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À partir d’avant-hierOrient XXI

Mondial. L'équipe marocaine porte-étendard du monde afro-arabe

Le parcours de l'équipe nationale du Maroc dans cette Coupe du monde de football est pour le moins exaltant. Emmenés par l'entraîneur d'origine marocaine Walid Regragui, né en région parisienne et qui a pris ses fonctions il y a seulement trois mois, les Lions de l'Atlas ont dépassé toutes les attentes en battant trois anciennes puissances coloniales européennes, et affrontent la France pour les demi-finales.

Des séances de prière de masse en Indonésie aux célébrations dans les rues de la Somalie et du Nigeria, l'équipe marocaine a conquis le cœur de millions de personnes, Africains, Arabes, musulmans et migrants qui tous s'identifient d'une manière ou d'une autre à cette équipe. Les images perdureront : les jeux de jambes du meneur de jeu Hakim Ziyech, le milieu de terrain Sofian Amrabet — surnommé « ministre de la défense » — et ses accélérations, et l'étreinte d'après-match du capitaine de l'équipe Achraf Hakimi envers sa mère, laquelle travaillait comme domestique à Madrid tout en élevant ses enfants. Mais pour les Marocains, c'est aussi la prise de contrôle des stades qataris qui a captivé le monde : les tambours pulsés, les castagnettes et les chansons élaborées. Un chant fait sauter des dizaines de milliers de personnes, « Bougez ! Bougez ! Li ma bougash, mashi Maghribi » (Bouge, bouge ! Si tu ne bouges pas, tu n'es pas marocain). Les mèmes les plus largement diffusés au Maroc ont été des clips de joueurs et de l'entraîneur s'exprimant en darija (arabe vernaculaire marocain) lors des conférences de presse, et toute la perplexité et l'hilarité que cela a provoqué chez les observateurs occidentaux et arabes. En important la culture des stades marocains à Doha, cette Coupe du monde a également amené le darija sur le devant de la scène mondiale et des débats hyperlocaux sur la langue marocaine et l'identité nationale.

Les commentateurs arabes de foot constituent généralement une ligue à eux seuls, et lors de cette Coupe du monde, ceux de la chaîne qatarie de beIN Sports basée à Doha n'ont pas déçu. Le Tunisien Issam Chaouali est incroyablement éloquent, poétique, voire un peu trop parfois, avec ses multiples références littéraires et historiques. Il a été au top de sa forme pour couvrir ce qu'il appelle « la Coupe du monde des équipes africaines et asiatiques ». Un moment, il fait référence à Charlemagne et aux conquérants musulmans d'Espagne, puis il cite William Shakespeare — enfin, en quelque sorte : « Ya kun ? Na'am, ya kun ! » (Être ? — ouais, être !) Ensuite, il qualifie Lionel Messi de « maniaque » et de « goule », puis il se met à fredonner la chanson italienne antifasciste « Bella Ciao ». Il crie également aux joueurs et au monde de prêter attention aux changements géopolitiques évidents. Lorsque le Cameroun a marqué contre le Brésil, il s'est écrié « Ya Braziwww, ya Braziww ! » Il imite aussi des accents — « Mama Africa est en train de se lever ». Lorsque l'Allemagne, l'Espagne et le Brésil ont été éliminés, il a fait remarquer : « Les lunes peuvent disparaître, mais les étoiles ne manquent pas ». Lors de la dernière victoire contre le Portugal, ce même commentateur a fini en disant : « Mabrouk aux Arabes, aux Amazighs, aux musulmans, aux Africains », ce qui confirme à quel point la victoire marocaine a fait « accepter » le concept d'amazighité/berbérité.

L'équipe marocaine s'est attiré des éloges bien sûr : son ascension serait le signe « de l'ambition arabe » et de la « fierté arabe ». Ses atouts prouvent qu'« impossible » ne figure pas dans le dictionnaire arabe. Les commentaires arabes autour des Lions de l'Atlas sont enivrants. Dans le contexte d'un système d'État en ruine au Proche-Orient, sur fond de guerres civiles et d'une féroce campagne contre-révolutionnaire en cours, la soudaine possibilité, le temps de 90 minutes de jeu, d'une identité, d'une langue et d'une communauté partagées se fait grandissante, touchant les téléspectateurs à travers le monde arabophone.

Quelle langue, quels traducteurs ?

Sitôt que les interviews d'après-match débutent, des fissures apparaissent dans le miroir. Des traducteurs sont convoqués, des sous-titres arabes sont rapidement ajoutés à l'écran, et ce afin de traduire ce que disent les Marocains lorsqu'ils parlent en darija. L'une des dimensions les plus fascinantes de cette Coupe du monde est de voir la méfiance occidentale à l'égard de la langue et de la culture arabes se conjuguer à l'ambivalence proche-orientale à propos de la langue et de l'identité marocaines. Lors des conférences de presse, de nombreux joueurs marocains et Walid Regragui lui-même ne comprennent pas les questions posées par les journalistes arabophones et ont besoin de traducteurs. Un clip viral montre l'attaquant Hakim Ziyech écoutant patiemment une longue question posée en arabe, puis répondant : « English, please ». Ziyech, comme Amrabet, a grandi en parlant le tarifit, une langue berbère du nord du Maroc. Le défenseur Abdelhamid Sabiri parle le tachelhit, une langue berbère du sud, en plus de l'allemand, de l'anglais et du darija.

Sur les réseaux sociaux, des listes de joueurs amazighs/berbères ont été diffusées, avec des appels répétés aux commentateurs arabes du beIN pour qu'ils cessent de qualifier le Maroc d'équipe « arabe ». Des débats similaires ont eu lieu dans les médias sociaux en Occident : le Maroc est-il africain ou arabe ? Après s'être qualifié pour la demi-finale, le New York Times a tweeté que le Maroc était la première « équipe arabe » à se qualifier pour les demi-finales. Le lendemain, le journal a publié une correction indiquant qu'il s'agissait de la première « équipe africaine ».

Cette Coupe du monde a curieusement amené deux débats spécifiques au Maroc sur la scène internationale : d'une part, peut-on considérer que la langue vernaculaire marocaine est de l'arabe (réponse courte : oui, bien qu'il soit socialement plus facile de dire simplement « d'inspiration arabe ») et d'autre part, le Maroc est-il africain ou arabe ? (réponse courte : les deux.)

Les chercheurs qui étudient la hiérarchie sociolinguistique arabe1 relèvent que la langue vernaculaire marocaine est le « mouton noir » de la famille des langues arabes2, systématiquement perçue comme inférieure aux dialectes syrien et égyptien, — même si les Marocains peuvent être considérés comme polyglottes et plus modernes. Le darija serait peu sophistiqué, incompréhensible, voire « non arabe ». Quelques informations de base : les langues vernaculaires arabes sont influencées par des langues préexistantes, le soi-disant substrat ; de sorte que les dialectes levantins sont influencés par l'araméen, l'égyptien ammiya par le copte, et le darija marocain et algérien par diverses langues berbères/amazighes. Les langues berbères, rangées dans le groupe afro-asiatique, sont parlées par environ 30 millions de personnes à travers l'Afrique du Nord, du Maroc à l'est de l'Égypte et de la Tunisie au Niger.

La presse occidentale a beaucoup commenté le fait que les responsables qataris autorisent les drapeaux palestiniens dans les stades, mais interdisent les drapeaux LGBT. Moins commentée a été la présence du drapeau tricolore amazigh — le drapeau panberbère bleu, vert et jaune, visible dans les tribunes à chaque match marocain (et belge) de cette Coupe du monde. Le drapeau amazigh a été autorisé dans les stades, sauf lorsque les autorités ont confondu ses couleurs avec un drapeau LGBT.

Le retour du darija

Le darija, la langue vernaculaire marocaine, se caractérise ainsi par un fort substrat amazigh, ainsi que par un raccourcissement des voyelles, une phonologie particulière et la présence de mots empruntés au français et à l'espagnol. Des mots comme « tamazight », « daba » (maintenant) et « tamara » (difficulté), tous deux présents dans la musique populaire et les chants de football, rendent également le darija difficile à comprendre pour les proche-orientaux. Et puis il y a des mots arabes qui ont acquis des significations différentes au cours des siècles, car les dialectes lointains ont évolué séparément. Au Levant, « taboon » désigne le four en argile utilisé pour la cuisson du pain ; en Tunisie, le « taboona » est un pain traditionnel délicieusement moelleux. Au Maroc, « taboun » désigne les organes génitaux féminins. Ainsi, lorsqu'en décembre 2019, l'Algérie, grand adversaire du Maroc, a élu un président nommé Abdelmadjid Tebboune, et que des manifestants sont descendus dans la rue pour remettre en cause les résultats des élections et scander [« Allahu Akbar, tebboune mzowar » (Dieu est grand, ce tebboune est un faux !), il a inspiré des mèmes marocains sur Tebboune.

Mis à part les mèmes et les blagues, le darija nord-africain est depuis longtemps un point sensible pour les panarabistes. Comment une société qui a élevé l'arabe et l'islam au niveau des palais de Grenade peut-elle massacrer aujourd'hui l'arabe standard moderne ? Comment consolider les liens transfrontaliers quand les Maghrébins parlent un « patois » incompréhensible ? Le président égyptien Gamal Abdel Nasser envoyait des professeurs d'arabe en Algérie indépendante pour enseigner aux habitants l'arabe « approprié » au lieu du français ou du dialecte local. Pour les Arabes du Proche-Orient, le darija et les noms de famille marocains sont les indicateurs les plus forts de l'altérité marocaine. Et c'est historiquement dans les rivalités de football et plus récemment, dans le cadre des shows télévisés montrant les talents de la musique arabe que des tensions surgissent autour de ces différences.

Lors des tournois de football — le plus souvent la Coupe d'Afrique — les commentateurs du Proche-Orient ont du mal à prononcer les noms de famille marocains, observant que si les prénoms des joueurs marocains sont arabes, leurs noms de famille sont, bien sûr, différents. Même lors de cette Coupe du monde, il était assez plaisant d'entendre les commentateurs du Proche-Orient essayer de prononcer les noms de famille marocains Aguerd, Regragui, Ounahi, Tagnaouti). Et dans les émissions de musique arabophone comme « This Is the Voice » et « Arab Idol », les participants marocains se voient obligés de subir ce rite de passage où leur langue est régulièrement tournée en ridicule et où parfois on leur dit brusquement d'aller apprendre l'arabe. Il est donc un peu irréel de voir les commentateurs arabes se répandre soudain en louanges lorsque l'entraîneur marocain Walid Regragui donne une conférence de presse en darija, et de les voir répéter en souriant certains mots en darija : drari (les garçons) et bezaf (beaucoup). « Maintenant, tout d'un coup, vous considérez tous les Marocains comme des Arabes ? », a tweeté Safia, une jeune créatrice.

Lors de cette Coupe du monde, les téléspectateurs arabes ont été interloqués par le darija, l'identité amazighe, mais aussi par certains acteurs du nationalisme africain. On a beaucoup parlé du panafricanisme de l'entraîneur marocain Walid Regragui. Il a d'abord haussé les sourcils lorsqu'il a déclaré lors d'une conférence de presse que leur objectif était de jouer avec une qualité de jeu du niveau européen, mais avec des valeurs africaines. Lorsqu'on lui a demandé quelques jours plus tard si le Maroc représentait l'Afrique ou le monde arabe, il a répondu « Nous, au départ, sans faire de politique, on va déjà parler football et on défend le Maroc et les Marocains. C'est la première des choses. Ensuite, forcément, on est aussi africains et c'est la priorité […] On espère montrer que le football africain est entré dans une nouvelle phase… » Et d'ajouter : « après, forcément, de par notre religion et de par nos origines, pour une première Coupe du monde dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, il y a des gens qui vont s'identifier à nous. Forcément on est des exemples et on espère les rendre heureux. S'ils peuvent nous voir un peu comme un porte-drapeau, on sera contents de les rendre heureux si on peut passer »3.

Après le match contre le Portugal, Azzedine Ounahi, le milieu de terrain et l'une des vedettes du tournoi, a également dédié la victoire en premier à l'Afrique : « Nous sommes entrés dans l'histoire pour l'Afrique et même pour les Arabes… Nous remercions l'Afrique qui nous a toujours suivis et encouragés, et pareil pour les Arabes ».

Quelles que soient les origines de ce discours panafricain, qu'il s'agisse de l'agitation amazighe récente, des tendances panafricaines plus anciennes des années 1960, lorsque le magazine panafricain Souffles prospérait et que Nelson Mandela et Amilcar Cabral avaient trouvé refuge au Maroc, ou encore des impressions partagées au sein des banlieues françaises où Regragui a grandi, il a été intensifié par les soulèvements de 2011 et leurs conséquences et par le retour du Maroc dans l'Union africaine (UA) en 2016.

Des Kurdes aux Berbères, la diversité

Au cours des vingt dernières années, des mouvements sociaux ont lentement émergé au Maroc exigeant que le tamazight soit reconnu comme langue officielle dans la Constitution, et que le darija soit célébré comme langue nationale plutôt que d'être considéré comme une source d'embarras. Certains veulent que le darija reçoive le statut de langue distincte, un peu à la façon dont le créole haïtien a déclaré son indépendance de la langue française. Avec l'essor de la télévision par satellite et des médias sociaux, les gens ont commencé à se demander pourquoi les émissions doublées en dialectes égyptien et syrien étaient diffusées dans le monde arabe, alors qu'aucune émission n'est doublée en darija ? Sur Facebook, des listes noires ont été créées pour interpeller les artistes marocains qui participaient aux concours de talents arabes, mais préféraient s'exprimer ou chanter en syrien, en égyptien ou en libanais.

Ces mouvements identitaires ont pris de l'ampleur avec les soulèvements de 2011, ce que les universitaires américains ont un peu vite qualifié de « printemps arabe », un néologisme qui a eu pour effet d'effacer encore plus les communautés minoritaires (non arabes) longtemps marginalisées : les Nubiens, les Kurdes et les Berbères, lesquelles se sont précisément mobilisées en 2011 pour faire défendre une identité non arabe.

Le néologisme « printemps arabe » laisse entendre que les soulèvements n'étaient pas motivés par des facteurs économiques ou sociaux, mais par le nationalisme arabe, raison pour laquelle ils ne se seraient pas étendus au-delà du monde arabophone. Or, les révoltes maghrébines se sont en réalité étendues à plus d'une douzaine de pays d'Afrique subsaharienne (dont le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Togo, le Burkina Faso, l'Éthiopie, le Malawi, le Zimbabwe)4. Comme l'affirment Zachary Mampilly et Adam Branch dans leur livre Africa Uprising, les soulèvements nord-africains peuvent en fait être considérés comme le pic d'une vague de protestations à l'échelle du continent qui a commencé au milieu des années 2000, mobilisant en dehors des canaux politiques traditionnels.

Les soulèvements maghrébins donneront lieu à une nouvelle solidarité panarabe, mais aussi à de nouveaux nationalismes ethniques, qui aboutiront à la reconnaissance du tamazight comme langue officielle en 2011 au Maroc (et en Algérie en 2016). Les soulèvements ont également affiché un retour de bâton contre l'arabisme, d'autant plus que les États du Golfe et l'Égypte ont commencé à soutenir une contre-révolution régionale pour étouffer tout activisme démocratique et, après 2018, pour saper les transitions démocratiques tunisienne et soudanaise. L'une des réponses à l'interventionnisme politique des États du Golfe a été de se retourner contre le panarabisme, considéré comme une façade rhétorique de l'autoritarisme transnational et de l'appropriation des ressources culturelles, matérielles et foncières. Par conséquent, certains dirigeants soudanais appellent à se retirer de la Ligue arabe, et certains leaders amazighs à se distancer des causes politiques arabes (plus précisément la question palestinienne) et à faire pression pour la normalisation avec Israël. Le panarabisme est depuis sa création un curieux mélange d'émancipation, d'anti-impérialisme et d'autoritarisme transnational ; les régimes arabes les plus puissants se réservent depuis les années 1950 le droit d'intervenir dans n'importe quel État arabe et de faire taire toute personne définie comme arabe.

« Je remercie tout le continent africain »

Avec l'effondrement récent des républiques radicales (Syrie, Irak) et des partis politiques baasistes, le panarabisme organisé s'est effondré, tout comme sa rhétorique anti-impériale. Aujourd'hui, nous avons la montée des États du Golfe, dont l'approche est une combinaison de capitalisme effréné, d'islam et d'autoritarisme transfrontalier. L'enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 par le prince saoudien Mohamed Ben Salman a révélé que même les chefs d'État n'étaient pas en sécurité dans cette sphère politique arabe intensément répressive. D'où les stratégies de sortie. La nature autocratique et dominatrice des États du Golfe et la nature suprémaciste arabe de divers mouvements nationalistes islamistes et arabes, avec leurs incursions au Maghreb, détourneraient de nombreux jeunes nord-africains du nationalisme arabe.

Pour diverses raisons telles que l'effondrement de la Libye, le déclin de l'Union européenne, la montée de la Chine, les insurrections à travers le Sahel, le Maroc est revenu à l'UA en 2016. Et pour les responsables de l'État, la langue et l'identité amazighes ont constitué une sorte de carte de visite en Afrique, tandis que les langues amazighes, le darija et les pratiques soufies locales sont considérées comme un bouclier contre certains des courants idéologiques les plus nocifs émanant du Proche-Orient. Festivals, expositions, conférences et documentaires télévisés célébrant les liens du royaume avec « Ifriqiya » abondent désormais. Et depuis l'adoption de la Constitution de 2011 (qui parle d'« unité africaine ») et le retour à l'UA, c'est devenu la norme de qualifier le Maroc d'« arabe » et d'« africain » (peu importe dans quel ordre).

Dans la perspective de la demi-finale contre la France, une bande-annonce de buts diffusée en boucle à la télévision publique marocaine, montrant des scènes de célébrations et des joueurs s'embrassant les uns les autres, comme une incarnation de la nation : après cette campagne, une voix solennelle dit : « asbaha arabian ifriqiyan », « il est devenu arabe africain ». C'est peut-être pour cela que quelques jours après le match Maroc-Espagne, l'ailier Soufiane Boufal a présenté ses excuses au monde du football africain, après avoir dédié la victoire contre l'Espagne au monde arabe. « Je m'excuse de ne pas avoir mentionné tout le continent africain lors de l'entretien d'après-match d'hier », a-t-il déclaré, « je remercie tout le continent africain d'être là pour nous et je dédie cette victoire à chaque pays africain », et d'ajouter « les hommes de l'équipe nationale du Maroc sont si fiers de représenter tous nos frères du continent africain »5.

Face à la faiblesse des partis politiques, les mouvements et courants contestataires maghrébins post-2011 ont trouvé leur expression dans les stades de football, un espace que les autorités marocaines et algériennes peinent à contrôler. Ces dernières années, le derby de football marocain, entre les clubs du Raja et du Wydad basés à Casablanca, est devenu un spectacle culturel avec de gigantesques « tifos » et des hymnes politiques sur la corruption, la pauvreté et l'oppression. Dans les stades marocains, ces dernières années, l'hymne national est souvent hué. « Ces jours-ci, l'hymne national ressemble à un moyen de nous imposer le patriotisme, donc notre réaction a été de huer », dit un fan6.

Les drapeaux flottant dans les gradins sont le drapeau tricolore amazigh et le drapeau palestinien. Le drapeau marocain est tout simplement trop étroitement associé au régime. Le drapeau amazigh est quant à lui un rappel à l'Orient arabe que le Maroc est ethniquement et linguistiquement différent — et fier ; le drapeau palestinien est un rappel (voire un doigt d'honneur ?) aux régimes qui ont normalisé leurs relations avec Israël (en important les technologies de surveillance israéliennes testées sur les Palestiniens pour qu'elles soient désormais utilisées sur leurs citoyens), et un geste de solidarité envers les Palestiniens, rappelant que leur libération est un aspect du panarabisme à retenir.

« Nous ne t'abandonnerons pas, Gaza, même si tu es loin... »

Ce brassage culturel marocain est désormais parvenu au Qatar. Deux chants caractéristiques des stades de football marocain se sont répandus dans la région. Le premier est « Fi bladi Dalmouni » (Dans mon pays, je souffre d'injustice), qui s'est lentement propagé vers l'ouest à travers l'Afrique du Nord, et est maintenant chanté à Gaza. Ce chant a été repris par plusieurs groupes de musique. « Dans ce pays, nous vivons dans un nuage sombre. Nous ne demandons que la paix sociale », dit la chanson. « Les talents ont été détruits, détruits par les drogues que vous leur fournissez. Comment voulez-vous qu'ils brillent ? Vous volez les richesses de notre pays et les dilapidez avec des étrangers. »

L'autre chant est Rajawi Falastini, chantée par les ultras du Raja : « Nous ne t'abandonnerons pas Gaza, même si tu es loin… les Rajawi est la voix des opprimés ». Ce chant est maintenant devenu un incontournable de la Coupe du monde qatarie, chanté autant dans les stades que dans les rues de Doha.

Les liens historiques que le Maroc entretient avec l'Orient arabe sont forts, soutenus par une langue, une foi, ainsi que par une souffrance commune. La politique du régime et l'autoritarisme transnational ont néanmoins provoqué un contrecoup. Et « l'Afrique », avec laquelle le Maroc entretient également des liens longtemps négligés, est récemment apparue — également en raison de la politique de l'État — comme une alternative politique, une échappatoire à la domination et à l'effacement arabes. Il n'est pas surprenant que des tensions autour de ces alternatives se jouent dans les stades qatariens. Dès le coup d'envoi du tournoi, les militants marocains criaient à l'appropriation culturelle, demandant pourquoi la cérémonie d'ouverture comportait une réplique du palais marocain, Bab El-Makhzen à Fès. D'autres ont été particulièrement irrités par la vue d'autocrates bedonnants sur le balcon du VVIP agitant des drapeaux marocains, mais aussi par tous ces chefs d'État arabes qui s'approprient le succès des Lions comme une victoire arabe.

Accaparement des terres, sape des mouvements démocratiques, oppression ethnique, arrogance linguistique et maintenant appropriation de notre succès footballistique ? C'est ainsi que se décline l'argumentaire. Il est tout à fait possible que l'on se souvienne de cette Coupe du monde 2022 comme de la Coupe du monde des rois, rappelant celle de 1978 en Argentine, qui avait autant permis à la junte militaire de Buenos Aires de consolider son pouvoir qu'elle avait attiré l'opprobre mondial et l'attention sur le côté répressif du régime. Qatar 2022 braque également les projecteurs sur tous les damnés de la terre : les travailleurs, les minorités et les militants des droits humains en difficulté.

Depuis que le Maroc a joué contre la Croatie, les journalistes et les influenceurs YouTube implorent les diffuseurs du beIN de reconnaître la diversité ethnique des joueurs. Le 6 décembre dernier, alors qu'Achraf Hakimi intervenait pour tirer son penalty lors du match contre l'Espagne, le commentateur du beIN Jaouad Badda priait, haletant, la voix tremblante. Lorsque Hakimi a tiré un audacieux penalty à la Panenka et s'est retourné pour faire sa danse du pingouin, Badda s'est effondré de joie. « L'histoire est écrite… L'impossible n'est pas marocain… Lève la tête, tu es marocain ! Lève la tête, tu es arabe ! Lève la tête, tu es amazigh ! Tu es un Arabe, un Amazigh, un Marocain, un Africain ! » Et d'ajouter, en tamazight : « Tanmirt ! Tanmirt ! Tanmirt ! » (merci !).

Tanmirt, en effet.


1Sur cette question, voir le livre de Nada Yafi, Plaidoyer pour la langue arabe, à paraître le 6 janvier 2023.

6Aida Alami, « The soccer politics of Morocco The New York Review, 20 décembre 2018

Qatar. Un derby arabe de prestige en lever de rideau

Deux fameux clubs de football du monde arabe, l'égyptien Zamalek et le saoudien Al-Hilal se rencontrent ce vendredi 9 septembre 2022 pour baptiser l'Iconic Stadium de Lusail, le stade vedette du Qatar. La tonalité du match est jouée d'avance ; une belle fête régionale, à moins de deux mois de la Coupe du monde.

L'international tunisien Youssef Msakni vient de marquer le deuxième but de son équipe d'Al-Arabi SC. Pour la première fois, 22 acteurs foulent la pelouse de l'Iconic Stadium de Lusail lors d'un match officiel. Ce 11 août 2022, flambante neuve, la plus grande enceinte du Qatar qui accueillera le 18 décembre la finale de la Coupe du monde de football donne lieu à l'un des trois derbys de la métropole. Sur leurs gazons, les équipes d'Al-Arabi SC et d'Al-Rayyan SC se disputent la victoire. Malgré la passion, cette affiche reste néanmoins cantonnée aux frontières de la petite péninsule. Pour Doha qui développe autour de sa Coupe du monde un discours centré sur l'idée de don d'une fête du football mondial aux sociétés de l'aire culturelle arabe, ce match s'affirme comme un premier coup d'essai.

La recherche continue de l'aura régionale

L'inauguration du stade s'inscrit dans la droite ligne de son pré-tournoi autour de l'idée élaborée par l'émirat de « Coupe du monde des Arabes » ; Doha l'a mise en scène à plusieurs reprises. L'organisation de la Coupe arabe de la Fédération internationale de football association (FIFA) voyant l'Algérie triompher de la Tunisie à la fin de l'année 2021, puis l'accueil de la Supercoupe d'Afrique dans la foulée, mettant aux prises les deux grands clubs du Raja Casablanca et d'Al-Ahly SC, le club cairote le plus titré d'Afrique, sont des événements qui consacrent cette ligne politique. Ce 9 septembre, c'est au tour d'Al-Hilal SC et de Zamalek SC de prendre place dans l'arène pour renforcer la résonance régionale de l'inauguration en grande pompe de l'Iconic Stadium.

Le Qatar puise dans la culture sportive régionale pour accroître sa centralité. Doha se tourne vers les puissances du football arabe pour capter une part du capital symbolique dont elles jouissent. Centrer l'ouverture de son ultime stade autour de la réception du trophée de la Supercoupe d'Égypte-Arabie saoudite — Kas al-suber al-misri al-sa'oudi — lui offre une aura d'une tout autre dimension. Initialement pensée par Cheikh Fayçal Ben Fahad Al-Saoud, alors président de la fédération de football saoudienne en lien avec son homologue égyptien Samir Zaher, cette Coupe a été créée en 2001. Elle met aux prises les vainqueurs des coupes nationales et des championnats d'Égypte et d'Arabie saoudite.

Abandonnée dès 2003, la Supercoupe est réactivée conjointement, en 2018, par Riyad et Le Caire. En arrière-plan, ce renouveau traduit le renforcement des liens entre élites dirigeantes des deux pays. Quinze années plus tard, la Coupe Fahad devient la Coupe Mohamed Ben Salman quand le trophée maréchal Al-Sissi succède au trophée Hosni Moubarak.

Connexion Égypte-Golfe

Longtemps synonyme de refroidissement marqué par l'épisode de la « guerre froide » arabe, la relation entre l'Égypte et l'Arabie saoudite se résume, des années 1950 à la décennie 1970, à un enjeu de pouvoir structuré par l'opposition entre panarabisme et panislamisme. Une confrontation pouvant aussi être comprise comme une lutte entre une vision anti-impérialiste défendue par Gamal Abdel Nasser faisant front à l'appui de l'allié américain au roi Fayçal, en échange d'un accès privilégié à son marché pétrolier.

Dans ce contexte, l'Arabie saoudite s'est transformée au même titre que les pétromonarchies voisines en une terre d'exil de choix pour les opposants égyptiens. La période suivante marquée par l'infitah, une politique de libéralisation économique lancée par le président Anouar El-Sadate, marque une détente des relations entre les deux puissances régionales. Dans l'élan économique du krach pétrolier de 1973, l'immigration égyptienne vers l'Arabie saoudite s'accélère. En 2022, la péninsule Arabique accueille désormais la plus grande diaspora égyptienne.

Cette région se transforme en un prolongement démographique de l'Égypte , avec près de 3 millions d'Égyptiens en Arabie saoudite d'après les dernières statistiques de 2016 — certes un peu datées, mais qui donnent néanmoins une idée de son ampleur. S'y ajoutent les centaines de milliers d'Égyptiens qui habitent les émirats environnants. Un mélange culturel se produit alors, et le football n'y échappe pas, la Supercoupe naît de cette histoire. La relation de proximité politico-économique entretenue par Riyad et Le Caire aide à sa création.

Une culture du football miroir des migrations

Al-Ahly SC et Zamalek, les clubs mythiques du Caire, Al-Hilal, Al-Shebab et Al-Nasr, les trois grands clubs de Riyad, Al-Ittihad et Al-Ahly Al-Maliky, les clubs historiques de Djeddah jouissent tous d'une grande popularité du Maghreb au Machrek. Cette situation peut à la fois être comprise comme l'héritage du rayonnement culturel passé de l'Égypte conjugué à l'attrait économique plus récent du royaume saoudien.

Dans les années 1950, alors que Zamalek et Al-Ahly brillent déjà et suscitent l'émerveillement régional, dans le royaume saoudien, le football en est à ses débuts. Peu connue, l'histoire de cette pratique dans le pays se déroule par paliers. Sa diffusion se polarise autour des centres commerciaux et religieux du Hejaz dans les dernières années de la décennie 1920, de Djeddah à La Mecque, puis des sites pétroliers d'Al-Sharqiyah, sa région orientale, avant de prendre corps autour de Riyad dans les années 1950. Toute cette période rime avec la fondation des grands clubs saoudiens précités.

C'est dans l'élan modernisateur des années 1970, sous l'impulsion des autorités saoudiennes épaulées par des conseillers occidentaux que s'affirme cette passion, avec l'institutionnalisation du sport au sein de compétitions étatiques. Les institutions s'appuient sur le produit financier de l'industrie pétrolière. S'ensuit une amélioration du niveau sur la pelouse. La ferveur monte dans les travées. Consécutif à la prise d'otages de La Mecque de 1979, le raidissement des mœurs dans l'espace public défendu par le pouvoir réduit le champ des divertissements. Cette rupture politique fait du stade l'un des rares lieux de loisirs en milieu urbain à portée de la jeunesse saoudienne masculine. En Arabie saoudite, une culture du stade s'affirme.

Préparatifs politico-sportifs

Les rivalités internes au football saoudien et les bonnes performances de la sélection nationale contribuent à nourrir cette passion croissante. De plus en plus nombreuses, les diasporas arabes souvent friandes de football s'imprègnent de cette part de la culture saoudienne. Cette présence arabe irrigue l'ensemble de la région et assoit la popularité des grands clubs du royaume, de Djeddah ou de Riyad. L'Arabie saoudite rejoint ainsi l'Égypte en termes de rayonnement. La Supercoupe d'Égypte-Arabie saoudite naît de cet entrelacement transfrontalier des cultures.

Au Caire, Cheikh Hamad Ben Khalifa Ben Ahmed Al-Thani, l'homme fort du football qatarien, était présent au début du mois d'août 2022 pour une entrevue avec son homologue égyptien. C'est ce que relatent plusieurs médias locaux. Pour le président de la Fédération qatarienne de football, il s'agissait de bien s'assurer de la venue du champion d'Égypte en titre. Pour profiter de la popularité de ces deux piliers de la culture footballistique arabe, afin de garantir toute la publicité à cette inauguration qui n'aurait pu être que locale, mais que l'émirat a tenu à marquer d'une empreinte régionale de poids.

Versant de sa politique moins perceptible, cet axe montre un Qatar qui se pense au sein de son espace régional. Le pouvoir fait du sport un langage qu'il décline sous différentes formes avec ses outils médiatiques. Vu de Doha, Zamalek SC vs Al-Hilal SC, c'est se placer au centre du jeu pour nourrir son récit bien cadré de « Coupe du monde des Arabes ».

Palestine. « La bataille pour l'égalité des droits est une priorité »

Explorant le sionisme et ses conséquences, la chercheuse Ghada Karmi explique dans un ouvrage pédagogique pourquoi la seule solution pour les Palestiniens est celle d'un État unique. Mais pour l'heure en Israël et en Palestine, tous les citoyens n'ont pas les mêmes droits, loin s'en faut. Ghada Karmi, à l'invitation d'Orient XXI, sera ce vendredi 13 mai au Maghreb Orient des livres à Paris.

Ghada Karmi, universitaire et autrice palestinienne vivant en Angleterre, vient de publier à La Fabrique Israël-Palestine, la solution : un État. Elle estime avec cet ouvrage que la seule solution au conflit est celle d'un seul État, où tous les habitants jouiraient des mêmes droits politiques et civiques — solution qui semble aujourd'hui impossible, mais parait la seule souhaitable. Elle décrit les différentes formes que pourrait prendre cet État unique : une personne, une voix et un seul parlement, ou bien un État fédéral avec des institutions régionalisées. Ghada Kharmi explique ici sa démarche, et sera le vendredi 13 mai 2022 à Paris, dans le cadre d'une rencontre avec Sylvain Cypel débat organisée au Maghreb Orient des livres par Orient XXI.

Chris den Hond.Pourquoi l'actuel statu quo ou une solution à deux États ne sont-elles pas des solutions viables pour le peuple palestinien ?

Ghada Karmi. — Se contenter d'un statu quo serait un leurre, puisque la colonisation reste galopante. La solution à deux États, du point de vue palestinien, se résumait par « mieux vaut quelque chose que rien du tout », c'était vraiment le sentiment partagé par la population. Mais partager la terre en deux parts inégales, 78 % pour les Israéliens juifs et 22 % pour les Palestiniens était la première erreur figurant dans les accords d'Oslo. Ensuite, les accords n'intégraient pas du tout les réfugiés, qui sont six millions selon les chiffres des Nations unies. Les réfugiés ne sont pas une option « à régler après ». Ils ne sont pas un détail, et sans tenir compte d'eux, il n'y aura pas de solution. Et finalement, pour celles et ceux qui considèrent que le sionisme est le problème de fond, ce genre d'accord fait durer le sionisme. L'État sioniste a une longue histoire d'hostilité envers le peuple palestinien, donc rien de bon ne ressortirait de cette proposition de deux États. Les gens devraient arrêter de perdre du temps à évoquer cette possibilité.

C. H.Quelle serait selon vous une solution juste et viable ?

G. K. — Dans mon livre, j'explique les différents modèles utilisables pour satisfaire les deux groupes, les Israéliens juifs et les Palestiniens. Comment pourront-ils éventuellement vivre ensemble ? Je suis allée voir comment les choses se passent dans d'autres pays. L'idée d'une fédération avec un parlement commun qui a des compétences sur la défense, la politique étrangère et les grandes questions économiques comme la politique énergétique, combinée avec des institutions régionales, fonctionne en Suisse, en Espagne, en Belgique, en Allemagne et même aux États-Unis. Je ne dis pas que c'est le miracle sur terre, mais c'est une potentielle solution.

Le modèle binational intéresse bon nombre de dirigeants politiques. Ceci présuppose qu'il y a deux communautés qui habitent le même espace et veulent un certain degré d'autonomie en raison de la langue, de la religion ou des coutumes. Ils pourraient facilement avoir un parlement commun au sein duquel les deux communautés seraient représentées dans deux blocs à égalité, et à côté des parlements régionaux ou des institutions décentralisées avec des compétences spécifiques.

Il y a aussi le modèle d'un seul État démocratique et laïque sur la base des démocraties bourgeoises à l'occidentale : une personne, un vote, des arrangements pour la langue, etc. C'est le modèle que l'Organisation pour la libération de la Palestine (OLP) a proposé en 1969.

C. H.Quelle est votre proposition pour la région de Jérusalem, qui est un problème spécifique ?

G. K. — Le modèle de Bruxelles est vraiment intéressant à appliquer à Jérusalem. La région de Jérusalem et Bethléem pourrait être considérée comme une région ou une province avec ses propres parlements régionaux et ses propres compétences. Dans la région de Bruxelles, les deux communautés qui vivent mélangées sur ce territoire ont leurs propres institutions linguistiques, et parallèlement il existe un parlement bruxellois où siègent les deux communautés, avec le même nombre de sièges pour éviter qu'une domine l'autre, avec des compétences qui concernent la région.

Les domaines qui concernent tout le pays, comme la défense, les grandes décisions économiques, la sécurité sociale ou encore les affaires étrangères, restent les compétences d'un parlement fédéral ou national. S'il y a une volonté politique, c'est réalisable. Mais les deux parties devraient négocier sur un pied d'égalité. Si une partie domine l'autre, un accord juste ne peut pas être obtenu.

La présence juive israélienne en Palestine historique n'est pas une présence naturelle, mais les Palestiniens aujourd'hui sont obligés de faire avec. Les deux langues seraient donc des langues officielles. Chaque communauté aurait sa propre identité avec ses propres institutions. Ceci fonctionne en Suisse, en Belgique, en Espagne.

C. H.Dans vos propositions, un État fédéral ou un seul État démocratique, est-il question d'un retour des réfugiés ?

G. K. — Aucune solution ne peut aboutir si elle n'inclut pas le retour des six millions de réfugiés. Ils ne se sont pas évaporés. La solution que je favorise, c'est un seul État démocratique avec une personne, un vote, et un parlement démocratique qui représente les intérêts de tous ses citoyens. Dans ce cadre, les Palestiniens voudront le retour de leurs familles.

C. H.Est-ce qu'une de vos solutions est réalisable ?

G. K. — Le problème c'est qu'une des deux parties, Israël, s'oppose aux deux solutions. La situation colonisateur-colonisé bloque toute évolution. Israël n'a aucun intérêt à partager le pays avec le peuple colonisé. Israël veut tout prendre. Pour ce pays, le peuple colonisé a le choix entre accepter d'être colonisé ou bien partir. Ça c'est la situation réelle.

Je consacre un chapitre entier de mon livre à la question de l'égalité des droits. On sait tous que c'est extrêmement difficile. On ne peut pas sous-estimer les difficultés dans le passé. En revanche, il y a des mouvements en Israël-Palestine qui vont actuellement dans le sens de l'égalité des droits. Mais il ne nous reste pas beaucoup de temps. Le projet israélien de colonisation se poursuit jour après jour. Pendant qu'on parle, ils construisent des colonies. Il ne restera plus rien si on ne replace pas au centre du débat la question d'un seul État, au lieu de deux États. Et cette question devrait être portée par les Palestiniens qui vivent là-bas, pas par tout ce beau monde en exil. Ils devraient dire à Israël : « Vous nous contrôlez, nous n'avons aucun droit. Soit vous partez et vous arrêtez de nous contrôler, soit on obtient des droits égaux ». Désormais, la bataille pour l'égalité des droits citoyens et politiques est une priorité, comme elle l'a été en Afrique du Sud. Jamais il n'a été question de partager l'Afrique du Sud en deux parties. Le mouvement anti-apartheid nous montre le chemin. Mais il ne nous reste pas beaucoup de temps.

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Ghada Karmi, Israël-Palestine, la solution : un État
Traduit de l'anglais par Éric Hazan
La Fabrique, Paris, 2022,
156 pages, 13 euros.
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Rencontre-débat organisée par Orient XXI : Israël-Palestine, états d'apartheid.
Avec Ghada Karmi et Sylvain Cypel
Animation Alain Gresh
Maghreb-Orient des Livres
Hôtel de ville de Paris 8 Vendredi 13 mai 2022 de 14 h 30 à 15 h 30

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