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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Dans l'est syrien, les tribus reviennent au centre du jeu

Les tribus reviennent en force en Syrie. Alors que les autres protagonistes du conflit sont affaiblis, les structures tribales permettent en effet un contrôle des populations. Dans l'Administration autonome de la Syrie du Nord et de l'Est syrien (AANES), les leaders tribaux sont désormais omniprésents. Non sans difficultés.

Les tribus ont été peu souvent mises en lumière pour leur rôle spécifique dans le conflit syrien. Idéologiquement, le tribalisme est perçu comme un obstacle aux projets de sociétés de la plupart des acteurs du conflit (qu'il s'agisse du nationalisme arabe du parti Baas, des projets islamistes et djihadistes au sein de la rébellion ou de la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)1. Pourtant, dans un contexte d'écroulement des institutions étatiques et de compétition entre groupes armés, les tribus deviennent un outil essentiel de mobilisation et de contrôle des populations.

Pour comprendre comment les structures tribales ont été bouleversées, utilisées et ont joué un rôle clef dans l'évolution du conflit, la région de la vallée de l'Euphrate est particulièrement éclairante. La lutte entre les acteurs de la rébellion, puis, jusqu'à aujourd'hui, les affrontements et guerres d'influence entre l'organisation de l'État islamique (OEI), les forces kurdes, le régime syrien et les milices soutenues par la Turquie ont replacé le tribalisme au centre du jeu.

Le Baas, la fabrique d'un tribalisme sans chef

Au moment où prend corps le mouvement révolutionnaire en Syrie, la hiérarchie tribale a été délibérément fragmentée et affaiblie par plusieurs décennies de politique baasiste.

Les tribus du Proche-Orient sont structurées comme des poupées russes. Les plus grandes confédérations se divisent en grandes tribus, branches et clans. Ainsi, à Rakka, la majorité de la population est issue des Bouchaaban, elle-même divisée en plusieurs tribus dont la plus importante est celle des Afadla. Celle-ci se divise en six branches auxquelles il faut rajouter une septième de création récente. La hiérarchie tribale est constituée d'un système complexe de notabilité tribale composée des chefs (cheikhs). Les notabilités tribales se transmettent au sein de certaines familles (Beit al-Mashikha), selon un système complexe qui ne manque pas d'alimenter la compétition au sein de chaque famille pour le leadership de la tribu.

L'arrivée du pouvoir baasiste a contribué à saper l'autorité des hiérarchies traditionnelles à différents niveaux : la réforme agraire a privé les chefs de tribus de leur situation de grands propriétaires terriens ; l'instauration d'un pouvoir sécuritaire fort a mis un frein aux conflits intertribaux, sel de la culture guerrière des tribus ; enfin « la clientélisation » de nouvelles élites tribales a alimenté la compétition interne pour le leadership au sein même des tribus.

À la veille du soulèvement populaire de 2011, le paysage tribal syrien se caractérisait par un tribalisme fort, mais une hiérarchie fragmentée et moins mobilisatrice. Ainsi les familles de cheikhs à différents niveaux représentaient pour les membres de la tribu moins une autorité politique ou économique qu'un prestige et une autorité morale. Si les principaux chefs de tribus traditionnels avaient des postes soi-disant prestigieux (ambassadeurs, députés à Damas), il s'agissait de positions honorifiques qui les gratifiaient personnellement. En revanche, le régime recrutait à des postes administratifs et sécuritaires (comportant un pouvoir plus tangible) des notables tribaux de second rang, suscitant ainsi une tension entre leadership traditionnel et leadership issu de l'appartenance au Baas.

En 2011, le régime n'est que rarement parvenu à compter sur ses réseaux tribaux pour démobiliser ou réprimer la contestation. Les fortes mobilisations dans certaines régions tribales, de Deraa dans le sud jusqu'à Deir Ez-Zor et en passant par les zones rurales de Homs et Alep ont été possibles malgré l'intervention de notabilités tribales pro-régime affaiblies.

Le jeu de l'OEI

Alors que le soulèvement de 2011 se transforme en guerre civile, l'émergence de groupes armés affiliés au mouvement insurrectionnel, mais en concurrence entre eux réactive d'anciennes rivalités tribales. Dans un premier temps, l'insurrection armée se construit de manière très localisée avec la formation de milices plus ou moins affiliées à l'Armée syrienne libre (ASL). L'arrivée de groupes extérieurs puissants ne disposant pas de base sociale solide (Ahrar al-Sham, Jabhat al-Nusra, l'OEI) vient bouleverser les équilibres tribaux de l'est du pays.

Le cas le plus révélateur de ce phénomène est sans doute la victoire de l'OEI face aux forces rebelles dans la province de Deir Ez-Zor. Plus qu'une simple conquête militaire, celle-ci peut s'expliquer en partie par une fine compréhension du tribalisme par l'OEI et par l'exploitation de la compétition tribale. Jusqu'à l'été 2014, la province de Deir Ez-Zor est tenue par différents groupes rebelles et l'OEI ne parvient pas à prendre pied dans la province. Les différentes tribus avec lesquelles l'organisation tente de faire alliance ne suivent pas. Mais lorsque son rival Jabhat al-Nusra s'apprête à prendre le dessus sur d'autres groupes rebelles, en s'appuyant quasi exclusivement sur une tribu de la ville de Shuheil, un sentiment de danger va naître chez certaines tribus rivales, qui vont s'allier à l'OEI ou négocier leur neutralité.

L'OEI, quant à elle, s'efforce de ne pas tomber dans le piège du tribalisme. Que ce soit à Deir Ez-Zor avec la tribu des Bukeyir, ou avec la tribu des Beriej qui lui a permis d'avoir un ancrage local à Rakka, l'OEI parvient à utiliser les tribus marginalisées par l'insurrection tout en évitant qu'elles ne se constituent comme force organisée. Une fois les territoires conquis, l'OEI fait en sorte que les tribus sur lesquelles il s'est appuyé ne profitent pas de leur position au sein de l'appareil sécuritaire de l'organisation au profit d'un agenda tribal. S'il consulte certaines notabilités tribales, celles-ci sont rarement associées aux prises de décisions.

La stratégie du PKK

La conquête par les Forces démocratiques syriennes (FDS)2 de la vallée de l'Euphrate dans le cadre de la guerre contre l'OEI a confronté le mouvement kurde syrien à la difficulté de devoir mobiliser des troupes arabes pour contrôler et pacifier des territoires à priori hostile à leur présence. Les Kurdes ont dû jouer habilement de l'environnement tribal. Ils ont pu à la fois compter sur certaines tribus hostiles à la présence de l'OEI, et s'appuyer sur les tribus considérées comme ayant été ses principales alliées. Leur intégration au sein du système sécuritaire kurde a permis d'éviter les actes de vengeance collective et un cycle de polarisation, terreau sur lequel l'OEI aurait pu recruter.

Lorsque les FDS ont pris Rakka à l'OEI en 2017, ils ont largement intégré en leur sein des membres de la tribu des Beriej, qui fournissait l'essentiel des troupes locales. Des combattants beriej de l'OEI avaient même participé aux massacres de civils kurdes (femmes et enfants compris) à Kobané en juin 2015, épisode resté profondément dans les mémoires.

Lors de la campagne militaire de Deir Ez-Zor (2019), où les conflits tribaux sont bien plus violents et complexes qu'à Rakka, il s'agissait pour les Kurdes de recruter des combattants arabes hostiles à l'OEI tout en évitant d'alimenter la possibilité d'une guerre tribale. Ainsi, les FDS ont facilement recruté au sein des Chaïtat, tribu de l'est de Deir Ez-Zor dont près d'un millier de membres avaient été massacrés par l'OEI en 2014. Mais les FDS ont nommé à la tête du conseil militaire de Deir Ez-Zor un membre d'une tribu rivale, les Bukeyir, perçue comme ayant largement soutenu l'OEI. En s'appuyant à la fois sur les Chaïtat et les Bukeyir, les forces kurdes sont parvenues à éviter des actes de vengeance collective des Chaïtat contre les Bukeyir.

Le rôle des tribus dans la gouvernance et la stabilisation de la région

Les forces kurdes sont parvenues, entre 2016 et 2019, à vaincre l'OEI et à s'emparer d'une partie importante de la vallée de l'Euphrate, sans contestation majeure de la part de la population, malgré son absence de base sociale.

Dans ce contexte, les forces kurdes s'appuient essentiellement sur des notabilités tribales, qui siègent dans les conseils civils, créés préalablement aux libérations des territoires arabes, ainsi que dans les organes sécuritaires dans lesquels les chefs tribaux se portent garants des membres de leur tribu en échange de possibilités de retour, de sortie de prison, d'amnistie, voire d'intégration aux structures civiles et militaires installées par les FDS.

Pour autant, les FDS se trouvent prises au piège de la polarisation tribale de Deir Ez-Zor. Comme ce fut le cas avec les autres acteurs du conflit, les FDS parviennent mal à résister à la tribalisation de leurs propres institutions civiles et militaires, avec le risque de voir certains clans devenir hégémoniques et d'autres exclus et donc en opposition à ces mêmes institutions. La tribu des Bagara (ouest de Deir Ez-Zor) est surreprésentée dans les institutions civiles de Deir Ez-Zor, alors que les Bukeyir (nord) et les Chaïtat (est) sont dominants dans les institutions militaires et sécuritaires. Encerclée par ces trois zones tribales sur lesquelles s'appuient les Kurdes, la région dite « du milieu » (montaqa al-wasta) est de loin la zone la plus dangereuse du nord-est syrien3. Les Kurdes n'y disposent pratiquement pas de relais locaux et ne parviennent pas à démanteler les cellules de l'OEI. Bien sûr, la polarisation tribale n'explique pas à elle seule l'instabilité de cette zone, mais la domination des institutions par des tribus concurrentes à celles de la « région du milieu » y contribue grandement.

Des cheikhs technocrates

Les limites de la stratégie tribale des FDS s'illustrent également dans la construction d'institutions civiles. Des personnalités tribales de premier et second rang ont été convaincues de participer à la mise en place de la gouvernance locale, servant de guides aux Kurdes dans les zones arabes et tribales, alors largement terra incognita. La cooptation de cheikhs de tribus importantes sert à rassurer et attirer d'autres tribus, tandis que sont identifiées, parmi la notabilité tribale, des personnes éduquées et capables d'exercer des fonctions de gestion, les « cheikhs technocrates ». Habilement, les Kurdes intègrent les jeux d'équilibre entre les tribus qui se traduisent dans des présidences tournantes, mais aussi par la multiplication des postes officiels souvent peu substantiels permettant à chacun d'être représenté sans pour autant gouverner.

Cela permet de donner l'apparence de la représentativité locale, mais sans véritablement s'engager dans une délégation de pouvoir. Les chefs de tribus sont réputés apolitiques, divisés et ne présentent pas le risque de se constituer en force politique concurrente. En effet, les organes de gouvernance locale restent sous la tutelle de conseillers politiques kurdes, créant des frustrations et un désengagement progressif des élites tribales représentatives ainsi que des technocrates.

Dans le même temps, la multiplication pléthorique de personnalités tribales de moins en moins importantes au regard du système social tribal, fait émerger des « cheikhs » opportunistes, finalement peu puissants, accroissant le flou et la fragmentation de la hiérarchie tribale. Si l'effet recherché est la dilution du risque de voir les tribus importantes se constituer en contre-pouvoir, en favorisant leur fragmentation et la compétition interne qui les anime (comme l'avait fait le régime syrien précédemment), le résultat obtenu est aussi la prise de distance des personnalités qui comptent encore, et de ceux, plus éduqués et professionnalisés, qui avaient participé à la mise en place des conseils civils.

Effritement du maillage sécuritaire

On assiste donc à ce paradoxe, dans les bureaux de l'Administration autonome de la Syrie du Nord et de l'Est syrien (AANES)4 : d'une part l'omniprésence de leaders tribaux, dans des domaines où auparavant les tribus n'intervenaient pas, donc une extension apparente de leur champ d'action et de leur poids dans l'administration ; de l'autre, la réalité d'un pouvoir qui constamment leur échappe, et un poids social relatif qui diminue à mesure que sont cooptées des figures sans légitimité, que l'action publique ne remplit pas ses promesses de fourniture de services aux populations et donc que la hiérarchie tribale se compromet.

Les forces kurdes, en s'implantant dans les territoires arabes de la vallée de l'Euphrate, au travers d'une stratégie ne visant qu'à la pacification par la cooptation de notabilités tribales sans pouvoir, contribuent à créer une frustration et un désengagement et finalement à percer progressivement un maillage sécuritaire jusque-là opérant. À Deir Ez-Zor et dans le désert frontalier de l'Irak, cet effritement du maillage sécuritaire prend une forme insurrectionnelle mêlant pratiques mafieuses et retour de l'OEI.

À Manbij en revanche, une vague de contestation (grève générale et émeutes) en juin 2021 a permis l'émergence de nouveaux acteurs, plus jeunes, qui ont réussi à s'imposer à la fois au sein de leur communauté tribale et aux autorités kurdes comme des interlocuteurs avec des revendications politiques. Cette forme de politisation, bien qu'elle reste marginale, pourrait être capable de s'imposer comme acteur d'opposition au sein du système politique installé par les Kurdes. L'enjeu étant, pour les populations tribales arabes, de pouvoir jouer un rôle politique, au-delà d'une représentation tribale sans pouvoir dans des institutions sous contrôle kurde et d'une subversion violente adossée aux autres acteurs du conflit syrien.


1Le Parti de l'union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD) est la branche syrienne du PKK.

2Les FDS sont créées en 2015 par les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel, YPG) avec le soutien de la coalition internationale, dans le but de conquérir et les territoires sous contrôle de l'OEI. Composées d'une majorité de combattants arabes recrutés dans ces zones, les FDS restent sous direction kurde.

3Selon la division actuelle du territoire syrien, le terme « nord-est de la Syrie » est utilisé pour désigner les territoires sous contrôle des FDS, c'est-à-dire l'ensemble des territoires sur la rive gauche de l'Euphrate ainsi que la ville de Rakka et la région de Manbij. Depuis la prise de contrôle par les forces kurdes des territoires arabes tenus par l'OEI, le terme « nord-est de la Syrie » remplace celui de « Rojava » y compris dans les documents officiels locaux, qui font référence aux zones de peuplement kurdes.

4L'AANES regroupe les instances de gouvernance civile dans les zones contrôlées par les FDS. Ces institutions restent, y compris dans les territoires arabes, sous contrôle étroit du PYD.

Dans le nord de la Syrie, les rivalités régionales réveillent l'organisation de l'État islamique

Tal Rifaat, dans le nord-ouest de la Syrie, subit un blocus économique de la part du gouvernement syrien et reste sous la menace constante d'une invasion turque. Alors que la région se trouve au cœur d'enjeux géopolitiques majeurs, les attaques d'Ankara remettent à l'ordre du jour la renaissance de l'organisation de l'État islamique dans la région.

India Ledeganck, anthropologue, est retournée dans le nord et l'est de la Syrie après un premier séjour de presque deux ans. Cette fois-ci, elle s'est rendue à Tal Rifaat, dans le nord-ouest, un enclave toujours contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), mais contrôlée au nord par les milices syriennes pro-turques et l'armée turque qui contrôle la province d'Afrin, dont la plupart des habitants kurdes se sont réfugiés notamment à Tal Rifaat. Pour accéder à Tal Rifaat par l'est, il faut passer par les checkpoints tenus par le régime syrien, ce que très peu de journalistes prennent le risque de faire. Elle l'a fait. Voici son récit, assez inédit dans une région toujours en guerre.

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La famille qui nous a accueillis à Shehba, canton de Tal Rifaat, est originaire d'Afrin, région envahie par l'État turc en 2018. Comme 300 000 autres exilés, ses membres se sont enfuis après l'occupation de leur ville. Ils habitent actuellement dans une maison qui leur a été fournie par l'Administration autonome du nord-est de la Syrie (Aanes), qui coordonne sept régions autonomes. Selon une ONG de défense des droits humains basée à Shehba, 100 000 réfugiés d'Afrin sont répartis dans 5 camps, dont plus de 3 700 familles à Tal Rifaat. L'aide médicale est fournie pour l'instant par le Croissant-Rouge arabe syrien et le Croissant-Rouge kurde, l'aide internationale n'étant parvenue que de manière très limitée selon les autorités locales.

La région de Tal Rifaat, située au nord d'Alep, ainsi que le quartier de Sheikh Maqsoud à Alep majoritairement habité par des Kurdes subissent un blocus particulièrement dur de la part du régime de Bachar Al-Assad depuis août 2022. Les habitants de Sheikh Maqsoud et Tal Rifaat n'ont plus la capacité de subvenir à leurs besoins de base : ou les prix sont trop élevés, ou les produits manquent. Le blocage des médicaments, du lait en poudre et du mazout aux checkpoints a des conséquences désastreuses sur la population. Les malades chroniques ne disposent plus de leur traitement et plusieurs enfants sont morts d'hypothermie ces dernières semaines, tandis que le dernier hôpital de Tal Rifaat, soutenu par la Croix-Rouge kurde, risque de fermer ses portes par manque de matériel. Le quotidien est dorénavant régi par le rationnement et la peur constante du lendemain, d'autant plus que la livre syrienne subit une inflation sans précédent.

Reprendre le contrôle de la région

Selon le Conseil démocratique syrien (MSD)1 et l'assemblée civile de Tal Rifaat, l'embargo a pour objectif d'obtenir des concessions de la part de l'Aanes. Car le gouvernement syrien ne reconnait pas l'autonomie des régions du nord de la Syrie, ni celle des Forces démocratiques syriennes (FDS). Depuis 2012, Assad reste imperturbable face aux demandes de négociations adressées par l'Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie (Aanes) sur ce point. « Le gouvernement syrien crée des frontières pour pouvoir assouvir son intérêt premier », qui est de reprendre le contrôle sur Tal Rifaat et Sheikh Maqsoud, déclare Jiyan, membre du Conseil démocratique d'Alep à Sheikh Maqsoud.

Les régions du Rojava (Administration autonome du nord-est de la Syrie)

Dans cette perspective, le morcellement des régions occidentales de l'Aanes s'avère un atout crucial pour le régime syrien. Dix kilomètres séparent la région sud de Tal Rifaat du quartier kurde de Sheikh Maqsoud dans le nord d'Alep. Cette bande de terre est cependant sous son influence, tout comme les territoires séparant Alep de Manbij, l'une des sept régions autonomes du nord-est syrien. En conséquence, les passages sur l'axe Manbij-Alep-Tal Rifaat sont soumis à la bonne volonté du régime, et de nombreux checkpoints sont disposés autour de ces différentes régions.

Une unité d'élite de l'armée syrienne à la manœuvre

Sur le terrain, les contrôles sont exercés par la 4e Division, une unité d'élite de l'armée syrienne proche de l'Iran qui, en plus de mettre en application le blocus économique imposé par le régime, se livre à des pillages et à des vols. Ainsi, lors de notre arrivée au camp de réfugiés Serdem à Shehba, nous avions été reçus par des représentants de l'Aanes encore en état de choc : des membres de la 4e Division avaient tenté de voler du mazout dans le camp le jour précédent, et cela s'était terminé par des confrontations entre eux et les forces de sécurité de l'Aanes.

La région de Shehba, juin 2022

En parallèle, une sélection à caractère discriminatoire est appliquée, et les Kurdes ou les réfugiés d'Afrin, kurdes et arabes, seraient ainsi confrontés à plus de difficultés lors de leurs déplacements. Pour exemple, nous avons rencontré une jeune femme kurde âgée de 20 ans originaire d'Afrin dont le passage avait été refusé. Bien qu'elle soit étudiante à l'université d'Alep, elle doit constamment recourir à l'aide de l'administration autonome pour pouvoir utiliser la route Alep-Manbij et rendre visite à sa famille. « C'est un peu comme une grande prison à ciel ouvert », nous dira un habitant de Tal Rifaat.

Cette politique basée sur la faim et la création de divisions au sein de la population touche en premier lieu les civils, comme le rappelle Mohamed Enan, membre de l'assemblée civile de la région de Tal Rifaat. « Ils ont créé des checkpoints et, dès qu'ils voient que je suis originaire d'Afrin, ils m'arrêtent », souligne Ali, un réfugié arabe d'Afrin victime d'humiliations par la 4e Division. Il a fui, avec plus d'une centaine de membres de sa famille, les exactions commises par les milices soutenues par la Turquie à Afrin.

La création de checkpoints par le gouvernement syrien afin de forcer l'administration autonome à céder son territoire n'est pas un phénomène récent. L'invasion d'Afrin par la Turquie en 2018 a été utilisée par la Russie et le gouvernement syrien pour affaiblir l'Aanes. Lorsque la guerre d'Afrin a éclaté, pour passer les checkpoints il fallait en avoir les moyens. Les civils paniqués de se retrouver bloqués à Afrin alors que de plus en plus de villes tombaient dans les mains de l'État turc étaient alors contraints de brader leurs biens et moyens de locomotion aux membres de la 4e Division pour des prix dérisoires.

La menace turque

« La Russie et le régime syrien brandissent la menace turque », indique Mohamed Enan. « Ils prennent l'invasion turque ou sa potentialité comme une opportunité afin de reprendre le contrôle des régions de Tal Rifaat, Kobané et Manbij. Les frappes quotidiennes à Tal Rifaat tirées depuis les régions occupées par la Turquie, les massacres commis par les milices proturques, tout se passe sous les yeux des Russes et du régime. » Les tirs près de la ligne de front sont effectivement encore monnaie courante à Tal Rifaat. Durant notre séjour, il y a eu plus ou moins deux tirs au mortier par jour près du camp de réfugiés où nous étions.

La Turquie considère le Parti de l'union démocratique (PYD), majoritaire au sein de l'Aanes, comme une section du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et une menace pour sa sécurité interne. Ankara a l'objectif de créer une zone tampon de 30 km le long de la frontière syro-turque, là où sont situées les villes à population majoritairement kurde. Elle a envahi la région d'Afrin en 2018 ainsi que la région entre Serê Kaniyê (Ras Al-Ain) et Girê Spî (Tal Abiad) en 2019. La région de Tal Rifaat est perçue comme la dernière cible de l'opération « Rameau d'olivier »2, selon l'agence de presse du gouvernement turc Anadolu. Un des motifs utilisés pour légitimer une opération militaire sur la région réside dans la composante démographique de Tal Rifaat, principalement constitué d'Arabes. Toujours selon Anadolu, des familles arabes auraient fui la région depuis l'installation de l'Aanes en 2016. Pourtant, les régions du nord sont un refuge pour de nombreuses familles arabes fuyant le régime d'un côté, les milices proturques à Afrin de l'autre. Le nord de la Syrie compterait plus de 30 000 déplacé·es provenant d'Idleb.

Tal Rifaat, région stratégique

« Tal Rifaat est une porte vers Alep » déclarent Jiyan et Mohamed Enan. Elle se présente effectivement comme une région stratégique pour la Turquie, car elle lui permet, via Alep, d'accéder à plusieurs routes économiques importantes. Celles-ci connectent les régions du nord-ouest de la Syrie avec les régions côtières syriennes, en traversant les régions de Hama et d'Idleb. « C'est une guerre économique qui s'attaque à la M4 », explique Mohamed Enan, se référant à l'autoroute qui traverse effectivement d'est en ouest les territoires de la Syrie et connecte Alep à la ville portuaire de Lattakié. La création d'une frontière entre les villes d'Azaz, de Tal Rifaat et d'Idleb amènerait la Turquie à disposer de carrefours économiques importants près de ses frontières. De plus, les postes-frontières de Bab Al-Salamah à Azaz et de Bab al-Hawa près d'Idleb sont à l'heure actuelle tous deux situés dans les régions occupées par les milices soutenues par la Turquie. Azaz joue de cette manière un rôle essentiel dans le soutien logistique apporté par la Turquie aux groupes rebelles. « Tal Rifaat est la clé pour connecter Azaz à Alep. C'est une manière pour la Turquie de renforcer son pouvoir de négociaition face à la Russie et à la Syrie » indique Jiyan.

« Il semble pourtant peu probable que la Russie serve Tal Rifaat à Ankara sur un plateau d'argent » précise-t-elle. Les invasions terrestres de la Turquie sur les territoires syriens situés à l'ouest de l'Euphrate ont été exécutées via l'accord de la Russie et de l'Iran en amont. Le 23 novembre 2022, alors que la Turquie opérait une série de bombardements dans toutes les régions du nord de la Syrie, des représentants russes ont déclaré qu'ils n'avaient pas accordé le feu vert à la Turquie pour mener une attaque terrestre. Néanmoins, un alignement de la Turquie par rapport aux objectifs de la Russie, qui souhaite une normalisation des rapports entre les deux États, pourrait potentiellement amener la première à obtenir des concessions. Un feu vert pour une nouvelle opération pourrait être obtenu dans ce cadre. Le 14 janvier 2023, le porte-parole de la présidence turque a ainsi déclaré qu'une attaque sur les régions du nord était imminente. Mazlum Abdi, commandant des FDS, a quant à lui annoncé qu'une opération turque de grande ampleur pourrait être réalisée sur Kobané vers le mois de février.

Les cellules dormantes de l'OEI à l'affut

En plus de la menace de l'invasion, les frappes aériennes quotidiennes et intensifiées en novembre 2022 ont engendré au sein de la population la crainte d'une activation des cellules dormantes de l'organisation de l'État islamique (OEI). Au cours de ces derniers mois, le personnel des infrastructures pénitentiaires et judiciaires de l'Aanes a été visé par des frappes aériennes turques, tuant notamment la coprésidente et le coprésident des structures pénitentiaires de la région de Jazira seulement deux mois après leur prise de fonction. La campagne aérienne en novembre 2022 a notamment visé la prison de Jerkin à Qamishli, un checkpoint du camp d'Al-Hol ainsi que les quartiers généraux des unités de contre-terrorisme (YAT) reliés à l'Aanes. Le 23 novembre 2022, plusieurs membres de l'OEI détenus dans le camp d'Al-Hol avaient tenté de fuir après une frappe turque sur l'un des checkpoints du camp.

Ce dernier regroupe en son sein plus de 53 000 personnes, majoritairement des enfants et des femmes affiliées à l'OEI. Mazlum Abdi avait déclaré le même jour l'interruption des opérations contre l'OEI, mais elles ont cependant repris quelques jours plus tard. « L'État islamique tire avantage des attaques perpétrées par l'État turc », explique Ruksen Mohamed, porte-parole des unités de protection de la femme (YPJ). « Les cellules dormantes attendent une opportunité pour pouvoir agir. Pour exemple, nous en avons récemment arrêté une près de Tal Hamis qui planifiait d'organiser une attaque contre les camps. Ils disposaient des armes et du matériel logistique nécessaire. Ces arrestations montrent qu'il suffit d'une attaque de la Turquie ou d'une autre cellule dormante pour qu'elles se mettent en action », explique-t-elle.

Les actions des cellules dormantes sont majoritairement concentrées dans la partie orientale de la région de Deir ez-Zor, le long de la frontière syro-irakienne. Fin décembre 2022, les unités de contre-terrorisme ont arrêté trois personnes accusées d'être membres de l'OEI et le directeur d'un hôpital de Deir ez-Zor a échappé à une tentative d'assassinat. Le 26 décembre, un membre de la sécurité de l'Aanes a perdu la vie près de Deir ez-Zor après une attaque dirigée contre une station de la sécurité interne. Une autre attaque, cette fois à Rakka, a été effectuée la même journée. Elle visait un centre de la sécurité interne situé à proximité d'une prison contenant presque 900 membres de l'OEI. Deux d'entre eux ont été tués, ainsi que deux membres des FDS et quatre de la sécurité interne. Un couvre-feu total sur la ville de Rakka et la fermeture des routes environnantes ont été imposés pendant plusieurs jours après cela. « Je suis inquiet, nous confie un habitant de la région de Deir ez-Zor, car nous ne savons pas quand ni comment les cellules peuvent attaquer ».

Une nouvelle invasion militaire de la part de l'État turc, en plus d'être une catastrophe humanitaire, amènerait une déstabilisation des structures politiques et militaires locales. Ces dernières ont pourtant joué un rôle majeur dans la victoire contre l'OEI au sein de la coalition internationale. Les FDS dénoncent les liens entre les actes terroristes perpétrés dans le nord de la Syrie et les milices proturques qui contrôlent les territoires occupés. Les populations locales sont de plus victimes d'exactions, d'arrestations arbitraires et d'actes de torture.


1NDLR. Aile politique des Forces démocratiques syriennes (FDS) et de l'Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie (Aanes).

2NDLR. Nom donné par les Turcs à la bataille d'Afrin (janvier-mars 2018), deuxième intervention militaire turque en Syrie après l'opération Bouclier de l'Euphrate de 2016-2017.

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