux qui combattent la corruption ». Dans ces conditions, il est peu probable que le nouveau président puisse prêter serment devant le chef de l'État. L'INLUCC se retrouve ainsi sans direction. Chaque camp s'est retranché sans qu'aucun ne puisse effectuer une percée décisive. Les protagonistes ne parviennent pas à s'accorder sur les conditions d'un dialogue (composition du tour de table et ordre du jour). En attendant, les institutions se délitent à vue d'œil.

A vrai dire, la crise actuelle est le produit des élections de 2019 : majorité parlementaire introuvable, Président de la République en rupture avec les partis. Ces résultats étaient eux-mêmes l'expression du rejet de la classe politique et des impasses du « consensus ». Mais ils n'y ont apporté pas de solution.

Cette situation rassemble tous les éléments de ce qu'Antonio Gramsci qualifiait de « crise d'hégémonie » ou de « crise organique » : effondrement de l'économie, élites dirigeantes divisées et délégitimées, incapables de maintenir les conditions politiques de la reproduction du système, délitement des institutions, « anachronisme » des partis « vides de contenu social » et « perchés dans les nuages », classes sociales subalternes sans représentation organique en mesure d'accéder au pouvoir d'État. Cet « équilibre catastrophique des forces » crée les conditions d'un « moment césariste » ; il appelle une refondation dont un leader doté d'une autorité charismatique serait l'opérateur. La question est qui ?

Kaïs Saïed, pour un nouveau régime politique

Kaïs Saïed se perçoit lui-même comme investi de cette mission. Il se pose, depuis son élection, en rempart de l'État et de la souveraineté populaire contre des ennemis jamais désignés, des corrompus et qui œuvrent en sous-main contre les intérêts du pays. Ennahda est souvent la cible implicite de ces attaques.

Il exploite également toutes les ambivalences de la Constitution pour accroitre ses prérogatives. Dernièrement, il a revendiqué au nom d'une compréhension extensive de l'article 77 qui définit ses attributions1, l'autorité sur les forces de sécurité intérieure, aux dépens bien sûr du chef du gouvernement.

Son attitude, intransigeante et isolée, suscite l'incompréhension et l'inquiétude : « Mais quel son objectif ? » s'interroge-t-on dans les cercles politiques ou diplomatiques plus habitués aux responsables à la recherche d'alliances et d'accommodements. Ces propos sibyllins entretiennent le flou sur ses intentions.

Il aurait évoqué devant le secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale), le souhait de revenir à une version amendée de la Constitution de 1959, sans préciser la nature de ces amendements. Une Constitution qu'il jugeait pourtant « taillée sur mesure pour un homme et un parti ». « Les constituants [de 2014,] ont adopté la même démarche, mais ont taillé plusieurs costumes, c'est toujours du sur-mesure en respectant les équilibres issus du scrutin du 23 octobre 2011. Dans ce contexte, des tiraillements sont à prévoir pour les prochaines élections au vu des changements d'équilibres politiques intervenus entre temps », avait-il pronostiqué dès janvier 20142. « L'absence de volonté politique pour une réelle révision du système et créer un nouveau régime en rupture avec le passé est patente. »

Il ne semble pas avoir renoncé au projet de rupture sur lequel il a bâti sa campagne : une « inversion de la pyramide du pouvoir », une nouvelle forme de représentation dont la construction contourne les partis politiques, partant du local pour remonter vers le national, et fondée sur la révocabilité de députés afin de donner corps à la souveraineté populaire. « Le sens de mon mandat est de poursuivre l'explosion révolutionnaire dans le strict respect des institutions », a-t-il déclaré lors d'une rencontre avec d'anciens chefs de gouvernement, le 15 juin.

À cette occasion, il a été plus explicite sur l'issue qu'il entend donner à la crise : « Je suis disposé au dialogue, mais un vrai dialogue ne saurait être une tentative misérable et désespérée de donner une légitimité aux traitres et aux voleurs. […] Le chapitre le plus important du dialogue sera la question d'un nouveau régime politique, d'un nouveau code électoral pour que tout élu soit responsable devant ses électeurs. Il doit porter sur la transition de cette situation à une nouvelle situation, loin de toute transaction, ni interne ni avec l'étranger. »

Ce faisant il se démarque clairement du dialogue national de 2013. « Consensus » par le haut, accommodement entre anciennes élites en quête de recyclage et nouvelles élites d'Ennahda en quête d'intégration, ce dialogue avait certes pacifié la scène politique, mais il avait aussi configuré la première législature (2014-2019) dont l'incapacité à réformer et à prendre en charge les attentes populaires a été sanctionnée par les élections de 2019. En d'autres termes, il veut en finir avec la dimension transactionnelle de la transition démocratique. D'une manière plus générale, son insistance sur la corruption illustre une volonté d'extirper de l'État les collusions avec les milieux d'affaires et les ingérences étrangères.

Un président isolé

Pour parvenir à ses fins, Kaïs Saïed mise sur la double dynamique de sa légitimité populaire directe et de l'usure de la légitimité parlementaire pour s'imposer, au moment le plus dramatique, comme le seul recours possible d'un régime en déroute. Mais « le sens de l'histoire » ne saurait suffire à lui ouvrir la voie.

Les partenaires étrangers de la Tunisie, par nature rétifs à l'aventurisme politique, se méfient de lui. L'establishment tunisien le prend pour un dangereux illuminé, aux pulsions liberticides. Aucun média, aucun parti, aucun intellectuel ne relaie, n'explicite, ne soutient son projet. Il ne dispose d'aucune personne située à une articulation critique des rouages de l'État pour faire basculer, dans un moment d'accélération de l'histoire, la situation en sa faveur. Aucune mobilisation en dehors de la liesse le soir de son élection et de la campagne civique qui l'a suivie, n'est venue concrétiser le soutien populaire dont il se prévaut.

Un document fuité de la présidence publié mi-mai par le site Middle East Eye exposait dans le détail un plan, non pas de « coup d'État » à proprement parler puisqu'aucune autorité n'était censée être destituée, mais d'activation de l'article 80 de la Constitution qui confère au chef de l'État tous les pouvoirs pour faire face à un « péril imminent » « entravant le fonctionnement des pouvoirs publics ». Un saut dans l'inconnu puisque la Cour constitutionnelle, qui peut être saisie au bout de trente jours pour vérifier le bien fondé des « circonstances exceptionnelles », n'existe pas.

Rien dans le document non signé ne permettait d'évaluer son statut : était-ce un conseil sollicité par la présidence ? À quel niveau a-t-il été discuté ? Le chef de l'État a confirmé en avoir eu connaissance, mais estimé qu'il ne l'engageait pas. L'intention de la fuite est plus intéressante : Ennahda n'a pas saisi l'occasion pour ouvrir publiquement les hostilités contre Kaïs Saïed et rappeler son attachement à une solution négociée. Mais le parti a fait connaître son inquiétude aux chancelleries étrangères et la publication noir sur blanc d'un projet de coup de force constitutionnel aura matérialisé la crainte flottant dans l'atmosphère depuis plusieurs mois. Elle a surtout coupé l'herbe sous le pied de Kaïs Saïed, obligé de se démarquer de cette hypothèse.

L'armée, une valeur refuge

À l'appui de sa volonté d'incarner l'État et son unité, il se montre régulièrement en présence de l'armée dont il cherche de toute évidence le soutien pour se poser en rempart face au « régime des partis ». Mais l'armée reste sur sa réserve. L'hypothèse d'une intervention militaire directe sur la scène politique est peu probable. À la différence de l'Algérie ou de l'Égypte, où elle a des intérêts vitaux à la survie du régime, l'armée en Tunisie préfère, dans les moments de crise aiguë, inciter les politiques à agir pour stabiliser les institutions. Ainsi, fin mai, des généraux en retraite ont-ils adressé une [lettre ouverte à Kaïs Saïed pour l'appeler à faire des concessions. Que se passerait-il si la situation restait dangereusement bloquée ? Sur quelle position les hauts cadres de l'armée s'aligneraient-ils s'ils devaient s'impliquer davantage ? Ce sont des inconnues.

En attendant, l'armée est plutôt un capital symbolique, une valeur refuge, que d'autres candidats au rôle de César tentent d'utiliser à leur avantage. Lors de la campagne présidentielle de 2019, Abdelkrim Zbidi, dernier ministre de la défense de Béji Caïd Essebsi, avait tenu son principal meeting devant les portraits géants des principaux cadres de l'état-major. La symbolique ne lui avait pas particulièrement réussi, il était arrivé en 4e position avec 10,7 % des voix.

À présent l'ex-amiral Kamel Akrout, ancien conseiller militaire de Béji Caïd Essebsi, ne dissimule pas ses ambitions politiques et se pose en recours en vue de la prochaine élection présidentielle. Mais pour l'instant, il se contente lui aussi d'appeler le président Kaïs Saïed à se servir de ses prérogatives et en particulier du Conseil national de sécurité pour trouver une issue à la crise.

De manière plus folklorique, Abir Moussi, dirigeante du Parti destourien libre, n'hésite pas à s'exhiber dans des vêtements imitant le camouflage militaire lors de manifestations de rue. Cette ancienne secrétaire générale adjointe du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD,) le parti du pouvoir avant 2011, capitalise sur la dégradation de la situation sociale et la nostalgie pour le sentiment de sécurité sous le régime policier. Elle s'appuie sur les deux ressorts du benalisme : la haine viscérale d'Ennahda d'une partie de l'opinion et le soutien de certains syndicats de police. Avec seize députés, elle se livre depuis le début de la législature à un véritable travail d'obstruction parlementaire. Depuis quelques semaines, elle siège dans l'hémicycle équipée d'un casque et d'un gilet pare-balles. Régulièrement, elle interrompt la séance à coups de mégaphone. Ses frasques lui confèrent une certaine notoriété (les sondages d'intention de vote la placent en tête aux prochaines législatives), mais pas forcément une grande crédibilité, y compris chez beaucoup d'anciens destouriens qui la tiennent pour une arriviste.

Si le moment appelle un César, aucun candidat ne paraît s'imposer comme une solution au blocage actuel. À moyen terme, des voix s'élèvent depuis 2015 en faveur d'une représidentialisation du régime. Non pas à la manière américaine, où le président à la tête de son administration doit composer avec un Congrès doté de puissants moyens de contrôle. Mais plutôt pour refaire du Palais de Carthage le lieu de direction formel de l'État et informel des arbitrages politiques et économiques, afin de retrouver autorité et efficacité. La pandémie a pourtant bien montré qu'un régime présidentiel amplifiait les erreurs du leader plus qu'il n'assurait l'efficacité de l'action publique.


1« Il détermine les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l'étape et du territoire national contre toutes menaces intérieures ou extérieures. »

2« L'erreur c'est la Constitution elle-même », Jeune Afrique, 31 janvier 2014.

Turquie. Offensive du pouvoir contre « l'ennemi intérieur »

Tandis que la Turquie développe une politique étrangère d'intervention tous azimuts, le régime du président Recep Tayyip Erdoğan, se livre à un assaut contre « l'ennemi intérieur », menace les droits des femmes et utilise l'arme de l'eau pour éradiquer les populations kurdes.

L'interdiction du Parti démocratique des peuples (HDP), ainsi que celle d'exercer des fonctions politiques à l'encontre de 600 de ses cadres a été demandée en mars 2021 par un procureur qui a saisi en ce sens la Cour constitutionnelle. Pour le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, toute allusion à la « question kurde » déclenche des poursuites judiciaires. C'est ainsi qu'à Diyarbakir, dans le sud-est du pays, l'écrivaine, journaliste et militante des droits humains Nurcan Kaya est passée devant la 9e cour criminelle pour avoir posté en octobre 2014 un tweet soutenant la lutte des habitants de Kobané, contre l'organisation de l'État islamique (OEI), soulignant que ce combat ne concernait pas uniquement les Kurdes, mais aussi les démocrates arabes.

Le procureur a requis une peine de cinq ans de prison pour « propagande terroriste subversive », déclarant qu'en agissant ainsi, Nurcan Kaya avait « publiquement justifié, loué et encouragé les méthodes contraignantes, violentes et menaçantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de l'Union des communautés du Kurdistan (KCK) et des Unités de protection du Peuple (PYG) ».

Un Turc sur cent en prison ou en liberté conditionnelle

Mais si la répression cible prioritairement les membres du parti prokurde ou leurs sympathisants, elle ne s'y limite pas. Dans une étude rendue publique le 26 mai 2021, 1'ONG P24 Platform for Independent Journalism indique qu'au cours des quatre premiers mois de 2021, 213 journalistes ont comparu devant les tribunaux ; 20 d'entre eux ont été condamnés à un total de 57 ans et 10 mois de prison. En mai, six journalistes ont été placés en détention. Ils risquent 17 ans de prison pour avoir révélé des « secrets d'État ». Début juin, la police a placé en garde à vue deux journalistes, Ismail Dukel, le représentant d'Ankara de la chaîne Tele1, et Müyesser Yildiz du site d'information OdaTV, dans le cadre d'une enquête pour « espionnage politique et militaire ». Selon Reporters sans Frontière (RSF), avec plus de 90 % des médias sous le contrôle direct du gouvernement, la Turquie occupe la deuxième place derrière la Chine au niveau mondial en matière de répression de la presse.

Depuis juillet 2016, un décompte dressé par l'ONG Turkey Purge fait apparaître qu'environ 80 000 personnes ont été arrêtées et sont en attente de jugement ; 150 000 fonctionnaires, dont 4 000 juges et 3 000 universitaires ont été limogés ou suspendus, 20 000 militaires révoqués de l'armée.

Récemment, ce sont 104 amiraux critiquant la perspective de la réalisation d'un « Kanal Istanbul » destiné à doubler celui du Bosphore et risquant de mettre en cause la Convention de Montreux qui ont subi les foudres des autorités. La lettre que ces officiers à la retraite ont adressée à la présidence a déclenché une enquête pour « réunion visant à commettre un crime contre la sécurité de l'État et l'ordre constitutionnel ». Fahrettin Altun, le responsable de la communication de la présidence turque a twitté : « Non seulement ceux qui ont signé, mais aussi ceux qui les encouragent devront rendre des comptes devant la justice. » Les tribunaux ne désemplissent pas et, selon le Bulletin de l'Institut kurde de Paris du 11 juin 2021 rapportant les statistiques d'un récent rapport du Conseil de l'Europe, près d'un citoyen turc sur cent est soit en prison soit en liberté conditionnelle.

Mainmise des religieux sur l'enseignement

Ces condamnations et emprisonnements s'accompagnent d'une mainmise religieuse sur l'enseignement. Sous le pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), plus de 20 000 mosquées ont été construites et, désormais, plus d'un million d'élèves sont scolarisés dans les lycées religieux Imam-Hatip, dont la vocation première est de former des imams et des prédicateurs.

Dans ce contexte de mise au pas de la communauté éducative le 1er janvier 2021, le président Erdoğan a nommé recteur de l'université du Bosphore (classée parmi les 500 meilleurs établissements d'enseignement supérieur dans le monde) Melih Bulu, dont la seule référence est d'avoir été un ancien candidat aux élections législatives de l'AKP en 2015. Une nomination qui a déclenché une protestation des enseignants : « Pour la première fois depuis le régime militaire de 1980, un administrateur non élu et n'appartenant pas au corps enseignant de l'université a été nommé le 1er janvier 2021 à minuit comme recteur à Bogazici. Cette nomination s'inscrit dans la continuité des pratiques antidémocratiques qui vont s'aggravant sans cesse depuis 2016. Nous n'acceptons pas cette violation flagrante de l'autonomie, de la liberté scientifique et des valeurs démocratiques de notre université. »1 Le nom de Bogazici s'ajoute à ceux de la vingtaine d'universités dirigées par un membre actif de l'AKP et aux 112 autres qui ont été affectées par des purges.

Durant les deux années qui ont suivi le coup d'État manqué de juillet 2016, 6 081 enseignants ont été limogés. Accusés de « liens » ou « d'appartenance à un groupe terroriste », une partie d'entre eux (407, précisément) savent qu'ils ont été licenciés pour avoir signé, en janvier 2016, une pétition réclamant l'arrêt des violences dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde. Bien qu'acquittés à ce jour par la Cour constitutionnelle, ils restent bannis de l'enseignement supérieur.

Dénis de démocratie

Des purges qui n'ont pas épargné les députés de l'opposition. Le Parlement turc, dominé par la coalition formée par l'AKP et le Parti d'action nationaliste (MHP), a déchu de leur mandat quatre députés condamnés dans le cadre de différents procès. Enis Berberoğlu, du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, laïque) ainsi que Leyla Güven, Musa Farisoğullari et dernièrement Ömer Faruk Gergerlioğlu du HDP, dont l'arrestation (et l'agression) au sein même du Parlement a marqué le début du procès contre son parti, ont perdu leur mandat. Arrêtés puis relâchés, ils ne pourront plus siéger au Parlement et sont tous condamnés, en principe, à de lourdes peines de prison.

Ces dénis de démocratie s'accompagnent de différentes mesures allant toutes dans le même sens : restriction des libertés publiques, politiques de répression ou d'assimilation à l'encontre des Kurdes, des Arméniens, des Alévis et autres minorités, défense et illustration des positions les plus rétrogrades en matière d'égalité hommes-femmes. En effet, la Turquie s'est retirée de la Convention européenne adoptée en avril 2011 à… Istanbul, concernant la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes, y compris les violences conjugales et familiales, au motif que ce traité du Conseil de l'Europe, qui vise à protéger les femmes contre les agressions liées au genre, « porter[ait] atteinte aux valeurs familiales traditionnelles » et « [soutiendrait] l'idéologie LGBTI+ ». Cette homophobie militante s'est de nouveau manifestée le 26 juin où, lors la marche des fiertés (interdite comme d'habitude), la police a procédé à de nombreuses interpellations « musclées » à Istanbul. Le retrait de la Convention s'inscrit dans la droite ligne des convictions islamo-conservatrices d'Erdoğan, affirmant publiquement et à plusieurs reprises dans des déclarations que la femme n'est pas l'égale de l'homme, que sa place est à la maison et qu'elle doit enfanter au moins trois enfants.

Main basse sur le canton d'Afrin

En mars 2018, la Turquie a envahi le canton kurde syrien d'Afrin. Depuis, elle procède à un nettoyage ethnique de ce territoire situé au nord d'Alep. Avant cette invasion, il était peuplé d'environ 300 000 habitants dont près de 98 % de Kurdes et il accueillait aussi, selon les statistiques de l'ONU, 125 000 déplacés internes, en grande partie des Kurdes fuyant les bombardements du régime syrien notamment dans la province d'Alep. Resté relativement à l'écart de la guerre, fertile, riche en eau et en ressources naturelles, régulièrement attaqué par des milices syriennes islamistes et djihadistes, le canton était géré par une administration locale kurde élue par la population et sa sécurité était assurée par une milice d'autodéfense formée de jeunes hommes et de jeunes filles. Les femmes occupaient une place éminente dans les instances politiques et militaires du canton où l'enseignement faisait une large place à la langue kurde réprimée sous la dictature des Assad.

Le régime turc a considéré l'autonomie de ce petit territoire comme « une menace existentielle pour l'État turc » et s'en est emparé avec l'accord des Russes. Les Occidentaux, pourtant alliés des Kurdes syriens dans la guerre contre l'Organisation de l'État islamique (OEI) ont laissé faire, se contentant de quelques admonestations verbales sans conséquence à l'égard de la Turquie. Aucun membre de l'ONU n'a saisi le Conseil de sécurité au sujet de cette violation flagrante du droit international.

À la suite de cette invasion, dans un premier temps, selon les chiffres de l'ONU, 130 000 Kurdes ont dû fuir vers la province d'Alep où ils survivent dans des camps de fortune. La politique de terreur, de confiscation de biens, d'arrestations, d'enlèvements, de tortures, de pillages pratiqués sous l'égide de l'armée turque d'occupation par les milices arabes et turkmènes islamistes ont poussé 120 000 autres Kurdes autochtones et déplacés à s'exiler. Leurs maisons, leurs terres et leurs commerces ont été mis à disposition des miliciens que le Pentagone n'a pas hésité à qualifier de « racaille de la pire espèce », à leurs familles et à des réfugiés arabes venant de la Ghouta et d'Idlib.

Une conférence avec la participation de nombreuses ONG et témoins de terrain s'est tenue le 30 janvier 2021 à Qamishli, dans le Rojava. Selon les chiffres qui ont été fournis à propos de la situation dans les territoires kurdes sous occupation de la Turquie, celle-ci a installé environ 400 000 Arabes et Turkmènes dans le canton d'Afrin où les Kurdes ne représenteraient plus qu'à peine le quart de la population. Ce canton est pratiquement rattaché au gouvernorat de Hatay (l'ancienne Antioche, concédée en 1939 par la France à la Turquie). Le drapeau turc flotte sur les bâtiments, les écoles enseignent en arabe et en turc, les réseaux d'électricité et de téléphone sont connectés à ceux de la Turquie. Les imams et prêcheurs des mosquées sont nommés et payés par la direction des affaires religieuses (Diyanet) de Turquie. La livre turque est devenue la monnaie des échanges commerciaux. Les femmes ont disparu de l'espace public où les miliciens syriens à la solde de l'armée turque font appliquer les règles de la charia islamique. La principale milice sévissant dans la région est Ahrar Al-Charkiya, formée en grande partie des anciens de l'OEI recyclés par les services turcs. On reconnait là un processus bien connu d'occupation préalable à celui d'une annexion pure et simple.

Vingt-deux barrages dévastateurs

À ces calamités, la Turquie en ajoute une autre qu'elle s'emploie à faire passer pour naturelle. Le nord de la Syrie est alimenté par les eaux de l'Euphrate. Sans tenir compte de la sécheresse exceptionnelle qui frappe cette région, le gouvernement turc procède à des diminutions de débit grâce à une succession de barrages. En dépit d'un accord signé en 1987 avec la Syrie, qui stipule que la Turquie doit lui garantir un flux minimum de 500 m3/seconde, le volume actuel ne dépasserait pas les 200 m3/seconde.

Comme le signale le chercheur et géographe Jean-François Pérouse : « La Turquie a réalisé des investissements très importants afin de mettre en place un large réseau de barrages dans le sud-est du pays. C'est une des caractéristiques de la politique étrangère turque qui n'hésite pas à déployer tous les moyens à disposition pour faire valoir ses intérêts »2.

En l'occurrence, ces restrictions sont destinées à peser sur cette partie de la Syrie tenue par les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance interethnique composée majoritairement de Kurdes déterminés à s'opposer à la politique expansionniste d'Ankara. La baisse du niveau des eaux (jusqu'à 5 m) a évidemment déclenché une situation catastrophique pour les populations, tant en ce qui concerne l'agriculture que la production d'électricité.

En Turquie même, le projet d'Anatolie du Sud-Est (en turc, Güneydoğu Anadolu Projesi ou GAP) qui prévoit d'irriguer 1,7 million d'hectares de terres arides à partir de 22 barrages principaux construits sur les bassins versants du Tigre et de l'Euphrate devrait réduire de 22 km3 par an le débit des deux fleuves. Le partage des eaux de ceux-ci demeurant une source de conflit entre la Turquie, la Syrie et l'Irak.

De nombreux analystes ont critiqué le GAP pour ses effets désastreux sur l'environnement, dévastateurs pour le patrimoine historique et traumatisant pour les habitants. Une fois achevés, les 22 barrages auront provoqué le déplacement d'environ 350 000 personnes.

Vantant tout d'abord les bienfaits qu'apporterait la réalisation de ce projet, au fil du temps, les propos des autorités se sont modifiés. C'est ce que rappelle le chercheur et spécialiste du monde kurde Émile Bouvier : « Les discours entourant la réalisation du GAP et ses utilisations futures se sont en effet progressivement, et rapidement, teintés d'un aspect éminemment sécuritaire ; le GAP est ainsi devenu, malgré lui, un instrument officiel de contre-insurrection à l'encontre du PKK et des sympathisants. L'usage du GAP comme arme contre-insurrectionnelle s'est articulé autour de trois grands axes : les déplacements de populations, la transformation géographique et les destructions culturelles. »3. On est passé de la promotion du bien-être général pour tous à l'évincement pur et simple des populations locales. Dans les années 1920, avec un profond mépris, Mustapha Kemal Atatürk appelait les habitants de cette région « les Kurdes du désert ». Bientôt, grâce au GAP, il n'y aura plus ni désert ni Kurdes.

Cavalier seul à l'OTAN

Comme on vient de le voir, la Turquie déploie tous les moyens possibles pour réprimer ces opposants supposés ou réels, pourtant ce membre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) ne fait l'objet d'aucune mesure de sanctions de la part de l'Union européenne. Lors du sommet de l'organisation à Bruxelles le 14 juin, Recep Tayyip Erdoğan a rappelé à Joe Biden qu'il ne modifierait en rien sa position sur le système de défense antimissile sol-air russes S-400 acquis auprès des Russes. Cette déclaration provocatrice et qui met en difficulté la cohérence technique de l'organisation militaire n'a pas empêché le président américain, lors de sa conférence de presse, de considérer que « nous ferons de réels progrès avec la Turquie et les États-Unis » 4.


1Étienne Balibar, « Sur le Bosphore, enseignants et étudiants en lutte pour la liberté », Libération, 24 janvier 2021.

4« Remarks by President Biden in Press Conference », la Maison-Blanche, 14 juin 2021.

Bourguiba et la bataille de Bizerte. Chasser la France, consolider son pouvoir

Le 19 juillet marque le soixantième anniversaire du début de la bataille de Bizerte, ultime base aéronavale occupée par la France en Tunisie, pourtant indépendante depuis cinq ans. La guerre qui permettra à Habib Bourguiba d'asseoir son pouvoir s'inscrit dans un contexte régional marqué par la révolution algérienne et des relations tendues avec le Caire de Gamal Abdel Nasser.

La bataille de Bizerte est la crise la plus grave ayant affecté les relations tuniso-françaises après l'indépendance de la Tunisie en 1956. Elle est intimement liée au contexte régional dans lequel évolue alors le pays. En effet, l'hypothèque algérienne pèse lourdement à l'époque sur les rapports entre Paris et son ancien protectorat, confronté à une série de provocations de la part des autorités françaises. Le 26 octobre 1956, l'armée française a détourné à la barbe des jeunes autorités tunisiennes l'avion amenant du Maroc les principaux dirigeants du Front de libération nationale (FLN ) afin d'emprisonner ces derniers. Pour la France, la Tunisie représente un hinterland1 stratégique dont elle n'entend pas laisser la jouissance aux maquisards algériens qui y ont trouvé aide et refuge. Le 8 février 1958, invoquant un « droit de suite » contre l'ALN (Armée de libération nationale algérienne), l'aviation française a bombardé le village frontalier tunisien de Sakiet Sidi Youssef, faisant près de cent morts civils. La plainte déposée par Tunis auprès du Conseil de sécurité a reçu le soutien de Washington, les États-Unis ayant en effet depuis longtemps trouvé dans le président Habib Bourguiba leur plus précieux allié maghrébin.

De Gaulle entretemps est arrivé au pouvoir à la suite du coup de force des ultras à Alger, le 13 mai 1958. Peu disposé à voir les Américains prendre la main au Maghreb et connaissant l'hostilité de Tunis à l'égard de la présence militaire française sur son territoire, il fait évacuer le 17 juin toutes les bases françaises de Tunisie à l'exception de celle de Bizerte. Dès lors, Bourguiba n'a de cesse de vouloir récupérer cette enclave emblématique du caractère inachevé de l'indépendance afin de couper l'herbe sous les pieds de ses adversaires qui continuent de le traiter de « valet de l'impérialisme », du fait de sa politique étrangère pro-occidentale. C'est là que les contextes intérieur et régional se conjuguent dans les événements ayant conduit à la bataille de Bizerte, cuisante défaite militaire et victoire diplomatique incontestable pour la Tunisie, tragédie humaine que le pouvoir n'aura de cesse de minimiser et prétexte saisi par Bourguiba pour faire taire chez lui toute opposition.

Crise avec l'Égypte et avec le FLN algérien

Sur le plan régional, ses relations avec l'Égypte de Gamal Abdel Nasser sont au plus bas. Après avoir fait adhérer son pays à la Ligue arabe en 1958, il en a claqué la porte peu après et a rompu avec Nasser à la suite d'une tentative d'assassinat contre lui préparée à partir du Caire d'où Salah Ben Youssef, son opposant irréductible protégé par le Raïs égyptien, continue de lancer ses diatribes et ses attaques. Ses rapports avec les dirigeants algériens ne sont guère meilleurs. Ces derniers n'ont pas pardonné à Tunis et à Rabat d'avoir négocié leur indépendance en 1956 au lieu de faire front commun avec la lutte entamée en 1954 en Algérie contre l'occupant. L'aide apportée par le Maroc et la Tunisie et l'asile que trouvent chez leurs voisins les combattants de l'ALN n'ont pas effacé toutes les rancœurs. Pire, les dirigeants du FLN ont qualifié « d'étranglement de la révolution algérienne » la tentative avortée du président tunisien de traiter par la négociation le contentieux tunisien avec la France lors d'une rencontre de Bourguiba avec De Gaulle à Rambouillet le 27 février 1961, faisant parvenir au dirigeant tunisien un message au ton menaçant.

Bourguiba craint alors par-dessus tout qu'une Algérie bientôt indépendante dirigée par Ahmed Ben Bella aide Nasser - dont c'est l'objectif - à installer Ben Youssef au pouvoir à Tunis. Tout sépare en effet le chef de l'État tunisien des deux autres leaders. Plus que réservé à l'égard du nationalisme arabe de l'Égyptien auquel a pleinement adhéré Ben Bella, il tente de protéger la Tunisie de l'ingérence dans ses affaires d'un Nasser alors au sommet de sa puissance et d'un futur pouvoir algérien dont il appréhende les tentations hégémoniques.

Pour couper court aux critiques de plus en plus violentes dont il est l'objet de la part de Nasser qui l'a mis au ban du monde arabe et de Ben Youssef qui l'accuse de vouloir anéantir « les frères algériens », le président Bourguiba veut en finir avec l'affaire de Bizerte et exige en juillet 1961 son évacuation. Le moment lui paraît propice car la France a entrepris le prolonger la piste d'envol de la base aéronavale pour pouvoir y accueillir de nouveaux types d'avions, et le commandant de Bizerte a menacé de recourir à la force si les autorités tunisiennes tentaient de l'en empêcher. Le chef de l'État tunisien envoie pour ce faire deux émissaires à Paris dont son directeur de cabinet, porteurs d'un message explicite pour le président français qui, lors d'une brève entrevue, les congédie sans autre commentaire. Estimant qu'il a tout à gagner à sur-réagir à la fin de non recevoir opposée par De Gaulle à son message, Bourguiba rompt aussitôt les relations diplomatiques avec Paris.

Un carnage qui va durer deux jours

Dans sa longue vie politique, le chef nationaliste devenu homme d'État a toujours su mesurer les rapports de force et ne s'est trompé jusque-là qu'une fois, en avril 1938, sur la détermination de la France à garder le contrôle d'une situation, ce qui lui a valu des années de prison. Bizerte en 1961 a été sa seconde erreur. Convaincu que Paris répugnerait à riposter, il y envoie des milliers de civils manifester contre l'occupation. Le 19 juillet, dix mille personnes massées dans les rues, les femmes aux premiers rangs, tentent de forcer les barrages dressés par l'armée française. Les soldats tirent pour empêcher la foule d'avancer. Un carnage qui va durer deux jours commence alors, que l'armée tunisienne totalement inexpérimentée tente en vain d'arrêter. Quelque deux mille morts, selon les estimations les plus sérieuses (aucune donnée officielle n'a comptabilisé le nombre de victimes de la bataille de Bizerte), restent sur le pavé. Pour les Tunisiens qui ne comprennent pas qu'on les ait envoyés sans précautions à la boucherie, le choc est terrible et aura de graves répercussions intérieures.

Surpris par l'ampleur d'une catastrophe qu'il n'avait pas prévue, Bourguiba veut au moins la transformer en victoire diplomatique. Dès le 21 juillet, une plainte est déposée auprès du Conseil de sécurité de l'ONU. Le 24 juillet, Dag Hammarkjöld, secrétaire général des Nations unies, accepte l'invitation tunisienne de se rendre à Bizerte. Le mépris dans lequel De Gaulle tient l'organisation internationale se traduit par la manière cavalière dont les paras français fouillent le coffre de la voiture d'Hammarkjöld à l'entrée de la ville en état de siège. Les États-Unis cependant n'ont pas apprécié la précipitation avec laquelle Bourguiba s'est lancé dans la bataille, dans un contexte international incertain, alors que la crise de Berlin vient de porter à son comble la tension Est-Ouest et que De Gaulle est d'autre part engagé dans de difficiles négociations avec le FLN. Mais Tunis dispose à Washington de diplomates fort actifs, dont le propre fils du président, qui calment l'ire américaine. Mieux, le 25 août, l'Assemblée générale de l'ONU - présidée cette année-là par le tunisien Mongi Slim - vote à une écrasante majorité une résolution en faveur de la Tunisie. Du côté arabe, Nasser apporte avec éclat son soutien à son vieil adversaire qui s'est enfin opposé à la France, et rétablit les relations diplomatiques avec la Tunisie. Désormais auréolée de la couronne du martyre, cette dernière réintègre par la même occasion le giron arabe.

Prêt à saisir l'occasion que représente ce retournement, Bourguiba met à exécution un projet qu'il caressait depuis longtemps et fait assassiner le 12 août 1961 Ben Youssef dans un hôtel de Francfort par deux de ses hommes de main. Débarrassé de son pire ennemi et enfin légitimé par ses pairs arabes, il devra cependant attendre l'indépendance de l'Algérie - comme le voulait De Gaulle - pour voir Bizerte évacuée et la Tunisie recouvrer en 1963 sa souveraineté sur la totalité de son territoire.

La fin de toute dissidence

Sur le plan intérieur, la bataille de Bizerte aura eu des conséquences contradictoires. Le traumatisme vécu par l'armée tunisienne envoyée bien trop légèrement au feu a bien failli déstabiliser le régime. Il a été en partie à l'origine de la tentative de coup d'État perpétrée en décembre 1962 par de jeunes officiers et d'anciens chefs maquisards de sensibilité yousséfiste, mais éventée avant leur passage à l'acte. Mais une fois encore, le pouvoir et son chef retournent la situation en leur faveur : avant même le procès des putschistes qui aboutit en mars 1963 à onze exécutions capitales, le gouvernement a interdit dès janvier 1963 le Parti communiste qui n'était pour rien dans le complot, ainsi que tous ses organes de presse. Le Néo-Destour2 devenant ainsi parti unique, puisqu'aucune parole dissidente n'a plus d'existence légale.

Fêté par le récit officiel comme une victoire contre le colonialisme, l'épisode de Bizerte aura pourtant été vécu comme une tragédie par la population tunisienne. Dans la région, les vieux se souviennent toujours du sang versé en vain puisque, sur ce plan là au moins, De Gaulle a suivi le calendrier qu'il avait fixé pour débarrasser la Tunisie de toute présence militaire étrangère.


1NDLR : Littéralement un arrière-pays, employé ici dans le sens de base arrière.

2NDLR : Parti fondé en 1934 par la jeune garde des militants indépendantistes, dont Habib Bourguiba et qui deviendra après l'indépendance de la Tunisie le parti au pouvoir.

Afghanistan. Entre la peste des talibans et le choléra de la guerre civile

Par : Karla Mary

Depuis l'accélération du retrait de l'armée américaine, les talibans semblent en passe de vaincre militairement en Afghanistan. Face à cette offensive, l'impuissance de l'armée afghane a poussé les seigneurs de la guerre, qui s'étaient fortement réarmés ces derniers mois, à entrer dans la bataille.

Une partie de la population se mobilise pour se défendre contre les talibans, qui auraient pris le contrôle de 160 des 400 districts du pays, alors que les forces régulières du gouvernement de Kaboul apparaissent vaincues, à la fois militairement et moralement. Laissés à l'abandon sur la ligne de front, attendant désespérément leur solde et un armement correct, peu de soldats souhaitent donner leur vie pour un état-major et un gouvernement corrompus. Les officiers supérieurs amassent eux des milliers de dollars assis derrière un bureau confortable et sécurisé, quelque part à Kaboul.

Aucun plan de bataille ne semble clairement défini, et les forces régulières opèrent des « retraits tactiques » des centres de district, laissant la population civile à la merci des insurgés. Dans les premiers jours de juillet 2021, des milliers de soldats apeurés se sont réfugiés au Tadjikistan pour échapper aux attaques des talibans.

Des insurgés galvanisés

Face à l'armée régulière se dresse une force insurrectionnelle motivée qui sent la victoire proche, encouragée par des chefs donnant trop souvent une image enjolivée de la situation. Ainsi, le 9 juin, un porte-parole des talibans a affirmé devant des journalistes à Moscou que l'Émirat islamique d'Afghanistan avait pris le contrôle de 85 % du pays, ce que le gouvernement a farouchement démenti. Le pourcentage est très exagéré, mais les talibans se sentent galvanisés par la perspective de reconquérir le pouvoir.

Les populations rurales étant laissées seules face à leur destin, les civils sont contraints de prendre les armes et de se regrouper sous la direction des chefs de village ou de district, souvent des seigneurs de la guerre.

À Charkint, un district de la province de Balkh, les habitants mettent leur vie entre les mains d'un des rares leaders locaux féminins, une guerrière hazara, Salima Mazari. Si les miliciens ont réussi à repousser les talibans jusqu'à présent, la question est de savoir combien de temps encore ils pourront tenir.

Les Afghans se regroupent selon des lignes ethniques, car ils ne peuvent avoir confiance que dans leur propre communauté et le pays reste fracturé. Si l'Afghanistan est composé à 38 % de Pashtouns (groupe auquel appartiennent les talibans), il compte également 25 % de Tadjiks, 19 % d'Hazaras et 6 % d'Ouzbeks ainsi que d'autres petites minorités (estimations).

Le gouvernement a promis de fournir des armes à la population afin qu'elle puisse remplir son « devoir » de défense nationale. Il n'est pas certain que l'État soit en mesure de tenir sa promesse, car les forces régulières elles-mêmes se plaignent depuis des mois du manque d'armes et de munitions indispensables pour tenir leurs positions. Une partie de la population s'arme au nom de la défense nationale, plus en opposition aux talibans qu'en soutien aux forces gouvernementales. Avec cette multiplication des acteurs combattants, les Afghans voient resurgir le spectre de la guerre civile.

L'importance des influences étrangères

Après le départ des Soviétiques de l'Afghanistan en 1989, puis la chute trois ans plus tard du régime du président Mohamed Najibullah, les différents groupes de moudjahidines alors vainqueurs s'affrontaient avec un niveau de violence sans précédent. Bien que les partis politiques de l'opposition à l'invasion soviétique se soient réunis dans le cadre de l'accord de Peshawar de 1992 pour former un gouvernement intérimaire, Gulbuddin Hekmatyar, soutenu par les services secrets pakistanais, ambitionne d'exercer le pouvoir seul. Il bombarde Kaboul en 1992, faisant un grand nombre de victimes civiles, sans aucun résultat autre que le chaos. Alors qu'un gouvernement provisoire peine à prendre forme, les différents partis s'opposent violemment, souvent sur des bases ethniques.

En outre, il ne faut pas sous-estimer les interférences extérieures. Si le Pakistan joue un rôle central en soutenant Hekmatyar puis les talibans, les troupes d'Abdlul Rashid Dostum, un général ouzbek qui a longtemps combattu les moudjahidines mais a fait défection, sont soutenues par l'Ouzbékistan ; le Parti de l'unité islamique, Hezb-e-Wadat, chiite, par l'Iran ; la milice wahabite Ittihad-e Islami par l'Arabie saoudite. Finalement, les talibans prennent le dessus et conquièrent Kaboul en 1996, apportant une forme d'ordre, bien que brutale, au pays. Leur accession réussie au pouvoir est due au soutien massif du Pakistan, d'Oussama Ben Laden et de l'Arabie saoudite.

Pourtant, leur règne n'a jamais été totalement accepté. Plusieurs factions de moudjahidines se rassemblent pour former l'Alliance du Nord. Les chefs de guerre s'unissent sous la direction du déjà célèbre général Ahmed Shah Massoud. Les attaques d'Al-Qaida le 11 septembre 2001 contre New York et Washington signent un nouveau tournant pour la guerre avec l'intervention des États-Unis qui s'impliquent directement. Les talibans sont renversés en 2001.

L'échec des désarmements

Les anciens combattants de ces guerres n'ont jamais mis l'arme au pied. Quatre tentatives de désarmement fondées sur la démobilisation et la réintégration des anciens combattants ont été lancées sous le contrôle des Occidentaux. Ces programmes n'ont jamais été efficaces car mal adaptés au contexte : les Afghans n'avaient pas suffisamment confiance dans le gouvernement nouvellement établi par les États-Unis pour renoncer à leurs moyens de défense. La démilitarisation du pays est un défi de longue haleine et ne sera probablement possible que lorsque le gouvernement se sera montré capable de protéger l'ensemble de la population du pays, ce que le pouvoir de Kaboul a été incapable de faire durant les deux dernières décennies. Depuis quelques mois, les seigneurs de la guerre sont revenus sur le devant de la scène, car le gouvernement recherche ouvertement - ou du moins accepte - leur soutien pour repousser les talibans.

Ce sont donc d'historiques chefs moudjahidines, des anciennes familles influentes et des hommes forts qui mènent le combat. Aucun leadership national ne se dégage. Chaque milice se consacre à la défense de son propre village, de sa communauté, de son district. Le numéro un de la communauté hazara (chiite et persanophone) est le célèbre seigneur de guerre Abdul Ghani Alipoor. Pendant la guerre civile, il était commandant du Parti de l'unité islamique. Il a participé au programme de désarmement en 2004. Mais, avec le retour en force des talibans et autres groupes extrémistes, il a repris les armes en 2014 pour défendre sa communauté.

Les Hazaras ont longtemps été une cible de premier choix pour les talibans - et aussi de l'Organisation de l'État islamique (OEI) qui opère en Afghanistan depuis janvier 2015 - en raison de leurs appartenance religieuse (chiite) et de leur appartenance ethnique. Les Hazaras sont régulièrement enlevés ou tués sur la route numéro 2 de la vallée de Maidan, surnommée la vallée de la mort. Alipoor et sa milice contrôlent actuellement plusieurs districts de la province de Wardak et son influence s'étend jusqu'à Bamiyan. On pense qu'il a rassemblé environ 2 000 combattants.

Le retour de leaders traditionnels

Quant à la minorité ouzbèke, beaucoup se sont regroupés sous la direction du maréchal Abdul Rashid Dostum, pour rejoindre les moudjahidines avant de devenir vice-président entre 2014 et 2020. Il a une réputation particulièrement brutale et a été accusé de graves abus et de crimes de guerre, notamment de viols, de tortures et de pillages. Des rapports de journalistes étrangers ainsi que de Human Rights Watch le tiennent pour responsable de l'enlèvement et du viol d'un dirigeant rival en 2016. Il se présente aujourd'hui comme le libérateur du Nord.

Atta Mohammed Noor, ancien gouverneur et chef de guerre des moudjahidines tadjiks a juré de libérer sa terre natale de Mazar-e-sharif. Il appelle à la mobilisation nationale alors que sa province de Balkh tombait aux mains des talibans. De même, Mohammed Ismail Khan, un autre dirigeant tadjik et ancien gouverneur s'engage à libérer sa province.

Ce ne sont là que quelques exemples, les milices fleurissent dans tout le pays. Les gens se mobilisent pour se protéger derrière des leaders traditionnels qui ont déjà prouvé leur compétence militaire durant la guerre contre l'Union soviétique.

Si ces leaders peuvent apparaître comme la dernière barrière à l'avancée des talibans, leur action pose pourtant de sérieuses questions. Ils ont trop souvent acquis leur pouvoir et leur réputation en gérant d'énormes réseaux de trafic de drogue et d'autres entreprises illicites. De plus, ils ne montrent aucune réticence quant à l'usage de la violence. Bien que le gouvernement s'en félicite, l'émergence des milices met en évidence l'incapacité de l'État à protéger sa population. Le gouvernement est devant le fait accompli et doit se plier aux volontés des milices car il ne peut se permettre d'ouvrir un nouveau front. Combattre les talibans semble un défi suffisant, le gouvernement n'a donc pas beaucoup d'autres choix que d'accueillir la contre-insurrection. Dans certains cas, il est même allé jusqu'à l'armer.

Cependant, la montée en puissance des milices engendre bien des inquiétudes. Beaucoup craignent qu'il ne s'agisse que d'une solution à court terme et qu'elle signifie le retour à la guerre civile. Les milices ont combattu aux côtés de l'armée officielle mais en tant que forces indépendantes. Si l'ennemi commun est vaincu, désarmeront-elles ? Ou bien réclameront-elles le pouvoir, s'estimant légitimes du fait des sacrifices endurés durant les combats ? Ainsi, une fois les Soviétiques chassés d'Afghanistan, les groupes d'insurgés ont entraîné le pays dans le chaos en luttant pour le pouvoir, un chaos dont le pays tente toujours de se remettre vingt ans plus tard.

Alors que les civils prennent les armes dans certaines régions pour se défendre, deux réalités se dessinent. Premièrement, la majorité de la population n'est pas favorable à un retour au pouvoir des talibans ; les souvenirs de leur brutalité passée sont dans toutes les mémoires. Mais d'un autre côté, l'État est incapable de maintenir son contrôle sur l'ensemble du territoire sans s'appuyer sur des acteurs non gouvernementaux tels que les seigneurs de la guerre. Le destin du pays est dans la balance, retour des talibans au pouvoir ou guerre civile prolongée ?

Palestiniens d'Israël. Un coup porté au mythe de la « coexistence »

Un parti arabe, le Raam, a contribué à la constitution du gouvernement israélien qui poursuit largement les pratiques d'apartheid et la colonisation. Les mobilisations du printemps en solidarité avec Jérusalem-Est et Gaza ont pourtant rappelé la solidité des liens unissant toutes les composantes du peuple palestinien.

Le rôle crucial joué par les Palestiniens d'Israël dans la récente crise a ébranlé bien des certitudes. Citoyens de seconde zone, ils ont exposé avec leurs mobilisations la réalité des discriminations matérielles et symboliques qui frappent les descendants des autochtones restés sur leur terre lors de la création d'Israël. La flambée de violence dans les villes dites « mixtes »1 a fait exploser le mythe d'une coexistence harmonieuse entre communautés qui n'a, en réalité, jamais été pacifique pour le groupe dominé.

Surtout, ils ont rappelé les similitudes entre leur propre condition et celle du peuple palestinien dans son ensemble. Cheikh Jarrah, Al-Aqsa, Gaza : les références à l'oppression subie dans les territoires occupés étaient sur toutes les lèvres. Cette dynamique de solidarité inédite depuis le déclenchement de la deuxième intifada a culminé avec la grande « grève pour la dignité » du 18 mai 2021 des travailleurs palestiniens, fortement suivie des deux côtés de la Ligne verte. Elle sanctionne l'incapacité d'Israël à dissoudre le problème palestinien au sein de ses frontières reconnues. Depuis sa création, ce dernier s'échine en effet à réprimer l'affirmation nationale de ses citoyens palestiniens, significativement qualifiés d'« Arabes israéliens » afin de gommer l'origine coloniale de l'oppression à laquelle ils sont confrontés.

Miroir inversé

Ce retour inattendu de la centralité de la cause nationale parmi la minorité palestinienne tranche avec une dynamique presque symétriquement opposée au sein de son establishment politique. Début 2021, la Liste unifiée, coalition qui regroupait par intermittence depuis 2015 les partis représentant les intérêts de la minorité arabe dans le Parlement israélien était fragilisée par le départ du parti islamiste Raam. Son leader Mansour Abbas manifestait en effet de manière de plus en plus ouverte son souhait de rompre avec ce qui faisait le ciment de cette alliance hétéroclite : le lien entre le combat pour les droits des Palestiniens des territoires occupés et ceux d'Israël. Ces derniers, estimait Mansour Abbas, devaient désormais avant tout réfléchir à défendre leurs propres intérêts. Délestés du boulet que représenterait la cause palestinienne, ils pourraient alors envisager des partenariats prometteurs avec une droite nationaliste qui, toute colonialiste et suprématiste qu'elle soit, n'en est pas moins durablement installée au pouvoir. Transgression ultime, Mansour Abbas manifestera de manière ostentatoire sa complicité avec Benyamin Nétanyahou, profilant son parti en pivot du jeu politique israélien.

Si cette approche a constitué un point de rupture pour ses anciens alliés, elle a été accueillie à bras ouverts par le monde politique et médiatique israélien. « Au fur et à mesure que la cause palestinienne s'estompe dans le monde arabe, elle s'estompe également parmi les Arabes israéliens », écrivait avec enthousiasme le Times of Israel en novembre 2020. Après les accords de normalisation intervenus quelques mois plus tôt entre Israël et plusieurs monarchies du Golfe, ce serait donc au tour des citoyens palestiniens d'Israël de faire preuve de « pragmatisme ».

En position de faiseur de rois à l'issue du scrutin du 23 mars 2021, Abbas a persisté à centrer ses exigences sur les intérêts de « sa communauté », évitant toute référence à la question palestinienne dans son ensemble. À l'exception des suprémacistes du Parti sioniste religieux, la classe politique a alors salué « la vraie voix des Arabes israéliens », selon les mots d'un ministre de la formation de Benyamin Nétanyahou. « Une révolution politique », a même titré Haaretz, qui a appelé la population juive à accepter la main tendue.

L'unité palestinienne manifestée lors des soulèvements de mai et avril n'a pas empêché Mansour Abbas et son parti, qui se sont dissociés autant que possible des mobilisations — y compris pacifiques — d'aller au bout de leur logique. La poussière des bombardements de Gaza à peine retombée, ceux-ci ont contribué de façon décisive à la conclusion d'un accord de gouvernement destiné à écarter Nétanyahou du pouvoir. Comme attendu, nulle mention de la question palestinienne de sa part, mais un plan substantiel d'investissement dans les localités arabes, la reconnaissance d'une poignée de villages bédouins dans le Néguev et une suspension temporaire des destructions des bâtiments construits sans permis. De manière tout aussi prévisible, cette collaboration arabo-sioniste a'été considérée par les commentateurs politiques comme un signe de l'ouverture de la société israélienne et de la vitalité de sa démocratie.

Persistance de l'apartheid

Chez les Palestiniens, les réactions ont été nettement moins élogieuses. La faible espérance de vie de ce gouvernement qui va de la gauche sioniste à l'extrême droite annexionniste laisse planer le doute sur l'obtention effective de mesures en faveur des Arabes, d'autant qu'il est dans un premier temps dirigé par le héraut du courant messianique suprémaciste juif, Naftali Bennett. Plus fondamentalement, beaucoup ont critiqué l'absence de réponses aux causes profondes des inégalités raciales en Israël. Des dispositions discriminatoires aussi structurelles que la loi État-Nation de 2018 qui ravale les minorités non juives à un statut de seconde zone, ou la loi Nakba de 2011 qui empêche de commémorer la grande expulsion des Palestiniens lors de la création de l'État d'Israël sont maintenues.

De même, les islamistes et la gauche sioniste ont soutenu avec une relative facilité le prolongement de l'interdiction faite aux Palestiniens des territoires occupés d'accéder à la citoyenneté israélienne grâce au regroupement familial2. « Si l'objectif poursuivi est l'égalité, il n'est pas possible d'isoler la question arabe israélienne de la question palestinienne dans son ensemble, dans la mesure où l'oppression des différentes parties du peuple palestinien répond, à des degrés variables, à la même philosophie d'apartheid », analyse Naim Moussa du Centre Mossawa, qui promeut l'égalité des citoyens arabes.

De fait, le soulèvement de la rue palestinienne du Jourdain à la Méditerranée conforte le constat désormais largement partagé par les organisations de défense des droits humains : l'existence d'un régime de suprématie raciale sur l'ensemble du territoire contrôlé par Israël. Le cantonnement des 18 % de Palestiniens d'Israël sur 3 % des terres, l'impossibilité d'obtenir un permis de construire, ou encore la judaïsation à marche forcée par des colons fanatiques de quartiers arabes font ainsi furieusement écho à la situation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. De même, la répression impitoyable de ces manifestations, parfois avec le soutien de supplétifs extrémistes venus des colonies, et la vague d'arrestations massives qui s'en est suivi (plus de 2 000 depuis début mai 2021), évoquent les méthodes contre-insurrectionnelles pratiquées dans les territoires occupés.

Dans ce contexte, beaucoup craignent un ravalement de façade laissant intactes les structures institutionnelles de domination. « Les quelques avancées obtenues par le Raam ne sont pas très différentes de celles obtenues de façon ponctuelle grâce à notre travail parlementaire, à cette différence que nous n'avions alors pas à payer le prix d'un soutien à un gouvernement qui perpétue l'occupation, les colonies et la discrimination raciale », observe Raja Zaatry du parti communiste israélien (Hadash), principale composante de la Liste unifiée.

Révolution ou contre-révolution ?

Au surplus, la révolution tant célébrée dans les relations judéo-arabes n'en est pas une. « L'histoire est pleine de ces soi-disant dirigeants palestiniens qui ont effectivement vendu la cause de leur peuple pour leur bénéfice personnel », relève le journaliste et militant Rami Younis, originaire de Lod-Lydda, qui rappelle la participation des partis satellites arabes aux premiers gouvernements travaillistes ou la cooptation des notables locaux sous le régime d'administration militaire de 1948 à 1966. Comme en son temps, ce partenariat d'élite à élite ne rejaillira sans doute pas sur les rapports intercommunautaires dans la société. L'inclusion du Raam résulte avant tout d'une arithmétique parlementaire qui l'a rendu indispensable. Elle est donc peu susceptible d'effacer des années d'incitation à la haine contre la minorité arabe de la part de ceux-là mêmes qui encensent aujourd'hui l'attitude de Abbas. Du reste, avec quatre sièges, son parti est certes le premier de sa communauté si l'on comptabilise séparément les six obtenus par la Liste unifiée, mais dans un contexte de taux d'abstention record des localités arabes (55,4 % contre 33,6 en 2020), largement provoquée par la division de la représentation politique palestinienne3.

Car l'entreprise d'Abbas a surtout marqué un coup d'arrêt au processus d'affirmation d'une force parlementaire palestinienne autonome. Le succès retentissant de la Liste en 2020 l'avait en effet portée à 15 sièges et réduit les votes arabes pour les partis sionistes à leur plus bas plancher historique de 12 %, lui procurant une audience inédite. Sa scission en 2021 permet au contraire d'opposer à bon compte les « bons Arabes » aspirant à participer à leur juste place au rêve israélien, sans remettre en cause les inégalités structurelles et le racisme, aux « Arabes déloyaux », qui réclament des droits en tant que minorité nationale.

Scepticisme face aux élections

Pour autant, il n'est pas dit que la séquence imposée par la rue palestinienne profitera à la Liste unifiée. Le déclenchement des soulèvements d'avril et mai hors de tout cadre centralisé constitue en effet un désaveu général pour l'establishment politique palestinien, qui fait écho au divorce entre l'Autorité palestinienne (AP) et les mobilisations nées simultanément en Cisjordanie. Il est à cet égard significatif que les villes « mixtes » dans lesquelles ils se sont produits soient également celles où la population arabe a le plus largement boycotté les urnes le 23 mars 2021.

Ces mobilisations spontanées témoignent dès lors d'un profond scepticisme quant à l'efficacité de la participation palestinienne au jeu politique israélien. « Les Palestiniens se sont fortement déplacés en 2020 pour placer la Liste d'unité en troisième position et à son plus haut score, uniquement pour être ensuite rejetés par le système », explique Amjad Iraqi sur le site +972 Magazine, en référence au dialogue avorté entamé en 2020 afin de hâter le départ de Nétanyahou entre le chef de l'opposition Benny Gantz et Ayman Odeh, le dirigeant de Hadash. L'ambition de ce dernier de faire progresser un partenariat judéo palestinien basé sur la prise en compte de la question palestinienne au sens large et l'engagement à combattre les inégalités dans leur ensemble s'est fracassée sur l'hostilité persistante de l'opinion juive majoritaire.

« Mansour Abbas a fait la même erreur qu'Ayman Odeh. Ces trois dernières années étaient un examen pour nos représentants politiques, et malheureusement ils ont échoué deux fois », estime Rawan Bisharat, militante originaire de Jaffa et ancienne codirectrice de l'association pour le dialogue judéo-arabe Sadaka-Reut. « Le fossé entre la nouvelle génération qui est descendue dans les rues et l'ancienne qui s'est montrée incapable de comprendre l'escalade à laquelle on a assisté est aujourd'hui manifeste. La Knesset n'est plus le lieu pertinent pour faire avancer nos droits, et nous devrons envisager notre contribution de manière différente à l'avenir. »

« La participation aux élections reste un levier pour défendre les droits du peuple palestinien dans son ensemble, d'autant plus si nous nous mobilisons largement », veut croire Naim Moussa. Poursuivre sur cette voie nécessitera toutefois de tenir compte des évolutions de la société arabe en Israël dans sa diversité. La persistance sur le long terme des inégalités parmi les plus précaires les rend pour leur part sensibles aux propositions consistant à améliorer immédiatement leur quotidien, aussi aléatoires soient-elles tant qu'il ne sera pas mis fin au régime discriminatoire visant le peuple palestinien dans son ensemble.

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Une version courte de cet article est paru dans le numéro 88 (2e trimestre 2021) du bulletin Palestine, le trimestriel de l'Association belgo-palestinienne.


1Terminologie israélienne désignant les villes où cohabitent de façon plus ou moins ségréguée Juifs et Arabes.

2Le prolongement de cette loi sera toutefois empêché par la défection d'un élu d'extrême droite de la majorité lors du vote intervenu au Parlement le 6 juillet 2021.

Patrimoine irakien. Un pillage qui remonte à loin

Des archéologues renommés sillonnant le pays il y a plus d'un siècle pour faire des fouilles aux soldats américains venus imposer la démocratie par le feu, l'Irak a toujours vu ses antiquités lui échapper. Ces pillages n'ont fait qu'attiser le désir des Irakiens de reprendre en main leur patrimoine.

Lors de son voyage « historique » en Irak en mars 2021, au milieu du désert foulé cent ans plus tôt par des archéologues occidentaux pressés de confirmer les textes bibliques, le pape François s'est dit « à la maison » sur le site antique d'Ur, considéré comme le lieu où Abraham reçut l'appel de Dieu, entama son voyage et « devint père d'une famille de peuples ».

Or l'affiliation de ce site du sud de l'Irak au père de tous les croyants a longtemps été débattue dans les sphères scientifiques et médiatiques depuis son exploration archéologique dans les années 1920. Financées par des institutions privées cherchant à prouver la véracité de l'Ancien Testament, ces expéditions ont entraîné dans leur sillage une exportation du patrimoine qui a nourri la volonté des Irakiens de se revendiquer, eux aussi, « à la maison ».

Car le pillage du patrimoine irakien n'a pas commencé avec les GI lors de l'invasion américaine en 2003, ni avec les djihadistes de l'organisation État islamique (OEI) lors de la prise de Mossoul en 2014. Dès le XIXe siècle, la Mésopotamie a vu un flux continu d'archéologues et de voyageurs repartir avec son patrimoine pour alimenter collections privées et musées occidentaux. Paradoxalement, ce sont des scandales de spoliation dans les années 1920 qui vont révéler l'importance de leur patrimoine aux Irakiens, lesquels se battent depuis pour en récupérer les artefacts éparpillés aux quatre coins du monde.

Ur et les enjeux de l'archéologie biblique

Le site archéologique d'Ur est repéré dès 1854 sous le nom de Tell Al-Muqayyar par le consul britannique en poste à Bassora, John J. Taylor, et le naturaliste W. Kenneth Loftus. Ce n'est qu'après la première guerre mondiale que le British Museum décide d'envoyer une mission de reconnaissance sur le territoire irakien, et les premières antiquités découvertes confirment le potentiel historique du lieu. Le British Museum s'associe avec l'University Museum (aujourd'hui Penn Museum) de Philadelphie aux États-Unis, et ils montent ensemble une expédition qui se renouvèlera consécutivement pendant douze années, de 1922 à 1934.

Les premières saisons offrent des résultats scientifiques encourageants, mais les fouilles connaissent un véritable tournant à partir de 1926-1927 avec l'excavation du cimetière royal d'Ur. Le chantier est propulsé sur le devant de la scène médiatique, faisant concurrence à la tombe de Toutankhamon en Égypte, révélée quelques années auparavant.

La presse s'empare du caractère biblique des découvertes, qui est réaffirmé en 1929 lorsque Léonard Woolley, directeur du chantier, déclare avoir trouvé la trace du déluge qui a engendré le récit biblique de l'Arche de Noé. Cependant, aucun outil ni aucune méthode n'étaient en mesure de confirmer les interprétations faites par les archéologues. Plusieurs années après, la modernisation des techniques de fouilles a révélé que la crue n'était pas celle racontée dans l'Ancien Testament, mais seulement un événement climatique : une inondation avait fortement touché la région du sud de l'Irak dans l'Antiquité.

Pourquoi un tel empressement à l'interprétation biblique des découvertes, aux dépens de la rigueur scientifique ? Contrairement au reste de l'Europe continentale où la recherche archéologique était soutenue par des institutions publiques, aux États-Unis et au Royaume-Uni, les créanciers étaient principalement des acteurs privés, particuliers, mécènes ou fondations philanthropiques, désireux de financer une mission en terre biblique et de confirmer les textes religieux par des traces matérielles.

Les archéologues avaient donc tout intérêt à effectuer des rapprochements entre leurs découvertes et la religion judéo-chrétienne afin de s'assurer le renouvèlement des donations pour leurs expéditions et d'avoir la possibilité de poursuivre leurs chantiers. Comme le montre l'exemple d'Ur, les missions archéologiques étaient généralement associées à des universités et à des musées. Ces institutions ont également contribué à la ferveur religieuse, veillant à la satisfaction des financeurs et de l'opinion publique à travers l'exposition des antiquités exportées depuis le Proche-Orient, en leur attribuant une signification ou une légende en lien avec la Bible.

Archéologues et contrebandiers

La loi sur les antiquités de 1924 stipule qu'à l'issue d'une saison de fouilles, l'ensemble des objets découverts est divisé en deux lots entre le département des antiquités irakien et le directeur du chantier, la moitié des objets recevant une autorisation pour être exportés. Officieusement, la loi du mandataire britannique a mis plusieurs années à être approuvée, car les avantages espérés des Occidentaux d'obtenir un grand nombre d'objets se sont confrontés aux ambitions nationales des Irakiens. Afin d'éviter de voir se reproduire certaines exactions du XIXe siècle, les permis de fouilles sont délivrés uniquement à des archéologues connus parmi les sphères universitaires et avec une expérience de terrain.

Pour maximiser leur chance d'obtenir le droit de fouiller, les institutions occidentales — principalement allemandes, britanniques, états-uniennes et françaises — décident de monter des expéditions conjointes. Mais au fil des années 1920, leur présence et l'exportation d'une partie des antiquités découvertes sont de plus en plus critiquées dans la presse irakienne. Les premiers soupçons portent sur l'authenticité et la valeur des lots destinés au Musée national de Bagdad. Certains représentants irakiens en viennent à penser que, lorsque les pièces sont envoyées dans les musées européens et états-uniens pour des restaurations ou des reproductions, ce sont des doubles qui leur reviennent. La situation se tend davantage lorsque le directeur du département des antiquités entre 1926 et 1929 R. S. Cooke se retrouve impliqué dans une tentative de spoliation d'objets.

En avril 1930, un transporteur routier est arrêté dans le désert au poste douanier de Ramadi sur la route entre Bagdad et Beyrouth pour un contrôle de routine. Avant de repartir, le chauffeur précise aux gardes-frontières qu'un paquet lui a été remis plusieurs jours auparavant par R. S. Cooke, lui demandant qu'il soit distribué dans un lieu précis à Beyrouth, mais qu'il n'en a pas vérifié le contenu. Les douaniers découvrent que le paquet renferme des antiquités non déclarées sur le point d'être exportées clandestinement d'Irak. À Bagdad l'affaire fait scandale, d'autant plus que R. S. Cooke était en pleine connaissance des lois, les ayant supposément appliquées en tant que directeur du département des antiquités quelques années auparavant. Pire, le destinataire du paquet à Beyrouth n'est autre que l'archéologue états-unien R. F. S. Starr, directeur de l'expédition de Nuzi en Irak, menée par l'université d'Harvard et l'American School of Oriental Research (ASOR).

Reconnu coupable au terme d'une enquête ouverte par les autorités, Cooke doit quitter le pays dès le mois de mai. Le cas de R. F. S. Starr prend plusieurs mois pour être traité. En décembre 1930, l'issue du scandale n'est toujours pas rendue officielle, mais la presse annonce que Starr demeurera directeur du chantier de Nuzi pour la saison suivante, ce qui apparait comme une présomption d'innocence de son implication dans l'exportation illégale d'antiquités.

Un fragment du patrimoine récupéré

L'exportation et, parfois, la spoliation d'artefacts engendrent une prise de conscience par la population irakienne de la valeur de son patrimoine. D'autant qu'il commence à être exposé, aussi, à Bagdad. Au début des années 1920, les lots d'antiquités destinés à l'Irak étaient entreposés dans les bâtiments des autorités mandataires, mais la quantité d'objets en vient rapidement à occuper trop d'espace. Gertrude Bell, directrice du département des antiquités de 1922 à 1926, monte le projet d'établir un musée, qui voit le jour en 1926, et conserve dès lors l'ensemble des antiquités découvertes qui lui sont attribuées. Des expositions temporaires y sont organisées chaque année, afin que la population puisse observer les richesses du sol irakien et l'intérêt de préserver ces objets. Le tourisme se développe progressivement avec la visite de sites archéologiques et des conférences sont organisées pour présenter les découvertes et résultats les plus récents.

Après l'indépendance de l'Irak le 3 octobre 1932, une révision de la loi sur les antiquités de 1924 est entamée par les autorités irakiennes, avec une limitation stricte concernant l'exportation d'objets. Les missions britanniques et françaises se retirent pour aller fouiller en Syrie, où la division des lots est encore de moitié. Les archéologues allemands et états-uniens poursuivent leurs excavations, mais négocient au moment de la division des antiquités pour tenter d'obtenir un lot représentatif de leurs travaux. En 1934, le premier directeur irakien, Sati Al-Husri, est nommé à la tête du département des antiquités. En 1936, la nouvelle loi sur les antiquités est ratifiée. Bien qu'amendée à plusieurs reprises depuis, elle demeure la référence en matière de législation en Irak aujourd'hui.

Les collections du musée national irakien se sont imposées durant la seconde moitié du XXe siècle comme parmi les plus riches en artefacts des époques assyrienne, babylonienne et sumérienne, renforçant le discours et le prestige national chez les habitants. Las, durant les premières décennies du XXIe siècle, ces collections ont été systématiquement détruites et pillées à la suite de l'invasion américaine, puis de celle de l'OEI dans le nord du pays.

Dans le sillage de la deuxième guerre du Golfe, des milliers d'objets ont été retournés ou déclarés officiellement à l'étranger et pouvant être rapatriés. D'autres ont été volontairement spoliés ou on a feint de les détruire avant de les revendre sur Internet, et leur trace est désormais difficile à retrouver. Plusieurs musées et organisations internationales coopèrent pour tenter d'intercepter des antiquités dès qu'il y a un doute sur leur provenance et leur éventuel statut d'objet spolié. En septembre 2020, la police britannique, aidée par les experts du British Museum, a ainsi empêché la vente aux enchères d'une plaque sumérienne d'environ 4 400 ans et a annoncé son rapatriement vers l'Irak. Un fragment parmi les milliers d'objets spoliés que les Irakiens cherchent à récupérer.

Car si l'urgence est à la lutte contre la pandémie et contre la gabegie de la classe politique dénoncée par les Irakiens dans la rue de Bagdad à Bassora, après quatre décennies de guerres et de fragmentation, le lent chemin de la reconstruction de l'Irak repose aussi sur la réappropriation de son passé. Signe d'espoir, en novembre 2020, sept ans après les pertes causées par l'OEI dans la région, le musée de Mossoul a rouvert ses portes au public en affirmant que l'héritage et les antiquités représentaient une part de l'identité de la ville et de ses habitants.

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Cet article est publié en collaboration avec la Société Suisse Moyen-Orient et civilisation islamique (SSMOCI) qui assiste les universitaires dans la rédaction de textes journalistiques sur des sujets de leur domaine de recherche. Le projet de thèse de l'autrice se concentre sur la circulation des antiquités entre le Moyen-Orient et les États-Unis des années 1920 aux années 1950, dans le cadre du projet intitulé « Rockefeller Fellows as Heralds of Globalization : the circulation of elites, knowledge, and practices of modernization (1920s–1970s) ».

Tunisie. Un bouleversement inéluctable mais périlleux

Pour renverser la table et s'octroyer les pleins pouvoirs, Kaïs Saïed a invoqué un « péril imminent » qui menacerait l'État. Si ce danger peut se concevoir au vu de la situation du pays, l'option choisie par le président de la République demeure pour l'instant très floue et surtout risquée.

« Coup d'État » ? « Coup d'État populaire » ? « Coup de force constitutionnel » ? Application justifiée de la Constitution ? Depuis le 25 juillet 2021, la controverse fait rage. Après une journée de protestation très suivie à travers tout le pays contre le gouvernement, souvent dirigée contre le parti islamo-conservateur Ennahda, Kaïs Saïed a lancé le « missile » dont il menaçait depuis plusieurs mois la classe politique : il a activé l'article 80 qui l'autorise à prendre toutes « les mesures requises » pour faire face un « péril imminent ». En l'occurrence, il a immédiatement pris seul la direction de l'exécutif après avoir limogé le chef du gouvernement, annoncé qu'il choisirait lui-même le prochain, gelé les activités du Parlement pour 30 jours et levé l'immunité des députés. En un mot, il a concentré tous les pouvoirs.

Pour Ennahda, les choses sont claires : il s'agit d'un « coup d'État illégal et inconstitutionnel » et « Kaïs Saïed a travaillé avec des forces non démocratiques pour renverser les droits constitutionnels des élus et les remplacer par des membres de sa propre cabale ». Mais le président bénéficie d'un soutien populaire : selon les sondages, 87 % des Tunisiens soutiennent son coup de force. Ils voient en lui le sauveur du pays. Entre ces deux positions, il est difficile de faire entendre la complexité de la situation, mais tentons l'exercice.

Une question plus politique que juridique

Les juristes avancent, non sans arguments, que Kaïs Saïed a outrepassé les prérogatives que lui donne la Constitution, au moins sur deux points. Primo, le président de la cour constitutionnelle n'a pas pu être informé des décisions de Saïed puisqu'elle n'a toujours pas pu être formée. Même si l'obligation est formelle, cette lacune pourrait rendre la procédure de l'article 80 inapplicable. Secundo, le gel du Parlement contrevient à une disposition sans équivoque qui prévoit qu'il est en session permanente durant cette période.

Par ailleurs, la garantie qu'offre la possibilité pour le président du parlement ou les deux tiers des parlementaires de saisir la cour constitutionnelle passé un délai de trente jours, pour « vérifier si les circonstances exceptionnelles perdurent », est impossible en l'absence de cette instance. Kaïs Saïed sera donc seul juge du moment où la situation permettra le retour au droit ordinaire. Le chef de l'État qui fait grand cas de sa compétence de constitutionnaliste a donc clairement franchi les glissières de sécurité.

La controverse « coup d'État » ou non est de celles qui ne sont jamais tranchées. Même les régimes libéraux où le droit se substitue à la force intègrent dans leurs dispositions constitutionnelles cette petite part d'ombre où le souverain peut s'affranchir de toutes les règles quand l'ordre politique est menacé. Bien sûr, ces dispositifs sont encadrés, mais, selon l'adage du sulfureux philosophe Carl Schmitt, théoricien de l'état d'exception, « nécessité n'a pas de loi ». En d'autres termes, les appréciations juridiques s'effacent devant les impératifs de survie de l'État. Le débat fournira sans doute la matière à de fructueuses contributions académiques pour les juristes, mais la vraie question est politique et elle se pose en deux temps. D'abord, quel est le péril nécessitant le recours à l'état d'exception et dans quelle mesure peut-il y apporter une solution ? Ensuite, dans quelle direction évoluera l'exercice du pouvoir ?

Un consensus transactionnel

À la veille du 25 juillet, la Tunisie accumulait tant de périls que la possibilité d'un État failli commençait à se dessiner à l'horizon.

On évoque beaucoup le rôle de Kaïs Saïed dans le blocage de l'action gouvernementale ces derniers mois, son refus de transiger avec la majorité parlementaire, d'entériner le remaniement auquel le chef du gouvernement Hichem Mechichi, qu'il avait lui-même nommé, avait procédé en janvier 2021. Mais la crise politique a des racines plus anciennes. C'est précisément le caractère « transactionnel » de la transition qui est, selon le président Saïed, l'une des causes du problème.

Pour éviter le retour à une dictature autocratique ou parlementaire, la constitution a partagé les pouvoirs et, en quelque sorte, constitutionnalisé l'obligation du consensus. Mais depuis, plutôt qu'un consensus transcendant les intérêts particuliers, c'est une version « mercantile » du consensus qui a prévalu, ou chacun a cherché à maximiser ses bénéfices. Du donnant-donnant entre Ennahda en quête d'intégration et de sécurité, et les anciennes élites un temps représentées par Nidaa Tounès et Béji Caïd Essebsi en demande de recyclage et de protection. À aucun moment ce « consensus » n'a été au service d'un projet de transformation du modèle économique. Et pour cause, aucune force politique n'en avait un. Il n'a même pas permis de mettre en œuvre les « recommandations » des bailleurs de plus en plus impatients.

Résultat : tout a changé pour que rien ne change. L'économie de rente qui réserve à quelques familles les affaires profitables, les crédits et les autorisations d'activité a consolidé son assise. De servante du pouvoir politique qu'elle était avant 2011, elle en est même devenue maître. Faute de pouvoir améliorer la condition de la majorité des Tunisiens, les gouvernements successifs n'ont fait qu'acheter la paix sociale et y ont englouti les financements internationaux censés appuyer les réformes, tandis que l'administration était incapable d'exécuter les projets d'investissement, au point que des milliards de dollars de financements étrangers n'ont jamais pu être décaissés.

La dégradation de la situation financière signifiée par la dégringolade de la note souveraine de la Tunisie, désormais au seuil du risque ultime du défaut de paiement, est le résultat de cette décennie d'immobilisme. Les bailleurs commencent à douter sérieusement de la capacité des gouvernements à proposer et à exécuter le plan de réforme auquel le Fonds monétaire international (FMI) conditionne son aide. Condition elle-même à la possibilité pour l'État de continuer à s'endetter auprès des pays étrangers et des marchés pour financer son fonctionnement.

La catastrophe sanitaire est venue concrétiser tragiquement dans la vie des Tunisiens, le résultat de cet échec collectif, le délabrement des services publics, l'imprévoyance et la désinvolture, pour ne pas dire l'incompétence des gouvernants, la stérilité des querelles entre les partis politiques dont la vie parlementaire offre le spectacle lamentable. Elle a précipité une longue accumulation de colères qui a servi de carburant aux manifestations, prélude au coup politique de Kaïs Saïed.

Le péril imminent était là, dans l'effondrement moral, social, financier et institutionnel du pays. Cette situation de « crise organique » constituait un « moment césariste » par excellence, propice au recours à un leader investi de la mission de refonder un ordre politique en déliquescence. Kaïs Saïed était un candidat désigné à la fonction de César et, en dépit de ses faiblesses, il a finalement franchi le Rubicon et ouvert une voie là où, avant le 25 juillet, on ne voyait qu'une impasse.

Un soutien populaire indiscutable

Pour de nombreux Tunisiens, ce passage à l'acte a été vécu comme une délivrance. La liesse populaire qui a salué l'annonce de Kaïs Saïed a transcendé les appartenances sociales et les sensibilités idéologiques. Elle ne peut être tenue pour négligeable d'un point de vue démocratique. Comme dans les heures et les jours qui ont suivi l'élection de Kaïs Saïed avec 73 % des voix le 13 octobre 2019, c'est un sentiment de soulagement, l'espoir d'une régénération collective qui s'expriment.

Indépendamment de ce qu'il peut concrètement proposer, Kaïs Saïed a libéré une capacité de mobilisation, de vigilance, de proposition tout à l'opposé de l'apathie qui s'était à nouveau installée avant le 25 juillet. Exemple parmi d'autres de cette transformation subjective, le point de vue du président de l'association de défense du consommateur : « La Tunisie d'avant le 25 n'est pas la Tunisie d'après, tous ceux qui se heurtaient à des murs quand ils voulaient faire changer les choses vont pouvoir avancer, ceux qui dormaient mal vont mieux dormir, tout le monde va pouvoir se mettre au travail. »

A contrario, les tentatives précipitées de maires et de responsables d'administration pour faire disparaitre des dossiers compromettants depuis le lundi 26 juillet en dit aussi long sur la menace que représente le changement politique du 25 juillet pour la corruption endémique. Dans une déclaration demandant des garanties démocratiques à Kaïs Saïed, notamment sur l'indépendance de la justice, l'Association des magistrats tunisiens rappelle que « la transition démocratique et les gouvernements successifs depuis la révolution » ont « échoué à satisfaire les aspirations authentiques du peuple », à mettre le système judiciaire en conformité avec la constitution, à consacrer l'indépendance de la justice et ont « porté atteinte aux principes constitutionnels concernant la transparence, la redevabilité dans la lutte contre la corruption ».

Dans ces conditions, la demande d'un « retour rapide au fonctionnement normal des institutions démocratiques », leitmotiv des déclarations des chancelleries occidentales, sonne amèrement aux oreilles de la majorité des Tunisiens qui y voient plutôt la cause de leur désespoir. Ce juridisme étroit passe totalement à côté de l'essentiel : le retour au statu quo ante serait le retour aux causes de la crise.

Et maintenant, que faire ?

Kaïs Saïed a-t-il des solutions à apporter ? Il est encore un peu tôt pour le savoir. Parmi ses premières incursions dans le domaine économique, il en a appelé au devoir moral des commerçants et des pharmaciens pour baisser les prix afin d'alléger le fardeau des Tunisiens. Mais il ne mobilise pas les outils techniques de politiques publiques qui permettraient d'y parvenir.

Plus généralement, de qui s'entourera-t-il pour mettre en œuvre un projet économique et avec quelle vision ? Comment compte-t-il rétablir la confiance des bailleurs ? Négocier avec les institutions financières internationales ? Empêcher la fuite des capitaux qui a déjà commencé ? Comment compte-t-il réformer un État enlisé dans ses lourdeurs bureaucratiques ?

Il a évoqué dans son allocution de dimanche soir son projet « d'inversion de la pyramide du pouvoir ». On imagine mal les partis politiques au Parlement — qu'il ignore totalement depuis qu'il a activé l'article 80 —, se saborder en votant ce projet. Saïed compte-t-il le faire adopter par référendum s'affranchissant cette fois-ci ouvertement des procédures prévues par la constitution au nom d'une légitimité révolutionnaire ? Combien lui faudra-t-il pour achever de tels travaux d'Hercule ? Certainement plus de trente jours.

Le risque autoritaire

En attaquant les intérêts économiques et politiques constitués, le président suscitera immanquablement résistance et coups tordus. Comment y fera-t-il face ? Et quand viendra le probable moment de « gueule de bois » populaire, de déception ? Comment canalisera-t-il la colère ?

C'est le deuxième temps de la réponse. En dépit de l'indiscutable soutien populaire dont il bénéficie, quel sera l'effet du temps et des dynamiques politiques sur ce pouvoir personnel ? Comme pour la guerre, il est plus facile d'entrer dans l'état d'exception que d'en sortir. Une fois que l'on a goûté aux facilités de l'exercice du pouvoir sans limites, il est difficile d'y renoncer quand commencent les difficultés réelles.

La rectification d'une trajectoire démocratique par un homme seul adossé à l'armée est un oxymore. Certes Kaïs Saïed n'est pas le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, pur produit d'une armée qui détient tous les intérêts économiques, prête à exécuter un millier de manifestants. Mais le soutien au coup de force des pays arabes tels que l'Égypte, l'Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis n'est pas anodin. En se lançant dans l'aventure alors que le pays est au bord du défaut de paiement, le chef de l'État s'est placé dans un champ de forces géopolitiques en pleine recomposition. L'Algérie laissera-t-elle l'influence égyptienne s'exercer dans au sein du Maghreb ? Les États-Unis conditionneront la reconduction de leur aide à la poursuite du processus démocratique ? Laisseront-ils Riyad appuyer une évolution potentiellement autoritaire dans le seul pays servi comme exemple de démocratie dans le monde arabe ?

L'un des paradoxes de Kaïs Saïed, que Michael Ayari avait identifié dans un rapport d'International Crisis group de mars 20201 est que son discours touche un spectre très large de l'opinion. À un extrême, il résonne dans une composante plébéienne de la société, celle qu'excluent à la fois le modèle économique et la démocratie représentative. À l'autre extrême, il répond aux demandes de restauration de l'État, vidé de ses infiltrations partisanes, que portent les nostalgiques destouriens de l'ancien régime. D'ailleurs, Abir Moussi, dirigeante du Parti destourien libre qui se réclame de Zine El-Abidine Ben Ali, a déclaré que l'opération de Kaïs Saïed était identique à ce qu'elle proposait. Les deux publics convergent pour faire d'Ennahdha le bouc émissaire de la crise : les uns l'accusent d'avoir « volé » la révolution, les autres d'avoir « volé » l'État. S'expriment à nouveau sans fard, parmi les soutiens de Kaïs Saïed, des positions violemment hostiles à Ennahda qui rappellent les pires heures de la politique éradicatrice de Ben Ali, avant 2011. Le président détient donc à la fois une part de légitimité « révolutionnaire » et une part de légitimé « contre-révolutionnaire ».

Jusqu'à quel point cette dernière dimension influera-t-elle sur son évolution ? Cette convergence est-elle appelée à durer ? Ou au contraire à se déchirer ? Et dans ce cas, quel en sera le coût politique et comment y réagira-t-il ? Pour prolonger la référence au césarisme, Antonio Gramsci en distinguait deux formes : « l'une progressiste, l'autre régressive. Dans le premier cas, l'équilibre se dénoue en faveur de forces qui entraînent la formation sociale vers un degré de civilisation supérieur, dans le second, c'est la restauration qui prend le dessus ». Pour le moment, il est trop tôt pour trancher l'ambivalence.

Kaïs Saïed a-t-il les moyens d'être un sauveur ? Saura-t-il éviter de devenir un tyran ? La Tunisie de 2021 n'est pas celle de 1987, lorsque Ben Ali avait succédé à Habib Bourguiba à la tête d'un régime autoritaire bien rôdé. Même dysfonctionnelle, la jeune démocratie tunisienne a transformé les pratiques et les attentes, permis à une société civile structurée et influente de se développer, habitué une bonne partie de la population à ne pas se laisser dépouiller de ses droits ou de sa dignité. En revanche, une nouvelle déception de l'espoir que libère Saïed aurait un coût politique terrible.


La Palestine au bord de l'effondrement économique

En l'absence de soutien de la communauté internationale, la crise économique en Palestine causée par la pandémie et aggravée par l'escalade de la violence en mai 2021 accélère la désintégration sociopolitique des territoires occupés. Ce contexte de fragilité nécessite un New Deal financier pour la Palestine.

En mai 2021, l'escalade de la violence en Israël et en Palestine a rappelé à la communauté internationale que le conflit est loin d'être résolu. Alors qu'un cessez-le-feu a été mis en place, la stabilité dans la région reste fragile. Cependant, cette fragilité est due non seulement à l'imprévisibilité politique, mais aussi aux conditions économiques qui suscitent des signaux d'alarme.

Au cours des dernières décennies, les indicateurs économiques en Palestine n'ont cessé de se détériorer — et la crise de la Covid-19 a frappé un pays déjà à genoux. Comme la Palestine ne dispose pas de monnaie nationale, sa réponse économique face à la crise a été fortement limitée. Même avant la montée des tensions il y a quelques mois, la faiblesse de l'intervention du gouvernement et la pénurie en devises risquaient déjà de provoquer une crise économique sans précédent. Si la pénurie de devises aboutissait à une telle crise monétaire et bancaire, les Palestiniens ne pourraient plus retirer leur argent des distributeurs automatiques et l'inaccessibilité au crédit paralyserait l'économie. Dans ce contexte de fragilité — aggravé par les dégâts de l'escalade de la violence —, cela aurait de graves conséquences politiques et sociales pour une économie qui fonctionne en grande partie grâce à des liquidités. La seule solution serait une intervention de la communauté internationale, si celle-ci ne veut pas donner l'impression que les perspectives de paix sont totalement illusoires.

Un taux de chômage de 33 %

Comme nous l'avons montré dans une étude de 20181, la détérioration des conditions économiques pourrait entraîner une crise bancaire et monétaire. Avant que la pandémie de la Covid-19 frappe la Palestine, la croissance économique s'est ralentie à 1,2 % en 2018 et à 0,9 % en 2019. Le taux de chômage n'a pas cessé d'augmenter, atteignant un niveau de 33 % en 2019. De plus, la chute du soutien budgétaire des bailleurs de fonds et la rétention de recettes douanières par Israël ont mis le budget de l'Autorité palestinienne (AP) sous pression, de sorte que les dépenses publiques ont diminué de 29 points de pourcentage du PIB entre 2007 et 2019.

La plus grande source d'instabilité économique se trouve dans le secteur extérieur où les déficits persistants et élevés de la balance des paiements impliquent que les acteurs des économies étrangères fournissent les capitaux nécessaires au financement de ces déficits. Bien que la situation de l'économie palestinienne se soit améliorée par rapport au début des années 2000, lorsque le déficit commercial et le déficit des comptes courants avaient atteint respectivement 55 et 34 % du PIB en 2004, le déséquilibre reste significatif. En 2019, le déficit commercial (38 % du PIB) et le déficit des comptes courants (10 % du PIB) se trouvaient encore parmi les plus élevés au monde.

Ces déficits étaient principalement financés par la vente d'actifs étrangers, dont le stock est passé de près de 70 % en 2007 à 26 % du PIB en 2019. L'AP ne disposant pas d'une monnaie nationale, elle dépend du recours aux devises étrangères pour stabiliser l'économie et les marchés financiers. Par voie de conséquence, compte tenu de la diminution du stock de réserves en devises due au déséquilibre du secteur extérieur, ce n'est qu'une question de temps avant que la pénurie de réserves ne déstabilise les taux d'intérêt et ainsi provoque un resserrement du crédit, ce qui déclencherait une crise bancaire et monétaire.

Chute importante du PIB

La crise économique due à la pandémie a amplifié la pression sur l'économie palestinienne. En Cisjordanie, les estimations concernant l'ampleur du choc prévoient une chute du PIB réel entre 21 et 35 %. Ce choc majeur a touché une économie à bout de souffle et le gouvernement n'avait déjà guère de marge d'action pour y faire face. Les mesures prises à partir de mars 2020 comprenaient un budget d'urgence afin d'assurer le financement des dépenses sanitaires et d'autres services publics essentiels.

Alors que les autres pays en développement peuvent au moins obtenir les droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (FMI) pour avoir accès aux devises, la Palestine n'est pas membre du FMI et ne peut, par conséquent, recourir à cette option. Jusqu'ici, le soutien de la communauté internationale était limité. Les Nations unies estiment que le soutien des donateurs est tombé à 266 millions de dollars (224,65 milliards d'euros) en 2020, le niveau le plus bas depuis une décennie. En plus, les recettes publiques et les envois de fonds de la diaspora se sont taris au cours de l'année 2020. Les recettes fiscales ont aussi diminué de 10 % à cause du confinement.

Afin de financer les dépenses les plus essentielles, l'AP a réduit les salaires des fonctionnaires, qui n'en ont reçu que 50 % de mai à novembre 2020. Elle a également dû accumuler des arriérés envers ses employés, ses fournisseurs privés et le fonds de pension public. En outre, l'AP a augmenté son emprunt auprès du secteur bancaire national, ce qui a fait passer son stock de dettes de 1,6 milliard (1,35 milliard d'euros) fin 2019 à plus de 2 milliards de dollars (1,69 milliard d'euros).

Ces emprunts ont aggravé les problèmes de liquidité de l'AP, et la marge de manœuvre pour des emprunts publics ou des garanties publiques pour des prêts du secteur privé a été fortement réduite. En cas d'emprunt public supplémentaire, le système financier risque d'être davantage déstabilisé. Faute d'une monnaie nationale et face à une situation économique qui se dégrade, le soutien financier et politique de la communauté internationale reste le seul moyen pour garantir la stabilité socioéconomique en Palestine.

Accéder à l'aide financière du FMI

À court terme, en plus d'un programme de vaccination beaucoup plus rigoureux et d'un cessez-le-feu durable, il est crucial que le système banquier et financier obtienne l'accès à des capitaux externes — aux conditions les plus avantageuses — pour assurer la liquidité et pouvoir compenser la faillite du secteur privé. À long terme, il sera primordial de trouver une solution durable quant à l'occupation israélienne et au déséquilibre dans le secteur extérieur.

Quant à la politique à court terme, il existe plusieurs solutions pour permettre aux autorités palestiniennes d'accumuler des réserves de change. Premièrement, comme les autres pays en développement, la Palestine devrait obtenir le droit d'accéder aux droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI. Bien que la Palestine ne soit pas un État membre de cette organisation et ne puisse donc pas bénéficier directement de ses accords de confirmation (AC) ou de ses allocations de DTS, des solutions existent. Depuis de nombreuses années, le FMI fournit une assistance technique afin de construire le système fiscal palestinien comme une étape intermédiaire vers « un futur État palestinien ».

Le FMI a souligné à plusieurs reprises dans ses rapports que l'AP a eu une excellente gestion des finances publiques et a fait des progrès en ce qui concerne le renforcement des institutions de l'État. Ainsi, rien n'empêche techniquement le Fonds d'accepter la Palestine en tant qu'État membre, ce qui serait la façon la plus facile d'apporter un soutien direct. L'admission de la Palestine en tant qu'État membre ne nécessite pas une reconnaissance, potentiellement controversée, de l'« État de Palestine », puisque l'article II sur l'adhésion au Fonds fait référence à des « pays » — un statut que l'on ne peut refuser à la Palestine.

Si la pleine adhésion ne pouvait néanmoins pas être accordée à court terme, pour quelque raison que ce soit, une autre option serait d'utiliser les facilités de DTS d'Israël et de la Jordanie (ainsi que d'autres pays arabes) dans le cadre des accords existants pour transférer les DTS vers les autorités palestiniennes, qui pourraient les échanger contre des réserves en devises fortes. Un tel changement permettrait à la Palestine d'être éligible à l'aide financière internationale pendant la crise de la Covid-19, sans implication politique ni juridique.

Le deuxième mécanisme de soutien consiste à fournir un appui financier direct. Cela pourrait prendre la forme de prêts à des conditions avantageuses telles que des échéances à long terme et un taux d'intérêt nul, une augmentation de l'aide des donateurs, ou la promesse d'achat de la dette palestinienne nouvellement émise. Les prêts à long terme et à taux zéro pourraient provenir de prêteurs et d'institutions multilatérales. En outre, l'aide d'instituts de développement gouvernementaux tels que l'USAID devrait être réinstaurée et généreusement étendue pour aider les Palestiniens à surmonter les difficultés économiques et sanitaires actuelles.

Enfin, en ce qui concerne le rachat de la dette palestinienne, l'AP et l'autorité monétaire palestinienne (AMP) pourraient émettre conjointement des consoles, c'est-à-dire des obligations à coupon zéro et à échéance infinie, dont le volume d'achat serait convenu et fixé par les banques centrales ou les banques d'investissement internationales. Cela aurait l'avantage de fournir des liquidités instantanées sans alourdir la dette nationale ou les positions de dépenses budgétaires des économies donatrices.

Troisièmement, afin de faciliter les opérations financières des autorités palestiniennes, l'AMP devrait pouvoir mettre en place des facilités de crédit avec la Banque d'Israël (BDI) et la Banque de Jordanie (BDJ). Cela permettrait à l'AMP d'avoir un accès rapide au nouveau shekel israélien (NSI) et au dinar jordanien (DJ), deux monnaies largement utilisées dans les territoires palestiniens, et de stabiliser les marchés financiers en cas de besoin. En outre, les banques palestiniennes devraient pouvoir accéder aux facilités de crédit pour les constitutions auprès d'autres banques palestiniennes, mais aussi israéliennes ou jordaniennes, ce qui fixerait une limite supérieure aux taux d'intérêt, constituant ainsi un pilier supplémentaire de la stabilité financière.

Des défis énormes à relever

Pour répondre à certaines préoccupations politiques que de tels arrangements pourraient soulever, toutes les parties pourraient se fier à des mécanismes de conditionnalité. L'AMP pourrait ainsi obtenir des prêts de sa facilité de crédit auprès de la BDI ou de la BDJ et les transmettre à l'AP, mais l'utilisation de ces prêts pourrait être limitée à régler les arriérés les plus urgents, à remédier aux contraintes de liquidité et à financer des investissements à long terme pour reconstruire les capacités productives après la crise. Un conseil composé à la fois de banquiers centraux palestiniens et israéliens pourrait surveiller ce processus. Cet arrangement permettrait un renforcement de la stabilité monétaire en Palestine, ce qui bénéficierait les citoyens, les entreprises et les institutions israéliennes, y compris la BDI, en facilitant et en sécurisant le service de la dette palestinienne.

L'occupation israélienne ainsi que les déséquilibres du secteur extérieur restent deux obstacles majeurs à un développement durable de la Palestine. Il est inconcevable de parvenir à une solution à deux États sans une émancipation de l'économie palestinienne et une amélioration du niveau de vie du peuple palestinien. Cela nécessite de faciliter les mouvements de biens et de personnes, une réforme du Protocole de Paris2 en suspens depuis longtemps, ainsi que des investissements publics pour revitaliser la base économique et d'inverser le déficit commercial en augmentant les exportations.

Les défis pour la paix et la stabilité à long terme restent énormes, et le seront d'autant plus si la communauté internationale n'intervient pas pour aider les autorités palestiniennes à empêcher un effondrement de leur économie. Ne pas réagir c'est risquer une crise bancaire et financière dans un contexte d'escalade des tensions et de la violence, avec des conséquences sociales et politiques qui pourraient, plus que jamais, éloigner les parties prenantes du chemin de la solution à deux États et de la paix durable.


1Heiner Flassbeck, Patrick Kaczmarczyk, Michael Paetz, Macroeconomic Structure, Financial Markets, and the Financing of Government Activity : Lessons for Palestine, Palestine Economic Policy Research Institute, décembre 2018.

2NDLR. Le Protocole de Paris a été signé le 29 avril 1994 et « annexé » à l'Accord sur Gaza et Jéricho de mai 1994, puis incorporé avec des modifications mineures dans l'Accord d'Oslo II de septembre 1995. Il est le principal document organisant les relations économiques entre Israël et la Palestine.

Tunisie. Ennahda, un parti conservateur en mal d'identité

Au lendemain du coup de force de Kaïs Saïed, Ennahda vit une crise politique sans précédent. Cette tempête qui éclate au grand jour montre comment l'organisation islamiste est devenue, au bout de dix ans, un parti au pouvoir classique du monde arabe, dans un pays où l'esprit de la révolution ne s'est pas encore essoufflé.

Depuis l'annonce faite par Kaïs Saïed le 25 juillet, dans une interprétation très personnelle de l'article 80 de la Constitution grâce à laquelle il s'est octroyé les pleins pouvoirs, les réactions d'Ennahda illustrent plus que jamais les divisions profondes au sein du parti. Rached Ghannouchi, à qui l'accès au Parlement « gelé » sur ordre présidentiel a été dénié par l'armée, multiplie les interviews et les tribunes. Dans les colonnes du New York Times, il met en garde contre un retour à la dictature1. Dans Il Corriere della Sera, il appelle à une intervention italienne en agitant l'épouvantail de l'immigration et du terrorisme2. Entretemps, des militants actuels ou démissionnaires critiquent dans les médias locaux l'aveuglement du parti qui a conduit le pays à cette impasse. Ils appellent la direction à modifier ses choix.

Mercredi 4 août, le Majlis choura, la plus haute autorité du parti Ennahda s'est réunie pour décider du chemin à prendre. Une réunion quasiment commentée en direct par certains cadres sur Facebook. Trois députées se sont retirées avant la fin du rassemblement, dont Yamina Zoghlami qui dénonce une « politique de fuite en avant ». D'autres membres historiques réagissent également de manière plus ou moins explicite à ce qui semble être les propos de Rached Ghannouchi durant la réunion. Samir Dilou, ancien ministre, parle sobrement d'un « état de déni », tandis qu'Abdellatif Mekki, ministre de la santé en 2020 et membre du bureau exécutif se fend d'un constat laconique : « Celui que l'Histoire […] n'a pas réussi à convaincre ne sera pas convaincu par ma modeste personne ».

Ce n'est que le lendemain après-midi et après quelques cafouillages que le communiqué officiel est publié. Le parti reste sur sa ligne officielle et condamne le « coup d'État contre la Constitution et l'immobilisation des institutions de l'État ». Il consent néanmoins à « comprendre la colère populaire » contre « toute la classe politique », mais appelle en priorité à un retour à la normale qui passerait par la nomination d'un gouvernement et le vote de confiance devant le Parlement.

Le prix des concessions

C'est la première fois que les divergences du parti ne sont pas résorbées par la crise nationale. La menace existentielle sur Ennahda a jusque-là été l'intérêt suprême du parti qui poussait les militants à serrer les rangs devant l'adversité extérieure.

Pour comprendre certains choix du parti depuis 2011, il faut garder en tête la répression violente dont ses militants ont fait l'objet sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, arrivé au pouvoir par le coup d'État du 7 novembre 1987. Après une parenthèse enchantée, le régime se retourne contre le parti islamiste – ainsi que le reste de l'opposition — à partir du début des années 1990 — pour multiplier les arrestations et les condamnations, dont certaines à perpétuité. Viols et tortures frappent largement. Une époque dont les militants du parti retrouvent les échos dans les discours éradicateurs d'une frange de la société qui refuse aux islamistes toute place politique légale. L'épilogue de l'expérience égyptienne en juillet 2013 avec le coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi contre le président élu Mohamed Morsi a renforcé ce traumatisme.

Et explique en partie sa stratégie. Comme le souligne l'essayiste Hatem Nafti3 : « Bien qu'arrivés largement en tête des élections constituantes [octobre 2011] et disposant d'une solide implantation sur tout le territoire, le mouvement Ennahda était conscient du peu d'adhésion qu'il suscitait auprès des élites politiques, médiatiques et dans les milieux d'affaires », rappelant qu'il est « très difficile de gouverner un pays contre ses élites ».

De fait, et bien qu'Ennahda doive son retour en politique à la révolution de 2011, elle ne s'inscrit pas entièrement dans le camp révolutionnaire, tout en jouant de cette rhétorique pour discréditer ses adversaires politiques, les faisant passer systématiquement pour des « suppôts de l'ancien régime » et des sbires de la contre-révolution.

À partir de là, se maintenir au pouvoir devient une priorité qui passe par des appels du pied vers des cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l'ancien parti de Ben Ali dissout en 2011. Ces responsables sont nommés à la tête d'administrations et d'entreprises publiques. Pire, Mohamed Ghariani, dernier secrétaire général du RCD, et Maher Madhioub, délateur sous la dictature désormais député d'Ennahda, rejoignent en 2020 le bureau de Rached Ghannouchi à la présidence du Parlement. Quant aux autres, à qui Ennahda permet le retour à la vie politique en abandonnant le projet de loi de lustration politique (2014), ils servent comme le meilleur alibi pour galvaniser la base électorale du mouvement islamiste. Rien de telle en effet qu'une menace existentielle comme celle du Parti destourien libre d'Abir Moussi (ancienne du RCD) pour garder les rangs serrés. La même logique opère par ailleurs dans le camp d'en face où l'anti-islamisme primaire rassemble plus qu'aucun programme politique.

D'islamistes à « islamo-conservateurs »

Ce jeu sur les deux tableaux révolutionnaire et contre-révolutionnaire atteint son apogée lors de la campagne législative et présidentielle de 2014. Ennahda actualise la rhétorique du risque existentiel que font peser sur elle les éradicateurs… avant de s'allier avec le parti vainqueur Nidaa Tounès du président Béji Caïd Essebsi, qui a rassemblé autour de lui des anti-islamistes venant de bords idéologiques divers.

La porosité de cette frontière entre les deux camps s'illustre également par la confrontation entre Ennahda et Kaïs Saïed, un président conservateur qui ne croit certes pas à la démocratie représentative dans sa forme actuelle, mais qui a été porté par le camp révolutionnaire contre l'ancien système et la corruption incarnés par le candidat Nabil Karoui, accusé entre autres de blanchiment d'argent. Or quelques mois après l'élection présidentielle, Ennahda et Qalb Tounès, le parti de Karoui, décident de s'allier et font tomber en septembre 2020 le gouvernement d'Elyès Fakhfakh pour former une nouvelle majorité parlementaire.

Si la grille de lecture régionale veut que les Frères musulmans soutenus par le Qatar soient dans le camp de la révolution tandis que les Émirats arabes unis, qui ont contribué au financement de Nidaa Tounès, soutiennent la contre-révolution, cette ligne de fracture ne résume pas la situation en Tunisie comme le croient nombre de commentateurs, même si les logiques d'affrontement entre les puissances du Golfe sont toujours à l'œuvre, comme le prouvent les prises de positions saoudiennes, émiraties et égyptiennes en faveur du « coup de force ».

D'autre part et surtout, le parti est affaibli dans ce qui fait son ADN, à savoir son identité islamiste. Lors de son congrès de 2016, Ennahda annonce la séparation entre son action politique et la prédication. En s'inscrivant désormais de plain-pied dans la légalité, elle renonce à cette dimension qui fait sa force, qui lui a valu d'être l'ennemi numéro 1 du régime de Ben Ali mais qui s'est érodée avec l'exercice du pouvoir. En devenant un parti « islamo-conservateur », voire « d'inspiration islamique », il intègre le jeu politique mais perd une partie de son identité.

L'islam n'est pas la solution4

Ce renoncement lève le voile sur un défaut majeur du parti : l'absence d'un programme économique et social, une tare qu'il partage avec d'autres partis du paysage politique. Comme le souligne Karim Azzouz, membre de la section française du mouvement : « Ennahda a été créée pour trois raisons : la confrontation entre l'État national et la culture islamique, la question des libertés et celle les disparités sociales. Les deux premières ne sont plus à l'ordre du jour. Et elle n'a pas réussi à faire des propositions pour la troisième ».

Cet échec s'explique en partie par le grand écart sociologique auquel est confronté le parti depuis 10 ans. D'une part, il trouve sa base militante et électorale dans les périphéries, notamment dans les régions de l'intérieur, faisant se confondre chez nombre de ses adversaires anti-islamisme et mépris de classe. De l'autre, il représente une partie de la bourgeoisie conservatrice. Ainsi réunissait-il à la fois les victimes de la modernisation économique et les tenants d'un discours identitaire5. Or dans un pays qui est au bord de la banqueroute, Ennahda non seulement ne propose pas de programme économique, mais elle ne remet en question ni le virage libéral pris par l'État depuis les années 1980, ni les réformes imposées par les bailleurs de fond, sans proposer des solutions à la crise du pays.

De plus, ses ministres ont fait partie ou ont soutenu tous les gouvernements qui ont réprimé, parfois même en tirant à balles réelles, les mobilisations sociales qu'a connues la Tunisie depuis 2011. Enfin, dans un pays qui n'a pas dépassé — à raison — les traumatismes de l'État policier, Ennahda a soutenu jusqu'au bout Hichem Mechichi, chef du gouvernement et ministre de l'Intérieur par intérim limogé par Saïed, qui a replongé la population dans ses pires souvenirs de répression policière. En janvier 2021, date du dixième anniversaire de la révolution, la Tunisie a enregistré 968 arrestations selon les sources officielles (près du double selon les associations) pendant et en marge des manifestations.

À bout de souffle

Ils ne sont pas rares, dans les rangs d'Ennahda, celles et ceux qui voient la crise politique actuelle comme une chance pour le parti. La menace sur la démocratie que les critiques de Kaïs Saïed ont raison de craindre trouve un écho au sein de l'organisation. Le Cheikh Ghannouchi y a évincé toute concurrence et lorgne, à l'image des dirigeants arabes autoritaires, une présidence à vie. Une centaine de frondeurs s'y opposent en septembre 2020 dans une lettre ouverte, laissant déjà voir les fissures d'un parti qui commence à prendre de l'âge. Plus récemment, des militants historiques comme Mohamed Ben Salem ont publiquement appelé Rached Ghannouchi à se retirer de lui-même et en toute dignité de la vie politique. Avant lui, Abdelhamid Jelassi qui a démissionné en mars 2020 après 40 ans de militantisme a annoncé qu'« en intégrant l'État et le système, […] Ennahda a renoncé à ses principes ».

Car à l'échec politique s'ajoutent les scandales de corruption qui ont rythmé la vie politique du parti depuis 10 ans, au point de lui valoir – avec d'autres composantes du paysage politique - le titre de « nouveaux Trabelsi »6. Le dernier scandale en date est le rapport de la Cour des comptes (novembre 2020) qui pointe le financement illégal de la campagne électorale de 2019 du parti qui a notamment fait appel à des sociétés de lobbying américaines. L'autre grand dossier concerne la justice : le 13 juillet 2021, le procureur de la République Béchir Akermi, réputé proche d'Ennahda, est suspendu de sa fonction, suspecté notamment de « couvrir le terrorisme ». Un scandale qui renvoie Ennahda à son historique de violence du temps de la clandestinité.

Cet immobilisme général dont le parti est un des responsables majeurs explique l'enthousiasme de la foule sortie applaudir le 25 juillet au soir les décisions de Kaïs Saïed. Un enthousiasme que partagent autant une partie de celles et ceux qui dénoncent le hold-up des acquis de la révolution par Ennahda que les sympathisants de l'ancien régime, heureux de se débarrasser de leur ennemi juré. On comprend dès lors l'urgence qu'éprouvent un certain nombre de militants du parti à voir leur organisation faire son autocritique et se renouveler avant qu'il ne soit trop tard. Reste à savoir si ces dissidents seront prêts à aller jusqu'au bout de l'exercice et quelle vision « néo-islamiste » et économique porteraient-ils.


3De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ?, Riveneuve éditions, 2019

4Référence au slogan de l'organisation des Frères musulmans : « L'islam est la solution ».

5Voir François Burgat, L'islamisme au Maghreb. Petite bibliothèque Payot, 2008.

6Trabelsi étant le nom de la belle-famille de Ben Ali, connue pour ses faits de corruption et qui a pillé les caisses de l'État.

Bahreïn instrumentalise la crise sanitaire pour intensifier la répression

Bahreïn a souvent été pointé du doigt en raison de graves violations des droits humains ; pourtant, la pandémie de Covid-19, qui compte 1 384 décès au 15 août 2021 pour une population d'environ 1,7 million d'habitants, a contribué à l'intensification des pratiques répressives et liberticides du régime.

Dès 2020, le rapport annuel d'Amnesty International1 faisait état d'une aggravation de la situation dans le petit État du Golfe. Si les nouvelles restrictions affectent la liberté d'expression déjà muselée, les violations de droits humains ont été particulièrement visibles dans la gestion carcérale du pays. Des mouvements de protestation de prisonniers sévèrement réprimés — couverts par le quotidien britannique The Guardian — montrent que la situation de ces derniers s'est largement détériorée du fait de la pandémie, et la surpopulation, les mauvais traitements, le manque d'hygiène et d'accès aux soins pour les détenus inquiètent les ONG et les instances internationales.

Au nom de la sécurité sanitaire

Le Bahreïn a en effet accru le contrôle des expressions critiques et la surveillance de ses habitants à la faveur de la crise sanitaire, profitant de la nécessité de traçage des mouvements de sa population.

De fait, tout commentaire critique de la gestion de la crise a été criminalisé. Comme il l'avait fait avec la guerre au Yémen, entre autres exemples, invoquant la « sécurité nationale » pour réduire au silence toute voix d'opposition à sa politique, le gouvernement a ainsi saisi le motif de la crise sanitaire pour faire taire toute critique à son égard au motif que « les circonstances actuelles » exigeaient de « soutenir les organes et institutions de l'État », d'après Amnesty International. Ainsi, instrumentalisant la pandémie, le gouvernement bahreïnien a mis en place des moyens de plus en plus importants de surveillance, particulièrement sur les réseaux sociaux, lui permettant de contrôler et de réprimer la publication ou la diffusion de « fausses nouvelles » ou de « rumeurs partiales ».

La directrice régionale adjointe d'Amnesty International, Lyna Maalouf, a dénoncé les stratégies utilisées par le Bahreïn, mais aussi d'autres États du Golfe, « pour faire taire tout débat public, en l'occurrence sur la pandémie ». Fort d'un arsenal législatif sur la lutte contre le terrorisme et la cybersécurité, encore renforcé par l'amendement de la Constitution d'avril 2017 qui permet de juger des civils accusés de menacer la sécurité de l'État dans les tribunaux militaires, Bahreïn en a étendu la portée pour y inclure les prises de parole concernant la gestion de la crise du Covid-19. Amnesty International a ainsi critiqué le harcèlement et les intimidations dont ont été victimes de nombreux Bahreïniens, simplement pour s'être exprimés sur la pandémie.

Ces dernières restrictions s'ajoutent à une longue liste : il n'existe ainsi dans le pays plus aucun média indépendant depuis la fermeture en juin 2017 du journal Al-Wasat, sans compter la dissolution de toutes les associations politiques dites d'opposition. Le gouvernement pratique la censure et la surveillance, soumettant à autorisation toute publication, mais aussi les messages sur les réseaux sociaux. À cela il convient d'ajouter que le royaume interdit, depuis 2014, l'accès à son territoire aux observateurs des droits humains dont Amnesty International, Human Rights Watch, et les organismes de protection des droits humains de l'ONU comme le rapporteur spécial sur les droits de l'homme, qui souhaitent enquêter sur les restrictions de libertés et la répression des militants des droits humains bahreïniens.

La gestion de la crise sanitaire n'a souffert aucune critique. Cela s'inscrit dans le droit fil d'une tolérance quasi nulle à toute voix dissidente : depuis plusieurs années déjà, les condamnations pour propagation de fausses nouvelles sont utilisées pour réprimer les voix dissidentes comme celles de l'avocat Abdullah Hashim, condamné en 2019 pour utilisation abusive des réseaux sociaux et publication de fake news pour des tweets postés entre 2017 et 2019, accusant le régime de corruption ou encore celle du militant Nabeel Rajab, condamné à cinq ans d'emprisonnement en 2018 pour des tweets critiquant l'intervention saoudienne au Yémen.

En plus d'étendre le champ des délits et crimes liés à la sécurité nationale, le gouvernement bahreïnien a également augmenté la surveillance à travers la mise en place d'outils de traçage, officiellement utilisés pour lutter contre la propagation du virus, mais dont l'usage massif inquiète les ONG. Dénoncées par Salam for Democracy and Human Rights (Salam DHR) et Amnesty International, ces applications de traçage sont jugées dangereuses pour le respect de la vie privée et contraires à la législation bahreïnie, qui a vu apparaître une loi sur la protection des données personnelles en 2018. L'application BeAwareBahrain notamment est accusée par Amnesty de compter parmi les applications « les plus intrusives au monde », en raison du recueil des informations personnelles et de l'utilisation des données GPS en temps réel.

Ce dispositif est perçu comme disproportionné eu égard au respect des libertés individuelles, alors que le gouvernement a, peu après le lancement de l'application, mis en circulation un bracelet électronique permettant de suivre les cas actifs et d'alerter le ministère de la santé en cas d'éloignement du porteur de bracelet. La sophistication des techniques de surveillance couplée à un cadre législatif défavorable à la libre expression témoigne d'un contrôle accru du régime à la faveur de la crise sanitaire.

Surpopulation carcérale et dégradation des conditions d'hygiène

Malgré la libération d'environ 1 500 prisonniers toutes prisons confondues, le problème de la surpopulation persiste, ce qui a conduit les ONG de droits humains comme Amnesty International à redoubler leurs efforts pour demander la libération des personnes qui n'auraient jamais dû être en prison, à savoir les prisonniers politiques ou d'opinion. L'insistance des ONG quant à la nécessité de libérer plus de prisonniers s'inscrit dans l'inquiétude grandissante face à la situation dans les prisons du pays. Bien que le gouvernement bahreïnien soit peu transparent sur le sujet — la seule annonce des autorités sur le sujet date de fin mars 2021 et n'évoque que trois cas à la prison de Jau —, la réalité relatée au Guardian par le Bahrain Institute for Rights and Democracy (BIRD), une ONG britannique pour la défense de la démocratie et des droits humains à Bahreïn fait état d'au moins 138 cas de Covid depuis mars dans la seule prison de Jau. D'autre part, et malgré les affirmations du gouvernement, les détenus ont dénoncé le fait de ne pas toujours avoir le choix de leur vaccin, et ne pas tous être vaccinés. La gestion sanitaire dans les prisons (notamment la campagne vaccinale) apparait comme déficiente dans les prisons bahreïniennes et fait encourir des risques pour la santé des détenus, alors que l'un d'entre eux est décédé le 9 juin 2021 des suites de la Covid.

Au problème de la surpopulation s'ajoute une importante dégradation des conditions d'hygiène, que le gouvernement ne s'est pas attaché à résoudre malgré la pandémie. Le rapport du département d'État américain sur la situation des droits humains à Bahreïn en 2020 fait état, d'une part, d'une surpopulation toujours flagrante, et d'autre part, de difficultés d'accès à l'eau et aux soins par les détenus. Malgré les déclarations du gouvernement, de nombreux rapports ont souligné le manque d'accès à l'eau pour se laver, le manque d'installations sanitaires ou leur absence d'hygiène dans les prisons. De même, le BIRD a signalé le début d'une épidémie de gale en 2020 à la prison de Jau, en raison de mauvaises pratiques d'hygiène. Si les mauvaises conditions de détention dans les prisons bahreïniennes avaient déjà fait l'objet de protestations, notamment en 2015 dans la prison de Jau, c'est à présent l'inaction du gouvernement qui inquiète : les mesures sanitaires telles que la distanciation physique n'ont commencé à être appliquées que très tardivement.

En avril 2021 encore, Amnesty International dénonçait l'irrespect des règles sanitaires dans les prisons bahreïnies, indiquant que les détenus ne bénéficiaient pas de masques ou de gels hydroalcooliques. Ainsi, le manque d'hygiène et de mesures sanitaires durant la pandémie ont aggravé la situation, mettant en péril la santé des détenus, parfois âgés ou fragiles.

Pas de soins médicaux pour les prisonniers politiques

Discrimination des prisonniers politiques

Principale cible du régime, les opposants politiques ont également fait les frais de la répression étatique pendant la crise sanitaire. Rappelons que, depuis le soulèvement de 2011 demandant des réformes de fond du système politique, le royaume a condamné et incarcéré de nombreux militants des droits humains, opposants politiques ou avocats, à l'issue de procès inéquitables et fondés sur des aveux imaginaires ou obtenus sous la torture.

Alors qu'environ 1 500 prisonniers ont été libérés conformément aux recommandations internationales visant à lutter contre la propagation du virus dans les lieux clos, ces aménagements de peine ont très peu concerné les prisonniers politiques qui peuplent les prisons depuis 2011 et dont le nombre est estimé à 4 000, selon Nabeel Rajab. En effet, le rapport de Salam DRH2 souligne que seul un petit nombre de prisonniers politiques a été libéré en cette période, à l'instar de Nabeel Rajab, éminent militant des droits humains à Bahreïn et président du Bahrain Center for Human Rights (BHCR), condamné pour incitation à la haine contre le régime et propagation de fausses nouvelles, pour ses tweets contre la guerre au Yémen, et libéré le 9 juin 2020.

Cette discrimination à l'égard des prisonniers politiques s'est poursuivie dans le cadre de la crise sanitaire durant laquelle les conditions de détention se sont particulièrement détériorées. En particulier la contagiosité de la Covid-19 a mis en exergue le problème structurel de la surpopulation carcérale. La prison de Jau, la plus importante du pays, accueillerait 2 700 détenus pour une capacité de seulement 1 201 places, selon Human Rights First, ONG américaine exclue du pays depuis 2012.

Privés de soins médicaux

Mais le manque d'hygiène n'est pas l'unique facteur de la dégradation des conditions de détention. Déjà en septembre 2019, le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, le rapporteur spécial sur les droits des personnes handicapées et le rapporteur spécial sur le droit de toute personne à jouir du meilleur état de santé physique et moral possible, avaient adressé au gouvernement de Bahreïn leur inquiétude devant son refus présumé d'accorder les soins de santé adéquats et nécessaires pour des problèmes de santé graves concernant des dizaines de détenus de la prison de Jau, d'après le rapport de Salam DRH précité de décembre 2020.

Bien que le gouvernement ait indiqué que les prisons étaient équipées d'un personnel médical expérimenté et d'équipements modernes, les détenus ont dit avoir rencontré des difficultés à accéder aux soins, y compris les détenus atteints de maladies chroniques, nécessitant des soins réguliers, selon le rapport du département d'État américain. Ainsi, un rapport conjoint des ONG Salam DHR et le Bahrain Forum for Human Rights indique que les formes les plus graves de torture et de mauvais traitements détectées ces dernières années dans les prisons sont le refus d'accès aux soins médicaux. En effet, selon ce rapport, « de janvier 2018 au 15 mars 2021, 776 cas de violations du droit de recevoir un traitement médical approprié et nécessaire ont été recensés ».

Cette privation de soins, contraire aux obligations internationales de Bahreïn en matière de droits humains, s'est particulièrement manifestée à l'encontre des figures de l'opposition politique incarcérées, telles que Hassan Mushaima ou Abduljalil Al-Singace, souffrant de diverses pathologies chroniques.

Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (OHCHR) s'est à son tour saisi de cette question en avril 20213, après la répression violente d'un sit-in pacifique organisé à la prison de Jau suite au décès du prisonnier politique Abbas Mal Allah, le 5 avril 2021, faute d'avoir pu obtenir le traitement médical dont il avait besoin. L'ONU a demandé au gouvernement la réalisation d'une « enquête approfondie et efficace sur la répression violente du sit-in », ainsi que des informations sur le bien-être des détenus et la garantie d'accès aux soins pour les détenus, tandis que le porte-parole du gouvernement continuait d'affirmer qu'il n'y avait aucun cas actif de coronavirus à la prison de Jau et que les détenus avaient accès aux tests et aux vaccinations.

Le décès, le 9 juin 2021, du prisonnier politique Hussein Barakat des suites de complications liées à la Covid a, à son tour, provoqué l'indignation populaire. Des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Driah, accusant le roi d'être responsable de la mort d'Hussein Barakat, qui avait reçu deux doses du vaccin Sinopharm, mais dont la dégradation de l'état de santé n'a pas été prise en compte par les autorités pénitentiaires. En effet, selon Salam DHR, « malgré le diagnostic d'un manque sévère d'oxygène, Barakat a été renvoyé vers sa cellule où il est resté cinq jours avant que son état ne se détériore rapidement ».

La déclaration officielle du roi Hamed Ben Issa Al-Khalifa à l'occasion de l'anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme mettant en avant les « valeurs démocratiques et le respect des droits de l'homme » comme les « deux ailes qui accompagneront Bahreïn vers l'avenir »4 perd de sa splendeur devant la réalité de la situation sanitaire.

L'État du Golfe, qui s'est toujours montré indifférent aux condamnations internationales, s'enferme dans un schéma de plus en plus répressif et indifférent des droits humains, malgré les alertes des ONG et de la communauté internationale. L'instrumentalisation de la crise sanitaire pour intensifier la répression et la censure, particulièrement à l'encontre des prisonniers politiques, inquiète quant à l'avenir du pays qui s'éloigne un peu plus chaque jour d'une transition démocratique.


1Amnesty International, Rapport 2020/21, La situation des droits humains dans le monde, 7 avril 2021.

2Salam for Democracy and Human Rights, Briefing : Human Rights Situation in Bahrain November 2020, 26 décembre 2020.

3OHCHR, « Press briefing notes on Bahrain », 30 Avril 2021.

4Ministère des affaires étrangères de Bahrein.

D'où viennent les talibans ?

L'apparition des talibans est liée à la situation chaotique qui a suivi le départ des forces soviétiques en 1989. Trois ans plus tard, le régime communiste afghan tombe. Les moudjahidines, ces groupes armés qui s'étaient battus contre l'Armée rouge avec un soutien américain et pakistanais, entrent à Kaboul en avril 1992. Incapables de s'accorder sur l'administration du pays, ils le plongent dans une guerre civile qui va durer 4 ans et faire près de 30 000 victimes, et au moins 100 000 blessés. Le pays est complètement détruit et la population acculée et épuisée.

C'est dans ce contexte qu'émergent les talibans, littéralement les « étudiants », une force composée d'étudiants d'écoles islamiques pour la plupart situées dans le sud du pays. Le mouvement, essentiellement issu de la communauté pachtoune, est fondé par le mollah Mohamed Omar Akhunzada dans la ville de Kandahar, à l'automne 1994 ; il dispose d'un soutien actif des services de renseignement pakistanais. Il jouit d'une forte légitimité religieuse et promet de libérer le pays des seigneurs de guerre.

En avril 1996, le mollah Omar est déclaré à Kandahar « Commandeur des croyants », et les talibans entrent dans Kaboul le 27 septembre 1996.

Un ancrage tribal

Les talibans contrôlent tout le territoire sauf la vallée du Pandchir, dans le nord-est, toujours tenue par la Jamiat-e Islami du commandant Ahmed Chah Massoud. Les nouveaux maîtres de Kaboul se présentent comme un mouvement capable de ramener la paix, censé incarner l'ordre moral. Ils s'appuient sur l'organisation tribale pachtoune du sud. Ils sont également soutenus par le Pakistan voisin qui voit en eux, en plus d'une proximité idéologique, une promesse de stabilité, une ouverture vers les routes commerciales de l'Asie centrale et un allié contre l'Inde.

Dès leur installation au pouvoir, les talibans instaurent un régime qui repose entièrement sur une interprétation extrémiste de la loi islamique, la charia . Les femmes sont désormais contraintes de porter la burqa bleue qui couvre entièrement le corps et leur visage. Elles risquent la lapidation et les coups de fouet en cas d'adultère ou de manquement à la pudeur. Elles n'ont accès ni à l'instruction ni à l'emploi et ne peuvent sortir qu'accompagnées d'un homme. Exit les divertissements : cinéma, musique, télévision ne sont plus tolérés, de même pour la possession d'appareils photo. Les homosexuels sont condamnés à mort, et la communauté hazara, chiite, particulièrement persécutée.

Début 2001, les talibans détruisent les bouddhas de Bamiyan, un symbole du patrimoine culturel afghan et joyau de l'art irano-bouddhique.

La défaite post 11-Septembre

Le gouvernement des talibans n'est reconnu que par le Pakistan, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Pas étonnant quand on sait que Riyad avait particulièrement contribué à financer la guerre contre les Soviétiques et à l'envoi de combattants arabes en Afghanistan. Le pays abrite à partir de 1996 le mouvement Al-Qaida d'Oussama Ben Laden, lequel a épousé la fille du mollah Omar.

Après les attaques du 11 septembre 2001 et la demande d'extradition de Ben Laden par Washington, les talibans refusent de le livrer. Invoquant leur volonté de vengeance, mais surtout « la guerre contre le terrorisme », les États-Unis et leurs alliés — principalement les Britanniques dans un premier temps — commencent à bombarder le pays le 7 octobre 2001. Leurs opérations accompagnent l'avancée au sol des soldats de l'Alliance du Nord de feu le commandant Massoud. Les villes contrôlées par les talibans tombent l'une après l'autre. Kaboul est prise sans combat le 13 novembre 2001.

Les talibans et Oussama Ben Laden sont désormais des fugitifs. Les accords de Bonn de décembre 2001 visent à construire un État afghan sans eux. Ils se retranchent au Pakistan avant de réapparaître dans la province du Helmand en 2003, haut lieu de la culture du pavot. Au fil des années, ils vont reconquérir de plus en plus de villes. Les forces gouvernementales, épaulées de troupes mandatées par l'ONU et l'OTAN, ne vont cesser de les combattre. Ils y échoueront, de même que dans la mise en place d'un gouvernement central fort en Afghanistan.

Les différentes annonces de retrait des troupes de l'OTAN puis américaines ont permis d'ouvrir le dialogue en 2017 entre les talibans et le gouvernement de Kaboul, en vue de « réconcilier le pays ». L'accord de Doha, signé en février 2020 entre Washington et les talibans acte le retrait américain définitif, en échange d'une garantie de sécurité. Le 15 août, soit deux semaines avant le départ du dernier soldat américain d'Afghanistan, les talibans entrent dans Kaboul, de nouveau sans bain de sang.

Le Liban comme un bateau ivre

S'effondrer, s'écrouler, aller à vau l'eau, se suicider, se démolir, voire disparaître. On ne sait plus depuis presque deux ans quel verbe attribuer au long naufrage du Liban.

Le Liban s'enfonce dans une crise dont la responsabilité incombe largement à ses dirigeants pris dans des bras de fer de basse politique et indifférents au spectacle misérable qu'ils offrent au monde et au mal-être des habitants, qu'ils soient pauvres ou de la classe moyenne. Comme dans tous les pays, les happy few font la fête jour et nuit dans des stations de sport d'hiver huppées de la montagne libanaise, grâce aux revenus qu'ils reçoivent de l'étranger.

Avec l'éclatement d'une crise socio-économique (révolte de la rue, banqueroute financière), les Libanais sont ainsi livrés à eux-mêmes, privés d'électricité, d'essence, de mazout. Le prix du pain flambe, les médicaments manquent et les hôpitaux souffrent de pénuries.

« Personne ne gouverne plus le Liban » a ainsi déclaré le 14 août 2021 le gouverneur de la Banque centrale (Banque du Liban, BDL) Riad Salamé dans une interview à une radio locale. Lundi 23 août, le prix du bidon d'essence de 20 litres est passé de 77 500 LL à 129 000 LL, soit 6,5 dollars (5,48 euros), la monnaie de référence dans un pays où tout est importé, avec une devise nationale qui a perdu plus de 90 % de sa valeur à environ 20 000 LL pour un dollar (0,84 euro) contre 1 500 avant la crise.

Le prix du carburant a pratiquement triplé en deux mois, depuis que la BDL a commencé en juin 2021 à rationner les subventions allouées aux importations. L'augmentation se répercutera sur toute l'économie et entraînera une nouvelle hausse des prix dans le pays touché par l'hyperinflation, alors que près de 78 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté, selon l'ONU. Les autres produits de première nécessité (mazout, pain…) ont suivi la spirale inflationniste.

Le pays ne vit pas réellement à la lumière des bougies, mais les foyers ne reçoivent que deux heures d'électricité par jour, le reste étant compensé par des générateurs aux mains de sociétés privées. À condition de toutefois pouvoir payer le mazout qui fait fonctionner ces générateurs, ce qui exclut de larges pans de la population. « Je vis avec l'électricité de l'État », raconte Jean Antonios, un menuisier qui habite dans un deux-pièces avec sa famille à Beyrouth, car ce carburant est de plus en plus rare et donc cher. La situation est cependant fortement contrastée selon les régions du pays et les portefeuilles des gens. Liliane, une retraitée relativement à l'aise qui vit seule dans un petit village de la montagne, se contente des quelque sept heures d'électricité que lui procurent l'État et son générateur.

Rixe meurtrière autour d'un bidon d'essence

Il en va de même pour l'essence dont le prix ne cesse de bondir, provoquant d'incroyables queues devant les stations. Dans la région d'Akkar, très pauvre et frontalière avec la Syrie, une bagarre autour d'une citerne d'essence a provoqué un incendie qui a fait 29 morts le dimanche 15 août 2021. Certaines familles de victimes ont riposté en incendiant la maison du propriétaire du camion, accusé en outre de faire de la contrebande d'essence avec la Syrie, aggravant ainsi les pénuries dont souffre la population.

Quelques heures plus tard, dans la banlieue de Beyrouth, l'arrivée d'essence dans une station où une horde d'automobilistes attendaient leur tour a provoqué une liesse digne d'un grand mariage. Une vidéo a montré une foule hilare dansant la traditionnelle dabke sur l'autoroute.

Ainsi vit le pays, dans la joie éphémère des uns et le malheur des autres. Accumulant les crises, le pays en navigation libre est sans exécutif depuis l'explosion le 4 août 2020 d'un vaste entrepôt contenant 2 700 tonnes de nitrate d'ammonium qui a dévasté une partie de la capitale et fait plus de 200 morts. L'enquête officielle n'a pas avancé. Les institutions ne fonctionnent plus. Trois personnalités issues du sérail ont depuis cette date été désignées pour former un cabinet de techniciens neutres (par opposition aux politiciens nécessairement corrompus) et, comme si ce mot faisait sens dans un pays comme le Liban, pour engager des réformes socio-économiques vitales. En vain jusqu'à présent.

Par conséquent, l'hémorragie de la population vers des cieux plus cléments se poursuit. « Des amis qui n'ont jamais quitté le Liban en dépit des diverses crises traversées sont partis tout récemment, emmenant avec eux leur grand-père de 90 ans », raconte Nayla Arida qui dit vivre en empathie avec tous ces gens qui souffrent.

« Un âne hybride »

Pour un pays sous forte influence étrangère, ni les deux visites depuis un an du président français Emmanuel Macron, ni les sollicitudes de nombreux pays, ni les cris d'alarme de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) qui s'est dit prêt à étudier les comptes de l'État et à soutenir un programme de réformes n'ont fait bouger « l'âne libanais », comme les gens appellent désormais la nomenklatura qui les maltraite.

Car cet âne est une créature hybride, comme sortie d'un livre de mythologie, mais devenue bien réelle au fil du temps. Ceux qui sont au sommet de l'État : président de la République (un chrétien), président du parlement (un chiite) et premier ministre (un sunnite), ainsi que le gouverneur de la BDL sont engagés dans des épreuves de force à maints ressorts, avec des intérêts divergents, le plus souvent sous le prétexte fallacieux de protéger une communauté religieuse ou l'autre, le tout formant une mosaïque anachronique.

La meilleure façon de mettre des bâtons dans les roues de son adversaire est devenue la nouvelle règle du jeu politique qui se décline au quotidien, et que l'on suit dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Ainsi le président Michel Aoun est-il largement soupçonné de vouloir installer son gendre Gebran Bassil à la tête de l'État lors de la prochaine élection ; le richissime et éternel chef du parlement Nabih Berri cherche à prolonger indéfiniment son mandat et à gagner le bras de fer contre son adversaire honni, le général Michel Aoun, tout en veillant à sa colossale fortune et en rassurant sa communauté religieuse et sa clientèle politique ; le chef du gouvernement Najib Mikati, garde les meilleures relations avec les riches monarchies pétrolières qui ont longtemps assuré la prospérité du pays du Cèdre, mais aussi avec l'Iran, la Syrie. Sans oublier le Hezbollah chiite, un État dans l'État avec son armement, son budget, ses partisans et… son obédience à Téhéran.

Accusé par la rue d'avoir pillé les réserves en devises du pays et précipité la crise financière, le patron de la BDL Riad Salamé ne nie pas sa grande fortune (il est sous le coup d'actions en justice dans des pays comme la Suisse). Mais il fait porter la responsabilité de la faillite du système bancaire et de la BDL aux demandes irréfléchies des agences de l'État pour combler leurs déficits et leurs gabegies, au seul profit de leurs protecteurs haut placés.

Entre Téhéran et Washington

Une telle pyramide peut-elle ne pas s'effondrer ? A-t-on jamais vu pareilles pertes de sens et de responsabilités ? Sans doute pas, hormis certains pays corrompus qui survivent tant bien que mal. Le Liban est-il condamné à rejoindre ces pays pestiférés ? « Le Liban est fini », pleure Antoine Andraos, homme d'affaires et ex-député. Mais situé géographiquement au centre d'une région en ébullition permanente, et vitrine — sale ou pas — de l'est de la Méditerranée, ce pays continue de bénéficier de la sollicitude évidemment intéressée de certaines puissances, comme en temps de guerre froide.

Et pas n'importe lesquelles. L'Iran et les États-Unis ont annoncé presque de concert à la mi-août qu'ils étaient prêts à aider la population libanaise en lui offrant électricité et essence. Pour l'heure, les gens paraissent sceptiques et aussi inquiets. Que cache cette soudaine générosité ? Premier acte : le jeudi 19 août le chef du Hezbollah annonce à l'occasion d'un discours pour marquer la fête religieuse de l'Achoura, l'arrivée « prochaine » d'un navire iranien chargé de carburant — il aurait appareillé le 26 août, selon le site spécialisé TankerTrackers —, en précisant que cette cargaison serait destinée aux « hôpitaux, usines de production de denrées alimentaires et de médicaments, boulangeries et générateurs ». Trois jours plus tard, Hassan Nasrallah renchérit en indiquant qu'un deuxième navire chargé de carburant en provenance d'Iran devrait appareiller « dans les prochains jours ».

Le Hezbollah a également proposé à l'État libanais d'engager des sociétés de forage iraniennes afin d'exploiter les hydrocarbures offshore, un dossier litigieux avec Israël, alors que les pourparlers entre les deux pays se trouvent dans l'impasse depuis des mois pour délimiter les frontières maritimes de chacun, et que l'hydrocarbure a été trouvé au large des côtes libanaises.

Deuxième acte. Quelques heures seulement après la première annonce du Hezbollah, et dans une interview accordée au site de la chaîne saoudienne Al-Arabiya, l'ambassadrice des États-Unis à Beyrouth Dorothy Shea a affirmé que son pays discutait « avec les gouvernements égyptien, jordanien (…) et la Banque mondiale pour aboutir à des solutions réelles et durables » au problème énergétique au Liban. Elle a néanmoins reconnu certains « obstacles ».

Selon des experts, une telle offre signifierait que le gaz passerait par la Syrie où se trouve le gazoduc reliant le Liban à l'Égypte et à la Jordanie, le Arab Gas Pipeline, un gazoduc de 1 200 km de long et en partie vétuste. Pour ne pas simplifier les choses, la Syrie est actuellement sous le coup de sanctions de la part de Washington ce qui en l'état interdit la mise en application d'un accord multipartite pour fournir le Liban en électricité.

Le Hezbollah veut que le Liban s'adresse à l'Iran (et à l'Asie plus généralement) pour développer ses relations commerciales, historiquement tournées vers les pays occidentaux. Mais que peut-on attendre de responsables divisés sur presque tout ? L'ancien premier ministre Saad Hariri a dénoncé les propos du chef du mouvement chiite, jugeant qu'il portait atteinte à la « souveraineté » du Liban. Voici pour le triste humour macabre, au second degré.

Et que font les méchants Américains ? Ils ont entamé il y a quelques années un immense chantier qui devrait abriter leur nouvelle ambassade sur un terrain de 174 000 m2, dans une montagne au nord de Beyrouth et surplombant la mer. Le complexe diplomatique aux allures futuristes devrait être terminé en 2023 et les travaux se poursuivent. Cette ambassade est appelée à devenir la plus grande de la région après celle de Bagdad, selon ses concepteurs.

Cet exemple permet de spéculer sur les intentions des Américains au Liban et dans la région, malgré leurs cuisants échecs récents. Livré aux uns et aux autres (la Syrie n'est pas loin, et Israël veille), délaissé par ses dirigeants actuels, restera-t-il maudit à tout jamais ?

Guerre contre le terrorisme, le passé d'une illusion

« Liberté immuable ! » Sous ce mot d'ordre aussi pompeux que dérisoire, le président américain George W. Bush lance en octobre 2001 sa « guerre contre le terrorisme » en envahissant l'Afghanistan. N'avait-il pas expliqué, devant le Congrès américain :

Ils haïssent ce qu'ils voient dans cette assemblée, un gouvernement démocratiquement élu. Leurs dirigeants se désignent eux-mêmes. Ils haïssent nos libertés : notre liberté religieuse, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de nous réunir, d'être en désaccord les uns avec les autres ?

« Ils », c'étaient « les terroristes », que le président américain s'engageait à traquer jusqu'aux confins les plus obscurs de la planète. La guerre serait longue, reconnaissait-il, et elle aurait comme terrain la terre entière, mais bientôt le Bien l'emporterait, le Mal serait éradiqué et la Liberté, avec un grand L et un accent américain, illuminerait des peuples subjugués et ravis.

La « communauté internationale » autoproclamée, en réalité réduite aux gouvernements occidentaux, ne pouvait que se rallier à de si martiaux propos. Utilisant la sidération des opinions créée par le 11-Septembre, nombre de politiques, d'éditorialistes, de « spécialistes » autoproclamés du terrorisme, d'intellectuels contribuèrent à mobiliser contre le nouvel ennemi, le terrorisme, confondu souvent avec l'islamisme, voire avec les musulmans.

Les premières « victoires » à Kaboul poussaient à l'optimisme, pour ne pas dire à l'aveuglement. « Les Américains (…) l'ont gagnée, cette guerre, proclamait dès décembre 2001 Bernard-Henri Lévy1, qui ne rate pas une occasion de se tromper en faisant, au total, quelques centaines, peut-être un millier de victimes civiles… Qui dit mieux ? De combien de guerres de libération, dans le passé, peut-on en dire autant ? »

Remplacer le 14-Juillet par le 11-Septembre

D'autres exaltaient « une résistance » aussi indispensable que celle qui s'était dressée contre le nazisme. « Oh, je sais, s'exaltait l'écrivain Philippe Sollers,

il y a encore pas mal de travail à faire là-bas, du côté de Kaboul, de Ramallah, de Bagdad. (…) Mais enfin, le Mal sera terrassé, c'est l'évidence même. Je trouve qu'on tarde trop, d'ailleurs. Pourquoi ces atermoiements ? Ces freinages ? Ces pseudo-scrupules ? Ces onuseries qui ne trompent personne ? Il faut frapper, encore et encore. Le 11-Septembre l'exige. Le 11-Septembre est l'horizon indépassable de notre temps. Plus de 14-Juillet : 11-Septembre. Espérons que les Français, toujours un peu à la traîne de la vraie conscience historique, finiront par s'en convaincre et par s'aligner sur la nouvelle religion2.

Cette « nouvelle religion », c'est « la guerre contre le terrorisme ». Mais de quoi parlait-on exactement ? Le général prussien Carl Von Clausewitz (1780-1831) expliquait que « la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens ». Et il insistait : « La première et la plus vaste question stratégique est de juger correctement du genre de guerre dans laquelle on s'engage », et de définir les objectifs à atteindre pour parvenir à la victoire. Mais éliminer « le terrorisme », cette forme de violence qui a marqué chaque étape de l'histoire humaine sous des visages multiples, utilisée par des acteurs aux convictions parfois antagonistes, n'a, au sens strict, aucun sens. Même les Croisades, guerres religieuses menées contre l'islam, visaient un objectif concret, « la libération du tombeau du Christ », et pas la conversion de la planète.

Un coup d'œil sur la Global Terrorism Database de l'université de Maryland illustre à sa manière le confusionnisme qui domine. Elle dresse le relevé des « attentats terroristes » à travers le monde3, avec nombre d'informations intéressantes sur les principaux terrains d'instabilité – même si on n'est pas surpris d'apprendre qu'il s'agit du Yémen, de l'Afghanistan et de l'Irak. Mais le rapport additionne une attaque de suprémacistes blancs aux États-Unis et un attentat-suicide de l'organisation de l'État islamique en Afghanistan, y rajoute une pincée d'actions des restes de guérilla en Colombie et un attentat antisémite en Europe pour produire un salmigondis indigeste.

Cette confusion — multiplication des ennemis, flou des objectifs — a contribué aux échecs répétés de « la guerre contre le terrorisme », même si le complexe militaro-industriel américain naguère dénoncé par le président Dwight D. Eisenhower en a tiré de substantiels profits. Comme l'écrivent dans leur ouvrage La Guerre de vingt ans (Robert Laffont, 2021) Marc Hecker et Élie Tenenbaum,

La définition large de la menace terroriste adoptée par l'administration Bush — incluant non seulement Al-Qaida, mais aussi un grand nombre de groupes armés et d'“États voyous”, du Hezbollah à la Corée du Nord — allait donner lieu à ce qui peut être rétrospectivement considéré comme l'une des erreurs majeures de ces premières années.

Mais de quoi cette « erreur » était-elle le nom ? Avant tout de l'hubris d'un Occident dont le numéro de téléphone, comme le formule joliment Régis Debray, est celui de la Maison Blanche, car c'est là et seulement là que se prennent les « décisions occidentales ». La France a pu émettre quelques protestations au moment de l'invasion de l'Irak en 2003, mais ses velléités ont vite cédé le pas à l'alignement. Nouvellement élu, le président Nicolas Sarkozy déclarait, devant le Congrès américain, le 7 novembre 2007 :

La France restera engagée en Afghanistan aussi longtemps qu'il le faudra, car ce qui est en cause dans ce pays, c'est l'avenir de nos valeurs et celui de l'Alliance atlantique. Je le dis solennellement devant vous : l'échec n'est pas une option.

« Un fouteur de merde qui se croit faiseur de pluie »

Quant à son successeur socialiste François Hollande, il étendit le domaine de la lutte au Mali et au Sahel, renouant avec les aventures coloniales du socialisme français avec le même insuccès.

Car le monde, bien au-delà des terroristes, des islamistes et autres diables effrayants, conteste, comme le remarque Régis Debray, cet Occident

paternaliste et nombriliste, pilote autoproclamé du vaisseau de l'humanité, chargé, par lui-même, de redresser la barre ; un Père fouettard qui ne sanctionne pas mais “punit” (sic) ; un premier monde qui ne dialogue pas avec le tiers — ni le quart-monde mais soliloque, en humiliant quiconque ne parle pas sa langue ; un fouteur de merde qui se croit faiseur de pluie, et se fiche, dès qu'il y trouve son intérêt, des principes dont il se réclame pour la galerie4.

Durant ces vingt dernières années, l'Occident a aussi perdu la bataille de la légitimité et du droit. Du bagne de Guantanamo à la prison d'Abou Ghraib, de l'intervention illégale en Irak au trucage des élections en Afghanistan, du soutien au dictateur égyptien au mépris pour les droits des Palestiniens, la pureté des principes proclamés — droit international, droit des peuples à l'autodétermination, défense des droits humains — a été corrompue par la prosaïque réalité du terrain.

La débâcle américaine en Afghanistan — à laquelle peuvent être associés nombre de pays européens même s'ils n'avaient pas leur mot à dire sur la conduite de la guerre, on l'a vu lors de l'évacuation de Kaboul — marque l'échec d'une énième tentative de l'Occident de rétablir sa domination sur le monde en niant les bouleversements qui se sont produits depuis la seconde moitié du XXe siècle, et notamment l'effondrement du système colonial. Le temps n'est plus, comme au lendemain de la première guerre mondiale où Londres et Paris pouvaient dépecer le Proche-Orient et imposer, sans état d'âme et sans résistances insurmontables, leur domination à des populations rétives. Le refus de la domination étrangère, même parée des vertus de « la démocratie » et des « droits humains » est devenu général.

D'autres puissances s'affirment, comme le prouve l'évolution en Afghanistan. Le Pakistan, la Chine, la Russie, le Qatar, la Turquie ou l'Inde contribuent de même que les États-Unis et bien plus que l'Union européenne à décider de l'avenir de ce pays. Tout en restant, et pour des décennies sûrement, une puissance majeure, les États-Unis n'ont plus les moyens de régenter le monde, encore moins de décider du sort de pays comme l'Afghanistan et l'Irak, même s'ils ont la capacité, on l'a vu, de détruire ces pays.

La guerre contre le terrorisme a été l'ultime illusion d'un Occident qui ne se résout pas au nouvel état du monde et veut renverser le cours de l'Histoire. Une tâche chimérique bien sûr, mais dont la poursuite ne peut qu'aggraver le désordre mondial, alimenter « le choc des civilisations » et déstabiliser nombre de sociétés, y compris occidentales, en les divisant selon des critères religieux.


1Le Monde, 21 décembre 2001, cité par Le Monde diplomatique, septembre 2002.

2Le Journal du dimanche, 29 septembre 2002, cité par Le Monde diplomatique, novembre 2002.

4Régis Debray, Que reste-t-il de l'Occident ?, Grasset, 2014.

Afghanistan. Du Nord au Sud, visions divergentes de la « guerre contre la terreur »

Avec le retour des talibans, les médias français s'inquiètent à nouveau du sort réservé aux femmes. Si la préoccupation est légitime, elle a toutefois servi il y a vingt ans à redorer l'image d'une guerre dont Al-Jazira, principale chaîne d'information arabe à l'époque, rendait compte de manière sensiblement différente de ses consœurs occidentales.

Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, que reste-t-il dans la mémoire collective des images de la mal nommée « guerre contre la terreur » qui a commencé par l'invasion de l'Afghanistan en octobre 2001 ? La réponse peut varier selon la région du monde d'où l'on a suivi ces événements. Dix ans après la guerre du Golfe (1990-1991) « fondée sur l'illusion d'un suivi transparent et immédiat »1 dont la chaîne américaine CNN avait l'exclusivité mondiale, l'invasion de l'Afghanistan étrenne l'ère d'une certaine pluralité médiatique. Dans le monde arabe, c'est principalement sur Al-Jazira et à travers les interventions depuis Kaboul du correspondant Tayssir Allouni, devenu figure mythique de la chaîne d'information qatarie, que cette guerre a été suivie. En France, les correspondants de France 2 et de TF1 avançaient quant à eux avec les troupes de l'Alliance du Nord. Deux salles, deux ambiances.

Larmes et vengeance

Ce qui frappe quand on replonge dans les archives de la télévision française de l'époque, c'est la séparation quasi inexistante entre le registre émotionnel — que l'on ne peut que comprendre — et celui politique et militaire qui rend compte de l'intervention américaine prochaine. Sous le même macaron « attentats USA », les commentaires s'articulent comme dans un fondu enchaîné reliant la couverture des attentats à celle de « la riposte » qui se prépare. L'une ne va pas sans l'autre. L'une légitime l'autre et la place de fait au-dessus de toute critique.

Ainsi, Étienne Leinhardt, correspondant de France 2 à Washington ose, dans le journal de 13 heures du 14 septembre 2001, la première personne pour sommer les Français à une solidarité sans réserve : « J'espère que l'état d'esprit des Américains a été bien compris en France. […] Depuis que cet épouvantable drame a eu lieu, l'Amérique est en guerre ». Peut-on dès lors exprimer ses réserves quant à la réponse qu'appelle l'épouvante ? Le journaliste poursuit : « L'opinion publique attend de ses dirigeants […] que la riposte soit à la hauteur de l'humiliation qu'elle a subie ». Ce n'est donc plus pour endiguer un danger, mais pour laver l'orgueil américain que la guerre doit être déclarée. Mieux encore, « l'Amérique est désormais prête […] à payer le prix du sang », affirme quelques minutes plus tard Richard Binet. Imagine-t-on le tollé qu'aurait suscité une telle expression dans la bouche du secrétaire général du Hezbollah ou d'un dirigeant iranien ?

Même les réserves rationnelles émises dans les premiers jours qui ont suivi les attentats vont peu à peu disparaître. Daniel Bilalian, présentateur du 13 heures de France 2 rappelle : « Comme il ne s'agit pas d'un État identifié, la ou les ripostes doivent être parfaitement ciblées ». Or, ces interrogations ne dureront pas longtemps. Légitimée par l'émotion et la colère suscitées par les attaques du 11-Septembre que l'on ne peut que condamner, la logique belliqueuse d'une riposte tous azimuts n'a jamais été remise en question par le discours médiatique dominant.

« Croisade » et « désolidarisation »

De quoi s'agit-il au juste ? D'un pays qui a connu les attentats les plus meurtriers de son histoire ? Certes, mais pas seulement : « C'est un clivage encore accentué entre l'Occident et le monde musulman », nous apprend toujours le présentateur du 13 heures de France 2. Sur TF1, lorsque Jean-Pierre Pernault utilise le terme « croisade » en direct avec le correspondant Gauthier Rybinski depuis les États-Unis, ce dernier abonde dans son sens : « Le terme de « croisade » que vous avez employé est tout à fait approprié. Qui dit « croisade » dit « choc des civilisations », et c'est un petit peu en ce sens que l'opinion américaine s'oriente ». Pour une lecture critique de ce vocabulaire, on repassera.

Pour preuve de ce « choc des civilisations », les télévisions surveillent de près à la fois les chrétiens de la région et (surtout) les musulmans d'Occident. Toujours sur France 2, on apprend qu'au Liban, le Hezbollah s'oppose à la riposte américaine, mais on omet de rappeler que l'organisation a également condamné les attaques du 11-Septembre. Plus important, on s'attarde sur la communauté chrétienne qui rend hommage aux victimes américaines lors d'une messe où « les chrétiens maronites du Liban ont exprimé leur solidarité ». Ces derniers « qui ont connu la guerre et les affrontements sont particulièrement attentifs à tout signe de radicalisation ». Il est vrai que pour les musulmans du pays, les quinze ans de guerre civile ont été, tout au plus, un divertissement.

Pour les musulmans de France, il faut montrer patte blanche. Le 8 octobre 2001, au lendemain du début des opérations en Afghanistan, les journalistes observent cette « communauté » de près, guettant le moindre faux pas : « Aujourd'hui, ce qui retient l'attention des musulmans qui vivent à Marseille et sa région, c'est d'abord de savoir ce qui va se passer dans les jours qui viennent », entend-on dans le journal de France 2. Comme pour tout le monde, en somme. Le reporter dépêché à la cité phocéenne parle quand même d'« inquiétude » et d'« attentisme », de certains interviewés qui répondent « avec réticence, car le sujet est sensible ». Est-ce la peur de l'amalgame qui les pousse à agir ainsi, ou bien des opinions obscures qu'ils n'osent exprimer ? On ne le saura pas, et la méfiance continuera à planer sur ces citoyens suspicieux. Mais qu'on se rassure, des imams sont là pour condamner les attentats, « se désolidariser » avec les terroristes et rappeler que l'islam n'y est pour rien : « Cet enjeu identitaire qui préoccupe les musulmans de Marseille ne s'exprime pas ici par des manifestations ». Ici… contrairement au Pakistan ?

Dans le journal de 20 heures de ce soir-là, on remplace Marseille par une ville de banlieue. Le présentateur David Pujadas se veut rassurant : « Depuis le début de cette crise, les autorités françaises se félicitent de la sérénité des musulmans de France, y compris dans les cités ». Il lance ensuite un reportage à Grigny dans l'Essonne, « cité réputée sensible » où règne toutefois —étonnamment ? — « un grand calme […], après les bombardements comme après les attentats ». L'ennemi intérieur ne se cache vraisemblablement pas à Grigny.

Cette sérénité n'est pourtant pas ce qu'on retient du reportage sur les musulmans de France diffusé trois semaines auparavant par Al-Jazira. Si la chaîne qatarie tombe également dans la justification en parlant d'une communauté « intégrée » et en tendant le micro à ceux qui sont prompts à dénoncer le terrorisme en usant des formules d'usage, elle montre toutefois des musulmans se plaignant des médias qui « surveillent leur comportement et tentent de monter l'opinion publique contre eux », en mélangeant islam et terrorisme. Même fébrilité aux États-Unis où la crainte d'agressions islamophobes au lendemain des attentats est présente chez nombre de musulmans, qui se sont empressés d'afficher leur solidarité avec les victimes en faisant don de leur sang.

« La seule télévision présente »

Cette focalisation sur les musulmans se traduit également par un glissement lexical : le terme « musulman » remplace petit à petit celui d'« Arabe »… jusqu'à devenir une nationalité. Ainsi, Daniel Bilalian évoque-t-il le 14 septembre, entre deux sujets, l'arrestation de quatre personnes originaires du Proche-Orient à Bruxelles, et de « quatre autres musulmans [sic !] à Rotterdam ». Sans doute s'agit-il de ressortissants de la Musulmanie, célèbre pays où vivent tous les musulmans du monde. Il s'avèrera par la suite qu'il s'agissait de quatre Français.

Mais c'est avec le début des opérations en Afghanistan que la comparaison entre les télévisions françaises et leur homologue qatarie devient de loin plus intéressante. Quand les bombardements commencent le 7 octobre, les directs des correspondants français se font depuis Washington. Dans les jours suivants, on suivra leurs consœurs et confrères embarqués avec l'Alliance du Nord, les troupes de la vallée du Pandjchir. Les nouvelles du front passent par ce prisme, ainsi que par celui de la communication américaine, comme en 1990-1991. France 2 parle d'« un bombardement intensif, mais ciblé » avec « une trajectoire au mètre près », qui n'empêchera pas « un premier bilan invérifiable [qui] fait état de 30 morts ».

Au journal de 20 heures, Béatrice Schönberg souligne la dimension humaine, voire humanitaire qu'il faut percevoir derrière ces annonces : « Une guerre qui a deux aspects : apparemment des frappes militaires bien sûr, mais aussi des opérations conjointes humanitaires, avec le parachutage de vivres ». On s'en souviendra quand, neuf jours plus tard, un missile américain touchera un entrepôt de la Croix-Rouge.

En ce début de guerre, les seules images de civils bombardés viennent d'Al-Jazira. Si elles sont reprises par CNN comme par les deux premières chaînes françaises, la précaution est d'usage : « L'image, manifestement sélectionnée, qui ne montre que des civils, est fournie par la seule télévision présente dans cette partie de l'Afghanistan ». Pourtant, il suffit de regarder le reportage complet réalisé par Tayssir Allouni pour voir que l'image n'a pas été « sélectionnée ». Le correspondant d'Al-Jazira qui a passé la nuit à faire des directs sans projecteurs de peur d'être pris pour cible par les belligérants précise en effet : « Il semble que les frappes américaines et britanniques se soient concentrées sur des objectifs précis, mais cela n'empêche pas qu'il y ait eu des dégâts matériels et des victimes ». Allouni rappelle que le constat ne peut pas être précis à cause des restrictions imposées pour les journalistes. Ces images d'une maison bombardée sont les seules qu'il aura réussi à tourner avant que le père de famille ne manifeste sa colère d'être filmé, se désolant pour son pays qui n'a pas connu la paix depuis des décennies.

Les Arabes peuvent-ils parler ?

La frilosité des chaînes françaises vis-à-vis d'Al-Jazira est criante. Cette fois, le monde occidental n'a pas l'exclusivité du narratif d'une guerre au Proche-Orient. Dès lors, la « CNN arabe » devient un sujet de reportage en soi. La chaîne qatarie qui diffuse alors les messages vidéo d'Oussama Ben Laden est sous les feux des critiques. Ce dernier l'utiliserait comme tribune pour « mobiliser les masses musulmanes » ou « appeler les Arabes à rallier sa cause », les termes « Arabes » et « musulmans » étant interchangeables, selon que l'on est sur France 2 ou sur TF1. Les journalistes s'étonnent de découvrir une incompatibilité entre opinions publiques et gouvernements dans cette région : « C'est toute l'ambiguïté du monde arabe qui, d'un côté, fait partie de la coalition antiterroriste, et puis de l'autre côté, diffuse dans le monde entier la propagande par exemple du terroriste Oussama Ben Laden », constate sur France 2 Vincent N'guyen depuis Doha. Encore heureux, la pluralité des opinions n'est pas de mise dans ces contrées : « C'est l'ensemble du monde arabe, affirme toujours le journaliste, qui forgera son opinion en regardant Al-Jazira ».

En France, la guerre en Afghanistan est en train de se transformer sur les écrans en une opération de démocratisation dans laquelle les Afghans ne sont pas victimes des bombardements menés par les États-Unis, mais exclusivement de la dictature des talibans qu'il s'agit de remplacer par un régime démocratique. Bernard Kouchner, alors ministre de la santé de Jacques Chirac, l'affirme sur le plateau du journal de 20 heures : « Il faut aider le peuple afghan ». Tzvetan Todorov donnera un nom à cette « aide » : le messianisme politique2.

De fait, lorsque l'Alliance du Nord prend le contrôle de la ville de Mazar Al-Charif le 9 novembre 2001, loin des caméras françaises, l'armée du feu commandant Massoud est décrite comme « favorisée » par l'aviation américaine sur TF1. Pour justifier l'absence d'images, la correspondante de France 2 dans le nord du pays rappelle qu' « il n'y a pas de reporter étranger sur place, il n'y a pas de journaliste ». Aucun, en effet… sauf celui d'Al-Jazira3.

L'ambiance est plus macabre dans les reportages de ce dernier, diffusés le même soir. En plus des dernières avancées sur le terrain, il rend compte des bombardements que subissent les villages autour de la capitale afghane et des routes qui mènent à la ligne de front. Un bus de civils a été touché la veille : 35 morts et 10 blessés qui vont décéder pour la plupart. Les images des cadavres sont difficiles à soutenir, mais le cadreur n'est pas avare de gros plans. Avec l'avancement des soldats de l'Alliance du nord, certains Afghans craignent le retour du chaos, comme du temps de la guerre civile.

« Kaboul libérée »

Ce sont là l'une des dernières images que recevra la chaîne qatarie via son correspondant avant un moment. Le 14 novembre aux aurores, l'Alliance du nord entre dans Kaboul. La veille, le bureau d'Al-Jazira a été bombardé. Tir volontaire ou bavure ? On ne le saura pas. Pourtant, Daniel Bilalian annonce ce jour-là dans son journal que les envoyés spéciaux de France 2 « ont pu constater que les frappes aériennes de l'armée de l'air américaine étaient finalement très précises dans les quartiers résidentiels de Kaboul. Les bombes ont touché très exactement les résidences des hommes du pouvoir et des responsables terroristes ».

À partir de là, les journalistes s'attèlent à convaincre le téléspectateur de l'avenir radieux qui attend l'Afghanistan. Dans le 13 heures de TF1, on affirme que le « pays […] revit doucement à chaque victoire ». Mais c'est surtout la libération occidentale, et notamment celle des femmes qui est mise en avant. Michèle Fines, envoyée spéciale de France 2 affirme : « Évidemment, tout le monde était très content. On avait l'impression d'être accueillis un peu comme des libérateurs, comme les soldats. Les gens nous acclamaient parce qu'on était des Occidentaux ». Dans le 20 heures, David Pujadas peine à dissimuler son euphorie devant un tel triomphe civilisationnel : « Ce qu'on retiendra de cette journée, c'est la fin des interdits, le retour de la musique dans les rues et sur les ondes de Radio Kaboul, ou l'autorisation donnée aux femmes de travailler ou aux filles de retourner à l'école ». Ben Laden et le 11 septembre ? Allons, ne soyez pas rabat-joie.

Il serait mensonger de chanter les louanges de la couverture d'Al-Jazira qui a également été partiale, rappelant souvent la foi et la piété des combattants pro-talibans et nourrissant ainsi, à son tour, cette vision de « choc des civilisations ». Quant à sa complaisance avec Ben Laden, elle n'est pas une vue de l'esprit. Il n'en reste pas moins que la chaîne avait le mérite d'avoir un correspondant sur le terrain qui rendait compte de ce qu'était une guerre contre un pays : des bombardements, des victimes, une souffrance certaine et un avenir qui l'est beaucoup moins. Non pas une mission civilisatrice.

Sur les deux principales chaînes nationales françaises, ce sont les mêmes images qui défilent le soir de la prise de Kaboul. Le cadre de la caméra est soigneusement défini pour montrer que les femmes cheminent seules, bien qu'on devine au coin les hommes qui marchent à leurs côtés. Pour nous convaincre que ces derniers se précipitent pour se raser la barbe imposée par les talibans, c'est le même jeune homme, chez le même barbier, qui passe sur les deux chaînes. Les envoyés spéciaux s'extasient devant les « scènes habituelles de liesse » dans Kaboul qui « ressemble en ces instants à n'importe quelle ville libérée ».

Comme le souligne Lila Abou Loughod dans son essai Do Muslim women need saving ? (Harvard University Press, 2013), la couverture médiatique américaine des problèmes auxquels font face les femmes afghanes « avait tendance à se focaliser sur les ‟pratiques culturelles”, plutôt que sur les blessures de guerre ou d'autres conséquences de la militarisation ou des bouleversements de la guerre ». Le discours français n'est pas en reste. Une démarche dont on ne connaît que trop les racines coloniales et que Gayatri Chakravorty Spivak résume par sa célèbre formule : « Des hommes blancs sauvent des femmes racisées d'hommes racisés ».4. À ces femmes, la first lady Laura Bush consacrera un discours radiophonique le 17 novembre 2001 dans lequel elle dira : « Grâce à nos récentes victoires militaires dans une grande partie de l'Afghanistan, les femmes ne sont plus emprisonnées dans leurs maisons. Elles peuvent écouter de la musique et enseigner à leurs filles sans craindre d'être punies… La lutte contre le terrorisme est aussi une lutte pour les droits et la dignité des femmes ». Les envoyés spéciaux français à Kaboul n'auraient pas dit mieux.


1Marc Lits (dir.), Du 11 septembre à la riposte. Les débuts d'une nouvelle guerre médiatique, De Boeck, 2004.

2Tzvetan Todorov, Les ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont, 2012.

3La même logique est à l'œuvre à Gaza : les journalistes arabes ne sont pas considérés comme des journalistes.

4Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? Éditions Amsterdam, août 2020.

Évadés de Jénine. Zakaria Zubeidi, « J'ai cru à la paix »

Pendant quelques jours, les six évadés d'une prison israélienne ont fait vibrer les Palestiniens. Leur défi lancé aux autorités d'occupation a provoqué émotion et fierté, même si quatre d'entre eux ont été repris. Parmi eux, le plus connu : Zakaria Zubeidi.

Ces jours-ci Jénine a retrouvé sa fierté. Sont revenus aussi les guetteurs portant armes et cagoules. La ville du nord de la Cisjordanie fait à nouveau les gros titres des journaux. Raison de cette veillée d'armes : l'évasion de la prison centrale de Gilboa, dans le nord d'Israël, lundi 6 septembre. Les six hommes qui ont ainsi humilié les forces de sécurité israélienne sont tous de Jénine. À l'heure où ces lignes sont écrites, quatre d'entre eux ont été repris par les forces israéliennes, dont Zakaria Zubeidi, sujet de cet article. La cavale était désespérée, les forces trop inégales. Ils n'ont pas réussi à passer en Cisjordanie.

Mais leur exploit, s'échapper au nez et à la barbe des gardiens de cette forteresse réputée inexpugnable par un tunnel creusé pendant des mois, est salué au-delà de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. On a vu des petites cuillères, instrument de l'évasion, brandies dans les manifestations de soutien aux évadés.

Il ne faut pas oublier que les prisonniers détenus dans les geôles israéliennes tiennent une place centrale dans la société, la politique et l'imaginaire palestiniens. Ils ont même un ministère. Il y a au total 850 000 personnes qui sont passées par les prisons de l'État hébreu depuis 1967, et 4 400 étaient détenues en mars 2021. Autant dire que chaque famille a, ou a eu, au moins un de ses membres directement concerné.

Après des années de déprime et de désintérêt du monde entier, après un enterrement sans couronnes ni fanfares du « processus de paix » et même de la perspective d'un État palestinien à venir – le premier ministre israélien Naftali Bennett, sioniste religieux, l'a déclaré sans susciter la moindre condamnation internationale –, l'évasion a donné de nouveaux héros à la société palestinienne.

Parmi les six, il en est un plus héros que les autres : Zakaria Zubeidi, enfant du camp de réfugiés du Jénine. Il y est né en 1976 ; il y a grandi, a fréquenté les écoles de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) ; encore enfant, il y a été blessé et arrêté ; il y a perdu des proches ; il y a combattu.

Pour moi, le destin de Zakaria Zubeidi colle à celui du processus de paix. Il incarne l'échec de ce dernier, jusqu'à son évasion et sa nouvelle arrestation vendredi 10 septembre dans la nuit. Je l'ai rencontré un an après l'opération israélienne « Rempart » du printemps 2002 et le siège de Jénine, à l'issue duquel le camp de réfugiés a été en grande partie rasé et aplati par les bulldozers blindés de l'armée israélienne.

En cet été 2003, le Hamas, le Djihad islamique et le Fatah annoncent une trêve de trois mois, autrement dit la suspension des attentats-suicides et des attaques contre les colons. Les Brigades des martyrs d'Al-Aqsa rechignent. Parmi les leaders de ce groupe armé issu du Fatah de Yasser Arafat, l'un se distingue par un « non » catégorique : celui du camp de Jénine, Zakaria Zubeidi.

À cette époque, les journalistes ne s'intéressent pas encore à lui. Son nom ne circule pas entre confrères et consœurs. Il n'est qu'un dirigeant obscur comme il y en a tant. Jénine, en plus, est loin de Jérusalem et malaisée d'accès par la Cisjordanie, les routes sont mauvaises, les checkpoints nombreux. Et même si le Mur dit de séparation n'existe pas encore, passer par Israël n'est guère plus simple. Toujours les barrages militaires.

Rencontre avec un clandestin

Mais Jénine est un symbole, et rencontrer un chef des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa indépendant de la direction du Fatah toujours intéressant. Il a fallu attendre plusieurs jours après le premier contact, indirect, pour qu'il donne son accord à l'entretien. Il était déjà un matloub, recherché par les Israéliens. Et une certaine paranoïa est même un gage de longévité, dans les territoires palestiniens mités par la surveillance israélienne. Je suis accueillie à l'entrée du camp de réfugiés après une série de coups de téléphone. Emmenée dans une maison en bordure du vaste terrain vague qui en fut le cœur avant l'invasion des blindés israéliens du printemps 2002. Des maisons exiguës séparées par des ruelles étroites détruites par l'armée israélienne, il ne reste que des renflements sous le sable. Les stigmates de la bataille sont encore frais, dans les lieux et dans les têtes. J'attends longtemps dans une pièce nue au rez-de-chaussée, murs jaune pâle et chaises en plastique.

Zakaria Zubeidi surgit. Peau sombre, visage grêlé, arme à la ceinture. Il justifie son refus de la trêve, il promet d'envoyer des hommes se faire exploser à Tel-Aviv, même si Yasser Arafat n'est pas d'accord : les Israéliens occupent toujours les territoires palestiniens, des centaines de prisonniers politiques sont enfermés dans les prisons d'Israël. La liste des raisons de poursuivre le combat est sans fin.

Et puis il y a la douleur et la vengeance. Il fait défiler des photos sur l'écran de son téléphone portable, un petit appareil à clapet. Des « martyrs », civils et combattants, tous tués par l'armée israélienne, explique-t-il. Des dizaines de visages, souriants ou non. Il s'arrête sur l'un d'entre eux, une femme d'un certain âge, les traits sérieux soulignés par un hijab strict. « Ma mère ». « Elle n'a pas été épargnée, elle ». Elle a perdu la vie lors d'un raid contre le camp en mars 2002, quelques semaines avant le siège.

Lui n'était pas à Jénine, à ce moment crucial de la vie tragique de sa famille et du camp. Il était soigné dans un hôpital (il ne me dira pas où) après l'explosion accidentelle d'une bombe qu'il fabriquait. Il en garde ces marques sur le visage, des dizaines de petits points gris.

Les photos recommencent à défiler. « J'y ai cru, à la paix. » Il me demande de le suivre. Nous faisons quelques centaines de mètres dans le camp, à pied et sans escorte. Il est dans son fief et les Israéliens respectent eux aussi la trêve, même si ce n'est pas officiel.

« J'ai joué ici avec des Israéliens »

Nous voici sur le toit d'un immeuble. Pas terrible non plus pour la sécurité. Mais la trêve, une nouvelle fois. Pas de bruit d'hélicoptère. Le toit est un enchevêtrement de chaises et d'objets divers. Il y a une estrade défoncée et de gros rideaux rouges délavés et déchirés. « C'était notre théâtre. Il a été créé par des Israéliens après la première intifada. J'ai joué ici avec des Israéliens. Les missiles ont tout détruit l'an dernier. »

J'ai d'abord du mal à le croire. Je vérifierai ensuite, il a dit vrai. En 1989, une Israélienne, Arna Mer, mariée à un Palestinien de Nazareth monte une Maison des enfants dans le camp de Jénine. Ils y apprennent le jeu théâtral et, surtout qu'il existe autre chose que la violence et d'autres Israéliens que les soldats. Le petit Zakaria Zubeidi en est. Il vient de sortir de prison, enfermé à 13 ans pour jets de pierre — ce qui fait de lui le plus jeune prisonnier palestinien.

Comme il parle l'hébreu, appris en prison, il fait le traducteur. Après la mort d'Arna Mer-Khamis en 1995, il continuera avec le fils de cette dernière, Juliano. Ces deux-là deviennent amis et animent ensemble le Théâtre de la liberté, suite de la Maison de l'enfance. Juliano sera assassiné en 2011 à Jénine, on ne saura jamais par qui.

Sur le toit, en cet été 2003, Zakaria Zubeidi contemple les rideaux rouges déchirés. Son regard a changé. Il est parti en arrière, dans ces années où il n'était qu'un adolescent qui découvrait le théâtre. Ses yeux portent des merveilles. Son émotion affleure, il la laisse venir. « Tu vois que je n'ai rien contre les Israéliens. Tu vois que j'ai cru à la paix. »

Quelques jours plus tard, l'ambassade d'Israël en France protestera auprès de la chaîne de télévision qui diffuse mon sujet sur Zakaria Zubeidi. Elle m'accusera de mentir. Ce Zakaria Zubeidi-là ne colle pas avec l'image d'un « terroriste ». Manque de chance pour ladite ambassade : j'ai monté ce court sujet avec le monteur israélien qui a travaillé sur le film de Juliano Mer-Khamis relatant cette expérience théâtrale. Zakaria figure, avec d'autres, dans ce documentaire, Les enfants d'Arna, qui sortira en 2004. Des enfants filmés, Zakaria Zubeidi est le seul survivant. Les autres sont morts dans des attentats-suicides qu'ils ont commis ou ont été tués par des soldats israéliens.

Dans les geôles palestiniennes

« Je croyais à la paix », répète-t-il. Il a vite déchanté pourtant, après les accords d'Oslo. Engagé dans la police palestinienne embryonnaire, il élève la voix contre la wasta (les passe-droits), la collaboration sécuritaire avec les Israéliens. Seul Yasser Arafat trouve grâce à ses yeux. La discipline aveugle n'est pas le fort de Zakaria Zubeidi. Après la deuxième intifada, ses critiques répétées de l'Autorité palestinienne (AP) lui vaudront quelques mois de prison… dans les geôles palestiniennes, cette fois. Il avait pourtant été embauché, comme beaucoup d'anciens combattants, par l'Autorité.

C'est qu'il avait bien fallu déposer les armes, en 2007. La deuxième intifada s'était éteinte dans l'épuisement général. Je l'avais revu à ce moment-là. Il était chargé des sports et avait un bureau à Ramallah. Il ne se taisait pas pour autant, ses critiques allaient contre l'Autorité, incapable de faire avancer la cause palestinienne.

Le processus de paix était déjà en état de mort clinique, mais ça ne se disait pas à l'époque, ni dans les cercles dirigeants occidentaux ni dans les médias occidentaux. Il fallait faire semblant d'y croire. Même si les raids israéliens se poursuivaient, même si les colonies s'étendaient, même si Tel-Aviv revenait sur l'amnistie accordée à Zakaria Zubeidi et faisait de lui à nouveau un matloub.

Il y a deux ans, l'ancien des Brigades des martyrs d'Al Aqsa de Jénine était arrêté par les Israéliens, à Ramallah, et enfermé dans la prison de Gilboa. Le processus de paix était enterré depuis longtemps, sans fleurs ni fanfare, les Palestiniens effacés de l'agenda international.

Ou comment le destin d'un gamin de Jénine colle à celui d'un espoir évanoui.

Liban. Une « République des ONG », au profit de qui ?

Le secteur de l'humanitaire, en pleine expansion à cause de la crise profonde que traverse le Liban, est pris dans une contradiction : s'il offre un soutien de court terme vital dans un pays à bout de souffle, il participe aussi au maintien des rapports de pouvoir existants dans une société plus inégalitaire que jamais.

Au lendemain de l'explosion qui a ravagé Beyrouth en août 2020, les images des résidents de la ville et de ses alentours s'activant dans les quartiers sinistrés pour porter secours aux victimes, nettoyer les débris et distribuer de la nourriture ont fait le tour du monde. Si ces images ont tant remué, c'est qu'elles cristallisaient un impensé de l'action humanitaire : la figure de la victime active, qui, alors même qu'elle était directement affectée par la catastrophe, venait porter secours aux autres. Image aux antipodes, mais tout aussi paradigmatique du secteur de l'aide : les véhicules blindés des fonctionnaires de l'ONU, affichant une forme d'opulence dans les rues de Beyrouth et en particulier dans le quartier populaire de Jnah qui abrite les bureaux imposants du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) à deux pas de camps de réfugiés.

En janvier 2020, alors que la crise économique était encore balbutiante, un représentant religieux sunnite de Baalbek me confiait que le Liban finirait par être exclusivement composé « de réfugiés, de Libanais trop pauvres pour émigrer, et de travailleurs du secteur de l'humanitaire ». Un an et demi plus tard, entre la spirale infernale de la crise à l'origine d'une dépréciation foudroyante de la monnaie et d'une inflation galopante, la pandémie, l'explosion qui a ravagé Beyrouth, et les départs en masse de populations libanaises (en particulier les « blouses blanches »), cette phrase résonne d'une façon tragiquement prémonitoire.

Cette crise que la coordinatrice résidente et humanitaire des Nations unies Najat Rochdi qualifie désormais de « crise humanitaire » — et non plus, comme jusqu'ici, de « crise économique » — a fait basculer la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté de 30 % en 2019 à la moitié en août 2020 selon un rapport de la Commission économique et sociale des Nations unies pour l'Asie occidentale (ESCWA)1, chiffre qui s'élève désormais à 74 %, et monte à 82 % en ce qui concerne la « pauvreté multidimentionnelle »2. Dans ce contexte, la visibilité du secteur de l'aide au Liban ne fait que s'amplifier, venant combler les défaillances de l'État tout en gagnant en potentiel polémique.

Le système d'aide renfloue surtout les responsables de la crise

Déjà en 2012, avec la venue des réfugiés syriens, le Liban était une destination privilégiée des agences de l'ONU et des organisations internationales, avec des mécanismes de coordination mis en place afin de coopérer avec les ONG locales et internationales. Les programmes visaient alors en priorité les populations réfugiées, dans le contexte d'externalisation des politiques migratoires de l'Europe. À mesure que le conflit syrien se poursuivait, les programmes humanitaires ont commencé à inclure les populations libanaises les plus vulnérables. Certaines chancelleries occidentales étaient d'abord réticentes à cette évolution, sous le prétexte qu'il s'agissait d'une question de « souveraineté économique », comme me l'indiquait une diplomate européenne sous couvert d'anonymat. Mais avec la crise, le soutien aux Libanais est désormais perçu comme nécessaire à la stabilité du pays du Cèdre par les principaux bailleurs de fonds. La crise humanitaire n'est plus seulement celle des réfugiés ; elle s'étend à la population tout entière, et met les donateurs face à une situation inédite : une crise humanitaire non pas causée par une guerre ou une catastrophe naturelle, mais par l'indigence de la caste politique corrompue au pouvoir.

D'où une contradiction : le système d'aide internationale vient renflouer ceux-là mêmes qui sont responsables de la catastrophe. L'écart de discours est flagrant entre les Libanais de l'opposition, qui assènent que cette classe politique doit quitter le pouvoir ; et les chancelleries occidentales qui continuent de placer leur confiance en elle pour former un gouvernement.

Dans ce contexte, les conférences des pays donateurs pour le Liban, ou conférence de Paris I, II et III), de la conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises (Cedre) — sans oublier celles de Londres et de Bruxelles pour la réponse syrienne — et leurs promesses inachevées résonnent comme de tristes litanies, symboles de l'inanité d'un système d'aide à bout de souffle.

Les dérives de l'« ONGisation »

Des voix issues de la société civile et du monde intellectuel se sont élevées pour dénoncer les dérives de l'« ONGisation » de la société libanaise, dans un contexte de démission totale des pouvoirs publics. Dans une tribune parue dans L'Orient-le Jour le 14 décembre 20203, la sociologue Mona Fawaz et l'urbaniste Mona Harb, toutes deux professeures à l'Université américaine de Beyrouth assènent à juste titre que le Liban « ne doit pas devenir une République des ONG ». La délégation totale de la reconstruction aux ONG représenterait une erreur, comme en Irak, Yémen, Haïti, où cela a « sapé toute véritable possibilité d'émergence de collectifs politiques capables de prendre leurs affaires en main ». Au contraire, elles appellent à « tous les efforts visant à sauver des pans, même modestes, de la sphère publique (…) pour entreprendre, lentement mais sûrement, la reconstruction d'un État par le bas ».

De telles conclusions ne se limitent pas à la reconstruction : les acteurs publics demeurent, en dernière instance, dépositaires de l'intérêt commun. D'où l'importance vitale des organisations libanaises œuvrant à une réforme politique.

La crise a aussi exacerbé la reproduction des rapports de pouvoir existants au sein même du système d'aide, avec une dynamique d'inféodation des acteurs locaux aux organismes internationaux. En 2020, 1,1 milliard de dollars américains (930 millions d'euros) d'aide a été envoyé au Liban, irriguant un système placé sous l'égide des Nations unies — le gouvernement libanais étant écarté du fait des pratiques de corruption qui ternissent sa réputation. Les agences de l'ONU sont bien les grandes gagnantes : le HCR (clé de voûte de la réponse à l'arrivée de réfugiés syriens), l'Unicef et le Programme alimentaire mondial (PAM), à elles seules, ont capté 70 % de cette manne financière4

Le reste de l'aide est essentiellement perçu par d'autres organisations internationales, comme la banque de développement allemande KfW, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ou le Conseil norvégien pour les réfugiés. Finalement, les acteurs locaux ne perçoivent que 4 % de l'aide internationale5 : un paradoxe, au sein du pays le plus riche en ONG par habitant dans le monde.

Le complexe de supériorité de l'ONU

Les acteurs locaux sont pourtant les premiers à répondre sur le terrain. Une étude de Lebanon Support6 a montré que, lors du confinement de janvier à mars 2021, 45 % des initiatives de soutien auprès des populations vulnérables émanaient de la société civile nationale, 33 % d'organisations locales, 7 % d'initiatives individuelles, et seulement 10 % d'organisations internationales.

Sur le terrain, les petites structures dénoncent un « complexe de supériorité » de l'ONU qui monopolise des activités qu'elles pourraient parfois mieux mener à bien : « Le problème de l'ONU est de se croire essentielle quand elle ne l'est pas », résume un employé d'Alef, une association de défense des droits humains. Il en va ainsi des activités de protection : l'agence refuse de référer des cas juridiques de protection aux associations locales, y compris quand son action est empêchée par le gouvernement. Pourtant, celles-ci sont mieux armées, car elles connaissent mieux le terrain et sont plus aptes à contourner ou négocier avec les autorités locales pour parvenir à leurs fins.

Cette situation reflète une hiérarchie du savoir aux soubassements néocoloniaux, posant la supériorité d'indicateurs à la terminologie aseptisée sur une connaissance fine du contexte. D'une part, elle reproduit des pratiques coloniales de méconnaissance et de réduction au silence d'idées riches par leur diversité et leurs savoirs spécifiques. D'autre part, cet état d'esprit conçoit l'aide comme un outil purement technique — propageant une vision dénuée de charge politique et qui empêche les acteurs locaux d'œuvrer à de véritables changements structurels. Ce qui n'encourage ni la prise de risque ni le changement politique et social. « Travailler avec les organisations internationales est nécessaire, mais ne permet pas un activisme profond, de l'innovation ou la remise en cause du système », résume le représentant du think tank Triangle.

Cet état d'esprit essaime dans tous le système humanitaire mondial. La prise de conscience à l'échelle mondiale de l'ampleur des injustices raciales dans la foulée du # BlackLivesMatter n'a pas épargné un secteur accusé de véhiculer une conscience occidentale privilégiée : de fait, l'aide reproduit des schémas coloniaux par lesquels les instances occidentales imposent leurs « solutions » à des pays tiers, avec convergence des profils sociologiques et des codes culturels de ce personnel « sans frontières », prévalence de l'usage de l'anglais et d'une poignée d'universités anglo-saxonnes de renommée internationale dans les recrutements à haut niveau. L'absence tacite de responsabilisation (elles ne sont pas tenues de rendre des comptes) et le manque de transparence des agences onusiennes verrouillent ce système : « Les ONG n'ont pas d'autre choix que de légitimer les intérêts des donateurs étrangers », résume un agent de l'Union européenne sous couvert d'anonymat.

La « tectonique des classes »

Si le secteur de l'aide est devenu pourvoyeur d'emplois pour certains Libanais, on ne peut nier qu'il ne participe de cette nouvelle « tectonique des classes »7 où le passage de la pauvreté à la classe moyenne et supérieure dépend d'un facteur unique : les salaires en « fresh money ». Dans ce contexte délétère, un emploi rémunéré en dollars représente le Graal, alors que la livre libanaise poursuit sa descente aux enfers. Le fait qu'une partie de ces emplois soient localisés dans le secteur humanitaire et souvent l'apanage d'un personnel d'expatriés — ou de Libanais cosmopolites, multilingues et éduqués à l'étranger — ne fait qu'exaspérer tensions et frustrations à l'heure où les aides distribuées en livres aux bénéficiaires voient leur valeur fondre à toute allure.

Cette polarisation sociale est particulièrement visible dans certains quartiers de Beyrouth tels que Gemmayze, Mar Mikhael ou Badaro où, alors que se diffusent de nouvelles formes très visibles de pauvreté, un vent d'animation et de festivité souffle sur les bars, les cafés et les restaurants qui ont rouvert depuis la fin du confinement. Les salaires versés en dollars jouent assurément un rôle dans la reprise de cette consommation et la formation de bulles de richesse dans les quartiers huppés de la capitale.

D'où une forme de ressentiment : des traitements faramineux contrastent avec une situation toujours plus désespérante pour les Libanais. Par ailleurs, et malgré de maigres progrès, les organismes internationaux maintiennent des écarts injustifiés entre les salaires des expatriés et ceux des nationaux, souvent soumis à un « plafond de verre », alors même que l'existence d'une population libanaise hautement qualifiée peut rendre délicat de justifier le parachutage d'équipes internationales.

Cette « dollarisation » du secteur de l'aide renforce également la hiérarchie existante entre organisations : plus une organisation bénéficie de financements internationaux, plus elle est susceptible de pouvoir rémunérer son personnel en dollars. Or, les ONG financées par les donateurs internationaux répondent à leurs critères normatifs : le plus souvent, elles sont européanisées, de grande taille et sophistiquées sur le plan institutionnel (possédant un compte bancaire, des pratiques de levée de fonds spécifiques ainsi que d'audits externes, etc.). Ces critères excluent 99 % des organisations libanaises, et avant tout les organisations de base (grassroots organizations), ou encore les organisations militantes aspirant à dessiner une alternative politique.

Aspirer jusqu'au dernier dollar

Plus inquiétant encore pour l'avenir : le fait que l'aide demeure une des rares sources restantes de devises étrangères dans le pays est susceptible d'en faire un objet d'accaparation par la classe politique. Une étude récente de Thomson Reuters estime déjà que 250 millions de dollars (211,6 millions d'euros) d'aide humanitaire de l'ONU ont été perdus auprès des banques (affiliées à des factions politiques) qui appliquent des taux défavorables — soit plus de la moitié d'un programme interagences intitulé Lebanon one-unified inter-organisational system for e-cards (Louise), à destination des réfugiés syriens.

De même, près de la moitié des 23 millions de dollars (19,47 millions d'euros) du programme d'assistance mensuelle du PAM dont bénéficient près de de 105 000 Libanais a été « avalée » par des banques du Liban. Le choc pour les bénéficiaires est d'autant plus flagrant que les agences de l'ONU ont réussi à sécuriser auprès de ces mêmes banques des comptes en dollars pour rémunérer leurs propres équipes. Plusieurs sources du rapport informent qu'en tout, entre un tiers et la moitié de l'argent envoyé par l'ONU au Liban aurait été accaparé par les banques depuis les débuts de la crise économique.

Un rapport de Synaps paru en juin 2021 tire la sonnette d'alarme : si les donateurs ne décident pas ensemble de lignes rouges claires et inamovibles eu égard aux concessions qu'ils refusent de faire auprès du régime libanais, l'argent de l'humanitaire deviendra la cible d'une élite prédatrice qui cherche à aspirer jusqu'au dernier dollar disponible. Pour ce faire, cette élite pourrait mettre en place des mesures de surveillance et de contrôle du secteur de l'aide : obligation d'enregistrement des organisations humanitaires auprès du gouvernement, de transfert à travers certaines institutions financières, d'opérations de change passant par la banque centrale (avec un taux plus bas que celui du marché noir)… La clientélisation de l'aide humanitaire, déjà rampante comme on l'a vu avec les distributions de kits d'hygiène et de nourriture par les partis ou les organisations politisées au cours de la pandémie pourrait infiltrer virtuellement toutes les couches de la chaine humanitaire, du carburant et du pharmaceutique à la logistique et aux secteurs de la construction et de la sécurité. Dès lors, les organisations internationales seraient prises en étau, soumises à des tactiques d'intimidation de la part des leaders politiques et contraintes à embaucher du personnel politiquement affilié, au risque d'être exclues.

L'avenir de l'aide va devoir être redéfini, évoluant sur une ligne de crête entre compromis nécessaires et sauvegarde de sa portée éthique. L'aggravation de la crise ne fera que renforcer ces tendances. Or, a contrario de l'opposition interne au Liban désormais étouffée par la situation économique, les acteurs internationaux disposent toujours d'une marge de manœuvre face au pouvoir. Reste à voir s'ils y auront recours.


Barrage Renaissance sur le Nil. À pas prudents, la Russie s'engage dans un dossier explosif

La position russe lors de la session du Conseil de sécurité de l'ONU du 8 juillet 2021 sur la crise du barrage Renaissance a soulevé de nombreuses interrogations, Moscou semblant pencher du côté d'Addis-Abeba, contre Le Caire et Khartoum. En réalité, il s'avère que le Kremlin tente de trouver une forme d'équilibre entre les acteurs de la crise pour défendre ses intérêts sur le continent africain.

Le sommet russo-africain de Sotchi en octobre 2019 a témoigné de l'importance que Moscou accordait au renforcement de sa coopération avec des pays africains influents, et à la recherche de points d'ancrage sur le continent. Ce regain d'intérêt faisait suite à des années pendant lesquelles la Russie s'était éloignée de ces pays. Excepté son soutien public aux « événements du 30 juin 2013 » en Égypte, qui ont abouti au renversement du président Mohamed Morsi issu des Frères musulmans, et ouvert la voie à l'ascension d'Abdel Fattah Al-Sissi. Ce dernier avait été reçu par Vladimir Poutine au ministère de la défense alors qu'il était encore en uniforme militaire, et le président russe n'avait pas caché son soutien à sa candidature à la présidence, en violation même des lois égyptiennes qui ne permettent aux militaires de se présenter aux élections qu'après avoir démissionné de leur poste.

Après l'accession de Sissi à la présidence, Poutine s'est rendu au Caire à deux reprises, à un moment où son pays se hissait en tête de la liste des pays exportateurs d'armes vers l'Égypte, concurrençant l'allié américain du Caire, notamment avec la vente de chasseurs russes Sukhoi-35. Cependant, cette amélioration des relations a rapidement souffert des suites de l'explosion de l'avion civil russe au-dessus du Sinaï, le 31 octobre 2015 (les charters directs entre les deux pays ont été suspendus durant plusieurs années), et du conflit d'intérêts sur plusieurs dossiers, dont la Syrie et la Libye. Ce qui a provoqué une relative tension entre les deux parties, et un retard dans les discussions sur un partenariat stratégique pour lequel des réunions intensives avaient déjà eu lieu.

Quant au Soudan, un accord important — parmi des dizaines d'autres — avait été signé lors de la visite du président déchu Omar Al-Bachir à Moscou en 2017, pour établir une base navale russe dans la ville stratégique de Port-Soudan, sur la mer Rouge. Mais le projet a été entravé après le renversement d'Al-Bachir et la mise en place d'une autorité de transition qui s'est rapprochée des États-Unis et de l'Union européenne (UE) et qui a annoncé l'arrêt du projet. La ministre soudanaise des affaires étrangères, Maryam Al-Sadiq Al-Mahdi a déclaré, lors d'une visite à Moscou en juillet 2021, qu'il s'agissait seulement d'engager un processus de révision de l'accord, pas de l'annuler. La Russie espère profiter de la position stratégique du Soudan sur la mer Rouge pour y installer sa plus grande base navale à l'étranger, qui permettrait d'accueillir des sous-marins nucléaires et de fournir un soutien à la flotte russe et aux pays alliés dans la région.

Cet effort en Afrique traduit l'évolution de la politique étrangère de la Russie, décidée par Poutine en 2015, et qui mettait l'accent sur l'élargissement des relations avec le continent dans divers domaines, la signature d'accords militaires et la contribution au règlement des conflits et des crises régionales. L'un des modèles de cette stratégie est l'offre de médiation russe dans la crise du barrage de la Renaissance, quand l'Égypte préfèrerait une médiation américaine.

Parti pris pour l'Éthiopie

Le parti pris implicite de la Russie en faveur de la partie éthiopienne est apparu lors de la session du Conseil de sécurité de l'ONU consacrée à cette crise en juillet 2021. Vassili Nebenzia, le représentant de la Russie au Conseil de sécurité, a exprimé « sa préoccupation face à la montée d'une rhétorique menaçante » ; il s'est contenté en outre d'une simple référence aux préoccupations bien connues de l'Égypte et du Soudan concernant les conséquences négatives de l'exploitation du barrage pour leur accès à l'eau. Cela a provoqué la colère des diplomates égyptiens et soudanais, et a conduit Le Caire à évoquer l'arrêt de la coopération avec la Russie, même en ce qui concerne la construction par la Russie du réacteur nucléaire d'El-Dabaa, d'un coût de plus de 25 milliards de dollars (21 milliards d'euros).

Les Russes sont convaincus que l'Égypte et le Soudan seraient perdants s'ils intervenaient contre l'Éthiopie, car Addis-Abeba refuserait à l'avenir tout engagement concernant le partage des eaux du Nil, et les pays africains s'opposeraient à toute entreprise militaire contre l'Éthiopie. Ce faisant, Le Caire et Khartoum ne compromettraient pas leurs relations seulement avec Addis-Abeba, mais aussi avec un grand nombre de pays africains.

Cette conviction fait partie des raisons pour lesquelles la Russie cherche à obtenir des concessions de la part de toutes les parties à travers une politique des petits pas, en leur proposant une médiation. Les trois pays sont pleinement conscients de ce rôle, surtout à la lumière des intérêts communs de chacun d'entre eux avec la Russie. L'accord de Moscou sur la reprise des vols charters vers l'Égypte après une interruption de six ans, intervenu quelques heures seulement avant le début de la session du Conseil de sécurité, est un exemple de ces « manœuvres » que Moscou a intensifiées envers les trois pays au cours des dernières semaines.

La Russie a exprimé sa volonté d'organiser un nouveau cycle de dialogue stratégique réunissant les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays ; rappelons que l'URSS fut dans les années 1970-1980 le principal soutien au pouvoir de Mengistu Haile Mariam (1974-1991). Moscou a, dans le même temps, signé de larges accords militaires avec l'Éthiopie, « d'une importance capitale pour porter les relations à long terme entre les deux pays à un niveau supérieur » selon la ministre éthiopienne de la défense Marta Luigi, après trois jours de réunions à Addis-Abeba pour la onzième session du Forum de coopération militaire entre l'Éthiopie et la Russie. La Russie est la première source d'armement pour l'armée éthiopienne, face aux sanctions américaines en raison de la crise du Tigré qui suivent les pressions de l'administration de Donald Trump dans la crise du barrage. Le Caire espère que l'administration Biden continuera dans cette voie.

Entre l'Égypte et le Soudan

La Russie cherche à profiter de ses relations avec les acteurs de la crise, et de la divergence de vues entre elles et Washington sur certains dossiers. C'est surtout vrai avec l'Éthiopie, alors que Le Caire, au cours des trois dernières années, n'a pas montré l'inclinaison que Moscou espérait de sa part, Sissi tentant de mettre en œuvre une politique de non-alignement dans les relations internationales. L'Éthiopie trouve en effet en la Russie un allié de poids dans les forums internationaux face aux États-Unis, tandis que le Soudan, et derrière lui l'Égypte, cherchent à persuader Moscou de modérer son soutien à l'Éthiopie et de parvenir à un consensus politique, que ce soit par la médiation de l'Union africaine (UA) ou de toute autre partie internationale. Dans le même temps, Moscou poursuit ses efforts pour renforcer ses partenariats avec les trois pays pendant la période de négociation, notamment en ce qui concerne la question de la base navale à laquelle elle accorde la plus grande importance, ainsi que la conclusion d'autres accords de ventes d'armes avec Addis-Abeba et la mise en œuvre de projets de développement en Éthiopie.

Ainsi la Russie cherche-t-elle à créer une sorte d'équilibre entre les souhaits des trois pays, qui nécessite des concessions de tous. Dès lors, la réticence de Moscou à manifester publiquement son soutien à l'une ou l'autre des parties à la crise est compréhensible. Même si la Russie n'est pas un partenaire direct dans les cycles de négociations qui devraient être lancés dans les semaines à venir, elle sera une actrice influente lorsque le problème reviendra devant le Conseil de sécurité au printemps 2022, en cas d'échec des négociations en cours. Le Caire et Khartoum chercheront à se concilier Moscou pour l'empêcher d'utiliser son droit de veto, tandis qu'Addis-Abeba poursuivra sa politique d'approfondissement des relations avec la Russie, dans l'espoir d'obtenir ce même veto.

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Traduit de l'anglais par Pierre Prier.

Monde arabe. Le droit au logement sous haute tension

« Où habitez-vous ? » La question semble anodine, mais la réponse fournit de multiples indices sur la personne qui y répond. Par la localisation de l'habitat (ville, banlieue, campagne, quartier…), sa typologie (appartement, maison), son occupation (habiter en famille, en couple, seul, en colocation…) chacun a vite fait de se faire une idée de son interlocuteur, tant le logement est un marqueur social qui fait état des inégalités.

La crise du logement affecte chaque pays du monde arabe de manière différente, du fait de son histoire et des différentes politiques mises en œuvre, mais certains points communs ressurgissent : les difficultés d'accès à un logement décent et la menace de la perte du logement.

Un logement décent, enjeu essentiel

Bien que les États de cette région aient signé plusieurs textes de droit international dans lesquels est inscrit le droit à un logement convenable, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels en 1966, ce droit reste largement ignoré. Et pour mesurer l'enjeu, il faut souligner que, par exemple, environ la moitié de la population égyptienne n'a pas accès à un logement décent, c'est-à-dire un habitat sécurisé et digne.

Multiples sont les facteurs qui expliquent ces problèmes. De nombreux pays de la région comme l'Égypte, le Yémen ou l'Algérie ont connu une explosion urbaine due aux migrations des campagnes vers les villes. Divers programmes ont tenté de répondre à la demande croissante de logements, mais les populations insolvables ont souvent été écartées de ces initiatives au profit des classes moyennes. À ceci il faut ajouter la dérégulation des marchés foncier et immobilier qui ne permet pas aux familles à faible revenu d'accéder à la propriété ni au marché locatif.

Dans ce contexte, l'attribution de logements sociaux est une solution pour beaucoup, mais renforce un système clientéliste. Nombre de familles se détournent du marché formel pour construire leur maison en dehors du cadre réglementaire. Ce phénomène est couramment appelé « habitat informel ». Les logements non réglementaires, ou « d'émanation populaire » selon l'expression utilisée par Agnès Deboulet1, revêtent des réalités sociales et économiques diverses : l'habitat en tôle assimilé aux bidonvilles, la maison en dur bâtie sur des terres agricoles, les squats de logements insalubres et insécurisés dans les centres-villes, la maison construite sur une parcelle plus grande que celle autorisée…

Des politiques urbaines incohérentes

Si vivre dans un logement décent est un enjeu de taille, le conserver en est un autre. Expulsions et démolitions sont des pratiques courantes. Les incohérences des politiques d'urbanisme peuvent créer des situations périlleuses pour les populations. Par exemple, les lois égyptiennes visant à encadrer le marché locatif, notamment lorsque le gel des loyers cohabite avec la dérégulation du marché, est un frein majeur à la rénovation de nombreux immeubles anciens du Caire. Il n'est pas rare de voir des bâtiments effondrés ou à demi effondrés alors que des familles vivent encore à l'intérieur.

À l'opposé, on note les conséquences très graves que peut avoir l'absence de mesures concernant l'habitat. Toujours en Égypte, on rappellera le drame de Duwayka, en 2008, qui a coûté la vie de 107 personnes lorsque d'énormes blocs de roche se sont décrochés de la colline et sont tombés sur un quartier informel.

À ceci s'ajoutent les effets des politiques néolibérales sur le marché immobilier et foncier, dont la gentrification, phénomène encore timide dans la région, est l'un des corollaires. Car pour investir dans un quartier et générer du profit pour des investisseurs privés, il faut souvent expulser les populations pauvres et démolir les immeubles anciens pour reconstruire du neuf.

Autre menace sur le logement : la guerre. Fuir la violence et quitter son domicile sont les conséquences de toutes les guerres. De la Syrie à la Palestine, on ne compte plus le nombre de familles expulsées, qui ont vu leur maison détruite, et qui se rassemblent ensuite dans des camps de réfugiés à la recherche d'un logement de fortune.

Des visages derrière les murs

Les membres du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe ont voulu explorer les différences facettes de ces problèmes. Ils publient une série d'articles visant à montrer les visages derrière les murs, à raconter les drames et les luttes, à interroger les causes exogènes et endogènes. En partant de situations concrètes qu'ils ont observées, ils font état de la complexité du phénomène, car la question du logement est à la croisée du social et du politique, et mélange les dimensions économiques et culturelles. Mais c'est surtout une histoire d'hommes, de femmes et d'enfants qui forment des familles, construisent leur mémoire et protègent leur intimité.

— Depuis l'indépendance, la crise du logement est un enjeu majeur en Algérie. Pour tenter de répondre à une demande croissante, plusieurs programmes ont vu le jour, parmi lesquels le programme de « logement public locatif » qui permet aux classes populaires d'accéder à un logement social. Laurence Dufresne Aubertin (Orient XXI) analyse les formes de mobilisation menées par les femmes pour obtenir un tel logement afin d'échapper à l'inconfort, à l'insalubrité ou à la surpopulation de leur habitat. Loin des contestations médiatisées, elles occupent quotidiennement les salles d'attente des administrations, nouent des liens de sociabilité et expriment leurs revendications dans l'espace public en s'appuyant sur la famille comme entité politique.

— Abordant le sujet d'un autre angle, Ghania Khelifi (Babelmed) met en lumière les injustices structurelles auxquelles sont confrontées les femmes en Algérie pour avoir un logement (Code de la famille, pratiques usuelles des juges, inscription d'un logement au nom de l'époux…). Les femmes divorcées, veuves, étudiantes, mères célibataires font face à de nombreux obstacles : la discrimination, le harcèlement, les violences physiques ou psychologiques, les décisions de justice en leur défaveur.

— L'article de Najla Ben Salah (Nawaat) s'intéresse au processus de gentrification en cours dans le quartier de l'Ariana, au nord de Tunis. En juin 2021, l'expulsion d'une octogénaire et de sa famille ayant vécu soixante ans dans une maison de centre-ville a suscité une forte mobilisation. Mais le mouvement visant à expulser les habitants pour démolir d'anciennes maisons et les remplacer par des immeubles de plusieurs étages dans le but de multiplier les profits semble bien irréversible. Face aux violations des droits sociaux des habitants, les autorités publiques ne font rien.

— Sandra Al-Richani (Mashallah News) propose une promenade dans le quartier chiite Khandaq Al-Ghamiq, situé à cinq minutes du centre-ville de Beyrouth. Elle part à la rencontre des habitants et recueille leurs témoignages pour retracer l'histoire du quartier et son évolution. Depuis la seconde partie du XIXe siècle les flux de migrants convergent vers Beyrouth, et notamment dans ce quartier très cosmopolite. Mais la crise de 1958 marque la fin de l'« âge d'or » du quartier qui voit les tensions communautaires exacerbées. Situé sur la ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest, Khandaq se vide de ses habitants. À la fin de la guerre civile, quand l'heure de la reconstruction du centre-ville de la capitale a sonné, le quartier de Khandaq est oublié des investisseurs. Son patrimoine se délabre, et les travailleurs pauvres s'y rassemblent dans des logements décrépits.

— En réaction à la nouvelle loi sur le logement en Égypte annoncée par le gouvernement du président Abdel Fattah Al-Sissi en août 2020, Mostafa Mohie et Mohamed Tarek (Mada Masr) présentent une vidéo qui explique pourquoi tant d'habitations sont construites en dehors du cadre légal, et sont menacées de démolition. La crise agricole et la dérégulation du marché immobilier ont contribué à la croissance des constructions de ces habitations sur des terres agricoles. Des solutions visant à encadrer les quartiers informels existent, mais ne sont pas appliquées par le gouvernement qui poursuit la construction de villes non adaptées aux populations rurales.

— C'est une étude précise sur le risque des inondations dans plusieurs quartiers de Sanaa que présente Luft Al-Sarrari (Assafir Al-Arabi). La capitale yéménite est confrontée à une expansion urbaine incontrôlée qui s'explique par de multiples facteurs : l'arrivée massive de migrants qui fuient la guerre ; les incohérences des politiques d'urbanisme ; la poussée des habitats non réglementaires encouragés par des investisseurs. L'absence de planification urbaine permet une expansion des quartiers informels sur les anciens lits des oueds. Or les dernières inondations en 2020 ont causé d'importants dégâts dans ces quartiers, détruisant de nombreux habitats. Sous les effets du changement climatique et des répétitions de tels événements, l'auteur s'interroge sur les solutions proposées par le gouvernement.

— S'intéresser au logement, c'est aussi regarder la maison comme un objet politique, historique et culturel. Il est impossible d'évoquer la maison palestinienne sans comprendre le contexte d'occupation et de colonisation israélienne et ses conséquences sur l'habitat des Palestiniens. L'article de Filastinyat rappelle ce qu'a été la perte de la maison pour les familles palestiniennes expulsées par les Israéliens en 1948 et leur impossible retour, dont la clé est le symbole. Depuis lors, les expulsions forcées, les démolitions de maisons comme sanctions collectives… se poursuivent.

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Al-Jumhuriya, Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1Vers un urbanisme d'émanation populaire : compétences et réalisations des citadins : l'exemple du Caire, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 12, 1994.

Qui sont les prisonniers politiques palestiniens en Israël ?

Par : Nora Togni

En Israël, on compte en 2021 4 650 prisonniers politiques palestiniens, 520 d'entre eux se trouvent en détention administrative. Cette procédure, largement utilisée par l'armée israélienne, souvent de manière arbitraire, permet de garder les prisonniers pour une durée indéterminée sans charges ni inculpation, et sans que leur avocat n'ait accès à leur dossier. Ainsi, le droit des détenus à toute forme de défense et à un procès équitable est nié, ce qui constitue une violation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui reconnaît le droit d'un individu arrêté d'être informé, au moment de son arrestation, des motifs et de toutes les charges retenues contre lui. De plus, les détenus administratifs subissent de sévères restrictions quant à leur droit de communiquer avec leur famille et à recevoir un traitement médical.

Parmi les détenus administratifs célèbres, il y a l'avocat franco-palestinien [Salah Hamouri-3723], qui a passé sept ans de sa vie dans les prisons israéliennes, dont trois en détention administrative.

En théorie, la durée la détention administrative est de six mois au maximum, mais elle peut être renouvelée de manière illimitée par un tribunal.

Un continuum colonial

L'origine de la détention administrative remonte à l'époque du mandat britannique en Palestine (1920-1948). En Israël, c'est surtout à partir de 1967 qu'elle entre en application afin de réprimer les mouvements palestiniens qui combattent l'occupation.

La fréquence du recours à la détention administrative a fluctué depuis cette date. Mais depuis le déclenchement de la deuxième intifada, en septembre 2000, la réponse israélienne aux soulèvements palestiniens s'est faite plus répressive, et le nombre de détenus administratifs n'a cessé d'augmenter. En 2002, on comptait 11 000 détenus dans les prisons israéliennes, dont plus de 1000 en détention administrative.

Détention des mineurs

Une autre pratique largement utilisée par l'armée israélienne est celle de la détention des mineurs. Chaque année, environ 700 enfants palestiniens passent devant les tribunaux militaires israéliens, après avoir été arrêtés, interrogés et détenus par l'armée israélienne. Les mineurs ne sont pas soumis à une procédure d'interrogatoire adaptée aux enfants. Ils ne bénéficient pas non plus de la présence d'un avocat ni d'un membre de leur famille lorsqu'ils sont interrogés.

L'accusation la plus courante qui leur est portée est d'avoir jeté des pierres sur les soldats israéliens, un crime passible d'une peine pouvant aller jusqu'à 20 ans de prison selon la loi militaire. Comme la détention administrative, celle des mineurs a connu une forte augmentation après le déclenchement de la deuxième intifada en 2000. Depuis, plus de 12 000 enfants palestiniens ont été emprisonnés.

On note également un nouveau pic d'arrestations de mineurs après le soulèvement palestinien et les attaques anti-israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem d'octobre 2015, en réaction à l'intensification de la colonisation des territoires palestiniens. Le nombre d'enfants palestiniens en détention a alors presque doublé, pour atteindre un total de 307 incarcérations durant le seul mois d'octobre, contre 155 en août 2015. Les statistiques officielles palestiniennes indiquent l'arrestation de plus de 929 enfants au cours de l'année 2015.

Alors que la Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant définit comme mineur « tout être humain âgé de moins de 18 ans », l'âge de la responsabilité criminelle des Palestiniens selon la loi militaire israélienne est de 12 ans. En 2018, Ahed Tamimi, jeune Palestinienne de 17 ans, a été condamnée à 8 mois de prison ferme par un tribunal militaire israélien, pour avoir « attaqué un soldat et entravé ses fonctions ».

La détention des mineurs demeure une pratique courante dans les territoires occupés. En avril 2021, soit à la veille du soulèvement global dans les territoires de la Palestine historique, le nombre de mineurs détenus dans les prisons israéliennes était de 168. À noter que cette pratique s'est également étendue aux Palestiniens de l'intérieur : des dizaines d'enfants ont été arrêtés en Israël entre le 9 et le 14 mai 2021.

Plusieurs ONG, dont l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT), dénoncent régulièrement la pratique quasi institutionnelle de la torture à l'égard des prisonniers palestiniens, qu'ils soient majeurs ou mineurs.

Tunisie. À L'Ariana, la modernisation à marche forcée

La gentrification s'accélère à L'Ariana, au nord de Tunis. Des habitants de logements anciens sont « dépouillés de leur mémoire », expulsés souvent sans ménagement ni relogement au mépris du droit, pour permettre la multiplication des rutilantes tours de bureaux et des immeubles modernes.

Au cœur historique de L'Ariana, à quelques mètres du mausolée de Sidi Ammar, le saint patron de la ville, s'alignaient des maisons bâties à l'ancienne : un patio, une cour intérieure, et un étage supérieur traditionnellement appelé « Al-Ali ». Avec le temps, certaines de ces demeures ont été vendues et transformées en immeubles modernes à plusieurs étages, tandis que d'autres résistent encore à l'effondrement ou aux projets de reconversion. La hausse galopante des prix de l'immobilier dans le quartier a accéléré la gentrification.

Mehreziya avait à peine une trentaine d'années quand elle y a emménagé. Mais voici que la vieille dame se retrouve à la rue. Les nouveaux propriétaires des lieux l'ont expulsée. Ses quelques biens, ses vêtements, ses vieux souvenirs sont restés entassés entre les murs de la maison, et elle a été mise sur le pavé. Sa nièce, l'activiste Rania Majdoub, a passé toute son enfance dans la bâtisse désormais interdite. La voici accompagnée de son autre tante, Sarrah, toutes deux mobilisées sur le trottoir pour défendre les droits de leur parente.

Mehreziya est hébergée par l'une de ses filles, à un quart d'heure à pied de son ancienne demeure. Le quartier est de construction récente. La maison se veut moderne avec son petit jardin à l'entrée. La vieille dame, allongée sur un banc de bois, évoque tristement ses souvenirs de la maison dont elle a été chassée.

J'ai emménagé dans cette maison, en face de Sidi Ammar, en 1961. Auparavant, j'habitais à Tunis, du côté de Lafayette. J'aimais beaucoup ce quartier. Puis nous avons dû déménager à Kairouan, à cause du travail de mon époux. Il était chauffeur des véhicules du cinéma itinérant. Puis nous sommes retournés à la capitale. Et mon mari m'a annoncé que nous allions nous installer à l'Ariana. Ça m'a d'abord déplu. Mais je n'ai plus quitté cette maison, jusqu'à mon expulsion.

« Où es-tu Sidi Ammar ? »

De son filet de voix haché par l'émotion, la dame fredonne des passages d'une vieille chanson écrite par Ali Riahi pour l'artiste Fethia Khairi. Les paroles du morceau reprennent en guise de refrain des louanges à l'air vivifiant de l'Ariana, et aux vertus de ses eaux de source. Elle se rappelle le mausolée qui accueille chaque année les femmes distillant l'eau de rose et de fleurs d'oranger. Levant les yeux au plafond, elle invoque le saint patron de la cité : « Où es-tu Sidi Ammar ? »

Pendant quelques minutes, elle parle sans interruption de la propriétaire de la maison qui s'occupait d'elle. De ses voisins juifs avec qui elle partageait le loyer, avant qu'elle ne devienne l'unique locataire de la demeure. Puis elle évoque les murs du mausolée qui arboraient des images retraçant l'épopée de Habib Bourguiba et de la construction du pays, avant que ces représentations ne soient effacées. Mehreziya parle de ses fils, dont l'un est frappé de cécité, et s'attarde tendrement sur la peau sombre de l'autre. Assaillie par les souvenirs, la vieille dame évoque sa proximité avec la chanteuse Oulaya, et ses relations avec l'épouse du violoniste défunt Ridha Kalai.

Elle est ravie de raconter la visite que lui avaient rendue dans sa maison les anciens ministres Chedly Klibi et Mohamed Masmoudi. Sa chakchouka, petit plat aussi populaire qu'épicé avait été particulièrement appréciée par les illustres personnages, dit-elle. Et c'est avec fierté qu'elle raconte que son mari a été le chauffeur d'artistes aussi célèbres que Fahd Ballan, Farid El-Atrache, Laure Daccache, Abdelhalim Hafez, Fairouz et Myriam Makeba lors de leurs tournées en Tunisie.

Le jour où un concert de la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum a été retransmis à la télévision, elle a sorti le poste devant sa maison, pour partager le spectacle avec ses voisins et les passants. « C'était une journée joyeuse, tout le monde a dansé devant chez moi », se souvient-elle. « Les femmes qui allaient au marché de l'Ariana passaient me voir pour une petite pause. J'avais l'habitude de préparer quelques plats pour les passants et les pauvres. En 1984, j'ai ouvert ma porte à des personnes pourchassées par la police lors des émeutes du pain. »

Mais c'est en larmes que Mehreziya relate son expulsion :

Il était à peine 6 heures du matin. Je dormais dans une chambre, et mes fils étaient dans l'autre pièce. Les policiers ont fait irruption. Ils ont d'abord chassé les garçons, puis le reste de la famille. C'était le chaos chez moi, et je craignais que mes affaires ne soient endommagées.

Et ce départ forcé ravive en elle des douleurs anciennes :

Cela fait longtemps que je ne me suis pas rendue au quartier de Lafayette, où j'ai habité pendant des années. J'aimais cet endroit et ça m'a fait de la peine de le quitter. J'y ai laissé mes amis italiens, et connu l'artiste Naâma. Je m'occupais de ses enfants quand elle donnait ses spectacles.

Mehreziya pleure lorsqu'elle se souvient de l'humiliation que lui a réservée le gouverneur de la localité, quand elle est allée se plaindre de son expulsion. « Au début, il m'avait promis de trouver une solution. Puis il m'a menacée de me placer dans un hospice pour personnes âgées. Cet État ne diffère guère d'Israël », souligne-t-elle.

Démolition de la mémoire

Les investisseurs visent à acquérir de vieilles propriétés en vue de les démolir et de construire à leur place des immeubles de plusieurs étages. Le scénario est désormais bien rodé dans le quartier. Ainsi, une maison en face de celle de Meherziya a été vendue avant d'être démolie et remplacée par un immeuble à la façade rutilante. Et dans le même quartier, la demeure de la chanteuse emblématique tunisienne Oulaya a cédé la place à un nouveau bâtiment. Il ne reste plus grand-chose de la vieille ville de l'Ariana, une cité traditionnellement rurale, dont l'histoire remonte au XIIIe siècle. Les nouveaux bâtiments résidentiels et commerciaux ont défiguré la cité.

Les souvenirs de nombreux habitants de l'Ariana sont ainsi ensevelis sous les décombres ; les propriétaires n'interviennent guère pour sauver leurs maisons du délabrement. Ce faisant, ils visent à récupérer les terrains sur lesquels sont bâties leurs propriétés, tout en évitant les complications des procédures d'expulsion de leurs anciens locataires, qui occupent souvent les lieux depuis de longues années.

Selon le sociologue Foued Ghorbali, l'État a adopté une logique d'épuration contre la population rurale, afin de protéger les caractéristiques de la ville moderne, et l'a poursuivie dans les vieux quartiers. Ainsi, la plupart des villes tunisiennes ont été bâties dans le déni de la dimension démographique, et sans même prendre en compte certaines valeurs, déplore le sociologue. Les villes sont à présent basées sur la société de consommation et l'individualisme, souligne-t-il, notant que l'individu y est encerclé de bureaux et d'immeubles commerciaux.

Les habitants des campagnes ont été refoulés pour qu'ils n'affectent pas les zones urbaines. Et voici que les riches prennent d'assaut les pauvres, et envahissent leurs « frontières » résidentielles pour construire des bâtiments à plusieurs étages. Les quartiers populaires sont ainsi encerclés, et leurs habitants aliénés en raison du nouveau mode de vie qui leur est imposé, relève Ghorbali. « L'espace public aménagé crée de la violence contre les femmes, et la ville, dans sa forme consumériste et individualiste, présente des possibilités de discrimination contre les femmes et contre l'individu en général », précise-t-il.

Les habitants « dépouillés de leur mémoire », selon les termes du chercheur, font part de leur souffrance d'avoir été expulsés par l'État ou par les propriétaires fonciers. Ainsi, Meherziya exprime la douleur ressentie après avoir dû abandonner ses voisins, et ses vieilles connaissances du marché populaire adjacent à sa maison. Aussi modeste soit-elle, la demeure constituait le réceptacle de ses souvenirs. Sa petite-fille Rania Majdoub déplore que l'État ne soit pas intervenu pour éviter qu'une femme âgée soit mise à la rue, dans un contexte marqué par une grave épidémie.

L'inaction des autorités locales

Les autorités locales ne semblent guère envisager d'aider les groupes vulnérables en cas d'expulsion de leur domicile. Nawaat n'a pas été en mesure de joindre le maire de L'Ariana, Fadhel Moussa. Celui-ci a même ordonné de disperser le sit-in organisé en soutien à Meherziya, en invoquant « l'occupation illégale du trottoir public ». Selon la responsable de l'information de la municipalité, le service social de la mairie n'a pas prévu de budget pour les femmes, les personnes âgées, les enfants, ou les handicapés susceptibles d'être expulsés de leur logement. Traiter de tels cas d'urgence ne relève pas des prérogatives de la municipalité, mais pourrait être du ressort de la délégation, a-t-elle précisé.

Sana Ben Achour, l'ancienne présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates qui dirige actuellement l'Association Beity (ma maison) est particulièrement critique à l'égard des lois régissant le logement en Tunisie. Elle déclare à Nawaat que les lois n'ont pas été amendées de manière à appréhender les cas humanitaires similaires à celui de Meherziya. « Les lois sont censées régir les relations pour les améliorer, et non pour aviver les tensions », souligne-t-elle. L'expulsion d'une femme âgée de son logement en temps d'épidémie est un crime dont l'État est complice, martèle Ben Achour.

La loi tunisienne accorde aux locataires le droit de rester ; encore faut-il qu'ils puissent attester de leur statut. Or, le propriétaire de la maison où habitait Meherziya n'a pas voulu encaisser de loyer depuis 2009. De ce fait, la vieille dame a perdu son statut de locataire, et se retrouve privée de son droit de rester dans son logement. Sanaa Ben Achour se déclare fermement opposée à cette loi :

La bonne foi devrait suffire pour que les catégories vulnérables ou les personnes dans des situations critiques puissent jouir de ce droit. Et Meherziya doit jouir de ce droit, car c'est une femme âgée. L'autorité locale doit la protéger et lui éviter de devenir une sans-abri.

La crise du logement touche les femmes de plein fouet. « De nombreuses femmes tunisiennes sont dépouillées de leurs biens et spoliées par leurs frères de leur héritage, en particulier quand il s'agit d'un logement. C'est pourquoi l'association a demandé dans son rapport la promulgation de lois accordant le droit à un logement décent aux femmes victimes de violence conjugale », note Ben Achour.

Et de conclure :

En Tunisie, les femmes et les personnes âgées sont protégées par des lois. Notre pays a ratifié sans réserve le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. L'article 21 de la Constitution tunisienne dispose que l'État assure à ses citoyens les conditions d'une vie décente. L'État est donc obligé de protéger ces droits.

Encore faut-il que les articles constitutionnels promulgués depuis plus de sept ans soient enfin respectés dans les faits.

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Al-Jumhuriya, Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

Le néoconservatisme, une idéologie en faillite mais un héritage pérenne

Si les défaites américaines en Irak et en Afghanistan ont marqué l'échec de l'idéologie néoconservatrice aux États-Unis, son héritage reste présent non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe, où on agite l'épouvantail d'un Occident sans cesse menacé par les « barbares ».

Le soir du 11 septembre 2001, dans un discours préenregistré, le président américain George W. Bush déclare que l'Amérique a été attaquée parce qu'elle est « le phare le plus brillant au monde de la liberté et de l'opportunité, et personne n'empêchera cette lumière de briller ». Dans un long article établissant un bilan américain des événements advenus il a deux décennies et de leurs suites, appuyé sur le recensement et la critique d'une quinzaine des meilleurs ouvrages et de divers rapports d'enquête publiés sur ce sujet, Carlos Lozada, journaliste au Washington Post réplique a posteriori : « Bush avait raison. Al-Qaida n'avait pas les moyens d'épuiser la promesse de l'Amérique. Seuls nous-mêmes étions en mesure de nous l'infliger »1.

Et c'est bien ce qu'il est advenu. Le titre de l'article de Lozada : « Le 11 septembre était un test. L'Amérique y a échoué » résume l'état d'esprit général qui ressort de la quasi-totalité des ouvrages : les États-Unis, dans l'après 11-Septembre, ont failli. Et presque tous les auteurs pointent du doigt, nommément ou implicitement, un responsable majeur : le néoconservatisme, un mouvement politique qui s'est emparé des rênes de l'État fédéral américain au lendemain des attentats d'Al-Qaida. Un mouvement porteur d'une idéologie qui a non seulement amené le pays à s'engager dans deux guerres, en Afghanistan puis en Irak, qui se termineront par des retraites lamentables, mais qui a plus encore grandement participé à l'affaiblissement au Proche-Orient de la première puissance mondiale.

La « guerre contre le terrorisme » au cœur de l'idéologie

Selon le néoconservatisme, le XXIe siècle devait voir le triomphe exclusif d'une Amérique devenue la superpuissance unique et incontestée. Deux décennies plus tard, ce serait lui faire trop d'honneur que d'attribuer à la seule idéologie néoconservatrice la responsabilité de l'affaiblissement américain que chacun peut constater à l'échelle mondiale, et tout particulièrement en Orient. Mais sa contribution majeure à cet affaiblissement est criante. Au cœur de cette idéologie figurait un corpus de concepts dont l'un, au lendemain du 11-Septembre, deviendra prééminent. Il s'agit de la « guerre au terrorisme », qui donna forme à un acronyme : la GWOT, pour « Global War on Terror », la guerre mondiale au terrorisme. Cette guerre, conçue par la mouvance « neocon », comme disent par abréviation les Anglo-Saxons aboutira à deux fiascos retentissants, en Irak et en Afghanistan, et à une faillite politique. En suivant les idéologues néoconservateurs, écrit Lozada, « Bush a offert à son ennemi exactement ce qu'il attendait : il a démontré que les États-Unis étaient en guerre contre l'islam, et que nous étions de nouveaux croisés ».

Pourtant, le néoconservatisme avait connu des premiers pas très encourageants dans son ambition première : le domaine économique. Son influence commence sous l'ère du démocrate Jimmy Carter, président de 1977 à 1981. Il développe une hostilité radicale au New Deal, la politique sociale progressiste adoptée par le président Franklin D. Roosevelt pour résorber la grande crise économique des années 1930 et qui se poursuit alors. L'idéologie néoconservatrice s'inscrit dans une mouvance plus large qui privilégie l'exemplarité de la réussite personnelle et la primauté du mérite individuel sur le contrat social. Dès 1963, Irving Kristol, un des pères du néoconservatisme, juge l'État-providence « obsolète »2. Il prône l'abandon des prestations sociales.

Sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989), les « néocons » prennent leur essor. Ils s'allient alors aux nationalistes agressifs, déjà représentés au gouvernement par Dick Cheney et Donald Rumsfeld, que l'on retrouvera aux postes de commande de la Maison Blanche vingt ans plus tard, après le 11-Septembre.

La différence entre néocons et nationalistes est que les seconds, cyniquement motivés par la seule promotion des intérêts américains, se préoccupent peu de contribuer au bonheur des peuples ou à l'expansion de la démocratie, quand les néoconservateurs, eux, se parent des habits du progrès et théorisent l'idée que l'intérêt américain accompagné du modèle de société qu'il véhicule constitue le phare universel unique qu'ils entendent imposer. Après la chute du Mur de Berlin en 1989 et la disparition de l'URSS, les néocons voient leur capacité d'influence croître encore. L'un de leurs grands idéologues, Charles Krauthammer qualifie ce basculement planétaire de « moment unipolaire ». N'ayant plus d'adversaire, l'Amérique peut agir à sa guise. Le politologue Francis Fukuyama théorise la « fin de l'histoire », le triomphe définitif du modèle démocratique capitaliste américain. En 1996, deux idéologues phares de cette mouvance, William Kristol et Robert Kagan, publient un article retentissant où ils proclament que « l'hégémonie mondiale bienveillante » des États-Unis relève de l'ordre naturel des choses et qu'elle peut être imposée par la force en cas de nécessité3.

Ainsi le néoconservatisme développe désormais une vision où la légitimité de leur pays à diriger le monde unilatéralement résulte d'une sorte de droit naturel. Bientôt, ils vont préciser leur échéancier. Le Proche-Orient se résume à leurs yeux à une série de dictatures entourant leur unique allié fiable et respectable, Israël, seule démocratie de cette région. Il sera le terrain d'expérimentation de leurs thèses. Lorsqu'en janvier 1991 le président George Bush père lance une guerre contre Saddam Hussein qui a annexé le Koweït, il est soutenu par les grands pays occidentaux (Royaume-Uni, France, etc.), mais aussi par le Maroc, l'Égypte, la Syrie, l'Arabie saoudite et les monarchies du Golfe. Il dispose d'un mandat de l'ONU pour obliger les troupes irakiennes à quitter le Koweït, ce qu'il obtient en deux semaines de combat. Mais, contrairement à l'espoir des néocons, qui souhaitent profiter de l'aubaine pour renverser Saddam Hussein, Bush père refuse d'enfreindre la résolution de l'ONU et de lancer ses forces à l'assaut de Bagdad.

Les néoconservateurs ne le lui pardonneront jamais. Dès lors, ils n'auront de cesse de faire de Saddam Hussein l'épouvantail menaçant la paix mondiale. Dès 1992, dans un rapport secret, Paul Wolfowitz, sous-secrétaire à la défense et néoconservateur de premier plan, prône la « guerre préventive » – c'est-à-dire une guerre non conforme au droit international, pour renverser le président irakien. En 1998, Paul Kagan et lui rédigent une lettre ouverte au président Bill Clinton dans laquelle ils lui enjoignent de renverser Saddam par la force ; lettre qui sera signée par une vingtaine de néoconservateurs.

Lorsque le 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden lance ses terroristes contre les tours jumelles de Wall Street et le Pentagone (et échoue à faire de même avec le Capitole à Washington), l'occasion apparait instantanément comme une aubaine. Le soir, Donald Rumsfeld réunit son cabinet. Un des membres, Stephen Cambone, notera les propos du secrétaire à la défense : « Voir si possible frapper SH (Saddam Hussein), pas seulement OBL (Oussama Ben Laden). Frapper massivement, tout balayer. Que les choses soient liées ou pas »4

Relisons bien : « Que les choses soient liées ou pas » : que Saddam soit impliqué ou pas dans les attentats, qu'il ait ou n'ait pas de lien avec Ben Laden importe peu. Il s'agit de profiter des circonstances. Dans quel but ? Pour les néoconservateurs, la soumission de l'Afghanistan, puis celle de l'Irak seront la rampe de lancement d'un « Grand Moyen-Orient » démocratisé, tout à la dévotion de Washington. Au-delà se profile une ambition internationale gigantesque : garantir que le XXIe siècle sera celui d'une domination sans partage des États-Unis sur la planète. D'ailleurs, l'un des principaux think tanks néocons affiche fièrement cette ambition : il se nomme le « Projet pour un nouveau siècle américain ».

« Je me fiche de ce que vont dire les juristes internationaux »

Dans Contre tous les ennemis (Albin Michel, 2004), Richard Clarke, responsable du contre-terrorisme à la Maison Blanche en 2001, se souvient de la réaction de Bush aux propos d'un conseiller qui évoquait le droit international : « Je me fiche de ce que disent les juristes internationaux, on va botter des culs ». « Le message, écrit Lozada, était sans ambiguïté : la loi est un obstacle à un contre-terrorisme efficace ». L'idée centrale du néoconservatisme, c'est que pour mieux défendre les droits démocratiques, il faut commencer par rogner le droit et s'émanciper de la démocratie. C'est cette ambiguïté qui va mener ses partisans à leur perte : d'un côté, ils veulent offrir à la pointe du fusil la démocratie qui leur convient aux peuples qui en sont privés ; de l'autre, ils entendent y parvenir sans faire aucun cas des droits humains. De là l'épouvantable prison de Bagram, en Afghanistan, puis les prisons secrètes de la CIA disséminées de par le monde, puis le bagne de Guantanamo, puis la découverte des crimes d'Abou Ghraïb qui vont scander les guerres en Afghanistan et en Irak. Dans ces deux pays, le « regime change », ce changement de régime qui est la clé de voûte de la pensée néoconservatrice ressemble comme deux gouttes d'eau à une occupation coloniale.

Formellement, le néoconservatisme a la prétention d'être une morale. « Nous sommes bons », avait martelé George W. Bush lors de sa première allocution sur « l'état de la Nation » suivant le 11-Septembre, où il avait désigné les membres de « l'axe du Mal » (l'Iran, l'Irak et la Corée du Nord). Il bénéficie du soutien d'universitaires de premier plan, dont le célèbre Bernard Lewis, qualifié de « plus grand orientaliste au monde ». L'homme assure aux dirigeants américains que les Irakiens accueilleront leurs troupes par une ovation mêlant la joie et la reconnaissance éperdue envers leurs bienfaiteurs. On connait la suite. L'armée américaine conquiert l'Irak sans résistance, mais très rapidement, le pays sombre dans un chaos inouï. Bush a commencé par nommer un idéologue néoconservateur convaincu à un poste qui fait de lui un proconsul américain en Irak. Son nom est Paul Bremer. Difficile de trouver plus ignare et engoncé dans ses convictions obtuses. Quelques analystes de la CIA s'en arrachent les cheveux. L'homme ne pense qu'à l'exploitation pétrolière et à l'installation d'une bourse des valeurs en Irak. Il va commettre toutes les erreurs possibles, y compris du point de vue américain. Sa certitude que le futur de l'Irak réside dans un État structuré par les divisions ethnoreligieuses aboutira vite à un chaos interreligieux effroyablement violent. Il permettra aussi l'épanouissement d'un régime où l'Iran, l'autre ennemi régional prééminent de Washington, parviendra en Irak à une influence. dont il n'aurait jamais pu rêver auparavant. Cette guerre américaine devait, entre autres, préluder à une mise au pas de l'Iran, elle aboutira vite à renforcer sa position régionale.

Dans The Forever War5, Dexter Filkins décrit, loin de leurs ambitions officielles, le fond réel de la pensée néoconservatrice : « Avec une bonne dose de peur et de violences et beaucoup d'argent pour entreprendre des projets, nous pouvons convaincre ces gens que nous sommes là pour les aider », lui a expliqué un colonel américain. La phrase est cynique, mais résume en quelques mots cette idéologie : le glaive dans une main, les dollars dans l'autre. Ce vœu pieux s'avèrera rapidement aussi vide que les autres certitudes néoconservatrices. Bientôt, Al-Qaida, qui n'avait jamais existé avant en Irak, s'y développe à un rythme galopant. Les affrontements interethniques font des dizaines de milliers de morts. En trois mois, le pays sombre dans un effroyable chaos.

Dans un aveu rare, après deux ans d'occupation, Rumsfeld avouera : « Nous n'avons aucune visibilité sur qui sont les méchants ». Un ex-coordinateur des interventions en Afghanistan puis en Irak, le général Douglas Lute, reconnaîtra : « Nous n'avions pas la moindre idée de ce dans quoi nous nous étions lancés »

Qui peut croire que l'Amérique représente « le Bien » ?

Les certitudes ignares des néocons avaient amené Washington à multiplier les bourdes. La suite est une déconfiture rapide, l'armée américaine multipliant les changements de stratégie dans l'espoir de plus en plus vain de stabiliser l'Irak. Aux États-Unis, la contestation enfle. Ce n'est pas tant l'absence de toute « arme de destruction massive », dont la supposée détention par Saddam Hussein constituait une pseudo-justification pour lui mener la guerre qui jette un doute sur les assurances préalables des néoconservateurs, mais la découverte des multiples mensonges et dissimulations inventés pour la justifier. Bientôt, les révélations sur ce qui se passe dans la prison pour « terroristes » d'Abou Ghraïb, les tortures et humiliations que les geôliers y font subir à ceux qu'ils détiennent, font basculer l'opinion. L'Amérique perd le statut de victime hérité du 11-Septembre. Qui, à la vue des épouvantables photos diffusées dans la presse et sur les écrans, peut encore croire que l'Amérique incarne « le Bien » ?

En 2011, les forces américaines évacuent l'Irak en quasi-totalité, après huit ans d'une guerre d'où ils sont sortis laminés. Dix ans plus tard, ils feront de même avec l'Afghanistan, qu'ils restitueront aux mêmes « terroristes » (les talibans) qu'ils étaient venus éradiquer à jamais. Ce qui reste de la « guerre mondiale au terrorisme », écrit Spencer Ackerman, se résume en une idée simple : « Le terroriste, c'est celui que vous désignez comme tel »6, en d'autres termes l'ennemi utile.

Aujourd'hui, la faillite du néoconservatisme et l'inanité du concept de « guerre au terrorisme » sont acquises auprès de la plupart des commentateurs américains. Pour autant, l'idéologie néoconservatrice s'est-elle évaporée ? Comme l'estime Baher Azmy, directeur juridique du Centre pour les droits constitutionnels à Washington, la réaction des gouvernants américains au 11-Septembre n'a « pas seulement consisté en une série de politiques aléatoires et de réponses incohérentes, elle a été une construction idéologique qui a affecté en profondeur toute notre culture politique et judiciaire »7. On aurait tort de croire que cet impact culturel s'est évaporé. Au contraire, la marque laissée par le néoconservatisme persiste de manière non négligeable au sein des opinions publiques occidentales. Chaque attentat commis par un groupe djihadiste suscite immédiatement un torrent de réactions qui rappellent, dans leur essence, celles qui suivirent le 11-Septembre. Cela commence par la propension, exprimée avec plus ou moins de véhémence, à assimiler l'islam en tant que tel à la forme moderne de la barbarie. Avec pour corollaire une vision retrouvant des accents anciens de défense de l'Occident dans un monde perçu comme de plus en plus menaçant pour ses « valeurs ». Cela s'accompagne enfin d'un réflexe quasi pavlovien à rechercher dans l'usage de la force, dans la limitation des droits démocratiques et la surveillance accrue et incontrôlée des populations (y compris les populations victimes des actes de terreur) la panacée pour mener des « guerres au terrorisme » toujours renouvelées et toujours plus inefficaces et qui, chaque fois, s'accompagnent au plan intérieur d'une poussée de xénophobie et de racisme et, au plan extérieur, de politiques fleurant bon le néocolonialisme.

En quoi, s'interroge Ackerman, le 11-Septembre a-t-il joué un rôle dans l'accession de Trump à la Maison Blanche ? Lozada résume ainsi sa pensée :

Sans la guerre au terrorisme, il est plus difficile d'imaginer un candidat à la présidentielle [Donald Trump] dénonçant un commandant en chef en exercice [Barack Obama] comme un étranger, un musulman illégitime — et utilisant ce mensonge comme une plate-forme politique à succès. Sans la guerre au terrorisme, il est plus difficile d'imaginer une interdiction d'entrée du territoire à des personnes au seul motif qu'elles sont musulmanes. Sans la guerre au terrorisme, il est plus difficile d'imaginer des manifestants américains qualifiés de terroristes […] Trump était une force disruptive, mais il y avait aussi chez lui beaucoup de continuité.

Et cette continuité descendait en droite ligne de l'abandon assumé par le néoconservatisme des normes démocratiques et du droit international.

De fait, l'idéologie de la « guerre au terrorisme » reste prégnante dans les pays occidentaux. En France, par exemple, son influence est encore notoire au Quai d'Orsay. Elle est aussi très prisée par des régimes du type de ceux existant en Chine ou en Russie et partout où l'« identitarisme » règne. Accompagnant les évolutions technologiques, cette idéologie a promu dans les pays occidentaux l'expansion de politiques de sécurité d'État où le contrôle des citoyens est de plus en plus légitimé. L'affaire Pegasus a montré combien ces contrôles, formellement destinés à lutter contre « le terrorisme », sont instrumentalisés vers des objectifs beaucoup plus prosaïques de protection des pouvoirs. Ces politiques, dans presque tous les cas, s'accompagnent d'une poussée notoire et constante des moyens mis à la disposition des forces de l'ordre. Quant à la perception d'un Occident menacé par des masses barbares déferlantes et avides de le déposséder, elle se répand de plus en plus. Ce ne sont là que quelques-uns des impacts pérennes laissés par l'idéologie néoconservatrice sur les esprits.


1Carlos Lozada, « 9/11 was a test. The books of the last two decades show how America failed », Washington Post, 4 septembre 2021. Nous avons largement utilisé cet article. Sauf mention contraire, les citations sont tirées de ce texte.

2Irving Kristol, « Is the Welfare State obsolete ? », Harper's, juin 1963.

3William Kristol et Robert Kagan, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs, vol. 75, no. 4, juillet-août 1996.

5Vintage Books, 2008.

6Spencer Ackerman, Reign of Terror–How the 9/11 era destabilized America and produced Trump, Random House, 2021.

7Cité par Ishaan Tharoor, « The World 9/11 created : the sprawling, dark legacy of U. S. Counterterrorism », The Washington Post, 7 septembre 2021.

Nucléaire iranien. Le jeu ambigu des conservateurs à la veille de la reprise des négociations

Ajournées au lendemain de l'élection du nouveau président Ebrahim Raïssi, les négociations autour de l'accord sur le nucléaire iranien ne vont pas reprendre avant plusieurs semaines. Vue de Téhérab, la position iranienne semble osciller entre un discours d'ouverture et la ferme volonté de ne pas faire la moindre concession.

Le septième round des négociations de Vienne — le premier depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau président Ebrahim Raïssi en juin 2021 — sera un test pour le nouveau gouvernement conservateur, notamment pour le ministre des affaires étrangères Hussein Amir Abdullahian, ancien vice-ministre auprès de son prédécesseur Mohamed Javad Zarif. La question est de savoir si le nouveau pouvoir compte adopter une nouvelle stratégie.

L'objectif des États-Unis à travers ces négociations était de contrôler le programme nucléaire de l'Iran, et surtout d'empêcher son utilisation à des fins militaires. De son côté, l'Iran aspirait à obtenir des privilèges économiques après la levée de toutes les sanctions qui lui étaient imposées. L'un et l'autre de ces objectifs devaient être réalisés grâce à un plan d'action global, dans le cadre de l'accord nucléaire de 2015. Mais le dialogue a été rompu avec l'arrivée de Donald Trump au pouvoir et sa décision de se retirer de l'accord en 2018, suivies d'une série de nouvelles sanctions imposées à Téhéran. Ainsi, Washington a choisi la pire voie possible pour obliger Téhéran à négocier.

Malgré leur rôle prépondérant dans la géopolitique internationale, les États-Unis ont besoin d'un bon conseiller pour leur apprendre comment agir avec l'Iran. Il leur faut comprendre en effet que le retour à l'accord de 2015 est la solution diplomatique la plus sage pour pouvoir contrôler le programme nucléaire de l'Iran. D'un autre côté, et selon l'un des anciens négociateurs iraniens, les avantages économiques que l'Iran peut tirer de cet accord constituent le meilleur argument pour le convaincre d'y adhérer sans réserve, et de consentir à des négociations globales à l'avenir.

Pas d'option militaire

Les États-Unis et l'Europe devraient cesser d'accuser l'Iran de tentative de militarisation de son programme nucléaire, puisqu'ils savent bien que, depuis 2003, il n'y a rien eu de tel. Si cela avait été le cas, il faudrait alors donner un oscar à Israël pour le vol de documents relatifs au programme nucléaire, en janvier 2018 à Shurabad, près de Téhéran. Or, il s'est avéré que ces documents n'avaient aucune valeur, car les informations qui y figuraient étaient déjà entre les mains de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), des États-Unis et du groupe P5+11 et faisaient l'objet de négociations. Leur publication par l'ancien premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou n'a d'ailleurs eu aucun effet sur l'accord de 2015, et Tel-Aviv n'a pas pu apporter la preuve d'une quelconque militarisation.

Par ailleurs, les services de sécurité américains et européens ont confirmé que l'Iran n'a pas tenté de militariser son programme nucléaire depuis 2003, ce qui a conduit à clôturer le dossier durant les négociations de 2015. De fait, les États-Unis comme l'Europe ne doivent pas se laisser influencer par Israël dans leurs négociations avec l'Iran. Ils doivent toutefois savoir que toute négociation future avec la République islamique passera forcément par le retour à l'accord de 2015. C'est uniquement au prix d'un regain de confiance avec les Occidentaux que l'Iran adhèrera à nouveau au principe du droit international ; une confiance qui ne peut s'acquérir qu'avec la levée complète de toutes les sanctions. Or, les six derniers cycles de négociation ont montré que les Américains n'ont pas l'intention d'aller aussi loin, ni d'offrir des garanties quant à leur respect total et sans réserve de l'accord, ou au fait de ne pas s'en retirer à nouveau et de manière unilatérale. Du point de vue iranien, les interlocuteurs occidentaux ont tenté jusque-là de réaliser deux objectifs, le premier étant la garantie d'un contrôle à long terme — pour ne pas dire permanent — sur le programme nucléaire iranien, y compris donc au-delà de la période couverte par l'accord ; le deuxième objectif est la garantie que l'Iran participerait à des négociations régionales au Proche-Orient, afin d'y faire baisser la tension et restaurer un sentiment de confiance. Or, les deux perspectives ont été catégoriquement rejetées par l'Iran.

Téhéran reproche par ailleurs à Washington de ne pas avoir levé les sanctions imposées à plusieurs individus et institutions iraniennes par l'administration de Donald Trump, de même que la non-suspension du Countering America's Adversaries Through Sanctions Act (Caatsa). Plus encore, la nouvelle administration américaine ne semble pas prête à donner une quelconque garantie afin d'encourager les grandes entreprises internationales à investir en Iran sur le long terme.

Une « économie de résistance »

Dans ce climat de défiance, la nouvelle délégation iranienne sous l'égide des recommandations du Guide suprême et du Conseil suprême de sécurité nationale ne fera certainement pas preuve d'une quelconque souplesse au cours du prochain cycle de négociation. Elle n'acceptera qu'un accord total, même si cela passe par un retour à la case départ. L'Iran poursuivra par ailleurs sa politique en réduisant ses engagements sur le dossier du nucléaire, estimant que tant son économie que la population se sont habituées aux sanctions américaines qui lui sont imposées depuis 15 ans. Or Téhéran demeure la première force politique et militaire de la région. Depuis cinq ans, il a mis en place ce qu'il a appelé une « économie de résistance », signant un accord stratégique de 25 ans avec la Chine, et entamant une coopération similaire avec la Russie. Depuis mars 2021, l'Iran est en effet devenu membre de l'Union économique eurasiatique et a intégré l'Organisation de coopération de Shanghaï menée par Pékin et Moscou le 18 septembre 2021. Autant de raisons qui font que Téhéran n'est pas pressé d'arriver à un accord.

Plus encore, le nouveau gouvernement iranien estime que ce sont les États-Unis qui ont fait échouer l'accord sur le nucléaire et qu'il leur revient par conséquent de faire le premier pas afin de rétablir une relation de confiance. Enfin, le prochain cycle des négociations doit, selon les nouveaux responsables iraniens, porter exclusivement sur le programme nucléaire. Ces derniers estiment que les partenaires occidentaux n'ont nullement le droit de soulever d'autres questions qui ne sont pas en lien direct avec le dossier, y compris le rôle régional de l'Iran ou son programme balistique de défense.

Une lueur d'espoir

Toutefois, plusieurs déclarations permettent de garder espoir quant à la disposition du nouveau pouvoir à signer un accord. Le 5 août 2021, devant le Parlement, le nouveau président Ebrahim Raïssi a lui-même exprimé son soutien pour « toute solution diplomatique qui conduirait à la levée des sanctions sur l'Iran ».

Pour sa part, le rédacteur en chef du journal officiel Joumhouri-e Eslami Massih Mohadjeri s'est adressé au président de la République dans son éditorial du 25 août 2021 en écrivant :

Monsieur le président, si vous connaissez un autre moyen que l'accord sur le nucléaire et l'adhésion au Groupe d'action financière [GAFI] pour lever les sanctions, alors n'hésitez pas à l'employer. Mais si vous sentez que la solution de l'accord et du GAFI est indispensable, alors n'hésitez pas à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir le confort et le bien-être de la population iranienne, car notre pays en a besoin.

Dans ce contexte, Abdel-Reza Fardji, ancien ambassadeur iranien en Norvège et en Hongrie, a exprimé sa crainte de voir « les négociations s'éterniser à Vienne, ou l'espoir d'arriver à une solution s'évanouir, car cela aura des conséquences négatives sur le long terme, à la fois sur le gouvernement et la population ». Une peur tempérée par Zahra Alhayan, membre de la commission de sécurité nationale et de politique étrangère au Parlement iranien, qui affirme que le ministre des affaires étrangères Hussein Amir Abdullahian « considère les négociations comme quelque chose de positif et de constructif, et qu'elles sont conformes à la vision du Guide suprême et du président »2.

Une occasion historique

En effet, et bien qu'Ebrahim Raïssi soit un des principaux leaders du courant conservateur dans le pays, ses positions suggèrent qu'il souhaite faire preuve d'ouverture sur le dossier de la politique étrangère, davantage même que le gouvernement modéré qui l'a précédé, ce qui constitue une occasion historique pour les Américains et les Européens. Il y a même une certaine conviction à Téhéran que, si les Occidentaux réussissent l'épreuve de Vienne, des négociations plus élargies pourraient avoir lieu dans les quatre prochaines années.

Dès l'élection de Raïssi, ses conseillers politiques et économiques ont en effet pris contact avec nombre de personnalités du camp des réformateurs afin de réfléchir à des solutions aux crises économique et politique que connaît le pays. Le nouveau gouvernement n'a pas pris jusque-là un virage conservateur à l'intérieur du pays. Sur le plan extérieur, des appels ont été lancés pour l'établissement de relations égalitaires avec les pays occidentaux, dans le respect mutuel.

Le point fort du président iranien est que, pour la première fois depuis 32 ans, les conservateurs contrôlent tous les jalons du pouvoir dans le pays, contrairement à ce qu'a connu son prédécesseur Hassan Rouhani. De plus, si un accord est conclu à Vienne, Raïssi sera le premier à en cueillir les fruits : il pourra alors renforcer sa position à l'intérieur du pays, car il aura permis de lever les principaux obstacles au développement de l'économie iranienne.

À noter également que Raïssi est membre de l'Assemblée des experts et qu'il est considéré comme l'un des candidats les plus en vue pour hériter du titre de Guide suprême, considérant tous les postes qu'il a occupés jusqu'ici, y compris celui de la présidence de la République. L'ayatollah Khamenei lui-même le considère comme l'une des personnalités religieuses les plus brillantes du pays, ce qu'il n'a pas manqué de souligner lors du décret de confirmation de la présidence de Raïssi. De fait, beaucoup prédisent à ce dernier un destin semblable à celui de Khamenei, passant de président de la République à Guide suprême, ce qui fait de lui le futur chef de l'Iran. Une position qui pousse le nouveau président à jouer actuellement les bons pères de famille, en montrant sa disposition à adopter des solutions modérées, loin de toute radicalité, que ce soit sur le plan économique ou sanitaire.

Un accueil inattendu

Le 23 mai 2021, soit à la fin du mandat du président Hassan Rouhani et à échéance des délais fixés par le Parlement iranien dans le cadre de la loi relative aux actions stratégiques pour abolir les sanctions, le président conservateur du Parlement Mohamed Ghalibaf a déclaré que l'AIEA n'avait désormais plus le droit d'obtenir les enregistrements des caméras de surveillance installées sur les sites nucléaires. Dans ce contexte, Ali Reza Salimi, membre de la commission principale du parlement iranien a déclaré que tous les enregistrements des caméras de l'AIEA devraient être supprimés et qu'il faudrait en aviser l'agence.

Mais lors de la visite à Téhéran du directeur de l'AIEA Rafael Grossi le 12 septembre 2021, ce dernier s'est entretenu avec le nouveau président de l'Organisation de l'énergie atomique en Iran Mohamed Eslami. Les deux hommes se sont mis d'accord pour que l'AIEA fasse des opérations de maintenance sur les appareils de contrôle et que les cartes mémoire des caméras de surveillance soient changées. Les anciennes cartes mémoire resteraient toutefois en Iran, avec la garantie, pour l'agence nucléaire, qu'on n'en toucherait pas le contenu. Cet accord, qui a sans doute surpris l'AIEA, a été considéré comme une preuve de bonne volonté de la part de Téhéran, qui plus est de la part d'un gouvernement conservateur. Il n'a pas été contesté par le Parlement.

Les négociations de Vienne se sont arrêtées à un point critique. Il revient à l'Iran et aux États-Unis de dépasser cette étape en adoptant des politiques raisonnables qui ouvriraient la voie vers un éventuel changement.

#

Article traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDLR. Le P5+1 est le groupe des six pays qui, en 2006, ont mis en commun avec l'Iran leurs efforts diplomatiques à l'égard de son programme nucléaire. Il est composé des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies que sont la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis, auxquels s'ajoute l'Allemagne.

2Mehr News Agency, 19 août 2021.

Nucléaire iranien. Le jeu ambigu des conservateurs

Ajournées au lendemain de l'élection du nouveau président Ebrahim Raïssi, les négociations autour de l'accord sur le nucléaire iranien ne vont pas reprendre avant plusieurs semaines. Vue de Téhéran, la position iranienne semble osciller entre un discours d'ouverture et la ferme volonté de ne pas faire de concession.

Le septième cycle des négociations de Vienne — le premier depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau président Ebrahim Raïssi en juin 2021 — sera un test pour le nouveau gouvernement conservateur, notamment pour le ministre des affaires étrangères Hussein Amir Abdullahian, ancien vice-ministre auprès de son prédécesseur Mohamed Javad Zarif. La question est de savoir si le nouveau pouvoir compte adopter une nouvelle stratégie.

L'objectif des États-Unis à travers ces négociations était de contrôler le programme nucléaire de l'Iran, et surtout d'empêcher son utilisation à des fins militaires. De son côté, l'Iran aspirait à obtenir des avantages économiques et la levée de toutes les sanctions qui lui étaient imposées. L'un et l'autre de ces objectifs devaient être réalisés grâce à un plan d'action global, dans le cadre de l'accord nucléaire de 2015. Mais le dialogue a été rompu avec l'arrivée de Donald Trump au pouvoir et sa décision de se retirer de l'accord en 2018, suivies d'une série de nouvelles sanctions imposées à Téhéran. Ainsi, Washington a choisi la pire voie possible pour obliger Téhéran à négocier.

Malgré leur rôle prépondérant dans la géopolitique internationale, les États-Unis ont besoin d'un bon conseiller pour leur apprendre comment agir avec l'Iran. Il leur faut comprendre en effet que le retour à l'accord de 2015 est la solution diplomatique la plus sage pour pouvoir contrôler le programme nucléaire de l'Iran. D'un autre côté, et selon l'un des anciens négociateurs iraniens, les avantages économiques que l'Iran peut tirer de cet accord constituent le meilleur argument pour le convaincre d'y adhérer sans réserve, et de consentir à des négociations globales à l'avenir.

Pas d'option militaire

Les États-Unis et l'Europe devraient cesser d'accuser l'Iran de tentative de militarisation de son programme nucléaire, puisqu'ils savent bien que, depuis 2003, il n'y a rien eu de tel. Si cela avait été le cas, il faudrait alors donner un oscar à Israël pour le vol de documents relatifs au programme nucléaire, en janvier 2018 à Shurabad, près de Téhéran. Or, il est avéré que ces documents n'avaient aucune valeur, car les informations qui y figuraient étaient déjà entre les mains de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), des États-Unis et du groupe P5+11 et faisaient l'objet de négociations. Leur publication par l'ancien premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou n'a d'ailleurs eu aucun effet sur l'accord de 2015, et Tel-Aviv n'a pas pu apporter la preuve d'une quelconque militarisation.

Par ailleurs, les services de sécurité américains et européens ont confirmé que l'Iran n'a pas tenté de militariser son programme nucléaire depuis 2003, ce qui a conduit à clôturer le dossier durant les négociations de 2015. De fait, les États-Unis comme l'Europe ne doivent pas se laisser influencer par Israël dans leurs négociations avec l'Iran. Ils doivent toutefois savoir que toute négociation future avec la République islamique passera forcément par le retour à l'accord de 2015. C'est uniquement au prix d'un retour de la confiance avec les Occidentaux que l'Iran adhèrera à nouveau au principe du droit international ; une confiance qui ne peut s'acquérir qu'avec la levée complète de toutes les sanctions.

Or, les six derniers cycles de négociation ont montré que les Américains n'ont pas l'intention d'aller aussi loin, ni d'offrir des garanties quant à leur respect total et sans réserve de l'accord, ou au fait de ne pas s'en retirer à nouveau et de manière unilatérale. Du point de vue iranien, les interlocuteurs occidentaux ont tenté jusque-là de réaliser deux objectifs, le premier étant la garantie d'un contrôle à long terme — pour ne pas dire permanent — sur le programme nucléaire iranien, y compris donc au-delà de la période couverte par l'accord ; le deuxième objectif est la garantie que l'Iran participerait à des négociations régionales au Proche-Orient, afin d'y faire baisser la tension et restaurer un sentiment de confiance. Or, les deux perspectives ont été catégoriquement rejetées par l'Iran.

Téhéran reproche par ailleurs à Washington de ne pas avoir levé les sanctions imposées à plusieurs individus et institutions iraniennes par l'administration de Donald Trump, de même que la non-suspension du Countering America's Adversaries Through Sanctions Act (Caatsa). Plus encore, la nouvelle administration américaine ne semble pas prête à donner une quelconque garantie afin d'encourager les grandes entreprises internationales à investir en Iran sur le long terme.

Une « économie de résistance »

Dans ce climat de défiance, la nouvelle délégation iranienne sous l'égide des recommandations du Guide suprême et du Conseil suprême de sécurité nationale ne fera certainement pas preuve d'une quelconque souplesse au cours du prochain cycle de négociation. Elle n'acceptera qu'un accord total. L'Iran poursuivra par ailleurs sa politique en réduisant ses engagements sur le dossier du nucléaire, estimant que tant son économie que la population se sont habituées aux sanctions américaines qui lui sont imposées depuis 15 ans. Or Téhéran demeure la première puissance politique et militaire de la région. Depuis cinq ans, il a mis en place ce qu'il a appelé une « économie de résistance », signant un accord stratégique de 25 ans avec la Chine, et entamant une coopération similaire avec la Russie. Depuis mars 2021, l'Iran est en effet devenu membre de l'Union économique eurasiatique et a intégré l'Organisation de coopération de Shanghaï menée par Pékin et Moscou le 18 septembre 2021. Autant de raisons qui font que Téhéran n'est pas pressé d'arriver à un accord.

Plus encore, le nouveau gouvernement iranien estime que ce sont les États-Unis qui ont fait échouer l'accord sur le nucléaire et qu'il leur revient par conséquent de faire le premier pas afin de rétablir une relation de confiance. Enfin, le prochain cycle des négociations doit, selon les nouveaux responsables iraniens, porter exclusivement sur le programme nucléaire. Ces derniers estiment que les partenaires occidentaux n'ont nullement le droit de soulever d'autres questions qui ne sont pas en lien direct avec le dossier, y compris le rôle régional de l'Iran ou son programme balistique de défense.

Une lueur d'espoir

Toutefois, plusieurs déclarations permettent de garder espoir quant à la disposition du nouveau pouvoir à signer un accord. Le 5 août 2021, devant le Parlement, le nouveau président Ebrahim Raïssi a lui-même exprimé son soutien pour « toute solution diplomatique qui conduirait à la levée des sanctions sur l'Iran ». Pour sa part, le rédacteur en chef du journal officiel Joumhouri-e Eslami Massih Mohadjeri s'est adressé au président de la République dans son éditorial du 25 août 2021 en écrivant :

Monsieur le président, si vous connaissez un autre moyen que l'accord sur le nucléaire et l'adhésion au Groupe d'action financière [GAFI] pour lever les sanctions, alors n'hésitez pas à l'employer. Mais si vous sentez que la solution de l'accord et du GAFI est indispensable, alors n'hésitez pas à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir le confort et le bien-être de la population iranienne, car notre pays en a besoin.

Dans ce contexte, Abdel-Reza Fardji, ancien ambassadeur iranien en Norvège et en Hongrie, a exprimé sa crainte de voir « les négociations s'éterniser à Vienne, ou l'espoir d'arriver à une solution s'évanouir, car cela aura des conséquences négatives sur le long terme, à la fois sur le gouvernement et la population ». Une peur tempérée par Zahra Alhayan, membre de la commission de sécurité nationale et de politique étrangère au Parlement iranien, qui affirme que le ministre des affaires étrangères Hussein Amir Abdullahian « considère les négociations comme quelque chose de positif et de constructif, et qu'elles sont conformes à la vision du Guide suprême et du président »2.

Une occasion historique

En effet, et bien qu'Ebrahim Raïssi soit un des principaux leaders du courant conservateur dans le pays, ses positions suggèrent qu'il souhaite faire preuve d'ouverture sur le dossier de la politique étrangère, davantage même que le gouvernement modéré qui l'a précédé, ce qui constitue une occasion historique pour les Américains et les Européens. Il y a même une certaine conviction à Téhéran que, si les Occidentaux réussissent l'épreuve de Vienne, des négociations plus élargies pourraient avoir lieu dans les quatre prochaines années.

Dès l'élection de Raïssi, ses conseillers politiques et économiques ont en effet pris contact avec nombre de personnalités du camp des réformateurs afin de réfléchir à des solutions aux crises économique et politique que connaît le pays. Le nouveau gouvernement n'a pas pris jusque-là un virage conservateur à l'intérieur du pays. Sur le plan extérieur, des appels ont été lancés pour l'établissement de relations égalitaires avec les pays occidentaux, dans le respect mutuel.

Le point fort du président iranien est que, pour la première fois depuis 32 ans, les conservateurs contrôlent tous les jalons du pouvoir dans le pays, contrairement à ce qu'a connu son prédécesseur Hassan Rouhani. De plus, si un accord est conclu à Vienne, Raïssi sera le premier à en cueillir les fruits : il pourra alors renforcer sa position à l'intérieur du pays, car il aura permis de lever les principaux obstacles au développement de l'économie iranienne.

À noter également que Raïssi est membre de l'Assemblée des experts et qu'il est considéré comme l'un des candidats les plus en vue pour hériter du titre de Guide suprême, considérant tous les postes qu'il a occupés jusqu'ici, y compris celui de la présidence de la République. L'ayatollah Ali Khamenei lui-même le considère comme l'une des personnalités religieuses les plus brillantes du pays, ce qu'il n'a pas manqué de souligner lors du décret de confirmation de la présidence de Raïssi. De fait, beaucoup prédisent à ce dernier un destin semblable à celui de Khamenei, passant de président de la République à Guide suprême, ce qui fait de lui le futur chef de l'Iran. Une position qui pousse le nouveau président à jouer actuellement les bons pères de famille, en montrant sa disposition à adopter des solutions modérées, loin de toute radicalité, que ce soit sur le plan économique ou sanitaire.

Un accueil inattendu

Le 23 mai 2021, soit à la fin du mandat du président Hassan Rouhani et à échéance des délais fixés par le Parlement iranien dans le cadre de la loi relative aux actions stratégiques pour abolir les sanctions, le président conservateur du Parlement Mohamed Ghalibaf a déclaré que l'AIEA n'avait désormais plus le droit d'obtenir les enregistrements des caméras de surveillance installées sur les sites nucléaires. Dans ce contexte, Ali Reza Salimi, membre de la commission principale du parlement iranien a déclaré que tous les enregistrements des caméras de l'AIEA devraient être supprimés et qu'il faudrait en aviser l'agence.

Mais lors de la visite à Téhéran du directeur de l'AIEA Rafael Grossi le 12 septembre 2021, ce dernier s'est entretenu avec le nouveau président de l'Organisation de l'énergie atomique en Iran Mohamed Eslami. Les deux hommes se sont mis d'accord pour que l'AIEA fasse des opérations de maintenance sur les appareils de contrôle et que les cartes mémoire des caméras de surveillance soient changées. Les anciennes cartes mémoire resteraient toutefois en Iran, avec la garantie, pour l'agence nucléaire, qu'on n'en toucherait pas le contenu. Cet accord, qui a sans doute surpris l'AIEA, a été considéré comme une preuve de bonne volonté de la part de Téhéran, qui plus est de la part d'un gouvernement conservateur. Il n'a pas été contesté par le Parlement.

Les négociations de Vienne se sont arrêtées à un point critique. Il revient à l'Iran et aux États-Unis de dépasser cette étape en adoptant des politiques raisonnables qui ouvriraient la voie vers un éventuel changement.

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Article traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDLR. Le P5+1 est le groupe des six pays qui, en 2006, ont mis en commun avec l'Iran leurs efforts diplomatiques à l'égard de son programme nucléaire. Il est composé des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies que sont la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis, auxquels s'ajoute l'Allemagne.

2Mehr News Agency, 19 août 2021.

Tunisie. À Zarzis, les candidats au départ à flots continus

C'est de Zarzis, la station balnéaire du sud du pays désertée par les touristes, non loin de la frontière libyenne, que s'embarquent de nombreux candidats au départ vers l'Europe. Le port recueille aussi des migrants partis de Libye, vivants et morts mêlés.

À l'heure où le soleil se couche et que le centre-ville de Zarzis se vide, les familles affluent vers les plages de cette cité littorale du sud de la Tunisie. Nattes, tables basses et casseroles de nourriture sont transportés au bord de l'eau où l'air est un peu plus frais. Impassible au milieu des gens qui s'égayent dans le sable, Malek, 26 ans, observe au large les projecteurs du patrouilleur de la garde nationale. « Je suis arrivé de Sfax il y a trois jours. Pour l'instant, le vent est trop fort, mais si la mer est plus calme je partirai la semaine prochaine », explique le jeune homme.

Il a 900 dinars (environ 280 euros) en poche : 500 pour payer la traversée vers Lampedusa et le reste pour rejoindre la France en remontant l'Italie. Il croit savoir que, depuis la visite du président Kaïs Saïed à Rome en juin 2021, il ne risque plus d'être renvoyé en Tunisie en cas d'arrestation par les autorités italiennes. Depuis cette visite, les relations entre les deux pays se sont réchauffées. En réalité, l'accord bilatéral qui prévoit l'expulsion des migrants tunisiens est toujours en vigueur et a même été mis à jour en 2020. Si le président s'est déplacé, c'est pour faire suite aux deux visites à Tunis de la commissaire européenne aux affaires intérieures et de la ministre de l'intérieur italienne, notamment à l'occasion du fonds de relance européen post-Covid. Trois milliards d'euros d'aide avaient été consentis par l'Union européenne (UE) à ses voisins.

Un emballement des départs en 2021

En substance, il s'agit d'aider la Tunisie à consolider le dispositif de contrôle de ses harraga, ces jeunes « brûleurs de frontières » qui tentent de rejoindre l'Europe par la mer en passant par l'île de Lampedusa, à seulement 200 km de la côte. L'inquiétude des Européens vis-à-vis de l'émigration irrégulière en provenance de Tunisie va croissant : entre janvier et juillet 2021, la Tunisie constitue toujours le deuxième pays de provenance des 38 500 migrants ayant rejoint l'Italie (37 %, après la Libye), tandis que les Tunisiens représentent la première nationalité représentée, avec 24 % des identités relevées. À Zarzis, il ne fait aucun doute qu'un emballement des départs a été provoqué par les conséquences de la Covid-19… mais pas uniquement.

À l'été 2021, les touristes ont pratiquement disparu des plages de Zarzis comme de celles de l'île de Djerba voisine. Seuls quelques Russes et des habitués français occupent des établissements hôteliers à demi-fermés. Autrefois pilier de l'économie tunisienne, à l'époque où Leïla Ben Ali, la femme de l'ancien dictateur, s'appropriait une partie de la côte pour y faire bâtir des hôtels, le tourisme a connu un long déclin depuis la révolution et les attentats de 2014 qui visaient spécifiquement des touristes. Après une reprise en 2018 et en 2019, soulevant un mince espoir de résorber un déficit commercial estimé à hauteur de 15 % du PIB, 2020 et 2021 ont été des années quasi blanches.

Pas de touristes, mais une diaspora qui fait son grand retour cette année après avoir déserté, elle aussi, en 2020. Malgré une flambée épidémique inédite en Afrique et un pic à 9 000 nouveaux cas par jour début juillet, elle a afflué par ferry depuis Marseille au port autonome de Zarzis inauguré en 2017. La très courtisée communauté des « Tunisiens résidents à l'étranger » (TRE) représente au total 1,4 million d'individus selon la Banque centrale de Tunisie, et permettait un afflux financier de près 2 milliards d'euros avant la crise sanitaire. Ainsi, les TRE sont affichés partout en ville, sur des publicités vantant projets immobiliers et investissements spécialement prévus à leur attention. Sur la route du bord de mer, les SUV flambant neufs des TRE aux plaques bleues et blanches croisent les vieux taxis rouillés.

L'inégalité se lit aussi dans la politique sanitaire. Alors que la vaccination gratuite dans les pharmacies sur l'ensemble du territoire n'est proposée que depuis le 16 août 2021, les TRE ont pu bénéficier de la couverture vaccinale de leur pays de résidence. Mais malgré la menace d'une saturation du système de santé national, à Zarzis les discussions tournent moins autour du risque sanitaire que d'un niveau de vie qui s'étiole.

Car en parallèle, la Tunisie est soumise à une instabilité sociale et politique depuis plusieurs années, qui a entériné le scepticisme vis-à-vis d'une jeune démocratie déjà sclérosée et n'a pas tenu ses promesses sociales. Alors que Tunis concentre l'essentiel des pouvoirs et une grande partie de la richesse tunisienne (83 % des ressources financières), la contre-révolution a eu davantage d'écho dans les bassins populaires, excentrés et mal connectés tel que Zarzis. Dans la ville et ses alentours, la sensation d'isolement, voire de déclassement est prégnante.

Un quasi-rite pour beaucoup de jeunes hommes

En juillet 2021, dernier épisode en date de la crise politique qui court depuis l'élection du président Saïed en 2019, la Tunisie a connu un « coup d'État constitutionnel ». Les débats politiques ayant suivi cet événement majeur ont largement instrumentalisé la question migratoire. Dans la foulée du 25 juillet, le président du Parlement suspendu, Rached Ghannouchi, déclarait au quotidien italien Corriere della Sera : « Si la démocratie n'est pas rétablie prochainement en Tunisie, nous allons rapidement sombrer dans le chaos. […] Plus de 500 000 migrants tunisiens pourraient tenter de rejoindre les côtes italiennes en très peu de temps ».

Il est cependant peu probable que ce soubresaut politique provoque dans l'immédiat des départs supplémentaires de jeunes Tunisiens, au-delà de tous ceux pour qui la migration est depuis longtemps une nécessité de subsistance. À Zarzis, le départ relève à présent d'un quasi-rite pour les jeunes hommes, tant ces derniers vivent dans l'ombre de cousins établis à l'étranger, de proches ou d'amis d'enfance dont le destin s'est brutalement séparé du leur, et dont ils entendent les échos de réussite à l'étranger.

Pour la plupart, le projet consiste à gagner à toute force ce continent européen auquel ils sont biberonnés sur les réseaux sociaux et à la télévision, pour y travailler et s'y bâtir une situation sociale inaccessible au pays. Demeure la volonté de rentrer s'installer en Tunisie sous des jours meilleurs. Dans le projet de Malek, « la France, c'est le temps d'envoyer un peu d'argent à la famille et de revenir pour construire une maison. Personne ne veut rester vivre là-bas. ». Ici, les dinars font vivre et achètent aussi une existence à moindre mal. « Les policiers, tu passes au large à moins d'avoir de l'argent ». Pour Malek, « plus tu es pauvre, plus on te juge et la société est violente. Tu vaux uniquement ce que tu as dans la poche. ».

Une situation que comprennent les générations plus âgées, ayant elles-mêmes séjourné en France, en Allemagne ou en Italie lorsque les frontières offraient davantage de porosité. « Les harraga sont déjà partis dans leur tête » expliquent les aînés, seulement préoccupés par les risques de la traversée. Les parents regrettent également l'augmentation du coût de la vie et le désespoir de grands enfants qui demeurent plus longtemps qu'à leur tour à la charge du foyer. Quelques anciens constituent la mémoire d'un temps où les familles de pêcheurs partageaient leur vie entre plusieurs rives de la Méditerranée, en suivant les saisons.

Des campagnes de « sensibilisation » inefficaces

À Zarzis, on parle de migration et non d'expatriation chez ces jeunes, pour qui le canal légal, celui du visa, semble inatteignable. Alors que le revenu moyen tourne autour de 250 euros, il faut compter au minimum 80 euros pour un visa Schengen, auxquels s'ajoutent des frais de dossier, une garantie financière, ainsi que des allers et retours administratifs à la capitale (ni le dossier ni le visa ne circulent par courrier). Selon Mongi Slim, ancien coordinateur régional du Croissant rouge tunisien, le refus ou l'impossibilité d'accès au visa est vécu comme un « défi au départ », c'est-à-dire une invitation à braver la norme d'un cadre de mobilité dont ces jeunes sont exclus de facto.

En outre, la traversée est moins périlleuse pour les Tunisiens que pour les migrants originaires d'autres pays ou venant de Libye. On dénombre en effet moins de morts tunisiens que d'autres nationalités en Méditerranée. Selon Mongi Slim, cela tient aux réseaux de passeurs locaux et aux candidats aux départ eux-mêmes, mieux au fait de l'itinéraire à emprunter et des caprices de la mer face à laquelle ils ont grandi.

Ainsi se fait de plus en plus criante l'impuissance des multiples projets de sensibilisation aux risques de la migration irrégulière, élaborés sur la base d'arguments pragmatiques, quand l'aspiration au départ se joue sur des tenants profondément ancrés dans le projet de vie des harraga : Arise financé par les Pays-Bas, Aware Migrants financé par l'Allemagne, ou encore les projets Esshih et Une autre voie possible, derniers-nés respectivement de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de l'Organisation internationale du travail (OIT) en 2021.

Le cimetière « Jardin d'Afrique »

À 80 km de Zarzis, la Libye opère une attraction continue des migrations internationales. Alors que les premiers mois de la pandémie semblaient avoir freiné le phénomène, le pays agit toujours comme un carrefour des migrations irrégulières en Méditerranée. Les personnes qui y transitent sont issues d'Afrique subsaharienne (Côte d'Ivoire, Guinée, etc.), mais aussi d'Asie (Bangladesh) et d'autres pays du Maghreb et du Proche-Orient (Maroc, Égypte), partout où les réseaux tentaculaires des milices libyennes déploient leur démarchage. Nombreux sont ceux pour qui le voyage représente un exil définitif, une fuite du pays d'origine, et qui viennent abonder parmi les harraga attirés vers l'Europe.

C'est depuis le port de Zouara que s'effectue la majorité des départs en mer, dans des canaux de fortune ou d'anciens bateaux de pêche, dont les moteurs tiennent à peine quelques heures avant de s'essouffler. Les vents poussent alors à la dérive ces embarcations vers les eaux tunisiennes. De janvier à août 2021, 700 personnes ont été secourues et dirigées sur le seul port de Zarzis, tandis les dépouilles d'autres naufragés venaient s'échouer sur la côte.

Mohsen Lihidheb, un habitant de Zarzis, a fait des déchets qu'il trouve sur la plage le sujet de ses installations artistiques. « Dans les années 1990 je récupérais des crânes de dauphin, des pierres volcaniques d'Italie. Maintenant je ramasse des vêtements, des chaussures rapiécées et des gilets de sauvetage ». L'artiste retrouve aussi quelques-uns des corps des inconnus que l'on enterre au nouveau cimetière « Jardin d'Afrique », rempli à moitié dès son inauguration en juin 2021. L'ancien cimetière, créé par un activiste local en 2011, était déjà plein sur deux niveaux.

Les rescapés sont admis dans l'un des trois centres d'accueil que compte Zarzis, tenus en collaboration entre l'OIM, le Croissant rouge tunisien et le Conseil tunisien pour les réfugiés, dont les capacités sont régulièrement dépassées. Fin juillet 2021, un bateau en provenance de Libye avec 166 migrants et 17 cadavres a été secouru en mer. Faute de place, les rescapés ont été hébergés dans une des halles du port, avant d'être répartis entre Tataouine et Médenine.

Certains bénéficient de l'aide au retour volontaire dans leur pays d'origine fournie par l'OIM. Ceux qui choisissent de rester en Tunisie prendront la place des jeunes harraga ayant délaissé les petits emplois à trop faible rémunération : serveur, agent de propreté, ouvrier agricole, des postes précaires rémunérés 30 dinars par jour (8 euros) qui n'offrent pas de titre de séjour. Le Croissant rouge tunisien estime à 1 900 individus le nombre de migrants hors de tout cadre légal sur la seule commune de Zarzis. Enfin, une partie des naufragés choisit de retourner en Libye par la terre pour tenter de nouveau la traversée vers l'Italie.

Si la population locale et la société civile font preuve d'une résilience et d'une organisation exceptionnelles face au désastre humain, la responsabilité internationale du sauvetage en mer est, elle, soumise à des tensions permanentes, notamment à propos du respect des zones Search And Rescue (SAR). Il s'agit des zones maritimes réparties entre les États signataires de la convention de Hambourg de 1979, dont ils sont responsables de la localisation et du secours des naufragés, indépendamment de leurs frontières maritimes.

Alors que les eaux de Méditerranée orientale sont partagées entre les responsabilités maltaise, italienne, libyenne et tunisienne, des litiges réguliers les conduisent à s'accuser mutuellement de ne pas respecter leurs engagements. Ceux-ci impliquent in fine d'accueillir les naufragés sur leur territoire. En 2019, les tensions autour des SAR ont paralysé un navire ravitailleur avec à son bord 75 migrants bangladais et marocains rescapés des eaux sous SAR maltaise. Faute de réponse des autorités maltaises puis italiennes, le navire s'était dirigé vers le port de Zarzis. La Tunisie ne voulant pas servir de « déversoir », alors que sa responsabilité n'était pas engagée, les rescapés sont restés bloqués 18 jours en mer.

En Tunisie, tout semble encore possible

14 janvier 2011, chute du président Ben Ali, début d'une année révolutionnaire ; 25 juillet 2021, suspension de l'Assemblée des représentants du peuple. Coup d'État, coup de force, coup de dés, coup de sang, coup de bluff, coup d'éclat, coup tordu... ? Assiste-t-on à la fin de la « distinction tunisienne » parmi les six pays acteurs des Printemps arabes ?

Le 25 juillet 2021, la Tunisie était-elle arrivée à une situation de péril qui justifiait la prise de mesures urgentes de « salut » par le président Kaïs Saïed ? Dans les semaines précédentes, la presse s'était fait abondamment l'écho d'une pagaille généralisée : une vie politique bloquée au plus haut niveau de l'État entre présidence, gouvernement et Assemblée des représentants du peuple (ARP) ; des mœurs dégradées jusqu'à l'étiage à l'ARP ; une situation sanitaire en passe d'exploser ; une situation sociale déplorable ; au total un pays au bord du gouffre. Cette descente aux enfers ne datait pas de peu. Au lendemain de la mort du président Beji Caïd Essebssi (le 25 juillet 2019), l'intellectuelle tunisienne Hélé Béji avait dressé l'état suivant du pays :

Maintenant, nous sommes face à ce que nous avons engendré, les élites avec leur suffisance, le peuple avec ses idolâtries, les religieux avec leur imposture, les bourgeois avec leur égoïsme, les hommes d'affaires avec leur inculture, les intellos avec leur « machine à non-sens » ; [...] les philistins des droits de l'homme avec leur hypocrisie ; les universitaires avec leur impuissance, les juristes avec leur parjure.

La rencontre des deux patriarches

Une fois démocratiquement écartée l'équipe composite — néo-bourguibienne par son second premier ministre de transition — cramponnée aux commandes politiques du pays après le 14 janvier 2011, la « Troïka » (islamistes et associés) avait investi la présidence de la République, la primature et l'Assemblée constituante. Pratiquant un spoil system en truffant de ses partisans les différents rouages de l'appareil d'État, elle entendait faire durer à son profit le « temps constituant ».

En 2013, cette mécanique s'enraya, à la suite d'une part de l'assassinat consécutif des deux députés de gauche Chokri Belaïd le 6 février et Mohamed Brahmi le 23 juillet, et d'autre part de la destitution du président islamiste égyptien Mohamed Morsi le 3 juillet. Cette conjoncture généra un électrochoc général qui permit aux adversaires de la Troïka de relever la tête et en particulier remit en selle Béji Caïd Essebssi. D'une part, elle facilita le 14 août 2013 une discrète rencontre à l'hôtel Bristol de Paris entre ce dernier et Rached Ghannouchi, et d'autre part l'entrée en scène efficace du Quartet du dialogue national1 le 5 octobre 2013.

Ces initiatives changèrent le cours du « temps constituant », ouvrirent la scène des « transactions collusives » menées dans le secret par les chefs des partis dominants (Ennahdha pour Ghannouchi, Nidaa Tounès pour Caïd Essebsi). La rencontre des « deux patriarches » selon l'expression utilisée par Hélé Béji eut pour effet immédiat de sauver l'expérience islamiste d'un mauvais sort et inaugura corrélativement un « pacte » réaliste (machiavélique ?) de partage bipartisan du pouvoir qui devait régir la vie politique nationale jusqu'à 2019 et dont les effets pervers perdurent. Le peuple qui avait fait la révolution était écarté et ignoré au profit de la reprise parallèle dans l'entre-soi partisan du projet conservateur de l'un — il devait par exemple s'opposer frontalement à son ministre de la justice sur une loi de dépénalisation de l'homosexualité — et du projet islamiste de l'autre.

« Démocratie par le droit », « État de droit » ? Priorités idéales correspondant aux attentes des élites modernistes. La Constitution de 2014 consacra quelques avancées, en particulier sur les droits des femmes —, mais ne fit pas l'objet d'un jugement positif et unanime entre constitutionnalistes tunisiens eux-mêmes. L'ayant jugée « grosso modo une bonne Constitution », le constitutionnaliste Rafaa Ben Achour en écrivit cependant ultérieurement qu'« elle comporte plusieurs lacunes. Surtout des insuffisances de taille au niveau de l'ingénierie constitutionnelle, outre des choix fondamentaux contestables dont l'inopportunité s'est révélée à l'épreuve de l'application ».

L'aboutissement de la Constitution fin janvier 2014 ne fut aucunement l'effet d'un « vent de constitutionnalisme », le texte final fut « incontestablement un texte de compromis, sa force et sa faiblesse en même temps », dit Ben Achour, sorte de procès-verbal d'une cristallisation du rapport de forces de l'heure, texte obtenu au forceps après imposition par le Quartet d'une Commission ad hoc des consensus qui permit de lever les blocages politiques des derniers mois, mais introduisit en même temps les germes d'une conflictualité à venir (dyarchie au sommet de l'Etat, proportionnelle...), d'une ingouvernabilité qui éclata à la mi-mandature présidentielle de Caïd Essebssi et s'est poursuivie au-delà.

« Nous désirions la justice ; et nous n'avons obtenu que l'État de droit »

Si la « voie constitutionnelle » fut envisagée comme moyen de sortie de crise initialement par le président Ben Ali lui-même et reprise successivement par les deux premiers ministres provisoires de 2011 (Mohamed Ghannouchi et Caïd Essebssi), répondait-elle aux attentes du peuple qui a fait la révolution ? « Nous désirions la justice ; et nous n'avons obtenu que l'État de droit », cette réflexion de l'ancienne dissidente berlinoise Bärbel Bohley à propos de son pays s'applique pleinement dans la situation tunisienne, même la Constitution de 2014 n'ayant pas été appliquée intégralement. En particulier sa pièce centrale, le nouveau Conseil constitutionnel, est resté lettre morte sous la présidence Caïd Essebsi ? et jusqu'à ce jour.

L'élection iconoclaste et populaire de Kaïs Saïed vint désavouer le parcours des personnels politiques de différents bords aux commandes depuis 2011 et sonna comme un nouveau « dégagisme » (anarchisant ?) touchant cette fois directement autant la mouvance essebsiste que l'islamiste. Cette élection suscita beaucoup de réserves dans l'élite du pays, et le politologue Hamadi Redissi voit d'emblée en Kaïs Saïed un « mystagogue » sans envergure, la tyrannie étant « au-dessus de ses moyens ». L'accueil plébiscitaire de la décision du 25 juillet devait cependant confirmer ponctuellement le désaveu des gouvernants, personnels politiques et conseillers afférents s'étant succédé depuis janvier 2011.

« Populisme » de Saïed ? Revenant sur la décision du 25 juillet 2021, Taoufik Habaïeb, l'éditeur de Leaders, écrit : « Personne n'est capable de faire front à des revendications profondes des populations démunies, éprouvées et au bout du rouleau qui réclament le droit au strict minimum pour survivre et préserver leur dignité. Kaïs Saïed lui-même ne fait qu'y accéder »2. Sur quelle voie engage-t-il aujourd'hui le pays ?

Dans les polémiques récentes, une question revient souvent sur le devant de la scène publique qui alimenterait, au-delà des réactions inévitables de partis affectés, les oppositions radicales de personnalités à la décision de Saïed : en fait moins son intention d'abolir la Constitution de 2014 que son dessein solitaire, flou et jugé aventureux, d'une nouvelle Constitution. Que des militants des droits humains qui, au prix de grands sacrifices personnels, avaient engagé leur lutte sous l'État de police benalien présument d'un « coup d'État » et dénoncent les risques qu'il comporte d'une régression et en conséquence demeurent hypervigilants dans la période actuelle relève d'un combat digne, légitime et, quel que soit le régime en place, jamais achevé.

S'agit-il d'« un moment césariste sans César », comme dès la mi-juillet 2021 dans un article remarqué d'Orient XXI, Thierry Brésillon en avait formulé la possibilité pour la Tunisie ? La notion de « césarisme » a été conceptualisée par Antonio Gramsci pour qualifier un mouvement politique populaire à la tête duquel se trouve un chef charismatique, bénéficiant de l'appui de l'armée ou de milices, offrant une modalité de sortie de crise qui caractérisa le fascisme mussolinien et qu'il rapprochait du « bonapartisme ». Pour le moment toutes les cases de ce répertoire ne sont pas cochées dans le cas de Saïed.

Cette notion de césarisme sous d'autres plumes n'exclut d'ailleurs pas une forme de démocratie, si bien qu'on a parlé de « césarisme démocratique » pour certains épisodes de l'histoire de France, et que la presse a pu qualifier de « césariste » la gouvernance de Vladimir Poutine, de Recep Tayyip Erdogan, et même de Donald Trump.

Un « républicanisme consulaire »

S'agissant de la décision du 25 juillet de Saïed et de ses lendemains, le sociologue Mohamed Kerrou y a perçu les signes d'un « bonapartisme libéral ». Au début du retour au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958, l'écrivain français François Mauriac avait proposé l'idée d'un « républicanisme consulaire », soit un pouvoir dans lequel s'impose une individualité puissante et désintéressée : « Le désintéressement, c'est ce qui établit la différence entre cette république consulaire telle que je la conçois et le césarisme »3 dont pour lui Pierre Mendès-France avait été une autre figure.

En l'état actuel de la situation tunisienne et de ce qu'on sait du personnage présidentiel, « républicanisme consulaire » ne conviendrait-il pas ? Si « coup d'État » il y a eu, il n'en a en effet pas réuni jusqu'ici les caractéristiques typiques : arrestation et emprisonnement massifs des opposants, interdictions des partis, presse bâillonnée... La levée de l'immunité des députés a abouti à la poursuite de personnes condamnées pour corruption, des interdictions de voyage à l'étranger ont visé des individus poursuivis en justice, des magistrats ont été arrêtés pour exercice délictueux de leur fonction.

Les juges ne sont pas pour autant à la main du président : ils « font arrêter des personnalités des milieux politique, médiatique et affairiste pour de menus délits et les relâchent peu de temps après [...]. Ils laissent libres d'autres personnalités issues des mêmes milieux qui se sont rendues coupables de délits autrement plus graves, laissent traîner les dossiers de terrorisme, de corruption et de contrebande de ces derniers », écrit Ridha Kéfi qui en conclut que Saïed est « desservi par une justice instable et versatile »4.

Les risques d'erreurs et de dérapages existent bel et bien et nécessitent sûrement une veille du respect des droits humains. Quant au débat sur la Constitution, il ne doit pas masquer la nécessité d'un débat plus général auquel la pensée constitutionnaliste apportera sa part, mais ne peut aucunement prétendre valoir pour une pensée politique globale.

L'économiste Riadh Zghal a écrit récemment :

Les efforts d'après 2011 ont été consacrés à traiter de questions juridiques et institutionnelles sans trop regarder à la manière dont fonctionnent la société et l'économie. On a ainsi trahi ceux qui se sont révoltés pour cause de chômage, d'exclusion et d'humiliation par un régime autoritaire et policier. Ceux qui ont saisi le pouvoir ont répondu au mouvement des foules par la création d'institutions […]

Aujourd'hui il faut éviter « le même piège du juridisme de gestion de l'État au sommet ». Au-delà d'une pensée de l'État (ce que fut au total le nationalisme tunisien, un destourianisme ?) ne faut-il pas surtout (et enfin) une pensée de la République ? Habité par le souci de ce que « le peuple veut », qui a été selon lui trahi dès le 14 janvier 2011 et dont il prétend reprendre les attentes d'alors, le constitutionnaliste Saïed sera-t-il l'homme d'une pensée de la République, d'une République pour tous ?

Le chef de l'État est pressé par l'opposition, l'UGTT et l'étranger occidental de nommer un gouvernement, mais avec « son tempérament buté, sa rigidité doctrinale et son refus de tout dialogue avec le "système corrompu" (mandhouma fassida) qu'il abhorre », dit Kéfi, il ne fléchit pas. Dans le discours qu'il a prononcé le 21 septembre 2021 symboliquement à Sidi Bouzid (ville de départ de l'insurrection de 2010-2011), il a déclaré qu'« il ne s'agit pas de changer de gouvernement mais de système politique ». Dans le Journal officiel du 22 septembre il a commencé à sortir du flou en publiant un « décret présidentiel relatif aux mesures exceptionnelles » qui rappelle jusque dans sa rédaction la mini-Constitution promulguée le 23 mars 2011 sous la primature de Caïd Essebsi qui, sans la légalité et légitimité de Saïed, en quelque sorte déconstitutionnalisait pour pouvoir gouverner à sa convenance. « Considérant que le principe est que la souveraineté appartient au peuple et que si le principe s'oppose aux procédures relatives à son application, la prééminence du principe sur les formes et les procédures s'impose » : s'agit-il d'une suspension de la Constitution comme avec la mini-Constitution de mars 2011 ? L'article 20 du décret stipule : « Le préambule de la Constitution, ses premier et deuxième chapitres et toutes les dispositions constitutionnelles qui ne sont pas contraires aux dispositions du présent décret présidentiel, continuent d'être appliquées ». Résultat : « Le pouvoir exécutif est exercé par le Président de la République assisté d'un Gouvernement dirigé par un Chef de gouvernement » (article 8), ce que Caïd Essebsi président avait cherché à obtenir sans succès. Aucune date n'est précisée concernant la durée de l'application de ce décret. La seconde mini-Constitution votée en décembre 2011 sous la Constituante a duré jusqu'au 27 janvier 2014 !

Le pays retient son souffle

République consulaire, dictature à l'antique sous réserve des effets potentiels de la solitude ou de l'ivresse du pouvoir ? Ce premier temps fort d'après le « coup » du 25 juillet 2021 est-il un nouveau coup de poker ? « On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment », disait le cardinal de Retz. Les noms de constitutionnalistes se sont multipliés ces derniers temps sur la scène médiatico-politique, ils vont pouvoir continuer à ferrailler contradictoirement entre eux tandis que l'UGTT persistera avec difficulté dans son effort de médiation dans la perspective prioritaire d'une plus grande justice sociale. On revient en fait toujours au seul problème lancinant : « Les plus savants échafaudages constitutionnels et institutionnels ne sauraient garantir un travail décent au peuple, lui donner à manger, le soigner et assurer une bonne éducation pour ses enfants », résume Ridha Kéfi dans son article. Pour le moment, précise-t-il encore, Kaïs Saïed semble « évacuer totalement l'économie de ses préoccupations », ce qui lui fait dire que cette fois « ça passe ou ça casse ».

Pas anesthésié par la décision du 25 juillet 2021, le pays retient son souffle, les opposants radicaux attendant l'échec5, les autres y voyant pour le moment une chance. Tandis que la situation sanitaire du pays a connu une incontestable amélioration, on est dans un « "brouillamini de violences" qu'est selon Goethe l'histoire des hommes »6 pour le moment encore verbales. Une seule conclusion semble s'imposer à ce stade : la révolution tunisienne continue, sous des formes toujours imprévues la « distinction tunisienne » se poursuit.


1Union générale tunisienne du travail (UGTT), Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica), Ligue des droits de l'homme et Conseil de l'ordre des avocats.

3François Mauriac, Le Bloc-notes. 1952-1962, Bouquins, 27 août 2020 (réed.).

5L'ancien président « troïkiste » Moncef Marzouki a appelé à la destitution et au jugement de Saïed.

6François Mauriac, Le Bloc-notes. 1952-1962, op. cit.

Égypte. Abdel Moneim Aboul Foutouh, de la campagne électorale à la prison d'Abou Zaabal

Les organisations de défense des droits humains ne cessent de tirer la sonnette d'alarme devant les dérives incessantes du régime égyptien, dont la politique de terreur est devenue un pilier. Parmi les prisonniers politiques qui croupissent dans ses geôles figure Abdel Moneim Aboul Foutouh, l'un des principaux candidats à l'élection présidentielle de 2012.

« Je préfère vivre dans la prison d'Abou Zaabal que dans un palais à Londres. » C'est en ces termes que le 13 février 2018 sur la chaîne Al-Jazira, le docteur Abdel Moneim Aboul Foutouh, médecin de profession, président du Parti pour une Égypte forte et candidat malheureux à l'élection présidentielle de 2012 annonçait depuis Londres son retour en Égypte pour le jour suivant. Le lendemain, il était arrêté au Caire et se trouve depuis en détention.

Leader du mouvement syndical étudiant dans les années 1970, Aboul Foutouh rejoint l'organisation des Frères musulmans et devient un opposant politique sous la présidence d'Anouar El-Sadate puis celle d'Hosni Moubarak. Il compte toutefois parmi les militants qui ont contribué au rapprochement entre les Frères musulmans et d'autres partis politiques durant les élections législatives de 1984 et 1987.

Après cinq années de prison entre 1996 et 2001, Aboul Foutouh s'oppose aux leaders de la confrérie. Sa rencontre avec le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz après la tentative d'assassinat contre ce dernier en 19941 a nourri les différends avec sa famille politique, Naguib Mahfouz étant connu pour sa critique des islamistes. Sur le plan politique, Aboul Foutouh s'est opposé à l'interdiction faite aux femmes et aux coptes de se présenter à l'élection présidentielle, ainsi qu'au projet d'une commission religieuse qui validerait les lois avant leur promulgation ; deux projets défendus par les Frères musulmans. Il effectuera un troisième séjour en prison entre juin et novembre 2009.

Après la révolution du 25 janvier 2011, Aboul Foutouh décide de se présenter comme candidat indépendant à l'élection présidentielle, ce qui lui a vaut d'être expulsé de l'organisation des Frères musulmans en juin 2011. Il obtiendra quatre millions de voix (soit 18 % des suffrages) et arrivera en quatrième place au premier tour de l'élection présidentielle de mai 2012. Le docteur fonde dans la foulée son Parti pour une Égypte forte, qui s'opposera à la présidence de Mohamed Morsi, candidat officiel des Frères musulmans. Mais il s'oppose également au Front du salut national conduit par l'ancien ministre des affaires étrangères Amr Moussa, une coalition de 35 partis libéraux ou de gauche opposés à la gouvernance du président islamiste. Aboul Foutouh qui refuse de s'inscrire dans le schéma manichéen opposant islamistes et laïques demeure dans l'opposition après le coup d'État de 2013.

Un isolement total

Depuis février 2018, Aboul Foutouh se trouve en cellule d'isolement. Or, selon le code du service pénitentiaire, « le placement en isolement ne doit pas dépasser les 30 jours. La détention du condamné dans une cellule très surveillée ne doit pas dépasser les six mois. Seuls les condamnés de plus de 18 ans et de moins de 60 ans peuvent être déplacés de la prison pour aller dans la cellule dont il est question plus haut [l'isolement] ». Le Dr Aboul Foutouh, 70 ans bientôt, n'a quant à lui même pas le statut de condamné puisqu'il n'a pas encore été jugé. Son temps d'incarcération a largement dépassé la période de détention préventive que la loi fixe à deux ans au maximum. Il est isolé dans sa cellule depuis 3 ans et 7 mois. S'il peut paraître absurde de se référer à la loi sous un régime militaire dont la gouvernance a commencé par le massacre de centaines de personnes, on notera toutefois que même les lois égyptiennes les plus répressives sont largement dépassées.

La famille d'Aboul Foutouh affirme que l'isolement dont ce dernier souffre ne se limite pas à son placement en cellule individuelle. Le prisonnier se trouve en réalité dans une aile de la prison où il est le seul à occuper une cellule, de sorte qu'il ne puisse jamais croiser aucun autre détenu. Il n'a jamais le droit de sortir en plein air, n'est jamais en contact avec le soleil, mais demeure dans cette aile de la prison même pendant les 90 minutes de promenade quotidienne.

Le prisonnier n'est pas non plus autorisé à assister à la prière du vendredi, ni à prier dans la mosquée de l'établissement pénitentiaire, toujours dans l'objectif de le priver du moindre contact humain. Quant aux visites, elles ne dépassent pas les 20 minutes par mois — pour une seule personne — depuis le début de la pandémie Covid-19. Les visites ont même été suspendues pendant six mois au début de la crise sanitaire. La correspondance d'Aboul Foutouh n'échappe également pas à ce contrôle draconien. Ainsi, il n'a le droit de recevoir que trois courriers par mois des membres de sa famille, et il arrive que ces échanges soient interrompus par l'administration pénitentiaire sans que celle-ci donne une quelconque raison. Il va sans dire que tout le courrier est surveillé, que les lettres sont ouvertes avant de lui être transmises et que les gardiens de prison peuvent même en rayer certains passages.

Des cellules « équipées de climatiseurs »

Dans un article paru le 30 juin 2021, le quotidien Al-Ahram a annoncé aux familles des détenus que « le ministère de l'intérieur a modernisé les lieux de détention et amélioré les conditions de vie des prisonniers. Il a même équipé toutes les cellules des commissariats de police de climatiseurs ». Le bon traitement dont bénéficient tous les prisonniers sans exception est un leitmotiv du discours officiel. À voir les conditions de détention d'un opposant connu tant au niveau local qu'international, on n'ose imaginer celles des prisonniers de droit commun, dont l'incarcération ne fait pas couler d'encre.

L'impact psychologique de cette détention ne manque pas d'avoir des effets sur la santé physique d'Aboul Foutouh, qui s'est beaucoup dégradée. Victime de plusieurs malaises cardiaques, il n'a pas toujours été pris en charge par un médecin et n'a pas le droit de conserver ses médicaments.

Médecin de formation, Aboul Foutouh a prévenu sa famille que, dans la nuit du 24 juillet 2021, il a eu les symptômes d'un infarctus. Malgré ses appels à l'aide répétés, ce n'est que quelques jours plus tard qu'il a été transporté à l'hôpital où il a été diagnostiqué sans recevoir de soins. Depuis le début de l'année 2021, il a environ un malaise cardiaque tous les mois.

Résultat : même les 90 minutes de promenade intérieure représentent désormais trop d'effort pour lui. L'exercice le fatigue d'autant plus qu'il souffre également de maux de dos et qu'il ne peut plus marcher tout seul, sans s'appuyer sur quelqu'un. Les soins à ses frais tout comme la consultation au centre de physiothérapie de la prison lui ont été refusés.

Après l'arrestation d'Aboul Foutouh, son fils a également été accusé d'appartenir aux Frères musulmans. Leurs noms ont été ajoutés en février 2018 sur la liste des « terroristes » dressée par l'État. Si cette décision a été annulée deux ans plus tard, cela rien n'a changé pour son fils. Ce dernier est toujours privé de ses droits politiques, interdit de voyager (ce qui l'a poussé à abandonner son poste à l'étranger), de passeport et d'accès à la fonction publique. Il n'a pas le droit d'effectuer des transactions commerciales. En 2019, il a été renvoyé d'une entreprise privée « à la suite d'une demande formulée par les forces de sécurité ». Son compte bancaire est bloqué et ses avoirs sont gelés, de même qu'il n'a plus le droit d'adhérer à un quelconque syndicat ou conseil d'administration. Depuis le 23 janvier 2021, son nom se trouve à nouveau sur la fameuse liste des terroristes. Autant de pressions qui se répercutent sur l'ensemble de la famille. En plus des pressions économiques et sociales, celle-ci subit sans cesse différentes attaques médiatiques. Aboul Foutouh y est toujours qualifié de terroriste et accusé entre autres de détention d'armes.

Pire que sous Moubarak

Il apparaît évident que les différentes formes de pression dont le gouvernement se rend coupable à l'encontre d'Aboul Foutouh n'ont pour seul but que de mettre fin à sa vie de manière indirecte. En effet, depuis son arrestation, le régime n'a jamais cherché à communiquer avec sa famille pour trouver un quelconque compromis, une pratique courante sous le régime de Moubarak avec les leaders de l'opposition. À l'époque, les pressions imposées au détenu avaient pour but de l'obliger à accepter n'importe quel compromis. Aujourd'hui, c'est la destruction morale et l'assassinat indirect des détenus qui est recherché par le régime, notamment en les privant de soins médicaux. Cela a été le cas de dizaines de prisonniers politiques, dont le président Mohamed Morsi. Une logique morbide qui a poussé Alaa Abdel Fattah à songer au suicide, comme l'a rapporté son avocat le 13 septembre 2021.

Selon l'association indépendante [Committee for Justice] basée à Genève, il y a eu 958 morts dans les prisons égyptiennes entre le 30 juin 2013 et le 30 novembre 2019. Parmi eux, 677 ont décédé à cause de la privation de soins médicaux.

Tous ces éléments ne font que nourrir la crainte des proches d'Aboul Foutouh. Ils souhaiteraient que, compte tenu de son âge et de son état de santé, sa détention soit transformée en assignation à résidence, rappelant qu'il est rentré de son propre chef en Égypte et que les autorités ne peuvent par conséquent pas craindre qu'il tente de s'échapper.

Durant la campagne présidentielle, Abdel Moneim a compté parmi ses soutiens des militants de différents bords idéologiques : des libéraux, des islamistes, voire des militants de gauche. Il est l'un des rares à avoir réussi à jeter un pont entre laïcs et islamistes et avoir œuvré contre une telle polarisation de la vie politique durant la période de transition. Les conséquences de cet affrontement ont été fatales pour les militants des deux bords, ainsi que pour l'expérience démocratique de l'Égypte dont le poids politique pèse sur la région, dans la démocratie comme dans la dictature.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDLR. L'écrivain égyptien a été attaqué à l'arme blanche par un membre de la Gamaa islamiya, organisation islamiste responsable de l'assassinat du président Anouar Al-Sadate en 1981.

Les talibans au pouvoir. Le Pakistan entre satisfaction et inquiétudes

À première vue, l'accession des talibans au pouvoir est une bonne nouvelle pour le Pakistan, qui les a soutenus depuis leur création. Pourtant, on perçoit à Islamabad certains signes d'inquiétude devant ce bouleversement régional.

Le retour des talibans au pouvoir, marqué par la chute de Kaboul le 15 août 2021, apparaît d'emblée comme une bonne nouvelle pour le Pakistan dont on connaît les liens avec un mouvement qui dut beaucoup à Islamabad lors de sa conquête de l'Afghanistan, en 1994-1996, puis qui bénéficia d'un sanctuaire pakistanais décisif après l'intervention américaine l'ayant chassé du pouvoir en 2001. Mais l'histoire ne se répète jamais à l'identique, et le gouvernement d'Imran Khan, premier ministre pakistanais depuis 2018, prend garde à ne pas partager le risque d'isolement auquel le nouveau régime afghan est confronté, tout en cherchant à l'influencer dans un sens souhaité par la communauté internationale.

Un autre paramètre change en partie la donne : l'existence des talibans pakistanais, agrégés en 2007 dans un mouvement radical, le Tehrik e Taliban Pakistan (TTP), qui ne veut rien moins que renverser le régime pakistanais, fausse République islamique à ses yeux. L'analyse de la stratégie pakistanaise vis-à-vis du nouveau régime taliban appelle donc aller au-delà du constat — du reste valide —, jugeant que par la victoire des talibans, le Pakistan se trouve conforté dans sa vieille quête de « profondeur stratégique » à l'ouest, contre la puissance indienne à l'est. Il faut en effet prendre aussi en compte les analystes pakistanais qui considèrent que le triomphe des talibans pourrait être, pour le Pakistan, une victoire à la Pyrrhus.

Le retour de l'Af-Pak

Quand en 2010, Richard Holbrooke, envoyé spécial du président Barack Obama pour l'Afghanistan et le Pakistan, donna crédit au concept d'« Af-Pak », c'est-à-dire le continuum stratégique entre Afghanistan et Pakistan, l'idée fut mal reçue à Islamabad, et finalement disparut du vocabulaire diplomatique américain. Il faisait pourtant sens en ce qu'il soulignait que la gestion de la question afghane ne pouvait se faire sans prendre en compte le facteur pakistanais, pour des raisons autant historiques que sociales et politiques.

Le Pakistan avait été choisi en 1980 comme canal de l'appui en armes et en financement donné aux moudjahidines dans leur lutte contre les Soviétiques, en raison de la connaissance sans égale qu'avaient les services de renseignement pakistanais (Inter-Services Intelligence, ISI) des principales forces moudjahidines. D'autre part, avec Benazir Bhutto soucieuse de ramener la stabilité chez son voisin pour faciliter l'accès du Pakistan aux ressources d'Asie centrale, Islamabad avait joué un rôle décisif dans la structuration du mouvement taliban. Les racines de celui-ci étaient à Kandahar, mais maintes recrues furent des réfugiés afghans scolarisés dans les madrasas pakistanaises, d'où leur nom de taliban : étudiants en religion.

Enfin, le Pakistan offrit aux talibans chassés du pouvoir par l'intervention américaine après les attentats du 11-Septembre de précieux sanctuaires dans les zones tribales pakistanaises adjacentes à l'Afghanistan, chaudron où s'étaient croisés de longue date moudjahidines, combattants arabes d'Al-Qaïda et militants locaux radicalisés. Pour leur part, les leaders talibans établirent leurs conseils (choura) tant à Quetta, capitale du Balouchistan pakistanais qu'à Peshawar, capitale de la province frontière du Nord-Ouest, rebaptisée Khyber Pakthunkwa en 2010. Le nom est significatif, en ce qu'il souligne l'identité pachtoune de la région, qui transcende la frontière de plus de 2 600 kilomètres héritée de l'empire britannique : la Ligne Durand de 1893, qu'aucun gouvernement afghan n'a jamais reconnue. Si les Pachtounes comptent pour environ 40 % de la population afghane, ils sont plus nombreux au Pakistan qu'en Afghanistan, et Islamabad ne veut jamais sous-estimer le risque que nourrirait un retour du nationalisme pachtoune.

Une filiale de l'Organisation de l'État islamique

En dépit des liens anciens avec le mouvement taliban, trois préoccupations marquent la lecture pakistanaise des conséquences de la chute de Kaboul. La première est la crainte d'un sursaut du TTP. Très affaibli par la répression qui l'a frappé au Waziristan après l'attaque meurtrière contre un lycée militaire à Peshawar en décembre 2014, le groupe s'était ensuite fracturé, tandis qu'une part des militants fuyant l'armée pakistanaise s'était établie dans les provinces afghanes transfrontalières. Un certain nombre de ces transfuges rejoindra l'État islamique au Khorasan, la filiale de l'organisation de l'État islamique (OEI) en Afghanistan.

Le renouveau du TTP, qui a repris attaques ciblées et attentats en 2020, inquiète Islamabad, d'autant que nombre des militants emprisonnés sous le précédent régime afghan ont été libérés par les talibans. Le gouvernement d'Imran Khan a clairement demandé aux talibans afghans de juguler leurs homonymes pakistanais, tout en annonçant qu'une amnistie était envisageable pour les membres du TTP qui rendent les armes et acceptent la Constitution pakistanaise — une hypothèse assez peu vraisemblable…

La seconde inquiétude pakistanaise concerne les flux de réfugiés que générerait une instabilité chronique en Afghanistan. Le discours officiel rappelle que le pays a déjà accueilli plus de trois millions de réfugiés afghans depuis des décennies (une partie d'entre eux est rentrée en Afghanistan ces dernières années), et qu'il ne pourrait s'ouvrir à de nouvelles vagues de réfugiés.

La troisième préoccupation n'est pas formulée par le pouvoir, mais émane d'un certain nombre d'analystes pakistanais : au-delà du TTP, tous les mouvements radicaux actifs au Pakistan pourraient se trouver stimulés par la victoire éclatante des talibans afghans, et renforcer dans le pays les tensions extrémistes : c'est l'argument avancé entre autres par Husain Haqqani, ancien ambassadeur du Pakistan à Washington, qui annonçait « une victoire à la Pyrrhus » pour Islamabad1.

Un équilibre délicat

Ce contexte explique les multiples facettes de la réaction pakistanaise à la victoire des talibans. Imran Khan répétait depuis des années qu'il n'y avait pas de solution militaire à la crise afghane, et rappelait par ailleurs le rôle essentiel joué par Islamabad en facilitant le dialogue entre Américains et talibans à Doha, ayant abouti en février 2020 à l'accord prévoyant le retrait américain. Si l'on passe outre la cacophonie qui a pu oblitérer le discours des officiels pakistanais depuis le 15 août 20212, la ligne gouvernementale paraît reposer sur un délicat équilibre entre deux paramètres.

D'un côté, le retour des talibans au pouvoir conforte Islamabad en ce que l'Inde a pour l'heure perdu son influence en Afghanistan, une Inde qui avait investi quelque 3 milliards de dollars (2,58 milliards d'euros) en projets de développement. L'Inde s'entendait bien avec le gouvernement d'Ashraf Ghani accusant le Pakistan de soutenir l'insurrection talibane, et disposait, en plus de son ambassade à Kaboul, de quatre consulats. À en croire les autorités pakistanaises, ils étaient utilisés pour encourager aussi bien les rebelles baloutches que — accusation peu crédible — les talibans pakistanais du TTP.

Mais en revanche, Islamabad mesure les risques que fait peser le retour des talibans, et les signaux négatifs envoyés depuis la mise en place d'un gouvernement qualifié de « provisoire », et exclusivement composé de talibans, alors qu'ils avaient annoncé un gouvernement « inclusif ». Des négociations avaient été engagées en ce sens avec des personnalités de premier plan : l'ancien président Hamid Karzai, l'ancien numéro deux du gouvernement d'Ashraf Ghani Abdullah Abdullah, et Gulbuddin Hekmatyar, ancien moudjahidine antisoviétique et chef du Hezb-e Islami. Rien n'est sorti pour l'heure de ces tractations, tandis que les signes de radicalité se multiplient, sur le travail des femmes et la scolarité des jeunes filles entre autres.

Les luttes de pouvoir au sein du nouveau gouvernement afghan ont aussi inquiété Islamabad. Les figures les plus médiatiques du mouvement, celles qui ont été reçues à Moscou, Pékin ou Téhéran et qui ont mené les négociations avec les Américains à Doha, ont été marginalisées. Abdul Ghani Baradar n'est que premier ministre adjoint et Sher Mohammad Abbas Stanekzai ministre adjoint des affaires étrangères.

La venue à Kaboul du chef de l'ISI, le général Faiz Hameed, a parfois été vue comme la preuve de l'ingérence d'Islamabad dans la formation du gouvernement taliban, proclamé trois jours plus tard, le 7 septembre, et dans la promotion de la ligne dure, marquée par la présence de quatre membres du réseau Haqqani. Des observateurs bien informés y voient plutôt une volonté de médiation entre factions opposées, par souci de stabilité3. Pour leur part, des sources indiennes y ont vu la marque de l'implication pakistanaise dans la reconquête de la vallée du Panshir où s'étaient repliés les derniers opposants armés au régime.

Le « gouvernement provisoire » des talibans, même élargi à quelques représentants de minorités ethniques, ne peut pleinement satisfaire Islamabad, qui s'en tient officiellement à la nécessité d'un gouvernement inclusif — c'est-à-dire ouvert à des personnalités reconnues et non talibanes —, condition nécessaire à la stabilité du nouvel Afghanistan, d'autant que la crise humanitaire dans laquelle s'enfonce le pays requiert une aide internationale considérable en partie engagée, et qu'une partie des élites afghanes a fui le pays : les talibans manquent de cadres compétents et de capitaux pour remettre le pays sur pied. Par ailleurs, Islamabad souhaite rester dans les bonnes grâces de la communauté internationale, et particulièrement des États-Unis, car son économie a toujours besoin de prêts du Fonds monétaire international (FMI). Le Groupe d'action financière, organisation internationale qui pourchasse les financements occultes d'organisations terroristes, n'a toujours pas retiré le Pakistan de sa liste grise, ce qui a aussi des implications économiques.

Cet ensemble de facteurs explique la position du Pakistan plus d'un mois après la chute de Kaboul : pas de reconnaissance unilatérale du nouveau régime, mais un plaidoyer auprès de la communauté internationale pour s'ajuster aux nouvelles réalités tout en cherchant à les faire évoluer.

Activisme diplomatique

En sus des interviews données par le premier ministre Imran Khan aux grands médias occidentaux, Chah Mahmood Qureishi, ministre des affaires étrangères, a déployé beaucoup d'énergie sur la question afghane, dans le cadre de rencontres régulières (comme la réunion de l'Organisation de Coopération de Shanghai) ou d'initiatives spécifiques, bilatérales ou multilatérales.

L'idée est de développer une stratégie coordonnée avec les acteurs régionaux au sens large (Républiques d'Asie centrale, Chine, Russie, Iran, États du Golfe) tout en faisant évoluer les pays occidentaux sur la base d'un constat : il convient d'accepter la réalité du retour des talibans au pouvoir, tout en cherchant à les influencer plutôt qu'à les isoler. Les influencer, car le discours pakistanais s'aligne sur les attentes occidentales, reprises par Moscou et Pékin :

- nécessité d'un gouvernement inclusif ;
- respect des droits humains et des droits des femmes en particulier ;
- engagement à ne pas héberger de groupes terroristes.

Au-delà de cette rhétorique convenue, le discours pakistanais veut convaincre qu'une évolution des talibans est possible, qu'il faut être patient, et qu'il conviendrait d'élaborer une ligne de conduite internationale permettant d'obtenir d'eux des concessions en échange d'un appui économique à la reconstruction du pays, et de l'indispensable assistance humanitaire. Les États-Unis — qui ont bloqué les fonds gouvernementaux afghans en dépôt chez eux —, la Banque mondiale et le FMI — qui ont suspendu les crédits prévus pour le gouvernement d'Ashraf Ghani — devraient donc restaurer les financements attendus. Le discours d'Imran Khan à l'Assemblée générale des Nations Unies le 24 septembre 2021 est allé plus loin : il a appelé « à renforcer et stabiliser l'actuel gouvernement afghan, pour le bien du peuple d'Afghanistan ». Aux talibans de tenir leurs promesses d'ouverture, à la communauté internationale de les inciter à tenir ces promesses. La politique inverse, celle de l'isolement, ne ferait qu'aggraver la crise humanitaire, et aurait de graves conséquences politiques : « Un Afghanistan chaotique, déstabilisé, deviendrait de nouveau un havre pour les terroristes internationaux »4.

Au total, si le Pakistan a gagné la guerre d'Afghanistan, comme le dit un chroniqueur du grand quotidien Dawn, encore lui faut-il gérer cette victoire. Ce qui n'implique pas seulement de se faire entendre des talibans, mais aussi de revoir la politique de communication pakistanaise qui continue de présenter le Pakistan comme la victime collatérale majeure de la guerre d'Afghanistan pour cause de terrorisme, alors que la vision d'un Pakistan adepte du double jeu reste prégnante, y compris dans les rangs du Congrès américain. Au contraire, le Pakistan doit forger une vision post-conflit pour la région, ce qui implique de se faire entendre à la fois des talibans et de la communauté internationale, souligne le chroniqueur. La clé étant la relation entre Islamabad et Kaboul, il ajoute : « Toutes ces années, on nous a blâmés pour notre influence [sur les talibans] aujourd'hui, il est temps d'user de cette influence pour notre propre crédit5 » Plus facile à dire qu'à faire.


1Husain Haqqani, « Pakistan's Pyrrhic Victory in Afghanistan », Foreign Affairs, 22 juillet 2021.

2Zahid Husain, « Afghan policy conundrum », Dawn, 1er septembre 2021.

3Antonio Giustozzi, « Behind the Scenes of the Taliban's Internal Power Struggle », World Politics Review, 23 septembre 2021.

4« Incensitiving Taliban will be win-win for all : PM », The Express Tribune, 25 septembre 2021. Pour l'intégralité du discours sur twitter : #PMImranKhanAtUNGA

5Fahd Husain, « Once upon a Taliban », Dawn, 25 septembre 2021.

Dernière oasis avant le chaos

Le dernier livre de l'écrivain libanais Charif Majdalani se présente comme un roman d'aventures à la recherche de trésors antiques oubliés, mais développe peu à peu une réflexion historiographique et géopolitique avec pour toile de fond la guerre, de l'Irak, des Bédouins et des Kurdes au conflit syrien et à l'organisation de l'État islamique.

C'est entre les lignes de front contre l'avancée des djihadistes de l'organisation de l'État islamique (OEI) en Irak durant l'été 2014 que prend place le récit. Dans une plantation abandonnée, le général sunnite Ghabdan a installé une unité qui surveille au sud, à l'ouest et au nord la menace des « milices archaïques » qui pour le moment n'inquiètent pas les soldats confiants. Arrive un spécialiste en archéologie orientale qui doit expertiser des pièces antiques dont l'origine reste mystérieuse et qui sont destinées au marché très privé des collectionneurs d'art sans scrupule.

À partir de là, Charif Majdalani, écrivain libanais de langue française, va mélanger les genres entre un roman méditatif sur la fuite du temps et un roman d'aventure pour questionner la marche de l'histoire.

L'impossible temps suspendu

La « dernière oasis » n'est pas qu'un simple îlot de verdure au milieu du désert ; c'est un espace épargné par l'histoire qui emporte dans ses flots les individus. L'atmosphère du lieu fait tout de suite penser à celle du fort Bastiani dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati. Autrefois fastueux, comme l'était le fort de Buzzati, il est aujourd'hui presque à l'abandon, occupé par des militaires toujours à l'affut d'une menace qui semble ne jamais se concrétiser. L'immuable paysage des montagnes et du désert entraine le personnage principal dans un état contemplatif auquel il s'abandonne volontiers. Il connait alors la tranquille répétition du quotidien et savoure cette expérience hors du temps, aux confins du monde.

La poésie et l'évocation régulière de l'histoire antique entretiennent une nostalgie qui teinte les propos des personnages et notamment ceux du général Ghabdan : « Il parait que le paradis de la Bible est inspiré de ce que furent les riches terres d'ici ». Ce chef local, au physique imposant et au comportement intrigant, veut redonner à ces terres arides leur richesse passée. On oscille constamment entre un passé sublimé et un présent instable et effrayant, qui empêche d'envisager l'avenir. Bien des obstacles se dressent en effet entre son rêve et les événements qui se déroulent en Irak en 2014 : de la corruption à l'incompétence des dirigeants et de l'armée aux injustices faites aux communautés, et à la montée en puissance des factions djihadistes.

« Tout n'est que chaos »

La lecture de l'histoire est l'un des thèmes majeurs du roman. Deux visions s'opposent : alors que ses interlocuteurs sont persuadés qu'il s'agit d'un mouvement répétitif orchestré par des « forces supérieures » — les Américains, les Russes ou Dieu — qui dessinent des plans avec un objectif clair, le narrateur se plait à imaginer des scénarios contrefactuels pour démontrer l'importance du hasard dans le déroulement de l'histoire :

Si Alexandre le Grand n'était pas mort accidentellement, sans doute à cause d'une bactérie qui s'était logée dans un fromage ou dans un morceau de viande, son empire ne se serait pas effondré, les Romains n'auraient ensuite pas eu tant de facilité à dominer le monde, après quoi ni le christianisme ni l'islam ne seraient peut-être nés, parce que Rome s'est faite sur les décombres des fragiles royaumes grecs issus de la conquête d'Alexandre et les religions monothéistes ne se sont diffusées avec tant de facilité que grâce à l'unité que Rome avait instaurée sur la Méditerranée.

En filigrane, la puissance d'attraction des théories du complot qui permettent à chacun d'expliquer la violence et le désordre et d'appréhender le destin dans une forme de rationalité. La force du roman consiste à plonger le personnage principal au cœur d'événements majeurs qui vont bousculer sa vision de la « fabrique » de l'histoire. Ses doutes le conduisent à des analyses mêlant grand projet d'un homme providentiel, services de renseignement étrangers, trahisons, et le rapprochent ainsi dangereusement du complotisme dont il se moquait au début. L'auteur ne manque pas au passage d'égratigner les analystes en géopolitique qui émettent des hypothèses bien éloignées de la réalité sur le déroulement des événements. Il lance une invitation à rester humble dans notre compréhension de la marche de l'histoire et à accepter son parcours erratique :

Comme de l'Art, nous avons besoin de l'Histoire pour ne pas mourir de la vérité, à savoir que tout n'est que chaos, sans signification et sans but.

Un ego hypertrophié

Charif Majdalani a écrit ce roman à Beyrouth pendant la pandémie de Covid-19 et en pleine faillite du pays. Les réflexions qu'il engage sont profondément liées à la situation désespérée du Liban en particulier et plus largement de la région. Ainsi, ses interrogations sur le sens de l'histoire sont-elles empreintes de l'incompréhension du présent chaotique. La seule réponse que peut apporter l'auteur est la fuite, non pas vers l'étranger, mais vers la nature. Comme si sortir du monde urbain et connecté pouvait protéger de l'inévitable entropie ; comme si cela pouvait permettre de sortir de l'histoire.

On appréciera, comme dans les précédents romans de Charif Majdalani, la richesse de son écriture et les multiples références à l'histoire et à l'art qui ne sont pas artificielles, mais on s'interrogera sur la construction du personnage. Le récit est écrit à la première personne, et c'est donc le personnage principal qui raconte son histoire. Ce point de vue narratif permet généralement au lecteur de s'identifier au personnage, et d'être en empathie avec lui, même lorsqu'il s'agit d'un antihéros. Or le processus d'attachement au narrateur de ce roman est difficile à cause de son égo hypertrophié. Il se vante d'être « le plus en vue dans son domaine d'expertise », se compare à un Arsène Lupin héritier d'une grande famille libanaise ruinée ; et s'il y a des tentatives d'autodérision, elles restent timides et ne tiennent pas dans la durée. Ainsi se retrouve-t-on avec une scène invraisemblable dans laquelle le narrateur traverse la plaine de Ninive cernée par les djihadistes sur une moto avec une jeune femme accrochée derrière lui, cheveux au vent. Pendant tout le roman, la question reste en suspens : l'auteur a-t-il voulu caricaturer son personnage ?

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Charif Majdalani, Dernière oasis
Actes Sud, août 2021
272 pages ; 20 euros

Pêche. La justice européenne à contre-courant sur le Sahara occidental

Le tribunal de l'Union européenne vient d'annuler deux accords entre le Maroc et l'Europe, portant notamment sur les droits de pêche. Le Front Polisario s'en réjouit et l'Algérie salue la « victoire éclatante » du peuple sahraoui. Mais Rabat et Bruxelles s'inquiètent d'une décision qui conteste la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental.

Avant la colonisation espagnole de 1884, le Sahara occidental, situé au nord-ouest du continent africain, était « cette mer de sable sans frontière que les caravanes [utilisaient] comme des convois un océan »1. Ce territoire était cependant peuplé et géré par le biais d'un réseau organisationnel et politique bien spécifique, celui des tribus. En effet, un « désert se distingue de la mer dans la mesure où une population, si clairsemée soit-elle, y vit, avec ses traditions et son histoire »2. En 1963, le Sahara occidental devient un territoire « non autonome » selon les Nations unies : l'Espagne, qui est la puissance coloniale de l'époque, doit organiser un référendum d'autodétermination, qui ne s'est jamais tenu. Depuis 1975, ce territoire est occupé militairement par le Maroc et la Mauritanie, puis, depuis 1979, seul le Maroc l'occupe.

L'été 2021, si l'on prenait le risque de se promener sur le port industriel de Laâyoune, capitale du Sahara occidental, on pouvait voir des dockers, pour la plupart marocains — les Sahraouis n'ayant pas le droit de travailler au port —, charger interminablement des cagettes de sardines dans des poids-lourds. Direction ? L'Union européenne (UE). Par la route d'abord, pour les acheminer vers des ports marocains, manière de brouiller les pistes. Une manœuvre qui pose problème au plan légal.

Aujourd'hui, les poissons sont toujours pêchés dans les eaux du Sahara occidental, transportés et vendus dans l'UE. Mais peut-être plus pour longtemps : le 29 septembre 2021, le tribunal de l'Union vient d'annuler deux accords commerciaux avec le Maroc parce qu'ils s'appliquaient également au territoire occupé. Le premier concerne les droits de douane préférentiels attribués aux produits d'origine marocaine, incluant en fait les produits venant du Sahara occidental, et le second vise spécifiquement les licences de pêche octroyées aux bateaux européens par le Maroc qui pouvaient de facto pêcher au Sahara occidental, en échange d'une importante somme d'argent annuelle.

Une telle décision pourrait avoir d'importantes conséquences économiques. L'UE pourrait devoir rembourser au Front Polisario les sommes versées (plus de 40 millions d'euros chaque année) au Maroc pendant plusieurs années pour que les bateaux de ses États membres exploitent les ressources halieutiques du territoire occupé illégalement. Les entreprises européennes devraient s'acquitter des droits de douanes impayés sur différents produits (de la pêche ou de l'agriculture par exemple) présentés faussement comme étant marocains, à savoir, depuis tout ce temps, plusieurs millions d'euros. En 2010, une entreprise norvégienne a ainsi dû payer 1,2 million d'euros aux autorités douanières de son pays pour ne pas avoir payé les droits de douane applicables. Avec la médiatisation de ce commerce interdit, l'entreprise a perdu des clients, des investisseurs et a interrompu ses importations de produits sahraouis3.

Le droit contre la politique

La décision du Tribunal de l'UE est historique dans la mesure où elle s'inscrit à contre-courant de l'attitude diplomatique de ses États membres. La dénonciation du Front Polisario est ancienne : dès août 1983, il contestait la signature d'un accord de pêche entre l'Espagne et le Maroc, dans lequel rien n'indiquait la délimitation des eaux territoriales marocaines. Mais il fallut attendre 2012 pour que la contestation parvienne devant les juridictions européennes, portant sur un accord de libre-échange entre l'UE et le Maroc.

En 2016, la Cour de justice de l'UE (CJUE) s'est enfin prononcée, mais dans une grande hypocrisie. Elle admettait que le Sahara occidental est un territoire « distinct et séparé » du Maroc et que tout accord concernant juridiquement le peuple sahraoui requiert son consentement. Mais elle précisait dans le même temps que, dans la mesure où nulle part formellement dans l'accord le Sahara occidental n'est spécifiquement visé par le Conseil des ministres de l'UE qui a conclu l'accord, le droit international n'avait pas été violé. Pourtant, dans la réalité, l'accord s'appliquait bien à ce territoire occupé.

En 2018, entre sophisme et paralogisme, la CJUE a réitéré ce constat troublant : elle « aboutit à un postulat quasi irréfragable d'interprétation conforme des accords conclus par l'UE aux règles applicables du droit international »4.

En affirmant que le Sahara occidental n'est pas le Maroc, ces différents arrêts ont tout de même forcé les institutions de l'UE à réécrire les accords pour y inclure expressément le Sahara occidental d'une part et obtenir, d'autre part, le consentement de son peuple. Alors, la Commission européenne et son Service européen pour l'action extérieure, venant en renfort du Conseil, ont trompé le Parlement avec des documents mensongers attestant d'une « consultation » des « populations » du Sahara occidental. Ces documents ont été analysés par l'organisation Western Sahara Resource Watch (WSRW), et les faits repris par le Tribunal de l'UE dans sa décision : d'une part, « la grande majorité des organisations que la Commission indique avoir consultées dans le rapport du 11 juin 2018 n'ont en réalité pas participé à ladite consultation » (94 sur 112 organisations mentionnées en annexe du rapport) et d'autre part, « les seules entités consultées par la Commission sont, dans leur grande majorité, soit des opérateurs marocains, soit des organisations favorables aux intérêts du royaume du Maroc »5.

Selon le Tribunal de l'UE, le peuple sahraoui n'a pas donné son consentement aux accords, qui sont donc annulés, en cohérence avec les arrêts de 2016 et 2018, puisque maintenant ces accords prévoient expressément leur application au Sahara occidental. Enfin, le Conseil a tenté de faire valoir qu'un bénéfice économique pour les populations locales pouvait remplacer le consentement du peuple ; le Tribunal enterre définitivement l'argument. Le Conseil de l'UE est piégé.

Il est regrettable que le Tribunal ait énoncé un délai pour rendre effective sa décision, qui correspond au délai pour faire appel, et si appel il y a, au délai jusqu'à la décision de la CJUE. Ce délai est officiellement destiné à préserver la « sécurité juridique » des engagements internationaux, autrement dit à protéger les entreprises et leur laisser le temps de s'adapter. Le Tribunal ne pouvait peut-être pas à la fois consacrer les droits des Sahraouis et les protéger immédiatement...

Chantage migratoire contre l'Algérie et l'Espagne

Cette décision s'inscrit dans un contexte géopolitique marqué par la tension diplomatique entre le Maroc et ses voisins. L'Espagne, et derrière elle l'UE, subit le chantage migratoire du royaume. L'été 2020, à l'entrée de la presqu'île de Dakhla, de nuit, on pouvait assister à un spectacle terrifiant : des dizaines d'Africains marchaient en ligne le long de la route, et alentour, des jeunes du coin se vantaient de connaître les « bons » policiers et de pouvoir négocier le passage jusqu'aux îles Canaries espagnoles, portes de l'espace Schengen. Un voyage qui est souvent un aller simple vers la précarité économique et sociale, sinon vers la mort. Dans les faits, dès que l'Espagne « ose » franchir la ligne rouge diplomatique concernant le statut du Sahara occidental, le Maroc ouvre les vannes de la migration. Par exemple, en mai 2021 quand le Maroc a découvert que Madrid avait accueilli le chef du Front Polisario Brahim Ghali qui souffrait de complications liées à la Covid-19, immédiatement, les forces de l'ordre marocaines ont relâché leur surveillance des frontières avec l'enclave espagnole de Ceuta et des milliers de personnes les ont franchies. Alors, l'Espagne va-t-elle prendre prétexte de la décision du Tribunal d'hier pour affermir à moindre risque sa position vis-à-vis du territoire occupé par le Maroc ? L'Algérie elle, qui vient de rompre ses relations diplomatiques avec le Maroc, pourrait se servir de cette décision pour revenir sur la scène régionale.

Peu importent les libertés publiques

Les entreprises européennes vont donc devoir se poser la question de la rupture immédiate de leurs relations commerciales avec le Maroc pour l'exploitation des richesses du Sahara occidental. Car même si la décision du Tribunal ne sera applicable qu'après que son caractère définitif aura été établi (dans deux mois ou un an, voire un an et demi, le temps que la CJUE rende son arrêt si appel il y a), plus elles attendent, plus le risque de devoir payer les arriérés de taxes impayées augmente. Des milliers de tonnes de tomates cerise, de melons, de myrtilles, d'huîtres, de palourdes ou de sardines ont déjà été exportées vers l'UE sans que les taxes légalement applicables aient été payées. Surtout — mais cet argument n'est pas forcément audible pour des multinationales —, les libertés publiques des Sahraouis et leurs droits fondamentaux continuent d'être bafoués.

La surveillance et la répression des militants politiques n'a pas attendu l'affaire Pegasus pour être connue au Maroc en général et au Sahara occidental occupé en particulier. Le climat sécuritaire y est étouffant. En novembre 2020, le cessez-le-feu signé entre le Front Polisario et le Maroc en 1991 a été rompu par le Maroc. De nombreux militants sahraouis habitant en territoire occupé se font enlever, torturer, parfois tuer. Les rencontres avec les militants sur place nécessitent de longues et fastidieuses procédures de sécurité, pour éviter les yeux et les oreilles des policiers inquisiteurs. Le 18 septembre, à l'instar de ce qui se passe en territoire palestinien occupé, des engins de chantier ont encerclé une zone rurale au nord-est de Laâyoune et ont commencé à démolir illégalement une centaine de maisons et tentes sahraouies, situées dans un espace tribal traditionnel pétri de culture et d'histoire. Dans les camps en Algérie, les réfugiés sahraouis souffrent de la malnutrition et du manque d'eau : 40 % seulement des besoins vitaux en eau sont couverts et 60 % des femmes enceintes et allaitantes sont anémiées.

Cette dernière décision du Tribunal de l'UE qui annule des accords commerciaux entre l'Union et le Maroc fait souffler un vent nouveau. Certains, par pragmatisme, se mettent à soutenir la solution autonomiste du Maroc, pour mettre fin notamment au calvaire des réfugiés de Tindouf. D'autres refusent cette solution défaitiste qui symboliserait une victoire de la force sur le droit et l'éthique. Une intensification des offensives judiciaires contre les multinationales occidentales, véritables lignes de vie de l'occupation marocaine, pourrait faire penser aux premiers que les seconds ont raison de continuer d'espérer.


1Expression du juge André Gros, issue de sa déclaration annexe à l'avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) du 16 octobre 1975 concernant le Sahara occidental (CIJ recueil, p. 76, §11 de sa déclaration).

2Maurice Flory, « L'avis de la Cour internationale de justice sur le Sahara occidental », Annuaire français de droit international, volume 21, 1975 ; p. 254.

3« Record customs claim against Western Sahara trader », Western Sahara Resource Search (WSRW), 30 novembre 2010 1.

4François Dubuisson et Ghislain Poissonnier, « Pêche illégale des navires de l'UE dans les eaux du Sahara occidental, rendue « invisible » par la magie d'un arrêt du juge européen », revue Energie-Environnement Infrastructures, no. 7, juillet 2018, commentaire no. 40 de CJUE, 27 févr. 2018, aff. C-266/16.

5Voir le paragraphe no. 380 de l'arrêt du 29 septembre 2021 dans l'affaire T-279/19. La Cour cite ces arguments et les valide.

Géopolitique du Golfe. Retour du Qatar, affaiblissement des Émirats arabes unis

En quelques années, le Qatar a réussi à sortir de son isolement et à affirmer sa place dans son environnement régional, mais aussi plus loin comme le prouve son rôle en Afghanistan. En revanche, les Émirats arabes unis ont accumulé les revers, même s'ils continuent à disposer de nombreux atouts.

En juin 2017, une coalition d'États arabes menés par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite imposait un embargo au Qatar. Le petit émirat semblait alors au plus bas de son influence régionale, isolé par l'axe contre-révolutionnaire émirati-saoudien, il réalisait que son long soutien aux Frères musulmans s'était révélé peu productif. Il a alors subi de fortes pressions pour fermer ses médias, y compris son fer de lance, la télévision Al-Jazeera. Alors que l'administration Trump se répandait en louanges pour les dirigeants émiratis et saoudiens, l'avenir du pays semblait fort incertain.

Quatre ans plus tard, la situation s'est inversée. La région du Golfe a connu un rééquilibrage géopolitique drastique. Le Qatar a recouvré une nouvelle stature grâce à la puissance de sa politique étrangère qui surpasse de loin sa petite taille géographique. Et ce sont désormais les Émirats qui se retrouvent sur la défensive, ayant subi de multiples revers sur différents dossiers régionaux. Cette nouvelle donne s'explique avant tout par leurs approches régionales diamétralement opposées. Le Qatar a mis au point une politique étrangère indépendante, inspirée par une vision stratégique sur le long terme, alors que, de leur côté, les Émirats ont appliqué des tactiques à court terme.

Le dossier afghan

La situation en Afghanistan illustre la réhabilitation du Qatar. Ayant longtemps servi de médiateur dans les conflits régionaux, il a décidé — et il s'agissait d'une décision controversée à l'époque — d'accueillir les talibans en 2013 et d'arbitrer par la suite les pourparlers de paix avec les États-Unis. Au lendemain du retrait américain, l'émirat est devenu incontournable pour tout dialogue avec les talibans. Il a facilité les ponts aériens pour l'évacuation de nombre d'Américains et d'Afghans en danger, et aux côtés de la Turquie, il a accepté de gérer l'aéroport de Kaboul au nom du nouveau pouvoir. Les relations entre l'Occident et les talibans dépendent désormais en partie de Doha.

Ceci marque un tournant important pour les intérêts qataris qui s'étendent géographiquement très au-delà de ceux de leurs rivaux du Golfe. Par le passé, les conflits entre États du Golfe et Iran se résumaient à la politique énergétique du Proche-Orient et à assurer la sécurité des réserves locales de pétrole et de gaz. Le cas afghan est diamétralement différent : en tant que champ de bataille de deux décennies d'interventionnisme occidental contre le djihadisme, l'Afghanistan rappelle aux puissances occidentales leurs plus grands traumatismes liés au terrorisme et à l'islamisme. Et c'est ici, loin du détroit d'Ormuz, que l'influence qatarie refait surface.

Le rôle du Qatar en Afghanistan ne manque pas d'ironie : si l'émirat était accusé d'être trop proche de l'islamisme, et donc du terrorisme, il est précisément apprécié pour son rôle de médiateur auprès des talibans. La communauté internationale compte désormais sur ce pays pour surveiller et éventuellement tempérer cette forme extrêmement conservatrice d'idéologie islamiste.

En s'en tenant à l'histoire, les rebondissements géopolitiques en Asie centrale ne mettront certainement pas fin au « grand jeu » entre les grandes puissances, mais ils introduiront de nouveaux acteurs dans l'équation. Le Qatar devra bientôt affronter l'influence du Pakistan, qui soutient depuis longtemps les talibans. L'engagement militaire d'Islamabad en Afghanistan remonte à la guerre froide, lorsque le pays cherchait à accroître son poids stratégique par rapport à l'Inde. Le Pakistan entend également réduire l'influence du nationalisme pachtoune chez lui en soutenant une version islamiste de celui-ci de l'autre côté de sa frontière occidentale. S'engager davantage avec les talibans lui permettrait également de restructurer les mouvements et les madrasa talibanes qui opèrent au sein de ses propres frontières et y sont de plus en plus populaires.

Mais si le Qatar démontre sa force en Afghanistan, il ne perd pas de vue ses objectifs traditionnels et vitaux dans le monde arabe. Dans la région, la Palestine pourrait représenter une prochaine ouverture pour le Qatar et lui permettre de répéter son succès afghan en servant d'intermédiaire entre le Hamas d'une part et les États-Unis et Israël de l'autre. Contrairement aux Émirats, le Qatar, n'ayant pas normalisé ses relations avec Israël, jouit toujours d'une certaine crédibilité auprès des Palestiniens. Et à la différence du reste de l'axe contre-révolutionnaire, il peut traiter plus facilement avec le Hamas, car il n'a jamais considéré le groupe islamiste comme un groupe terroriste. Ce faisant, le Qatar pourrait alléger les souffrances des Gazaouis sans soutenir explicitement le Hamas, et donc préserver sa crédibilité auprès des États-Unis et d'Israël. Il pourrait ainsi devenir, finalement, le principal facilitateur des contacts entre les États-Unis, Israël et les Palestiniens.

Un front contre-révolutionnaire qui accumule les erreurs

À l'inverse de la victoire stratégique du Qatar, les Émirats arabes unis et, par extension, le front contre-révolutionnaire (qui comprend notamment l'Arabie saoudite et l'Égypte) accumulent les erreurs tactiques. Alors que la politique de Doha s'est concentrée sur le soft power et une habile diplomatie indépendante, les Émirats, après le printemps arabe, ont investi dans le hard power. Avec la complicité de l'administration Trump, ils ont lancé des interventions militaires dans la région dans le but d'arrêter toute avancée démocratique. Ils ont également promu de nouvelles technologies comme Pegasus pour réduire au silence les dissidents et les voix critiques à l'étranger.

Cette stratégie a clairement montré ses limites, surtout parce que ces démonstrations de force n'ont fait qu'amplifier les crises économiques et sociales. Les situations humanitaires désastreuses dans lesquelles se débattent la Libye et le Yémen confirment ce bilan mitigé. Les Émiratis se sont également retrouvés pieds et poings liés en Palestine pendant la guerre de Gaza de 2021. Leur soutien enthousiaste à « l'accord du siècle » sous l'administration Trump les a empêchés de s'engager plus avant avec les Palestiniens sur le terrain. Même l'embargo émirati-saoudien contre le Qatar a échoué, comme l'a prouvé la timide réconciliation de Riyad et Abou Dhabi avec Doha en janvier 2021.

Cela ne se s'est pas toujours passé comme ça. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis maîtrisaient autrefois la diplomatie comme les Qataris la maîtrisent aujourd'hui. Riyad entretenait une relation spéciale avec le Yémen, comme le Qatar avec l'Afghanistan aujourd'hui. De même, lorsque les talibans ont gouverné l'Afghanistan pour la dernière fois à la fin des années 1990, l'Arabie saoudite et les Émirats étaient les seuls pays arabes à reconnaître leur gouvernement. Ils avaient développé des réseaux qui ont pénétré profondément le pays. Pourtant, ces canaux d'accès et d'influence se sont réduits après les printemps arabes du fait de leurs prises de position contre-révolutionnaires, accompagnées d'une consolidation d'un système rigide et hiérarchique dans leurs propres États.

Ces ajustements n'ont pas donné les résultats escomptés, car l'axe contre-révolutionnaire n'a jamais réussi à écraser les velléités de changement démocratique et la volonté de participation politique dans toute la région. La volonté de restaurer une stabilité autoritaire a aussi été remise en cause par les mouvements populaires qui ont continué à se mobiliser au cours de la dernière décennie. La deuxième vague du printemps arabe tout au long de 2018-2019 en Algérie, au Soudan, en Irak et au Liban a révélé une nouvelle réalité. Si le front contre-révolutionnaire peut entraver les avancées démocratiques, il ne parviendra jamais à revenir en arrière et réimposer un passé devenu obsolète.

Un autre facteur qui a permis la réémergence du Qatar est le manque de cohérence de l'axe contre-révolutionnaire. Dans les années qui ont immédiatement suivi le printemps arabe, les dirigeants saoudiens et émiratis ont évolué au même rythme, en harmonisant leurs politiques étrangères dans de nombreux domaines. Cependant, récemment, avec le prince héritier Mohamed Ben Salman, l'Arabie saoudite a redéfini son approche et appris à agir de manière plus pragmatique en prenant ses distances par rapport aux Émirats arabes unis.

Les raisons d'une telle discorde sont nombreuses. Le régime saoudien s'est trop souvent retrouvé à servir d'appoint aux dirigeants émiratis sans recevoir de grande reconnaissance en retour. Riyad a engagé d'énormes ressources militaires pour financer les grandes aventures contre-révolutionnaires, tout en recevant de sévères critiques sur la question des droits humains. De plus, les Saoudiens ont été pris de court par la décision des Émirats de normaliser les relations avec Israël, sachant pertinemment qu'ils ne pouvaient pas faire de même. En premier lieu parce que la population saoudienne est bien plus nombreuse et l'opposition intérieure bien plus forte, mais aussi parce que les dirigeants saoudiens portent la charge symbolique de la protection du berceau de l'Islam.

Tensions avec l'Arabie saoudite

Fondamentalement, le régime saoudien se bat pour la même part de marché géopolitique que les dirigeants émiratis, et cette compétition a maintenant éclaté au grand jour. Les désaccords publics entre les deux puissances sont devenus plus flagrants, comme l'a prouvé leur divergence, durant l'été 2021, sur la production de pétrole qui a temporairement marginalisé l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Cela se perçoit aussi au vu de la récente décision saoudienne de ne faire affaire qu'avec des multinationales qui ont un siège régional en Arabie saoudite, ce qui a amené certaines d'entre elles à abandonner les Émirats pour se replier dans le royaume.

Le rapprochement entre la Turquie et l'Égypte a également favorisé le Qatar. Ce réchauffement des relations montre que Recep Tayyip Erdogan est prêt à réduire le soutien turc aux Frères musulmans, ce qui a encouragé le Qatar à faire de même. Tous deux reconnaissent que les acteurs islamistes de l'establishment, tels que les Frères musulmans en Égypte, Ennahda en Tunisie et le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc ont perdu de leur influence.

Certes, ce sont trois groupes différents qui opèrent dans des environnements très distincts. Cependant, leur présente situation révèle une tendance générale : un double échec consistant à avoir recours à une idéologie pour s'attirer le soutien populaire, tout en faisant des incursions institutionnelles dans des États autoritaires peu enclins à les voir s'introduire dans leurs appareils. Cela ne marque en aucun cas la fin de l'islamisme en tant que force politique, car des secteurs importants de ces sociétés sont encore prêts à soutenir leurs plateformes conservatrices combinant foi et politique. Cependant, cela permet de faire sortir le dossier de l'islamisme des points de discorde entre Doha et Riyad, tout en déliant les mains du Qatar qui peut agir plus librement.

Des règles du jeu qui changent

Que le Qatar renaisse à travers sa politique étrangère ne signifie pas que ses engagements idéologiques ont changé. Il ne promeut pas le libéralisme, et il ne prône pas un autre printemps arabe. Il ne fait pas partie de la contre-révolution, mais ce n'est pas non plus un acteur révolutionnaire. C'est seulement un acteur pragmatique qui comprend le sens de l'histoire. Mais s'il veut pérenniser ses acquis, il devra néanmoins effectuer une ouverture politique sur le plan intérieur.

De même, si les Émirats ont trébuché, cela ne les affaiblit en rien sur le plan intérieur. Ils se targuent d'une administration publique efficace et de bonnes capacités institutionnelles, qui attirent un éventail impressionnant d'entreprises et de travailleurs venus du monde entier. Leurs réserves énergétiques sont considérables. De plus, bien que leur système politique reste aussi fermé que celui de l'Arabie saoudite, il est moins vulnérable à l'opposition interne et aux protestations publiques compte tenu de leur société plus réduite et de leurs méthodes de contrôle axées sur la technologie. Par conséquent, leurs revers au niveau régional ne se traduiront pas nécessairement par des revers internes.

Néanmoins, le renouveau stratégique du Qatar offre des implications cruciales pour les développements régionaux. Premièrement, maintenant que les règles du jeu entre le Qatar et les Émirats arabes unis ont changé, les deux États chercheront de nouveaux terrains de compétition. La politique qatarie, par exemple, exploite ses ressources éducatives, médiatiques et culturelles pour appuyer son soft power, comme l'ont fait les Émirats. Mais le Qatar doit encore apprendre ce que les Émirats arabes unis ont déjà fait : traduire ces acquis en résultats économiques rentables, par exemple grâce à sa maîtrise de la gestion des ports, de ses investissements ainsi que de son accès aux secteurs économiques cruciaux à l'étranger.

Deuxièmement, les Émirats misent désormais sur Pékin. La présence de la Chine au Proche-Orient repose sur des accords économiques plutôt que sur des moyens militaires comme c'est le cas pour les États-Unis. Et dans le Golfe, les Émirats arabes unis se sont engagés à devenir le point d'entrée de la Chine dans la région. Ils se sont déjà présentés comme une plaque tournante majeure de la diplomatie vaccinale de Pékin, aidant à la fois à produire et à distribuer les vaccins chinois contre la COVID-19 dans le reste du monde arabe. La prochaine étape logique consiste à répondre aux intérêts chinois dans le Golfe en tant que débouchés pour sa « nouvelle route de la soie », ce qui nécessitera des accords plus complexes sur les questions logistiques, le transport et les chaînes d'approvisionnement.

En somme, deux petits États du Golfe aux ambitions démesurées entrent dans une nouvelle ère de compétition géopolitique. Et les résultats de cette confrontation restent imprévisibles.

Un écrivain noir dans le Paris des années 1950 et de la guerre d'Algérie

Par : Adam Shatz

Dans les années 1950, nombre d'écrivains, d'artistes, d'intellectuels afro-américains trouvent à Paris un refuge contre le racisme aux États-Unis. Mais peut-on vivre libre quand on côtoie l'oppression des colonisés en France ? Dans un grand roman (pour la première fois traduit en français), William Gardner Smith raconte la découverte par un jeune noir du traitement des Algériens, notamment le massacre du 17 octobre 1961. Le texte qui suit est la préface à la nouvelle édition américaine — non reprise dans l'édition française.

En 1951, dans un essai intitulé Je choisis l'exil, le romancier Richard Wright explique sa décision de s'installer à Paris après la guerre. « C'est parce que j'aime la liberté », écrit-il, « et je vous dis franchement qu'il y a plus de liberté dans un pâté de maisons parisien que dans l'ensemble des États-Unis d'Amérique ! » Les noirs Américains qui ont fait de Paris leur foyer dans la période s'étendant des années 1920 jusqu'à l'époque des droits civiques sont sûrement peu nombreux à penser le contraire. À des romanciers comme Wright, Chester Himes et James Baldwin, à des artistes et musiciens comme Joséphine Baker, Sidney Bechet et Beauford Delaney, Paris offrait un sanctuaire contre la ségrégation et la discrimination, ainsi qu'un endroit où échapper au puritanisme américain. Une expérience aussi éloignée que possible de la « vie abîmée », caractéristique de l'exil selon Theodor Adorno. Ils pouvaient se promener dans la rue avec un amant, une amoureuse ou un conjoint blanc sans être insultés, et encore moins agressés physiquement ; ils pouvaient descendre à l'hôtel ou louer un appartement où ils voulaient, tant qu'ils pouvaient payer ; ils pouvaient jouir, en bref, de quelque chose qui ressemblait à la normalité, sans doute le plus beau cadeau de Paris aux exilés noirs américains.

Baldwin, qui s'était installé à Paris en 1948, deux ans après Wright, reçut ce cadeau d'abord avec joie, mais il finit par s'en méfier, soupçonnant une illusion, et une illusion coûteuse. Si les Noirs « armés d'un passeport américain » étaient rarement la cible du racisme, les Africains et les Algériens des colonies françaises d'outre-mer n'avaient pas cette chance. Dans son essai de 1960 intitulé Hélas, pauvre Richard, publié juste après la mort de Wright, il accusait son mentor de célébrer Paris comme une « ville refuge » tout en restant silencieux sur la répression de la France envers ses sujets coloniaux : « Il m'a semblé que ce n'était pas la peine de fuir les fantasmes américains si c'était pour adhérer à des fantasmes étrangers. »1 Baldwin se souvient que lorsqu'un Africain lui dit en plaisantant que Wright se prenait pour un Blanc, il prit la défense de Wright. Mais la remarque le conduisit à « s'interroger sur les avantages et les dangers de l'expatriation ».

Je ne pensais pas non plus être blanc, ou je ne pensais pas que je croyais l'être. Mais les Africains pouvaient penser que je l'étais, et qui pourrait les en blâmer ?... Quand l'Africain m'a dit : “Je crois qu'il se croit blanc”, il voulait dire que Richard se souciait plus de sa sécurité et de son confort que de la condition noire... Richard a pu, enfin, vivre à Paris exactement comme il aurait vécu s'il avait été blanc ici, en Amérique. Cela peut paraître souhaitable, mais l'est-ce vraiment ? Richard a payé le prix de cette sécurité illusoire. Le prix, c'est d'éviter, d'ignorer toutes les puissances des ténèbres.

Hélas, pauvre Richard, comme la célèbre critique de Baldwin d'Un enfant du pays de Wright, est un exercice d'autoportrait, voire d'autosatisfaction. À cette époque, Baldwin était rentré en Amérique et participait au combat pour les droits civiques que Wright, soignant ses blessures en exil, préférait observer de loin. Mais dans son récit autobiographique This Morning, This Evening, So Soon, également publié en 1960, Baldwin laisse entendre qu'il aurait pu lui aussi devenir la cible de la plaisanterie d'un Africain s'il était resté. Le narrateur, un expatrié noir qui réfléchit à la distance qui s'est instaurée avec les « garçons algériens que j'avais rencontrés pendant mes premières années à Paris », remarque : « Je considérais les Nord-Africains comme mes frères et c'est pourquoi j'allais dans leurs cafés ».

Comprendre la rage des Algériens

Mais s'il « ne pouvait pas ne pas comprendre » leur « rage » envers les Français, qui lui rappelait sa propre rage envers les Américains blancs, il se disait en même temps : « Je ne pouvais pas haïr les Français, car ils me laissaient en paix. Et j'aime Paris, je l'aimerai toujours. » Peut-être parce qu'il était reconnaissant envers la ville « qui [lui] avait sauvé la vie en [lui] permettant de découvrir qui [il]était », Baldwin ne nous a jamais donné un roman sur « les avantages et les dangers de l'expatriation ».

Un autre écrivain, aujourd'hui oublié, a réussi à le faire : William Gardner Smith, un natif de Philadelphie de trois ans plus jeune que James Baldwin, qui s'est installé à Paris en 1951 et y est mort en 1974 à l'âge de 47 ans d'une leucémie. Journaliste de métier, Smith a publié quatre romans et un ouvrage de non-fiction. Son livre le plus frappant — et son enquête la plus profonde sur les ambiguïtés de l'exil — est The Stone Face, un roman dont l'action se déroule à Paris sur fond de guerre d'Algérie. Longtemps épuisé — l'édition reliée coûte 629,99 dollars (543 euros, ndlr) sur Amazon, soit environ 3 dollars (2,59 euros, ndlr) la page —, il a été publié en 1963, la même année que La prochaine fois, le feu de James Baldwin. S'il n'a pas l'éloquence prophétique de Baldwin, le livre de William Gardner Smith dégage le même sentiment d'urgence morale. Mais alors que La prochaine fois, le feu concerne le retour de Baldwin dans son pays natal et sa confrontation avec l'injustice qui le définit, The Stone Face explore la découverte de la souffrance des autres par un exilé noir. Une injustice perpétrée par son pays d'accueil, cet endroit qu'il prend d'abord pour un paradis.

Simeon Brown, le protagoniste, est un jeune Afro-Américain, journaliste et peintre qui commence à remettre en question l'image que la France se fait d'elle-même, celle d'une société sans distinction de couleur, lorsqu'il est témoin du racisme dont sont victimes les Algériens à Paris, et qu'il prend conscience de leur lutte pour l'indépendance dans leur pays. À la fois Bildungsroman (roman d'apprentissage, ndt) et roman engagé, The Stone Face est en phase avec les préoccupations contemporaines sur les privilèges et l'identité, mais son traitement de ces questions est résolument hétérodoxe. Parmi les privilégiés, dans le roman, figurent les amis noirs expatriés de Simeon, qui refusent de soutenir la lutte algérienne. En partie parce qu'ils ont peur d'être expulsés de France, mais aussi parce qu'ils préfèrent ne pas être associés à une minorité méprisée. Ils ne sont pas des acteurs du racisme anti-algérien, mais des spectateurs passifs, qui s'accrochent à l'inclusion dont ils ont été privés chez eux. The Stone Face est un roman antiraciste sur l'identité, mais aussi une critique subtile et humaine d'une politique étroitement fondée sur l'identité.

Des victimes en désaccord dans leur lutte

Le poète martiniquais Aimé Césaire imagine dans un célèbre poème le rassemblement des opprimés au « Rendez-vous de la conquête », mais dans The Stone Face, les victimes de l'Occident — noirs, Arabes et juifs — sont souvent en désaccord dans leur lutte pour obtenir une place dans la société. L'un des personnages algériens se lance dans une tirade antisémite, accusant les juifs d'Algérie d'être des traîtres à la cause nationale, pires que les colonialistes eux-mêmes. Piqué au vif par ce déchaînement, Maria, la petite amie juive polonaise de Simeon, survivante des camps de concentration, le supplie d'oublier la race et la question algérienne et de vivre une vie « normale ». Mais contrairement à elle, Simeon n'a pas la possibilité (ni le désir) de disparaître complètement dans la blancheur. Dans The Stone Face, personne n'est à l'abri de l'intolérance ni de la cécité morale (métaphore un peu maladroite, Simeon et Maria sont tous deux malvoyants : un de ses yeux a été arraché lors d'une attaque raciste ; elle subit une opération chirurgicale pour éviter de devenir aveugle). Le titre fait allusion au visage haineux du racisme, et Smith suggère qu'il se trouve en chacun de nous.

Combattre ce visage de pierre, apprend Simeon, ne consiste pas simplement à défendre les siens ; il faut parfois rompre avec eux. À la fin du roman, il a répudié la loyauté « raciale » envers ses frères noirs américains en faveur d'une solidarité plus dangereuse avec les rebelles algériens. Dans son adhésion à l'internationalisme, le roman montre avec force que l'exil ne doit pas être un fantasme illusoire ou « une fuite solipsiste des obligations éthiques ». Ce qui importe, ce qui est finalement « noir », pour Smith, ce n'est pas une question d'identité ou de lieu, mais une question de conscience, et de l'action qu'elle inspire.

Né en 1927, Smith a grandi dans le sud de Philadelphie, dans un quartier ouvrier noir de l'une des villes les plus racistes du nord. À 14 ans, il avait déjà été déshabillé et battu avec un tuyau en caoutchouc par des policiers « qui estimaient que je manquais de respect ». À 19 ans, il fut agressé dans une boîte de nuit par un groupe de marins blancs qui croyaient que sa compagne à la peau claire était une femme blanche.

Étudiant précoce en littérature, Smith lit les mêmes romanciers que la plupart des aspirants écrivains de l'Amérique du milieu du siècle dernier : Hemingway et Faulkner, Proust et Dostoïevski. Désireux de commencer à publier, il refuse des bourses d'études pour les universités Lincoln et Howard pour accepter un emploi dans un journal appartenant à un noir, le Pittsburgh Courier. Mais ce qui le mit vraiment sur la voie du roman fut son incorporation dans l'armée. Au cours de l'été 1946, Smith se rend à Berlin occupée en tant que dactylo au sein de la 661e compagnie du train. Il passe huit mois en Allemagne, et en août 1947, il a terminé l'ébauche d'un roman, Dark Tide over Deutschland. L'éditeur Farrar, Straus & Company lui verse 500 dollars pour le manuscrit et le publie en 1948 sous le titre Last of the Conquerors. Un critique du New York Times décrit le roman — l'histoire d'une relation amoureuse entre un soldat noir à Berlin et une Allemande, avec de forts échos de L'Adieu aux armes d'Ernest Hemingway — comme « un exemple révélateur de la tendance des groupes minoritaires [...] à se projeter dans un monde imaginaire dans lequel ils jouissent de droits qui sont intrinsèquement les leurs, mais qui leur sont refusés dans le monde réel ».

Ces « mondes imaginaires » qui engendrent la liberté

Pourtant, l'amour entre Hayes Dawkins et Ilse Mueller n'est pas un fantasme, même s'il est mis en danger par le racisme de l'armée américaine, qui réprime la « fraternisation » entre soldats noirs et Allemandes. Lire aujourd'hui Last of the Conquerors, c'est comprendre que ces « mondes imaginaires » engendrent finalement la liberté.

Je m'étais souvent allongé sur une plage, se souvient Hayes, mais jamais avec une fille blanche. Une fille blanche. Ici, loin pendant un moment de la pensée des différences, c'était étrange comme je l'ai vite oubliée... Il me semblait étrange de me trouver ici, dans le pays de la haine, à faire ce pas si important vers la démocratie. Et soudain, je me suis senti amer.

Plus que tout autre roman de son époque, Last of the Conquerors a su saisir les paradoxes de l'expérience du soldat noir américain en Europe. Hayes est venu en « libérateur » sur le Vieux Continent, mais il sert dans une armée ségréguée qui, malgré ses discours sur la diffusion de la démocratie, a importé les pratiques racistes des lois Jim Crow2. Et comme nombre de ses camarades soldats noirs, il goûte pour la première fois à la liberté dans les bras d'une Allemande blanche — et dans un pays qui a massacré des millions de personnes pour des motifs raciaux.

Hayes est parfaitement conscient de la chance qu'il a en Allemagne, mais aussi de son caractère étrange et précaire : « Je me demande combien de Noirs ont été lynchés dans le Sud cette année... Je me demande combien de membres du Congrès braillent leurs idées de suprématie blanche... C'est agréable d'être ici à Berlin. C'est agréable d'être ici, en Allemagne, où les nazis ont été au pouvoir. C'est agréable d'être si loin que je peux me poser des questions — mais sans être concerné ». Lorsque sa liaison avec Ilse est découverte, ses supérieurs font tout ce qu'ils peuvent pour séparer les amoureux, avec la collaboration étroite des ex-nazis de la police locale, tout aussi désireux de séparer « les races ». Ce n'est pas le seul préjugé qu'ils partagent. « Les gars, j'ai oublié », dit le capitaine blanc de Hayes un soir, lors d'une séance de beuverie, « qu'il y avait eu une chose de bien chez Hitler et les nazis »  :

Nous attendions de connaitre la “chose de bien” — “Ils se sont débarrassés des Juifs”. Une décharge de tension a frappé la pièce. On ne pouvait ni la voir ni l'entendre, mais on pouvait la sentir. Les Allemandes étaient particulièrement secouées... - “La seule chose. La seule bonne chose qu'ils ont faite... On devrait faire ça aux États-Unis. Les Juifs prennent tout l'argent. Ils prennent tous les magasins et les banques. Ils sont avides. Ils veulent tout. Ils ne laissent rien au peuple. Ils l'ont fait en Allemagne et Hitler a été intelligent. Il s'est débarrassé d'eux. C'est ce qui se passe maintenant aux États-Unis. Ils prennent le pays et les Américains n'ont rien à dire”.

De retour à Philadelphie, Smith s'inscrivit à la Temple University de Philadelphie grâce au GI Bill3 ; il participa à l'organisation de manifestations contre les brutalités policières, et il étudia Marx (ses liens avec les communistes et les trotskistes ont éveillé les soupçons du FBI, qui tiendra un dossier sur lui pendant les deux décennies suivantes). Il épousa une femme de la région, Mary Sewell ; il reçut une bourse Yaddo4 et publia un roman, Anger at Innocence (1950), une histoire d'amour entre un homme blanc d'âge mûr et une jeune pickpocket blanche moitié plus jeune que lui. Mais malgré le succès, Smith étouffait sous le racisme et le maccarthysme, et il craignait, comme il le dira plus tard à un intervieweur de la télévision française, de finir par tuer quelqu'un s'il restait en Amérique. Le marxiste trinidadien C. L. R. James lui suggéra d'essayer de vivre en France et lui donna l'adresse de Richard Wright, rue Monsieur-le-Prince, dans le Quartier latin.

Départ pour la France

En 1951, les Smith s'embarquèrent pour la France. Ils s'installèrent dans une minuscule chambre d'hôtel à 1,60 dollar la nuit, jusqu'à ce qu'ils puissent trouver un appartement. Il trouva un emploi à l'Agence France Presse (AFP), fit le portrait de Wright pour le magazine Ebony et devint le compagnon de boisson de Chester Himes et du grand dessinateur Ollie Harrington au Café de Tournon, repaire d'écrivains et d'artistes noirs près du jardin du Luxembourg. Il publia un nouveau roman, South Street (1954), qui raconte l'histoire d'un gauchiste afro-américain de retour d'exil en Afrique. Mais les critiques furent tièdes, et il eut le sentiment de se trouver « dans une impasse » et de ne plus avoir envie de suivre « le chemin de la protestation ». Il s'éloigna de la fiction, divorça et rencontra celle qui deviendra sa seconde épouse, Solange Royez, une institutrice des Alpes françaises dont la mère avait fui l'Allemagne nazie lorsqu'elle était enfant. Le fait d'épouser une Française ajouta à sa perception de lui-même comme exilé. Tout comme l'attention du gouvernement américain, qui refusa en 1956 de renouveler son passeport, peu après un voyage à Berlin-Est. Pendant les années qui suivirent, il vécut à Paris comme un « apatride ».

« La principale caractéristique de William Gardner Smith, c'était sa jeunesse – sa jeunesse et sa naïveté », a écrit Chester Himes. Mais il y avait aussi le courage. La plupart des exilés afro-américains à Paris adhéraient à un accord tacite avec le gouvernement français : en échange de l'asile, ils n'intervenaient pas dans les affaires « intérieures », surtout la question sensible de la domination française en Algérie, qui était officiellement considérée comme une partie de la France et divisée en trois départements. Comme le rappelle Richard Gibson, un des habitués du Tournon, « il y avait beaucoup de sympathie pour la lutte nationale algérienne parmi les écrivains américains, mais le problème était de savoir comment s'exprimer tout en restant en France ».

Avant même que la guerre d'indépendance n'éclate en novembre 1954, Smith écrit sur l'oppression des Algériens en France. Dans un article pour le Pittsburgh Courier, il raconte qu'assis à la terrasse du Café de Flore, il entend des propos racistes sur un vendeur de tapis algérien qui passait par là : « Une sonnerie retentit quelque part dans votre tête. Un écho d'un autre pays. On finit sa bière et, fatigué, on rentre se coucher ». Comme l'a écrit Edward Said, « parce que l'exilé voit les choses à la fois en termes de ce qu'il a laissé derrière, et de ce qui est réel ici et maintenant, il existe une double perspective qui ne voit jamais les choses isolément... De cette juxtaposition, on obtient une meilleure idée, peut-être même plus universelle, de la manière de penser, par exemple, à la question de droits de l'homme. »

« Je suis parti pour m'empêcher de tuer un homme »

Mais l'exil ne suffit pas à garantir cette « double perspective ». Il faut du temps, de la réflexion et, surtout, de la vigilance ; l'accueil du pays d'adoption et ses plaisirs peuvent l'empêcher de se former, comme Baldwin l'a observé de façon acide, et peut-être injuste, à propos de Wright. Dans The Stone Face, Smith relate la naissance de la double perspective de Simeon en trois parties à l'écriture alerte, dont les titres suggèrent les glissements successifs de son identité : « Le fugitif », « L'homme blanc » et « Le frère ». Lorsque Simeon arrive à Paris au printemps 1960, c'est un réfugié de la guerre raciale américaine — le premier détail physique fourni par Smith est qu'il n'a qu'un œil. Hanté par le visage monstrueux de son agresseur, un « visage de pierre » défiguré par la rage, aux yeux « fanatiques, sadiques et froids », il tente, dès l'ouverture du roman, de le reproduire sur la toile, le « non-homme, le visage de la discorde, le visage de la destruction. » C'est, littéralement, de l'art-thérapie : « Je suis parti pour m'empêcher de tuer un homme », avoue-t-il.

Au début, Paris permet à Simeon de guérir ; il est conquis par la disparition de la frontière de la couleur de peau, et il est bercé par la douce étreinte du petit monde des expatriés noirs. D'un trait rapide et habile, Smith dessine la géographie de ce que l'historien Tyler Stovall appelle le « Paris noir » : le restaurant de soul-food tenu par Leroy Haynes à Montmartre, le Café de Tournon et le Monaco, la librairie près de l'appartement de Wright, rue Monsieur-le-Prince, les clubs de jazz. Chester Himes fait une apparition dans le rôle d'un romancier bougon, James Benson, un « type étrange, une sorte d'ermite » qui « disparaît dans son appartement avec la copine du moment » et qui émerge de temps en temps pour maudire le monde blanc et le gouvernement américain. C'est au Tournon que Simeon rencontre Maria, une actrice débutante déterminée à oublier son enfance dans les camps, où elle a été protégée par un garde nazi qui s'est intéressé à elle de manière tordue : « Elle jouait un rôle d'enfant qui était un masque ; il y avait des cauchemars dans sa tête ». Smith décrit avec tendresse le début de leur histoire d'amour, la rencontre de deux survivants dans la ville refuge.

« Vous ne savez pas comment ils sont »

Ce qui met fin à l'idylle pour Simeon, c'est la montée de sa prise de conscience. Il a fui le « visage de pierre » de l'Amérique, mais ce visage n'est pas moins présent en France, dans le pays où il peut enfin respirer librement. Au début, il est trop heureux pour prêter attention aux gros titres des journaux : « Émeutes de musulmans à Alger, 50 morts ». Mais quand il voit un homme « à la peau basanée et aux longs cheveux crépus » qui pousse un chariot de légumes, il se demande s'il ne s'agit pas d'un Algérien ; et il se souvient d'un groupe de blancs à Philadelphie qui « l'avait dévisagé — et qu'il avait dévisagé en retour, renfrogné, défiant, détestant leurs beaux vêtements, leurs loisirs et leurs yeux paresseux et inquisiteurs ». Peu après, Simeon se bagarre avec un Algérien, et tous deux se retrouvent à l'arrière d'un fourgon de police. Simeon remarque que le policier tutoie Hossein alors qu'il utilise le « vous » poli avec lui. Hossein est enfermé pour la nuit, tandis que Simeon est relâché. « Vous ne comprenez pas », lui dit le policier. « Vous ne savez pas comment ils sont, les Arabes*5C'est une plaie ; vous êtes étranger, vous ne pouvez pas savoir ».

Le lendemain, il rencontre Hossein, qui lui demande : «  ! Ça fait quoi d'être un Blanc ? C'est nous les nègres ici ! Tu sais comment les Français nous appellent ? Bicot, melon, raton, nor'af. »* Un des amis de Hossein, Ahmed, jeune étudiant en médecine introspective issu d'une famille berbère de Kabylie, l'invite à dîner le lendemain soir. Ils prennent un bus :

Plus le bus se déplaçait vers le nord, plus les bâtiments, les rues et les gens devenaient ternes... C'était comme Harlem, pensa Simeon, sauf qu'il y avait moins de flics à Harlem... Les hommes qu'il voyait par la fenêtre du bus avaient la peau plus blanche et les cheveux moins crépus, mais par d'autres aspects ils ressemblaient aux noirs des États-Unis. Ils adoptaient les mêmes poses : ils se « planquaient » dans les coins de rue, prêts à réagir aux « problèmes » toujours possibles, dont ils avaient peur, le regard renfrogné et méfiant.

Voyant que les pensées de Simeon vagabondent, Ahmed lui demande : « Où es-tu ? — Chez moi », répond-il.

La blancheur n'est pas une couleur de peau

Pourtant, à la grande déception de Simeon, les Algériens « ne l'accueillent pas avec des sourires radieux et ne se précipitent pas pour l'embrasser en criant : "Mon frère !" Ils gardent leurs distances, le considèrent avec prudence, comme ils l'auraient fait avec un Français ou un Américain ». Le fait qu'il soit « racialement » noir n'en fait pas un allié à leurs yeux ; il doit d'abord faire ses preuves. Dans The Stone Face, la blancheur n'est pas une couleur de peau ou un trait « racial » ; elle est plutôt synonyme de privilège de situation. Selon Smith, y renoncer est un processus difficile, surtout pour un homme opprimé qui commence à peine à en profiter. Dans une scène cruciale, Simeon emmène ses amis algériens dans un club privé, auquel il n'aurait jamais pu adhérer en Amérique. À leur arrivée, les clients se mettent à chuchoter ; le patron est plus froid que d'habitude : « À son propre étonnement, Simeon se sentait mal à l'aise. Pourquoi ? » Peut-être « avait-il peur de quelque chose. De perdre quelque chose. Son acceptation, peut-être. Le mot l'a fait grimacer. De ressentir à nouveau l'humiliation. Pendant un instant horrible, il s'est trouvé en train de prendre ses distances avec les Algériens, les parias, les intouchables ! ... Assis ici avec les Algériens, il était à nouveau un nègre dans les regards qui le fixaient. Un nègre pour les regards extérieurs – cette émotion qu'il avait fuie ». Une dispute éclate entre une femme blanche et l'un des amis de Simeon, mais Simeon, honteux de sa première réaction, prend la défense de son ami et se sent, pour la première fois, “en union avec les Algériens”. Il se sentait étrangement libre — la boucle était bouclée ».

Les amis noirs de Siméon au Tournon désapprouvent sa décision de renoncer à ses privilèges : ils n'ont aucune envie de mettre en péril leur sécurité en France. « Oublie ça, man », dit l'un d'eux. « Les Algériens sont des blancs. Ils se sentent blancs quand ils sont avec des noirs, il ne faut pas s'y tromper. Quand on est noir, on a assez d'ennuis comme ça dans le monde sans aller en plus défendre des Blancs » Maria s'inquiète encore plus de l'attachement croissant de Simeon à ses amis algériens ; l'un d'entre eux a lancé en sa présence de violentes accusations contre les juifs, à la grande horreur de Simeon. Pourquoi, demande-t-elle, ne peut-il pas « simplement accepter le bonheur » au lieu de « chercher des complications » ? Après tout, il a fui une vie de racisme en Amérique ; doit-il continuer à le combattre ici ? « Peut-être que ce noir, qui peut avoir envie de t'épouser, n'aura pas la possibilité de fuir », répond-il. « Pas pour toujours. À cause de quelque chose en lui... » Ce « quelque chose en lui », c'est la conscience de Simeon, et Smith décrit avec une précision extraordinaire ce qui la fait vibrer, dans une description remarquablement authentique de l'impact de la guerre d'Algérie sur la métropole*.

Un récit déchirant qui ne sera pas traduit en français

Au fur et à mesure que Simeon est mis dans la confidence de ses amis algériens, il apprend l'existence de centres et de camps de détention à l'intérieur de la France, et d'un réseau de soutiens français à la résistance, ceux que l'on appelait les porteurs de valises*. Il rencontre deux jeunes Algériennes rescapées des prisons françaises ; l'une a été torturée devant son père et son fiancé avec des électrodes appliquées sur ses parties génitales ; l'autre a été violée avec une bouteille de champagne cassée. Et dans les dernières pages du roman, Smith fournit un récit déchirant du massacre de manifestants algériens par la police le 17 octobre 1961, le seul qui existe dans la fiction de l'époque. (Le premier roman français à aborder le sujet, Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, a été publié en 1984). L'éditeur français de Smith lui dit que c'est « très courageux d'avoir écrit ce livre, mais nous ne pouvons pas le publier en France ». Contrairement à ses autres livres, The Stone Face, son seul roman se déroulant à Paris, n'a été traduit en français qu'en octobre 2021.

Le massacre du 17 octobre a eu lieu en réponse à une manifestation pacifique convoquée par le Front de libération nationale (FLN) pour protester contre un couvre-feu imposé à tous les Algériens de Paris. Son architecte était le chef de la police parisienne, Maurice Papon, qui avait réussi à dissimuler son implication dans la déportation de plus de 1 600 juifs à Bordeaux pendant la guerre, et avait ensuite été préfet de police dans la région du Constantinois en Algérie, où il avait présidé à la torture de prisonniers rebelles. Le FLN avait tué onze policiers en région parisienne depuis le mois d'août et, lors de l'un des enterrements, le 2 octobre, Papon s'était vanté : « Pour un coup porté, nous en rendrons dix ». Sous ses ordres, la manifestation a été brutalement réprimée ; des centaines de manifestants ont été tués, certains dans la rue le soir même, leurs corps jetés dans la Seine ; d'autres ont été battus à mort dans les commissariats de police au cours des jours suivants. William Gardner Smith écrit : « Théoriquement, les charges de la police française visaient à diviser les manifestations en petites poches, et à disperser les manifestants ; mais il était clair que ce soir, la police voulait du sang. .... Le long de la Seine, des policiers ramassaient des Algériens inconscients et les jetaient dans le fleuve ». Simeon voit une femme avec un bébé se faire matraquer ; il frappe le policier et se retrouve à nouveau à l'arrière d'un fourgon de police. Mais cette fois, l'un des Algériens assis à ses côtés lui dit : « Salut, frère ».

L'histoire plus large de la domination occidentale

Dans une première version, The Stone Face se terminait par le départ de Simeon pour l'Afrique, comme ses amis algériens le lui avaient conseillé. Dans la version finale, Simeon décide qu'il est temps de rentrer chez lui, où les militants des droits civiques « mènent une bataille plus dure que celle de n'importe quelle guérilla dans n'importe quelle montagne brûlée par le soleil : la bataille contre le visage de pierre ». Certains admirateurs du roman ont interprété sa conclusion comme une regrettable faiblesse, un abandon de la solidarité cosmopolite qu'il promeut par ailleurs, une « capitulation devant les exigences d'une identité culturelle étroite, que Smith semble pourtant avoir transcendé en favorisant une vision universaliste », selon les mots de Paul Gilroy6. Mais il y a une autre façon de comprendre la décision de Simeon. La lutte algérienne ne lui a pas seulement donné le courage d'affronter le visage de pierre qu'il a fui ; elle a transformé sa compréhension du racisme américain en l'inscrivant dans une histoire plus large de la domination occidentale. Lorsque Simeon fait référence aux Noirs américains, il les appelle désormais « les Algériens de l'Amérique ».

De Nkrumah à Malcom-X

La nostalgie du foyer, voire de l'Eden, est bien sûr un thème récurrent du roman moderne ; Georg Lukács a soutenu que la forme elle-même est façonnée par un sentiment de « sans-abrisme transcendantal » dans un monde abandonné par Dieu. Dans The Stone Face, le monde a été abandonné non pas par une puissance supérieure, mais par la justice, que les humains sont les seuls à pouvoir créer : en son absence, « la maison, c'est là où se trouve la haine », selon les mots de Gil Scott-Heron. Pourtant, les critiques de The Stone Face n'ont pas tort sur ce point. Smith a manifestement souffert de son exil, qui l'a séparé non seulement de sa famille, mais aussi de l'Amérique noire à une époque de bouleversements révolutionnaires. « Je me sens parfois coupable de vivre ici », écrivait-il à sa jeune sœur, « surtout quand j'entends parler de "marches de la liberté" et autres choses de ce genre ». Mais il n'avait guère envie de retourner dans un pays qu'il n'aimait pas « non seulement sur le plan racial, mais aussi sur le plan politique et culturel ». Au lieu de rentrer aux États-Unis, il a quitté son poste à l'AFP et il est allé au Ghana, où la veuve de W. E. B. Du Bois, Shirley Graham Du Bois, l'a invité pour qu'il l'aide à lancer la première chaîne de télévision de l'État indépendant. Il s'est envolé pour Accra en août 1964 avec Solange et leur fille Michèle, âgée d'un an. Le couple s'est installé dans une grande maison au bord de la mer, fournie par le gouvernement de Kwame Nkrumah.

« Pour la première fois depuis longtemps, je me sens très utile ! » écrit-il à sa mère peu après son arrivée. « Ce pays va aller loin — Nkrumah est un authentique patriote africain, et il veut développer rapidement son pays. Les gens sont fiers, ils marchent la tête haute ». À Accra, William Gardner Smith rencontre d'autres écrivains afro-américains éminents qui y vivent, notamment Maya Angelou et Julian Mayfield, et il s'entretient toute une soirée avec Malcolm X lors de la visite du leader noir en novembre, trois mois avant son assassinat. Au début de son séjour au Ghana, Smith s'est pris à rêver qu'il était rentré chez lui. Comme Simeon parmi les Algériens du nord de Paris, il écrivait que sur les boulevards d'Accra, il avait « l'impression, parfois, de marcher dans une rue du sud de Philadelphie, de Harlem ou de Chicago. Ces noirs aux vêtements multicolores, avec leurs rires, leur démarche rythmée, étaient mes cousins ». En juillet 1965, il affirme son lien avec la mère patrie africaine lorsque Solange donne naissance à leur fils Claude.

Le rêve africain de Smith s'est toutefois désintégré encore plus rapidement que sa rêverie parisienne. Si les « signes visibles de la souveraineté noire » dans le Ghana de Nkrumah continuaient à l'émouvoir, il se mit à constater les « graves limites » du « pouvoir noir du Ghana ». Il se rendit également compte que « l'idée des nationalistes noirs américains, résumée dans la phrase "Nous sommes noirs, donc nous sommes frères", est incompréhensible dans les sociétés tribales où les ennemis héréditaires sont, précisément, noirs”. Pour l'Ibo de l'est du Nigeria, le Haoussa du nord est un adversaire bien plus redoutable, mortel et réel que les hommes à la peau blanche, qui habitent de l'autre côté de la mer qu'il ne traversera jamais ».

Tôt le matin du 24 février 1966, Solange et lui sont été réveillés par des coups de feu. L'armée et la police lancent un coup d'État contre Nkrumah. Lorsque Smith arrive à son bureau, il est arrêté par des hommes armés et emmené dans un poste de police contrôlé par les rebelles. Le soir même, il s'envole avec sa famille pour Genève avec tous ses biens, avant de retourner à Paris. Peu de temps après leur retour, Smith se sépare de Solange. Il est tombé amoureux d'une jeune Indienne juive travaillant à l'ambassade d'Inde, Ira Reuben, fille d'un juge de la haute cour de Patna ; ils se marient dès que le divorce est prononcé (leur fille Rachel, aujourd'hui chanteuse et actrice, est née en 1971). Ne tenant toujours pas en place, il a continué à voyager pour l'AFP. Au cours de l'été 1967, il passe trois semaines en Algérie et un mois aux États-Unis, où il revoit sa mère pour la première fois depuis seize ans. Ces reportages serviront de base à son livre Return to Black America (1970), une étude fascinante sur les transformations des « Algériens d'Amérique ». Il a interviewé non seulement Stokely Carmichael et d'autres leaders du Black Power, mais aussi des gangsters comme Ellsworth « Bumpy » Johnson, le roi de la pègre de Harlem, qui lui rappelait Ali La Pointe, un rebelle algérien qui avait d'abord été un gangster de la casbah. Les gangs de jeunes, écrit Smith, « deviennent le noyau dur du mouvement nationaliste noir. La même chose... s'est produite avec les gangs algériens... pendant la lutte de libération algérienne ». Il s'émerveille de l'assurance dont font preuve les jeunes noirs, de leur intrépidité face à la suprématie blanche, et même « de leur façon de bouger, de leur façon de se comporter ». Mais « le véritable changement, la véritable révolution, se trouvait à l'intérieur. Il y avait beaucoup plus de différence entre mes jeunes interlocuteurs noirs, dans tout le pays, et la plupart des gens de ma génération qu'entre nous et la génération de nos pères ».

Selon lui, ce qui a déclenché cette révolution culturelle chez les jeunes noirs américains, c'est la seconde guerre mondiale, lorsque des soldats noirs comme lui

ont été arrachés à leurs métairies et à leurs ghettos et projetés de l'autre côté de l'océan pour combattre des blancs et des jaunes au nom de la liberté, de la démocratie et de l'égalité. La guerre leur a ouvert de nouveaux horizons. De nombreux noirs américains se sont éveillés pour la première fois dans les ruines de Berlin, les cafés de Tokyo, les maisons des Français ou des Italiens. Membres d'une armée victorieuse, ils ont trouvé pour la première fois respect et considération - mais de la part de l'ancien ennemi !

La révolution de l'Amérique noire, suggère-t-il, est née non seulement de l'oppression, mais aussi de l'élargissement des perspectives et de la libération de l'imagination qui découlaient du déplacement et de l'exil. Seule une « transformation radicale de la société blanche environnante elle-même », concluait-il, pouvait répondre aux exigences d'égalité de la révolution « dans tous les domaines — politique, économique, social et psychologique ». Comme Baldwin, qui dressait un portrait similaire de l'ère du Black Power dans son essai Chassés de la lumière (1972), Smith prédisait que l'Amérique blanche ferait tout ce qui était en son pouvoir pour résister à une telle transformation.

La libération par l'exil

Avant sa mort en 1974, Smith a proposé un roman qu'il a appelé Man Without a Country, qui (selon sa veuve, Ira Gardner-Smith) racontait l'histoire « d'un Américain noir qui vit en France, qui a aussi vécu en Afrique, et qui à cause de ces trois continents — qui font tous partie de lui — cesse d'appartenir à un endroit quelconque ». Il n'a pas trouvé d'éditeur. Mais dans Last of the Conquerors, The Stone Face et Return to Black America, Smith nous a laissé une trilogie extraordinaire sur la libération d'un écrivain noir par l'exil en Europe, et sur le prix à payer. « Le Noir peut vivre en paix avec son environnement à Copenhague ou à Paris beaucoup plus qu'à New York, sans parler de Birmingham ou de Jackson », écrit-il.

Mais il lui était parfois plus difficile de vivre en paix avec lui-même. L'homme noir qui a établi son foyer en Europe paie un lourd tribut. Il le paie en s'arrachant douloureusement à son passé. Il le paie en culpabilité. Il le paie, enfin, par une sorte de déracinement : car, sérieusement, qui étaient tous ces gens bizarres qui parlaient le néerlandais, le danois, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le français ? Que savaient-ils de la longue, amère et bientôt triomphante odyssée de la peau noire ? Quelle que soit la durée de son séjour en Europe, l'homme noir dérivait dans ces sociétés comme un“ éternel étranger” parmi d'éternels inconnus.

Pourtant, l'étranger n'a pas regretté son voyage. Comme il l'a écrit dans ses mémoires non publiées, « Through Dark Eyes », « ce déracinement a ses inconvénients, mais il a aussi un avantage : il donne une certaine perspective ». La perspective de Smith — un humanisme radical à la fois passionné et sage, sensible à la différence, mais attaché à l'universalisme, antiraciste, mais opposé au tribalisme, désenchanté, mais rebelle et plein d'espoir — semble se faire dangereusement rare de nos jours. Il est temps que ses livres soient réimprimés et que William Gardner Smith soit rapatrié dans le seul pays où il a trouvé un foyer durable : la république des lettres.

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Préface d'Adam Shatz à The Stone Face de William Gardner Smith, (réed.) NYRB Classics, 13 juillet 2021. Traduit de l'anglais par Pierre Prier.

Version française du livre en vente le 7 octobre 2021 chez Christian Bourgois sous le titre Le visage de pierre, dans une traduction de Brice Matthieussent.


1On peut se demander si Baldwin a lu le livre de Wright sur les luttes pour l'indépendance de l'Afrique, Black Power, paru en 1954, qui contient un certain nombre de critiques cinglantes du colonialisme français : « C'est un jeune noir des colonies françaises, désespéré, qui se résout à retourner dans sa patrie et à affronter la colère des Français blancs qui le tueront pour son aspiration à la liberté de sa propre nation, mais qui lui donneront la Légion d'honneur pour être français ».

2Lois nationales et locales promulguées par les législatures des États du Sud à partir de 1877 jusqu'en 1964 pour entraver l'effectivité des droits constitutionnels des Afro-Américains acquis au lendemain de la guerre de Sécession. Comme James Q. Whitman l'a montré dans Le modèle américain d'Hitler (Armand Colin, Paris, 2018) ces pratiques ont été étudiées de près par les juristes nazis.

3Loi américaine de juin 1944 fournissant aux soldats démobilisés de la seconde guerre mondiale le financement de leurs études universitaires ou d'une formation professionnelle.

4Résidence d'artistes qui existe toujours aujourd'hui.

5NDT. Les mots suivis d'un astérisque sont en français dans le texte original.

6Sociologue et historien anglais, fondateur du Centre Sarah Parker pour l'étude du racisme et de la racialisation à l'University College de Londres.

Yémen. Sanaa menacée par les flots

À Sanaa, les constructions informelles et le manque d'infrastructures rendent particulièrement problématique la « gestion » des inondations comme celle de 2020. Face aux prévisions alarmistes des conséquences du changement climatique dans la région, les politiques d'urbanisme demeurent fragmentaires et très insuffisantes.

Entre avril et août 2020, des torrents dévastateurs ont déferlé sur les terres agricoles et les habitations au Yémen. Sanaa faisait partie des zones impactées, notamment dans les quartiers sud et les extensions est et ouest. Tous les faubourgs de la capitale ont été touchés, ainsi que les quartiers situés de part et d'autre du principal canal d'écoulement du centre-ville, et des zones de la cité historique. Compte tenu de l'importance des superficies sinistrées, cette étude sera centrée sur les quartiers sud et leurs alentours est et ouest, directement menacés par les inondations.

Les eaux dévalent sur Amanat Al-Asima, « le Grand Sanaa » (la capitale et sa banlieue) depuis deux rangées de montagne, mais aussi depuis les collines situées au centre de la ville. La première chaîne de montagnes est constituée de trois pics enserrant directement la ville : le Nogoum à l'est, l'Ayban à l'ouest et l'Asir au sud. En arrière se trouvent pas moins de neuf hauts sommets, dont le dernier déverse ses eaux dans le barrage de Chahik, à 25 km à l'est de la capitale. L'ouvrage a été édifié à l'époque du royaume himyarite (110 av. J.-C.-527 ap. J.-C.), et reconstruit en 1998 sur trois côtés du piémont. C'est de là que part le redoutable torrent, grossi par des affluents venus des autres montagnes, dont Jabal Al-Lawz.

Il n'existe dans les faubourgs de Sanaa aucune infrastructure permettant l'écoulement des eaux, ni de bassin collecteur en dehors de la ville. Les conduites urbaines partent de l'avenue Khawlan vers le sud et le sud-est, tandis qu'un chenal à ciel ouvert rempli de déchets solides coupe la chaussée en son milieu, passant de 4 m de largeur à 2 m à mesure que la rue se dirige vers le nord. À partir du quartier de Dar Al-Hid, on compte une dizaine de passages de la taille de petites fenêtres destinés à permettre l'écoulement de l'eau en direction de l'avenue Taez — parallèle à l'avenue Khawlan —, avec des regards de métal placés au milieu des voies adjacentes. Les eaux passent par ces étroits canaux pour rejoindre un chenal de moyenne dimension.

Entrée du canal d'évacuation de la rue Al-Khamsine, dont la taille apparaît clairement disproportionnée par rapport à celle du canal

L'année dernière, les flots se sont engouffrés dans les canalisations destinées à l'évacuation des eaux de pluie habituelles entre les avenues Khawlan et Taez, charriant des milliers de tonnes de déchets solides jetés dans tous les canaux d'évacuation des eaux de la capitale1, submergeant les égouts et débordant dans les rues sur une hauteur d'un mètre. Le marché Shumayla et tous les quartiers voisins ont subi de lourds dégâts. Rez-de-chaussée inondés et parfois fissurés, voitures et étals des commerçants ambulants emportés, les eaux ont tout dévasté sur leur passage.

Une urbanisation anarchique

Le fait que cette partie sud de la capitale soit particulièrement exposée aux inondations s'explique de plusieurs façons. D'abord, parce c'est ici que commence, historiquement, le tracé naturel de l'oued. Ensuite, parce que les défaillances d'un plan d'urbanisme en constant remaniement sont propices à la multiplication des constructions illégales : souvent en contradiction avec les moutures précédentes, ce schéma a abouti à la modification du trajet de certaines voies, et à la suppression ou à l'ouverture d'autres rues. Et si les infractions aux mesures officielles sont dues en partie à l'inconscience des citoyens, elles sont également imputables à la négligence des instances chargées de la protection des terres domaniales et du périmètre concerné par le plan. L'habitat informel conserve ainsi une bonne longueur d'avance sur le schéma d'urbanisme, favorisée notamment par l'influence considérable des propriétaires terriens et des investisseurs fonciers.

En outre, l'exode interne continu depuis trois décennies et les récentes vagues de réfugiés ont considérablement pesé sur les plans bancals des gouvernements qui se sont succédé depuis 1962. Toutefois, le problème essentiel est ailleurs : absence de coordination entre les différentes instances chargées de protéger la capitale des inondations, mesures fragmentaires, et interventions limitées au périmètre urbain alors que c'est de l'extérieur que proviennent les torrents.

Depuis l'Antiquité, la population de Sanaa a eu soin d'observer une distance suffisante entre le lit de l'oued et les habitations, comme par respect envers la nature. De leur côté, les habitants des montagnes et des vallées entourant la ville ont édifié des barrages au niveau des hauts plateaux et des piémonts, en utilisant une technique ancestrale qui permet d'évacuer progressivement l'excédent d'eau au moyen de tranchées, de chenaux et de déversoirs. Ces déversoirs s'écoulaient à proximité et au milieu de la ville, tout au long de l'année. Mais au fil des six dernières décennies, le rapport de l'être humain à la terre s'est transformé : celle-ci a perdu son statut sacré de mère nourricière (source d'agriculture et de pâturage) pour devenir un produit marchand servant au logement et aux investissements fonciers et commerciaux, personne ne se souciant des conséquences de la construction sur les terres agricoles et les lits des oueds. C'est ainsi que Sanaa elle-même a été gagnée par l'urbanisation, ce qui a conduit en 2019 à un chevauchement des limites administratives entre la capitale et le gouvernorat. Une étude réalisée par un groupe d'urbanistes intitulée Le profilage urbain. Sanaa souligne ainsi « l'absence d'une vision prospective » de la cité au sein des institutions dirigées par le groupe houthiste Ansar Allah.

L'extension incontrôlée de la capitale

Jusqu'à la fin des années 1960, la capitale se composait de deux parties : la vieille ville et, à l'ouest, les quartiers de Bir Al-Azeb et de Qaa Al-Yahoud, tous deux fondés durant le premier règne ottoman (1538-1635).

En-dehors de l'enceinte de la ville se trouvaient des localités situées pour la plupart sur les routes empruntées par les voyageurs quittant Sanaa ou s'y rendant. C'est après 1970 qu'a débuté l'expansion urbaine : d'une part parce que le tout nouveau régime démocratique souhaitait édifier une capitale administrative moderne, et d'autre part pour répondre à l'afflux des émigrants venus des campagnes et des autres villes suite à l'instauration du nouveau pouvoir. L'urbanisation a véritablement explosé à partir de 1990, année marquée par deux événements majeurs qui ont engendré des évolutions démographiques de taille à Sanaa : la réunification du Yémen du Sud et du Yémen du Nord, et le retour d'Arabie saoudite d'environ un million d'émigrés, à la suite de l'adoption de la loi du « garant » qui, jusqu'alors, ne s'appliquait pas aux Yéménites.

Cette arrivée massive de population a conduit à une extension de la capitale tout le long des avenues Taez et Khawlan au sud, les deux se prolongeant au-delà de la muraille respectivement depuis Bab Al-Yaman et Bab Sitran (ou Bab Al-Moustachfa selon l'appellation ottomane). Les constructions se sont multipliées des deux côtés de ces voies, sur le modèle des « ensembles concentrés » et des « ensembles en ligne ».

En 2008, le ministère des affaires publiques et l'autorité administrative de Sanaa ont recensé 35 zones de constructions illégales autour de la ville, dont 23 sont apparues entre 1990 et 1995. Mais cette expansion ne s'étant pas accompagnée de l'installation de systèmes de drainage et de conduites d'égouts, les constructeurs ont entrepris de creuser des puisards (bayyarat) de dimensions variables. Comme les candidats au logement disposaient généralement de revenus modestes, les propriétaires de terrains se sont empressés de répondre à la demande croissante de lopins bon marché, et c'est ainsi que les constructions ont commencé à empiéter sur les anciens lits des oueds. Des dizaines de quartiers ont alors vu le jour, comprenant des logements, des commerces (investissements immobiliers, hôtels, marchés, malls), des bâtiments administratifs, mais aussi des voies goudronnées et des locaux de services, principalement dans les zones voisines des deux artères principales. Mais les équipements de drainage n'ont pas été correctement entretenus, et les soupiraux permettant le passage des eaux ont rétréci (voir photos 1 et 2). Aujourd'hui, les habitants de ces quartiers ne doivent plus seulement faire face aux défauts de la construction anarchique, à l'absence de vision stratégique en matière d'urbanisme, aux carences des services publics et aux disparités dans la qualité du bâti, reflet des disparités financières. Leur problème majeur réside désormais dans les risques d'effondrement à plus ou moins long terme, leurs habitations étant situées sur le lit naturel de plusieurs oueds, dont le terrible Jabal Al-Lawz.

Les inondations catastrophiques de 2020

Le cours de Jabal Al-Lawz, constitué de l'excédent du barrage Chahik à l'est et des torrents des montagnes situées en contrebas, pénètre dans la ville perpendiculairement à l'avenue Khawlan puis à l'avenue Taez. Avec leurs édifices disparates (« construction en dur » et habitat « populaire »), les deux artères font obstacle aux eaux, dont le trajet se divise ensuite entre les voies latérales et les petits et moyens canaux d'écoulement. À l'est de l'avenue Khawlan, les habitations et les locaux commerciaux ont détourné le cours des eaux vers des espaces vides ou constructibles. Ces terrains, qui s'étendent du sud au nord, alternent avec les quelques champs cultivés qui subsistent encore, et sont parsemés de mornes constructions anarchiques (habitations et fabriques de parpaings). D'énormes monceaux de sable et de gravier abandonnés sur place obstruent à leur tour le lit de l'oued et font dévier le cours du flot. Celui-ci emporte les gravats, qui vont alors s'accumuler dans les conduits souterrains.

Une partie du canal d'évacuation sur l'avenue Al-Khawlan

À l'exception de la partie qui traverse la vieille ville et le quartier Bir Al-Azeb, le Seila était jadis entouré de terres cultivées qui profitaient des eaux de Jabal Al-Lawz et de ses affluents au moyen de canaux de terre dérivés. Quant à l'excédent des eaux, il allait rejoindre d'autres cours qui alimentent le barrage de Marib et forment le fleuve Al-Kharid à Wadi Al-Jawf, au nord-est de Sanaa. Les surfaces agricoles jouxtant la vieille ville sont occupées par des habitations et des bâtiments administratifs et commerciaux, tandis que les eaux des barrages situés dans le périmètre de Sanaa sont réservées aux cultures proches. La présence des quatre grands barrages édifiés à l'est et au sud-est constitue d'ailleurs une source d'inquiétude pour la population, en raison des risques de rupture. S'ils venaient à céder sous la pression de pluies torrentielles, ce sont en effet des milliers de bâtiments situés dans le tiers sud de la capitale qui seraient emportés, ou du moins ébranlés.

Les inondations de 2020 ont provoqué de très lourds dégâts humains et matériels. Pourtant, les instances gouvernementales n'ont pas publié de bilans circonstanciés par gouvernorats et par quartiers, et se sont contentées d'annoncer des chiffres globaux. Deux bilans au moins ont été marqués par un écart de chiffres notable : le 7 août 2020, le ministère de la santé parlait ainsi de 131 morts et 124 blessés, 106 équipements privés et publics entièrement détruits, et 156 détruits partiellement. Tandis que le 17 août, le service de la défense civile au ministère de l'intérieur indiquait avoir enregistré seulement 70 décès et 426 effondrements de bâtiments dans l'ensemble des zones contrôlées par le mouvement houthiste. Sana'a Water Supply and Sanitation Local Corporation (SWSLC) a estimé pour sa part à 518 millions de riyals (environ 753 000 euros) le coût des dégâts sur ses infrastructures qui font suite à la submersion du réseau d'assainissement.

Ces chiffres ne prennent pas en compte toutes les pertes matérielles subies par les habitants. De nombreux citoyens ont affirmé dans des reportages télévisés que la réponse des instances gouvernementales avait été dérisoire, et pour ainsi dire inexistante. Ils ont en revanche souligné l'efficacité des initiatives de la société civile destinées à secourir les sinistrés et à leur procurer un abri.

Après la catastrophe, les autorités ont commencé à évoquer un « projet d'alerte rapide » en vue de protéger la capitale des inondations. Des systèmes d'alerte devraient ainsi être déployés en 26 points répartis le long du cours du Seila et de ses affluents. Cette mesure vient s'ajouter à d'autres programmes de protection de Sanaa ayant déjà fait l'objet d'annonces et figurant dans le plan d'urbanisme 2020-2023.

Le problème est que la plupart de ces programmes ne vont pas au-delà du cadre géographique de la capitale et de ses faubourgs, alors que c'est au niveau même des hauteurs et des plaines qu'il faudrait intervenir. Le projet d'alerte rapide recourant à des moyens techniques prévoit tout simplement de substituer des sirènes d'alarme aux traditionnels coups de feu tirés en l'air pour prévenir de l'imminence des crues ! Et là encore, la formule ne concerne que la ville et n'inclut pas les zones situées en front d'oued, à l'exception de Dar Al-Hid.

Habitat informel sur le passage des torrents à l'est de l'avenue Al-Khawlan

Une pluviométrie accrue pour cause de dérèglement climatique

L'assèchement prolongé des torrents et des oueds a favorisé l'habitat informel à proximité de leurs anciens lits, dont la surface a ainsi rétréci. Les crues, qui sont provoquées par une hausse brutale de la moyenne pluviométrique, n'interviennent qu'à des intervalles compris entre trente et cent ans. Les habitants de Sanaa n'ont donc pas eu, au cours des soixante dernières années, l'occasion de mesurer la gravité d'une résurgence soudaine des oueds. Compte tenu du caractère récent du mode de vie moderne au Yémen, on peut même affirmer qu'à l'exception des climatologues et des vieillards, la population actuelle ignore tout du terrible danger que représentent les torrents de Jabal Al-Lawz.

Traditionnellement, la connaissance des fluctuations climatiques reposait sur le mouvement des planètes et des étoiles, ainsi que sur la direction et l'intensité des éclairs, et l'agriculture était le premier vecteur de transmission de ce savoir d'une génération à l'autre. Le mode de vie citadin étant de plus en plus répandu et la main-d'œuvre se tournant désormais vers d'autres activités que l'agriculture, l'intérêt pour la science ancestrale a décliné, d'autant que les cultivateurs comptent désormais sur l'eau des puits pour irriguer leurs terres. Quant aux dirigeants qui se succèdent au sein des gouvernements, ils sont trop accaparés par leurs incessantes rivalités politiques pour se préoccuper des dérèglements climatiques.

C'est au moment même où il entrait dans une guerre dans laquelle il est aujourd'hui enlisé que le Yémen a abordé le tournant des bouleversements climatiques graves. Au cours de la période 2015-2021, Sanaa a connu trois épisodes de précipitations torrentielles (2016, 2019 et 2020). Les dernières inondations ont réveillé quelques souvenirs chez le journaliste Anwar Al-Ansi, auteur d'un article sur la lettre adressée au début des années 1990 par le président français François Mitterrand à son homologue yéménite Ali Abdallah Saleh. Ce message, « auquel était joint un long rapport scientifique rédigé par un groupe de météorologues français », indiquait que le Yémen allait, « dans deux ou trois décennies », connaître « une nouvelle phase climatique » qui en ferait « un pays pluvieux et extrêmement verdoyant ». Le journaliste se souvient que le ministre des affaires étrangères de l'époque lui avait fait parvenir une copie de cette lettre pour qu'il en tire « une information culturelle » !

Sur la liste des « objectifs du développement durable » du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) au Yémen, « l'action climatique » occupe le numéro 13. Selon le PNUD, le pays devrait connaître dans les prochaines années des périodes de sécheresse prolongée et des vagues de canicule. Pourtant, en 2014, un rapport de la Banque mondiale indiquait que « du fait de sa situation géographique (25° de latitude sud, nord de l'Équateur), le Yémen devrait connaître une pluviométrie accrue en raison du réchauffement de la Terre ». Alors que le caractère contradictoire de ces estimations aurait dû inquiéter les instances gouvernementales concernées, celles-ci n'ont toujours pas intégré les prévisions météorologiques dans leurs programmes et leurs méthodes d'action.

Les inondations de 2020, d'une ampleur rarement égalée, ont permis d'attirer l'attention sur les graves lacunes de la planification urbaine, ainsi que sur les conséquences désastreuses de la construction incontrôlée et la faiblesse des infrastructures de drainage. Les autorités officielles ne semblent pas avoir pris conscience du fait que le problème se situe en-dehors du périmètre de la ville, puisque les mesures adoptées après la catastrophe concernent essentiellement la construction et l'aménagement des vergers et jardins longeant les principaux canaux d'écoulement et les bassins collecteurs intra-muros. Quant au « projet d'alerte rapide », il s'applique uniquement au principal canal d'écoulement des eaux du Seila et de ses affluents issus des montagnes surplombant la capitale et des collines situées dans et autour de la ville.

De telles mesures témoignent bien du défaut de vision prospective des autorités officielles. La priorité est de retenir les eaux hors de la ville au moyen de grands bassins collecteurs. Pour cela, il faut un plan d'ingénierie hydrologique adapté à la nature du relief dans la zone du bassin de Sanaa. Les solutions qui ne prennent pas en compte cette nécessité resteront forcément partielles et ne règleront pas le problème. La population ne fait quant à elle aucun cas de la planification urbaine et contribue à aggraver le problème en continuant de construire en-dehors de la loi et de jeter les gravats dans les canaux d'écoulement. Par ailleurs, la parcimonie des pluies du printemps et de l'été 2021 indique bien que les crues de l'année précédente relevaient d'un changement climatique brutal. Compte tenu de l'accélération des dérèglements climatiques à l'échelle régionale et mondiale, de tels événements sont susceptibles de se répéter à court et moyen terme. Et les pluies qui s'abattent de façon quasi quotidienne sur Sanaa et ses alentours depuis la fin du mois de juillet 2021 viennent encore renforcer l'inquiétude quant à une nouvelle catastrophe.

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Traduit de l'arabe par Brigitte Trégaro.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Al-Jumhuriya, Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1On en a compté 469 000 tonnes en 2010, et 462 000 tonnes en 2011 (statistiques du ministère de l'administration locale).

L'Iran sur les routes chinoises de la soie

Les routes historiques de la soie sont indissociables de la Perse où Marco Polo pensait avoir découvert le tombeau des Rois mages dans la ville de Saba, actuellement Saveh au sud-ouest de Téhéran. Pourtant la première image de ces artères commerciales est moins celle des caravanes que celle des trains affrétés depuis la Chine vers l'Europe et serpentant à travers l'Asie centrale.

Les « nouvelles routes de la soie » chinoises formellement dénommées Initiative ceinture et route (Belt and Road Initiative, BRI) par Pékin consistent en un ensemble de liaisons maritimes et ferroviaires couplées d'investissements, principalement financiers, permettant de relier la Chine à l'Europe pour faciliter le commerce bilatéral. Depuis son lancement formel en 2013, l'initiative a largement dépassé son cadre initial pour impliquer un nombre croissant de pays y compris en Afrique et au Proche-Orient. D'abord dédié aux infrastructures, le projet se décline désormais dans d'autres secteurs. On parle ainsi de “Digital Silk Road”, “Innovation Silk Road”, « Green Silk Road », etc. Le plan général permet, au-delà de la dimension commerciale, de renforcer le soft power, le poids géopolitique et l'emprise chinoise — notamment financière ou technologique — à l'étranger.

Les nouvelles routes de la soie sont avant tout des liaisons maritimes avec des investissements considérables dans des ports stratégiques pour l'acheminent des biens chinois vers le marché européen comme les marchés intermédiaires. Elles sont aussi les voies par lesquelles la Chine importe les matières premières et autres produits dont elle a besoin pour continuer à se développer. Dans ce contexte, l'Iran présente un intérêt limité, sauf pour le port de Chabahar, à l'extrême sud-est du pays, idéalement placé dans le golfe d'Oman, voie de passage importante pour le transit des hydrocarbures des pays producteurs de pétrole du golfe Persique vers les marchés étrangers.

On retrouve néanmoins quelques investissements classiques de la BRI dans les routes et le rail. La modernisation de la ligne Téhéran-Mashad, deuxième plus grande ville d'Iran, située dans le nord-est, en est l'illustration la plus visible. Il s'agit surtout d'investissements importants dans les autres dimensions de la BRI : ainsi la Digital Silk Road avec le futur projet de déploiement de la 5G, l'Innovation Silk Road en partenariat avec l'Académie des sciences chinoise, la Green Silk Road avec des projets de stations solaires à travers des entreprises d'État chinoises, etc.

Les nouvelles routes de la soie
Source : Atlas des nouvelles routes, Courrier international, septembre-octobre 2018

Un partenariat de 25 ans

Dès lors, les investissements chinois les plus conséquents prennent place en dehors du cadre formel de la BRI. À cet égard le partenariat stratégique pour 25 ans signé en mars 2021 à Téhéran après des années de négociations fournit uniquement un cadre formel aux investissements du premier partenaire commercial de l'Iran. Les chiffres dévoilés par la presse ne sont que des spéculations sur le potentiel de l'accord sans que l'on sache si les projets qui seront annoncés résultent de cet accord ou si ce n'est que la finalisation d'investissements déjà initiés. Cette annonce a plus une portée diplomatique qu'économique à l'intention de la nouvelle administration américaine. Elle montre que l'Iran a des partenaires économiques sérieux alternatifs aux Occidentaux.

Pour autant, la dimension mineure de la BRI pour l'Iran ne doit pas faire oublier que le pays s'inscrit désormais dans le développement régional eurasiatique, bien au-delà de la Chine, dont il souhaite bénéficier et être un acteur actif. Cette dimension de la politique étrangère tournée vers l'Eurasie n'est pas nouvelle, mais elle s'est accélérée avec la mise en place de la BRI. On retrouve ainsi un premier pas significatif en 2013, année du lancement des nouvelles routes de la soie, lorsque le Kazakhstan a hébergé les discussions sur le nucléaire iranien. En 2014, des projets ferroviaires Iran-Turkménistan-Kazakhstan sont engagés avec, en 2016, le premier train de fret arrivant directement de Chine en quatorze jours seulement. On constate ensuite une accélération avec, en 2018, le traité sur la mer Caspienne jusqu'alors en attente, puis avec une tournée diplomatique iranienne majeure en Asie centrale en 2021, suivie de l'annonce d'une demande d'adhésion à l'Union économique eurasiatique (UEEA), un organisme de coopération qui regroupe la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Arménie et le Kirghizistan.

Cet intérêt diplomatique renouvelé pour la frontière nord s'est fait en parallèle d'investissements dans les infrastructures par d'autres acteurs que la Chine. Le projet de corridor commercial nord-sud (Inde, Iran, Azerbaïdjan, Russie), un autre serpent de mer, renaît de ses cendres grâce aux investissements indiens dans le port iranien de Chabahar. Celui-ci pourrait d'ailleurs constituer une excellente alternative au projet ouzbek d'accès aux ports pakistanais via l'Afghanistan, dont la situation intérieure vient de subir un profond bouleversement et qui fait l'objet de nombreuses attentes — en particulier sécuritaires.

Contourner les sanctions américaines

Les sanctions secondaires américaines qui touchent l'Iran et les restrictions bancaires qu'elles engendrent restent des freins importants, mais pas rédhibitoires pour le commerce. Les circonstances se prêtent à des canaux financiers alternatifs que n'acceptent pas les entreprises européennes, tels la vente par le Kazakhstan de licences financières1 incluant les cryptomonnaies, le secteur bancaire ouzbek ancien et en cours de privatisation avec l'emploi de Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (Swift)2 et de son équivalent russe, l'arrivée annoncée du e-yuan3, etc. Même de manière indirecte, Téhéran est donc en bonne position pour bénéficier des nouvelles routes de la soie.

Le Kazakhstan en est un excellent exemple. Première économie d'Asie centrale, le pays est également un partenaire actif de l'Iran. Son ambassade à Téhéran a mené plus de cinquante évènements, rien qu'en 2020, pour promouvoir les relations économiques bilatérales. Aucun pays européen ni même arabe ne peut en dire autant. Par ailleurs — et c'est notable —, les échanges sont réellement bilatéraux. On retrouve plusieurs grandes entreprises iraniennes dans tous les secteurs à Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan. Comme d'autres avant lui, ce pays pourrait devenir une plateforme commerciale d'importance pour l'Iran.

Au-delà des seules opportunités économiques, la République islamique poursuit plusieurs objectifs dans sa politique de raccordement aux nouvelles routes de la soie : désenclavement et développement – et sécurisation. Par exemple, le traité de la mer Caspienne de 2018 empêche toute présence militaire étrangère sur cet espace commun. Durant son mandat, le président Donald Trump a allié pression extrême sur l'Iran et désintérêt quasi total pour l'Asie centrale. Téhéran a profité de ce vide pour renforcer sa position et pour postuler avec succès comme membre à part entière, auprès de l'Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), une organisation sécuritaire et économique régionale liée à la Chine (et à la Russie).

Cependant la Chine poursuit des objectifs stratégiques régionaux qui peuvent diverger de ceux de l'Iran. Elle vise ainsi, dans le Golfe, à promouvoir positivement la BRI, mais aussi à trouver de nouveaux marchés pour ses investissements et ses entreprises. Il s'agit également de sécuriser son approvisionnement énergétique via le détroit d'Ormuz qui relie le golfe Persique au golfe d'Oman. Enfin, elle vise à s'implanter durablement, sans pour autant contester frontalement l'hégémonie revendiquée par les États-Unis dans cette zone. Il s'agit donc pour les Chinois d'équilibrer leurs relations commerciales avec les Saoudiens et les Iraniens et d'éviter toute escalade qui indisposerait les États-Unis. Pékin a besoin à la fois du pétrole à bas prix que l'Iran lui assure, faute d'avoir d'autres débouchés du fait des sanctions américaines, et du soutien arabe aux nouvelles routes de la soie. Pékin se félicite ainsi de pouvoir aider une puissance régionale opposée à son concurrent américain sans pour autant être associé de trop près à un État considéré comme un paria par certains de ses voisins du sud. Il adopte donc une attitude attentiste et équilibrée. Elle pourrait toutefois évoluer si la rivalité sino-américaine se déplaçait vers l'est et que le désintérêt relatif de Washington pour le Golfe se confirmait.

L'Iran est un acteur mineur dans le plan de développement annoncé par Pékin, mais peut envisager d'en tirer quelques bénéfices directs en accueillant des investissements structurels minimums, mais stratégiques pour son partenaire chinois. De plus Téhéran peut espérer, à terme, devenir un acteur important dans la zone eurasiatique. La BRI crée des conditions de développement régionales nouvelles dont l'Iran, déçu par l'Europe à l'ouest et avec des partenaires limités au sud, souhaiterait bénéficier commercialement.

Il convient d'observer avec prudence les évolutions de ces prochains mois. Ainsi le premier sommet quadripartite (Iran, Ouzbékistan, Inde, Afghanistan) sur l'usage commun de Chabahar aura lieu cet automne 2021. Reste à savoir si le communiqué reprendra la vision indienne de corridor nord-sud, un réseau ferroviaire acheminant les biens indiens vers l'Europe à travers le territoire iranien. Au-delà de l'exercice toujours périlleux de la prospective, une chose est déjà certaine : le mouvement de fond décrit précédemment va avoir un impact au Proche-Orient où l'Iran est un acteur essentiel. Regarder vers le nord ne détournera pas le pays de son statut d'acteur incontournable au sud.


1Ce type de licence de banque centrale permet d'opérer comme prestataire de service de payement, agent de change ou encore pour des transactions en cryptomonnaie.

2Système de communication interbancaire le plus répandu au monde, facilitant ainsi la remontée d'information aux autorités américaines.

3Première monnaie numérique émise par la banque centrale d'une grande puissance économique, facilitant les transactions hors dollar et sans Swift.

Élections en Irak. L'immobilisme comme seul horizon

Des élections législatives anticipées ont eu lieu en Irak dimanche 10 octobre 2021. Initialement prévues en avril 2022, elles ont été avancées pour répondre aux mobilisations massives de 2019, mais semblent relever davantage d'une formalité que d'une véritable promesse de changement.

Les élections législatives du 10 octobre 2021 ne sont pas seulement anticipées, elles s'organisent également selon une nouvelle loi électorale. Celle-ci prévoit un découpage territorial en 83 circonscriptions qui suscite de nombreuses critiques, car cette nouvelle cartographie correspondrait aux zones d'influence des principales forces en place, et leur permettrait ainsi de préserver leur poids sur la scène politique.

En tout, 3 240 candidats sont en lice pour 325 sièges, dont 83 reviendront à des femmes, soit 25 % du Parlement. Neuf sièges sont réservés aux minorités religieuses ou ethniques, entre chrétiens, yézidis, sabéens et shabaks. Le partage des sièges selon les gouvernorats fait qu'environ 175 sièges reviendront aux chiites, tandis que les sunnites compteront une soixantaine de députés.

Sur les 40 millions d'habitants que compte l'Irak, 25 millions ont le droit de voter. Les autorités excluent cependant le vote des Irakiens résidant à l'étranger et ceux qui sont dans les camps des déplacés. Trois gouvernorats détiennent le plus grand nombre de sièges au Parlement. Celui du grand Bagdad compte 72 sièges, suivie par Ninive avec 34 sièges et Bassora dans l'extrême sud du pays qui portera 25 députés au Parlement. Les Kurdes se disputent 45 sièges parlementaires dans les trois gouvernorats de la région du Kurdistan.

Réformer… avec les mêmes forces en place

Au vu du mercato d'alliances électorales entre les forces influentes, aucun changement substantiel n'est à prévoir. Les chiites, toutes dénominations confondues, demeurent les acteurs principaux de la vie politique, et devraient, sauf surprise, préserver leur avantage numérique à l'Assemblée. Ces forces sont toutefois traversées par des divergences religieuses — certaines ont en effet pour guide l'ayatollah Al-Sistani, tandis que d'autres suivent Bachir Al-Najafi, Moqtada Al-Sadr ou encore Ali Khamenei — ou politiques qui pourraient mettre à mal la formation d'un prochain gouvernement.

Le mouvement sadriste dirigé par le religieux Moqtada Sadr se trouve en tête des forces chiites et pourrait rafler le plus grand nombre de sièges en raison de l'adhésion d'un grand nombre de chiites, notamment issus des classes populaires, à la famille Sadr. Lors d'une réunion élargie dans son fief à Al-Koufa le 27 août 2021, Sadr avait appelé les principaux cadres de son parti à soutenir ce qu'il a appelé le « courant de la réforme »1.

Les sadristes, qui faisaient partie des forces armées ayant combattu les forces américaines et qui ont participé à tous les derniers gouvernements tout en brandissant le slogan de la réforme, espèrent former le plus grand bloc afin d'obtenir le poste de premier ministre. Pourtant, des suspicions de corruption ont entaché des membres du courant qui ont occupé des postes ministériels et administratifs, ainsi que des collaborateurs extérieurs qu'ils avaient nommés pour se donner l'image d'un mouvement ouvert et représentatif des diverses mouvances de la société irakienne.

Le mercato des alliances

La Coalition de l'État de droit dirigée par l'ancien premier ministre Nouri Al-Maliki (2008-2014) est l'autre alliance chiite principale, puisqu'elle regroupe entre autres les adhérents au parti Al-Daawa Al-islamiya, le plus ancien parti religieux en Irak. Mais le bilan de ses huit années au pouvoir ne joue pas en sa faveur, notamment le fait que l'organisation de l'État islamique (OEI) a pu prendre le contrôle d'un tiers du territoire ; sans oublier la propagation de la corruption et la dilapidation de près de 500 milliards de dollars (432,36 milliards d'euros) sur fond de dégradation des services publics, notamment dans les secteurs de l'électricité, du pétrole, de l'énergie, de l'agriculture et de l'industrie.

Quant à la coalition Al-Nasr dirigée par l'ancien premier ministre Haïdar Al-Abadi (2014-2018), lui-même ancien membre d'Al-Daawa, elle fera pour sa part alliance avec Tayyar Al-Hikma (Courant de la sagesse), dirigée par le religieux Ammar Al-Hakim.

Les Kurdes présentent pour leur part quatre listes, dont celles des deux principaux partis kurdes, à savoir le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, et l'Union patriotique du Kurdistan conduite par Qoubad Talabani, fils de l'ancien président Jalal Talabani (2005-2014).

Quant aux Arabes sunnites, ils entrent dans ces élections avec trois alliances principales : Azm (Détermination), dirigée par Cheikh Khamis Al-Khanjar, Takaddoum (Progrès) que dirige Mohamed Al-Halboussi, l'actuel président du Parlement et la coalition Lel Irak Mouttahidoune (Unis pour l'Irak) dirigée par Oussama Al-Noujaifi, l'ancien président du Parlement (2010-2014). Le Parti islamique, aile locale des Frères musulmans et dirigé par Rachid Al-Azzawi, a choisi de s'allier avec la coalition Al-Binaa que dirige Faleh Al-Fayyad, chef des Unités de mobilisation populaire (Al-Hachd Achaabi)2. En Irak, les Frères musulmans sont en effet proches des forces iraniennes puisque Al-Azzawi, dont la femme est iranienne, a vécu pendant plus de 20 ans chez le voisin perse et considère la révolution islamique conduite par Rouhollah Khomeiny comme un modèle à suivre.

Entorses à la constitution

Selon la Constitution irakienne de 2005, le Parlement est bicaméral, mais la deuxième chambre n'a jamais été mise en place et ses prérogatives ne sont, à ce jour, toujours pas déterminées. De même, cette Constitution est censée interdire la participation aux élections de toute entité disposant d'une aile militaire, ce qui n'empêche pas les unités de mobilisation populaire, très influentes en Irak, d'y prendre part sous des dénominations civiles, comme le rassemblement Hoqouq (Droits).

Ces factions armées avaient déjà réussi à renforcer leur présence au Parlement lors des élections de 2018, à coup de menaces et en recourant à des fraudes électorales. Elles ont également plus d'une fois représenté un défi à l'autorité de l'État, comme avec l'encerclement, à trois reprises, de la « zone verte »3 entre 2019 et 2021. Les Unités de mobilisation populaire ont même menacé de « couper les oreilles » du premier ministre Mustafa Al-Kazemi si jamais il touchait à leurs privilèges. Ce dernier avait en effet tenté d'inclure ces milices au sein des forces de sécurité et de contrôler leur financement, sans succès.

La tenue d'élections anticipées a été la réponse gouvernementale aux manifestations qui ont commencé en octobre 2019, et certaines listes dites indépendantes se réclament de ce qu'on appelle communément la « révolution d'octobre ». Il est cependant difficile de savoir si leurs membres ont réellement participé au mouvement de protestation.

Tous ces éléments font que l'on s'attend à une participation limitée à ces élections, les Irakiens ayant perdu l'espoir d'un véritable changement, qui apporterait les réformes économiques et politiques dont le pays a besoin après ces longues années de guerres et d'instabilité.

Mahmoud Khalaf Al-Tadrissi, professeur à la faculté de sciences politiques de l'Université de Bagdad, partage ce pessimisme :

Même si de nouvelles personnalités étaient élues au prochain Parlement, cela resterait insuffisant, car le fondement même du système politique en Irak est problématique. C'est un système hybride, qui mélange différents régimes politiques et se fonde sur la nécessité d'un consensus entre les différents blocs politiques. De fait, ces derniers procèdent à des alliances afin de préserver leur existence politique sans que cela aboutisse à la stabilité et la prospérité à laquelle aspire le peuple.

Al-Tadrissi s'attend même à ce que la situation empire après les élections si les chiites, majoritaires, échouent à constituer un bloc suffisamment large pour obtenir le poste de premier ministre, convoité par les différents partis et les représentants des autres confessions, même si la tradition veut que, depuis 2003, le premier ministre soit chiite, le président du Parlement arabe sunnite et le président de la République kurde.

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Traduit de l'arabe par Hamid Al-Arabi.


1NDLR. Cette appellation fait référence aux signataires du « document de la réforme » publié en août 2021 et qui propose en 16 points une feuille de route pour sortir de la crise que connaît le pays. Le document a été signé par plusieurs leaders politiques irakiens, dont le chef kurde Massoud Barzani, l'ancien premier ministre Haïdar Al-Abadi et l'actuel président du Parlement irakien Mohamed Al-Halboussi.

2NDLR. Coalition paramilitaire majoritairement chiite, formée en 2014 à l'appel de l'ayatollah Al-Sistani pour se battre contre l'OEI.

3NDLR. Enclave hautement sécurisée où se trouvent entre autres les sièges du gouvernement et du parlement irakiens, ainsi que l'ambassade des États-Unis.

Pourquoi les Algériens se sont-ils révoltés le 5 octobre 1988 ?

Le 4 octobre 1988 au soir, les quartiers populaires de Bab el-Oued et d'El-Harrach à Alger s'embrasent. Les voitures brûlent et les magasins sont vandalisés. Ces émeutes qui ne portent pas à leur début de revendications politiques inaugureront un processus de transition démocratique en Algérie et la fin du parti unique, le Front de libération nationale (FLN), qui règne sans partage depuis 26 ans.

Depuis des décennies, l'Algérie vit de la rente des hydrocarbures. Mais avec la chute du prix des hydrocarbures depuis 1986 et l'explosion de la dette extérieure, les années 1980 sont synonymes d'un appauvrissement général de la population et de pénuries constantes en produits de première nécessité. Dépassée par la démographie galopante — 75 % des Algériens ont moins de 30 ans —, la classe dirigeante corrompue échoue à l'intégration des jeunes au sein de la société, et le socialisme d'État en faillite. Par ailleurs, plusieurs thèses accusent l'entourage du président Chadli Benjedid d'avoir poussé à l'émeute pour se débarrasser de l'aile conservatrice du FLN qui bloquaint les réformes. Mais la tournure des évènements va leur échapper.

Les chars entrent dans Alger

Le 5 octobre, les mobilisations se poursuivent et s'intensifient. Les manifestants bloquent les universités et les lycées de la capitale, et des élèves rejoignent le soulèvement. Des bâtiments publics ainsi que les locaux du FLN sont saccagés. Peu à peu, les émeutes dépassent la capitale et se propagent aux principaux centres urbains du nord du pays. Jamais depuis son indépendance en 1962 le pays n'a connu un tel chaos.

Face à l'ampleur des évènements, la police est impuissante. Chadli Bendjedid déclare l'état de siège et fait appel à l'armée, conduite alors par le général Khaled Nezzar. Le 6 octobre, les chars entrent dans Alger. La répression est sans merci. Si le bilan officiel fait état de 159 morts, les sources médicales en dénombrent plus de 500, sans compter les milliers de blessés. La Ligue algérienne des droits de l'homme alerte sur les graves exactions à l'encontre des manifestants arrêtés, notamment la torture pratiquée par la sécurité militaire et les parachutistes lors des interrogatoires.

Plusieurs corps professionnels se mobilisent à leur tour. Des avocats, des journalistes, des médecins et des intellectuels s'organisent pour dénoncer la mainmise du pouvoir et sa répression. Les appels au multipartisme, au pluralisme de la presse ainsi qu'à une libéralisation économique se multiplient.

Le multipartisme et l'émergence du FIS

Dès le 7 octobre, les islamistes entrent en scène et tentent de récupérer le mouvement. Depuis une dizaine d'années déjà, ils s'organisent pour combler les manquements sociaux d'un État défaillant. Leur popularité est telle que leurs appels au calme sont écoutés.

Malgré les appels à la démission, Chadli refuse de quitter le pouvoir. Quand il sort du silence pour s'adresser enfin à la population, il promet des réformes. Une nouvelle Constitution est adoptée par référendum en février 1989 et instaure le multipartisme. Pendant ce qu'on appellera plus tard « le printemps d'Alger », on observe une multiplication des associations et l'apparition de journaux indépendants comme El Watan ou Al-Khabar. Parmi les nouveaux partis légalisés, il y a le Front islamique du salut (FIS) fondé par Abbassi Madani et son numéro 2, Ali Belhadj. Exilé en Suisse, l'opposant Hocine Aït Ahmed, fondateur en 1963 du Front des forces socialistes (FFS) fait son retour dans la vie politique. De son côté, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) prône ouvertement la laïcité.

En juin 1990, des élections municipales et départementales sont organisées. Le FLN essuye un cuisant échec et n'obtient que 18,3 % des suffrages, tandis que le FIS l'emporte avec 54,25 % des votes. Ce dernier revendique alors son projet d'une république islamique fondée sur la loi coranique. Désormais aux portes du pouvoir, le FIS n'a plus qu'à confirmer l'essai avec les élections législatives de janvier 1992. C'est compter sans l'armée qui décidera d'interrompre le processus électoral, signant ainsi le début de la « décennie noire ».

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POUR ALLER PLUS LOIN
Myriam Aït-Aoudia, L'expérience démocratique en Algérie (1988-1992), Presses de SciencesPo, 2015.
Akram Belkaïd, L'Algérie en 100 questions : un pays empêché, Tallandier, 2020.
Jean-Pierre Peyroulou, Histoire de l'Algérie depuis 1988, La Découverte, 2020.

Les nuages s'accumulent sur l'économie égyptienne

Malgré ses bons chiffres, les perspectives de l'économie égyptienne restent incertaines, tant le pays s'est endetté et dépend de capitaux spéculatifs attirés par des taux d'intérêt favorables. Un modèle qui, par certains aspects, ressemble à celui du Liban.

Deux des plus influentes agences internationales de notation, Moody's et Standard & Poor's (S&P), suivies par la plus puissante banque d'affaires du monde, Goldman & Sachs, viennent de lancer coup sur coup un avertissement discret, mais ferme au maréchal-président Abdel Fattah Al-Sissi : attention, l'Égypte pourrait être la prochaine victime de « la volatilité des conditions de financement » dans le monde ; en clair, la remontée des taux d'intérêt aux États-Unis pourrait conduire à une sortie massive de capitaux du pays — et d'une grande partie des pays émergents — comme à une remontée du dollar qui affaiblirait la livre égyptienne et alourdirait le remboursement de la dette extérieure égyptienne (plus de 130 milliards de dollars, soit 112,57 milliards d'euros).

La stratégie financière du gouvernement égyptien depuis l'accord de 2016 avec le Fonds monétaire international (FMI) a visé à rémunérer grassement les capitaux étrangers pour les attirer dans le pays et financer ainsi le déficit budgétaire de l'État comme le déficit courant de la balance des paiements. Bon an mal an, les besoins globaux de financement atteignent le chiffre incroyable de 35 % du PIB. Même en 2020 — année du pic de la pandémie de Covid-19 — ils n'ont pas atteint 10 % dans les principaux pays occidentaux. Le Caire pratique les taux d'intérêt parmi les plus élevés du monde, 13 à 14 % par an pour les emprunts en monnaie locale, 7 à 8 % pour ceux en devises. Selon l'agence financière américaine Bloomberg qui suit régulièrement 50 pays émergents, les taux d'intérêt réels égyptiens (taux d'intérêt nominal - hausse des prix) sont les plus élevés du monde.

Une dette insoutenable

Cette politique a été payante : l'Égypte est l'un des rares pays arabes à avoir connu une croissance positive en 2020 (entre 2 et 3 %), résisté à la pandémie qui a atteint au premier chef son tourisme, un secteur clef de l'économie nationale (10 % du PIB) et à avoir continué à séduire les épargnants étrangers. La moitié des pays arabes ont vu leur note abaissée, pas l'Égypte. En moins d'un an, plus de 20 milliards de dollars (17,32 milliards d'euros) ont acheté des titres d'État, le principal emprunteur.

Le revers est évidemment le coût budgétaire de l'opération : les intérêts versés par le Trésor égyptien représentent 45 % des recettes publiques, soit presque 10 % du PIB. L'attrait du « papier » (obligations, bons du Trésor) égyptien repose sur l'écart entre sa rémunération et celle du papier américain ou européen qui dépasse à peine 0 %. Si ce dernier remonte, comme on s'y attend, Le Caire devra suivre, et aux niveaux déjà atteints ce sera impossible. Si la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, aux prises avec une remontée de l'inflation supérieure à 2 % par an relève de 2 points ses taux, la Banque centrale égyptienne (CBE) devra pour le moins suivre et imposer aux finances publiques une charge insupportable. Que restera-t-il alors pour supporter les autres charges de l'État, dont les dépenses militaires et sécuritaires ? La stratégie de l'argent cher aura vécu et il faudra aux responsables égyptiens affronter une crise financière sans précédent.

La reprise de l'inflation n'arrange rien et réduit la marge de manœuvre de la banque centrale égyptienne, qui aimerait bien baisser ses taux d'intérêt, mais qui, le 16 septembre 2021, les a une nouvelle fois maintenus à leur haut niveau. L'indice général des prix devrait augmenter de 6,6 % en 2021-2022 sous la poussée des tarifs publics (énergie) qui progressent de près de 9 % après la baisse drastique des subventions à l'électricité et aux carburants décidée avant l'été. Les consommateurs payent les cadeaux faits aux spéculateurs étrangers.

S&P suggère de réformer le financement du double déficit, de moins recourir à l'endettement et de privilégier l'investissement étranger direct (IDE) qui a l'avantage de ne pas être remboursable. Actuellement, il représente à peine 2 % des capitaux internationaux qui arrivent en Égypte. Et pour cause. L'armée égyptienne verrouille le secteur économique et ne laisse guère de place au privé qu'il soit national ou étranger, en dehors des hydrocarbures, fief avéré de la compagnie italienne ENI. L'indice PMI qui suit le secteur privé recule depuis quatre mois. Les généraux n'ont pas oublié la tentative de l'ex-président Hosni Moubarak et de son fils de muscler les entrepreneurs privés à coup de privatisations et d'avantages multiples. La révolution de 2011 a balayé ce « capitalisme des copains », et les militaires sont à l'offensive pour conquérir de nouveaux secteurs et, à tout le moins, empêcher le retour des civils aux postes de commandement de l'économie égyptienne.

Le rôle déterminant de l'armée

Une autre solution serait de réduire le déficit commercial qui atteint des sommets (– 40 milliards d'euros en 2019) en relançant les exportations. Selon S&P, la base d'exportations est particulièrement faible, à peine 13 % du PIB en ajoutant aux biens les services (tourisme, canal de Suez…). Actuellement, l'Égypte exporte surtout du ciment, des médicaments et des produits de l'artisanat. Les économies des travailleurs émigrés (27,2 milliards d'euros) envoyées au pays dépassent de loin les exportations (21,65 milliards d'euros hors hydrocarbures). L'Égypte gagne plus à vendre le travail de ses enfants à l'étranger qu'à exporter. Encore faudrait-il pour ajouter des marchandises plus rémunératrices à cette modeste liste investir dans de nouvelles activités. La politique d'argent cher du régime ne le permet pas, les PME égyptiennes n'ont de fait pas accès au crédit bancaire, incapables qu'elles sont de supporter les taux d'intérêt usuraires pratiqués à l'instigation de la BCE. L'État de son côté investit dans l'immobilier, concentre une part importante — mais inconnue — des capitaux empruntés à la construction d'une capitale clef en main à l'est du Nil.

Quant à l'armée, elle cherche surtout des rentes perçues sur des niches nationales conquises grâce à l'entregent des généraux et au soutien tous azimuts du gouvernement. Il ne reste pas beaucoup d'acteurs pour relancer les ventes à l'export ! On voit mal dans ces conditions comment la part de la dette extérieure pourrait redescendre de 90 % du PIB aujourd'hui à 84 % en 2024 comme le prévoit le gouvernement égyptien. Il avance une forte croissance à venir (+ 5,5 % par an) et ressort un gri-gri qui a déjà beaucoup servi : les « réformes structurelles ». Au printemps, le cabinet a solennellement adopté un « grand programme de réformes structurelles », le National Structural Reform Program sans en définir précisément le contenu, au grand découragement des experts du FMI. Depuis, on n'en parle plus et les « réformes » se limitent à réduire les subventions alors que le pays s'expose au risque d'une grave crise sociale avec un chômage des jeunes qui dépasse 25 %.

Pillages, racisme, expulsions... La conquête de la Palestine racontée par les combattants

Nombre d'histoires de la première guerre israélo-arabe (1948-1950) ont été écrites. Mais c'est sans doute la première où un historien fait parler, à travers leurs lettres, les combattants des deux camps. Ce courrier montre les divisions interarabes et jette une ombre sur le comportement des soldats israéliens, leur brutalité et leur racisme, non seulement envers les Arabes mais à l'égard des juifs marocains et irakiens venus combattre pour Israël.

Dear Palestine, l'ouvrage de Shay Hazkani, historien israélien de l'université du Maryland, constitue une des toutes premières études sociales de la guerre qui, entre 1947 et 1949, opposa d'un côté les milices armées du yichouv (la communauté juive dans la Palestine mandataire britannique) puis l'armée de l'État d'Israël après sa création, le 15 mai 1948, et de l'autre les milices palestiniennes et surtout des groupements armés mobilisés dans les pays environnants, puis les armées arabes (essentiellement l'égyptienne et la jordanienne).

Dans ce livre, le lecteur apprendra peu du déroulé évènementiel de cette guerre. Mais il apprendra beaucoup de ce que masquent souvent les récits chronologiques et factuels des guerres : à savoir le contexte socioculturel dans lequel baignent leurs protagonistes. Pour le dévoiler, l'auteur privilégie deux sources majeures : d'une part la formation des troupes et les argumentaires (propagande incluse) des états-majors de chaque camp, de l'autre le regard porté par les combattants sur cette guerre et ce qu'il dit de sa réalité. Hazkani le fait en partie en s'appuyant sur les discours des responsables militaires, mais surtout — c'est la principale originalité du livre — sur les lettres des soldats à leurs familles, telles qu'elles ont été préservées après la lecture de la censure dans diverses archives militaires. Celles-ci sont souvent plus riches du côté israélien, mais l'auteur parvient malgré tout à mener une étude relativement équilibrée entre les deux camps.

Volontaires de l'étranger

Il consacre une place importante aux recrues auxquelles les chefs militaires ont fait appel hors de leur pays. D'un côté les Volontaires de l'étranger (dont l'acronyme hébraïque était Mahal), de jeunes juifs qui s'engagèrent en Europe, aux États-Unis et aussi au Maroc pour aider militairement l'État d'Israël émergent, puis constitué. On verra que ce groupe offre un regard sur la guerre souvent différent de celui des « sabras », les jeunes nés et éduqués dans le yichouv. De l'autre, diverses milices de recrues arabes enrôlées en Syrie, en Transjordanie, en Irak et au Liban pour soutenir les Palestiniens. Il privilégie, en particulier, la plus active, l'Armée de libération arabe (ALA, en arabe Armée arabe du Salut), commandée par Fawzi Al-Kaoudji. Là encore, le regard sur la guerre et son environnement porté par ces recrues est souvent inattendu.

L'étude des lettres comme l'analyse des discours des responsables militaires fait ressortir une évidence. Au-delà du rapport des forces militaire, l'unité et la clarté des objectifs étaient du côté israélien, la désunion et la confusion du côté palestinien – hormis l'idée maitresse du refus d'une partition de la Palestine, jugée soit injuste soit profondément inégale (les juifs, 31 % de la population à l'époque, se voyant allouer 54 % du territoire palestinien). Quelles que soient leurs dissensions internes, les forces sionistes entendaient toutes ériger un État duquel seraient exclus le plus grand nombre possible de ses résidents palestiniens (le plan de partition prévoyait que l'« État juif » inclurait… 45 % de Palestiniens !) Hazkani montre combien la direction politique et militaire de l'État juif était déterminée, avant même qu'il ait été déclaré, à le « nettoyer » le plus possible sur le plan ethnique, et aussi combien cette ambition était acceptée par la grande majorité de ses troupes.

Divisions entre Arabes et Palestiniens

Et il montre, par nombre d'exemples, combien la division et la méfiance régnaient dans le camp des Palestiniens et de leurs alliés. Comme l'écrira dès février 1948 Hanna Badr Salim, l'éditeur à Haïfa du journal Al-Difa (La défense) : « Nous avons déclaré la guerre au sionisme, mais nous n'étions pas préparés, occupés à nous battre entre nous. » Les responsables de l'ALA se méfiaient des forces palestiniennes dirigées par Abdel Kader Al-Husseini. Un haut gradé de l'ALA recommanda ainsi de nommer des officiers égyptiens, syriens ou irakiens à la tête des régiments, mais pas de Palestiniens, dont il se défiait. De son côté, Husseini préférait limiter sa mobilisation à de petits groupes de seules recrues palestiniennes sûres. De fait, l'attitude des forces arabes externes envers les Palestiniens était souvent peu amène. Des lettres de soldats arabes évoquent les brutalités commises par ces troupes contre des gens qu'elles étaient supposément venues délivrer.

Mais la défiance était essentiellement d'ordre politique. Du côté palestinien, la préoccupation primordiale était évidemment la préservation de la Palestine. Du côté des intervenants extérieurs, aux forces plus fournies, les préoccupations étaient beaucoup plus diverses et ambiguës. « Certains se battaient pour aboutir à un meilleur accord avec les sionistes, d'autres voyaient dans ce combat une première étape pour le renversement des régimes alliés au colonialisme occidental, d'autres encore entendaient envoyer leurs opposants combattre en Palestine pour réduire leur influence. » Entre le Syrien Salah Bitar, fondateur du Baas en 1947, un nationaliste arabe qui entendait faire de la Palestine le tremplin d'une « nouvelle civilisation arabe » et un Nouri Saïd, homme lige des Britanniques en Irak, qui cherchait à utiliser le combat propalestinien pour dériver la mobilisation populaire contre Londres (et donc contre lui-même), la différence d'intérêts était totale. Sur le terrain des opérations, note Hazkani, les chefs de l'ALA étaient « pour la plupart plus préoccupés de faire en sorte que la ferveur anticoloniale des volontaires arabes ne se transforme pas en un combat ultérieur contre les régimes arabes ».

Quant à la propagande utilisée par les forces arabes, contrairement à la thèse présentée par les vainqueurs israéliens, « mes travaux, écrit Hazkani, suggèrent que l'antisémitisme était négligeable dans l'ALA ». Il en donne quelques exemples, mais les juge peu présents dans les lettres des combattants arabes. De même, « les lettres montrent que la plupart d'entre eux étaient loin d'être des obsédés du djihadisme radical ». Mais, signale-t-il, plus la défaite pointe, et plus la dimension de guerre sainte contre les juifs ressort de ces lettres. Cependant, Hazkani conclut à leur lecture que des termes comme « extermination » ou « jeter les juifs à la mer » y sont absents. De même, il infirme totalement l'argument si souvent avancé par Israël après cette guerre selon lequel les dirigeants arabes auraient appelé les Palestiniens à fuir pour leur laisser le champ libre. Au contraire, le 24 avril 1948, alors que les Palestiniens ont connu peu avant des échecs désespérants — en une semaine, Abdel Kader Al-Husseini est tué au combat, la bataille pour la Galilée tourne au profit des forces juives et le massacre de Deir Yassine a lieu – Kaoudji publie un ordre traitant de « couard » tout Palestinien qui fuirait son foyer.

Un usage immodéré de la Bible

De leur côté, dans le domaine de la formation des troupes — y compris idéologique — les milices juives puis l'armée israélienne se montrèrent immensément mieux préparées que leurs adversaires. Copiant la logique de l'Armée rouge, le camp sioniste instaure la dualité entre l'officier et le commissaire politique (le « politruk »). Dès 1946, un ouvrage de l'écrivain soviétique Alexander Bek sur la défense de Moscou en 1941 est traduit et diffusé au sein des forces israéliennes pour y conforter « l'esprit de corps » (en français dans le texte) et la détermination à utiliser tous les moyens pour vaincre. En août 1948, Dov Berger, chef de la hasbara (la propagande israélienne), distribue aux officiers des « manuels éducatifs » dans lequel les recrues reçoivent tous une formation politique identique. On notera que les responsables militaires, à l'époque quasi tous issus du milieu sioniste-socialiste, font un usage immodéré de la Bible pour structurer l'hostilité de la troupe au monde arabe environnant, assimilé déjà à « Amalek et les sept nations », ces tribus décrites comme les plus hostiles aux Hébreux dans la Bible. « La suggestion que la guerre de 1948 était comparable aux guerres d'extermination apparaissant dans la Bible n'était pas une vision marginale ; elle était répétée dans BaMahaneh  », le journal de l'armée israélienne, indique l'auteur.

Dès lors, on ne s'étonnera pas du succès acquis auprès de la troupe par le « politruk » Aba Kovner. L'homme était un héros, rescapé du ghetto de Vilno où il avait tenté sans succès d'organiser une révolte contre les nazis comme celle du ghetto de Varsovie. Membre de l'Hachomer Hatzaïr (la Jeune Garde), la frange prosoviétique du sionisme, il était parvenu à s'enfuir et à rejoindre les colonnes de l'Armée rouge. Poète de talent et cousin germain de Meïr Vilner, le chef du Parti communiste, Kovner devint en 1948 responsable de l'éducation de la célèbre brigade Givati. Citant ses Bulletins de combat, Hazkani montre combien il attise les sentiments les plus cruels des soldats et aussi les plus racistes, justifiant par avance les pires crimes. « Massacrez ! Massacrez ! Massacrez ! Plus vous tuez de chiens meurtriers, plus vous vous améliorez. Plus vous améliorez votre amour de ce qui est beau et bon et de la liberté. » De hauts gradés récuseront ses appels constants au massacre d'Arabes, civils inclus. Mais les propos de Kovner continuèrent d'être reproduits dans le journal de l'armée israélienne. Ce n'est qu'à la fin de la guerre, indique Hazkani, que l'état-major exigea « une application plus stricte des règles contre le meurtre et la brutalité » par la troupe.

Ni le socialisme ni la morale

Contrairement à des auteurs qui l'ont précédé, Hazkani estime que les exactions israéliennes ont été plus systématiques qu'on ne l'a cru jusqu'ici. Nombre de villages palestiniens sont rasés dès le « nettoyage » de leur population terminé. Des massacres de civils ont eu lieu. Il cite une note de la censure militaire israélienne de novembre 1948 : « Les victoires et les conquêtes ont été accompagnées de pillages et de meurtres, et nombre de lettres de soldats montrent un certain choc. » Mais la plupart des sabras avalisent ces actes dans ce que le Bureau de la censure nomme une « intoxication de la victoire ». En novembre 1948, après un déchainement de violences, inquiet du risque de perte du contrôle sur la troupe, l'état-major ordonna que cessent ces crimes et ces pillages. Le soldat David écrit à ses parents : « Ce n'était ni le socialisme, ni la fraternité entre les peuples, ni la morale, c'était on vole et on se tire ». La soldate Rivka abonde : « Tout a été saccagé. On a pris de la nourriture, de l'argent, des bijoux comme butin. Certains soldats ont fait une petite fortune. »

Dans les rangs, quelques combattants s'offusquent. Parmi eux, les volontaires étrangers occupent une part importante. Leurs lettres décrivent leur stupéfaction, et même leur dégoût, face au comportement des sabras, qu'ils perçoivent comme de l'insensibilité à l'égard des Palestiniens. Un sondage commandé par l'état-major à la fin de la guerre constate que 55 % des volontaires juifs étrangers ont une vision très négative des jeunes Israéliens, perçus comme arrogants et brutaux. « Les sabras sont affreux », écrit Martin, un juif américain, qui ajoute : « Un Golem se met en place ici1 Les Juifs israéliens ont troqué leur religion pour un révolver ». « Je ne veux plus jouer ce jeu et rentrer dès que possible », écrit Richard, un volontaire sud-africain.

Conscient des réticences exprimées par une partie de la troupe, le département de l'éducation de l'armée lui avait distribué un fascicule, intitulé Réponses aux questions fréquemment posées par les soldats. La première était : « Pourquoi n'acceptons-nous pas le retour des réfugiés arabes durant les accalmies ? » Réponse des éducateurs militaires : « Nous comprenons mieux que personne la souffrance de ces réfugiés. Mais celui qui est responsable de sa propre situation ne peut exiger que nous résolvions son problème. » Avec un tel blanc-seing, comment s'étonner de la lettre d'un de ces sabras qui, au même moment, écrit à sa famille : « Il nous faut encore une période de batailles pour parvenir à expulser les Arabes qui restent. Alors, nous pourrons rentrer chez nous. »

Le dernier aspect novateur du livre est celui qu'Hazkani consacre aux « juifs orientaux » dans cette guerre, plus particulièrement aux juifs marocains, qui en furent à l'époque l'incarnation, mais aussi aux juifs irakiens. Les Marocains, on le sait peu, constituèrent 10 % des juifs qui arrivèrent en Palestine puis en Israël en 1948-1949. Très vite, ils furent confrontés à un racisme souvent ahurissant de la part de leurs congénères ashkénazes (originaires d'Europe centrale), qui constituaient 95 % de l'immigration jusque-là. En juillet 1949, la censure note que « les immigrants d'Afrique du Nord sont le groupe le plus problématique. Beaucoup veulent retourner dans leur pays d'origine et préviennent leurs proches de ne pas émigrer ». De fait, les lettres de soldats issus du Maroc montrent une amertume souvent considérable.

Les juifs marocains ? « Des sauvages et des voleurs »

Yaïsh écrit que « les juifs polonais pensent que les Marocains sont des sauvages et des voleurs » ; le conscrit Matitiahou se lamente : « les journaux écrivent que les Marocains ne savent pas se servir d'une fourchette ». « Nous sommes juifs et ils nous traitent comme des Arabes », écrit le soldat Nissim à sa famille, résumant ce sentiment courant lui-même mêlé de racisme. Hazkani note que « la vision de ces immigrants changeait rapidement » une fois arrivés en Israël. « Les juifs européens, qui ont effroyablement souffert du nazisme, se voient comme une race supérieure et considèrent les sépharades comme des inférieurs », écrit Naïm. Yakoub ajoute : « Nous sommes venus en Israël en croyant trouver un paradis. Nous y avons trouvé des Juifs avec des cœurs d'Allemands ». De fait, Hazkani cite une longue enquête du journal des élites israéliennes Haaretz, laquelle jugeait que les Juifs venus d'Afrique du Nord, atteints de « paresse chronique », sont « à peine au-dessus du niveau des Arabes, des noirs et des Berbères ».

On trouve aussi dans les lettres des conscrits juifs maghrébins une adhésion aux objectifs de la guerre. « Certains soldats marocains tirent une grande fierté d'avoir tué des douzaines d'Arabes » et de l'avoir raconté à leurs familles, notera même avec satisfaction le chef d'état-major Yigael Yadin – qui par ailleurs avait traité les juifs orientaux de « primitifs ». Mais l'inquiétude des dirigeants israéliens était telle, indique Hazkani, que les autorités confisquaient les passeports originaux de ces immigrés récents pour éviter leur retour. Quant aux soldats originaires d'Irak, le même général Yadin exprima publiquement son souci : ils « ne manifestent pas à l'égard des Arabes le niveau d'animosité que l'on attend d'eux »

Enfin, s'il reste encore un élément important à retenir de ce livre très riche, c'est que l'immense défaite du camp palestinien, succédant à celle de sa révolte contre l'occupant britannique en 1936-1939 eut indubitablement un impact fondamental sur le bilan politique des Palestiniens : celui de se fier d'abord à eux-mêmes à l'avenir. Ainsi Burhan Al-Din Al-Abbushi, poète d'une grande famille de Jénine est évidemment sévère avec l'ennemi traditionnel, l'Anglais et le sioniste. Mais Hazkani montre que « sa critique la plus dure est réservée aux dirigeants palestiniens et arabes ». Antoine Francis Albina, un Palestinien chrétien expulsé de Jérusalem, offre une critique radicale : « Nous ne devons accuser personne sauf nous-mêmes ». La plus grande erreur des Palestiniens, selon lui : avoir fait confiance aux régimes arabes. Quant aux Israéliens, « dans le monde post-holocauste, la plupart des soldats d'ascendance ashkénaze se convainquirent que le mariage du judaïsme et de l'usage de la force était une nécessité, et ils ont célébré l'émergence d'un « judaïsme musclé » »->4828]

Il a fallu une quinzaine d'années aux Palestiniens pour commencer à surmonter la « catastrophe » de 1948. Quant aux Israéliens, 70 ans plus tard, ashkénazes et séfarades confondus célèbrent dans leur grande majorité le triomphe de ce judaïsme musclé. Et leurs critiques israéliens contemporains en sont plus que jamais effarés.

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Shay Hazkani, Dear Palestine. A Social History of the 1948 War
Stanford University Press, 13 octobre 2021
352 pages


1Figure mythologique, le Golem est une un personnage surpuissant, mi-humain mi-robot, imaginé au XVIe siècle pour protéger les juifs de Prague et qui retourne sa violence contre eux.

Le réalisme sans illusion de Moscou en Afghanistan

Cela faisait plusieurs années que Moscou avait établi des contacts avec les talibans en Afghanistan. Depuis leur conquête de Kaboul, ceux-ci se sont intensifiés, l'objectif de la Russie étant à la fois de profiter du retrait américain et d'éviter que le pays ne devienne une base arrière du terrorisme. Mais sans beaucoup d'illusions.

Le 3 octobre 2021, une explosion à Kaboul a fait au moins 19 morts et plus de 30 blessés afghans. Cette attaque contre une mosquée a été revendiquée par l'organisation de l'État islamique au Khorassan, filiale de la célèbre organisation terroriste. Moscou a été parmi les premiers à condamner cet attentat atroce et s'est tourné vers les talibans qui se sont contentés de garantir qu'aucune attaque depuis leur territoire ne viserait des pays tiers. Le ministre russe des affaires étrangères a publié un communiqué soulignant « la nécessité de poursuivre les efforts en vue d'éradiquer le terrorisme en Afghanistan ».

Le communiqué, aussi bref soit-il, suffit à rendre compte des priorités de la Russie concernant l'Afghanistan et le régime taliban. Les talibans ont été qualifiés d'« organisation terroriste » en Russie dès le début des années 2000. Ils ont également été la seule entité étrangère à reconnaître l'autoproclamée République tchétchène d'Ichkeria, ébauche d'État séparatiste que Moscou a combattue pendant plusieurs années, jusqu'à ce que le président Vladimir Poutine mette fin à la sécession. Mais, comme on dit, le mal devient un bien quand on est confronté au pire : quand l'État islamique d'Irak et de Syrie (Islamic State of Iraq and Sham, ISIS) a pris le pas sur les autres groupes terroristes pour s'imposer comme menace numéro 1 et a manifesté son intention de recourir à la violence de masse pour réaliser ses visées extrémistes globales, Moscou a fait de l'organisation de l'État islamique (OEI) la cible première de son combat contre le terrorisme. Du même coup, les talibans n'ont plus été considérés que comme un phénomène circonscrit.

Même si le mouvement fait l'objet de nombreuses critiques à Moscou où bien peu voient ses bases idéologiques sous un jour favorable, la prise de décision en Russie s'appuie pour le moment sur l'idée qu'ils menacent moins la sécurité russe que ne le fait l'OEI. Étant donné qu'aucune solution militaire à la question des talibans n'est envisagée à Moscou, et vu que d'autres acteurs de premier plan — parmi lesquels la Chine et les États-Unis — ont pris langue avec les talibans, les hauts responsables politiques russes estiment qu'ils ne doivent pas rester à l'écart s'ils veulent assurer au mieux la sécurité de leur pays.

Tracer des lignes rouges

Avant même la chute de Kaboul, Moscou a accueilli le 9 juillet 2021 une délégation de la « branche politique » des talibans. Pendant les discussions, l'envoyé spécial russe pour l'Afghanistan Zamir Kabulov a énoncé quatre sujets de préoccupation essentiels pour Moscou relativement à la situation en Afghanistan : les risques d'une éventuelle contamination de l'instabilité de l'Afghanistan à l'Asie centrale ; la menace que l'OEI pourrait faire peser sur la Russie et ses alliés depuis le sol afghan ; une possible augmentation du trafic de drogue vers la Russie ; les risques pour la sécurité des missions diplomatiques russes.

Lors de la réunion, les talibans se sont employés à rassurer leurs interlocuteurs sur ces quatre points. Ils ont promis « de ne pas violer les frontières des pays d'Asie centrale » et de « fournir des garanties sur la sécurité des missions consulaires et diplomatiques étrangères en Afghanistan ». Ils se sont également engagés à « éradiquer la production de drogue en Afghanistan » et se sont déclarés « fermement déterminés à en finir avec la menace représentée par l'OEI en Afghanistan ».

Près de deux mois après leur arrivée au pouvoir en Afghanistan, les talibans semblent tenir leurs engagements. Mais presque personne à Moscou n'accorde vraiment de crédit à leurs déclarations. Les dirigeants russes en sont venus à penser que si les talibans mènent des discussions en coulisses avec les Chinois et les Iraniens et effectuent des navettes avec les Russes et les Américains, c'est pour stabiliser leur environnement international le temps de consolider leur pouvoir et de s'assurer une légitimité de fait, voire même idéalement une aide matérielle. En d'autres termes, les talibans ont tout intérêt pour le moment à respecter leurs engagements. Ce qui est compatible avec les intérêts russes à ce stade.

Au cours des dernières années, l'armée et l'économie russes ont été sollicitées sur plusieurs fronts, de l'Europe orientale et de la mer Noire jusqu'à l'est de la Méditerranée et au Caucase. Avec la mémoire encore brûlante du fiasco soviétique, il est évident que l'Afghanistan fait figure de diversion inutile aux yeux de Moscou. La stabilité en Asie centrale, la sécurité de la Russie sur sa bordure méridionale, les risques d'expansion des idéologies radicales, tels sont les sujets qui, en général, intéressent personnellement le président Vladimir Poutine. Ce sont des problématiques auxquelles il sera toujours prêt à consacrer du temps, des moyens et pour lesquelles il fait montre d'un véritable appétit politique. Surtout maintenant qu'il pense que l'armée russe dispose de beaucoup plus de moyens que n'en avaient les Soviétiques pour « pourrir la vie » des talibans sans même avoir besoin d'intervenir militairement dans le pays. Ce qui signifie que pour la Russie, les échanges de juillet 2021 avec les talibans n'étaient pas tant un simple échange de préoccupations et d'engagements qu'une occasion de fixer des lignes rouges.

Ce qui a échoué en Irak et en Syrie

Beaucoup de gens en Russie se montrent très préoccupés par la victoire des talibans. Ils font valoir que le succès des islamistes et le rétablissement de l'Émirat islamique envoient un dangereux signal à ceux qui partagent les mêmes idées à travers le monde. Les « cinquante nuances de vert » — autrement dit les divergences politiques et théologiques entre les talibans et l'OEI ne font sens que pour un groupe restreint d'experts et d'universitaires. Pour la plupart des gens, notamment des jeunes ayant une identité musulmane exacerbée, comme disait le dirigeant chinois Deng Xiaoping : « Peu importe la couleur du chat du moment qu'il attrape les souris ». À ce titre, il n'est pas vraiment important que les talibans aient une vision de l'État, des mots d'ordre, une base de soutien et une communication qui diffèrent de l'OEI. Ce qui compte, c'est qu'ils incarnent une success story. « Ce qui a échoué en Irak et en Syrie a fonctionné en Afghanistan » et pourrait donc être reproduit. C'est pourquoi, tout en communiquant avec les talibans par voie diplomatique, la Russie mène des exercices militaires conjoints avec des soldats tadjiks et ouzbeks et renforce les capacités militaires de ses alliés de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui réunit la Russie, l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Les exercices portent sur la simulation d'une « riposte interarmées contre des attaques transfrontalières », mobilisant des chars, des véhicules blindés de transports de troupes, des avions d'attaque Su-25, des hélicoptères et d'autres armements.

La Russie n'est certes pas enchantée à l'idée d'avoir un Émirat islamique à courte distance de ses frontières. Mais aussi longtemps que le projet des talibans restera cantonné au local, qu'ils n'auront pas de visée globale, contrairement à l'OEI, et qu'ils se concentreront sur l'imposition de la loi islamique en Afghanistan — quel que soit le prix à payer pour leur population —, la Russie pense pouvoir s'en accommoder. Les services de renseignement militaire russes (le GRU) seront maintenus en alerte pour surveiller la situation. Le ministère de la défense devra développer la coopération militaire avec ses homologues d'Asie centrale, le Service fédéral de sécurité (FSB) sera à l'affût des signes d'une éventuelle montée en puissance de l'islamisme en Asie centrale et en Russie ; le Service fédéral de contrôle des drogues sera placé en état d'alerte élevée pour détecter de nouveaux circuits de production d'héroïne et les flux vers la Russie. Mais jusqu'ici, cette option paraît la meilleure aux yeux de Moscou, qui l'estime préférable à une implication militaire sans objectifs politiques précis et à coûts potentiellement élevés. Reste à savoir combien de temps cette analyse restera valable.

La « désaméricanisation » de l'ordre international

Quand on s'interroge sur les enjeux du dossier afghan pour la Russie, il est important de garder en tête que le sujet ne se limite pas au seul Afghanistan. Le discours dominant des politiques et des experts russes sur l'évolution de la situation dans ce pays s'articule autour de trois thèmes principaux. Si on laisse de côté la préoccupation relative à la sécurité en Asie centrale, le débat est dominé par la critique portée à l'encontre des vingt années de présence américaine dans le pays et contre les autorités pro-américaines qui l'ont dirigé.

Les deux premiers axes de discussion visent d'abord ce qui est considéré comme un échec complet des États-Unis dans la construction d'une armée afghane opérationnelle capable de résister aux talibans. La tentative américaine de « nation building » a fait l'objet dès le début de critiques sévères. La Russie s'emploie à souligner dans les réseaux d'information que l'effondrement de l'État afghan face aux talibans est une conséquence directe de l'échec américain. Cette explication est relayée auprès de pays qui, du point de vue de la Russie, comptent trop sur le soutien des États-Unis, comme l'Ukraine ou la Géorgie. Dans ses efforts de persuasion à l'égard de dirigeants ou de forces d'opposition de pays déchirés par des conflits en cours, Moscou avance la mise en garde suivante : « Non seulement les Américains ne vous aideront pas, mais ils pourraient même aggraver les choses ». Le but étant de les faire changer de position et de les convaincre de traiter avec la Russie, reconnue comme un partenaire sérieux. Autrement dit, le scénario afghan fournit une opportunité pour pousser plus loin la « désaméricanisation » de l'ordre international. Lors du sommet de Genève pour la coopération sur l'Afghanistan en juin 2021, Poutine n'a pas proposé à Joe Biden, comme la presse a pu le rapporter, de mettre les installations militaires russes à disposition de troupes américaines. Il s'agissait au contraire de couper court à toute éventualité de présence militaire américaine sur le territoire d'alliés de la Russie en Asie centrale. Moscou veut bien assurer des échanges d'information avec Washington, mais sans que cela implique la présence de personnels américains.

Pour le moment, la Russie a adopté une position attentiste. Elle est impliquée auprès des principales parties prenantes sur le dossier afghan et fait valoir la nécessité d'une plus grande coopération régionale. La possibilité que l'UE puisse intervenir de manière positive n'étant que rarement envisagée.

La nouvelle configuration va requérir de la Russie qu'elle consacre davantage de ressources et s'intéresse de plus près à sa périphérie immédiate et à la politique intérieure des États d'Asie centrale. Au-delà, pour éviter que la situation ne s'embrase, il faut promouvoir une « gestion des responsabilités » auprès des pays alliés et conduire une diplomatie délicate avec les talibans. Ceux-ci semblent disposés à négocier pour le moment, mais le dicton « l'appétit vient en mangeant » vaut pour les groupes islamistes. Les talibans pourraient chercher à diffuser leur idéologie et se lancer dans des aventures géopolitiques calculées. Plusieurs puissances régionales comme le Pakistan, la Turquie et certaines monarchies du Golfe pourraient considérer que la situation en Afghanistan leur offre une chance d'accroître leur propre influence dans la région et même au-delà. Au cours des dernières années, l'intervention russe en Syrie a renforcé le poids de Moscou, tant dans la région que sur la scène internationale. La politique russe en Afghanistan pourrait bientôt remplir le même rôle.

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Traduit de l'anglais par Sophie Pommier.

Maâti Monjib, l'acharnement du pouvoir marocain

Sur les réseaux sociaux, l'historien marocain Maâti Monjib a annoncé qu'il entamait une grève de la faim après avoir été empêché de se rendre en France pour voir sa famille et se faire soigner. De son côté, le procureur du roi a expliqué dans un communiqué que la liberté provisoire accordée à Maâti Monjib était conditionnée par deux mesures de contrôle judiciaire : une interdiction de quitter le territoire et le retrait de son passeport.

Cofondateur de l'Association marocaine du journalisme d'investigation (AMJI), Maâti Monjib avait provoqué la colère des autorités marocaines qui n'ont jamais accepté que des journalistes locaux puissent enquêter sur les dérives et la corruption d'un certain nombre d'hommes d'affaires proches du régime, de politiciens ou de hauts fonctionnaires marocains. Rapidement, Monjib et ses amis ont été poursuivis pour « atteinte à la sécurité de l'État » et, ultérieurement, pour « fraude » ou « blanchiment d'argent ». Ces accusations fantaisistes — de l'avis de grandes ONG comme Amnesty International ou Human Rights Watch, ou encore des nombreux avocats amenés à les défendre — se sont accompagnées de harcèlements ciblés destinés à salir le plus possible les journalistes ou militants des droits humains refusant de se taire devant les dérapages de proches du pouvoir. Les intrusions des services secrets dans la vie privée de ces opposants se sont multipliées, lesdits services n'hésitant pas à étaler leur triste travail dans de nombreux sites ou officines de police à leur dévotion. Parallèlement, de lourdes peines de prison sont venues sanctionner les derniers tenants d'un journalisme libre, comme Omar Radi et Souleiman Raissouni.

Terroriser ses soutiens

Épuisé par plus de six années de harcèlement et d'intimidations, privé de tout revenu, séparé de sa petite famille qui s'est réfugiée en France, fragilisé par ses grèves de la faim et de sérieux problèmes de santé, de plus en plus isolé, Maâti Monjib avait pris la décision il y a quelques semaines de quitter le Maroc pour être soigné en France. C'est à Montpellier en effet qu'il est suivi depuis une vingtaine d'années par un cabinet de cardiologie spécialisé, seul à même de le soigner convenablement du fait de la complexité de son problème cardiaque.

Dans un entretien recueilli la veille de sa tentative de départ, un membre de son comité de défense avait donné à Orient XXI quelques exemples du comportement de l'appareil sécuritaire du royaume qui a conduit Monjib à vouloir quitter provisoirement le Maroc : « Nombre de ses soutiens, amis ou proches ont eu récemment de gros problèmes avec le pouvoir. Un de ses avocats a vu un de ses fils condamné à dix mois de prison pour des raisons incompréhensibles. Sa propre sœur, qui voulait l'aider financièrement a été empêchée de vendre sa maison. Les médicaments que son épouse lui avait envoyés de France par Chronopost quand il était en prison ont été interceptés et confisqués par les services de renseignement et n'ont été livrés qu'au dernier moment, après plusieurs interventions de ses avocats soulignant que sa vie était mise en danger. »

« Tout est fait en réalité pour m'isoler complètement en terrorisant mes proches ou ceux qui auraient la funeste idée de me soutenir », a précisé Monjib. Recontacté par Orient XXI après avoir été empêché de prendre son avion, l'universitaire note qu'il a été traité courtoisement par la police des frontières, même si cette dernière ne lui a fourni aucune explication.

Désinvolture du pouvoir avec la loi

Mais ce qui est beaucoup plus grave à ses yeux, c'est que les autorités ont rendu publics des documents ordinaires de son dossier en organisant « une campagne mensongère » quant au contenu de ces actes. Elles ont prétendu, par exemple, que l'un de ces documents prouve que son interdiction de quitter le territoire était légale ; or il s'agit de l'ordre de sa libération provisoire. D'ailleurs, Monjib et ses avocats n'ont jamais pu avoir copie de ces documents ordinaires ni du dossier dans son entier comme le prévoit la loi.

En dépit de la désinvolture du pouvoir avec les textes de loi, Monjib note « un climat moins agressif » depuis sa tentative de départ en France, même si les filatures se poursuivent. L'universitaire, qui a cessé sa grève de la faim de trois jours (son état de santé l'obligeant à la prudence) a relevé qu'on lui donne maintenant du « monsieur », dans les déclarations officielles et qu'on ne lui a pas reproché ces derniers jours d'avoir un passeport français. De même, les accusations traditionnelles d'« atteinte à la sécurité de l'État » ou de « blanchiment d'argent » sont passées au second plan.

Son comité de défense trouve également réconfortant le message qu'une dizaine de sénateurs américains ont fait parvenir — le 14 octobre 2021, au lendemain de son interdiction de sortie — au secrétaire d'État Antony Blinken dans lequel ils invitent le secrétariat d'État américain à « donner la priorité » dans sa relation avec le gouvernement marocain aux abus de pouvoir de ce dernier en matière de droits humains. Les sénateurs lui demandent également d'intervenir pour que « soient libérés les détenus politiques » et que soit mis un terme « aux menaces et harcèlements visant les opposants politiques ». Maâti Monjib est d'ailleurs expressément cité dans le message des sénateurs, parmi lesquels figure Bernie Sanders. Le chargé des droits humains à l'ambassade des États-Unis à Rabat a par ailleurs pris cette semaine contact avec l'un des avocats de l'historien. Il y a quelques mois le département d'État américain avait aussi demandé la libération de deux détenus politiques : Omar Radi et Souleiman Raissouni, deux journalistes formés à l'investigation par le Centre Ibn Rochd fondé par Monjib.

De son côté, Reporters sans Frontières (RSF) a estimé que « l'interdiction faite à Maâti Monjib de voyager doit être levée urgemment pour raisons de santé ». Pour le directeur du bureau Afrique du Nord de RSF, Souhaieb Khayati, « le journaliste doit pouvoir retrouver sa famille et bénéficier des soins nécessaires pour recouvrer sa santé affaiblie par les nombreuses grèves de la faim qu'il a menées durant ces dernières années. L'empêcher de quitter le territoire revient à le condamner ». En mars 2021 et durant une vingtaine de jours, Maâti Monjib avait cessé de s'alimenter pour dénoncer sa condamnation à un an de prison ferme et à une amende de 15 000 dirhams (1 400 euros), prononcée le 27 janvier, pour « atteinte à la sécurité de l'État ». Le journaliste a bénéficié le 23 mars 2021 d'une mesure de liberté provisoire après sa grève de la faim.

Maâti Monjib est victime, depuis des années, d'un harcèlement judiciaire des autorités marocaines. Sa condamnation de janvier a été prononcée par le tribunal de première instance de Rabat en son absence (alors qu'il était en prison), et sans que ses avocats n'aient été ni convoqués ni même prévenus. Une peine pour laquelle l'historien franco-marocain a fait opposition et appel. Son procès, qui devait se tenir le 30 septembre, a toutefois été reporté au mois de décembre 2021.

Quand Hiam Abbass ressuscite Simone Weil

Plaidoyer pour une civilisation nouvelle éclaire la réflexion politique de Simone Weil. Mis en scène par Jean-Baptiste Sastre et interprété par Hiam Abbass, ce spectacle est aussi le fruit d'une rencontre spirituelle entre la comédienne palestinienne et la philosophe française. Les 22 et 23 octobre 2021 au théâtre de Suresnes Jean-Vilar.

Hiam Abbass est née à Nazareth, en Galilée, non loin de la ville où ses grands-parents maternels dépossédés de leurs biens lors de la Nakba1 avaient trouvé refuge. Elle grandit dans une famille de parents enseignants, au milieu de dix frères et sœurs, avec des « rêves de liberté suscités par les livres »2 et le désir de s'envoler loin des frontières qu'on avait tracées pour elle.

Le théâtre, dont elle découvre la puissance émotionnelle dès l'âge de 9 ans, sera la première brèche. À l'âge de 22 ans, son cri de liberté est manifeste. Elle ne fera pas des études de méde-cine ; elle sera photographe et jouera sur les planches du théâtre El-Hakawati, devenu aujourd'hui le théâtre national palestinien à Jérusalem-Est. « J'ai découvert le théâtre tel que je l'aime. Notre art était un moyen d'exprimer notre existence, notre appartenance au peuple palestinien. » Puis Hiam choisit de quitter la Palestine, mais la Palestine ne la quittera jamais. Elle vivra et travaillera à Londres, puis à Paris où elle fondera une famille. Aujourd'hui, elle est actrice, metteure en scène et réalisatrice internationalement reconnue. De Satin rouge de Raja Amari à la Fiancée syrienne (2004) et Les Citronniers d'Eran Riklis (2008), de Paradise Now (2005) de Hany Abu Assad, nommé aux Oscars, à The limits of control (2009) de Jim Jarmusch, elle est largement reconnue pour ses talents. Elle revient au théâtre grâce au metteur en scène Jean-Baptiste Sastre, qui partage avec elle le désir de créer et de partager la scène avec des personnes de l'ensemble du tissu social qui n'ont pas l'habitude d'être mis en lumière au théâtre.

À l'orée de l'été 2019, encore en plein tournage à New York de la série Succession pour la chaîne de télévision américaine HBO, elle découvre les textes de Simone Weil, figure intellectuelle peu connue du grand public. « C'est Jean-Baptiste (Sastre) qui me l'a fait connaître » confie-t-elle avec reconnaissance. « Il avait souvent croisé son nom lors de la préparation de notre précédente pièce, La France contre les robots, une adaptation des textes de Georges Bernanos, créée avec Gilles Bernanos, le petit-fils et ayant-droit de l'écrivain. » Ces lectures marquent pour Hiam Abbass le début d'une rencontre décisive avec la philosophe née à Paris en 1909, est morte en 1943 de la tuberculose et d'épuisement à Ashford (Royaume-Uni), où elle s'était engagée avec La France libre contre les nazis. L'actrice palestinienne a d'abord été touchée par son parcours de vie, sa liberté, son engagement total pour la justice et la vérité qui ont fini par la consumer. Depuis, celle qu'elle surnomme « Mademoiselle Simone » avec une affectueuse familiarité l'accompagne dans ses pensées au quotidien.

« Elle avait déjà pensé notre monde » 

Simone Weil était juive agnostique, mais sa conception de vie était chrétienne. Elle était enseignante en philosophie et alliait action et réflexion, comme lui avait recommandé son professeur, le philosophe Alain. Ainsi, elle devint ouvrière à l'usine, engagée aux côtés des anarchistes pendant la guerre d'Espagne et rejoignit la France libre à Londres.

« Jean-Baptiste et moi-même avons lu, lu, lu et aimé ses textes. Elle avait déjà pensé notre monde », souligne Hiam Abbass, marquée également par l'humanité profonde et la capacité d'indignation de la philosophe qui écrit en 1937 « Le sang coule en Tunisie » pour dénoncer l'indifférence face à ces morts, lointains et abstraits pour la majorité, dans les colonies. Hiam, dans un élan, cite un fragment de ce texte à la terrasse d'un café parisien près de la place de la Bastille où elle a accepté de donner une interview à Orient XXI :

‟Du sang à la une” dans les journaux ouvriers. Le sang coule en Tunisie. Qui sait ? On va peut-être se souvenir que la France est un petit coin d'un grand Empire, et que dans cet Empire des millions et des millions de travailleurs souffrent ?

« Simone Weil s'est engagée très tôt contre toutes les formes d'oppression », souligne Hiam, citant notamment Contre le colonialisme (réed. Rivages, 2018). Ces textes écrits entre 1936 et 1943 condamnent la colonisation comme système qui détruit des peuples, ses manières de vivre et de penser et fourvoie la France dans ses grands principes. Pour la pièce, ils ont finalement choisi, en plus de ses correspondances, des extraits de L'Enracinement, un texte publié à titre posthume par Albert Camus en 1949, dans lequel elle poursuit sa réflexion sur le déracinement, sur la situation critique des ouvriers et paysans en France.

Monologue dans une chapelle

À Avignon, dans la chapelle de l'ancien cloître Sainte-Claire, couvent créé au XIIIe siècle par les sœurs clarisses, Hiam Abbass incarnait Simone Weil, ou plutôt l'interprétait. « Je ne suis pas elle, je ne peux pas être elle. Je n'ai pas vécu ce qu'elle a vécu, mais quelque chose me relie fortement à elle. Quand je sors de scène, la bascule dans la vie n'est pas immédiate. Il me faut un temps. Alors qu'au cinéma, quand j'entends : ‘coupez', je me réadapte vite au réel », confie-t-elle.

À Avignon, la mise en scène était sobre. Hiam Abbass n'était accompagnée que d'un seul musicien. Son monologue était entrecoupé de chants occitans, en hommage aux écrits de la philosophe qui se sentait très proche de la culture des cathares, abîmée dans la conquête du territoire par les Français au XIIIe siècle. Au fond de la scène, des plaques de verre contenant chacune près de 15 milliards de bactéries bioluminescentes éclairaient faiblement de leur lumière verte le visage de l'actrice lorsqu'elle se tournait vers elles.

« La vie de Simone Weil ressemblait à la vie d'une luciole, m'a dit un jour Jean-Baptiste Sastre. Elle a eu une vie très courte et a éclairé le monde avec une pensée très intense », explique Hiam. Cette idée d'éclairer la scène avec des lucioles s'est matérialisée par la bioluminescence. Marcel Koken et Fabien Verfaillie, spécialistes en écosystèmes et biologie ont éclairé la scène avec une bactérie bioluminescente appelée Photobacterium Phosphoreum, qui se développe dans les abysses aux fonds marins. « Chaque nuit, Jean-Baptiste et une laborantine cultivaient ces bactéries dans une chambre climatisée et les apportaient le lendemain sur scène », se souvient Hiam.

Est-ce la clarté et la concision des textes de Simone Weil, est-ce la diction toute empreinte de rythme et de maîtrise de Hiam Abbass ? Toujours est-il qu'on ne sort pas indemne de ce genre de spectacle. Longtemps reste l'impression d'avoir assisté à quelque chose de rare. Une grande rencontre entre deux êtres en symbiose.

« Apprendre son texte par cœur, le maîtriser parfaitement, c'est le moins qu'on puisse faire pour une écrivaine d'une telle envergure ». Simone Weil invite à « un engagement total sur scène qui puisse rendre hommage à la grandeur de ces textes », confie-t-elle.

Parmi les textes dits par Hiam Abbass, il y a d'abord sa réflexion sur le pouvoir dans l'entreprise qui apparait dans la correspondance de la philosophe avec Victor Bernard, ingénieur, directeur des usines Rosières. Dans ce texte, elle l'invitait à réfléchir sur la puissance qu'il exerçait sur ses ouvriers, « une puissance de Dieu plutôt que d'homme », et à passer « d'une subordination totale à un certain mélange de subordination et de collaboration, l'idéal étant la coopération pure ». « Rien ne paralyse plus la pensée que le sentiment d'infériorité nécessairement imposé par des atteintes quotidiennes de la pauvreté, de la subordination, de la dépendance ».

Forte était aussi sa réflexion sur l'Église et le christianisme dans une correspondance avec le père Perrin, dominicain, « le seul être humain qui ne l'ait jamais blessée à travers ses propos et ses attitudes ». « Dieu ne me veut pas dans l'Église » concluait-elle, avant de rappeler l'histoire de l'Inquisition médiévale qui l'empêchait d'adhérer à la religion. « Pour que l'attitude actuelle de l'Église soit efficace et pénètre vraiment, comme un coin, dans l'existence sociale, il faudrait qu'elle dise ouvertement qu'elle a changé ou veut changer. Autrement, qui pourrait la prendre au sérieux, en se souvenant de l'Inquisition ? »

« Simone Weil refusait tout regroupement dogmatique qui efface la spiritualité, l'individualité et l'intelligence des êtres humains. Elle était très indépendante d'esprit et très exigeante » commente l'actrice, marquée par la capacité de la philosophe à désigner et critiquer toutes les dérives totalitaires possibles de son époque : le communisme, le fascisme et le nationalisme.

De multiples racines

La récitation de passages de L'Enracinement est l'apothéose de la pièce. Dans ce texte inachevé, la philosophe nous invite à étudier notre propre déracinement.

L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie.

récitait Hiam, avant de désigner « les deux poisons qui propagent la maladie du déracinement » : l'argent et l'instruction. De ces deux poisons, c'est le second qui étonne et donne envie d'écouter la suite du texte :

Ce qu'on appelle aujourd'hui instruire les masses, c'est prendre cette culture moderne, élaborée dans un milieu tellement fermé, tellement taré, tellement indifférent à la vérité, en ôter tout ce qu'elle peut encore contenir d'or pur — opération qu'on nomme vulgarisation — et enfourner le résidu tel quel dans la mémoire des malheureux qui désirent apprendre, comme on donne la becquée à des oiseaux.

Le propos sur le déracinement, « de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines », s'achève avec un passage sur l'État « aux tendances totalitaires » depuis Richelieu.

Sa politique était de tuer systématiquement toute vie spontanée dans le pays, pour empêcher que quoi que ce soit pût s'opposer à l'État. […] Il a ainsi réduit la France, en très peu de temps, à un État moralement désertique, sans parler d'une atroce misère matérielle. Sous ce régime, le déracinement des provinces françaises, la destruction de la vie locale, atteignit un degré bien plus élevé.

« Je vois la Palestine »

Chacun a tout loisir de se projeter dans ces textes, entrecoupés de pauses laissant le temps au spectateur de réfléchir. Hiam elle aussi parait absorbée. « J'ai toujours cherché à universaliser mon expérience. Mais l'ancrage universel est d'abord local… » « Dans certains passages de L'enracinement, je vois la disparition des petites provinces en Palestine, comment ça a été annihilé, ça n'existe plus. Quand je parle de la froideur de l'État, je vois Israël, l'idolâtrie d'une reli-gion aux dépens de l'humain, du citoyen et de la démocratie. »

Mais parfois, les projections de son imaginaire sont tout autres. Il suffisait qu'elle regarde les plaques de bactéries bioluminescentes pour voyager par la pensée en pleine récitation de son texte. « Je voyais un monde, tout un monde. Parfois, je voyais l'usine où Simone Weil a travaillé, parfois, je la voyais travailler dans les champs, parfois encore, je vois le déracinement des paysans français, parfois je vois la Palestine, les guerres, les voyages périlleux de ces immigrés qui rêvent de l'Europe… »

Permettre à chacun d'exister sur scène

Le spectacle, initialement présenté en off au festival d'Avignon en 2019, n'a pas pu être joué depuis à cause de la pandémie de Covid-19. Il est de retour les 22 et 23 octobre prochain au théâtre de Suresnes Jean-Vilar, puis poursuivra sa tournée à travers toute la France, et à chaque étape, Hiam Abbass et Jean-Baptiste Sastre iront à la rencontre des acteurs de la société civile, bénéficiaires et responsables d'associations notamment, pour créer avec eux une pièce polyphonique dans l'esprit de l'engagement de Simone Weil.

L'actrice est désormais accompagnée d'un chœur sur scène, constitué notamment de responsables et bénéficiaires d'associations, parmi lesquelles certaines viennent en aide aux plus fragiles : malvoyants, handicapés mentaux, personnes souffrant de troubles psychiques, etc. « Nous avons fragmenté les textes pour permettre au chœur d'exister », précise Hiam.

« Ce qui est très fort, c'est la capacité de Jean-Baptiste à permettre à chacun d'exister sur scène. Il les accompagne pour qu'ils aillent chercher au plus profond d'eux-mêmes et l'offrent sur scène », souligne-t-elle. C'est le plus bel hommage qu'ils peuvent faire à la philosophe, toute sa vie engagée pour une « civilisation nouvelle ».

Et ensuite ? « Peut-être que nous traduirons la pièce en arabe ! », répond Hiam Abbass, avant de citer l'écrivain Georges Bernanos :

Qu'importe d'ailleurs que mon œuvre survive ? La grâce que j'attends c'est qu'elle revive, fût-ce en un autre siècle, un autre temps une autre terre, une autre âme… Il y a mille fois plus d'honneur à revivre qu'à survivre3.

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PLAIDOYER POUR UNE CIVILISATION NOUVELLE
D'après L'enracinement, La Condition ouvrière et autres textes de Simone Weil
Adaptation et mise en scène Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass

Théâtre de Suresnes Jean Vilar
Représentations vendredi 22 et samedi 23 octobre à 20 h 30


1Désastre, cataclysme, catastrophe, pour caractériser cette période au cours de laquelle des milliers de Palestiniens ont été tués ou chassés de chez eux. Cette période va de fin 1947 avec le plan de partage de l'ONU à mai 1948 et à la naissance de l'État d'Israël. Le jour de la Nakba est célébré par les Palestiniens le 15 mai en souvenir de cette « catastrophe ».

2Hiam Abbass : ‟Le père, dans une famille arabe, c'est immense !” », Le Monde, 13 mai 2016.

3Les enfants humiliés : journal 1939-1940, Gallimard, 1949.

Que reste-t-il d'Al-Qaida ?

D'une organisation unifiée incarnant le djihad international, Al-Qaida s'est transformée au fil des décennies en actrice de plusieurs insurrections à travers le monde. À la suite de l'intervention américaine de 2001, ses adeptes se sont éparpillés depuis le foyer afghan sur différents théâtres de guerre, notamment dans toute la région du Sahel.

Al-Qaida1 a survécu aux morts violentes de ses deux principaux fondateurs : le Palestinien Abdallah Azzam et le Saoudien Oussama Ben Laden, l'un théoricien du djihad issu de la cause palestinienne, l'autre richissime héritier légitimé par son aura yéménite. Tous les deux ont été tués au Pakistan, à 22 ans d'intervalle, Azzam à Peshawar dans un attentat à la bombe en 1989, et Ben Laden à Abbottabad sous le feu d'un commando américain en 2011.

La chute de l'Émirat islamique taliban en Afghanistan après l'intervention américaine de 2001 avait poussé une nouvelle fois Ben Laden et ses hommes sur les routes de l'exil. Privé de sa nationalité saoudienne et de son refuge soudanais quelques années plus tôt, Ben Laden se retrouve alors sans sanctuaire. Sa propre famille, avec une partie du haut commandement de l'organisation, se réfugie alors en Iran, où certains se trouvent encore aujourd'hui, comme l'Égyptien Saif Al-Adl2. Quant à lui, il passera avec d'autres la frontière vers le Pakistan voisin. Mais au lieu de s'éteindre, Al-Qaida va s'exporter pour survivre, et c'est une autre intervention militaire américaine qui lui donnera un nouveau souffle, cette fois en Irak.

Quand la branche mésopotamienne soutient la maison mère

C'est là que se fait donc une des premières exportations du groupe, avec l'instauration d'Al-Qaida en Mésopotamie, sous le commandement du fameux Abou Moussab Al-Zarqaoui dès 2003. Ce dernier est un repris de justice jordanien, rejeté par Ben Laden quelques années plus tôt en Afghanistan, mais finalement accepté dans les rangs d'Al-Qaida après la débâcle des talibans et l'intervention américaine en Irak en 2003. Après avoir traversé l'Iran, Zarqaoui a été reçu par les premiers djihadistes d'Irak, les Kurdes d'Ansar Al-Islam de Halabja, dans le Kurdistan irakien. Il devient très vite l'un des deux principaux « alibis » de l'administration Bush qui l'accuse — à tort — de faire le lien entre Al-Qaida et Saddam Hussein. Il est même officiellement dit que Zarqaoui chercherait à doter Al-Qaida d'une capacité chimique avec l'assistance du régime irakien. On sait depuis lors que ces allégations n'avaient aucun fondement…

L'intervention américaine inverse radicalement le rapport de force. Ben Laden qui a perdu une bonne partie des soutiens, des moyens et des réseaux dont il jouissait avant le 11 — Septembre a désormais besoin de Zarqaoui. Dans cette équation, c'est la nouvelle branche irakienne qui va soutenir Al-Qaida centrale financièrement, tout en lui assurant une continuité d'existence et de recrutement sur la scène internationale. En 2003, la première puissance mondiale, « victorieuse » selon ses dirigeants, était de fait engluée dans deux conflits asymétriques, à portée des djihadistes d'Al-Qaida. Ben Laden a ainsi réussi à réaliser son souhait : « attirer les États-Unis sur le champ de bataille ».

Pourtant, un débat a lieu au sein du commandement d'Al-Qaida sur les bénéfices à tirer d'une filiale irakienne conduite par Zarqaoui. L'homme, bien que charismatique, produit un effet repoussoir chez « le commun des musulmans », du fait de sa radicalité et de son ciblage de la communauté chiite, de même que par son sens de la mise en scène morbide3. Le débat tourne court, car Zarqaoui est tué par les forces américaines en juin 2006. Quelques mois après, différents groupes irakiens, dont Al-Qaida en Mésopotamie, s'unissent avec d'autres factions claniques sunnites pour former l'État islamique d'Irak (EII), embryon de l'actuel État islamique (EI).

La branche irakienne d'Al-Qaida se dissout donc dans cette nouvelle formation. À défaut d'être le fondateur de l'EI, Zarqaoui en est le père spirituel. En 2007, Ayman Al-Zawahiri, actuel ñuméro 1, annonce publiquement qu'Al-Qaida n'a plus de présence en Irak. Pour certains au sein de la mouvance, il fallait en effet se dissocier des agissements des héritiers de Zarqaoui et de leurs méthodes. Pour d'autres, Al-Qaida venait d'acter la perte d'un territoire à gros potentiel au profit d'un groupe qui pourrait l'éclipser. L'organisation ne pourra plus jamais retourner en Irak. La suite de cette séparation est définitivement actée par un divorce sanglant six ans plus tard en Syrie et l'expansion mondiale de l'EI.

Sur le front du Maghreb…

L'Algérie est un des premiers pays à subir le retour de certains « Afghans arabes » dans leurs pays d'origine au début des années 1990. Suivra « la décennie noire », avec ses drames, ses manipulations, ses exactions et son amnistie générale en 2002 qui met fin à la guerre civile. C'est sans compter avec les irréductibles parmi les djihadistes, qui forment en 1998 le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) dans le but de « purifier les rangs des infiltrés et des déviants ». Le GSPC prête allégeance à Al-Qaida en 2007 sous le nom d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). L'architecte de cette implantation est feu Abou Moussab Abdel Wadoud Droukdel.

Les forces armées algériennes mettent le groupe en grande difficulté dès sa formation, le forçant à chercher des alternatives à ses sanctuaires montagneux, ou à défaut, des voies de ravitaillement qui l'aideraient à survivre à la pression croissante. L'année 2009 voit la sortie d'AQMI du territoire algérien avec la confirmation de sa présence au Nord-Mali, et la revendication d'une attaque visant l'ambassade de France à Nouakchott, la capitale mauritanienne. Le chaos des révolutions arabes aidant — AQMI et Al-Qaida en général ont vu d'un bon œil les soulèvements des « printemps arabes ». Ils ont soutenu via des communiqués le Hirak en Algérie et les manifestations de Khartoum et de Bamako —, AQMI trouve également des relais du côté tunisien de la frontière dès 2011 avec Ansar Al-Charia, puis sous le nom de l'Unité Oukba Ibn Nafaa qui revendique des opérations au nom d'AQMI à partir de 2015, après la dissolution d'Ansar Al-Charia. Plusieurs membres de ce groupe trouvent refuge chez Ansar Al-Charia Libye, alors que des centaines de départs avaient déjà eu lieu depuis la Tunisie et la Libye vers le Levant, principalement dans les rangs d'Al-Qaida dès 2012, et de l'EI en Irak et au Levant (EIIL) dès 2013. Les liens étaient très forts entre les deux versions d'Ansar Al-Charia. Abou Iyadh Al-Tounsi était au chevet de Mohamed Al-Zahawi, émir d'Ansar Al-Charia Libye, quand il est mort au combat à Benghazi en 2015, face à l'armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar.

… et du Sahel

Avec la destitution de Mouammar Kadhafi fin 2011, des unités entières de l'armée libyenne se retrouvent livrées à elles-mêmes. Parmi elles, les unités majoritairement touareg originaires du Nord-Mali. Ces combattants décident de revenir au pays avec armes et bagages. Ils bousculent l'armée malienne jusqu'au centre du pays. Les rebelles touareg sont évincés à leur tour par les djihadistes qui les ont épaulés contre l'armée malienne. Les quelques mois de règne djihadiste qui suivent au Nord-Mali en 2012 sont très riches d'enseignements. On constate une tentative d'administration du territoire et des populations, mais aussi une transgression des directives du commandement d'AQMI qui appelait à une application mesurée de la charia pour gagner les cœurs et les esprits. Les quelques mois de gouvernance arrivent à leur terme avec l'intervention française en janvier 2013.

La percée stratégique d'AQMI — et donc d'Al-Qaida — devra attendre encore quelques années. De déboires en débâcles, face aux pressions étatiques et au tsunami de l'EI dans la sphère djihadiste mondiale, AQMI a su tirer son épingle du jeu en unifiant trois factions djihadistes avec sa propre branche sahélienne sous la bannière d'un nouveau groupe, Jamaat Nusrat Al-Islam Wal Muslimin (JNIM) début 2017. Droukdel réussit, suivant le conseil de celui qui lui succèdera à la tête d'AQMI, Abou Oubaïda Youssef Al-Anabi, à unifier les factions djihadistes du Sahel sous une seule bannière. Ses choix sont militaires, dogmatiques, mais aussi politiques. Pour la première fois, un Targui, Iyad Ag Ghali, est porté à un haut niveau de commandement et donne un ancrage malien au groupe. Il est secondé par un prédicateur peul, Mohamad Kouffa, qui ouvre des perspectives inédites vers le sud en termes de recrutement et de capacité de frappe. Cette évolution se manifeste à travers la poussée djihadiste dans le centre du Mali et au nord du Burkina Faso, comme à travers la capacité de recrutement du JNIM au sein de différentes communautés ethniques.

Aujourd'hui le JNIM est totalement imbriqué dans les dynamiques des conflits locaux, dans le tissu sociétal et même économique. Pourtant, le groupe a annoncé à plusieurs reprises son souhait de négocier, tout en affirmant que la guerre avec la France se limite au Sahel. Une sortie inédite pour une branche d'Al-Qaida, « des guerres épiques djihadistes » vers des objectifs plus réalistes. Paradoxalement, les pays occidentaux, y compris la France, se retrouvent enfermés dans une guerre sans fin « contre le terrorisme ». Ces annonces sont certainement politiques et s'adressent aux opinions publiques africaines, française et européennes, mais elles sont aussi dues à la pression militaire française et à la guerre en cours avec l'EI depuis la fin de l'exception sahélienne fin 2019. Ceci n'empêche pas pour autant le JNIM de détenir un otage français, le journaliste Olivier Dubois, ni d'avoir des visées encore plus au sud vers les pays du Golfe de Guinée, une zone qui concentre plusieurs intérêts stratégiques pour la France et qui n'est toujours pas à la portée de l'EI rival.

Un échec stratégique

L'année 2017, celle de la percée stratégique au Sahel, compense le lourd échec de l'organisation en Syrie acté dès l'été 2016, et dont le principal responsable n'est autre que le Syrien Abou Mohamad Al-Joulani. Joulani combattait initialement dans les rangs de l'EII quand la révolution puis la guerre éclatent en Syrie. Dès 2012, feu Abou Bakr Al-Baghdadi décide de le renvoyer dans son pays d'origine, avec une poignée d'hommes et la moitié de la trésorerie du groupe, très affaibli à cette époque. Les djihadistes profitent d'un terrain favorable et des réseaux logistiques préexistants en Syrie pour passer à l'action. Ils recrutent dans les rangs rebelles et au sein de la population et prennent le nom de Front Al-Nosra, qui devient l'un des groupes les plus efficaces dans la mosaïque des formations rebelles syriennes.

En 2012, les premiers combattants étrangers arrivent sur le sol syrien. Joulani prenant trop de liberté et refusant d'exécuter certains ordres jugés « illégitimes » de sa hiérarchie irakienne, Baghdadi annonce la dissolution du Front Al-Nosra et de l'État islamique d'Irak, puis la création de l'EIIL début 2013. Joulani refuse de dissoudre son groupe et prête allégeance à Al-Qaida et au successeur de Ben Laden, Ayman Al-Zawahiri. Le Front Al-Nosra devient alors officiellement la branche syrienne d'Al-Qaida et rentre en guerre ouverte contre l'EIIL. Au fil des mois, les hommes de Joulani perdent la guerre intradjihadiste contre l'EI, transformé en califat à l'été 2014, et se retrouvent confinés dans la région d'Idleb et ses environs4.

Le groupe prend ses distances avec Al-Qaida en 2016. D'abord d'un commun accord quand l'un des plus hauts responsables d'Al-Qaida, Abou Al-Kheir Al-Masri annonce aux côtés de Joulani la rupture à l'amiable entre les deux entités. Mais Joulani rompt rapidement avec cet arrangement, et son groupe finit par pourchasser les commandants et membres d'Al-Qaida dans le réduit d'Idleb. Beaucoup sont aujourd'hui emprisonnés, quand ils n'ont pas été chassés ou tués. Joulani donne des gages à la communauté internationale et il fournit même, selon certaines sources djihadistes, les informations qui ont permis aux Américains de cibler et de tuer une bonne partie des commandants d'Al-Qaida présents sur le sol syrien.

Une organisation décentralisée

Après plus de trois décennies d'existence, il est faux de croire qu'Al-Qaida est une organisation qui œuvre exclusivement à frapper l'Occident et les Occidentaux, malgré les attentats commis sur le territoire européen et aux États-Unis5. Le groupe a autant un parcours terroriste qu'un parcours insurrectionnel et politique, le terrorisme n'étant qu'un moyen mis au service d'une fin politique. Al-Qaida a toujours cherché à s'imbriquer sur des territoires qui sont souvent des théâtres de guerre antérieurs à l'implantation djihadiste. Ce fut le cas en Afghanistan, en Somalie, au Yémen, en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali etc.

Frapper l'ennemi proche ou l'ennemi lointain n'est finalement qu'une question d'opportunité et de circonstances, toujours au service du projet djihadiste et sociétal d'Al-Qaida. La décentralisation à outrance du groupe a été confirmée publiquement par Anabi, aujourd'hui à la tête d'AQMI : « Al-Qaida centrale se contente de donner des directives générales que les branches essayent de suivre avec leurs propres moyens ». Il revient donc à chaque branche de gérer son quotidien opérationnel, ses alliances et ses finances, ce qui n'empêche pas l'entraide entre branches et avec Al-Qaida centrale, ni les consultations à différents niveaux et au sein du comité Hattin qui regroupe les principales figures du groupe.

Al-Qaida va probablement continuer à prospérer dans les territoires où elle a pu résister à la pression et au défi militaires et idéologiques imposés par l'EI depuis que celle-ci est sortie de son écosystème irakien. Toutes les raisons objectives qui ont mené à son développement global puis à celui de l'EI perdurent. Et ce n'est sans doute pas l'Afghanistan, malgré la victoire des talibans qu'Al-Qaida considère comme la sienne ni le Levant qui représentent les théâtres de développement les plus prometteurs, mais plutôt le continent africain. C'est là que l'organisation a aujourd'hui ses branches les plus actives, au Sahel et en Somalie, et qu'elle s'est ostensiblement révélée au monde avec les attentats simultanés de Nairobi au Kenya et de Dar es Salam en Tanzanie, contre les ambassades américaines, en août 1998.


1Cet état des lieux de l'évolution de l'organisation ne prétend pas être exhaustif.

2Saif Al-Adl est l'un des plus hauts commandants d'Al-Qaida. Commandant militaire et opérationnel, il est un des premiers compagnons de route de Ben Laden, interlocuteur d'Abou Moussab Al-Zarqaoui et pressenti comme potentiel successeur de l'actuel émir du groupe, Ayman Al-Zawahiri.

3Il a égorgé de ses propres mains l'otage américain Nicholas Berg, habillé en tenue orange pour rappeler les détenus de Guantanamo. Une vidéo de la décapitation a été diffusée sur Internet. Elle fera école.

4Wassim Nasr, État islamique, le fait accompli, Plon, 2016.

5Le dernier attentat d'Al-Qaida en Europe est celui de Charlie Hebdo en janvier 2015, et aux États-Unis celui de Pensacola dans une base de l'US Navy en décembre 2019. Ces deux attentats ont été revendiqués par Al-Qaida dans la Péninsule arabique (AQPA), la filiale yéménite du groupe.

Plurilinguisme. Les choix audacieux des nouveaux médias arabes

Nombre de médias électroniques du monde arabe nés dans le sillage des mouvements révolutionnaires de 2011 ont fait le choix du bilinguisme, voire du plurilinguisme. Le choix des langues et le modèle de fonctionnement répondent à des particularismes locaux, révélateurs d'enjeux de classe mais aussi de financement.

Mada Masr (2013) en Égypte, Inkyfada (2014) en Tunisie, Daraj et Raseef22 (2017 et 2013) au Liban, 7iber (2007) en Jordanie, Le Desk (2015) au Maroc…, tous appartiennent à cette jeune génération de médias numériques dits indépendants et progressistes. Ces sites d'information du monde arabe ont pour autre trait commun de publier leurs articles en plusieurs langues, un choix facilité par la présence sur la Toile qui leur épargne le coût du papier et de l'impression.

Dès sa parution dans la seconde moitié du XIXe siècle, la presse du monde arabe se distinguait déjà par la coexistence de journaux en anglais, en français et en arabe dans la plupart des pays de la région. Le choix d'une langue induit souvent une orientation éditoriale, culturelle ou politique particulière. Au Liban, la presse francophone est essentiellement destinée à une population chrétienne. Pour des raisons historiques liées à la colonisation, la presse francophone est beaucoup plus présente au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). La langue anglaise est quant à elle, dans des proportions toutefois moindre, plus répandue dans les pays du golfe ou en Égypte. Bien qu'ils soient aujourd'hui minoritaires, les médias monolingues en français ou en anglais subsistent dans de nombreux pays du monde arabe.

Pour ces nouveaux journaux en ligne nés à l'aube du XXIe siècle, l'usage d'une diversité de langues n'induit pas un traitement éditorial différencié. Lorsque les articles sont disponibles en plusieurs langues, le contenu est identique entre toutes les versions.

Un miroir sociologique

Toutefois, une langue de publication domine souvent entre tous les contenus, et cela s'explique en général par les compétences linguistiques des membres fondateurs : le français pour le Maghreb (Le Desk, Inkyfada), l'arabe la plupart du temps (Raseef22, 7iber). Cette affinité peut s'expliquer sociologiquement, puisque nombre des journalistes qui constituent ces médias ont étudié à l'étranger et il est fréquent qu'ils soient eux-mêmes plurilingues. Ainsi, les journaux en ligne avec lesquels nous avons échangé (Raseef22, Le Desk, Inkyfada) regroupent des journalistes arabophones, anglophones ou francophones. Il est rare qu'un auteur maîtrise à l'écrit deux langues parfaitement. De fait, les rédactions font toutes appel à des traducteurs.

Mais pour des équipes aux effectifs souvent réduits et au modèle économique précaire, ce travail de traduction est colossal. Quatre à cinq traducteurs indépendants travaillent pour Inkyfada, un webzine tunisien trilingue disponible en français, en arabe et en anglais. Les articles paraissent d'abord en français. Le média privilégie les longs formats qui demandent au moins cinq minutes de lecture, et qui offrent un contenu multimédia riche (vidéos, graphiques, photos, etc.). Trois jours en moyenne sont nécessaires pour traduire un article, un autre s'ajoute pour son édition. « Quatre personnes au moins travaillent sur un article. Cela demande beaucoup d'organisation », détaille Maher Meriah, traducteur et coordinateur de la version arabe d'Inkyfada. Les traducteurs peuvent également jouer un rôle en amont de la conception de l'article : « J'interviens là où on a besoin de traduire, par exemple une interview en arabe pour un article en français, ou bien sur la documentation ». Sur le terrain, le besoin de traduction ne se fait pas ressentir puisque c'est le dialecte, et non l'arabe littéral, qui est d'usage.

Dans l'équipe marocaine du Desk, c'est également le français qui prédomine, et la tendance se traduit en termes de contenu. Entre cinq et dix personnes travaillent pour le média depuis le début du projet en 2015. Un journaliste arabophone a été recruté pour s'occuper de la version arabe, en plus de quelqu'un en externe qui réalise certaines traductions. Dans l'idéal, le Desk aimerait traduire tous les articles en arabe, mais le manque de moyens est patent. Même constat chez Raseef22, la plateforme d'actualités panarabe basée au Liban et accessible en arabe et en anglais : l'équipe n'a pas les financements nécessaires pour payer plus de traductions et préfère consacrer ses moyens financiers à rémunérer ses contributeurs, une centaine actuellement répartis à travers le monde.

Entre arabisation et diglossie

Traduire pour s'adresser à un maximum de citoyens est l'argument principal mis en avant par ces différentes rédactions pour justifier le plurilinguisme. Un signe d'ouverture et surtout une stratégie révélatrice de l'enjeu de la langue dans des sociétés où l'arabe, dans sa forme standard, demeure encore souvent seul à être reconnu officiellement.

Après les indépendances et à partir des années 1960, plusieurs chefs d'États arabes (au Maghreb, en Syrie ou en Égypte) ont en effet conduit des politiques d'arabisation de l'enseignement et de l'administration. Toutefois, cette arabisation par le haut ne s'est pas traduite par la disparition des langues coloniales, encore partiellement présentes dans l'enseignement primaire et secondaire, et surtout dans l'enseignement supérieur. En Tunisie, 52 % de la population est francophone, tandis que ce chiffre ne dépasse pas les 35 % au Maroc et les 38 % au Liban, selon l'édition 2019 du rapport de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) sur la situation de la langue française dans le monde.

Mais au quotidien, le paysage linguistique est loin d'être monochrome, comme le rappelle Maher Meriah : « En Tunisie, il n'y a pas une langue que tout le monde maîtrise, à part le tunisien, qui est lui-même influencé par plusieurs langues. Être présent dans un maximum de langues, c'est la solution pour toucher le plus grand nombre de personnes ». Chez Inkyfada, une réflexion linguistique a été présente dès le début, avec entre autres un questionnement sur la place du dialecte tunisien. Sur la plateforme Inkyfada podcast, unique en Tunisie, 90 % des productions sont en tunisien et sous-titrées en trois langues (anglais, arabe et français). Et lorsque les interlocuteurs ne s'expriment pas en tunisien, une traduction est réalisée ultérieurement et lue par un acteur tunisien.

Traduire oui, mais pour quel public ?

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le choix du plurilinguisme vise en priorité un public arabe, bien qu'extranational. Ainsi, Raseef22 dit cibler surtout la diaspora arabe non arabophone avec sa rubrique d'articles en anglais qui compte en moyenne une traduction par jour pour une dizaine de publications en arabe : « Beaucoup de personnes originaires du monde arabe restent connectées d'une façon ou d'une autre avec cette région, même si elles n'en parlent pas la langue officielle. C'est notre rôle de rendre accessibles ces histoires locales, écrites par ceux et celles qui sont directement concernés », commente une journaliste membre de l'équipe rédactionnelle de Raseef22 qui a préféré conserver l'anonymat.

Ce droit à l'information est aussi l'argument mis en avant par le site d'information marocain Le Desk. D'abord entièrement en français, la décision de créer une rubrique en arabe est venue quelques mois après la création du journal : « Il y a certains lecteurs qui nous ont fait comprendre que ce n'était pas normal que certains sujets soient écrits seulement en français, indique un des journalistes du Desk. De notre côté, nous nous sommes rendu compte que nous aurions beaucoup plus d'impact en publiant en arabe. Dans le paysage marocain, il y a certains sujets qui ne sont actuellement abordés que par les médias francophones, comme l'économie et la finance ». Le pure player1 entend justement apporter un éclairage sur ces thématiques, notamment au moyen d'enquêtes. Dans le royaume, la presse francophone occupe encore une place importante dans les kiosques, en particulier parmi les hebdomadaires et les mensuels. En 2014, le ministère de la communication recensait plus de 500 titres nationaux dont 364 en arabe, 93 en français, 32 bilingues et plus de 12 autres titres en d'autres langues. La presse en arabe est certes davantage lue, mais elle est toutefois moins rentable, car ce sont les journaux en français qui attirent une grande partie des investissements publicitaires. Or, la publicité reste un pilier important du modèle économique du Desk. Le plurilinguisme peut dans ce cas être un choix stratégique.

La langue arabe reste en effet indispensable pour atteindre un public plus large. « Je ne sais pas si nous sommes plus lus par des francophones, mais ce que je peux dire c'est que certains sujets fonctionnent beaucoup mieux en arabe », relève Haïfa Mzalouat, journaliste et coordinatrice de la page française à Inkyfada. « Grâce aux réseaux sociaux, on constate que les articles en arabe circulent davantage, notamment concernant l'actualité tunisienne », complète son collègue Maher Meriah.

« Je veux que les gens soient représentés dans leur propre langue »

Pour ces journaux en ligne, tournés vers l'investigation comme Le Desk ou Inkyfada, la question de l'impact de leur travail sur le lectorat est au centre de leur mission d'information. « Nous essayons d'être ouverts et de ne pas nous adresser uniquement à une frange de la population. Nous sommes obligés de faire des enquêtes afin de rendre public ce que les autorités devraient publier par elles-mêmes. Autant que ce soit dans un maximum de langues », souligne notre interlocuteur du Desk.

Mais là où la liberté d'expression est encore menacée, écrire certains récits est une prise de risque, d'autant plus en arabe. Raseef22 traite largement des sujets liés au genre, à la sexualité et à l'exil. Dans un éditorial écrit pour le journal américain Washington Post en janvier 2019, Kareem Sakka, directeur de publication, évoque le boycott subi par la plateforme en Arabie saoudite suite à l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi qui en était l'un des contributeurs. Raseef22 revendique d'avoir couvert cette affaire en arabe, justement. De même, le fait que plusieurs journalistes exilés puissent prendre la plume pour écrire en arabe sur le site est vécu comme un engagement fort au sein de l'équipe :

Pour moi c'est important de parler à notre communauté. Si on veut parler du racisme au Liban, oui nous pouvons le faire dans The Guardian, mais je veux que les choses changent sur place. Je veux que les gens soient représentés dans leur propre langue. Je sais que si j'écris en anglais, je peux toucher un public plus large à l'extérieur, mais c'est un autre sujet. Mon travail est d'informer ma communauté en premier.

Enfin, il existe encore d'autres motifs spécifiques — bien que secondaires — à l'origine du choix du plurilinguisme. Ainsi, et même si ce n'est pas l'objectif premier, la traduction des articles en français et en anglais sur ces sites majoritairement accessibles sans abonnement donne de fait la possibilité d'être et d'exister sur la scène de l'information internationale, en faisant valoir un point de vue ou une narration différents de celle des médias étrangers. Chez Raseef22, on donne l'exemple des parcours migratoires et des récits liés à l'exil :

Nous savons que les réfugiés ne sont pas toujours représentés de manière positive dans les médias européens, c'est-à-dire sans stéréotypes. Or, nous ne pouvons pas parler de l'actualité de la région sans parler d'eux. C'est une de nos réalités. Nous voulons les représenter comme ils méritent de l'être.

De son côté Inkyfada fait partie du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et a participé aux révélations de l'affaire dite des « Panama Papers » et plus récemment des « Pandora Papers ». L'ensemble de ces travaux est là encore traduit en trois langues. Cette tendance au plurilinguisme chez les sites d'information en ligne pourrait bien se généraliser à l'avenir, dans l'intérêt des médias et du public.


1NDLR. Site d'information sans édition papier, œuvrant uniquement sur le web.

Les sanctions contre l'Iran et la Russie à l'origine de la flambée du gaz

L'explosion des prix du gaz menace les consommateurs et la croissance, notamment en Occident. Mais c'est pourtant l'Occident qui, par ses sanctions contre l'Iran et la Russie a largement contribué à cette crise.

Le débat fait rage en Europe et aux États-Unis, accusations et dénonciations se multiplient et personne ou presque n'est épargné. Le président américain Joe Biden s'indigne que les pays membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), et d'abord l'Arabie saoudite, n'augmentent pas davantage leur production. La présidente de la Commission européenne Ursula van der Leyen regrette que la Russie ne suive pas le chemin vertueux emprunté par la Norvège qui accroit ses exportations de gaz vers le vieux continent. Le russe Vladimir Poutine met en cause les efforts de l'Union européenne (UE) pour remplacer les contrats à long terme, à prix stables, par des contrats courts, alignés sur les marchés mondiaux forcément plus instables. Jeudi 21 octobre 2021, sur TF1, le premier ministre français Jean Castex a révélé que les « prix spots »1 du gaz naturel liquéfié (GNL) avaient été multipliés par six en quelques semaines pour justifier sa prime « anti-inflation » de 100 euros.

La presse spécialisée s'étonne qu'outre Atlantique les producteurs de gaz de schiste renâclent à pousser les feux et se contentent de rembourser leurs créanciers, échaudés par un investissement massif qui, au final, ne leur pas rapporté grand-chose. Quant aux professionnels, ils notent que l'industrie pétrolière a drastiquement réduit ses investissements depuis 2014, année de l'effondrement des cours, et que les plus grandes entreprises internationales, les majors, se tournent vers de nouveaux horizons comme les énergies renouvelables au détriment du secteur des hydrocarbures où les nouveaux projets se font plus rares.

Dans ce jeu de massacre avivé par les craintes que l'inflation naissante ne fasse capoter la reprise économique et sombrer les espoirs des sortants à la prochaine élection présidentielle française en avril et aux éléctions parlementaires américaines en novembre 2022, un absent de marque : les sanctions économiques et pétrolières infligées par les États-Unis et l'Union européenne. Deux des principaux pays gaziers du monde, la Russie et l'Iran, en ont fait l'objet. Seul le troisième, le Qatar a été épargné et sa compagnie nationale Qatargas a pu développer avec la coopération des firmes occidentales et asiatiques quatorze trains de liquéfaction et s'installer comme numéro un mondial du marché au comptant. Doha profite à plein de sa position de premier producteur de GNL transporté par navires méthaniers géants aux quatre coins du monde.

Depuis novembre 1979, date de la prise d'otages à l'ambassade américaine de Téhéran, l'Iran fait l'objet de sanctions qui couvrent à peu près toutes les activités économiques, scientifiques, médicales, technologiques, pour des raisons qui vont du soutien des Gardiens de la révolution au terrorisme ou aux ambitions nucléaires des ayatollahs. South Pars, un gisement offshore de gaz naturel, est situé à cheval entre les eaux territoriales de l'Iran et du Qatar dans le golfe Persique. Découvert en 1971 par Shell, c'est le plus important gisement de gaz naturel du monde. Tour à tour, les plus grands de l'industrie pétrolière ont envisagé d'en exploiter la partie iranienne pour finalement y renoncer sous la pression d'un bureau du Trésor à Washington, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) créé durant la seconde guerre mondiale par le président Franklin D. Roosevelt pour saisir les biens allemands et japonais dans le monde, devenu tentaculaire après les mesures prises par la Maison Blanche et le Congrès.

Des gisements inexploités

Dernier en date à s'y être essayé, le français Total s'en est retiré en août 2018 sous la pression de l'administration Trump. Trois mois plus tôt, les États-Unis dénonçaient l'accord de Vienne encore appelé Joint Comprehension Plan of Action (JCPoA) qui limitait les possibilités nucléaires iraniennes en échange d'une levée partielle des sanctions. Washington redoublait les sanctions, interdisait de fait au reste du monde d'acheter du brut iranien sous peine de perdre tout accès au marché américain, débranchait les banques iraniennes du réseau Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (Swift), qui permet les paiements quotidiens interbancaires et plaçait tout utilisateur de dollar américain sous la compétence des tribunaux d'outre-Atlantique. La justice américaine a réclamé à BNP Paribas une amende de plus de 7,35 milliards d'euros pour avoir contourné des sanctions économiques contre l'Iran et plusieurs autres pays placés sous embargo. Résultat, cinquante ans après la découverte de South Pars, Qatar exporte plus de 100 milliards de m3 par an, l'Iran zéro…

Côté russe, les ennuis ont commencé en 2014 avec l'occupation de la Crimée et le soutien du Kremlin aux rebelles d'Ukraine. Le président Barack Obama a sanctionné l'industrie pétrolière russe, interdit les investissements dans toute entreprise dont des Russes détiennent 30 % du capital. Plus grave, la technologie américaine n'est plus disponible pour les Russes, notamment pour les forages à grande profondeur et la mise en valeur des gisements situés dans l'Arctique, une « gigantesque éponge à gaz » selon les propos de Patrick Pouyanne, PDG de Total, une des rares entreprises occidentales à avoir investi dans le gisement de Yamal.

Américains et nombre d'Européens se sont mobilisés pour faire capoter le doublement du gazoduc Nord Stream qui doit au total amener 55 milliards de m3 de gaz des environs de Saint-Pétersbourg à la côte allemande. Le monopole russe Gazprom finance 50 % des 9,5 milliards d'euros d'investissements prévus, le reste étant supporté par deux gaziers allemands, un pétrolier autrichien, Shell et le français Engie. On ne sait toujours pas si le gaz coulera bientôt dans la canalisation, la décision appartenant à un organisme indépendant d'outre-Rhin. En attendant, Washington a multiplié les sanctions, obligeant un navire suisse spécialisé dans les travaux sous-marins à interrompre le chantier en 2019, menaçant cette année les institutions qui garantissent le bon fonctionnement des installations des pires sanctions. Mais avec l'arrêt du gisement néerlandais de Groningue et l'épuisement rapide des réserves gazières de la mer du Nord, l'Allemagne n'a pas le choix ; entre les énergies renouvelables (vent, soleil) forcément intermittentes et le charbon qui participe au réchauffement climatique, Berlin hésite, il lui faut le gaz russe. La décision finale appartiendra sans doute à la future coalition « tricolore » dans laquelle les Verts ne cachent pas leur hostilité au gazoduc et à la Russie.

On ne saura jamais ce qu'ont coûté aux consommateurs les sanctions infligées au fil du temps à l'Iran et à la Russie par les autorités américaines et à un degré moindre par l'UE. Combien de milliards de m3 ont manqué les rendez-vous post Covid-19, et quel rôle cette absence a joué dans la montée inattendue des cours mondiaux sans jamais permettre d'atteindre les objectifs affichés au départ. Dans le jeu des sanctions, les sanctionneurs et le sanctionnés y laissent des plumes. Jusqu'à la crise gazière de cet automne, on l'avait un peu oublié dans ces capitales qui s'adonnent à des pratiques d'un autre âge. Après tout, les lampes à huile, la marine à voile et la guillotine ont disparu ; à quand le tour des sanctions ?


1NDLR. Le prix spot est le prix d'une marchandise (matière première, etc.), fourniture d'énergie (électricité, pétrole, gaz par exemple), valeur mobilière ou devise, payée dans un marché au comptant : c'est le prix fixé pour une livraison immédiate (c'est-à-dire en général à un ou deux jours ouvrables).

Les Arabes reprennent le chemin de Damas

Le désinvestissement américain qui s'observe au Proche-Orient conduit plusieurs capitales arabes qui avaient rompu avec la Syrie de Bachar Al-Assad sur la voie de la normalisation avec le régime. D'autant que dans la région, le diagnostic qui prévaut est qu'il restera encore longtemps en place.

Assiste-t-on ces derniers mois à une recomposition radicale du paysage politique au Proche-Orient ? De nombreux indices donnent en tout cas à penser que des alliances qui paraissaient solides subissent avec peine la corrosion du temps et des événements. Le dossier syrien en atteste. Le régime en place, considéré comme le paria de la région depuis qu'en 2011 il s'était lancé dans une féroce répression de la contestation puis de la révolte qui s'étaient répandues dans le pays, voit en effet ses « frères » arabes réévaluer de manière positive leur positionnement à son égard.

La Syrie avait été suspendue de la Ligue arabe le 11 novembre 2011 (seuls le Liban et le Yémen s'y étaient opposés à l'époque), et elle n'a toujours pas été réintégrée au sein de ce cénacle régional, mais il en est de plus en plus question. L'Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, autre régime fort d'obédience militaire, promeut cette réhabilitation depuis plusieurs années. Désormais, rares semblent être les voix qui s'opposeraient encore à ce scénario, et le retour de Damas dans la Ligue n'est sans doute plus qu'une question de mois tout au plus.

Dans le golfe Persique, plusieurs monarchies sunnites qui avaient pendant plusieurs années soutenu diverses factions de l'opposition politique ou armée ont diamétralement changé d'option. Les premiers indices ne datent pas d'hier. Chantres de la contre-révolution dans le contexte de « printemps arabes » dont les aspirations démocratiques leur inspiraient une franche hostilité, les Émirats arabes unis avaient rouvert leur ambassade dans la capitale syrienne le 27 décembre 2018 déjà, aussitôt suivis par le Bahreïn. Mais l'Arabie saoudite, poids lourd dans le Golfe, n'a pas encore voulu ou osé franchir le pas.

La Jordanie, avant-poste du rapprochement

Depuis cet été, le mouvement vers la réhabilitation de la Syrie de Bachar Al-Assad prend un nouvel essor, et c'est à travers les efforts en ce sens d'un de ses voisins arabes les plus discrets, le royaume de Jordanie, que se dessinent les progrès les plus évidents. Le roi Abdallah II a attendu la prise de fonction du président américain Joe Biden cette année pour avancer ses pions. Il est loin le temps où, comme en décembre 2011, le monarque hachémite demandait le départ d'Assad : désormais, le voilà au contraire militant pour que les États-Unis dont son régime a toujours été très proche relâchent la pression contre le potentat syrien qu'il considère à nouveau comme fréquentable.

En juillet 2021, lors de sa première visite à Joe Biden à Washington, le roi jordanien a plaidé devant le président américain pour qu'il accepte de ne pas appliquer dans un dossier important les sanctions prévues par le « Caesar Act » adopté par le Congrès en décembre 2019 et entré en vigueur en juin 2020, sous la présidence de Donald Trump. Cette loi américaine prévoit des sanctions contre les individus, entités ou sociétés qui entretiendraient des relations économiques avec Damas. En l'occurrence, la Jordanie demandait une dérogation pour mener à bien un projet régional : la fourniture régulière de gaz égyptien au Liban, dont l'économie souffre mille morts, via la Jordanie et… la Syrie. Au sortir de cette entrevue, le roi accordait une interview à CNN pour faire état de l'évolution de sa pensée : « Le régime syrien est là pour rester, a-t-il ainsi déclaré (…) il vaut mieux faire avancer le dialogue de manière coordonnée que le laisser en l'état ».

En septembre, les Jordaniens ont multiplié les contacts ministériels et sécuritaires avec les autorités syriennes et, surtout, ce 3 octobre 2021, le roi Abdallah s'est pour la première fois (officiellement du moins) entretenu par téléphone avec Bachar Al-Assad. « Le rapprochement tient de la realpolitik, où les jugements moraux n'ont pas leur place, expliquait dans Le Monde le 6 octobre╔ 2021 Oraib Al-Rantawi, directeur du Centre Al-Quds pour les études politiques à Amman. Il n'y a pas de signe d'un changement de régime en Syrie, Assad va rester au pouvoir, on doit traiter avec la Syrie, notre voisin. Il y a aussi un réajustement régional avec des changements majeurs, comme le désengagement américain d'Afghanistan. »

« Les sanctions US ne sont pas levées »

Joe Biden a accédé à la requête jordanienne de ne pas appliquer de sanctions contre la livraison de gaz égyptien au Liban à travers la Syrie. Pourtant les États-Unis n'entendent pas que leurs alliés arabes en déduisent qu'ils s'apprêtent à déclarer nul et non avenu le Caesar Act. L'administration Biden n'ignore pas que cette loi avait été adoptée par une écrasante majorité bipartisane au Congrès. « Ce que nous n'avons pas fait et que nous n'entendons pas faire, a déclaré le secrétaire d'État Antony Blinken le 6 octobre 2021, c'est exprimer un quelconque soutien aux efforts en vue d'une normalisation des relations ou d'une réhabilitation de M. Assad (…) Nous n'avons pas levé la moindre sanction contre la Syrie et restons opposés à tout soutien à la reconstruction du pays tant qu'il n'y aura pas des progrès irréversibles vers une solution politique ».

Ces professions de foi ne convainquent pas tout le monde au Proche-Orient. « L'administration Biden a déclaré qu'elle ne normaliserait pas les relations avec Assad, mais elle ne semble plus dissuader les partenaires arabes de le faire », décode pour le magazine Newsweek (13 octobre 2021) David Schenker, qui a occupé le poste de secrétaire adjoint du département d'État pour les affaires du Proche-Orient jusqu'en janvier 2021, et qui est désormais chargé de mission au Washington Institute for Near East Policy. Les sanctions du Caesar Act, si elles sont appliquées, peuvent empêcher les États arabes de reprendre des relations ‟normales”, y compris commerciales, avec la Syrie d'Assad. Mais les engagements [arabes] de plus en plus haut placés sapent l'isolement du régime Assad et ce qui reste de la politique de l'ère Trump consistant à faire pression sur le régime. Jusqu'à présent, cette politique a empêché le régime d'Assad de remporter une victoire complète. À mesure que les États arabes se rapprochent d'Assad, il sera de plus en plus difficile de maintenir les sanctions. »

Ainsi, les États-Unis cultivent l'ambiguïté. « Si l'administration Biden, écrit Anthony Samrani dans la newsletter de L'Orient-Le Jour le 21 octobre 2021, continue de réclamer le départ de Bachar Al-Assad, et assure que sa position sur le sujet ne va pas évoluer, elle ne s'est pas opposée pour autant au rapprochement entre son allié, Amman, et Damas. Washington semble considérer qu'il y a un intérêt à permettre à Damas de remettre un pied dans le giron arabe sans pour autant paver, pour le moment, la voie à son retour sur la scène internationale. »

La position américaine ambiguë ne peut empêcher de constater que la Syrie réussit donc à briser son isolement diplomatique. Signe des temps, lors de la dernière session de l'Assemblée générale des Nations unies en septembre 2021, pas moins de dix ministres des affaires étrangères de pays arabes ont rencontré leur homologue syrien. Une première en dix ans. Et ce n'est pas tout : les gains de Damas dépassent le cadre arabe, comme le montre la réintégration annoncée à la fin du mois de septembre de la Syrie au sein du système d'échange d'informations d'Interpol, l'organisation de coopération policière internationale. Damas en avait été exclu en 2012. Ce retour s'est déroulé sans tambour ni trompette, mais il n'en demeure pas moins que sa portée dépasse la seule connotation symbolique.

Qui voulait vraiment en finir avec le régime ?

Certains diront sans doute : voilà donc un régime accusé d'innombrables crimes de guerre, depuis le bombardement massif de cibles civiles (hôpitaux, écoles, marchés, etc.) jusqu'au recours à l'arme chimique en passant par la torture systémique de dizaines de milliers de prisonniers, crimes qui ont poussé des millions de citoyens à choisir l'exil, et pourtant ce régime se dirige en toute impunité vers un retour au sein de la communauté des nations. L'indignation fait sens. Mais c'est oublier que les États-Unis, que cela soit sous la houlette de Barack Obama, de Donald Trump ou de Joe Biden, n'ont jamais cherché à abattre le régime. Les moyens militaires qu'ils ont déployés en Syrie ont été très largement consacrés à combattre le seul groupe terroriste : l'organisation de l'État islamique (OEI), dont les actions sanglantes ont tétanisé tous les locataires de la Maison Blanche, comme, d'ailleurs — et ne l'oublions pas — les responsables européens. Personne ne pouvait raisonnablement imaginer que l'imposition de sanctions, fussent-elles drastiques, allaient venir à bout du régime en place à Damas, d'autant que Bachar Al-Assad et les siens n'ont jamais cessé de bénéficier du soutien ferme, concret et efficace de la Russie et de l'Iran.

Dès lors qu'en outre les États-Unis cachent de plus en plus difficilement leur volonté de se désengager du Proche-Orient pour faire face à d'autres défis comme, au premier chef, celui que leur imposent les ambitions géostratégiques agressives prêtées à la Chine, il n'en fallait pas plus pour qu'une partie des États arabes commencent à procéder à une réévaluation en profondeur de leurs options et de leurs alliances.

Les buts de chaque capitale arabe de la région ne se ressemblent pas toujours. Si Amman essaie de renouer avec Damas pour engranger des gains économiques et commerciaux tout en cherchant à obtenir que les groupes pro-iraniens actifs en Syrie s'éloignent de sa frontière, Le Caire et Abou Dhabi voient sans doute plutôt le retour de la Syrie dans le giron arabe comme un renforcement de l'axe de la contre-révolution après l'épisode des « printemps arabes » de funeste mémoire pour eux. Quant à la famille régnante saoudienne, qui doit composer avec une opinion publique très remontée par sa propre presse contre le régime de Damas, elle a certainement approuvé l'attitude d'Abou Dhabi et de Manama. Les contacts à haut niveau entre Riyad et Damas ont d'ailleurs été renoués.

Les calculs savants de Riyad

Les Saoudiens, comme plusieurs régimes sunnites, étaient intervenus en Syrie après le début de la rébellion en raison de l'alliance entre le régime et l'Iran considéré comme l'ennemi no. 1. Depuis quelque temps, l'idée — le vœu pieux ? — qu'une réintégration de la Syrie d'Assad au sein de la famille arabe pourrait éloigner ce pays de son mentor iranien fait cependant son chemin1.

À Riyad, le comportement de l'allié américain qui déjà sous Trump n'avait pas cru bon de punir l'Iran pour des attaques contre les installations pétrolières est perçu avec une méfiance croissante. Le Congrès n'est par ailleurs pas près de pardonner à « MBS », Mohamed Ben Salman, le prince héritier de facto aux affaires, l'assassinat atroce du journaliste Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018 dans le consulat saoudien d'Istanbul. Ces éléments conjugués ont convaincu MBS de ne pas exclure l'impensable : une réconciliation avec Téhéran. Des contacts en ce sens se sont multipliés en 2021 — un comportement évidemment peu apprécié par Israël2.

Dans cet échiquier proche-oriental des plus complexes, où « l'Oncle Sam » prend peu à peu ses distances, où Bachar Al-Assad n'est plus persona non grata et où les alliances se voient réévaluées en temps réel, le Russe Vladimir Poutine compte les points avec satisfaction. Le maître du Kremlin est devenu en quelques années un acteur incontournable, grâce à son intervention militaire décisive aux côtés du régime syrien à partir de septembre 2015. La Turquie de Recep Tayyip Erdoğan l'avait compris la première, qui avait pris langue avec Moscou dès 2017 afin de défendre ses intérêts dans le nord de la Syrie au détriment de Kurdes dont elle considère l'autonomie de fait comme un péril national potentiel. La tension dans les provinces septentrionales de Syrie, où les troupes turques ont pris pied ces dernières années, n'en demeure pas moins importante, surtout dans la région d'Idlib, dernier bastion de la rébellion armée dominée par des djihadistes. L'entente Poutine-Erdoğan subit en ce moment dans cette zone un test de fiabilité bien incertain.

Quant à l'Union européenne (UE), elle n'a pas joué un rôle en vue dans le dossier syrien jusqu'ici. Elle refuse de participer à un effort de reconstruction tant qu'une transition politique crédible n'est pas engagée. De même, il ne saurait être question pour elle de retour des réfugiés tant que les conditions de sécurité ne sont pas réunies. Le 27 mai 2021, le Conseil européen des ministres a prorogé d'une année supplémentaire, jusqu'au 1er juin 2022, les mesures restrictives prises contre le régime syrien, « compte tenu de la répression qui continue d'être exercée à l'encontre de la population civile dans ce pays ». Ces mesures : un embargo pétrolier, des restrictions concernant les exportations d'équipements et de technologies susceptibles d'être utilisés à des fins de répression interne, ainsi que le gel des avoirs pour près de 300 personnes et quelque 70 entités avaient été prises dès 2011. Unis sur ce dossier, les pays de l'UE se disent « déterminés à trouver au conflit en Syrie une solution politique durable et crédible », une attitude qui cache mal leur impuissance.

Pourtant, dans son palais sur le mont Qassioun qui domine Damas, Bachar Al-Assad peut respirer. Le plus dur est fait, à ses yeux. Il règne, certes sur un pays (en fait, les deux tiers du territoire) en faillite, partiellement en ruines, et il est devenu dépendant de ses alliés russes et iraniens. Mais il a survécu, tout comme son régime. Et le monde arabe, dont ces faux frères qui ont failli contribuer à l'abattre, reprend maintenant le chemin de Damas.


1Michael Young, « Pivoting Away From America », Carnegie Middle East Center, 4 octobre 2021.

Le silence navrant des gauches françaises sur l'islamophobie

La dissolution du Collectif contre l'islamophobie en France a été approuvée par une partie de la gauche parlementaire au nom de la lutte contre « l'islam politique » ; celle de la Coordination contre le racisme et l'islamophobie est passée presque inaperçue. C'est pourtant la liberté d'expression et d'association traditionnellement défendue par les partis de gauche qui est remise en cause.

Le 19 octobre 2020, trois jours après la décapitation de Samuel Paty, le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, toujours prompt à exploiter l'actualité — surtout si elle est dramatique —, et désireux de bien servir son maître, affirme : le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) serait « manifestement impliqué » dans l'enchaînement des circonstances qui ont conduit au meurtre de ce professeur d'histoire. Accusation terrible mais sans fondement, sans autre fondement du moins que la volonté opportuniste de justifier, fût-ce au prix d'un grossier mensonge politique, la dissolution de cette association. En attestent les propos suivants, tenus peu après par le même : « Que ce lien existe ou pas, on comprend des services de renseignement que c'est une structure qui mérite d'être dissoute » parce que ses dirigeants seraient « des propagateurs du séparatisme » et soutiendraient que « l'islam est supérieur aux lois de la République »1.

Mensonge et calomnie, toujours, mais qu'importe. L'offensive politico-juridique contre le CCIF était lancée et justifiée pour satisfaire une certaine opinion publique, répondre par avance aux accusations de laxisme de l'extrême droite et des Républicains, et montrer que le chef de l'État et son gouvernement réagissaient rapidement. Avec l'approbation critique du Rassemblement national (RN) et de la droite parlementaire qui exigeaient des mesures plus radicales encore.

Le triomphe du sécuritaire

En d'autres temps, et si l'association visée avait été différente, les condamnations des gauches politiques auraient été aussi immédiates qu'unitaires pour dénoncer la fausseté et l'ignominie des arguments employés, le délit d'opinion au principe de l'action engagée et les atteintes inadmissibles aux libertés fondamentales. « Le gouvernement sanctionne en réalité un délit d'opinion », affirmait dans un communiqué du 14 décembre 2020 le Syndicat des avocats de France (SAF), qui dénonçait également une atteinte à la liberté d'expression, laquelle implique la « faculté de contester l'État de droit, l'action politique et les décisions judiciaires » .

L'arrêt du Conseil d'État du 24 septembre 2021 qui confirme la légalité du décret de dissolution valide les motifs officiels de cette décision. Le troisième de ces motifs s'appuie, entre autres, sur les opinions des dirigeants du CCIF auxquels il est reproché de tenir « des propos sans nuance visant à accréditer l'idée que les autorités publiques françaises mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans ». Les très distingué.e.s membres du Conseil d'État ignoreraient-ils.elles qu'à la suite des attentats du 13 novembre 2015, le 18 janvier 2016, la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) recensait 3 284 perquisitions administratives, mais seulement 29 infractions constatées en lien avec le terrorisme ? La même institution critiquait un usage disproportionné de la force, des «  détournements de l'état d'urgence (…) pour entraver des manifestations » syndicales et politiques, et des « mesures qui, pour l'essentiel, sont de nature à stigmatiser une population et une appartenance religieuse ».. Ce liberticide précédent a justifié, le 20 octobre 2021, la dissolution pour des motifs voisins d'une autre association : la Coordination contre le racisme et l'islamophobie (CRI), annoncée fièrement par le ministre de l'intérieur, qui prolonge ainsi l'offensive décidée par le chef de l'État. Triomphe, une fois encore, du sécuritaire, aujourd'hui nommé « régalien » pour mieux légitimer le renforcement constant de dispositions répressives et la poursuite de la stigmatisation de musulmans au détriment des libertés et de l'égalité. Nouveau coup porté aux principes démocratiques de la République dont les mêmes se gargarisent pour justifier le cours toujours plus autoritaire de leur politique à l'endroit des minorités racisées, des musulmans et des mouvements sociaux2.

Quand les Verts veulent donner des gages

Devant ces dissolutions réitérées, les principaux partis de gauche sont demeurés silencieux ou fort discrets. Plus grave, certaines personnalités, qui prétendent incarner une alternative émancipatrice, progressiste et écologique comme le maire de Grenoble Éric Piolle, ont soutenu le gouvernement. En ce qui concerne le sort réservé au CCIF, ce dernier a déclaré : « Nous avons un combat commun pour lutter contre les religions en politique. Nous devons lutter contre cet islam politique. » Soucieux de donner des gages de respectabilité républicaine et laïciste, il s'est empressé de joindre le geste à la parole en exigeant de cette association qu'elle rembourse des subventions municipales.

Si d'autres, au sein d'Europe Écologie les Verts (EELV) ont, comme son secrétaire général Julien Bayou, clairement signifié leur opposition à l'offensive gouvernementale contre le CCIF, cette dernière a une nouvelle fois mis en lumière les divisions qui affectent les gauches politiques et, au sein d'une même formation, leur direction.

Olivier Faure, du Parti socialiste, a bien sûr participé au chœur majoritaire et vociférant en appelant à combattre lui aussi « le séparatisme du quotidien ». En ajoutant cette précision parfaitement en phase avec les pulsions autoritaires, répressives et régressives de saison : « Il faut être clair : par exemple, tous ceux qui s'autorisent à contester un enseignement ou un enseignant doivent être traduits devant les tribunaux ». De son côté, Éric Coquerel de la France insoumise (LFI) s'est déclaré « plutôt en phase avec les propos du chef de l'État suite à la décapitation de Samuel Paty au motif qu'ils étaient plutôt équilibrés, de même les actions engagées contre l'islam politique » (20 octobre 2021, France-Info), cependant que son collègue Alexis Corbière contestait la dissolution du CCIF. Singulière répartition des rôles ou valse-hésitation, tous deux parés des atours d'une sorte de soutien critique qui doit permettre de ménager la chèvre « gauche de la gauche » et le chou électoral. De cela témoigne aussi l'absence de communiqué du député LFI Jean-Luc Mélenchon condamnant le décret de dissolution. Après maintes recherches, impossible de trouver une prise de position du candidat de la récente « union populaire » créée pour cause d'élection présidentielle à venir.

Le député européen des Verts Yannick Jadot pareillement. Récusant de plus le terme « islamophobie », il apporte sa contribution « écologique » au consensus existant défendu bec et ongles par le pouvoir macronien qui promeut ses éléments de langage pour mieux légitimer sa politique. Le secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR) affirme même que le terme « islamophobie » a été « imposé par les islamistes avec pour objectif d'interdire toute forme de critique à l'égard de l'islam radical… » (Twitter, 29 mars 2021), oubliant que la CNCDH, qui regroupe les principales organisations de défense des droits humains l'avait adopté depuis longtemps. Police du vocabulaire et police de l'opinion, c'est tout un.

Abstention sur le « séparatisme »

Les réactions suscitées par la loi destinée à lutter contre le « séparatisme » témoignent également d'atermoiements remarquables. Cette nouvelle incrimination, qui se substitue à celle de « communautarisme » en aggravant le poids de l'accusation, puisqu'une menace existentielle est supposée peser sur la République, est au principe de cette législation de circonstance. Rebaptisée loi « confortant le respect des principes républicains », par des communicants et des politiques désireux de se conformer à la doxa du pouvoir et d'élargir ainsi leurs soutiens, elle a donné lieu à des votes surprenants. Si LFI a fermement rejeté ce texte et dénoncé la « stigmatisation des musulmans » comme de nombreuses ONG3, on découvre que plusieurs personnalités se sont abstenues. C'est le cas du secrétaire national du Parti communiste Fabien Roussel, et de l'ancienne ministre de la jeunesse et des sports Marie-Georges Buffet, tous deux rejoints par les députés du Parti socialiste.

Inutiles de multiplier les exemples de ces circonvolutions, contorsions et aveuglements, ils sont anciens et ils sont légion. Plus encore que pour l'antiracisme, en matière de lutte contre l'islamophobie ou d'actes antimusulmans, les gauches parlementaires pratiquent au pire l'abstention, au mieux une erratique intermittence politique. Elle est aussi irresponsable eu égard à l'ampleur des discriminations systémiques subies par celles et ceux qui sont perçus comme musulman.e.s4 et à la dégradation spectaculaire de la conjoncture.

Sous couvert de lutte contre « l'islamisme », la stigmatisation des musulman.e.s est au plus haut de l'agenda politique des formations d'extrême droite et de droite. Quant au gouvernement, il poursuit la politique que l'on sait. Enfin, le candidat officieux Éric Zemmour déverse quotidiennement sa xénophobie, son racisme et sa haine des sectateurs du prophète Mohammed en les accusant d'être les vecteurs principaux du « Grand Remplacement » et de la « recolonisation de la France ».

« Ne pas subir la loi du mensonge triomphant »

Pendant ce temps, que font les responsables des gauches précitées pour répondre de façon précise, argumentée et ferme aux un.e.s et aux autres, et résister ainsi à cette conjoncture délétère ? Rien ou si peu. Faux imperturbables mais vrais aveugles, ils sont également sourds à la multiplication et à la radicalisation sans précédent des diatribes islamophobes. Aussi continuent-ils à défendre leur programme en se gardant bien de s'engager sur ce terrain que certains qualifient de « culturel » alors qu'il est tout à la fois éminemment politique, social et juridique. La loi « séparatisme » et les propositions antidémocratiques des extrêmes droites et des Républicains en attestent.

Plus encore, les secondes témoignent de véritables projets de société qui, s'ils venaient à s'appliquer, auraient des conséquences catastrophiques pour les personnes concernées, pour les libertés individuelles et publiques, et pour les institutions républicaines. En 1903, dans un « Discours à la jeunesse » prononcé au lycée d'Albi, Jean Jaurès déclarait :

Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire ; c'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.

Dirigeant.e.s des gauches politiques, c'est à cette aune que vous devez être jugé.e.s et que vous le serez plus encore dans les mois à venir.


1Propos rapportés par Le Monde, 31 décembre 2020.

2Pour une analyse et une synthèse remarquables de ces involutions à l'œuvre depuis longtemps, François Sureau, Sans la liberté, Paris, Tracts Gallimard no. 8, 2019.

3Voir, entre autres, Amnesty international. Chargé de recherche sur l'Europe au sein de cette ONG, Marco Perolini écrit le 29 mars 2021 : « Ce projet de loi laisse la porte ouverte aux abus et met en danger les libertés d'expression et d'association ». De plus, il risque « de conduire à une discrimination (…) l'égard des personnes musulmanes et d'autres groupes minoritaires ».

4En 2015, une enquête révélait que 40 % des musulmans d'Île-de-France interrogés faisaient état de discriminations liées à leur religion. Pour une étude synthétique récente, voir Houda Asal, « L'islamophobie en France : le déni d'un phénomène bien réel » in Racismes de France, sous la direction de Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison Paris, La Découverte, 2020.

Maghreb. Transition énergétique juste ou « colonialisme vert » ?

Les projets d'ingénierie en matière d'énergies renouvelables ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun à toute la planète, sans jamais remettre en cause le modèle énergétique capitaliste et productiviste ni les responsabilités historiques de l'Occident industrialisé. Au Maghreb, cela se traduit plutôt par un « colonialisme vert » que par la recherche d'une transition énergétique qui bénéficie aux plus démunis.

Le désert est souvent présenté comme un vaste territoire vide et peu peuplé, un paradis pour les énergies renouvelables, une opportunité en or pour alimenter l'Europe en énergie afin qu'elle puisse poursuivre son mode de vie consumériste, coûteux et excessif. Ce discours est trompeur, car il ignore les questions de propriété et de souveraineté, et occulte les relations de domination et de mainmise mondiales persistantes qui facilitent le pillage des ressources et la privatisation des biens communs, renforçant ainsi les moyens non démocratiques et exclusifs de gérer la transition énergétique.

Quelques exemples de transitions énergétiques actuelles au Maghreb montrent comment la colonisation se reproduit dans sa version énergétique, même dans les processus de transition vers les énergies renouvelables, à travers ce qu'on appelle le « colonialisme vert » ou « l'accaparement vert ».

« La terre sur laquelle nous vivons est désormais occupée »

Au Maroc, l'objectif est d'augmenter la part des énergies renouvelables dans la masse énergétique totale du royaume à 52 % d'ici 2030. Or, la centrale solaire de Ouarzazate, qui a commencé sa production en 2016, n'a pas rendu le moindre semblant de justice aux communautés agropastorales dont les terres ont été utilisées, sans leur consentement, pour la construction de la station sur une superficie de 3 000 hectares. Si l'on ajoute à cela les 9 milliards de dollars (7,7 milliards d'euros) de dette de la Banque mondiale (BM), de la Banque européenne d'investissement (BID) et d'autres, assortie de garanties du gouvernement marocain, cela signifie un risque d'aggraver les emprunts publics d'un pays déjà lourdement endetté. Enfin, ce projet s'appuie sur l'énergie thermique à concentration (Concentrated Solar Power, CSP), qui nécessite une utilisation intensive de l'eau pour refroidir et nettoyer les panneaux solaires. Dans une région semi-aride comme Ouarzazate, détourner l'utilisation de l'eau pour des fins autres que les usages domestiques et agricoles peut être considéré comme un acte scandaleux.

Le projet Noor Midelt est la deuxième phase du plan d'énergie solaire du Maroc et vise à fournir plus d'énergie à partir de la centrale de Ouarzazate. Avec une production estimée à 800 mégawatts (MW) dans la première phase du projet, celui-ci sera l'un des plus grands projets d'énergie solaire au monde combinant les technologies CSP et celle de l'énergie photovoltaïque. En mai 2019, un consortium composé d'EDF Renouvelables (France), Masdar (Émirats arabes unis) et Green of Africa (consortium marocain) a remporté des contrats pour la construction et l'exploitation du projet en partenariat avec l'Agence marocaine de l'énergie solaire (Masen) pour une période de 25 ans. À ce jour, le projet a contracté une dette de plus de 2 milliards de dollars (1,73 milliard d'euros) auprès de la BM, de la Banque africaine de développement (BAD), de la Banque européenne d'investissement (BID), de l'Agence française de développement (AFD) et de la Banque allemande de développement (KFW).

La construction du projet a débuté en 2019, alors que la production devrait démarrer en 2022. Le complexe solaire Noor Midelt sera développé sur une superficie de 4 141 hectares sur le plateau de la Haute Moulouya au centre du Maroc, à environ 20 kilomètres au nord-est de la ville de Midelt. Au total, 2 714 hectares de terres collectives sont gérés par trois communautés agricoles amazighes à Aït Oufella, Aït Rahou Ouali et Aït Messaoud Ouali, tandis qu'environ 1 427 hectares ont été classés comme terres forestières et sont actuellement gérés par des groupements locaux. Ces terres ont été expropriées par le truchement des lois et réglementations nationales qui autorisent la confiscation des propriétés privées pour « l'intérêt public ».

Pour rappeler le discours écologique colonial récurrent qui décrit les terres à exproprier comme marginales et insuffisamment exploitées, et par conséquent disponibles pour des investissements dans l'énergie verte, la BM affirme dans une étude de 2018 que « les reliefs sablonneux et arides ne permettent que la pousse de petites plantes, et que le sol n'est pas propice au développement de l'agriculture à cause du manque d'eau ».Le rapport souligne aussi que « l'acquisition de terres pour le projet n'aura aucune incidence sur les moyens de subsistance des communautés locales ». Cependant, la tribu pastorale de Sidi Ayad, qui utilisait depuis des siècles cette même terre pour élever ses cheptels, aborde la question sous un angle différent. Le jeune berger Hassan El-Ghazi avait déclaré en 2019 à un militant de l' Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac) Maroc :

Notre métier est l'élevage. Maintenant ce projet occupe notre terre où nous faisions paître nos moutons. Ils ne nous emploient pas dans le projet, ils embauchent des étrangers. La terre sur laquelle nous vivons est désormais occupée. Ils détruisent les maisons que nous avons construites. Nous sommes opprimés et la région de Sidi Ayad est dominée. Ses enfants sont persécutés, leurs droits et ceux de leurs ancêtres sont perdus. Nous demandons aux responsables de prêter attention à notre situation et à notre région, car dans de telles politiques nous n'existons pas, et il serait préférable pour nous de mourir !

Les habitants de Sidi Ayad ont rejeté ce projet dès 2017, à travers plusieurs manifestations ayant notamment conduit en 2019 à l'arrestation de Saïd Ouba Mimoun, membre du Syndicat des petits agriculteurs et ouvriers forestiers, qui a été condamné à douze mois de prison.

De leur côté, les femmes du mouvement soulaliyate1 fondé au début des années 2000 ont revendiqué leurs droits dans la région de Draa-Tafilalet, exigeant une compensation appropriée pour la terre de leurs ancêtres sur laquelle la centrale solaire a été construite. Malgré les intimidations, les arrestations et les encerclements menés par les autorités, le mouvement s'est élargi au niveau national et des femmes de différentes régions l'ont rejoint sous la bannière de l'égalité et de la justice.

Colonialisme vert au Sahara occidental

De même que les projets de Ouarzazate et de la centrale solaire de Midelt peuvent être considérés comme un « accaparement vert » au sens où l'on confisque des terres et des ressources à des fins prétendument environnementales, les projets d'énergies renouvelables similaires (énergie solaire et éolienne) mis en œuvre au Sahara occidental peuvent être qualifiés de « colonialisme vert », car réalisés sur les terres des Sahraouis et contre leur gré.

Trois parcs éoliens fonctionnent actuellement dans le Sahara occidental. Un quatrième est en construction à Boujdour, alors que plusieurs autres en sont au stade de la planification. Ces parcs font partie des travaux de Nareva, une entreprise d'énergie éolienne appartenant à la société holding de la famille royale marocaine. Il est à noter que 95 % de l'énergie nécessaire à la société étatique marocaine des phosphates (OCP) pour exploiter les réserves de phosphate non renouvelables du Sahara occidental à Boukraa, proviennent de ces éoliennes.

Quant à l'énergie solaire, en novembre 2016 et parallèlement aux pourparlers du sommet des Nations unies sur le climat (COP22), la Saudi ACWA Power Company a signé un accord avec l'agence Masen pour développer et exploiter un complexe de trois stations solaires photovoltaïques totalisant 170 MW. Deux de ces stations, d'une puissance totale de 100 MW sont actuellement en fonctionnement et se trouvent au Sahara occidental (Al-Ayoun et Boujdour) ; alors que la troisième serait d'après les plans construite à Al-Arqoub, près de Dakhla.

Il est clair que ces projets d'énergies renouvelables sont utilisés — avec la complicité évidente d'entreprises et de capitaux étrangers — pour mieux consolider l'hégémonie du Maroc sur la région du Sahara occidental, une hégémonie dont Washington a récemment reconnu la « légitimité » en contrepartie de la normalisation officielle et déclarée du Maroc avec Israël.

La recherche d'hydrogène « propre » cible l'Afrique

L'« hydrogène propre » ou « vert » fait référence au processus d'extraction à partir de matériaux plus complexes et par des procédés décarbonés. Actuellement la majeure partie de l'hydrogène est extraite de combustibles fossiles, ce qui entraîne d'importantes émissions de carbone (« hydrogène gris »). On peut envisager de recourir à la technologie de capture du carbone par exemple pour rendre ce procédé plus propre (« hydrogène bleu »). Cependant, la forme d'extraction la plus propre reste l'utilisation d'un électrolyseur pour séparer les molécules d'eau, une opération qui peut être menée grâce à l'électricité à partir de sources d'énergie renouvelables (hydrogène propre ou vert).

La stratégie pour l'hydrogène de l'Union européenne (UE) publiée en juillet 2020 dans le cadre du Green Deal européen (EGD) est une feuille de route ambitieuse pour une transition vers un hydrogène vert d'ici 2050. Elle prévoit que l'UE tire en partie ses approvisionnements futurs de l'Afrique, et en particulier de l'Afrique du Nord qui dispose d'un potentiel énorme de développement des énergies renouvelables, d'autant qu'elle est proche géographiquement de l'Europe.

L'idée a vu le jour grâce à un document de recherche publié en mars 2020 par une organisation commerciale, Hydrogen Europe, qui a lancé la « 2X40 GW Green Hydrogen Initiative ». Dans ce cadre, l'UE disposera d'ici 2030 de 40 gigawatts (GW) de capacité nationale de l'électrolyseur d'hydrogène renouvelable, avec 40 GW supplémentaires importés d'électrolyseurs dans les régions voisines, y compris les déserts d'Afrique du Nord, en utilisant des gazoducs existants reliant l'Algérie et la Libye à l'Europe.

« Desertec 3.0 » pour les besoins de l'Europe

Le projet Desertec était une initiative ambitieuse développé à l'origine par la Coopération transméditerranéenne pour l'énergie renouvelable » (Trans-Mediterranean Renewable Energy Cooperation, TREC). Il visait à fournir de l'énergie à l'Europe à partir des centrales solaires et des champs éoliens implantés sur des étendues désertiques de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient, l'idée étant qu'une petite zone de désert pouvait fournir environ 20 % des besoins de l'Europe en électricité d'ici 2050, via des câbles à haute tension capables d'assurer la transmission directe du courant électrique.

Après quelques années de polémique, le projet a été stoppé. Des critiques couraient sur ses coûts exorbitants et ses desseins néocoloniaux. Cependant, l'idée semble connaître un nouveau souffle, baptisé « Desertec 3.0 » et présenté, cette fois, comme une réponse possible aux besoins de l'Europe en hydrogène renouvelable et « vert ». Au début de l'année 2020, la Desertec Industrial Initiative (DII) a lancé la Middle East and North Africa Hydrogen Alliance rassemblant des acteurs publics et privés, en plus de communautés scientifiques et académiques, afin de construire les économies de l'hydrogène vert.

Le manifeste de la DII, intitulé A North Africa - Europe Hydrogen Manifesto en appelle aujourd'hui à un système énergétique européen basé sur 50 % d'électricité renouvelable et 50 % d'hydrogène vert d'ici 2050, et part de l'hypothèse que « l'Europe ne sera pas en mesure de produire toute son énergie renouvelable à l'intérieur même du continent ». Cette nouvelle proposition tente de se démarquer de la concentration sur les exportations ayant caractérisé le projet dans ses premières années, en ajoutant cette fois au système d'énergie propre la dimension de développement local. Et pourtant le programme d'exportation pour la sécurité énergétique en Europe est clair : « En plus de répondre à la demande locale, la plupart des pays d'Afrique du Nord ont un énorme potentiel en termes de terres et de ressources pour produire de l'hydrogène vert en vue de l'exportation. »

Pas si « gagnant-gagnant » que ça

Pour mieux convaincre les élites politiques et commerciales sur les deux rives de la Méditerranée, Desertec n'est pas seulement présenté comme une solution pour la transition énergétique en Europe, mais aussi comme une opportunité de développement économique pour l'Afrique du Nord afin de limiter la migration du Sud vers le Nord : « Une approche commune des énergies renouvelables et de l'hydrogène entre l'Europe et l'Afrique du Nord créerait de surcroit un développement économique et des emplois tournés vers l'avenir ainsi qu'une stabilité sociale dans les pays d'Afrique du Nord, ce qui pourrait réduire le nombre de migrants économiques de cette région vers l'Europe ».

Étant donné que le projet se base uniquement sur des réformes techniques, il promet de tout surmonter sans pour autant avoir envisagé un changement fondamental de l'ordre mondial. Les grandes « solutions d'ingénierie » comme Desertec ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun sans aborder son cadre politique ou socio-économique. Cette conception cache les problèmes du modèle énergétique capitaliste, ainsi que les responsabilités historiques de l'Occident industrialisé, et la différence de degré de vulnérabilité au changement climatique entre les pays du Nord et ceux du Sud. À titre d'exemple, l'Algérie a connu cet été des incendies de forêt gigantesques qui ont fait 90 morts et brûlé des milliers d'hectares. La Tunisie a de son côté enregistré une vague de chaleur étouffante, avec des températures ayant atteint en août plus de 50 °. En utilisant des termes comme « coopération mutuelle » et « gagnant-gagnant » qui présentent la région euro-méditerranéenne comme une communauté unifiée (nous sommes tous des amis et nous luttons contre un ennemi commun), Desertec occulte les structures du pouvoir et du néocolonialisme, l'exploitation des peuples africains et le pillage de leurs ressources.

Changer de système économique mondial

À travers la pression exercée afin d'utiliser l'infrastructure existante des gazoducs, ce genre de projets vise le remplacement des sources d'énergie, sans plus, tout en maintenant les dynamiques géopolitiques dominantes. L'incitation à recourir aux gazoducs de l'Algérie et de la Libye (y compris via la Tunisie et le Maroc) soulève plusieurs interrogations : que se passerait-il si l'Europe cessait d'importer le gaz de ces pays, sachant que 13 % du gaz consommé en Europe provient d'Afrique du Nord ? Les aspirations des Algériens à la démocratie et à la souveraineté exprimées lors du soulèvement 2019-2021 contre la dictature militaire seraient-elles prises en considération dans cette équation ? Ou assisterions-nous à une nouvelle version de la situation présente où, simplement, l'hydrogène remplacerait le gaz ?

Ce qui semble unir tous les projets évoqués ci-dessus est l'hypothèse erronée selon laquelle toute orientation vers les énergies renouvelables est la bienvenue et que tout abandon des combustibles fossiles, quelle que soit la manière dont il est réalisé, en vaut la peine. Il faut le dire clairement : la crise climatique n'est pas due aux énergies fossiles elles-mêmes, mais à leur utilisation non durable et destructrice afin d'alimenter la machine capitaliste.

Les institutions et les think tanks néolibéraux internationaux pèsent sur le contenu de la plupart des écrits sur la durabilité, les transitions énergétiques et les questions environnementales en Afrique du Nord. Leur conception n'inclut pas de questions sur les classes sociales, la race, le genre, le pouvoir ou l'histoire coloniale. Dans tous les cas, les gens ordinaires et les travailleurs pauvres sont exclus de toute stratégie, considérés comme inefficaces, arriérés et irrationnels. Les plus touchés par la crise climatique et environnementale sont les petits agriculteurs, les petits pêcheurs et marins, les éleveurs (dont les terres sont confisquées pour construire d'énormes centrales solaires et autres parcs éoliens), ainsi que les ouvriers du secteur des combustibles fossiles et des industries extractives, les travailleurs des secteurs informels et les classes paupérisées. Tous ont été déjà marginalisés et empêchés de déterminer leur avenir.

Une transition verte et juste doit transformer fondamentalement le système économique mondial qui est inadapté socialement, écologiquement et même biologiquement, comme l'a révélé la pandémie de Covid-19. Elle doit mettre fin aux relations coloniales qui asservissent encore les peuples. Il faut toujours s'interroger : Qui possède quoi ? Qui fait quoi ? Qui obtient quoi ? Qui gagne et qui perd ? Et de quel côté se trouvent les intérêts prioritaires ? Car sans cette remise en cause, nous irons tout droit à un colonialisme vert avec une accélération de l'extraction et de l'exploitation au service d'un prétendu « agenda vert » commun.

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Traduit de l'arabe par Saïda Charfeddine.


1Le terme « femmes soulaliyates » désigne les femmes tribales du Maroc qui vivent sur des terres communes.

Gaza. Razan Al-Najjar, héroïque et victime

1er juin 2018. Razan Al-Najjar, une jeune Palestinienne de 20 ans, est abattue par le tir d'un sniper de l'armée israélienne à la frontière entre la bande de Gaza et Israël. Elle était secouriste bénévole sur les lieux des manifestations qui ont jalonné la Grande Marche du retour. Cette année-là c'était le 70e anniversaire de la Nakba.

Chantal Montellier est une scénariste et dessinatrice politique, bédéaste et écrivaine française. Elle suivait sur les réseaux sociaux les activités de cette jeune fille, dont le beau visage s'impose bientôt à elle comme figure incontournable de la résistance palestinienne. Presque autant que son assassinat, l'indifférence des médias mainstream la bouleverse. « À peine morte, Razan était déjà effacée ; pire : interdite », écrit-elle. Elle décide alors de lui consacrer un dessin par jour pendant un an, jusqu'au premier anniversaire de sa mort, et publie son travail au fur et à mesure sur sa page Facebook, bientôt soutenue par un petit groupe de supporters.

Un an de dessins plus tard s'est imposée l'idée qu'il fallait « poser des mots sur les images », et l'autrice est donc « partie en chasse d'écrivains, de journalistes, de défenseurs de la cause… ». Je suis Razan est le résultat de cette mise en relation de ses dessins avec des témoignages, des rappels historiques, des poèmes, des dialogues imaginaires, des hommages.

La réponse extrêmement brutale d'Israël aux manifestations de Gaza a fait au moins 254 morts, dont 44 enfants et 23 603 blessés entre mars et décembre 2018, selon un rapport du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA). « C'était une balle perdue », disent pourtant en résumé les militaires israéliens à propos de Razan Al-Najjar. Perdue surtout pour l'image de l'armée « la plus morale du monde », car outre les rapports de l'ONU, le New York Times a enquêté sur les circonstances de sa mort, visionnant plus de 1 000 photos et vidéos, interrogeant des dizaines de témoins et des officiers israéliens avant de reconstituer minutieusement la scène1. Ces images, ainsi que d'autres vidéos d'amateurs en ligne, montrent très clairement que les soldats israéliens tiraient à balles réelles et sans sommation dans les groupes de manifestants non armés de l'autre côté de la ligne de frontière entre Gaza et Israël. Razan n'est pas morte accidentellement.

Dans les dessins de Chantal Montellier, son visage souriant, sa silhouette en blouse blanche de secouriste sont martelés de façon obsédante, avec pour contrepoint le rappel de Guernica, le célèbre tableau de Picasso : dénonciation d'un massacre, dénonciation finalement de tout massacre et de toute violence de masse. Avec le slogan « Je suis Razan » paraphrasant le désormais emblématique « Je suis Charlie » pour affirmer qu'il n'y a aucune raison que l'empathie et la solidarité dues aux victimes ne s'applique pas à une jeune Palestinienne qui, à 4 000 km de Paris à vol d'oiseau, n'a cessé d'affirmer avec courage son engagement : « Je suis ici, sur la ligne de front, en tant que bouclier humain protecteur pour sauver les blessés », dit-elle dans une interview peu avant sa mort.

Lâchons le mot – si peu souvent concédé aux femmes — : Razan est une héroïne, ici comme là-bas. C'est ce qu'exprime ce livre, fait d'émotion et d'hommages mérités.

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Je suis Razan. Un visage pour la Palestine
Sous la dir. de Chantal Montellier
Préf. de Sandrine Mansour,
Editions Arcane 17, 7 octobre 2021
188 pages ; 15 euros


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