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Hier — 26 avril 2024Analyses, perspectives

Jins, premier podcast en français sur la sexualité et l'islam

Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+.

En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant qu'homme, femme ou personne non binaire. « [j. n. s.] est aussi la racine du mot jensiya (nationalité) », ajoute Jamal, le créateur du podcast qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille. Le mot pose le thème et la ligne éditoriale. Le podcast permet de donner la parole en français d'abord, mais aussi en anglais dans sa deuxième saison, à des penseurs clés sur l'ensemble des questions que recouvre les sens de jins : l'essayiste Françoise Vergès, l'imame Amina Wadud ou encore l'islamologue Éric Geoffroy. Jamal lancera bientôt une version en arabe. Mais « arabe marocain ou arabe littéraire ? », il hésite encore.

« Faire des bêtises »

Jamal a grandi au Maroc dans les années 1990, avant de s'installer en France où il suit des études à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC). Il part ensuite travailler pour une agence de publicité à Shanghaï, Dubaï et New York. Aurait-il pu parler de jins publiquement avant de lancer le podcast ? « Au Maroc, on ne prononce pas le mot, on préfère dire "faire des bêtises", lebsala en arabe marocain », explique-t-il dans un entretien pour Orient XXI.

Jins reste l'innommable dans le couple, dans la famille, en société. Pour moi, le mot recouvre trois « h », hchouma (la honte), haram (l'interdit, l'illicite), et hogra (la discrimination, l'oppression, l'injustice voire l'humiliation).

Dans un épisode intitulé « Quand amour et humour font bon ménage » enregistré au Maroc en décembre 2023 aux côtés de l'humoriste marocaine Asmaa El-Arabi, à l'occasion d'un festival de radio et de podcast, Jamal répète « jins » plusieurs fois devant le public. Il veut habituer ses auditeurs, banaliser le mot, sortir du tabou. « Jins », « jins », « jins »... Lui ne sourcille plus, le mot est entré dans son vocabulaire après la production de près de cent épisodes, aujourd'hui disponibles sur des plateformes d'hébergement de podcasts, comme Spotify, Deezer, ou Apple.

Un succès fulgurant

Quatre-cent-cinquante mille écoutes cumulées à ce jour, dont quinze mille par mois en moyenne. La majorité des auditeurs est basée en France et en Afrique du Nord. Jamal ne s'attendait pas à un tel succès. Les messages d'un public reconnaissant affluent sur les réseaux sociaux. « Enfin un média qui aborde nos questions sans les caricaturer et donne la parole aux concernés », s'enthousiasme un auditeur régulier. On le félicite d'inviter des chercheurs, des militants qui utilisent des outils de l'intersectionnalité pour révéler la pluralité des discriminations de classe, de genre et de race subies dans la communauté arabe et/ou musulmane.

Je dis arabes et/ou musulmanes, mais j'y inclus des personnes juives qui sont marocaines, qui sont arabes, des personnes amazighes qui ne sont pas arabes et qui sont musulmanes… Je parle à ceux à qui l'on renvoie une image déformée d'eux-mêmes. Je dis : « Nous sommes beaux, nous avons droit à l'amour, au plaisir que l'histoire nous a retirés ».

Si tous les sujets ne font pas consensus parmi la communauté des abonnés sur les réseaux sociaux, la majorité aspire à fournir un espace de réflexion et de dialogue ouvert et inclusif. Lorsque le compte Instagram de Jins met en lumière des personnalités musulmanes ouvertement homosexuelles tel l'imam et chercheur Ludovic-Mohamed Zahed, ou l'autrice et militante musulmane LGBTQI+ Blair Imani, la majorité des commentaires réprouvent ceux qui les condamnent. « Le Coran ne condamne pas l'homosexualité, rappelle Jamal. Citez-moi un juriste — et non un imam 2.0 — qui affirme le contraire ». Le passage relatif au peuple de Loth (qawm Lout), prophète et messager de Dieu dans le Coran est le plus souvent cité pour parler d'homosexualité en islam1. Ce neveu d'Ibrahim reçoit chez lui des anges que les habitants de Sodome et Gomorrhe veulent tuer, violenter, violer. Jamal invite à écouter l'épisode consacré à ce sujet, réalisé avec l'imam et théologien Tareq Oubrou2. Il rappelle à ce titre :

Le texte sacré ne parle pas d'homosexualité, plutôt de règles divines qui ont été outrepassées. Ce n'est pas de l'amour entre deux hommes dont il est question, mais de violer des corps. C'est la violence qui est condamnée.

Nourri de ses nombreuses lectures et interviews, Jamal répond aujourd'hui sans hésiter à des questions complexes. Pourtant, rien ne le prédestinait à se saisir de ces sujets. Il a grandi dans une famille de la bourgeoisie marocaine à Casablanca, où il a été scolarisé au lycée français. Il a fréquenté l'élite marocaine, avec tous les privilèges dont cette jeunesse peut jouir : « Un peu plus de liberté sexuelle, résume-t-il, des instants volés, une forme de sexualité fugitive », dans un pays où la loi interdit les relations sexuelles hors mariage.

Hyper sexualisation des corps arabes

En France, Jamal est plus libre de vivre sa sexualité, néanmoins il découvre son arabité. Il constate que « la classe n'efface pas la race ». Il subit les blagues racistes, les discriminations au logement ou à l'embauche, et découvre l'hypersexualisation des corps arabes, qu'il déconstruira avec le chercheur Todd Shepard dans un épisode de Jins3. Il témoigne :

Une de mes copines attendait de moi une hyper virilité, l'exagération du comportement masculin stéréotypé. Elle me voulait agressif, contrôlant. Ce n'est pas ce que je suis. C'était ce qu'elle projetait.

Inspiré par le Collectif 490 au Maroc4, il commence à militer depuis New York pour abroger cet article du code pénal marocain qui punit d'emprisonnement d'un mois à un an « toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Pourtant, « le Coran parle de zaouj qui désigne une union entre deux êtres, et non de mariage. La pire abomination dans le Coran est de tromper l'amour », précise Jamal en citant Abdessamad Dialmy, sociologue marocain qui a travaillé sur l'amour et la conjugalité. Il décide alors de quitter son travail et de créer Jins.

Le moment déclencheur de son engagement a été le suicide d'Amina Filali, mariée de force à son violeur, qui a déclenché un débat juridique et conduit les députés marocains à voter en faveur d'un amendement du code pénal qui permettait, jusqu'en 2014, à l'auteur d'un viol d'échapper à la prison en épousant sa victime. Le « changement est possible, se dit-il, au Maroc, et ailleurs dans le monde où vit la communauté arabe et/ou musulmane ».

Plaisir féminin et droit au divorce

Jamal se documente. Il lit le Coran, mais aussi des livres et des poèmes érotiques des premiers siècles de l'islam. Il y découvre la place de l'amour et du plaisir dans les sociétés musulmanes avant la colonisation. Un aspect qu'il aborde également avec l'historien anglo-nigérian Habeeb Akande dans un épisode de son podcast5. Ensemble, ils reviennent sur les classiques de l'érotologie : des livres sur la sexualité écrits par des savants musulmans, parmi lesquels Jalal Al-Din Al-Souyouti (1445-1505) qui a su préserver la tradition de l'érotisme en islam. Avec le théologien et président de la Fondation de l'islam de France Ghaleb Bencheikh, il pose la question du plaisir féminin et du droit des femmes à demander le divorce si elles ne sont pas satisfaites sexuellement.

Avec le philosophe et islamologue Éric Geoffroy, il interroge les signes du caractère maternel, et donc féminin, de Dieu dans la formule Bismillah Al-Rahman Al-Rahim (Au nom de Dieu le très Miséricordieux), qui figure au début de chaque sourate du Coran, à l'exception de la neuvième Al-Taouba (La Repentance). La racine du mot rahim renvoie à la matrice, à l'utérus. Dieu est le « tout matriciant ». Dieu étant un, il est au-dessus de tout être sexué. Et l'être humain accompli qui retrouve le divin en lui-même réunifie le féminin et le masculin, comme l'explique Geoffroy dans un épisode6. On apprend également qu'Ibn Arabi, poète et philosophe soufi (1165 - 1240), considérait l'acte sexuel comme une prière, une prosternation sur la femme, durant laquelle l'homme et la femme se complètent et retrouvent leur origine divine. S'ouvre alors une réflexion sur le tantrisme islamique.

À bien des endroits, le podcast étonne par sa liberté de ton à l'égard des sujets abordés. « Nous sommes nombreux dans ma génération - celle des trentenaires – à vouloir explorer et poser les questions librement. Si ce podcast peut nous aider à nous réconcilier avec notre héritage et avec nous-mêmes, alors nous aurons collectivement gagné en liberté », espère Jamal.


1NDLR. Une manière péjorative de désigner une personne homosexuelle en arabe est « liwati », en référence au peuple de Loth.

2Tareq Oubrou, « Sexualité en islam, hallal ou illicite ? », Jins, décembre 2020.

3Todd Shepard, « Sex, France & Arab men », Jins, Saison 2, épisode 6, 30 juin 2022.

4En septembre 2019, 490 personnalités marocaines ont signé un manifeste pour dénoncer l'article 490 du code pénal dans le pays.

5Habeeb Akande, « Sexuality and erotology in Islam », Jins, saison 2, épisode 5, 23 juin 2022.

6Éric Geoffroy, « Sexualité, genre et soufisme », Jins, épisode 61, 22 septembre 2021.

À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

« Indivision » de Leila Kilani. Conte d'une Chéhérazade 2.0

Avec son nouveau film Indivision, la cinéaste franco-marocaine Leila Kilani explore des thèmes complexes de notre époque comme la propriété, la crise écologique et la lutte de classes, dans une structure modernisée de conte traditionnel. Le film sort en France ce mercredi 24 avril. Il est ici commenté par sa réalisatrice.

Voilà un conte simple que propose Leila Kilani : une histoire de famille, de forêt, d'héritage. Quelque chose d'assez classique qu'elle parvient cependant à tordre pour aboutir à une « transe narrative » lui permettant d'évoquer plusieurs questions politiques et socioéconomiques propres au Maroc, mais en lien avec le monde contemporain.

Les Bechtani se réunissent à la Mansouria, le vieux domaine familial en indivision, situé sur une colline de Tanger. L'opportunité de vendre cette gigantesque propriété foncière à un promoteur immobilier peut faire d'eux des millionnaires, pourtant la transaction s'avère plus compliquée que prévue. Anis (Mustafa Shimdat), l'un des personnages principaux, refuse de vendre.

INDIVISION - BANDE ANNONCE - UN FILM DE LEILA KILANI - YouTube

Cigogna nera

Anis est un esprit subversif qui vient bouleverser l'ordre social et qui introduit l'anarchie dans le récit, aidé par sa fille, Lina, une adolescente mutique de 13 ans, interprétée par Ifham Mathet, qui ne cesse de poster des stories1 sur les réseaux sociaux. La jeune influenceuse a perdu sa mère dans un accident de voiture qu'elle a provoqué en montrant des cigognes à son père. D'où son pseudonyme sur la toile : Cigogna nera (cigogne noire)2.

Elle a fait vœu de silence jusqu'à ce que son père sorte du coma, puis elle a poursuivi son mutisme alors qu'il est resté en vie. Depuis, tous les deux continuent à rouler en voiture dans la forêt pour observer les oiseaux. Quand cette affaire de vente apparaît, ils sont les seuls à s'y opposer, aux côtés des habitants défavorisés du domaine. Lina, décrite comme une fille étrange, « une possédée, une lunatique, une sorcière », décide de balancer sur les réseaux une sorte de journal intime filmé. Elle raconte les évènements qui déchirent la Mansouria, mettant à nu les jeux de pouvoir entre classes sociales, les paradoxes de tout un chacun, les sales petits secrets des uns et des autres, les manigances, en même temps que des questions d'actualité tel que le droit à la terre, la catastrophe écologique, la polarisation, le fascisme, l'obscénité de la spéculation immobilière… Le tout s'articule dans une ambiance particulière de fable.

Une structure en spirale

La narratrice du film est donc une figure romanesque. Elle fait office de Chéhérazade version 2.0, comme l'indique la cinéaste de 53 ans, très marquée par les histoires de sa grand-mère paternelle et de sa ville d'origine, Tanger.

Lina s'inscrit profondément dans son époque. En même temps, elle est formellement dans une structure très classique de conteuse orientale. Mon obsession dans le cinéma, c'est de mettre en scène l'oralité arabe et de réintroduire la structure en boucle des contes. D'ailleurs, il n'y a pas de construction linéaire dans mes films. Pour moi, le cinéma est un langage et une sémiologie qui n'est pas juste de la littérature filmée. Il ne repose pas sur un mode grammatical retraçant l'itinéraire d'un héros. Je tiens absolument à inventer des figures hybrides, qui se placent dans nos mémoires anciennes aussi bien que dans le monde d'aujourd'hui3.

Les histoires de grand-mère n'étaient jamais les mêmes. Il y avait souvent des ellipses, et il fallait composer pour combler le vide. Un peu à la manière de ce qui passe dans les cercles de conteurs traditionnels au Maroc (halqa) et sur les réseaux sociaux de nos jours. La réalisatrice explique :

Dans la halqa, le conteur est là, les gens participent à son cercle et les histoires ne sont jamais les mêmes, puisque le récit s'invente avec le public. Il en est de même sur les réseaux sociaux. Lina possède son cercle, son chœur collectif. Elle raconte une histoire qu'elle réinvente chaque jour.

Leila Kilani n'est pas sans ressembler à sa narratrice, cette fille rebelle au regard perçant qui a une porosité au monde et une grande capacité d'observation. Elle relativise :

Je n'écris pas pour m'identifier à mes personnages, mais je me reconnais plus dans le personnage du père, Anis, qui se pose tout le temps des questions sur le monde, et qui est décalé par rapport à sa famille. Pendant le tournage, c'était lui mon double. Il a cette folie, le côté sans limite, avec une recherche d'intensité poétique dans chacun de ses actes, une sorte de lyrisme incroyable.

L'insurrection des oiseaux

À travers la construction de ses personnages, la cinéaste souhaite cultiver une zone grise, nourrir la complexité et ne pas tomber dans la dichotomie des bons et des méchants. Ainsi, Lina, la jeune narratrice déjantée et un peu autiste, mène la révolution tout en ayant un esprit de vengeance. La domestique Chinwiya, toujours présente aux côtés de la jeune fille paraît faible, pourtant elle se transforme en furie. La maréchale, la grand-mère autoritaire de Lina, figure de la matriarche, est un peu « une ogresse qui mange ses propres enfants. Elle peut être à la fois Médée, Richard III, ou n'importe quel dictateur arabe. C'est la gardienne de l'ordre dans un royaume où elle ne dispose pas de réel pouvoir. Selon la loi islamique, elle hérite du sixième. En incitant tout le monde à la vente, elle est quasiment contrainte à la violence ». À la fin, ce personnage joué par Bahia Bootia Al-Oumani est à terre. Elle demande pardon pour toute la brutalité qu'elle a provoquée et fait son mea culpa.

Le film s'achève sur une hadra, un rituel musical soufi. Le chant mystique résonne dans la grande maison familiale : « Qoumou qoumou yal ‘achiqine » (réveillez-vous, réveillez-vous, les amoureux).

Je voulais avoir une transformation fantastique, et non une mutation apocalyptique (…) La crise est là, mais on doit plus que jamais s'autoriser à rêver, à bricoler des solutions artistiques, pour ne pas sombrer dans un suicide collectif. Le dernier tiers du film, c'est la métamorphose. On va vers le jour libérateur.

Un nouveau jour se lève sur une révolution cosmogonique. La nature s'insurge contre l'exploitation effrénée. Les oiseaux sont perchés sur les hauteurs de Tanger, la ville fétiche où se déroulent tous les films de Leila Kilani.

Tanger, cinématographique et frondeuse

Malgré cette fidélité, la réalisatrice qui a horreur des titres refuse d'être désignée comme « la cinéaste de Tanger » ou la voix officielle d'une ville :

Indivision devait être filmé à Rabat, toutefois cela c'est avéré impossible, car Tanger possède une plasticité qui absorbe le monde. Je jure à chaque fois que c'est ma dernière œuvre là-bas. Cependant, il y a une construction de l'espace et une géographie qui font que tout est pictural. Toutes les tensions du monde y sont représentées : les collines sur l'Europe, le rapport de classe entre les riches et les pauvres… Il y a de la dramaturgie, de l'esthétique cinématographique, de l'architecture. On ne peut pas tourner le dos à tout cela. Il y a en outre un tournoiement insensé de sons, une présence incroyable du vent. On a l'impression d'être devant une nappe électro-acoustique, de baigner dans une expérience sonore (…) J'espère tout de même tourner mon prochain film en Sardaigne.

Est-ce un vœu pieux de la part de celle qui a grandi à Casablanca, et qui revient malgré tout sans cesse à Tanger, ville d'origine de sa famille et surtout de son imaginaire ?

Casa c'est la jungle, une sorte de modernité sauvage et bouillonnante, tandis que Tanger est longtemps restée une ville endormie. Elle ne s'est pas développée pendant 40 ans tant Hassan II la détestait et la considérait comme une ville frondeuse, car elle a manifesté contre lui au début de son règne.

Dans tous les films de Leila Kilani4, on retrouve une continuité d'interrogation, d'esthétique, d'approche et de pensée, qu'elle parvient à nous transmettre avec son équipe, « la joyeuse bande de saltimbanques » avec qui elle travaille constamment : Éric Devin, son mari et directeur de photographie, Angelo Zamparutti, chef décorateur et Tina Baz, monteuse. Tous les quatre sont traversés par les mêmes préoccupations politiques, et partagent le même humour.

Je me place tout le temps dans une sorte d'angoisse joyeuse. Un film, c'est surtout un moyen de poser des questions. Il y a une forme de transcendance dans le cinéma, une sorte de communion. On est collectivement unis en regardant les mêmes images, et en étant traversés par la même émotion. Cette unité, ce rapport collectif relève de la hadra. Ce que je cherche en termes de cinéma, ce n'est pas la maîtrise cérébrale. C'est plutôt une unité quasi-mystique entre l'image et le récit.

Indivision est en cela une tentative réussie.

#


Indivision
Film de Leila Kilani
2024
127 minutes
Sortie le 24 avril 2024.


1NDLR. Les stories sont de courtes vidéos dont la durée de vie ne dépasse pas les 24 heures.

2La cigogne au Maroc représente l'esprit des saints.

3Toutes les citations de Leila Kilani ont été recueillies par l'autrice de l'article.

4Tanger, le rêve des brûleurs (2002), Zad Moultaqa, Beyrouth retrouvé (2003), Nos lieux interdits (2008), Sur la planche (2011).

« Indivision » de Leila Kilani. Conte d'une Shéhérazade 2.0

Avec son nouveau film Indivision, la cinéaste franco-marocaine Leila Kilani explore des thèmes complexes de notre époque comme la propriété, la crise écologique et la lutte de classes, dans une structure modernisée de conte traditionnel. Le film sort en France ce mercredi 24 avril. Il est ici commenté par sa réalisatrice.

Voilà un conte simple que propose Leila Kilani : une histoire de famille, de forêt, d'héritage. Quelque chose d'assez classique qu'elle parvient cependant à tordre pour aboutir à une « transe narrative » lui permettant d'évoquer plusieurs questions politiques et socioéconomiques propres au Maroc, mais en lien avec le monde contemporain.

Les Bechtani se réunissent à la Mansouria, le vieux domaine familial en indivision, situé sur une colline de Tanger. L'opportunité de vendre cette gigantesque propriété foncière à un promoteur immobilier peut faire d'eux des millionnaires, pourtant la transaction s'avère plus compliquée que prévue. Anis (Mustafa Shimdat), l'un des personnages principaux, refuse de vendre.

INDIVISION - BANDE ANNONCE - UN FILM DE LEILA KILANI - YouTube

Cigogna nera

Anis est un esprit subversif qui vient bouleverser l'ordre social et qui introduit l'anarchie dans le récit, aidé par sa fille, Lina, une adolescente mutique de 13 ans, interprétée par Ifham Mathet, qui ne cesse de poster des stories1 sur les réseaux sociaux. La jeune influenceuse a perdu sa mère dans un accident de voiture qu'elle a provoqué en montrant des cigognes à son père. D'où son pseudonyme sur la toile : Cigogna nera (cigogne noire)2.

Elle a fait vœu de silence jusqu'à ce que son père sorte du coma, puis elle a poursuivi son mutisme alors qu'il est resté en vie. Depuis, tous les deux continuent à rouler en voiture dans la forêt pour observer les oiseaux. Quand cette affaire de vente apparaît, ils sont les seuls à s'y opposer, aux côtés des habitants défavorisés du domaine. Lina, décrite comme une fille étrange, « une possédée, une lunatique, une sorcière », décide de balancer sur les réseaux une sorte de journal intime filmé. Elle raconte les évènements qui déchirent la Mansouria, mettant à nu les jeux de pouvoir entre classes sociales, les paradoxes de tout un chacun, les sales petits secrets des uns et des autres, les manigances, en même temps que des questions d'actualité tel que le droit à la terre, la catastrophe écologique, la polarisation, le fascisme, l'obscénité de la spéculation immobilière… Le tout s'articule dans une ambiance particulière de fable.

Une structure en spirale

La narratrice du film est donc une figure romanesque. Elle fait office de Shéhérazade version 2.0, comme l'indique la cinéaste de 53 ans, très marquée par les histoires de sa grand-mère paternelle et de sa ville d'origine, Tanger.

Lina s'inscrit profondément dans son époque. En même temps, elle est formellement dans une structure très classique de conteuse orientale. Mon obsession dans le cinéma, c'est de mettre en scène l'oralité arabe et de réintroduire la structure en boucle des contes. D'ailleurs, il n'y a pas de construction linéaire dans mes films. Pour moi, le cinéma est un langage et une sémiologie qui n'est pas juste de la littérature filmée. Il ne repose pas sur un mode grammatical retraçant l'itinéraire d'un héros. Je tiens absolument à inventer des figures hybrides, qui se placent dans nos mémoires anciennes aussi bien que dans le monde d'aujourd'hui3.

Les histoires de grand-mère n'étaient jamais les mêmes. Il y avait souvent des ellipses, et il fallait composer pour combler le vide. Un peu à la manière de ce qui passe dans les cercles de conteurs traditionnels au Maroc (halqa) et sur les réseaux sociaux de nos jours. La réalisatrice explique :

Dans la halqa, le conteur est là, les gens participent à son cercle et les histoires ne sont jamais les mêmes, puisque le récit s'invente avec le public. Il en est de même sur les réseaux sociaux. Lina possède son cercle, son chœur collectif. Elle raconte une histoire qu'elle réinvente chaque jour.

Leila Kilani n'est pas sans ressembler à sa narratrice, cette fille rebelle au regard perçant qui a une porosité au monde et une grande capacité d'observation. Elle relativise :

Je n'écris pas pour m'identifier à mes personnages, mais je me reconnais plus dans le personnage du père, Anis, qui se pose tout le temps des questions sur le monde, et qui est décalé par rapport à sa famille. Pendant le tournage, c'était lui mon double. Il a cette folie, le côté sans limite, avec une recherche d'intensité poétique dans chacun de ses actes, une sorte de lyrisme incroyable.

L'insurrection des oiseaux

À travers la construction de ses personnages, la cinéaste souhaite cultiver une zone grise, nourrir la complexité et ne pas tomber dans la dichotomie des bons et des méchants. Ainsi, Lina, la jeune narratrice déjantée et un peu autiste, mène la révolution tout en ayant un esprit de vengeance. La domestique Chinwiya, toujours présente aux côtés de la jeune fille paraît faible, pourtant elle se transforme en furie. La maréchale, la grand-mère autoritaire de Lina, figure de la matriarche, est un peu « une ogresse qui mange ses propres enfants. Elle peut être à la fois Médée, Richard III, ou n'importe quel dictateur arabe. C'est la gardienne de l'ordre dans un royaume où elle ne dispose pas de réel pouvoir. Selon la loi islamique, elle hérite du sixième. En incitant tout le monde à la vente, elle est quasiment contrainte à la violence ». À la fin, ce personnage joué par Bahia Bootia Al-Oumani est à terre. Elle demande pardon pour toute la brutalité qu'elle a provoquée et fait son mea culpa.

Le film s'achève sur une hadra, un rituel musical soufi. Le chant mystique résonne dans la grande maison familiale : « Qoumou qoumou yal ‘achiqine » (réveillez-vous, réveillez-vous, les amoureux).

Je voulais avoir une transformation fantastique, et non une mutation apocalyptique (…) La crise est là, mais on doit plus que jamais s'autoriser à rêver, à bricoler des solutions artistiques, pour ne pas sombrer dans un suicide collectif. Le dernier tiers du film, c'est la métamorphose. On va vers le jour libérateur.

Un nouveau jour se lève sur une révolution cosmogonique. La nature s'insurge contre l'exploitation effrénée. Les oiseaux sont perchés sur les hauteurs de Tanger, la ville fétiche où se déroulent tous les films de Leila Kilani.

Tanger, cinématographique et frondeuse

Malgré cette fidélité, la réalisatrice qui a horreur des titres refuse d'être désignée comme « la cinéaste de Tanger » ou la voix officielle d'une ville :

Indivision devait être filmé à Rabat, toutefois cela c'est avéré impossible, car Tanger possède une plasticité qui absorbe le monde. Je jure à chaque fois que c'est ma dernière œuvre là-bas. Cependant, il y a une construction de l'espace et une géographie qui font que tout est pictural. Toutes les tensions du monde y sont représentées : les collines sur l'Europe, le rapport de classe entre les riches et les pauvres… Il y a de la dramaturgie, de l'esthétique cinématographique, de l'architecture. On ne peut pas tourner le dos à tout cela. Il y a en outre un tournoiement insensé de sons, une présence incroyable du vent. On a l'impression d'être devant une nappe électro-acoustique, de baigner dans une expérience sonore (…) J'espère tout de même tourner mon prochain film en Sardaigne.

Est-ce un vœu pieux de la part de celle qui a grandi à Casablanca, et qui revient malgré tout sans cesse à Tanger, ville d'origine de sa famille et surtout de son imaginaire ?

Casa c'est la jungle, une sorte de modernité sauvage et bouillonnante, tandis que Tanger est longtemps restée une ville endormie. Elle ne s'est pas développée pendant 40 ans tant Hassan II la détestait et la considérait comme une ville frondeuse, car elle a manifesté contre lui au début de son règne.

Dans tous les films de Leila Kilani4, on retrouve une continuité d'interrogation, d'esthétique, d'approche et de pensée, qu'elle parvient à nous transmettre avec son équipe, « la joyeuse bande de saltimbanques » avec qui elle travaille constamment : Éric Devin, son mari et directeur de photographie, Angelo Zamparutti, chef décorateur et Tina Baz, monteuse. Tous les quatre sont traversés par les mêmes préoccupations politiques, et partagent le même humour.

Je me place tout le temps dans une sorte d'angoisse joyeuse. Un film, c'est surtout un moyen de poser des questions. Il y a une forme de transcendance dans le cinéma, une sorte de communion. On est collectivement unis en regardant les mêmes images, et en étant traversés par la même émotion. Cette unité, ce rapport collectif relève de la hadra. Ce que je cherche en termes de cinéma, ce n'est pas la maîtrise cérébrale. C'est plutôt une unité quasi-mystique entre l'image et le récit.

Indivision est en cela une tentative réussie.

#


Indivision
Film de Leila Kilani
2024
127 minutes
Sortie le 24 avril 2024.


1NDLR. Les stories sont de courtes vidéos dont la durée de vie ne dépasse pas les 24 heures.

2La cigogne au Maroc représente l'esprit des saints.

3Toutes les citations de Leila Kilani ont été recueillies par l'autrice de l'article.

4Tanger, le rêve des brûleurs (2002), Zad Moultaqa, Beyrouth retrouvé (2003), Nos lieux interdits (2008), Sur la planche (2011).

Migrations et frontières. Surveiller et punir

Le 14 mars 2024, le naufrage d'une embarcation au large du sud-ouest de la Tunisie faisait 36 morts ou disparus. La veille, 60 migrants avaient déjà disparu en partance des côtes libyennes. Le 15 mars, 22 autres allaient mourir noyés à proximité de la Turquie. S'il ne s'agit là que de derniers cas recensés, la tendance à l'augmentation des drames reste claire. Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), 3 105 personnes sont mortes ou disparues en Méditerranée en 2023, nombre jamais atteint depuis 2017.

La même semaine, le 17 mars, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la tête d'une délégation au Caire, signait un accord de partenariat avec l'Égypte, à hauteur de 7,4 milliards d'euros, comportant un volet migratoire1. L'enjeu est simple : externaliser un peu plus les frontières européennes en soutenant un régime autoritaire pour qu'il gère les flux de population, qu'elle soit subsaharienne, proche-orientale ou même égyptienne. Alors que le silence et surtout l'inaction des institutions européennes sont criants à l'égard du génocide en cours dans la bande de Gaza — l'Union européenne est le principal partenaire commercial d'Israël et nombre d'États membres, dont la France, continuent à livrer de l'armement —, la diplomatie européenne se réduirait-elle à un contrôle de l'externalisation des frontières ? Est-ce là l'ambition internationale des 27 États membres ?

« Gérer les frontières » revient à réifier les migrants, au mieux, si ce n'est à convertir les identités, les vies, les trajectoires en chiffres. Ainsi est posée l'équation. Dès lors que le problème est numérique, il devrait se régler par des chiffres, déboursés à l'occasion pour cette dite gestion. Or pourquoi migre-t-on ? Si les raisons sont diverses (persécution, travail, études, famille, etc.), le débat public se focalise surtout sur l'opposition, binaire, entre réfugiés politiques et migrants économiques. Comme si les premiers étaient davantage légitimes que les seconds. Comme si la persécution définie par la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés ne pouvait pas être interprétée et perçue de manière différente.

À l'heure de la mondialisation des technologies du numérique, d'une hyper connexion mondiale et d'une diffusion instantanée des informations, les inégalités et injustices sont parfaitement identifiées. Et immédiatement. C'est ce que nous explique Nathalie Galesne sur BabelMed dans son article « Tunisie, un pays sous scellés ? ». L'indécence de disposer d'un « passeport rouge », comme on dit en tunisien, pour traverser les frontières, contraste avec la situation des Tunisiens, de plus en plus empêchés de partir. Cela suscite une pulsion de viatique, alimentée par l'impact de la colonisation sur les inconscients ou le fantasme de l'Occident rêvé mais aussi, et surtout, par un quotidien difficile. Pénuries, ségrégation socio-spatiale, violences policières, absence de perspectives : comment ne pas corréler les velléités de départ avec l'augmentation du chômage2, de l'inflation, et de la désillusion politique plus de 10 ans après la révolution comme l'illustre la chute drastique de la natalité3 ?

Or « le malheur des uns fait le bonheur des autres » nous explique Marine Caleb dans son article pour Orient XXI. Le départ massif de jeunes qualifiés, formés en Tunisie, profite aux économies du Nord, malgré des procédures de régularisation complexes. Et on ne peut que décrier l'absence de concertation pour un développement plus circulaire entre les deux rives de la Méditerranée.

De l'autre côté de la rive, l'Europe danse essentiellement sur deux pieds : celui de la militarisation de ses frontières et de l'externalisation de sa politique migratoire. Comme y revient Federica Araco sur BabelMed avec son article « L'ombre portée de la forteresse Europe », « depuis 2014, l'agence européenne de contrôle des frontières Frontex a mené plusieurs opérations militaires pour surveiller et limiter les flux migratoires (Triton, Sophia, Themis, Irini) qui ont rendu les limites de cet immense continent liquide de plus en plus dangereuses pour ceux qui tentent de les franchir ». Y compris avec l'utilisation de drones Héron développés par l'entreprise Israel Aerospace Industries, dont l'armement est actuellement massivement employé contre les Palestiniens dans la bande de Gaza. L'autre volet est celui de l'externalisation de la gestion des frontières extérieures. Avec le système de Dublin, il n'y a aucune solidarité européenne concernant l'asile, et la pression migratoire s'exerce exclusivement sur les pays méditerranéens. En revanche, tous les États européens s'accordent d'une seule voix pour externaliser leurs frontières, de façon à ce que celles-ci soient contrôlées et renforcées directement par les États du sud et de l'est de la Méditerranée. Après la Turquie, la Libye, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, c'est au tour de l'Égypte de bénéficier de financements européens censés empêcher que les migrants ne prennent le large, légitimant de fait un certain nombre de régimes autoritaires qui font peu de cas des violations itératives des droits humains. Avec pour conséquence près de 30 000 migrants morts ou disparus en Méditerranée au cours d'une décennie.

L'article « Dans l'enfer des derniers disparus » de Federica Araco sur BabelMed revient sur les conséquences du durcissement des politiques migratoires, que ce soit sur les trois principales voies maritimes de la Méditerranée (centre, ouest, est) ou sur les voies terrestres, avec la construction de structures de barbelés aux frontières. Loin de restreindre le phénomène migratoire, ces mesures le rendent plus périlleux et s'accompagnent d'une diminution de la qualité de l'accueil sur le sol européen. Le cas de l'Italie, exposé par la journaliste, est à ce titre flagrant. Il illustre bien les vulnérabilités accrues des migrants, entre travail au noir et circuits criminels.

À la frontière entre l'Algérie et le Maroc, le renforcement du dispositif de surveillance par les gardes-frontières et les tours de contrôle a eu pour conséquence de modifier les flux migratoires. Comme le développent S.B et B.K dans leur article « À la frontière algéro-marocaine, traces des drames migratoires entraînés par sa militarisation, les prisons et les risques de mort », pour Maghreb Émergent et Radio M, l'évacuation des milliers de migrants subsahariens d'Oued Georgi à la frontière, « a déplacé ces derniers vers d'autres routes de migration clandestine ». D'autant que l'insécurité aux frontières incitait déjà Subsahariens et Algériens à se diriger vers l'est, notamment vers la Tunisie et la Libye. Ce serait également le cas de Marocains, dont la migration vers l'Algérie, pour des raisons de coût moindre et de traversées plus sécurisées, s'accentuerait.

L'ensemble de ces évolutions n'arrangent en rien les conditions de vie des migrants dans les pays de transit, notamment en Tunisie. Dans son « Reportage au lac 1 : la Tunisie face à l'afflux de Soudanais » pour Nawaat, Rihab Boukhayatia détaille les conditions de vie misérables dans des camps jouxtant les locaux de l'OIM au cœur de la capitale. « Débordé, le HCR n'est pas en mesure de répondre aux attentes des réfugiés sans le soutien des autorités tunisiennes. Les procédures légales tunisiennes font que les demandeurs d'asile et les réfugiés peinent à trouver un travail, un logement ou un accès à l'éducation pour tous les enfants. De surcroît, la Tunisie, bien que signataire de la Convention de Genève, n'a pas encore adopté un système national d'asile, relève le HCR. » 40 % des 13 000 réfugiés et demandeurs d'asile enregistrés auprès du HCR en Tunisie viendraient du Soudan, en proie à un conflit interne depuis un an.

À proximité de Sfax, des migrants de différentes nationalités (guinéenne, burkinabaise, malienne, ivoirienne, camerounaise) vivent et travaillent dans les champs d'oliviers dans des conditions inhumaines. Le reportage « À l'ombre des oliviers d'El-Amra, des crimes incessants contre les migrants » de Najla Ben Salah pour Nawaat montre comment, depuis l'an dernier et la campagne raciste du président tunisien Kaïs Saïed, les expulsions massives de Subsahariens ont poussé plus de 6 000 personnes à se réfugier dans les oliveraies proches de la ville, avec pour espoir de rejoindre l'Italie. Victimes de violences policières, de violences sexuelles, d'arrestations arbitraires et de confiscation de leurs biens, certains sont déportés vers l'Algérie et la Libye, sans aucune garantie juridique. Et les femmes sont les premières victimes.

Même si la société civile, surtout féministe, s'organise, comme le met en exergue Nathalie Galesne dans « Damnés du désert, damnés de la mer » sur BabelMed, la situation reste très tendue sur le terrain. Cela concerne tous les migrants, y compris les étudiants, comme nous le confirme Jean, président d'une association d'étudiants africains en Tunisie. « Depuis le début de l'année, de nouveau, des étudiants sont arrêtés de manière arbitraire4, alors qu'ils sont en règle. La justice fait son travail et ceux-ci sont généralement relâchés, mais ils peuvent être auparavant incarcérés et les frais d'avocat ne sont pas remboursés. » Les différentes associations et ambassades des pays concernés tentent de s'organiser collectivement pour faire davantage pression sur les autorités tunisiennes, avec les maigres résultats que l'on connaît. Dans ce contexte difficile, c'est principalement la solidarité interindividuelle entre migrants, notamment illustrée dans le film Moi, capitaine de Matteo Garrone (2024), également projeté à Tunis, qui redonne un peu d'humanité à ces vies livrées à elles-mêmes.

Du 6 au 9 juin prochain auront lieu les élections au Parlement européen. Comme pour les votes nationaux, le thème de la migration reste crucial et charrie un nombre conséquent d'idées reçues, que ce soit sur les chiffres de l'accueil d'étrangers, sur les effets de « l'appel d'air », sur les profiteurs ou les grands remplaceurs... En France, 15 ans après le débat stérile sur « l'identité nationale », la loi de janvier 2024 « pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration » a été censurée à plus du tiers par le Conseil constitutionnel. Cette séquence a surtout permis au gouvernement actuel de se mettre en scène sur cette thématique, chère à l'extrême-droite et à la droite, au détriment d'autres priorités politiques et sociales.

Certains sondages évoquent sans surprise une percée de l'extrême-droite lors de ces élections. Comment y remédier ? Faudrait-il rétorquer à Marine Le Pen, qui répète à l'envi la nécessité d'établir un « blocus maritime » en Méditerranée, que ce dernier existe déjà, autour de la bande de Gaza depuis 2007 ? Comment convaincre Fabrice Leggeri, numéro 3 de la liste du Rassemblement national (RN) et ancien directeur de Frontex ? Quid de Giorgia Meloni, cheffe du gouvernement d'extrême-droite en Italie ? Rien ne devrait pourtant opposer l'identité, quelle que soit sa définition, à l'hospitalité et, surtout, aux principes du respect de l'intégrité humaine et de la fraternité.

Cinq ans après un premier dossier du réseau des médias indépendants sur le monde arabe, fruit d'une nouvelle coopération entre médias du nord et du sud de la Méditerranée, ces reportages entendent contextualiser les dynamiques migratoires, déconstruire les préjugés et, a fortiori, redonner une humanité singulière à une tragédie de masse qui n'en finit pas.

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1L'Italie a aussi récemment signé un accord avec l'Égypte, bien que les proches de Giulio Regeni, étudiant-chercheur italien assassiné par les services de renseignement égyptiens en 2016, n'aient toujours pas obtenu gain de cause.

2Le directeur de l'Institut national de la statistique tunisien, Adnene Lassoued, a été limogé le 22 mars 2024, probablement en raison de la publication des chiffres du dernier trimestre 2023 du chômage, en augmentation, à 16,4 %, et de près de 40 % chez les jeunes de moins de 24 ans.

3Selon l'Institut national de la statistique en Tunisie, l'indice synthétique de fécondité est passé de 2,4 en 2016 à 1,8 en 2021.

4Le 19 mars 2024, Christian Kwongang, président sortant de l'Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie, a été arrêté de manière arbitraire avant d'être relâché.

France : les vieux démons de la colonisation de retour au Sahara occidental -- Mehdi Messaoudi Algerie54

En déclin économique et civilisationnel, dans la foulée des mutations que connaît le monde de plus en plus orienté vers le multipolaire, la France s'apprête à mener une nouvelle ère de colonisation, via les portes du Sahara occidental, des territoires inscrits dans la 4ème commission de décolonisation de l'ONU, dont le peuple est appelé à se prononcer sur son avenir via un référendum d'autodétermination du peuple sahraoui, conformément aux résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU.
Sur ce registre, il (...)

Nos lecteurs proposent / ,

Maroc. Les islamistes d'Al-Adl wal-Ihsan mettent la monarchie au pied du mur

Alors que la vie politique est bloquée depuis le tournant autoritaire du régime, la principale formation islamiste du Maroc a publié un « document politique » qui définit une nouvelle stratégie. Connue aussi sous le nom de Jamaa, l'organisation se propose désormais de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Un tournant qui inquiète le palais et suscite un vif débat dans le pays.

Le 6 février 2024 à Rabat, Al-Adl wal-Ihsane (Justice et spiritualité1), couramment appelée la Jamaa, rend public son nouveau manifeste ou « document politique ». C'est le choc, surtout dans les rangs de la classe politique pro Makhzen2. La plus puissante organisation islamiste au Maroc et au Maghreb fait connaitre son engagement définitif — longtemps débattu en son sein — en faveur de la démocratie pluraliste et de la modernité politique. Il faudra désormais que la cour et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation et contenir son poids social et politique écrasant, capable de se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation beaucoup plus malaisée qu'avec le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car Al-Adl wal-Ihsane (AWI) reste ferme sur l'essentiel : pas d'intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur d'un pouvoir exécutif réel, responsable devant un parlement élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n'aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Une seule source de légitimité, le peuple

Long de 195 pages, le manifeste d'AWI marque un tournant dans le discours politique de l'organisation islamiste. Comme s'y attendaient les observateurs proches, la Jamaa franchit un pas décisif avec une opposition que l'on pourrait qualifier de totale : religieuse, sociale, politique. Le cercle politique (secrétariat général) d'AWI se place dans le cadre d'un réformisme aussi radical qu'antimonarchique. Ce cercle appelé en arabe daïra est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération3 qui a reçu une instruction moderne. Profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie, elle prône la non-violence, une option qui trouve également son origine dans les racines soufies de l'organisation. Les guerres civiles en Libye, en Syrie et au Yémen n'ont fait que confirmer le long cheminement de l'AWI vers un participationnisme conditionné.

Le manifeste rejette le régime du Makhzen autoritaire au sein duquel le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l'entrée d'AWI dans le jeu politique et électoral à travers l'adoption d'une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger de manière consensuelle un texte constitutionnel afin de le soumettre au peuple, le seul souverain.

La Jamaa voudrait tout de même trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution médiane : la monarchie parlementaire. Bien que ce concept n'ait pas été mentionné par l'organisation, il apparaît entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en filigrane dans les détails de sa feuille de route pour une sortie de crise, qui incarne son projet social. Néanmoins, AWI évite de faire usage de ce terme pour plusieurs raisons. D'une part, le concept de monarchie parlementaire a été galvaudé par la constitution de 2011 qui l'utilise mais le contredit dans d'autres articles de son texte. D'autre part, le retour en force des pratiques autoritaires depuis des années l'a totalement vidé de son sens. L'adoption du concept risquerait d'être interprétée comme une reddition pure et simple par les alliés potentiels de la Jamaa, allant de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D'autres facteurs peuvent encore jouer dans cet évitement sémantique. Il s'agit tout d'abord de ne pas choquer la base des sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc. L'outillage conceptuel sculpté ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012) y est parfois manié, avec des expressions comme khalifa (calife), qawma (soulèvement) et al-minhaj al-nabawi (la voie du Prophète). Il faudrait rappeler que Yassine qui a été persécuté et emprisonné plusieurs fois par le régime de Hassan II reste le principal producteur de sens de la Jamaa.

Membre du cercle politique d'AWI, Omar Iharchane insiste sur la fidélité de l'organisation à ses origines. Faisant allusion au manifeste, il explique que le document

traduit une évolution naturelle (…) mais son contenu est tout à fait conforme à la doctrine constitutive de la Jamaa et ne s'en écarte pas. Il ne fait aucune concession à personne, car nous ne sommes pas prêts à en faire et que c'est une question de principe pour nous. Tout ce qui comptev, c'est que le document ait été rédigé de manière claire, en tenant compte des questions institutionnelles qu'il aborde et des personnes à qui il s'adresse4.

Il s'agit donc d'une inflexion, d'une adaptation qui tient compte du contexte politique. Malgré cela, les positions d'AWI envers le régime autoritaire restent, selon Ihachane, sans concessions.

Fonder un parti politique

Le manifeste mentionne, entre autres, deux points importants dans la nouvelle orientation politique. Tout d'abord, la fin du despotisme et l'établissement d'un régime démocratique ne peuvent se réaliser au Maroc que par la voie d'un changement total de paradigme : l'élection de tous les détenteurs du pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même religieuse ou prétendument divine, ne saurait s'opposer au principe institutionnel de la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il apparaît ici clairement que le commandement des croyants — symbole de la primauté morale du roi justifiant ses pouvoirs extra constitutionnels — est ignoré. Le manifeste n'en fait pas mention.

Le deuxième point évoque quant à lui un mécanisme de bonne gouvernance : la reddition des comptes. Tous les responsables doivent rendre des comptes. Ce mécanisme régi par la loi doit être présent à tous les niveaux de responsabilité. C'est la seule façon de combattre la corruption politique et financière, ainsi que l'économie de rente qui gangrène le système et en est même devenu un pilier.

Al-Adl wal-Ihsan est donc prête à fonder un parti politique. Cependant, pour elle, la balle est dans le camp du palais. Car la Jamaa refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen. On ne négocie pas à huis clos, quitte à rester dans cette situation d'entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu ni intégré. Cette fermeté transparaît non seulement dans le manifeste, mais ressort aussi des déclarations des leaders de la daïra, tels Hassan Bennajeh5 et Mohamed Manar Bask6.

Des alliances nouvelles ?

La rencontre durant laquelle AWI a dévoilé son nouveau projet social a également été l'occasion d'un débat avec l'opposition démocratique. C'est sans doute l'évènement politique le plus important au sein de l'opposition depuis les assemblées politiques multi-courants et pluri-idéologiques organisées par le Mouvement du 20 février. Car le manifeste sanctionne l'engagement formel d'AWI en faveur de la démocratie pluraliste et contre tout régime théocratique. Un tel engagement exprimé de façon solennelle va certainement faire tomber le mur de méfiance entre AWI et une bonne partie de l'opposition démocratique, qu'elle soit conservatrice ou progressiste. Les réticences voire les peurs que la Jamaa provoquait dans les rangs de la société civile moderne vont probablement se dissiper. Ainsi, plusieurs coalitions anti-régime comme le Front social (FS)7 succomberont sans doute à son offensive de charme en lui ouvrant des portes auparavant hermétiquement fermées.

Cette inflexion se traduit sur le plan organisationnel interne par une distinction formelle entre le politique et le religieux. Le manifeste affirme :

Afin d'éviter les extrapolations qui pourraient faire tort aussi bien à la daawa (prédication) qu'à la politique, il faudrait insister sur la distinction, tant fonctionnelle que thématique, entre ces deux champs d'action. De même nous insistons, avec une force égale, sur la reconnaissance du lien qui existe bel et bien au niveau des principes et valeurs8.

Cette évolution découle aussi des évènements du dernier quart de siècle que j'énumère par ordre chronologique et non d'importance. Tout d'abord, la disparition du roi Hassan II en 1999 et la libération par Mohamed VI du cheikh-fondateur quelques mois après sa montée sur le trône. Le cheikh lui rend la politesse en traitant publiquement le nouveau roi de « garçon sympathique » et de 'ahel souverain » en arabe). Il lui reconnait également sa légitimité hagiographique officielle (en tant que descendant direct du prophète de l'islam) et sa popularité, toute royale, auprès de la jeunesse de l'époque. Certes, Yassine gardera jusqu'à son décès un discours audacieux d'homme libre vis-à-vis du roi et de la monarchie despotique9. Cependant une sorte de réconciliation armée s'est installée entre AWI et le palais. Le palais met rarement aux arrêts ses dirigeants nationaux les plus en vue, et ces derniers n'appellent plus à la qawma (soulèvement). Il demeure qu'AWI garde sa totale indépendance vis-à-vis du Makhzen et, par conséquent, sa popularité.

Le retour de la répression quelques années après l'accession au pouvoir de Mohamed VI et les attaques suicidaires sanglantes du 16 mai 200310 poussent l'opposition radicale à resserrer les rangs. Il s'agit, d'une part, de faire baisser la tension dangereuse pour la paix civile entre les courants laïque et religieux et, d'autre part, de freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles « années de plomb ». Entre 2007 et 2014, le centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent une dizaine de rencontres nationales entre les leaders de la gauche, AWI et d'autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques abattent le mur psychologique qui séparait jusque-là islamistes et militants de gauche.

Événement historique sur le plan national et régional, les « printemps arabes » pousseront AWI à entamer la sécularisation — certes prudente — de son action politique. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sous le slogan rassembleur « La lil-fassad ! La lil-istibdad ! » (Non à la corruption ! Non au despotisme !) sympathise avec des militants de gauche et d'autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011. L'exemple tunisien de l'alliance islamo-séculière, dite de la Troïka11 fait le reste. Le rapprochement ravivé plus récemment par l'action populaire unitaire contre la normalisation entre le Maroc et Israël en 2020 décide finalement AWI à faire ce saut « à la Ennahda » et à devenir un parti islamo-démocrate.

Réactions à gauche et à droite

La véritable lune de miel entre Tel-Aviv et Rabat, qui se traduit notamment par l'étroite collaboration entre les deux services de sécurité et les multiples accords militaires entre les deux capitales, jouent en faveur du rapprochement de toutes les composantes de l'opposition. Ainsi, les vétérans du puissant mouvement propalestinien (présents en général dans les associations de lutte pour les droits humains ou nationalistes arabes) optent définitivement pour une collaboration avec AWI. Le président de la populaire Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) Aziz Ghali affirme recevoir très positivement le manifeste du 6 février. Il n'hésite pas à manifester aux côtés des leaders d'AWI pour la Palestine.

Ledit manifeste a d'ailleurs sévèrement condamné la collaboration sécuritaire entre le Maroc et Israël, la considérant comme « une menace pour la sécurité nationale du Maroc, et un grave danger pour sa stabilité et la stabilité de la région12 ». Le régime ne lui pardonnera pas ce clin d'œil aux pays voisins qui n'ont pas succombé aux sirènes de Tel-Aviv et continuent de soutenir le combat des Palestiniens.

L'initiative du 6 février met mal à l'aise à la fois l'opposition légitimiste qui est ainsi mise à nu, et les défenseurs du « grand soir » révolutionnaire qui craignent une intégration pure et simple d'AWI dans le système. En revanche, la société civile de gauche accueille favorablement l'initiative de l'organisation politico-soufie. Ainsi le militant démocrate Fouad Abdelmoumni déclare :

Les engagements et clarifications apportées par le manifeste politique d'AWI sont un pas significatif sur le chemin de la sortie de l'autoritarisme. Cela permet d'envisager l'élaboration d'un consensus démocratique national garantissant l'éligibilité périodique et la sanction par les urnes de tout détenteur de l'autorité de l'État. La référence à la religion (…) demeure sujette à clarification et à évolutions historiques. Mais aucune autorité d'inspiration religieuse n'est appelée à régenter le pays en dehors du cadre démocratique.

En revanche, certains intellectuels musulmans ont peur que l'organisation politico-soufie s'éloigne trop du puritanisme de ses origines, et que son initiative entame un glissement qui ne s'arrêtera qu'avec la « digestion » de la Jamaa par l'hydre-Makhzen. Le chercheur Alaeddine Benhadi explique : « Le régime se trouve dans l'impasse, et la Jamaa se propose (…) comme son sauveur. Elle rencontrera le même destin que le PJD islamiste, c'est-à-dire l'affaiblissement puis l'assimilation au sein du régime. (…) Il s'agit d'un faux-pas mortel ».

Les dirigeants d'AWI ont répondu d'avance à cette crainte en affirmant que le plus important est que le peuple soit souverain, et seul souverain. Si par malheur « le peuple vote librement pour une constitution qui donne le pouvoir à une personne [entendre le roi], ce n'est pas un problème. Cela voudrait dire que nous avons mal travaillé. Et que nous nous devrons de continuer encore plus fort notre lutte pacifique pour le changement démocratique », insiste Omar Iharchane. Gêné, le régime lui reste muet.


1On peut parfois trouver le nom Justice et bienfaisance, mais le nom officiel utilisé par la Jamaa elle-même est Justice et spiritualité.

2Makhzen est un concept politique historique au Maroc qui désigne l'État traditionnel qui ne connait pas de séparation des pouvoirs.

3Du fait de son nombre, la deuxième génération contrôle l'ensemble de l'appareil. Toutefois, le noyau fondateur du mouvement qui donnera naissance à l'organisation actuelle ne se trouve pas dans le département politique mais dans son conseil supérieur, plus connu sous le vocable arabe Majlis al-choura.

4Toutes les déclarations non référencées ont été faites à l'auteur de cet article.

7Le Front social est un collectif d'associations, de syndicats et de personnalités de gauche qui lutte pour les droits sociaux, contre la vie chère et la répression.

8Al-Wathiqa Al-Siyassiya (Document politique), édition AWI, 2023, p.17.

9Recevant chez lui les dirigeants de la Jamaa, Yassine qualifie en 2011, en plein printemps arabe, la monarchie de « pouvoir personnel pharaonique et par conséquent faible ». Il se déclare favorable à la démocratie, « système puissant » car « il ne dépend pas d'une seule personne », affirme-t-il.

10Une série d'attentats à Casablanca tue une trentaine de personnes.

11Coalition regroupant deux partis non islamistes et Ennahda, qui a dirigé le pays entre 2011 et 2013.

12Al-Wathiqa Al-Siyassiya, op.cit., p. 73.

Maroc. Les islamistes d'Al-Adl wal-Ihsan mettent la monarchie au pied du mur

Alors que la vie politique est bloquée depuis le tournant autoritaire du régime, la principale formation islamiste du Maroc a publié un « document politique » qui définit une nouvelle stratégie. Connue aussi sous le nom de Jamaa, l'organisation se propose désormais de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Un tournant qui inquiète le palais et suscite un vif débat dans le pays.

Le 6 février 2024 à Rabat, Al-Adl wal-Ihsane (Justice et spiritualité1), couramment appelée la Jamaa, rend public son nouveau manifeste ou « document politique ». C'est le choc, surtout dans les rangs de la classe politique pro Makhzen2. La plus puissante organisation islamiste au Maroc et au Maghreb fait connaitre son engagement définitif — longtemps débattu en son sein — en faveur de la démocratie pluraliste et de la modernité politique. Il faudra désormais que la cour et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation et contenir son poids social et politique écrasant, capable de se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation beaucoup plus malaisée qu'avec le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car Al-Adl wal-Ihsane (AWI) reste ferme sur l'essentiel : pas d'intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur d'un pouvoir exécutif réel, responsable devant un parlement élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n'aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Une seule source de légitimité, le peuple

Long de 195 pages, le manifeste d'AWI marque un tournant dans le discours politique de l'organisation islamiste. Comme s'y attendaient les observateurs proches, la Jamaa franchit un pas décisif avec une opposition que l'on pourrait qualifier de totale : religieuse, sociale, politique. Le cercle politique (secrétariat général) d'AWI se place dans le cadre d'un réformisme aussi radical qu'antimonarchique. Ce cercle appelé en arabe daïra est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération3 qui a reçu une instruction moderne. Profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie, elle prône la non-violence, une option qui trouve également son origine dans les racines soufies de l'organisation. Les guerres civiles en Libye, en Syrie et au Yémen n'ont fait que confirmer le long cheminement de l'AWI vers un participationnisme conditionné.

Le manifeste rejette le régime du Makhzen autoritaire au sein duquel le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l'entrée d'AWI dans le jeu politique et électoral à travers l'adoption d'une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger de manière consensuelle un texte constitutionnel afin de le soumettre au peuple, le seul souverain.

La Jamaa voudrait tout de même trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution médiane : la monarchie parlementaire. Bien que ce concept n'ait pas été mentionné par l'organisation, il apparaît entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en filigrane dans les détails de sa feuille de route pour une sortie de crise, qui incarne son projet social. Néanmoins, AWI évite de faire usage de ce terme pour plusieurs raisons. D'une part, le concept de monarchie parlementaire a été galvaudé par la constitution de 2011 qui l'utilise mais le contredit dans d'autres articles de son texte. D'autre part, le retour en force des pratiques autoritaires depuis des années l'a totalement vidé de son sens. L'adoption du concept risquerait d'être interprétée comme une reddition pure et simple par les alliés potentiels de la Jamaa, allant de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D'autres facteurs peuvent encore jouer dans cet évitement sémantique. Il s'agit tout d'abord de ne pas choquer la base des sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc. L'outillage conceptuel sculpté ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012) y est parfois manié, avec des expressions comme khalifa (calife), qawma (soulèvement) et al-minhaj al-nabawi (la voie du Prophète). Il faudrait rappeler que Yassine qui a été persécuté et emprisonné plusieurs fois par le régime de Hassan II reste le principal producteur de sens de la Jamaa.

Membre du cercle politique d'AWI, Omar Iharchane insiste sur la fidélité de l'organisation à ses origines. Faisant allusion au manifeste, il explique que le document

traduit une évolution naturelle (…) mais son contenu est tout à fait conforme à la doctrine constitutive de la Jamaa et ne s'en écarte pas. Il ne fait aucune concession à personne, car nous ne sommes pas prêts à en faire et que c'est une question de principe pour nous. Tout ce qui comptev, c'est que le document ait été rédigé de manière claire, en tenant compte des questions institutionnelles qu'il aborde et des personnes à qui il s'adresse4.

Il s'agit donc d'une inflexion, d'une adaptation qui tient compte du contexte politique. Malgré cela, les positions d'AWI envers le régime autoritaire restent, selon Ihachane, sans concessions.

Fonder un parti politique

Le manifeste mentionne, entre autres, deux points importants dans la nouvelle orientation politique. Tout d'abord, la fin du despotisme et l'établissement d'un régime démocratique ne peuvent se réaliser au Maroc que par la voie d'un changement total de paradigme : l'élection de tous les détenteurs du pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même religieuse ou prétendument divine, ne saurait s'opposer au principe institutionnel de la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il apparaît ici clairement que le commandement des croyants — symbole de la primauté morale du roi justifiant ses pouvoirs extra constitutionnels — est ignoré. Le manifeste n'en fait pas mention.

Le deuxième point évoque quant à lui un mécanisme de bonne gouvernance : la reddition des comptes. Tous les responsables doivent rendre des comptes. Ce mécanisme régi par la loi doit être présent à tous les niveaux de responsabilité. C'est la seule façon de combattre la corruption politique et financière, ainsi que l'économie de rente qui gangrène le système et en est même devenu un pilier.

Al-Adl wal-Ihsan est donc prête à fonder un parti politique. Cependant, pour elle, la balle est dans le camp du palais. Car la Jamaa refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen. On ne négocie pas à huis clos, quitte à rester dans cette situation d'entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu ni intégré. Cette fermeté transparaît non seulement dans le manifeste, mais ressort aussi des déclarations des leaders de la daïra, tels Hassan Bennajeh5 et Mohamed Manar Bask6.

Des alliances nouvelles ?

La rencontre durant laquelle AWI a dévoilé son nouveau projet social a également été l'occasion d'un débat avec l'opposition démocratique. C'est sans doute l'évènement politique le plus important au sein de l'opposition depuis les assemblées politiques multi-courants et pluri-idéologiques organisées par le Mouvement du 20 février. Car le manifeste sanctionne l'engagement formel d'AWI en faveur de la démocratie pluraliste et contre tout régime théocratique. Un tel engagement exprimé de façon solennelle va certainement faire tomber le mur de méfiance entre AWI et une bonne partie de l'opposition démocratique, qu'elle soit conservatrice ou progressiste. Les réticences voire les peurs que la Jamaa provoquait dans les rangs de la société civile moderne vont probablement se dissiper. Ainsi, plusieurs coalitions anti-régime comme le Front social (FS)7 succomberont sans doute à son offensive de charme en lui ouvrant des portes auparavant hermétiquement fermées.

Cette inflexion se traduit sur le plan organisationnel interne par une distinction formelle entre le politique et le religieux. Le manifeste affirme :

Afin d'éviter les extrapolations qui pourraient faire tort aussi bien à la daawa (prédication) qu'à la politique, il faudrait insister sur la distinction, tant fonctionnelle que thématique, entre ces deux champs d'action. De même nous insistons, avec une force égale, sur la reconnaissance du lien qui existe bel et bien au niveau des principes et valeurs8.

Cette évolution découle aussi des évènements du dernier quart de siècle que j'énumère par ordre chronologique et non d'importance. Tout d'abord, la disparition du roi Hassan II en 1999 et la libération par Mohamed VI du cheikh-fondateur quelques mois après sa montée sur le trône. Le cheikh lui rend la politesse en traitant publiquement le nouveau roi de « garçon sympathique » et de 'ahel souverain » en arabe). Il lui reconnait également sa légitimité hagiographique officielle (en tant que descendant direct du prophète de l'islam) et sa popularité, toute royale, auprès de la jeunesse de l'époque. Certes, Yassine gardera jusqu'à son décès un discours audacieux d'homme libre vis-à-vis du roi et de la monarchie despotique9. Cependant une sorte de réconciliation armée s'est installée entre AWI et le palais. Le palais met rarement aux arrêts ses dirigeants nationaux les plus en vue, et ces derniers n'appellent plus à la qawma (soulèvement). Il demeure qu'AWI garde sa totale indépendance vis-à-vis du Makhzen et, par conséquent, sa popularité.

Le retour de la répression quelques années après l'accession au pouvoir de Mohamed VI et les attaques suicidaires sanglantes du 16 mai 200310 poussent l'opposition radicale à resserrer les rangs. Il s'agit, d'une part, de faire baisser la tension dangereuse pour la paix civile entre les courants laïque et religieux et, d'autre part, de freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles « années de plomb ». Entre 2007 et 2014, le centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent une dizaine de rencontres nationales entre les leaders de la gauche, AWI et d'autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques abattent le mur psychologique qui séparait jusque-là islamistes et militants de gauche.

Événement historique sur le plan national et régional, les « printemps arabes » pousseront AWI à entamer la sécularisation — certes prudente — de son action politique. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sous le slogan rassembleur « La lil-fassad ! La lil-istibdad ! » (Non à la corruption ! Non au despotisme !) sympathise avec des militants de gauche et d'autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011. L'exemple tunisien de l'alliance islamo-séculière, dite de la Troïka11 fait le reste. Le rapprochement ravivé plus récemment par l'action populaire unitaire contre la normalisation entre le Maroc et Israël en 2020 décide finalement AWI à faire ce saut « à la Ennahda » et à devenir un parti islamo-démocrate.

Réactions à gauche et à droite

La véritable lune de miel entre Tel-Aviv et Rabat, qui se traduit notamment par l'étroite collaboration entre les deux services de sécurité et les multiples accords militaires entre les deux capitales, jouent en faveur du rapprochement de toutes les composantes de l'opposition. Ainsi, les vétérans du puissant mouvement propalestinien (présents en général dans les associations de lutte pour les droits humains ou nationalistes arabes) optent définitivement pour une collaboration avec AWI. Le président de la populaire Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) Aziz Ghali affirme recevoir très positivement le manifeste du 6 février. Il n'hésite pas à manifester aux côtés des leaders d'AWI pour la Palestine.

Ledit manifeste a d'ailleurs sévèrement condamné la collaboration sécuritaire entre le Maroc et Israël, la considérant comme « une menace pour la sécurité nationale du Maroc, et un grave danger pour sa stabilité et la stabilité de la région12 ». Le régime ne lui pardonnera pas ce clin d'œil aux pays voisins qui n'ont pas succombé aux sirènes de Tel-Aviv et continuent de soutenir le combat des Palestiniens.

L'initiative du 6 février met mal à l'aise à la fois l'opposition légitimiste qui est ainsi mise à nu, et les défenseurs du « grand soir » révolutionnaire qui craignent une intégration pure et simple d'AWI dans le système. En revanche, la société civile de gauche accueille favorablement l'initiative de l'organisation politico-soufie. Ainsi le militant démocrate Fouad Abdelmoumni déclare :

Les engagements et clarifications apportées par le manifeste politique d'AWI sont un pas significatif sur le chemin de la sortie de l'autoritarisme. Cela permet d'envisager l'élaboration d'un consensus démocratique national garantissant l'éligibilité périodique et la sanction par les urnes de tout détenteur de l'autorité de l'État. La référence à la religion (…) demeure sujette à clarification et à évolutions historiques. Mais aucune autorité d'inspiration religieuse n'est appelée à régenter le pays en dehors du cadre démocratique.

En revanche, certains intellectuels musulmans ont peur que l'organisation politico-soufie s'éloigne trop du puritanisme de ses origines, et que son initiative entame un glissement qui ne s'arrêtera qu'avec la « digestion » de la Jamaa par l'hydre-Makhzen. Le chercheur Alaeddine Benhadi explique : « Le régime se trouve dans l'impasse, et la Jamaa se propose (…) comme son sauveur. Elle rencontrera le même destin que le PJD islamiste, c'est-à-dire l'affaiblissement puis l'assimilation au sein du régime. (…) Il s'agit d'un faux-pas mortel ».

Les dirigeants d'AWI ont répondu d'avance à cette crainte en affirmant que le plus important est que le peuple soit souverain, et seul souverain. Si par malheur « le peuple vote librement pour une constitution qui donne le pouvoir à une personne [entendre le roi], ce n'est pas un problème. Cela voudrait dire que nous avons mal travaillé. Et que nous nous devrons de continuer encore plus fort notre lutte pacifique pour le changement démocratique », insiste Omar Iharchane. Gêné, le régime lui reste muet.


1On peut parfois trouver le nom Justice et bienfaisance, mais le nom officiel utilisé par la Jamaa elle-même est Justice et spiritualité.

2Makhzen est un concept politique historique au Maroc qui désigne l'État traditionnel qui ne connait pas de séparation des pouvoirs.

3Du fait de son nombre, la deuxième génération contrôle l'ensemble de l'appareil. Toutefois, le noyau fondateur du mouvement qui donnera naissance à l'organisation actuelle ne se trouve pas dans le département politique mais dans son conseil supérieur, plus connu sous le vocable arabe Majlis al-choura.

4Toutes les déclarations non référencées ont été faites à l'auteur de cet article.

7Le Front social est un collectif d'associations, de syndicats et de personnalités de gauche qui lutte pour les droits sociaux, contre la vie chère et la répression.

8Al-Wathiqa Al-Siyassiya (Document politique), édition AWI, 2023, p.17.

9Recevant chez lui les dirigeants de la Jamaa, Yassine qualifie en 2011, en plein printemps arabe, la monarchie de « pouvoir personnel pharaonique et par conséquent faible ». Il se déclare favorable à la démocratie, « système puissant » car « il ne dépend pas d'une seule personne », affirme-t-il.

10Une série d'attentats à Casablanca tue une trentaine de personnes.

11Coalition regroupant deux partis non islamistes et Ennahda, qui a dirigé le pays entre 2011 et 2013.

12Al-Wathiqa Al-Siyassiya, op.cit., p. 73.

La France se rapproche du Maroc tout en négociant avec Abdelmadjid Tebboune

Le dégel des relations entre Rabat et Paris pourrait déboucher sur une visite du président Emmanuel Macron au Maroc. Ce réchauffement se produit alors que les rapports franco-algériens sont dans l'impasse et que plusieurs forces politiques françaises de l'opposition poussent en faveur d'un rapprochement avec le Maroc.

Pour son premier déplacement officiel au Maghreb, Stéphane Séjourné s'est rendu au Maroc le 25 février. Le ministre des affaires étrangères français a pris soin de préciser sur son compte X (ex-Twitter) qu'il avait été mandaté par Emmanuel Macron pour « ouvrir un nouveau chapitre » dans les relations entre les deux pays. Il s'agit clairement d'une volonté de clore une série de crises qui ont commencé en décembre 2020 avec l'annonce par Donald Trump de la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation des relations entre le Maroc et Israël. Pour Rabat, la France, allié inconditionnel et soutien constant, se devait d'emboiter le pas à Washington. Pourtant, cet alignement sur la position américaine ne s'est pas fait.

Turbulences sur la ligne

La relation se tend un peu plus en septembre 2021, lorsque Paris décide de réduire de moitié l'octroi des visas aux Marocains, alors qu'au même moment Emmanuel Macron décide de se rapprocher de l'Algérie. En témoigne la visite « officielle et d'amitié » effectuée par le président français accompagné par une bonne partie de son gouvernement en août 2022, et la signature d'une déclaration commune appelant à « une nouvelle dynamique irréversible ».

La France a alors quelques raisons de se distancier du Maroc. Elle n'a guère apprécié les révélations du consortium de médias Forbidden Stories, selon lesquelles de nombreux téléphones - dont celui du chef de l'État et de certains de ses ministres - avaient été ciblés grâce au logiciel israélien Pegasus. Rabat dément, mais la confiance est entamée.

En janvier 2023, les hostilités montent d'un cran lorsque le Parlement européen vote une résolution condamnant la dégradation de la liberté de la presse au Maroc, et l'utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles comme moyen de dissuader les journalistes. La résolution affirme par ailleurs la préoccupation de l'institution européenne quant à l'implication supposée du Maroc dans le scandale de corruption en son sein.

Le vote du Parlement européen

Le Maroc réagit vivement à cette mise en cause. D'autant plus qu'il considère que ce vote participe d'une campagne anti marocaine à Bruxelles, portée par les eurodéputés français du groupe Renaissance (Renew Europe) et notamment par Stéphane Séjourné, alors chef de ce groupe. Rabat ne décolère pas et le plaidoyer de l'ambassadeur de France au Maroc Christophe Lecourtier, selon lequel « cette résolution n'engage aucunement la France »1 n'y changera rien. Pas plus que le mea culpa de la France, exprimé par ce même ambassadeur sur la décision de son pays de réduire les visas.

Malgré cette tension extrême et la mise en accusation du président Macron dans la presse marocaine proche du régime, le chef de l'État français n'a de cesse durant toute l'année 2023 d'afficher sa volonté de dépasser cette séquence faite de tensions, de crises et d'hostilités. Il sait que la politique maghrébine de la France ne peut laisser s'installer durablement un contentieux avec l'un ou l'autre des États du Maghreb. La proximité géographique, l'histoire coloniale et une communauté importante de Maghrébins installée en France imposent des relations apaisées, sans compter les échanges économiques, commerciaux et stratégiques.

Les deux classes politiques semblent alors opter pour une détente que l'on peut lire dans la reprise de la coopération. Mais le séisme qui frappe la région du Haouz dans le Haut-Atlas le 8 septembre 2023 montre que toutes les relations extérieures du Maroc sont désormais fondées sur la question du Sahara occidental. En ne répondant pas à l'offre d'aide française, alors que celles de l'Espagne, du Royaume-Uni, des Émirats arabes unis et du Qatar étaient acceptées, le Maroc signifie à la France qu'elle ne compte désormais plus parmi les pays amis.

Le 12 septembre 2023, Emmanuel Macron décide de s'adresser directement aux Marocains et aux Marocaines. Dans une vidéo postée sur X, il rappelle la disposition de la France, affirmant qu'il appartient à « Sa Majesté le roi, et au gouvernement du Maroc, de manière pleinement souveraine, d'organiser l'aide ». L'initiative est très mal reçue au Maroc, où on a le sentiment que le chef de l'État français a délibérément voulu agir dans le contournement du roi. La détente qui paraissait s'instaurer laisse place à une nouvelle séquence de crispation.

La question toujours en suspens du Sahara occidental

Emmanuel Macron sait que Rabat attend une reconnaissance claire de la marocanité du Sahara de la part de la France, et que cette reconnaissance conditionne la relation entre les deux pays. Le roi l'a bien précisé en août 2022. C'est « le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international, et l'aune qui mesure la sincérité des amitiés et l'efficacité des partenariats que le royaume établit »2 .

L'inflexion de la France sur ce dossier s'exprime clairement le 2 novembre 2023, lorsque Nicolas de la Rivière, le représentant permanent de la France auprès des Nations unies déclare, lors d'une réunion du Conseil de sécurité : « Je me souviens du soutien historique, clair et constant de la France au plan d'autonomie marocain. Ce plan est sur la table depuis 2007. Le moment est venu d'aller de l'avant »3.

La mission confiée à Stéphane Séjourné durant ce voyage n'est pas facile. Il s'agit à la fois de prendre contact avec son homologue Nasser Bourita qu'il n'a jamais rencontré, de rétablir les liens entre les deux pays, et surtout de donner des gages aux Marocains sur le Sahara occidental. Séjourné sait qu'il est très attendu sur ce dossier et a d'ailleurs pris les devants en précisant que « c'est un enjeu existentiel pour le Maroc et pour les Marocains, la France le sait »4.

Un soutien au plan d'autonomie

Pour autant, malgré l'attente, le ministre ne peut faire de déclaration majeure sur ce dossier combien délicat. L'enjeu est tel qu'il appartient au seul chef de l'État, dont la diplomatie est le domaine réservé, de l'exprimer, dans le cadre solennel de la visite d'État prévue d'ici l'été. Stéphane Séjourné réaffirme néanmoins que la « France veut une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité ». Paris qui a été le premier à avoir soutenu le plan d'autonomie de 2007, « souhaite avancer en vue d'une solution pragmatique, réaliste, durable et fondée sur le compromis ». Par ces propos, le chef du Quai d'Orsay montre, que tout en voulant aller de l'avant, son pays souhaite ménager sa relation avec l'Algérie, sans néanmoins opter pour l'autodétermination voulue par le Front Polisario et Alger. Ce faisant, la France ne rompt pas avec ses choix précédents. Elle est d'ailleurs déjà présente au Sahara occidental, Stéphane Séjourné le dit, en mentionnant l'existence de deux écoles françaises à Laâyoune et à Dakhla, en plus d'un centre culturel itinérant dans les villes de Laâyoune, Dakhla et Boujdour, qui sont les principales villes du Sahara. Une reconnaissance de facto par la France de la marocanité de ce territoire sur lequel l'ONU n'a pas statué.

Mais la France ne se contente pas de cette présence dans les domaines de l'éducation et de la culture. Le ministre précise que Paris entend investir au sein de cette région, dans différents domaines, que ce soient les énergies renouvelables, le tourisme, ou encore l'économie bleue liée aux ressources aquatiques. Pourtant, Séjourné reste prudent. Il sait que l'exploitation et la commercialisation des ressources de ce territoire, qui reste « non autonome » pour les Nations unies, peuvent faire l'objet d'une nouvelle plainte de la part du Front Polisario auprès de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Aussi prend-il le soin de préciser que ces investissements se feront « au bénéfice des populations locales ».

Ces investissements annoncés s'intégreront dans un partenariat qualifié par le ministre « d'avant-garde »5, et qui s'étendra sur les 30 années à venir. Une page est bien tournée, la France n'évoque plus le passé pour parler du Sahara occidental. Elle se tourne vers l'avenir en assumant un projet qui pourrait ressembler à une anticipation par la France de l'intégration du Sahara occidental au Maroc.

Difficile de ne pas voir dans cette nouvelle posture française les conséquences d'une déception à la suite du rapprochement qu'avait effectué Emmanuel Macron avec l'Algérie post Hirak. En 2022, dans le contexte de la guerre en Ukraine, l'Algérie devient très courtisée pour son gaz. La France, dont seuls 11 % du gaz consommé vient d'Algérie, surestime alors peut-être la capacité de ce pays à fournir du gaz aux pays européens. Or, faute d'investissements, les capacités d'exportation algériennes en gaz ne pourront dépasser les quantités fournies aujourd'hui, qui correspondent à 5 % du gaz dont a besoin l'Europe.

Sur le plan régional, l'Algérie dont on a pu vanter le retour en force en 2022, est en perte de vitesse au Sahel. Au Mali, la junte au pouvoir a mis un terme à l'accord d'Alger sur la paix et la réconciliation signé en 2015. La France, qui croyait pouvoir s'appuyer sur l'Algérie après le retrait de ses troupes au Sahel, constate que cette perte d'influence au Mali mais aussi au Niger profite au Maroc, qui entend bien l'exploiter. Le 23 décembre 2023, le Maroc reçoit à Marrakech quatre pays du Sahel, et leur offre un accès à l'Atlantique à travers Dakhla. Il est probable que ce projet coûteux, et quelque peu inutile, ne puisse pas voir le jour, même si la proximité entre ces pays et le Maroc est avérée.

La visite annoncée du président Tebboune

Annoncé pour l'automne prochain, le voyage qu'effectuera le président Abdelmadjid Tebboune en France a longtemps été conditionné par des dossiers qui continuent de peser sur la relation entre les deux pays, telles que les questions mémorielles, la coopération économique, les essais nucléaires dans le Sahara algérien, ou la restitution de l'épée et du burnous de l'émir Abd El-Kader.

Le rapport du député Frédéric Petit6 portant sur les relations entre la France et l'Algérie, montre que rien n'est simple dans la relation entre les deux pays. Il mentionne notamment que « la coopération entre les deux États reste hypothéquée par une hostilité à la France », perceptible par exemple dans la tendance à réduire le français à la langue du colonisateur. Sur le plan économique, le rapport pointe également les difficultés à coopérer, puisque les entreprises françaises travaillant en Algérie se heurtent aux contraintes du contrôle des changes, ce qui n'est pas nouveau.

Ces difficultés ont probablement conduit Emmanuel Macron à s'engager dans l'écriture d'un nouveau chapitre des relations avec le Maroc, en reconsidérant le dossier du Sahara occidental. Les dirigeants de Renaissance constatent que, à droite comme à gauche, il y a une disposition à emboîter le pas aux États-Unis dans la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental. En déplacement au Maroc, en mai 2023, Éric Ciotti et Rachida Dati - qui était encore membre du parti les Républicains, et pas encore ministre de la culture -, déclarent : « Nous reconnaissons la souveraineté du Maroc sur le Sahara », tout en exprimant leur étonnement à l'égard du « tropisme algérien d'Emmanuel Macron »7. Après le séisme, en octobre 2023, Jean-Luc Mélenchon en voyage au Maroc dément8 toute proximité de La France insoumise (LFI) avec d'autres forces que les partis politiques. Il semble exclure tout contact avec le Polisario, tout en affirmant que la prise de position de l'Espagne, des États-Unis et d'Israël - à savoir leur reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara - « a modifié le regard que le monde porte sur cette question » et qu'il souhaite que « la France le comprenne ».

Il est probable que le président Macron rejoigne ces positions. Néanmoins pour lui, il ne s'agit pas de suivre l'exemple américain, mais bien d'aller de l'avant dans l'appui de son pays au Maroc. Une manière de rester fidèle aux choix diplomatiques de la France, tout en étant, une fois de plus, le « maître des horloges ».


1« UE-Maroc : la déclaration de l'ambassadeur de France fait réagir les ONG des droits humains », RFI, 6 février 2023.

2« Sa Majesté le roi Mohammed VI : « Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international » », Maroc.ma, 20 août 2022.

3« Pour Stéphane Séjourné, le lien de la France avec le Maroc est essentiel », le360.ma, 15 mars 2024.

4Ibid.

5Selon un message posté sur le compte du ministre sur X, le 26 février 2024.

6Frédéric Petit, « Diplomatie culturelle et d'influence. Francophonie », Assemblée nationale, 11 octobre 2023

7Réda Dalil et Nayl Fassi, « Éric Ciotti et Rachida Dati : Nous reconnaissons la souveraineté du Maroc sur le Sahara », Tel Quel, 5 mai 2023.

8« [Mélenchon sur le Sahara : Aimer le Maroc, c'est s'inscrire dans la continuité de la Marche verte », Le360.ma, 5 octobre 2023.

Bensaid Aït Idder, homme libre et résistant marocain

Résistant marocain, dirigeant politique et opposant historique à la monarchie autoritaire, Mohamed Bensaid Aït Idder est mort le 6 février 2024, à l'âge de 99 ans. À ses obsèques, le roi Mohamed VI s'est fait représenter par son frère cadet.

Mohamed Bensaid Aït Idder nait vers 1925 dans la région du Souss, dans le sud-ouest du Maroc, non loin de l'enclave espagnole de Sidi Ifni. Il suit des études coraniques et religieuses traditionnelles dans sa région natale, puis émigre à Marrakech pour compléter ses études secondaires, avant de s'inscrire à la célèbre médersa Ben Youssef (école coranique d'enseignement supérieur), à la fin des années 1940.

Dès la vingtaine, il commence à s'intéresser à la politique grâce à la lecture assidue de revues et journaux en provenance du Proche-Orient arabe. Mais la flamme militante nait en lui sous l'effet des informations diffusées par le service arabe de la BBC et le journal Al-Alam, l'organe de presse du parti de l'Istiqlal, à propos des massacres perpétrés en Palestine en 1948. Durant les années 1950, il fonde un groupe de résistants qui se transforme, un peu plus tard, en l'aile-sud de l'Armée de libération marocaine (ALM).

J'ai entendu parler de Mohamed Bensaid Aït Idder pour la première fois aux abords de mes seize ans. Je garde l'image d'un résistant anticolonialiste qui n'a jamais plié l'échine devant un quelconque pouvoir. À commencer par celui du roi Hassan II, au summum de sa gloire nationale et de sa manie répressive durant les années 1970-1980. Il m'a dit une fois, au début des années 2000 à Casablanca, alors que nous parlions de réconciliation nationale, que le président François Mitterrand avait raison de traiter Hassan II d'« inutilement cruel ».

Nous avions aussi évoqué sa première arrestation quelques années après l'accession du Maroc à l'indépendance : « Ils nous ont torturés comme des forcenés, alors qu'ils avaient toutes les informations sur notre groupe et sur moi personnellement ». « Ils » , ce sont les agents de la sécurité politique créée par Hassan II, avant même qu'il ne monte sur le trône alaouite en 1961. Ils espionnaient, intimidaient, torturaient, et parfois tuaient les opposants. Ils étaient organisés en groupes mobiles qui ressemblaient aux escadrons de la mort des dictatures d'Amérique latine.

Bensaid a ajouté :

Ils nous torturaient juste pour nous faire souffrir un maximum. Afin qu'on perde notre dignité. Ils nous suspendaient en l'air horizontalement avant de nous battre jusqu'au sang. Leur objectif semblait être de nous briser la colonne vertébrale, au sens physique comme moral… Oui, il y a en chaque humain une sorte d'échine morale ; une fois cassée, la personne peut se transformer en un être dénué de dignité. Un être prêt à se mettre au service du plus fort ou du plus offrant.

L'homme des paradoxes

L'affaire de sa vie, ce sont les quatre décennies de son opposition à Hassan II dont il n'appréciait ni la personne ni les politiques. Il soulignait les « accointances » de ce dernier avec les puissances néocoloniales. Mais jamais il n'a prononcé le mot « trahison » à propos du roi, sans doute par respect pour le monarchisme, majoritaire chez les Marocains.

Il m'a néanmoins certifié un jour de 2008 à Rabat, lors d'une conversation à l'Institut royal pour la recherche sur l'histoire du Maroc, qu'il y avait bien eu coalition sur le terrain entre l'armée marocaine officielle et l'armée française, lors de la guerre de libération du Sahara occidental menée par l'ALM dont il faisait partie du commandement.

Un aventureux homme [wahed lasgaâ, ce fut son expression] de mes combattants eut l'idée de surprendre l'armée (officielle) la main dans le sac. Il met aux arrêts l'officier, le chauffeur et les soldats d'un camion militaire sur une route isolée. Il les interroge sans me demander mon avis. Il ressort de leurs déclarations que le camion, plein de provisions, se dirige vers Foum Lahcen afin d'y ravitailler le poste militaire français assiégé par l'Armée de libération.

Il ajoute que Mohamed V ne devait pas être au courant des agissements de son fils, car « il ne contrôlait pas les services »1.

Le système de sacralisation officielle faisant de Hassan II un roi-dieu l'insupportait. L'arrogance méprisante de celui-ci l'agaçait. De fait, le monarque, « à la différence de son prédécesseur et de son successeur, cultivait un mépris pour les Marocains » quel que soit leur rang, les opposants comme ceux qui faisaient allégeance, les serviteurs vénaux ou les fiers patriotes. Selon Bensaid, une telle attitude réduit en esclavage le peuple marocain. C'est sur ce fonds d'incompatibilité comportementale qu'ont eu lieu plusieurs clashs directs et indirects entre le roi et le résistant. Je n'en citerai que deux.

Clash personnel avec Hassan II

Le premier incident, qui en dit long sur le caractère d'homme libre de Bensaid, se déroula durant les années 1980. Le résistant a accepté de faire partie d'une délégation de dirigeants nationaux chargés de défendre la position officielle du Maroc sur le Sahara occidental auprès de l'Organisation de l'unité africaine (Union africaine aujourd'hui). De retour d'Addis-Abeba, Hassan II les reçoit en grande pompe dans son palais de Fès. Le temps passant, les données partielles fournies par certaines archives sont devenues accessibles, et cela me permet de penser que le roi voulait ainsi montrer au peuple que Bensaid était rentré dans le rang. C'est pourtant le contraire qui s'est produit - une grande déception pour Hassan II.

Le roi a donc accueilli lesdits leaders nationaux qui se présentaient devant lui en file comme de coutume. Le monarque était tout sourire, il semblait jouir de ces moments de protocole marquant l'humiliation des grands de la nation. L'un après l'autre, ceux-ci se plient plus ou moins en deux pour embrasser la main royale tendue, sans réserve aucune. Mais lorsque le tour de Bensaid arrive, il salue oralement Hassan II sans s'incliner, se donnant tout de même une contenance en posant la main sur son épaule. Le monarque manque de s'étouffer de colère, et il le fait savoir à Bensaid par le biais du ministre de l'intérieur, Driss Basri.

Quelques années plus tard, en préparation d'une réception au palais, le même Basri dira à Bensaid sur un ton grave que Hassan II exige de lui qu'il se plie au protocole. Aït Idder refuse à nouveau, tout en esquissant une légère inclinaison. Un modus vivendi est finalement trouvé entre les deux hommes.

Il est vrai que les deux dirigeants se détestent. Le roi n'appelle jamais Bensaid par son vrai nom, plutôt par un qualificatif faisant référence à sa région de naissance, Chtouka-Aït Baha. Il faisait de même avec d'autres opposants notoires comme Mohammed Fqih Basri, qu'il affublait du surnom Demnati (de Demnate, petite ville du Haut Atlas). Ce n'était point une manie royale. Il s'agissait dans son esprit de remettre à leur place les dirigeants nationaux qui lui tenaient tête : « Ce ne sont que des locaux », semblait signifier le roi. Dans le même esprit, Hassan II aurait transmis son souhait de voir le fondateur de l'Union socialiste des forces populaires (USFP) Abderrahim Bouabid se présenter aux législatives de 1977 dans sa région natale, au nord de Rabat. Le leader socialiste optera au contraire pour le lointain sud-ouest, profondément amazigh (berbère). Toutefois, le ministère de l'intérieur veillait au grain. Et les desiderata du roi étant des ordres, le leader sera recalé. Il ne fera pas partie des élus de l'USFP, bien qu'il en soit le plus populaire.

L'affaire du livre irrévérencieux

La seconde anecdote remonte à janvier 1996. Mohamed Bensaid Aït Idder propose à la rédaction du journal critique Anoual dont il est le responsable politique de publier, en extraits successifs, la totalité de mon livre sorti quelques années plus tôt à Paris, La Monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir (L'Harmattan, 1992). Cette publication doit avoir lieu durant le ramadan de la même année, car les lecteurs sont plus nombreux pendant le mois sacré. Or, non seulement l'ouvrage est interdit au Maroc, mais, de nature universitaire, il est perçu par le palais comme irrévérencieux. La rédaction d'Anoual fait part de ses craintes de saisie à Bensaid, qui ne bronche pas. Dès la parution des premières pages, le ministère de l'intérieur menace la rédaction, qui persiste cependant. Basri contacte alors Bensaid par téléphone afin que le journal cesse ses publications. Puis il le rencontre en personne et lui déclare en substance : le roi t'intime l'ordre d'arrêter la publication pour laisser cicatriser les blessures entre le palais et le mouvement national. Sa réponse est sans appel : il n'en est pas question, car il n'y a aucun mal à publier un livre qui évoque des évènements vieux de plusieurs décennies. Le roi ordonne la saisie du journal. C'est chose faite à la publication du septième extrait.

Bensaid m'a relaté cette histoire, qu'il appelait le « clash du livre », en 2001. Quelques années plus tard, en 2008, il rédigera en arabe un témoignage manuscrit (publié ci-dessous) sur l'incident.

Révolutionnaire et monarchiste, Amazigh et nationaliste arabe, militant de la marocanité du Sahara occidental et ami des Algériens, fervent musulman et adepte de la gauche radicale, premier financier de son parti et perpétuel désargenté, éprouvé dès sa jeunesse par des problèmes de santé, Mohamed Bensaid Aït Idder s'est éteint le 6 février 2024, centenaire.


1L'expression en arabe qu'utilise Bensaid est « rijal lmaham sirriya » dont la signification littérale est « les hommes des missions secrètes », qu'on peut traduire par « services ».

Marseille, douloureux sas des juifs arabes vers Israël

Entre 1948 et 1966, des dizaines de milliers de juifs originaires du Maghreb ont transité quelques semaines par le camp du Grand Arénas à Marseille avant de rejoindre Israël. Ils y connaitront parfois de sérieuses déconvenues qui préfigureront celles qu'ils connaitront après leur installation en « terre promise ».

Du camp du Grand Arenas de Marseille il ne reste aujourd'hui plus rien. Seuls deux piliers marquent l'ancienne entrée du lieu, désormais un terrain vague abandonné, et la mémoire balayée du rôle de la France dans l'émigration juive arabe vers Israël. En 1944, l'Agence juive projette d'installer un million de juifs en Palestine en deux ans. Son président David Ben Gourion, futur fondateur de l'État d'Israël, en fait la priorité du mouvement sioniste. En 1950, le parlement israélien vote la « loi du retour » qui garantit à tout juif le droit d'immigrer en Israël.

Le potentiel démographique des juifs d'Afrique du Nord convainc l'Agence juive d'envoyer des émissaires au Maghreb. Mais dès la fin des années 1940, l'arrivée en Israël des juifs orientaux — mizrahim en hébreu — interroge l'identité du nouvel État. Cette main-d'œuvre travailleuse ne parle pas encore hébreu mais arabe, et sa future intégration dans la société israélienne se fera d'abord, non sans difficultés, au sein de camps de transit.

Dans le sud de Marseille, dans le quartier de la Cayolle niché contre les calanques, le camp du Grand Arénas gagne le surnom de « camp des juifs ». Pendant plus de vingt ans, on y acculture des dizaines de milliers de juifs arabes pour en faire de futurs Israéliens. Ce « petit bout d'Israël » sur le territoire français est géré par l'Agence juive qui envoie juifs marocains, tunisiens et parfois égyptiens rejoindre une terre qu'on leur promet.

Un camp édifié pour les prisonniers

À la fin des années 1990, deux historiens marseillais éveillent la mémoire oubliée du Grand Arénas. Une archive après l'autre, Nathalie Deguigné et Émile Témime reconstituent le quotidien du camp et de ses milliers de migrants maghrébins en transit.

Vivre dans les baraquements se révèle une rude épreuve, accentuée par les intempéries. L'hiver, ceux-ci, mal isolés et chauffés par des poêles à charbon, laissent pénétrer le froid et l'humidité. L'été, la chaleur y est insupportable...1

De 1948 à 1955, près de 40 000 juifs marocains sur un total de 250 000 partent en Israël, et la grande majorité d'entre eux passe par le camp marseillais. « À Marseille, on ferme les yeux sur la présence irrégulière de ces transitaires. Leur transit ne doit pas, en principe, dépasser un mois ».2

Un bureau d'émigration est ouvert à Casablanca pour enregistrer les départs des juifs via Marseille. En 1956, les indépendances du Maroc et de la Tunisie relancent une vague de départs. De janvier à octobre, près de 40 000 migrants passent par le camp. Édifié par l'État français en 1945, le Grand Arénas accueille d'abord des prisonniers allemands dans l'attente de leur rapatriement, ou encore des travailleurs indochinois placés sous la surveillance des autorités. Mais c'est l'afflux de milliers d'émigrants gérés par l'Agence juive qui donnera le nom de « camp des juifs » au lieu.

Très peu de juifs algériens passent par le Grand Arénas en raison de l'histoire coloniale française. Naturalisés français depuis le décret Crémieux en 1870, ils s'installent dans leur majorité en métropole après l'indépendance de l'Algérie en 1962 : « En dépit du souvenir du comportement de Vichy qui les dépouilla de leur qualité de Français (…) les Juifs d'Algérie s'identifiaient à la France et c'est vers ce pays qu'ils émigrèrent au moment du grand bouleversement ».3

Le mépris des employés de l'Agence juive

« Arénas, c'est un épiphénomène de ce qui s'est passé en Israël ».4 En effet, les employés de l'Agence juive sont en majorité ashkénazes, et les premiers contacts avec les mizrahim présagent les difficultés d'intégration en Israël.

Ils regardent souvent de haut le mode de vie, la condition sociale, le manque d'instruction d'une partie des émigrants marocains. (...) Préventions et comportements qui se manifesteront bientôt en Israël même, dans un contexte plus large.5

Les émigrants maghrébins, de milieux modestes, sont confrontés au mépris des autorités israéliennes comme le soulignent certains rapports :

Nous avons constaté avec peine que, dans l'ensemble, la qualité d'olim6 que nous avons vue au camp n'est pas très belle. Ce n'est pas un très beau cadeau que nous faisons à Israël en leur envoyant des olim de ce genre7.

Un stage intensif d'acculturation à la future patrie leur est imposé. Encadrés par les services israéliens, ils doivent apprendre les danses et chants de l'État d'Israël avant de s'y installer.

Certains malades patientent parfois plusieurs mois au sein du camp, piégés en raison des clauses d'émigration sélective. Beaucoup de juifs marocains originaires de l'Atlas sont touchés par la tuberculose, la teigne ou encore le trachome. Plusieurs meurent au camp du Grand Arénas, alors qu'ils attendaient un visa de sortie vers Israël.

Lors des repas, « les émigrants doivent présenter une carte personnelle pour récupérer leur ration distribuée par des employés, au travers de petits guichets », rapportent Nathalie Deguigné et Émile Témime. Mais au quotidien, c'est surtout la promiscuité qui gêne les émigrants. Dans les baraquements, il n'existe aucune cloison de séparation pour isoler les familles. Les sanitaires sont installés à l'extérieur des abris. Ce manque d'intimité est vécu comme un déclassement brutal : « On n'avait pas l'endurcissement des réfugiés. (...) Pour eux, c'était un camp de luxe, pour nous qui venions d'une vie normale, c'était un choc ». Ils préparent le départ avec hâte. Devant le portail du camp, des commerçants français « déballent des marchandises destinées à l'équipement de ces futurs citoyens d'Israël ». Des télévisions, des radios, de la literie. « Enfin, toutes les choses qu'on peut proposer à des gens qui vont commencer une nouvelle vie ».

La tragédie de l'« Exodus »

Avant 1948, les premiers juifs arabes qui s'installent sont recrutés comme combattants pour affronter l'Armée de libération arabe au terme du mandat britannique sur la Palestine. Après la création de l'État d'Israël, les flux d'émigration s'accentuent, au premier chef de juifs marocains et tunisiens. Et pour les organiser, les autorités israéliennes bénéficient de l'accord de la France d'opérer sur son territoire.

Déjà pendant la guerre, Marseille était devenue un refuge pour des juifs européens. Des personnalités permettent à des milliers d'entre eux de fuir les persécutions, à l'image du journaliste américain Varian Fry. Agissant dans la clandestinité, ce dernier permet à 4 000 juifs de fuir vers les États-Unis. Le médecin George Rodocanachi fournit quant à lui des milliers de certificats médicaux justifiant leur départ pour New-York, ce qui lui vaudra d'être déporté puis assassiné au camp de Buchenwald en 1944.

Mais c'est la tragédie du navire Exodus en juillet 1947 qui secoue l'opinion publique. À l'époque, les organisations sionistes multiplient les opérations d'émigration clandestine vers la Palestine mandataire. Le 11 juillet, 4 500 survivants de la Shoah embarquent sur l'Exodus au départ de Sète8. Son débarquement sur les côtes palestiniennes est un échec : les autorités anglaises renvoient ses passagers dans trois bateaux-prisons vers la France. Ils sont ensuite bloqués en rade de Port-de-Bouc à l'ouest de Marseille pendant plusieurs semaines, avant de devoir lever l'ancre pour l'Allemagne. Cette affaire met en lumière l'essor de l'émigration juive au Proche-Orient. Une émigration qui s'affirme avant même le vote du plan de partage de la Palestine par les Nations unies le 29 novembre 1947.

L'assignation mizrahi

« Je ne savais pas que c'était comme ça. Si je savais que c'était comme ça, je ne serais pas venu ». En 1962, un journaliste de l'ORTF, suit la traversée de plusieurs juifs arabes au départ du camp du Grand Arénas vers Israël9.

Une fois débarqués, certains s'installent dans des kibboutz, fermes autogérées à l'organisation collective. Mais leur arrivée se teinte de désillusions. Manque de travail, difficultés d'intégration, barrière de la langue : certains songent déjà à repartir. « Les juifs orientaux étaient perçus comme prisonniers d'un carcan traditionnel. Pour les ‘‘israéliser'', il convenait de les faire entrer dans l'ère moderne. Ce passage nécessitait de rompre avec une culture orientale perçue comme arriérée »10.

La politique d'Israël à l'égard des juifs arabes du monde musulman est en effet pensée en termes de modernisation. « L'identité israélienne, fabriquée par les colonisateurs sionistes, définissait pour des Juifs diversifiés leur mode d'appartenance ». Dans son dernier ouvrage La Résistance des Bijoux11, la chercheuse israélienne d'origine algérienne Ariella Aïsha Azoulay décortique ce saccage des écheveaux transculturels des communautés juives :

L'invention de la catégorie « mizrahi » fut nécessaire à l'enrôlement de ces Juifs qui émigrèrent du Maghreb - du monde arabo-berbéro-musulman - et à leur socialisation par identification à une entité fabriquée plus large : le peuple juif, ce mythos unitaire au nom duquel toute pluralité devait être abandonnée.

Une mémoire pour l'oubli de l'expérience émigrée judéo-arabe aujourd'hui encore instillée dans les divisions communautaires de l'État d'Israël.


1« Le camp du Grand Arénas, l'étape française des émigrants du Maghreb en route vers Israël (1952-1966) », Nathalie Deguigné et Émile Témime, Archives juives, vol. 41, n°2, 2008.

2« Immigrants d'Afrique du Nord en Israël : évolution et adaptation », Doris Bensimon-Donath, Anthropos, p. 115, 1970.

3Joëlle Allouche-Benayoun et Geneviève Dermenjian, Les Juifs d'Algérie : une histoire de ruptures, Presses universitaires de Provence, 2015.

4Ibid.

5Ibid.

6Terme hébreu désignant les juifs qui font leur alya, c'est-à-dire qui sont « montés » en Israël.

7Immigrants d'Afrique du Nord en Israël, évolution et adaptation, Doris Bensimon-Donath, Anthropos, 1970.

8NDLR. Une histoire mythologique de ce voyage sera donnée par un best-seller de Léon Uris, Exodus (1958), et un film d'Otto Preminger (1960), avec Paul Newman dans le rôle principal.

9« Une terre qui leur est promise », Radiodiffusion Télévision Française.

10« L'identité israélienne à l'heure des mobilisations communautaires », Élisabeth Marteu et Pierre Renno, Critique internationale, vol. 56, n°3, 2012.

11Ariella Aïsha Azoulay, La Résistance des Bijoux, Rot-Bo-Krik, 2023.

Maroc. « La mère de tous les mensonges », jeu de pistes familial sur une répression oubliée

Par : Jean Stern

En juin 1981, la répression des émeutes du pain fait des centaines de morts à Casablanca. Avec des figurines d'argile et une maquette construite par son père, la réalisatrice Asmae El Moudir reconstitue dans sa propre famille cette sombre page de l'histoire marocaine. La mère de tous les mensonges imprégné de colère et de magie, sort en France ce 28 février 2024. Un film soutenu par Orient XXI.

Une vieille femme marocaine sourde à qui sa petite-fille installe un appareil auditif ouvre le film. De caractère acariâtre, on comprend vite qu'elle règne d'autorité sur sa maisonnée. « Quand ma grand-mère parle, tout le monde a peur », dit la petite-fille, qui elle non plus n'a pas sa langue dans sa poche. Sourde, la vieille femme refuse toute contradiction et n'aime pas les photos. Il n'y en a pas à la maison « parce que c'est péché ». La seule photo qu'elle tolère est un portrait d'Hassan II, son roi préféré, mort en 1999, et qui faisait régner la terreur dans son pays comme elle-même sur sa famille.

Dès les premières minutes du film, on devine un secret de famille que la vieille femme veut cacher à sa petite-fille, trop curieuse. Il existe peut-être, pourtant le vrai secret est plus vaste, plus terrible aussi. Ce n'est pas celui d'une famille, mais d'un pays tout entier, d'un régime. Sourde, la grand-mère devient soudain muette. Est-ce la peur, la honte ou l'indifférence qui sont responsables de ce silence ? La recherche de vérité de sa petite-fille, la réalisatrice du film Asmae El Moudir, l'exaspère, et elle fera tout pour l'empêcher.

Des cadavres enlevés à leurs familles

Casablanca, Maroc, juin 1981. Sous le règne d'Hassan II, le pays connait une grande misère. La sécheresse est rude depuis quelques années et les pauvres ont faim. Le régime décide malgré tout d'augmenter le prix de la farine, et par conséquent du pain. Les syndicats protestent, en vain. Les 20 et 21 juin, des milliers de personnes descendent dans la rue, provoquant de véritables émeutes. La répression est féroce : plus de 600 morts, selon les bilans officieux. Un massacre, une boucherie, pire encore. Car non seulement la police et l'armée tuent sans discernement, mais font disparaitre les corps des victimes pour empêcher que les enterrements ne deviennent à leur tour des manifestations. Les maisons sont brutalement perquisitionnées afin d'enlever les cadavres aux familles. Ce sera le cas chez des proches voisins des El Moudir. Pour eux, pas de deuil. Et à la peur de la répression s'ajoutera la honte de ne pas pouvoir honorer ses morts. « Je ne veux plus me souvenir de tout cela, je veux oublier », dit l'un des personnages à propos de son séjour en prison, où des dizaines de personnes arrêtées sont mortes à côté de lui, dans sa cellule. Dans une scène bouleversante, il en fait le récit, puis s'effondre.

LARE DE TOUS LES MENSONGES - Bande-annonce - YouTube

Depuis, ce moment tragique des « années de plomb » marocaines est tombé dans l'oubli. Ce n'est que 25 ans plus tard que les fosses communes seront exhumées. Née en 1990, la réalisatrice Asmae El Moudir n'a rien connu de ces émeutes. Comment alors raconter une histoire invisible, presque sans traces ? Elle parvient cependant à en tirer un film, La mère de tous les mensonges, qui sort en salles ce 28 février. Astucieux et inventif, ce documentaire ancre la réussite actuelle du cinéma indépendant marocain, qui n'a pas peur des sujets forts, ni des mises en scène novatrices.

La mère de tous les mensonges porte sur les secrets de l'histoire que l'on dissimule à ses descendants, même — et peut-être surtout — si l'on en a été acteurs. Histoire familiale et histoire nationale se confondent d'abord autour d'une photo et d'un lieu. L'image est celle d'une adolescente, Fatima, 12 ans, qui habitait le quartier de la famille El Moudir. Elle a été tuée par les forces de l'ordre le 20 juin 1981 et son corps n'a jamais été retrouvé. L'endroit est la rue du quartier populaire de Casablanca où Fatima a grandi, celle-là même de la demeure des El Moudir. Le père de la réalisatrice, un ancien maçon aux rêves enfantins de footballeur, va mettre son obstination d'artisan – on ne peut s'empêcher de penser ici au couturier maniaque du Bleu du caftan de Maryam Touzani - au service de sa fille, et construire une vaste maquette en plâtre de la rue et de leur maison, incroyablement réaliste, qu'il peuple de figurines d'argile peintes et habillées avec un extraordinaire souci du détail.

Faire sortir des brides de vérité

Car ce qui anime la réalisatrice et bouscule sans ménagements sa famille, surtout sa grand-mère taiseuse bien que fort bavarde, c'est de saisir, à travers la reconstitution de son quartier, ce qui s'est réellement passé en juin 1981. Elle tente de comprendre comment, pour ces gens ordinaires de Casablanca, l'oubli est à la fois une forme de négation et une souffrance sécrète. Elle ne cesse de poser des questions, de tanner son père, sa mère, sa grand-mère et ses autres proches pour obtenir des bribes de paroles, saisir des nuances psychologiques, faire sortir des vérités cachées derrière « tous les mensonges », à commencer par ceux de sa grand-mère.

C'est là la force du film : faire d'un simple (mais surprenant) décor le théâtre de tant de colères refoulées. Chaque personnage, chaque maison, chaque bribe d'histoire est décortiquée avec un soin maniaque par la réalisatrice. Rien n'est laissé au hasard dans ce dispositif exceptionnel, artificiel, et pourtant incroyablement humain. D'autres maquettes complètent et amplifient la profondeur de ce très subtil jeu de pistes cinématographique : la prison, le cimetière, le jardin d'enfants...

Avec La mère de tous les mensonges, Asmae El Moudir réalise un film exceptionnel et bouleversant. Elle montre que, malgré les milliards de dollars dépensés par les tycoons des plateformes mondialisées pour lisser les goûts et les images, le cinéma est depuis les frères Lumière un art du bricolage obstiné sur pellicule, un jeu de clair-obscur qui aime la lumière. La réalisatrice donne d'ailleurs à voir de nombreux détails de l'élaboration de son dispositif, film dans le film où les figurines, en particulier celle de la grand-mère, ont toute leur importance dans des scènes sublimes de franchise et d'intelligence. Les variantes dans les éclairages et la large palette des prises de vue de la maquette offrent à La Mère de tous les mensonges les allures d'un conte de fées, fait d'éblouissements et de malice. La s'hour magie » en arabe marocain) qui irradie au Maroc est l'un des fils rouges de ce film, profondément marocain par sa pudeur comme par ses hardiesses, mais aussi totalement universel par les thèmes qu'il porte, en particulier la peur.

Ce documentaire éclaire aussi d'un nouveau jour l'histoire politique et sociale du Maroc. En dévoilant les mensonges par oubli, il donne une nouvelle lumière à cette tarte à la crème des temps modernes qu'est le devoir de mémoire.

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La mère de tous les mensonges
Film d'Asmae El Moudir
2023
1h37
Sortie en France le 28 février 2024

ANCE EN PARTENARIAT AVEC ORIENT XXI
Le mardi 5 mars à 20h à Paris au Grand Action
suivie d'une discussion avec Jean Stern.
Prix spécial pour les lecteurs et lectrices d'Orient XXI : 6,50 euros.

Croissance vs Emploi : les élites marocaines au cœur d’une énigme économique

Le Maroc est un pays dynamique, son économie est diversifiée, son système politique présente une certaine stabilité dans une région en proie à des crises à répétition. Ce pays a fait montre d’une résilience étonnante face aux chocs exogènes. La gestion remarquée de la pandémie de covid et la bonne prise en main du séisme survenu dans les environs de Marrakech sont les exemples les plus éclatants.

 

Pays dynamique

Sa diplomatie n’est pas en reste. La question du Sahara occidental, « la mère des batailles », continue à engranger des succès. Le ralliement d’un certain nombre de pays qui comptent dans l’échiquier politique international à la position marocaine en est la preuve. L’organisation de la prochaine Coupe d’Afrique des Nations en 2025, comme en 2030, celle de la Coupe du monde de football, avec l’Espagne et le Portugal, constituent à n’en pas douter des victoires à mettre au profit de ce dynamisme. Sans oublier la prouesse de l’équipe nationale marocaine à la faveur de la dernière Coupe du monde de football organisée au Qatar.

La diversification de l’économie est un puissant facteur de résilience face aux crises à répétition. L’agriculture se modernise, l’industrie s’affirme avec un secteur automobile dont l’intégration locale dépasse les 60 %, et l’aéronautique prend son envol avec un taux d’intégration de près de 40 %. Le tourisme, moteur essentiel de la croissance, attire un flot continu de visiteurs malgré les secousses mondiales. Les atouts du pays, entre patrimoine culturel riche, paysages diversifiés du désert à la montagne, des plages aux plateaux, et une infrastructure de pointe (ports, aéroport, train à grande vitesse, autoroutes), demeurent indéniables.

Par ailleurs, le pays s’est toujours distingué par une ouverture très prononcée de son économie, particulièrement vers les pays occidentaux, comme en témoignent les nombreux accords d’association signés avec certains pays (Union européenne, États-Unis etc.). Les relations avec la France sont fortes et diversifiées. Le Maroc est le premier partenaire commercial de la France en Afrique, et le second dans la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient). 

Depuis peu, cette ouverture s’est poursuivie vers d’autres contrées, surtout africaines. Les investissements marocains dans certains de ces pays (Sénégal, Côte d’Ivoire par exemple) connaissent une évolution ascendante. Pour accompagner ces orientations, les banques marocaines n’ont pas hésité à s’installer dans ces pays, et la compagnie aérienne marocaine (Royal Air Maroc) a tissé un réseau solide, connectant Casablanca, la capitale économique du royaume, à plusieurs villes africaines.  

Les investissements directs étrangers connaissent certes un fléchissement ces dernières années, mais la dynamique d’ensemble demeure, somme toute, positive. Il est à signaler que la France reste l’un des principaux investisseurs étrangers (premier en termes de stock) au royaume du Maroc, dans l’industrie (avec la réussite éclatante du projet structurant de Renault), mais aussi dans l’immobilier, les services et le commerce. 

L’inflation a battu des records en 2022 comme dans la plupart des pays, suite au conflit russo-ukrainien, mais elle a commencé à se stabiliser en 2023. Le déficit budgétaire diminue d’année en année et commence à se consolider (4 % prévu en 2024), et ce malgré les différents chocs internes (sécheresse à répétition, séisme) et externes (covid, guerre). La dette publique demeure soutenable (70 % du PIB), avec une maturité confortable (six ans en moyenne). La diaspora marocaine continue de déverser un flux ininterrompu d’argent pour aider sa famille et participer au développement du pays. Les remises de fonds ont dépassé dix milliards de dollars en 2023, ce qui constitue un record ! La croissance se situe dans la tranche supérieure des pays MENA (pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord), même si le pays ne converge pas vers son sentier de croissance potentielle déterminé par la croissance de la population et celle de la productivité du travail.

 

Un trou dans la raquette

Tout baigne alors. Hé bien non ! Il y a un trou dans la raquette. La croissance marocaine ne crée pas assez d’emplois et même, fait étonnant, elle en détruit !

Malgré tous les atouts précédemment cités, le volume de l’emploi a baissé de 297 000 postes entre le troisième trimestre de 2022 et le troisième trimestre de 2023. Ces données sont aussi inquiétantes qu’inédites. Les conséquences sont immédiates sur le taux de chômage qui demeure préoccupant et le taux d’activité dramatiquement faible. Si le taux de chômage officiel est de 13,5 %, celui des jeunes (15 à 24 ans) enregistre un taux record de 38,2 %, et les diplômés de presque 20 %. Cela signifie que le Maroc ne parvient pas à intégrer sa jeunesse dans le marché du travail malgré une main-d’œuvre riche, entravant ainsi la croissance.

Le Maroc, ayant déjà achevé sa transition démographique, s’apprête à affronter les défis du vieillissement de sa population. L’allongement de l’espérance de vie et la diminution de la fécondité mettent en péril son système de retraite par répartition. Des problèmes de riches dans un pays pauvre. Par ailleurs, les chiffres du chômage contredisent la théorie économique selon laquelle le capital humain protège contre le chômage. Au Maroc, être diplômé accroît la probabilité de chômage, risquant d’encourager le décrochage scolaire, surtout chez les familles défavorisées.

Les inégalités liées au genre aggravent la situation. Celles-ci se reflètent dans les écarts dans le volume de travail annuel et les rémunérations. Une proportion significative de femmes est souvent moins en emploi ou à temps partiel, accentuant ainsi l’inégalité salariale. Cette dernière découle de la distribution inégale des professions entre les sexes, où les emplois féminins diffèrent généralement de ceux occupés par les hommes, tant au niveau des secteurs d’activité que des échelons de rémunération. Cette situation n’est évidemment pas l’apanage exclusif du Maroc.

Si l’on s’en tient au taux de chômage, il avoisine les 20 % pour les femmes contre 13,5 % au niveau national. De plus, le taux d’activité féminine est parmi les plus bas au monde (18,4 % contre 68,7 % pour les hommes), en dépit des preuves empiriques soulignant la productivité accrue des femmes. Quand ces dernières gèrent le foyer, les résultats, en termes de scolarité des enfants ou de la gestion des deniers du ménage, sont largement supérieurs à ceux obtenus par les hommes. De même, les entreprises gérées par les femmes s’en sortent mieux que celles gérées par les hommes. 

Avec une croissance de 3 % en 2023, l’économie marocaine détruit près de 300 000 emplois. Alors qu’auparavant, 1 % de croissance générait 50 000 emplois, aujourd’hui, 1 % de croissance en détruit 100 000. Dès lors, ne faut-il pas se concentrer sur la création d’emplois au lieu de se focaliser sur ce mantra de la croissance économique ? 

 

Mauvaise allocation des ressources 

La création de richesse nécessite capital et travail. Le Maroc possède une main-d’œuvre jeune, bien formée, et pour ne rien gâcher, bon marché. Avec un taux d’investissement impressionnant, l’un des plus élevés au monde (34 %), les ingrédients de la croissance sont a priori réunis. Seulement, on oublie le troisième élément qui a son importance, à savoir la façon de les combiner, une alchimie délicate de valorisation et d’ajustement des facteurs de production. C’est là où le bât blesse. 

D’abord, bien qu’élevé, le taux d’investissement ne reflète pas pleinement l’effort du pays à transformer l’épargne en investissement productif, dépendant de la qualité de cet investissement.

Ensuite, les investisseurs privés ne prenant pas de risque, l’essentiel de l’investissement national est du ressort de l’État, créant ainsi une disjonction entre investissement public et privé. Enfin, quand les investissements directs étrangers augmentent, les investissements privés les suivent (par la création de joint-ventures par exemple). Ces derniers font supporter le risque aux investisseurs étrangers. Une complémentarité s’installe dès lors entre investissement étranger et investissement marocain.

La stratégie marocaine mise sur l’attraction des investissements directs étrangers, en créant un écosystème industriel concentré sur un nombre restreint d’entreprises, négligeant ainsi les PME-PMI, représentant pourtant 90 % des entreprises et la majorité des emplois. Malgré les incitations gouvernementales, telles que des baisses d’impôts sur les sociétés et sur les dividendes, les résultats escomptés tardent à se manifester, créant un paradoxe au cœur de cette stratégie pro-business.

En outre, l’omniprésence et l’omnipotence du secteur informel, absorbant 60 % des emplois, maintiennent les jeunes, en particulier ceux de 18 à 25 ans, issus de zones rurales ou de quartiers défavorisés des grandes villes, dans une fragilité grandissante et une précarité sans nom. Cette mauvaise allocation des ressources n’est en aucun cas le fruit du hasard, loin s’en faut. 

 

Les racines du mal

Ce constat révèle le manque de confiance d’un acteur clé dans le processus de croissance, à savoir le secteur privé. Connaissant les rouages de la création de richesse, il opte pour des investissements dans des niches peu risquées et peu propices à la création d’emplois, reproduisant ainsi le comportement d’une économie rentière.

Attaquer les racines du mal implique de lever les multiples contraintes qui entravent le secteur privé, tel que préconisé par les instances internationales. Ces obstacles comprennent les barrières à l’entrée, les difficultés d’accès aux terrains industriels, les lourdeurs bureaucratiques, un système judiciaire trop complexe, des procédures de marchés publics trop lentes, et un capital social limité. Derrière cette terminologie, se cache le cœur même de toute forme de croissance, la substantifique moelle de tout processus de développement : le système de la prise de décision.

Pour réussir à croître de manière significative et à créer des emplois durables, il est essentiel d’avoir des institutions inclusives, partageant équitablement les opportunités entre les citoyens. Le pouvoir de décision ne devrait pas être l’apanage d’une élite politico-économique cherchant à améliorer son propre bien-être, mais plutôt partagé par le plus grand nombre. Cette distribution équilibrée du pouvoir facilite l’accès à une éducation de qualité pour tous, tout en réduisant les tensions au sein de la société.

L’histoire démontre que les groupes d’intérêt s’opposent généralement à un tel partage. La tâche de construire des institutions inclusives revient aux citoyens eux-mêmes. Un défi colossal, mais un programme nécessaire pour une véritable révolution économique.

Maroc. Les dernières ruines de la dynastie des Goundafis

Les Goundafis ont régné d'une main de fer pendant plus d'un siècle, de 1830 à 1951, sur la province du Haouz, au sud-est de Marrakech. Taïeb Goundafi a d'ailleurs été l'un des caïds sur lesquels s'est appuyé le protectorat français pour asseoir son pouvoir. Mais les ultimes vestiges de cette dynastie, la résidence d'Imgdal et la Kasbah Tagountaft, se sont effondrés avec le séisme du 8 septembre 2023.

Toutes les régions de la province du Haouz n'ont pas abrité sur leur territoire une forteresse, un château, un riad ou une kasbah qui témoigneraient de l'histoire et de l'influence exercée par la tribu Goundafa (Tagountaft en berbère). Il faudra parcourir un peu plus de soixante-dix kilomètres par une route escarpée depuis Marrakech pour rencontrer le premier vestige de cette tribu, dans un bourg appelé Imgdal, sur les montagnes du Haouz. Imgdal (« les gardiens » en berbère) a autrefois hébergé Si Mohammed Ou Brahim Goundafi, l'avant-dernier de la tribu Goundafa. Il y a bâti une résidence dominant l'oued N'Fiss qui coule vers l'actuel lac du barrage Yacoub Al-Mansour1. « Charmante et miroitante au milieu des jardins et des champs cultivés… », c'est en ces termes que le colonel Léopold Justinard décrit la demeure dans sa biographie consacrée au caïd Taïeb Goundafi2.

Cette bâtisse d'Imgdal témoigne, avec la Kasbah Tagountaft à 45 kilomètres plus au sud, des grandeurs et décadences de cette seigneurie. Mais depuis le séisme du 8 septembre 2023 qui a frappé le Haouz, le riad d'Imgdal s'est effondré, et la mosquée de Tinmel n'est plus que ruines.

Pendant plus d'un siècle, le pouvoir des Goundafis s'est étendu sur toute la vallée du N'Fiss, depuis le col du Tizi N'Test, sur la route de Taroudant au sud, jusqu'à la commune d'Asni au nord. Une petite dynastie dans la grande, celle du Makhzen3, qui a régné d'une main de fer sur cette partie du Haut Atlas occidental. Originaire du Sahara marocain, l'aïeul des Goundafis se serait installé tout d'abord dans le Souss, avant que l'un de ses descendants, Lahcen Aït Lahcen, ne devienne imam au XVIIIe siècle à Tagountaft, près de Tiznit. Amghars (chefs de tribu, ou cheikhs) de père en fils, les Goundafis prirent ensuite le pouvoir en tant que caïds à partir de la moitié du XIXe siècle, non sans avoir livré des batailles rangées contre des notables rivaux : caïds, amghars et autres dignitaires de l'époque. Mais les Goundafis finirent par s'imposer au Makhzen comme une autorité locale sur laquelle le pouvoir central pouvait compter pour asseoir son pouvoir dans la région.

L'apogée des grands propriétaires terriens

L'épopée de cette tribu commence avec les amghars Haj Ahmed Aït Lahcen et Mohamed Aït Lahcen : deux personnages clés à l'origine de l'ascension politique et militaire de la tribu et de sa puissance économique. Après avoir acheté l'intégralité des habous4 de la vallée du N'Fiss, ils deviennent des grands propriétaires terriens. Le sociologue Paul Pascon analyse dans sa thèse sur le Haouz5, comment, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, l'État marocain doit lever de nouveaux impôts sous la pression des puissances européennes. Il faut pour cela s'appuyer sur des caïds puissants :

Mais ce que ceux-ci prennent dans leur propre tribu pour leur compte et celui de l'État réduit d'autant la part des anciens notables. Comme il n'est pas possible d'augmenter la production, il ne reste plus à la tribu qu'à aller piller ses voisines. C'est ainsi que le domaine des caïds s'agrandit, d'autant plus que ceux-ci disposaient de l'artillerie européenne moderne6.

Le pouvoir local des Goundafis s'est ainsi constitué au prix de longues batailles, d'alliances et de ruses. Et le caractère de Mohamed Aït Lahcen a été déterminant dans cette conquête. L'historien Naciri Slaoui le décrit comme un personnage « plus circonspect qu'un corbeau et plus difficile à surprendre qu'un vautour »7.

À l'époque, le col du Tizi N'Test, à 2 200 m d'altitude, était un passage géographiquement stratégique, reliant le Haut Atlas à la plaine du Souss. Quiconque dominait ce point culminant devenait maître de cette montagne, tant au niveau social, politique qu'économique.

En 1873, Tagoutaft Mohamed Aït Lahcen devient le maître absolu de la région après avoir laminé tous ses adversaires. Ne lui manque plus qu'à obtenir la bénédiction du pouvoir central, le Makhzen, sous le règne du sultan Moulay Hassan (1873-1894) dans la capitale de Fès, pour conquérir une légitimité politique - certes symbolique mais nécessaire à la pérennité de sa puissance et de ses intérêts. Car sans cette soumission au Makhzen central, il est considéré comme un dissident à combattre. À partir de 1876, il devient caïd et porte le patronyme de Goundafi. Pour célébrer leur entente, le sultan lui envoie un émissaire demander la main de ses filles. Demande illico acceptée. Les mariages ont lieu à Fès : l'aînée échoie au petit-fils du sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahmane, la cadette au célébrissime grand vizir Ahmed Ben Moussa surnommé Ba H'mad, et la benjamine à Bachir Jamaï, cousin du vizir Mokhtar Jamaï.

L'alliance des grands caïds avec le protectorat

Cette alliance familiale avec les dignitaires du pays scelle une fois pour toutes la réconciliation avec le Makhzen, et donne un coup de fouet à l'hégémonie sans partage des Goundafis dans la région.

Surgit alors un personnage central dans la lignée des Goundafis : Taïeb Goundafi (1855-1928). Caïd comme son père à partir de 1883 — Le caïdat se transmettait à l'époque par voie héréditaire —, il poursuit l'œuvre de la tribu, cette fois-ci sous le protectorat de la France. À partir de 1912, le premier résident Hubert Lyautey lance la politique dite des grands caïds pour rallier à lui les Goundafis. Déjà, au temps du sultan Moulay Lhassan (1836-1894), le caïd Taïeb a participé à presque toutes les harkas pour mater les dissidences, en particulier celles de Tafilalet en 1893, et de Tadla en 1894.

Le colonel Justinard qui côtoiera le personnage pendant les cinq années de sa mission à Tiznit écrit :

Taïeb était, en 1912, lors de notre arrivée au Maroc, un de ceux qu'on appelait les grands caïds du Sud : un Arabe, Aissa Abdi ; trois chleuhs le Glaoui, le M'tougui, et lui, Goundafi (…) Il était trop avisé pour ne pas comprendre que, les Français étant à Marrakech, il n'avait plus qu'à faire au plus tôt sa soumission. D'ailleurs, ses ennemis l'avaient déjà faite. Il y a là un des ressorts puissants de la politique des grands caïds. Il fallait sans tarder un instant rejoindre le train.

Âgé de la cinquantaine lorsqu'il fait sa connaissance, le colonel français brosse un portrait plutôt attrayant de Si Taïeb, le Goundafi qui a le plus marqué sa tribu.

La rude existence menée par ce sec montagnard du N'Fiss l'avait conservé. Une figure fine, entourée d'un collier de barbe. Des yeux superbes. Il avait conservé une légère boiterie…Abidar le boiteux, surnom que lui donnait Mtouggi. Pour essayer de mieux le dépeindre, j'ai cru le voir un jour, à Florence, au mur des Offices, dans le portrait de Jules II, ce pape qui rossait les époques, avec lequel il devait avoir des traits communs. Avec, toujours, un très haut sentiment de la grandeur. Un seigneur dépaysé dans notre siècle. Tel était Si Taïeb…

Une légion d'honneur polémique

Les Goundafis ont régné sur le Haouz de 1830 à 1951, période durant laquelle sept caïds se sont succédé. Le dernier en date, Lahcen Ou Brahim Goundafi (de 1947 à 1951), sonnera le glas du règne de la dynastie. Néanmoins, la disgrâce de cette tribu ne date pas de 1951. Elle remonte à 1924, du temps du puissant caïd Taïeb, quand le régime du protectorat dépossède ce dernier de son pouvoir réel et direct pour en faire un caïd honoraire. La dernière étape de ce plan « machiavélique », comme le dénonce Omar Goundafi, le petit-fils de Taïeb, dans sa biographie de ce dernier, a été la dépossession de cette famille de certains de ses biens fonciers situés dans la zone de leur commandement, « en créant de toutes pièces des opposants à ces titres »8.

L'auteur défend la thèse selon laquelle les Goundafis ont toujours été fidèles au sultan, avant et pendant le régime du protectorat, mais que ce dernier a toujours manœuvré pour les déposséder de leur pouvoir politique et administratif, et de leur patrimoine foncier. À aucun moment, conclut le petit-fils de Taïeb, les Goundafis n'ont été des collaborateurs du protectorat français, moins encore Taïeb, qui a toujours « formulé des critiques et des boutades » à leur encontre, « selon des rapports confidentiels de ce régime », assène-t-il. Mais la vérité est toute autre : Taïeb a été élevé à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur en décembre 1920, selon un rapport confidentiel du protectorat, cité par le colonel Justinard, « en raison des services éminents qu'il rend à la cause française et au Makhzen depuis plus de quatre ans dans la province de Tiznit ». On ne peut être plus clair.

Aujourd'hui, les descendants des Goundafis se défendent de cette « injuste » accusation de collaboration avec le protectorat français. Rencontré dans sa fastueuse résidence à Targa, Brahim Goundafi, fils de Mohamed Ou Brahim (caïd entre 1930 et 1946), accuse le parti nationaliste de l'Istiqlal d'avoir « fomenté toute cette propagande malsaine. Les Goundafis ont toujours été fidèles au trône », affirme-t-il. Les descendants actuels de Thami El-Glaoui ne disent pas autre chose de leur aïeul dont on connait parfaitement la génuflexion au protectorat français, avec la signature à quatre mains de la déposition du sultan Ben Youssef (futur roi Mohamed V)9.

Un projet touristique abandonné

À 110 kilomètres de Marrakech, à Tinmel, épicentre du séisme du 8 septembre, un autre monument témoignait jusqu'à récemment de la grandeur et de la décadence de la dynastie des Goundafis : la Kasbah Tagountaft. Perchée comme un nid d'aigle au flanc d'une colline, elle a servi comme forteresse aux Goundafis qui l'ont eux-mêmes bâtie pour se défendre contre leurs ennemis. Érigée sur trois niveaux et s'étalant sur une superficie de 40 hectares, elle fait face, de l'autre côté de la route goudronnée menant au col du Tizi N'Test, à un autre monument : la mosquée de Tinmel.

Si la première tombait depuis des décennies en ruines, ne trouvant personne pour la restaurer, la seconde, fondée aux temps des Almohades au XIIe siècle, a pu être sauvée et restaurée dans les années 1990. Les velléités d'appropriation de la forteresse par des investisseurs dans le tourisme n'ont pas manqué. L'un d'eux, Mohamed Zkhiri, consul honoraire de Grande-Bretagne à Marrakech, propriétaire d'un fleuron de la restauration marocaine dans la ville ocre, Al-Yaqout, est parvenu à l'acquérir en 2001.

L'ambition du nouvel acquéreur était de transformer cette forteresse en hôtel-restaurant. Pour réaliser son rêve, il a mis de gros moyens, et des chargements de matériel de construction (bois, ciment, acier…) ont commencé à arriver depuis Marrakech. Pour faciliter le transport de ses futurs hôtes, il prévoyait aussi une piste d'atterrissage pour les hélicoptères. Cependant, le projet a tourné court, tant le délabrement du monument de Tinmel était avancé. L'argent investi pour le restaurer a fondu comme l'eau sur le sable, et la mort du nouvel acquéreur, en 2017, est venue mettre fin à cette folle ambition.

Le 8 septembre 2023, jour du séisme, la bâtisse construite dans les années 1920 s'est effondrée comme un château de cartes, rendant impossible toute éventuelle restauration. En face d'elle, de l'autre côté de la montagne, se loge la mosquée de Tinmel. Bien qu'elle ait été à moitié détruite le 8 septembre, l'espoir d'une restauration persiste.


1NDLR. Le Roi Mohammed VI a inauguré, mi-mai 2008, dans la commune rurale de Ouirgane, le barrage Yacoub Al-Mansour

2Léopold Justinard, Un grand chef berbère, le caïd Goundafi, éd. Dar Al-Aman, Rabat, 2015.

3NDLR. Le Makhzen désigne le pouvoir marocain et par extension l'administration.

4NDLR. Les habous peuvent être des biens mobiliers ou immobiliers. Il peut s'agir d'une récolte, ou d'un débit horaire de l'eau d'une source, etc. On peut les classifier en trois types : publics, privés ou mixtes.

5Paul Pascan, Le Haouz de Marrakech, Éditions marocaines et internationales, 1977, 2 volumes.

6Jean-François Clément, Le Haouz de Marrakech, Revue française de sociologie, 1978.

7Naciri Slaoui, Kitab al-istiqsa li-akhbar douwal al-Maghrib al-aqsa (2001), en français « Recherches approfondies sur l'histoire des dynasties du Maroc »

8Omar Goundafi, Un caïd du Maroc d'antan, Taïeb Goundafi (1855-1928), Marsam, Rabat, 2013.

9Abdessadeq El Glaoui, Le ralliement, le Glaoui mon père, Marsam, Rabat, 2004.

Maroc. Manifestations populaires et silence royal

Tiraillés entre une population majoritairement acquise à la cause palestinienne qui risque de basculer dans un islamisme aux aguets, et l'accord de normalisation signé en 2020 dont ils ne sont pas près de s'affranchir, les dirigeants marocains se réfugient dans un silence de plus en plus pesant.

Plus de quatre mois après le déclenchement de la guerre contre Gaza, la mobilisation anti-Israël n'a pas faibli au Maroc. Des milliers de personnes manifestent quasiment chaque week-end dans les grandes villes du pays, notamment à Rabat et Casablanca. Deux revendications dominent les slogans : la fin des massacres de la population gazaouie par l'armée israélienne et, surtout, la fin de la normalisation des relations diplomatiques entre le royaume chérifien et « l'État sioniste », comme le scandent les manifestants.

Commencé en décembre 2020, le processus de normalisation entre les deux États prend la forme d'une transaction tripartie : en contrepartie de la reconnaissance de la « marocanité » du Sahara occidental par l'ancien président américain Donald Trump, le royaume « normalisera » ses relations avec Israël. Une manœuvre habile puisqu'il s'agit de monnayer une « cause sacrée » pour la majorité des Marocains (l'affaire du Sahara occidental, considéré par le Maroc comme ses « provinces du sud ») par une autre « cause sacrée » (la question palestinienne).

Depuis, la coopération, notamment militaire, entre les deux pays est devenue officielle après avoir été longtemps officieuse, même si l'État hébreu tient à la cantonner aux armes défensives et légères. L'attaque d'envergure du Hamas au cœur d'Israël, le 7 octobre 2023, ne représente pas une rupture, mais un point de basculement qui affectera profondément la lune de miel israélo-marocaine, louangée tant par les Etats-Unis que par l'Union européenne.

Manoeuvre politique

Au cœur de ce processus, le Palais royal avait eu recours à un stratagème habile et machiavélique visant à porter le coup de grâce au Parti de la justice et du développement (PJD), le parti islamiste au gouvernement à l'époque, et dont la légitimité religieuse concurrençait celle du roi, le Commandeur des croyants. Ce dernier fait alors signer l'accord de normalisation non pas par le ministre des Affaires étrangères mais par le chef du gouvernement, l'islamiste Saad Dine Elotmani (2017-2021), en même temps secrétaire général du PJD. Les conséquences sur l'identité politique et l'image du parti sont désastreuses car la lutte contre la normalisation avec « l'entité sioniste » fait partie de l'ADN des partis islamistes. Laminé électoralement un an plus tard lors des législatives de 2021 où il obtient 12 sièges au Parlement du Maroc qui en compte 395, le PJD est aujourd'hui l'ombre de lui-même, une coquille vide.

Lors des rassemblements propalestiniens qui se déploient depuis le 7 octobre dans les artères principales des grandes villes, ni les dirigeants du PJD ni ses militants n'osent se montrer ou se mêler aux foules en colère. Et pour tenter de réparer ce que l'ancien secrétaire général avait détruit en signant le traité de normalisation, le nouveau dirigeant du PJD, Abdelilah Benkirane, un populiste lui aussi ancien chef du gouvernement (2011- 2016), multiplie désespérément les sorties médiatiques. « Oui, le PJD s'est trompé en signant la normalisation, nous l'admettons. Mais le parti n'a jamais été pour cette normalisation », déclare-t-il en sanglots, le 19 novembre 2023 devant un parterre de militants. Il va même jusqu'à offrir au leader du Hamas Khaled Mechaal, en visite au Maroc, une tribune dans laquelle le responsable palestinien, devant les militants, invite les Marocains « à s'adresser aux dirigeants du pays (…) pour rompre les relations, arrêter la normalisation et chasser l'ambassadeur » – ce qui suscite une colère noire de l'entourage royal qui y voit une « ingérence intolérable et un appel à peine déguisé au soulèvement »

Pour réhabiliter son parti, Abdelilah Benkirane ira même jusqu'à tenir des propos ouvertement antisémites : « Ils avaient des savants comme Einstein, mais ils ne voient pas loin. C'est pour cela que Dieu les a favorisés au début et maudit il y a 2 000 ans. Parce qu'en réalité, ils sont idiots. Leur idiotie leur fait croire que c'est la force qui résout le problème ». Mais ces tentatives n'ont pas d'effets marquants sur l'image de sa formation ni de ses dirigeants qui restent parmi les moins considérés sur la scène politique marocaine.

Organisation à la romaine

Toutefois, l'absence du PJD va être vite comblée par l'autre composante de l'islamisme marocain : l'association Justice et bienfaisance (Al-Adl wa Al-Ihsan). Interdit mais toléré, ce mouvement, qui ne reconnaît pas le statut religieux du roi et conteste ses larges pouvoirs politiques, est très présent dans les manifestations propalestiniennes à travers la mobilisation, à Rabat et Casablanca notamment, de l'essentiel de ses sympathisants. Connu pour son organisation à la romaine, la discipline de ses membres et les moyens utilisés pour s'assurer un maximum de visibilité dans l'espace public, Justice et bienfaisance ne pouvait pas rater l'occasion du 7 octobre pour s'affirmer comme "l'unique choix islamiste possible", après le fiasco électoral et politique du PJD.

Très présents sur les réseaux sociaux, dès lors que les médias officiels leur sont fermés, les militants n'hésitent pas à utiliser la question palestinienne et celle de la normalisation comme des vecteurs de redéploiement pour rallier ne serait-ce que les déçus du PJD, mais aussi comme des leviers pour contester le régime monarchique et sa légitimité religieuse – le roi Mohammed VI étant à la fois Commandeur des croyants et président du Comité Al-Qods pour la Palestine.

Silence de cathédrale

En ce qui concerne les autres partis politiques, le contraste reste très marqué avec la population qu'ils sont supposés, selon la Constitution, représenter et encadrer. Pour ces partis parfaitement domestiqués par la monarchie, la question palestinienne est devenue, depuis la signature de l'accord de normalisation, une ligne rouge à ne pas franchir, à l'exception du Parti socialiste unifié (PSU) et de la Voie démocratique travailliste (Al-Nahj Al-Dimokrati Al-Amili), deux organisations de gauche ultra-minoritaires.

Si certains osent, en y mettant beaucoup de gants, contester les attaques israéliennes contre Gaza et le nombre effrayant des victimes, ils évitent soigneusement de demander la fin de la normalisation. Cela se traduit sur le terrain par l'absence des partis politiques dans les manifestations propalestiniennes. S'agit-il d'une prudence stratégique et d'une volonté de leurs dirigeants de ne pas susciter l'ire du roi et de son entourage ? Aucune réponse. Un silence de cathédrale. Y compris, le 12 janvier 2024, au moment même où l'Afrique du Sud défend sa plainte pour génocide contre Israël devant la plus haute Cour de l'ONU, la Cour internationale de justice dont l'un des membres, le juriste Mohamed Bennouna, est Marocain. Au même moment, le Bureau de liaison, une délégation marocaine à Tel-Aviv, annonce la reprise de tous les services consulaires à partir du 22 janvier, après leur suspension, le 19 octobre 2023, lorsque le ministère des Affaires étrangères israélien avait décidé d'évacuer son bureau de liaison à Rabat en réponse à la forte mobilisation des Marocains.

Même silence du côté du Palais royal, à l'exception d'un communiqué laconique datant du 17 octobre, au lendemain du bombardement par l'armée israélienne de l'hôpital Al-Maamdani faisant plusieurs centaines de morts et de blessés palestiniens à Gaza : « Le Royaume du Maroc réitère son appel à ce que les civils soient protégés par toutes les parties et qu'ils ne soient pas pris pour cibles. Sa Majesté le roi Mohammed VI, que Dieu L'assiste, président du Comité Al-Qods, souligne l'urgence de fédérer les efforts de la communauté internationale pour mettre fin, au plus vite, aux hostilités, respecter le droit international humanitaire et œuvrer pour éviter que la région ne sombre dans une nouvelle escalade et de nouvelles tensions. »

Un silence qui sera doublé d'une absence physique du roi dès le 4 décembre. Le président du comité Al-Qods entame alors un long périple mi-officiel mi-privé qui le conduit d'abord aux Émirats arabes unis, où il est reçu en grande pompes par le Cheikh Mohammed ben Zayed fraichement investi, avant de s'envoler le 17 décembre vers les Seychelles, l'archipel africain aux 115 îles paradisiaques dans l'océan Indien. Le roi part ensuite pour Singapour, où il fête le Nouvel An, avant de finalement rentrer à Rabat le 11 janvier, jour de la signature du manifeste pour l'indépendance, célébré au Maroc.

Parcours maghrébins de la construction étatique

Panorama très complet d'un demi-siècle de transformation, Histoire du Maghreb depuis les indépendances aborde de manière transversale les aspects politiques, économiques et sociétaux de ces pays. Malgré leurs expériences différenciées de la colonisation et la nature distincte de leurs régimes politiques, ils sont traversés par des questionnements communs qui entrent en résonance les uns avec les autres.

Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre, trois historiens du Maghreb, viennent de signer un ouvrage très utile à la compréhension des évolutions politiques et sociétales depuis les indépendances. Écrit selon un ordre chronologique, le livre est structuré en quatre grands moments : la construction des États (1950-1960), le rôle des leaders dans l'éveil des nations (1970-1980), la mutation des sociétés (1980-2010), et enfin le Maghreb depuis 2011.

Affirmation autoritaire

La construction nationale s'est accompagnée de mythes et de récits nationaux qui ont produit des matrices identitaires et idéologiques. Chacun des États a mobilisé à sa manière la notion d'exceptionnalité, produisant ce que les auteurs appellent un « métarécit sacralisé » et une « histoire-mémoire » articulée autour de figures historiques fondatrices (Hannibal, Massinissa, Tariq Ibn Zyad). Mais ces récits se sont aussi construits en référence à des leaders qui ont joué un rôle important dans l'histoire politique du pays, considérés comme les pères de la nation (Habib Bourguiba, l'émir Abdelkader).

Ces récits qui insistent sur l'exceptionnalité nationale éclairent le lecteur sur des différends anciens qui continuent d'opposer les États de la région. En Algérie, cette exceptionnalité s'est construite autour de la notion de résistance, que ce soit à la confiscation de l'identité des Algériens, à la conquête française par le djihad, ou encore aux violences faites à un héros unique : le peuple.

Au Maroc, le sentiment nationaliste et l'appartenance religieuse sont liés au régime monarchique qui a milité pour l'indépendance du pays. Le roi, qui est aussi le Commandeur des croyants (Amir Al-Mou'minin), est garant de l'unité du pays, tout en incarnant le lien entre l'institution monarchique, le peuple et la religion. Ce récit s'accompagne d'un « imaginaire territorial, par lequel la question des frontières est considérée à travers le prisme d'une autre construction : le “Grand Maroc” ».

Ces récits ont été façonnés et portés par des leaders dont la légitimité est issue du combat pour l'indépendance, et qui ont disposé d'outils précieux pour asseoir leur pouvoir : l'armée au Maroc et en Algérie, tandis qu'en Tunisie Habib Bourguiba a choisi d'appuyer son pouvoir sur la police. Mais ces pouvoirs autoritaires se sont aussi affirmés en contrôlant la presse et plus largement l'information. Les auteurs montrent à quel point Hassan II et Bourguiba ont utilisé la radio et surtout la télévision à des fins de propagande, mais aussi pour communiquer directement avec leurs peuples, et faire passer des messages de grande importance.

Durant ces années, les forces d'opposition sont réprimées, et la contestation est assimilée à la fitna (discorde) à l'ordre établi, puisqu'elle remet en cause l'« unanimisme indépendantiste ». Le champ partisan se trouve alors « apolitisé », sauf pour certains mouvements islamistes dont le pouvoir de contestation se durcit proportionnellement à la répression d'État.

Nationalisation de l'islam

Les années 1980-2010 constituent des années de grande mutation, marquées par une ouverture plus grande au monde qui se fait grâce aux nouvelles technologies de la communication et par un développement économique qui transforme ces sociétés en sociétés de consommation. La période est aussi marquée par un vieillissement de la population et un grand accès à l'éducation. Pour les auteurs, ces facteurs ont participé à une transformation sociologique qui pourrait expliquer la structuration des contestations au Maghreb durant les années 2010. Mais c'est aussi durant cette période que les écarts de richesse s'accusent et que le chômage de masse s'affirme. Une nouvelle catégorie apparaît : les chômeurs diplômés, composés de jeunes éduqués, mais sans moyens réels de promotion sociale, ni même d'intégration dans le système économique. Des franges entières de la population sont rejetées à la marge, victimes des modèles de développement post-indépendance. Ces déclassés viennent grossir les rangs des chômeurs et des mécontents. Les États s'emparent alors du religieux pour court-circuiter le mécontentement et l'exaspération des sociétés, mais ils le font aussi pour neutraliser les oppositions de gauche.

Les trois États ont opéré ce que les auteurs appellent une « nationalisation de l'islam ». Il est inscrit comme religion d'État dans les trois Constitutions, les responsables politiques tiennent un discours sur l'islam national et la promotion d'une identité religieuse nationale. Cette instrumentalisation de la religion s'accompagne d'une religiosité exacerbée, d'un grand conservatisme et d'une moralisation de la société.

L'ouvrage montre que si, après les indépendances, les projets politiques ont été portés par des idéologies arabo-musulmanes qui laissaient peu de place à d'autres dimensions religieuses, dans les années 1990-2000, la conversion de Maghrébins au néo-évangélisme pose la question de la citoyenneté nationale non musulmane. Et plus largement, celle de la conversion dans des sociétés qui se doivent de repenser le rapport au religieux.

Une révolte pour la dignité

Le vent de contestation des années 2010 a transformé le rapport au pouvoir central, en offrant un autre visage de la protestation. Les nouveaux acteurs de ces mouvements se sont démarqués des forces politiques en transcendant les appartenances politiques et idéologiques classiques et en fédérant une opposition. C'est le réveil de sociétés que l'on croyait dépolitisées.

Pour les auteurs, ce « supra-consensus » a permis d'échapper à l'instrumentalisation habituelle des régimes autoritaires qui opposaient volontiers les forces d'opposition les unes aux autres. Aux yeux du monde, cette image du citoyen arabe protestataire qui défie ses dirigeants est inhabituelle. C'est aussi la première fois que le monopole de la communication et de la censure a été impuissant face à la cyberdissidence de ceux qu'on a appelé les « générations Facebook ».

Scandé partout, le mot karama (dignité), a été très important, car il renvoie à la reconnaissance d'une citoyenneté politique fondée sur la liberté accordée par un État de droit. Mais il renvoie aussi à une dignité sociale et économique dans une société juste, égalitaire et un État distributeur de richesses.

Les gigantesques mobilisations de cette dernière décennie ont donné à voir la diversité des sociétés du Maghreb, des sociétés qui ont été transformées par des changements silencieux et qui agissent dans des répertoires d'action peu saisis par l'analyse dominante. Paradoxalement, ces transformations ont eu lieu dans un contexte de religiosité et de conservatisme, largement nourris par l'islam d'État, mais qui n'empêche pas pour autant le processus de sécularisation d'avancer.

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Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre
Histoire du Maghreb depuis les indépendances
Armand Colin, coll. Mnémosya
Septembre 2023
432 pages
26,50 euros

Pierre-Antoine Plaquevent : « Derrière le prétexte humanitaire, il faut savoir discerner les objectifs géopolitiques plus larges »

cette notion de “société ouverte” désigne en fait, pour ceux qui y ont recours, le projet de modification permanente et furtive des sociétés pour le compte des intérêts politiques de la haute finance. Il s’agit d’un projet de domination et de transformation sociale à grande échelle camouflé en une utopie internationaliste et humanitaire. L’appel du GADEM au Maroc s’insère dans cette stratégie qui se déploie à une échelle réellement cosmopolitique.

L’article Pierre-Antoine Plaquevent : « Derrière le prétexte humanitaire, il faut savoir discerner les objectifs géopolitiques plus larges » est apparu en premier sur Strategika.

Un « printemps aux frontières ». En Tunisie et au Maroc, des maisons pour les enfants algériens réfugiés

Entre 1958 et 1962, le GPRA et l'UGTA créent des « maisons d'enfants » en Tunisie et au Maroc pour accueillir des enfants algériens réfugiés, souvent orphelins ou séparés de leur famille en raison de la guerre. Dans le mouvement nationaliste algérien, l'initiative vise à la fois à améliorer les conditions de vie des enfants et à former une nouvelle génération, éduquée et responsable, pour la future nation algérienne.

En 1961, quand est publiée une petite brochure sous le titre de Printemps aux frontières, la guerre continue en Algérie, mais des espoirs naissent aux frontières. Ravivant l'expression de « printemps des peuples » et la symbolique de la renaissance, le texte fait la part belle à une réalisation humanitaire et pédagogique en Tunisie et au Maroc : des « maisons d'enfants » — il en existait également en Libye, mais on en sait encore peu de choses faute de documents —, dans lesquelles sont placés des enfants algériens réfugiés, le plus souvent orphelins, dans tous les cas séparés de leur famille. À la veille de l'indépendance, on en compte une dizaine, dans lesquelles plus d'un millier d'enfants a grandi et été éduqué en quelques années.

Si elles ont pour but d'éloigner certains enfants de la misère des conditions matérielles des regroupements de réfugiés, ces maisons sont également dédiées à leur éducation et plus profondément à la construction de petits citoyens pour préparer l'Algérie libre et indépendante, participant de la sortie de guerre. Si l'histoire des réfugiés commence à être mieux documentée1, celle des maisons d'enfants reste largement méconnue. Entreprise de secours et d'éducation, cette expérience fait partie intégrante du projet nationaliste algérien, mené depuis l'hinterland des pays frontaliers. Elle débute en septembre 1958, quand s'ouvre la première d'entre elles, en Tunisie, sous l'égide du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fraîchement constitué et surtout de l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA), jeune organisation syndicale lancée par le FLN en 1956, et s'achève en 1962 avec le rapatriement des réfugiés, non sans trouver certains prolongements dans l'Algérie indépendante.

Il est temps de restituer le paysage de ces maisons d'enfants, de les inscrire dans une généalogie, et d'en scruter les ressorts pédagogiques et politiques. S'y intéresser engage également à redonner place à ceux et celles qui les ont peuplés pendant quelques années : à la fois les enfants et adolescents eux-mêmes et les adultes qui les ont accompagnés dans cette expérience juvénile. Ces professionnelles et humanitaires semblent en effet souvent réduites au silence par un afflux mémoriel héroïque, écrasées par certaines figures ou par la présence d'Européens, donnant l'impression que la majorité des acteurs algériens sont en fait absents de leur propre histoire.

Des enfants dans une « troupe de fantômes »

La guerre en Algérie engendre d'importants déplacements de population qui s'accélèrent à partir de 1956, quand se déploie la politique française répressive de « pacification » et que le Maroc et la Tunisie acquièrent leur indépendance. En décembre 1958, d'après un rapport du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, le nombre des réfugiés dans les deux pays se serait établi à 180 000 ; à la fin de la guerre, on estimera que la population de réfugiés algériens s'élève globalement à 300 000. Ces chiffres et le retentissement du bombardement de Sakhiet Sidi Youssef contribueront à faire sortir le HCR de la gestion de populations jusque-là exclusivement européennes et à réajuster le statut international des réfugiés. Le phénomène est en effet si massif qu'il soulève un élan de soutien humanitaire international et que l'agence onusienne ouvre la voie aux organisations humanitaires, notamment au Croissant rouge algérien, fondé en 1957.

Les tableaux de la situation recensent une population composée de vieillards, de femmes et surtout d'enfants, le plus souvent jeunes. Dans la masse des réfugiés aux frontières, le sort des enfants constitue un problème en soi. Ils vivent et grandissent au cœur de cette « troupe de fantômes » ainsi que les désigne une brochure de 1961 du Croissant rouge algérien, en haillons, logeant dans des gourbis ou abris de fortune, parfois dans la terre même, ou s'entassant dans des camps. La photographie joue un grand rôle pour interpeller l'opinion publique internationale, particulièrement sous l'objectif de Mohamed Kouaci, alternant gros plans et portraits de groupes d'enfants pour mettre en relief leur sort et leur nombre. Le Croissant rouge prend en charge les soins et plus largement le travail auprès des réfugiés tandis que les organisations humanitaires internationales sont cantonnées au-delà des frontières.

Enfants des frontières, Tunisie (non daté)
Archives SCI (61 101.2)

Peu ou prou, des soins s'organisent, de même que des pratiques scolaires se mettent en place dans les camps, sous la forme de cours de fortune, tandis que certains enfants sont envoyés dans des écoles au Maroc et en Tunisie. C'est dans le but d'éloigner certains enfants des zones de réfugiés et de mettre en place éducation et réadaptation dans un milieu jugé plus sain pour assurer leur développement normal qu'est conçu le projet de maisons d'enfants. La prise en charge vise les enfants livrés à eux-mêmes, notamment ceux arrivés sans famille aux frontières, considérés parfois comme oisifs et menaçants parce qu'ils errent en bandes dans les camps, éveillés dans un univers de violence qui aurait mis fin à leurs jeux d'enfants. Les maisons d'enfants font désormais partie du programme social et éducatif mis en place dans le cadre de la lutte pour l'indépendance algérienne, portées plus concrètement par l'UGTA.

S'éloigner de la guerre 

La première maison d'enfants est ouverte en Tunisie, en septembre 1958, dans la ville côtière de La Marsa, près de Tunis, dans une maison mise à disposition par un résident algérien. Il s'agit de la villa Ramsès, vaste bâtisse avec un étage, entourée d'un jardin. En mars 1959, une seconde maison ouvre en Tunisie, toujours à La Marsa, dans une villa de bord de mer, la villa Sourour, destinée à une centaine de jeunes garçons âgés de 5 à 12 ans. Peu de temps après, une troisième est ouverte, dans un secteur proche, mais cette fois un peu hors de La Marsa et au milieu des champs. Ce sera la maison d'enfants Yasmina, destinée également à des garçons âgés de 8 à 14 ans. Elle est sans doute la plus connue des maisons d'enfants, parce qu'elle a fait l'objet d'un récit aux allures de poème pédagogique par celui qui l'a dirigée, l'éducateur algérien Abderrahmane Naceur2.

Au Maroc, la première maison est ouverte en janvier 1959 dans un immeuble de la médina de Casablanca, pour une soixantaine de garçons de 6 à 10 ans, avant qu'une seconde ouvre ses portes à la fin du même mois, la maison d'enfants Souk-El-Jemaa, à Khémisset, dans la campagne, à vingt kilomètres de Rabat, dans une ancienne villa caïdale désaffectée qui avait servi de prison au FLN, pour un peu moins d'une centaine de garçons de 9 à 14 ans.

Garçons de la maison d'enfants de Khémisset lors de la récréation, 1961
Archives Jacques Gauneau

Ce premier contingent est placé sous la tutelle de l'UGTA, qui obtient le concours de diverses organisations : Union marocaine du travail (UMT), Comités d'aide aux enfants réfugiés algériens, organisations humanitaires plus aguerries qui trouvent dans le secours aux enfants un espace d'intervention dépolitisé, y compris en dérogeant à leur cœur d'activités, telles Oxfam, le Service civil international (SCI), le Rädda Barnen, l'Œuvre suisse d'entraide ouvrière (OSEO). Ces maisons sont toutes faites d'un seul tenant, d'où leur appellation, et toujours doivent être reconfigurées et réparées, souvent avec l'aide de volontaires internationaux pour y bâtir un réfectoire, installer des baraques pour la classe, aménager des dortoirs… Mais ces contingences matérielles, les conditions précaires de l'installation et plus largement le manque de subsides sont transformés en outils pédagogiques, forgeant un esprit communautaire. À partir de 1960, d'autres maisons sont même ouvertes, à Douar-Chott et Sidi-Bou-Saïd en Tunisie, ainsi qu'à Rabat et Ifrane au Maroc. Celles qui abritent des enfants d'âge scolaire passent alors sous le contrôle du Croissant rouge algérien. L'une des grandes nouveautés à ce moment-là est l'ouverture de maisons pour filles, d'abord au Maroc, à Aïn-es-Sebaa, quartier périphérique de Casablanca où la maison d'enfants Dar Djamila accueille très rapidement près de 80 fillettes de 6 à 12 ans, recueillies dans la zone de réfugiés à la frontière. Une maison du même type est ouverte à peu près à la même période en Tunisie, à Sidi-Bou-Saïd, sur une colline près de La Marsa.

Si la recherche de maisons est parfois compliquée, leur topographie garantit l'éloignement des frontières et contraste avec la situation vécue au sein des camps de réfugiés. Les enfants peuvent s'ébattre, jouer en plein air, parfois atteindre la mer et la plage, renforçant l'idée que cet espace éducatif est également pensé pour offrir un autre cadre de vie : sain, éloigné de la guerre ainsi que de la promiscuité des camps. Dans les récits d'enfants, à la fois des témoignages et des dessins qui constituent des sources majeures pour saisir la perception sensible de ces moments, s'exprime ainsi la force de la vie collective, la liberté des activités de plein air et des jeux de groupe, le quotidien d'une vie ritualisée loin du front. La « cantine » est ainsi un lieu souvent évoqué, parce qu'« on y mange bien ». L'instruction et la classe sont également des temps importants pour garçons et filles, d'autant que beaucoup sont considérés comme analphabètes quand ils arrivent.

Ces enfants semblent exprimer un sentiment de privilège au regard de ceux qui sont restés dans les camps de réfugiés. Leur placement s'est fait du reste au prix d'un dilemme humanitaire, puisque des milliers d'enfants restent cantonnés aux zones des frontières. Ils sont en fait souvent sélectionnés, notamment par les services sociaux mis en place par le GPRA, quand ils ne sont pas simplement emmenés par les combattants de l'Armée de libération nationale (ALN) elle-même, qui fait office de convoyeuse et de protectrice, récupérés par exemple parce qu'ils étaient exploités aux frontières comme bergers ou domestiques. Le plus souvent, ils sont placés selon des critères tenant à leur « abandon moral », à leur situation familiale, à savoir l'absence de proches à leurs côtés. Certains sont néanmoins envoyés par leur propre famille, pour les protéger, parce que leur père est engagé dans les rangs de l'ALN.

Dessiner l'Algérie de demain

Le premier travail est d'opérer une déprise de la guerre et de la violence : rompre avec le militarisme et l'encasernement, ne pas ressembler à un orphelinat ni à une maison de correction, d'autant que les sinistres souvenirs de la répressive maison de redressement de Birkadem ou de la Cité départementale de l'enfance, orphelinat algérois hors d'âge, sont encore vifs. Les premiers moniteurs chargés de l'encadrement, parfois d'anciens de l'armée française dont certains avaient fait la guerre d'Indochine, sont progressivement remplacés. En 1958, Abderrahmane Naceur est appelé pour prendre la direction de la maison d'enfants de la villa Ramsès. À 24 ans, cet Algérois de la Casbah a derrière lui tout un parcours éducatif, d'abord chez les scouts, puis à la Cité départementale de l'enfance et enfin à l'école d'éducateurs spécialisés d'Épinay-sur-Seine, où il a obtenu son diplôme avant de rejoindre la Tunisie en 1957. Mustapha Hemmam, qui sera directeur de la maison d'enfants de Douar-Chott, a connu une trajectoire similaire. Issu des milieux populaires d'Alger, il est passé par les Francs et Franches Camarades3, puis par ce réseau est recruté comme moniteur à l'aérium de la Croix-Rouge française à Chréa, avant de partir se former à l'école d'Épinay-sur-Seine. D'une manière générale, les moniteurs d'encadrement sont recrutés parmi les réfugiés algériens et reçoivent une formation pédagogique de deux semaines dans les centres de formation du Maroc et de Tunisie, tandis que le corps des instituteurs et institutrices est composé d'Algériens et d'Européens, aidés de jardinières d'enfants venues de France, de Belgique et de Suisse.

Face aux jeunes, dont beaucoup s'imaginent au départ apprendre à faire la guerre alors que d'autres s'avèrent traumatisés par l'expérience de la violence et de l'exil, toute une éducation par la confiance et la responsabilisation s'élabore, non sans difficulté. La classe se tient la journée, à l'exception du jeudi et du dimanche, en arabe et en français. Très rapidement, les méthodes « actives » y tiennent une place majeure, pour les garçons comme pour les filles, selon la méthode Freinet. Les jeunes font de la peinture sur verre, travaillent le plâtre, fabriquent un théâtre de marionnettes, jardinent, pratiquent le sport… Une imprimerie fait son arrivée et les jeunes fabriquent leur propre journal ; à la maison d'enfants Yasmina à La Marsa, ce sera L'enfant algérien, à celle de Douar Chott ce sera Premiers pas, Entre-nous puis L'Olivaie. La production de dessins, mise en évidence dans des productions militantes4, de même que celle de journaux scolaires, atteste que le dessin est une pratique largement employée dans les maisons d'enfants, au Maroc comme en Tunisie. Elle sert notamment à l'expurgation des souvenirs de guerre, avant que les enfants et adolescents ne s'ouvrent à d'autres horizons.

Responsable de maison tenant sa réunion hebdomadaire avec les chefs de groupe, maison d'enfants Aïssat Idir (non daté)
Archives Jacques Gauneau

À Khémisset comme à la maison Yasmina, le devenir de l'Algérie se joue également sur le plan éducatif, par un apprentissage en actes de la démocratie. À l'instar de ce que l'on a pu observer à la fin de la seconde guerre mondiale5, des « républiques d'enfants » sont instituées au sein de ces maisons. À Yasmina, elle serait même née de la volonté des jeunes eux-mêmes, d'un désir ordre plus juste, d'une organisation plus stable et d'une autorégulation jouant sur la responsabilité, l'un d'entre eux l'exprimant ainsi : « Voilà, explique Sangala. On veut une république, c'est-à-dire, on veut diriger la Maison. Il y aura des chefs qui commanderont. Et le travail marchera bien. »6 Des ministères sont constitués : habillement, information, ravitaillement, hygiène et travail, une rotation des tâches en responsabilité est instituée, de même que des assemblées, également un tribunal tenu par les enfants eux-mêmes pour juger des camarades, notamment les vols de cigarettes et jets de mégots, car l'Algérie nouvelle doit être saine et morale.

Premiers pas, journal des élèves de CP de la maison de Douar-Chott, mai 1961
Archives Jacques Gauneau

Ce dessin de mai 1961 rend compte du départ des ministres algériens pour la première conférence d'Évian. L'objectif d'un État en gestation, vers la construction d'hommes nouveaux et productifs, se voit aussi dans les ateliers de mécanique et d'agriculture de la maison d'Aïssat Idir à la Marsa, comme dans ceux de la maison de Khémisset, qui traduisent la fierté de la mise au travail des jeunes et l'idéal de modernité devant structurer l'Algérie à venir. Au fil de l'année 1960, certaines maisons sont également rebaptisées de noms de héros et martyrs : Djamila Bouhired, dans deux maisons d'enfants, en Tunisie et en Libye ; Ben M'Hidi, assassiné à Alger en 1957, en passant par Aïssat Idir, fondateur de l'UGTA, mort en 1959… Le 1er novembre est commémoré et la maison Yasmina aura les honneurs de la visite de Ferhat Abbas et des membres du GPRA à cette occasion. De nouvelles solidarités internationales sont tissées à l'heure de la Guerre froide et de la décolonisation, dont les enfants eux-mêmes sont les acteurs, qui partent ainsi en colonies de vacances en Allemagne de l'Est ou en Tchécoslovaquie.

Mais alors que la fin de la guerre approche et que la frontière est mouvante, de nombreux combattants se trouvant repliés, il semble bien difficile de soustraire complètement les adolescents à la guerre. Beaucoup ne rêvent que d'approcher les combattants de l'ALN. Et puis, des maisons sont plus proches du front, quand Abderrahmane Naceur se voit contraint de mener ses plus grands à Thala, pour fonder La Source, dont l'effectif est également constitué de garçons du bataillon de cadets de Ghardimaou.

En 1962, les maisons sont fermées, les enfants ramenés à la frontière, rapatriés en Algérie. L'enfance devient une cause nationale et de nouvelles maisons sont édifiées sur son sol, destinées aux orphelins de combattants.

Illustration : Maison d'enfants de Sidi-Bou-Saïd, 1960-1961. Archives du Service civil international (SCI).


1Voir par exemple Fatima Besnaci-Lancou, Réfugiés et détenus de la guerre d'Algérie. Mémoires photographiques et historiques, Paris, éd. de l'Atelier, 2023.

2Abderrahmane Naceur, Les enfants des frontières, Alger, Entreprise nationale du livre, 1983.

3Mouvement d'éducation populaire fondé en 1944 par des militants des Éclaireurs de France, des auberges de jeunesse et des Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Cemea).

4Les Enfants d'Algérie, témoignages et dessins d'enfants réfugiés en Tunisie, en Libye et au Maroc, François Maspéro éditeur, collection Voix, 1962 ; Yann Le Masson, Olga Poliakoff, J'ai huit ans, 1961.

5Samuel Boussion, Mathias Gardet, Martine Ruchat, L'internationale des républiques d'enfants 1939-1955, Paris, éd. Anamosa.

6Abderrahmane Naceur, op.cit. ; p. 47.

Gilles Perrault raconté par un ami marocain

L'écrivain Gilles Perrault est mort dans la nuit du 3 au 4 août dernier. Il avait été rendu célèbre par ses diverses enquêtes, notamment Notre ami le roi, consacrée au Maroc et à Hassan II. Un ami marocain se rappelle cette période. La famille, Orient XXI et la Ligue des droits de l'homme (LDH) lui rendront hommage ce mardi 24 octobre à 18 h 30 à Paris.

Ceux qui l'avaient rencontré ou lu ses ouvrages ne l'oublieront jamais. Encore moins ceux ayant subi les affres de la répression sous le règne du roi Hassan II : les prisonniers d'opinion embastillés jusqu'aux débuts des années 1990, les militaires des deux putschs emmurés dans l'exécrable bagne de Tazmamart, et les enfants du général Mohamed Oufkir et leur mère mis sous les verrous sans procès en 1972.

Gilles Perrault, décédé dans la nuit du 3 au 4 août 2023 à l'âge de 92 ans, connaissait sans doute du Maroc ce que se racontaient nombre d'écrivains et de journalistes français : une monarchie répressive mais ouverte sur l'Occident, un roi ami fidèle à la France qui avait l'art de séduire et de flatter par son immense culture francophone et francophile ses élites et ses médias.

Quant aux disparités socioéconomiques criantes qui y sévissaient, elles ne dérangeaient pas outre mesure les élites de la France, une fatalité, se disaient-elles, que beaucoup d'autres pays partageaient au demeurant, et qu'il ne fallait pas s'en alarmer. En tout cas, l'auteur de livres-enquêtes à grand succès, notamment L'Orchestre rouge et, surtout, Le Pullover rouge sur l'affaire du jeune Christian Ranucci, l'un des derniers condamnés à mort guillotinés en France avant l'abolition de la peine capitale, s'intéressait peu à ce que se passait au Maroc.

Lettre de prison

Voilà un jeune homme de 33 ans, sous les verrous depuis dix ans pendant le règne de Hassan II qui, encore plus curieux après sa lecture de l'enquête sur Leopold Trepper, le chef du service d'espionnage soviétique en Occident pendant la seconde guerre mondiale (« l'Orchestre rouge »), écrivit une lettre à l'auteur pour lui demander quelques détails. On était en 1984. Une phrase à la fin de l'ouvrage avait particulièrement touché le lecteur-prisonnier. Parlant de Trepper, arrêté par Joseph Staline après son retour en URSS une fois la guerre terminée et envoyé croupir pendant dix ans à la Loubianka de Moscou, l'auteur commente :

Il sort de la Loubianka tel qu'il y est entré : communiste. Et nous qui ne sommes pas communistes, nous aimons pourtant qu'il le soit resté, car la défaite d'un homme que les vicissitudes, même affreuses, amènent à rejeter ses convictions comme un fardeau trop lourd, c'est une défaite pour tous les hommes.

L'auteur de la lettre, ne connaissant même pas l'adresse de l'écrivain, l'envoya comme on en envoie une bouteille à la mer à son éditeur : Fayard, 13 rue de Montparnasse à Paris. J'étais l'auteur de ce courrier et la phrase sur Trepper avait résonné toute la nuit dans ma tête : je n'étais plus communiste, quant à moi, et j'avais quitté toute activité militante. Et pourtant, on m'avait arrêté, torturé, forcé à rester poignets menottés et yeux bandés pendant de longs mois au centre de détention clandestin de Derb Moulay Cherif, puis condamné à l'issue d'un procès-mascarade à 22 ans de prison ferme. Je suis parti les purger à la prison centrale de Kenitra avec une centaine de mes camarades lourdement condamnés eux aussi. Quitter l'organisation « IIal Amam »1 à laquelle j'appartenais ne signifiait pas, pour moi, renier mes convictions : celles d'un homme libre qui, au-delà de toute idéologie, abhorrait l'arbitraire et le despotisme.

Sur le dos de l'enveloppe j'avais mentionné mon nom, et en guise d'adresse : PC (Prison centrale) de Kenitra. Une dizaine de jours plus tard, je reçus à ma grande surprise une réponse courtoise, avec un colis de livres dont Les Gens d'ici et Le Pullover rouge.. Une relation épistolaire s'instaura, depuis, entre moi, Gilles Perrault et son épouse Thérèse, et naîtra une amitié de quarante ans qui restera intacte et affectueuse jusqu'à son décès. Au départ, l'écrivain croyait que « PC » signifiait « Poste de Commandement » et que j'étais un soldat qui se morfondait dans une caserne à Kenitra. Je lui avais répondu que non, lui expliquant ma situation de prisonnier d'opinion.

Libéré par grâce royale

Je n'avais jamais imaginé que ma lettre allait déclencher quelques années plus tard chez Gilles, habitant un village du nom Sainte-Marie-du-Mont en Normandie, à 3 000 kilomètres de Kenitra, une rage d'écrire sur le Maroc pour rendre justice à des jeunes qui croupissaient dans les geôles pour leurs idées. Avec le recul, si je suis fier de quelque chose dans ma vie c'est d'avoir commis cette lettre et d'avoir provoqué chez cet homme, aux valeurs humaines et de justice chevillées au corps, cette rageuse envie de dénoncer l'arbitraire, à une époque où la liberté d'expression et les libertés tout court étaient bâillonnées dans mon pays. Il m'écriti un un jour :

Je t'ai toujours comparé à Sidney, mon fils aîné, qui a ton âge et qui avait milité comme toi dans un mouvement d'extrême gauche. Lui, il avait tout au plus reçu des coups de matraque sur le crâne, alors que toi tu es dans la prison jusqu'au cou.

Je fus libéré par une grâce royale que je n'avais jamais demandée, le 7 mai 1989, après quatorze ans et quatre mois à l'ombre, laissant derrière moi une huitaine de camarades — dont Abraham Serfaty — que le régime avait refusé de relâcher. Cela faisait suite à une campagne internationale de solidarité à laquelle Gilles Perrault et d'autres écrivains et hommes et femmes épris de justice (Christine Daure-Serfaty, Nelcya Delanoë, Claire Etcherelli, Me Henri Leclerc, François Della Suda, François Maspero, Yves Baudelot, Pr Alexandre Minkovski…) avaient participé.

Une bombe sous forme de livre

« Le complot », comme l'avait nommé Edwy Plenel dans sa préface (ourdi par Christine Daure-Serfaty2, Perrault et Plenel, lequel dirigeait à l'époque une collection chez Gallimard, pour l'écriture de Notre ami le roi), avait commencé à prendre forme vers 1987, mais j'ignorais tout du projet. Nous continuions à correspondre Gilles et moi comme si de rien n'était, et il continuait à me gratifier de livres, dont Un homme à part , sa célèbre enquête sur Henri Curiel assassiné à Paris en 1978. Tout au plus avait-il plusieurs fois insisté pour que je lui envoie les mémoires de prison que je consignais — qui serviraient plus tard à la rédaction de mes deux livres La Chambre noire et Vers le large3. Le jour de ma libération, Thérèse et Gilles m'envoyèrent un télégramme de félicitations, je leur téléphonai pour les remercier. Ce fut notre première communication de vive-voix. Gilles me posa une question qui voulait tout dire : « Et les autres, pourquoi n'ont-ils pas été libérés, es-tu sûr qu'ils le seront aussi ? » « Je n'en sais rien », lui avais-je répondu.

Quelques mois plus tard, fin 1990, la bombe explosa à la figure du roi du Maroc sous forme d'un livre, Notre ami le Roi : incendiaire pour un régime qui soudoyait par l'argent et les prébendes une élite française pusillanime ; un canot de sauvetage inespéré pour des centaines de prisonniers politiques, civils et militaires, encore emprisonnés. Je me rappelle le courroux du roi dans les les semaines qui suivirent la sortie du livre : on obligeait les gens à réagir contre ce « brûlot », une avalanche de lettres et de télégrammes de protestation était envoyés, tous les jours, à l'auteur et à l'Élysée. Peine perdue.

Interdit au Maroc, le livre circulait à grande échelle sous le manteau et il connut un succès foudroyant. Des exemplaires furent introduits clandestinement aux prisonniers de la PC prison centrale de Kenitra, des entretiens radiophoniques de l'auteur avec la presse furent captés au fin fond de l'un des bagnes des plus indignes de l'être humain, celui de Tazmamart, où les militaires des deux putschs de 1971 et 1972, ou ceux qui avaient survécu, souffraient encore le martyre.

Le dernier carré des prisonniers

Résultat, le dernier carré des prisonniers gauchistes du procès de 19774 furent libérés. Les survivants du bagne de Tazmamart et les enfants Oufkir disparus depuis 1972 retrouvèrent la lumière après son aveuglante absence durant vingt ans. Abraham Serfaty, lui, fut exilé manu militari en France avec un passeport brésilien.

Dix ans plus tard, invité par le Salon du livre de Paris, en 2001, après la publication de La Chambre noire, j'organisais une table ronde pour débattre du passé de mon pays et, surtout, de son avenir sous le nouveau règne de Mohamed VI. Je téléphonai à mon ami Gilles, auquel j'avais consacré une postface dans mon livre, pour l'inviter à venir y participer. Il répondit présent. Je l'aperçus au milieu de l'assistance, presque effacé, refusant d'intervenir et d'être la vedette d'une soirée consacrée aux rescapés, « héros » de son livre. Je pris la parole pour attirer l'attention sur cette présence en lui rendant un vibrant hommage.

Pour la première fois, 17 ans après cette première lettre, je vis mon ami Gilles devant moi en chair et en os. Suivront notre première poignée de main et notre première bise. Pendant la campagne de présentation du livre, il n'avait jamais osé citer mon nom, ni d'ailleurs dans le l'ouvrage lui-même quand il avait reproduit un paragraphe de l'une de mes lettres, se contentant de répondre, à ceux qui lui demandaient d'où venait son intérêt pour le Maroc, que c'est un étudiant condamné à 22 ans de prison qui l'avait alerté. Ce n'est que trente ans après la sortie de Notre ami le roi, lors d'un [entretien accordé au journaliste et écrivain Omar Brouksy à Orient XXI, qu'il mit un nom sur cet étudiant anonyme.

Le « tremblement de terre » qu'avait provoqué ce livre, avec le recul, fut en réalité une aubaine, non seulement pour les damnés de la terre de notre pays, mais aussi pour la monarchie elle-même : il lui a permis de se ressaisir pour enclencher un processus d'ouverture, et, quelques années plus tard, de avec la création de l'Instance équité et réconciliation (IER)5.

Un jour, sachant qu'il suivait de près l'actualité marocaine, je lui avais posé une question sur ce qu'il pensait de cette Instance : imposture ou grande réalisation ? « J'ai envie de dire : les deux mon général. Réponse de Normand ? Il existait une foule d'arguments à l'appui de l'une et de l'autre jugement. Il demeure que le règne actuel, avec toutes ses imperfections, ne ressemble pas au précédent, fort heureusement ». Dans ce restaurant parisien, où il nous avait invités mon épouse et moi le soir du débat, Gilles parlait peu, écoutait surtout.

Avec seulement un stylo

Nous continuâmes notre échange deux jours plus tard, en présence de mon épouse et de la sienne, dans sa maison à Sainte-Marie-du-Mont où il nous avait invités pour passer une nuit, là où en 1961, quittant Paris, il alla s'installer au bord de la Manche et de la plage Utah Beach, théâtre du débarquement des Alliés en 1944. C'est pendant cette soirée que j'avais mesuré l'ampleur de sa culture et sa passion pour l'Histoire : partout des livres, pas un coin où glisser une aiguille, là où il y a un vide il était colmaté par un ouvrage, un beau livre, un magazine…, jusqu'aux murs d'un escalier en colimaçon qui conduisait au premier étage de sa maison, remplie à ras-bord d'ouvrages. À mi-chemin de cet escalier, il s'arrêta un instant pour me montrer son bureau de travail : une petite pièce modeste meublée d'une humble table ornée d'un abat-jour, où il avait produit son immense œuvre.

Il m'avait raconté comment se déroulaient ses heures de travail : « À partir de quatre heures du matin, et ça dure toute la matinée. » Pas d'ordinateur pour saisir son texte, seulement un stylo à encre lui servant d'arme pour noircir des milliers de pages et tirer quelques cartouches pour éveiller les consciences. À force d'user de ses trois doigts pour écrire, une petite bosse avait pris place sur le bout de son majeur. « J'écris tout à la main, puis je dicte mon texte sur des cassettes de magnétophone et une spécialiste de l'ordinateur retranscrit sur sa machine. Complexe et… assez cher. »

Lors de notre échange en ce mois de mars 2001, il m'avoua les tourments qu'il avait endurés après la publication de son livre sur le Maroc :

Ah, mon cher Jaouad, tu m'as créé beaucoup de problèmes ! Notre vie n'est plus la même depuis la sortie de ce livre, et même avant : ton irruption dans notre vie a modifié quelque chose dans notre existence paisible dans ce village. L'essentiel est que vous soyez enfin libres, mes emmerdes ne sont rien devant celles qui vous avez endurées.

Pour aller plus loin

Principaux ouvrages de Gilles Perrault :

L'Orchestre rouge, Fayard, 1967.
Le Pull-Over rouge, Ramsay, 1978.
Un homme à part, Barrault, 1984.
Notre ami le roi, Gallimard, 1990.
Souvenirs, Fayard, 1995-2008 (trois tomes)
Le Secret du roi, 1992-1996 (trois tomes).
Le Livre noir du capitalisme, Le Temps des Cerises, 1998.
Dictionnaire amoureux de la Résistance, Plon/Fayard, 2014.

Documentaire sur Gilles Perrault :

L'Écriture comme une arme, de Thierry Durand, FAG production/France 3, 2014.

Sur la Toile :

« Est-ce que l'Orchestre rouge jouait faux ? », entretien de Chris Den Hond avec Gilles Perrault réalisé avant la mort de l'écrivain, Contretemps, 9 octobre 2023.


1Cette organisation marxiste-léniniste fut fondée en 1970 à l'issue d'une scission au sein du Parti communiste marocain (PCM), qui avait pris le nom de Parti de libération et de socialisme (PLS) en 1967.

2Christine Daure-Serfaty, Lettre du Maroc, Stock, 2000.

3Respectivement Eddif, Casablanca, 2000 (préface d'Abraham Serfaty), et Marsam, Rabat, 2009.

4139 accusés avaient comparu devant la justice pénale de Casablanca et avaient écopé de peines allant de deux ans de prison ferme à la réclusion perpétuelle.

5Installée par Mohamed VI en 2004, cette commission de vérité a été créée pour lever le voile sur les violations flagrantes des droits humains commises entre 1956 et 1999.

Entre la France et le Maghreb, l'ambiance vire à l'aigre

Paris entretient des relations médiocres voire mauvaises avec les dirigeants marocains, algériens et tunisiens. Au-delà d'un désamour diplomatique, économique et culturel, la réduction des visas délivrés aux citoyens des pays du Maghreb et la position officielle française sur l'offensive israélienne contre Gaza ont contribué à l'amertume des populations.

Ambiance, ambiance… Rabat écarte sans ménagement la proposition d'assistance humanitaire française après le tremblement de terre du sud du Maroc (plus de 3 000 morts), Alger supprime l'enseignement du français dans les écoles privées algériennes au-delà des horaires officiels, Tunis entend interdire prochainement le financement des ONG du pays par des fonds étrangers… Entre les chefs d'États maghrébins et le président français, les relations ne sont pas bonnes. Pour le moins.

De notoriété publique, le roi du Maroc Mohamed VI et Emmanuel Macron ne s'entendent pas. Avec le voisin algérien, l'amitié affichée est à éclipses, et retenir une date pour une éventuelle visite officielle du président Abdelmadjid Tebboune à Paris relève de la mission impossible. Quant au raïs tunisien Kaïs Saïed, il est visiblement absent des préoccupations élyséennes. Dans la tumultueuse suite des relations entre la France et le Maghreb, ce n'est pas le premier coup de froid. Charles de Gaulle avait expulsé l'ambassadeur du royaume chérifien après l'assassinat de Medhi Ben Barka en 1964, et trois ans auparavant Habib Bourguiba avait subi la colère de Paris pour avoir attaqué la base française de Bizerte. Alger avait vu son pétrole soumis à embargo par le président Georges Pompidou après la nationalisation des compagnies pétrolières françaises en 1971. Rien de tel cette fois-ci : aucun évènement n'a précipité la crise. Pourtant, c'est sans aucun doute la plus grave depuis plus d'un demi-siècle.

Le recul du « made in France »

Cette crise vient de loin, dépasse largement la région et implique en partie seulement la responsabilité du seul président Macron. La désindustrialisation de la France, survenue pour l'essentiel à partir du milieu des années 1980, a eu pour effet la réduction des produits « made in France » disponibles à l'exportation. Sa spécialisation dans les articles de luxe et l'aéronautique passe au-dessus de la tête de ses derniers clients au Maghreb. La part de l'Hexagone dans les importations des trois pays maghrébins a reculé au profit de nouvelles puissances commerciales comme la Chine, devenue leur premier fournisseur, suivie par la Turquie — Istanbul est aujourd'hui la capitale du commerce informel partout florissant.

Les compagnies pétrolières françaises, à commencer par le géant TotalÉnergies, se sont éloignées de l'Algérie, pour le plus grand bénéfice de la société italienne ENI, désormais le principal producteur étranger sur place. Même scénario pour le gaz : l'Italie importe plus des deux-tiers du gaz naturel algérien, l'Espagne le reste et Engie, l'importateur français qui a pris la relève de Gaz de France autrefois dominant, n'a plus qu'une présence secondaire.

Au Maroc, un pays de l'Union européenne — l'Espagne — a remplacé la France comme premier partenaire commercial du Royaume. En Italie, la première ministre Georgia Meloni a pris en main le périlleux sauvetage financier de la Tunisie voisine avec la collaboration de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la recherche d'alliés pour les élections européennes de juin 2024. Selon le site spécialisé algérien ALN54DZ, bien introduit dans les milieux militaires, le partenariat et la coopération militaire entre Rome et Alger se sont renforcés ces dernières années et devraient continuer à se développer. Les arsenaux italiens livrent régulièrement des navires de guerre à la marine algérienne, alors que Paris multiplie de son côté visites et rencontres entre généraux des deux pays sans aucun résultat tangible.

Le recul est politique, commercial, économique. Les grandes entreprises nationales n'investissent plus au Maghreb, sauf au Maroc qui a accueilli le plus gros investissement industriel français dans la région, avec la construction d'une usine Renault, produisant aujourd'hui plus d'un demi-million de véhicules exportés dans toute l'Europe, et participe à la désindustrialisation de la France. La présence dans le royaume chérifien de la quasi-totalité des entreprises du CAC 40, le principal indice boursier français, ne pèse visiblement d'aucun poids dans les relations extra-économiques franco-marocaines. En réalité, chacun cherche en période de tempête à faire oublier d'où il vient. Les Chinois prennent la suite : la société chinoise CNGR a investi 2 milliards de dollars dans une usine de batteries électriques destinées au marché européen où les produits marocains sont admis en franchise de douane.

Le ratage des visas

À ce recul français est venu s'ajouter une initiative malencontreuse du président Macron, la diminution du nombre de visas accordés par la France aux ressortissants des pays maghrébins : – 30 % pour la Tunisie, – 50 % pour l'Algérie et le Maroc. La décision a été prise discrètement à l'Élysée en octobre 2019 et rendu publique l'année suivante, en septembre 2020, par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin. Les explications données pour justifier cette décision sont caricaturales : les consulats maghrébins refusent de délivrer des laissez-passer consulaires pour des milliers d'immigrés illégaux faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire national (OQTF), et qui ne peuvent donc pas être expulsés. Qu'à cela ne tienne : désormais, il faudra échanger des expulsés contre des visas ! Le calcul s'avère vain, il n'y a pas de progression sensible du nombre de personnes reconduites à la frontière, l'administration française ne publie pas les chiffres d'une politique qui vise à flatter la droite et l'extrême-droite. En décembre 2022, en visite à Alger, Darmanin promet un retour à la « normale ». En réalité, il n'en sera rien et la dématérialisation des procédures de demandes de visas avant d'accéder aux consulats français rend les candidats au voyage en France prisonniers de mafias qui les rançonnent et retiennent leurs passeports pendant des mois.

Moins de visas, plus de tracasseries administratives : la querelle dépasse vite les milieux politiques pour devenir une cause nationale de l'autre côté de la Méditerranée. Des millions de Maghrébins vivent en France et la visite à la famille installée dans l'Hexagone est un « must » permettant d'oublier momentanément les pénuries et l'inflation qui sévit localement. La principale erreur des responsables français est de ne pas avoir compris que les populations, plus que les régimes, étaient les premières victimes de la chute du nombre de visas. Au-delà des milieux politiques, la rancune a gagné une grande partie des peuples de la région.

Moscou et ses réseaux de désinformation n'ont pas eu à sonner une charge anti-française : l'opinion maghrébine a basculé d'autant plus facilement qu'en pleine période électorale, à la veille des élections présidentielles du printemps 2022 en France, la presse et le secteur de l'édition ont multiplié les publications hostiles aux musulmans. Vue de Paris, par exemple, l'interdiction de l'abaya est considérée comme un (petit) geste en direction des électorats conservateurs de la part d'un gouvernement fragile et privé de majorité parlementaire. Vu de la rive sud de la Méditerranée, c'est la preuve, s'il en était besoin, d'une antipathie très répandue dans l'Hexagone contre l'islam, antipathie que les médias locaux dénoncent avec force. La guerre à Gaza illustre la rupture entre les deux rives de la Méditerranée : le Sud se montre solidaire de la Palestine, tandis qu'au Nord, les autorités publiques et les médias dénoncent en boucle les « terroristes » du Hamas et interdisent les manifestations de soutien aux Palestiniens.

Le recul économique et la perception que la société française ne goûte guère ses voisins maghrébins (à la différence des Ukrainiens accueillis sur le territoire français), marquent une nouvelle étape dans les relations entre la France et ses trois anciennes colonies : celle d'une normalisation froide basée sur les intérêts et non plus sur une histoire commune ou sur les habitudes.

Mohammed VI convoque une réunion urgente de la Ligue arabe sur la guerre israélo-palestinienne

par Jerusalén. Le roi Mohammed VI du Maroc a convoqué dimanche une réunion «urgente» de l'organe cette semaine pour se coordonner suite à la détérioration de la situation au Moyen-Orient.

Maroc. Les luttes berbères oubliées contre la présence française

C'est aux confins du Moyen et du Haut Atlas que se sont déroulées, en août 1933, les dernières grandes batailles lancées par les combattants berbères contre l'ingérence française au Maroc. Considérées dans la culture populaire comme des épopées de la résistance contre le colonialisme, elles ne figurent pourtant ni dans les manuels scolaires ni dans l'histoire officielle.

Il a fallu attendre l'année 1933, soit 21 ans après la signature du traité de protectorat par le sultan Abd Al-Hafid en 1912, livrant le Maroc à la France, pour que le pays soit entièrement « pacifié »1 par l'armée occupante d'une IIIe République arrogante et colonisatrice. Avant cette date, la France a dû faire face à une série de batailles contre les résistants marocains dont les théâtres se situaient surtout dans les montagnes du Rif, du Moyen et du Haut Atlas, la dernière ayant eu lieu il y a tout juste 90 ans.

L'élément déclencheur, à la fois historique et politique, remonte à 1911 lorsque les tribus berbères apprirent que le sultan Hafid, qui avait succédé à son frère Abdelaziz en 1908, s'apprêtait à livrer le pays aux Français à la suite de l'endettement colossal dont son frère était le principal responsable. Surnommé le « sultan des chrétiens » à cause de sa connivence avec la future puissance colonisatrice, Hafid est aux abois : traqué et assiégé en 1911 par les tribus berbères, il se réfugie à Fès où il sollicite d'abord la protection des notables de cette ville du centre du pays, avant de faire appel à celle des Français.

Pays soumis, pays insoumis

Fès a été pendant des années la capitale des sultans alaouites. Ils y sont tous nés et en avaient fait le centre de leur pouvoir. Ses habitants sont pour la plupart les descendants des musulmans et des juifs qui avaient fui l'Andalousie à la fin du XVe siècle. Ils forment, jusqu'à aujourd'hui, une bourgeoisie commerçante et lettrée, mais arrogante. Ils ont toujours fait partie du Blad El-Makhzen, le pays soumis à l'autorité du sultan, par opposition au Blad Siba, le pays insoumis, majoritaire et peuplé essentiellement par des tribus berbères autonomes. En contrepartie de la protection militaire du sultan et de son armée, composée de mercenaires et d'esclaves affranchis, les Fassis (habitants de Fès) lui apportaient un soutien financier et lui reconnaissaient une légitimité religieuse et politique. C'est ce qui explique la fuite de Hafid en 1911 à Fès, où il fut assiégé pendant six mois par les tribus berbères avant de solliciter l'aide militaire de la France.

Libéré en mai 1911 par le général Charles Émile Moinier à la tête d'une armée de 23 000 hommes, Hafid signera le traité du protectorat un an plus tard avec un certain… Hubert Lyautey. Mais en dépit de cet acte militaire quasi fondateur de la présence des armées françaises, de longues et dures batailles contre les Berbères les attendaient : « Conquérir le Maroc berbère ne sera pas une promenade de santé », prévient Lyautey2.

La première bataille est celle d'El-Hri, fief de la grande tribu des Zaïans au Moyen Atlas, dont on fêtera les 110 ans en 2024. Menée par Moha ou Hammou Zayani, une légende de la résistance berbère au Moyen Atlas, et, du côté français par le lieutenant-colonel René Philippe Laverdure, la bataille d'El-Hri se déroula le vendredi 13 novembre 1914 près de Khenifra, la capitale des Zaïans : l'armée coloniale est décimée en quelques heures : 33 officiers (dont Laverdure) et 650 soldats sont tués et près de 180 blessés.

Beaucoup plus connue et de plus grande ampleur que celle d'El-Hri, la bataille d'Anoual eut lieu sept ans plus tard contre l'armée espagnole, dans le Rif marocain, sous la direction d'une autre légende de la résistance berbère, Abdelkrim El-Khattabi. Elle débouchera sur une déroute mémorable de l'armée ibérique et à la naissance, en 1921, d'une république rifaine dans le nord du pays. Il faudra l'alliance des armées française et espagnole, aidées par les mercenaires du sultan Youssef ben Hassan, pour vaincre Abdelkrim et ses partisans en 1926.

Une légende berbère

Mais c'est dans les montagnes du Haut Atlas que les derniers grands affrontements se sont tenus, avec leurs lots d'actes de barbarie coloniale et de pertes humaines et militaires considérables. Les combats commencèrent à partir de 1930, sous la conduite de deux hommes : un mystique soufi du nom d'El-Mekki Amhaouch, autour de « la montagne verte » appelée Tazizaout, qui culmine à plus de 3 000 mètres près d'un village appelé Anfgou ; et Assou Baslam, une légende berbère qui portera les attaques au cœur des montagnes de Saghro, dans le Haut Atlas marocain. Les Français, quant à eux, étaient commandés par le général Antoine Jules Joseph Huré. Devant l'acharnement des Berbères, retranchés dans « la montagne verte » et ses ravins rocheux, ensevelis sous une végétation infranchissable, l'armée coloniale va employer les avions de combat qui feront un carnage parmi la population locale. Les résistants, leurs femmes et leurs enfants seront ainsi bombardés, assoiffés et affamés après avoir été soumis à un siège qui les obligera à se cacher pendant plusieurs semaines dans des trous à rats creusés au pied des arbres.

Mais devant l'ampleur des massacres et peut-être par opportunisme, El-Mekki Amhaouch, contre la volonté de la plupart des combattants, décide de se livrer aux Français le 14 septembre 1932. Il sera nommé « caïd » quelques jours après par Lyautey. Aujourd'hui encore sa reddition est « chantée » en berbère comme une « trahison » et moquée par la poésie locale :


Sidi El Mekki vous a conviés à la fête
Mais c'est du poste de caïd qu'il rêvait au fait !
À l'ennemi, il promettait le ridicule !
Et les événements l'ont mis vite à découvert.
Ô Tazizaout ! J'entends toujours tes fracas en moi retentir !
Et seul celui qui était à Achlou peut les ressentir.
Nulle fête ne me fera ôter le deuil que je te porte
Maintenant que je suis soumis et devenu muletier !
Moi je me suis rendu après tant d'évasions et de cavales.
À la famine et aux bombardements ai résisté !
Plus rien de ce que je possédais ne m'est resté.

La reddition d'Amhaouch n'empêchera pas les combattants et leurs familles de poursuivre la résistance. Après la « chute » de Tazizaout, ils se retranchent dans une montagne voisine, Jbel Baddou, truffée de grottes invisibles et de barres rocheuses, idéales pour les stratégies défensives. C'est Ouhmad Ouskounti qui prendra le relais d'Amhaouch pour diriger la résistance. Témoignage du colonel Louis Voinot dans ses mémoires : « Bien que la position d'Ouskounti devienne de plus en plus critique, celui-ci demeure toujours aussi intransigeant (…) Pour la seule journée du 25 août 1933, l'armée avait perdu 13 soldats, dont un officier, et 31 blessés3 . »

Finalement, le général Huré décide de confisquer tous les points d'eau de la région, privant les résistants et leurs familles d'une ressource vitale. Selon l'anthropologue franco-britannique Michael Peyron, berbérophone et spécialiste de la région, « finalement, comme au Tazizaout, l'encerclement de leur bastion montagneux par les forces françaises, en empêchant l'arrivée du ravitaillement, eut raison de l'opiniâtreté des défenseurs qui souffrirent davantage de faim et de soif que de la violence des seuls bombardements4 . » Le dernier assaut de l'armée française, consacrant la fin des combats, eut lieu le 29 août 1933.

« La vie est belle ! »

Parallèlement à ces combats, d'autres batailles avaient déjà débuté quelques kilomètres plus loin : ainsi de la célèbre bataille de Jbel Saghro qui vit la participation de deux officiers français mythiques, le général Henri Giraud et le capitaine Henri de Bournazel. Auréolé d'une réputation d'invincibilité lors de la guerre du Rif contre Abdelkrim, de Bournazel était déjà un mythe vivant de l'armée coloniale.

Juste après le massacre de Tazizaout, le jeune officier français rejoindra les montagnes berbères de Saghro, où il fera face aux hommes du grand résistant Assou Oubaslam. La bataille décisive commence le 21 février 1933 à Bougafer (Haut Atlas), mais la résistance ne prendra fin que plusieurs mois plus tard. Dès les premiers jours, de Bournazel, trop sûr de lui, s'illustrera par ses mises en scène et les extravagances qui construiront plus tard sa « légende », avant de mourir une semaine jour pour jour après le début des combats, le 28 février 1933. Sitôt installé, de Bournazel voulait en effet s'emparer d'un monticule rocheux qui lui paraissait stratégique. Il aurait couvert sa célèbre tunique rouge d'une djellaba berbère avant de partir à l'assaut, en criant : « La vie est belle ! » Il est d'abord touché par une première balle. Blessé, il revient à la charge : il est de nouveau touché par une seconde balle. Elle lui sera fatale.

La guerre de « pacification » du pays berbère marocain a duré près d'un quart de siècle : de 1911 à 1934. Selon les chiffres officiels de l'armée coloniale, 8 628 militaires français (dont 622 officiers) ont été tués et 15 000 blessés au cours de cette période. À ces chiffres s'ajoutent plus de 12 000 goumiers marocains ayant combattu aux côtés de l'armée française, également tués, et autant d'étrangers, dits « indigènes » (Algériens et Sénégalais notamment). Ces chiffres ne comprennent pas les 16 000 soldats espagnols tués lors de la bataille d'Anoual, dans le Rif, contre Abdelkrim. Du côté des résistants, les historiens dénombrent près de 100 000 morts. Des Berbères pour la plupart.


1Le terme de « pacification » est souvent utilisé dans les écrits à caractère colonialiste pour désigner — et dissimuler — la répression militaire contre les résistants des pays occupés.

2Voir Charles-Robert Ageron, « La politique berbère du protectorat marocain de 1913 à 1934 », in Revue d'histoire moderne et contemporaine, Paris, 1972, page 50 et suivantes.

3Louis Voinot, Sur les traces glorieuses des pacificateurs du Maroc, éditions Charles-Lavauzelle & Cie, Beychac-et-Caillau, 1939.

4Michael Peyron, The Berbers of Morocco. A History of resistance, I. B. Tauris, Londres, 2020.

Les conséquences économiques du tremblement de terre au Maroc

Par Jean-Yves Moisseron.

 

Dans la nuit du 8 au 9 septembre 2023, le Maroc a connu sa plus grande catastrophe naturelle de l’époque moderne, un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter, d’un niveau supérieur au tremblement de terre d’Agadir de 1960. Toute la région du Haouz, la ville de Marrakech et l’arrière-pays montagneux ont été particulièrement affectés.

Dans l’état actuel des choses, le bilan humain s’élève à 3000 morts et plus du double de blessés. 50 000 habitations auraient été détruites, certains villages étant complètement réduits en ruines. De nombreuses routes sont impraticables. Une trentaine de monuments historiques – greniers villageois, ksours, mosquées – ont été détruits ou fortement endommagés. C’est le cas de la mosquée de Tinmel, à Talat N’Yaqoub, symbole de la dynastie des Almohades, qui était en restauration. C’est le cas aussi du grenier collectif du village d’Aït Ben Haddou, qui est à présent partiellement en ruines.

Les dégâts s’étendent sur un large territoire, constitué essentiellement de zones rurales pauvres. Ils sont estimés à l’heure actuelle à environ 10 milliards d’euros, soit 8 % du PIB du pays. Cela peut paraître considérable, mais il faut mettre ces chiffres en relation avec les transferts des Marocains de l’étranger, qui s’élèvent à une somme équivalente – 11 milliards en 2022.

Par ailleurs, le Maroc dispose de réserves de change d’un montant de 35 milliards d’euros. Les infrastructures essentielles, notamment l’aéroport et la gare de Marrakech, n’ont pas été impactés, et l’essentiel des activités industrielles, qui se situent dans des régions éloignées du séisme ont été épargnées.

Grace à son développement, le Maroc est donc en mesure de faire face à ce séisme, d’autant qu’il s’accompagne d’une très forte solidarité publique et privée.

 

Quel impact pour le tourisme ?

Après la période du covid, le Maroc a connu une nette augmentation des entrées touristiques, dans un mouvement de rattrapage de la situation antérieure à la pandémie. Au premier semestre 2023, ces entrées ont connu une augmentation spectaculaire de 92 %, ce qui était attendu après deux années particulièrement difficiles.

C’est d’autant plus important que la zone frappée dans la nuit du 8 au 9 septembre, à savoir la région du Haouz et la ville de Marrakech, est la plus touristique du pays. Si le tourisme représente 7 % du PIB marocain, ce ratio est largement supérieur dans la région de Marrakech, qui ne compte pas beaucoup d’industries, et qui vit essentiellement grâce aux recettes issues du tourisme. Nombre d’habitants de l’arrière-pays et de l’Atlas vivent aussi de l’artisanat que génère le tourisme, notamment la confection de tapis, paniers et autres.

Il est cependant probable que le séisme n’ait pas d’impact majeur sur le tourisme. Même s’il retarde quelque peu le rattrapage en cours, les dégâts dans la ville de Marrakech sont minimes et ont principalement touché une partie de la médina. Les bâtiments historiques et, notamment, le minaret de la Koutoubia ont été épargnés.

Certains hôtels ou riads déplorent des fissures et doivent mener des expertises pour garantir la sécurité des bâtiments, mais très peu seront contraints de se lancer dans des travaux de consolidation d’envergure. Pour l’essentiel, la capacité d’accueil des infrastructures de Marrakech est préservée, et la vie est normale dans la ville. De fait, le nombre d’annulations touristiques reste à ce jour très limité, même si le dernier trimestre 2023 sera moins bon que prévu.

 

Le difficile accès aux assurances

Dans l’arrière-pays, la situation est différente. Certains villages sont détruits et les infrastructures seront affectées pendant une longue période. Mais il s’agit de sites touristiques secondaires par leur fréquentation, même si les revenus générés sont substantiels pour les populations locales.

Cependant, un point mérite d’être souligné. Les conséquences pour les plus pauvres dans les zones rurales seront d’autant plus difficiles à supporter que les systèmes de couverture des risques sont pour l’instant assez peu adaptés à leurs situations. Il existe en effet un régime de couverture contre les conséquences d’évènements catastrophiques (EVCAT), qui vise à indemniser les victimes des dégâts corporels et/ou matériels résultant des catastrophes naturelles.

La loi 110-14 met en place un régime mixte d’indemnisation qui comporte un volet assurantiel et un volet allocataire. Ceux qui disposent d’un contrat d’assurance multirisque habitation, d’un contrat automobile ou d’assurance corporelle peuvent s’adresser à leur assurance. Mais encore faut-il que le contrat inclue effectivement la protection EVCAT. Or ce dispositif date de 2020 et, d’après le guide d’information de l’Autorité de Contrôle des Assurances et de la Prévoyance (ACAPS), « l’insertion de la garantie EVCAT concerne les contrats souscrits ou renouvelés depuis l’entrée en vigueur de ce régime ». EVCAT ne concerne donc qu’un nombre réduit de contrats. Par ailleurs, et c’est le point le plus essentiel, la plupart des victimes n’ont pas de contrat, notamment en milieu rural.

Pour ceux qui ne disposent pas de contrat d’assurance, il existe un fonds de solidarité contre les événements catastrophiques qui couvre les dommages corporels et la perte de résidence principale. Il est financé par une contribution sur les contrats d’assurance. Mais il faut un arrêté du chef du gouvernement, publié au Bulletin officiel dans un délai maximum de trois mois après la survenue de l’événement catastrophique, pour activer ce régime. Cet arrêté doit préciser la zone sinistrée, la date de l’événement, la durée de l’événement catastrophique.

En outre, l’activation du régime ne suffit pas. En effet, l’indemnité liée à un préjudice corporel est déterminée par l’incapacité ou le décès. La première doit être établie par un médecin exerçant dans le secteur public, et le second par la fourniture de l’acte de décès. Tout cela suppose que les victimes puissent aisément s’adresser aux administrations concernées, ce qui n’est pas le cas des zones rurales. Le capital de référence qui sert de base au calcul de l’indemnité dépend du salaire ou des revenus de la victime. Ces revenus doivent naturellement être documentés par des justificatifs. Or, la plupart des habitants dans les régions pauvres ne disposent pas de revenus et, s’ils en disposent, les documents sont probablement enfouis sous les décombres.

En ce qui concerne l’indemnité pour perte de résidence principale ou pour privation de jouissance, les choses sont aussi compliquées pour les plus pauvres. L’allocation pour privation de jouissance est fixée à six fois la valeur locative mensuelle, déterminée par un comité d’experts et encadrée par l’administration après avis de l’ACAPS. La demande d’indemnisation repose sur un rapport d’expertise rédigé par le comité d’expertise. Si le dossier est accepté, le fonds de solidarité notifie la proposition d’indemnisation au demandeur, par lettre recommandée avec accusé de réception ou par voie extrajudiciaire.

On mesure ici la difficulté des procédures pour les plus pauvres qui ne peuvent pas toujours comprendre, et même de lire des documents administratifs dans des villages complètement détruits, qui peuvent aussi n’avoir ni domicile ni même d’adresse.

 

Une note d’espoir

On le voit : les dispositifs mis en place pour indemniser les victimes risquent de s’adresser en priorité aux populations urbaines, titulaires de contrats d’assurance pour des dégâts partiels sur leur habitation ou leur véhicule. Les plus pauvres en zone rurale, qui sont aussi les plus impactés, risquent donc de demeurer en dehors des dispositifs mis en place. C’est pourquoi il faut espérer que le Fonds spécial créé sur instruction royale pourra s’adresser vraiment à eux, et que certaines organisations apporteront un accompagnement dans les démarches.

Finissons sur une note d’espoir. La crise peut avoir des effets positifs. En focalisant l’attention sur le patrimoine matériel très riche de la région et sur la situation précaire des populations, une reconstruction des infrastructures en milieu rural pourrait s’accompagner de nouvelles stratégies de tourisme durable, incluant des éléments culturels qui seraient de nature à diversifier l’offre touristique. Les conséquences dépendront finalement de la capacité du Maroc à transformer l’épreuve en opportunité.The Conversation

 

Jean-Yves Moisseron, Socio-économiste Directeur de Recherche IRD/HDR, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Maroc. Une gestion très politique du séisme

Désormais, toutes les relations du Maroc sont fondées sur la question du Sahara occidental et les prises de position de ses partenaires à l'égard de ce conflit. Un choix que même le séisme du 8 septembre 2023 n'a pas remis en cause. Et qui vise avant tout la France, la Tunisie, et bien sûr l'Algérie.

Dans sa politique étrangère, le Maroc distingue les pays amis et les autres. Les premiers sont ceux qui ont reconnu le caractère marocain du Sahara occidental, tandis que les seconds ne l'ont pas fait. Le séisme qui a violemment frappé la région d'El-Haouz dans le Haut Atlas marocain dans la nuit du 8 septembre donne à Rabat l'opportunité de confirmer le « prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international », comme l'avait annoncé le roi Mohamed VI, un an auparavant dans son discours à la nation, prononcé à l'occasion du 69e anniversaire de la Révolution et du peuple.

Parmi les pays partenaires ou voisins, trois pays sont frappés par cette discrimination. La France d'abord, qui n'a pas emboité le pas aux États-Unis et à Israël qui ont reconnu la « marocanité » du Sahara. L'Algérie bien sûr, puisqu'elle continue de soutenir le Front Polisario, engagé dans un conflit contre le royaume chérifien pour la souveraineté du Sahara occidental. Et La Tunisie, coincée entre l'Algérie et le Maroc, deux pays bien déterminés à prolonger le conflit qui les oppose, en y impliquant d'autres acteurs régionaux. Ces dernières années, la tension entre les deux grands États du Maghreb s'est tellement intensifiée que Tunis a du mal à maintenir sa neutralité historique sur ce dossier qui empoisonne la région.

Les choix de Paris

La France vient d'avoir la preuve qu'elle ne compte plus parmi les pays amis du Maroc. Alors que les Espagnols ont été très rapidement sollicités pour déblayer et sauver les vies encore ensevelies sous les décombres, les équipes françaises de sauvetage n'ont pu se rendre sur le terrain, l'aval de l'exécutif marocain ne leur ayant pas été donné. Paris s'y était pourtant préparé et le président français Emmanuel Macron l'avait bien spécifié : « À la seconde où cette aide sera demandée, elle sera déployée ». Sur près de cent pays ayant proposé leur aide, seuls quatre ont été choisis par Mohamed VI (Espagne, Royaume-Uni, Qatar et Émirats arabes unis). En France, cette mise à l'écart suscite gêne et incompréhension s'agissant du pays arabe avec lequel Paris a toujours entretenu des relations importantes sur le plan économique, commercial et culturel.

Dans les médias français, on multiplie les émissions et les débats en sollicitant les experts, pour tenter de minimiser, et de se rassurer en se disant que la France sera sûrement appelée à intervenir plus tard, pour reconstruire villages et écoles, et naturellement pour remettre à neuf Marrakech. On loue la logistique mise en place par l'exécutif marocain qui souhaite éviter un « engorgement » de l'aide internationale. On insiste aussi sur le fait que « toute polémique sur l'aide est malvenue ». Malgré cela, la polémique est bien là, suscitant des interrogations sur le silence du roi, les relations entre les deux pays, et la responsabilité d'Emmanuel Macron. Le 12 septembre, le chef de l'État français décide d'y mettre un terme, en s'adressant directement aux Marocaines et aux Marocains, dans une vidéo postée sur X (ex-Twitter).

Il rappelle la disponibilité de la France, mais affirme qu'il appartient « à Sa Majesté le roi, et au gouvernement du Maroc, de manière pleinement souveraine, d'organiser l'aide ». Tout en accordant une aide de 5 millions d'euros aux ONG qui sont présentes sur le terrain, Macron replace la relation entre les deux pays dans le temps long : « Nous serons là dans la durée, sur le plan humanitaire, médical, pour la reconstruction, pour l'aide culturelle et patrimoniale, dans tous les domaines où le peuple marocain et ses autorités considéreront que nous sommes utiles. »

Une visite qui se fait attendre

Par ces propos, le chef de l'État français essaye de dépasser la tension qui s'est installée depuis 2020, Rabat reprochant à Paris de ne pas s'être aligné sur les États-Unis et Israël qui ont reconnu la « marocanité » du Sahara occidental. Mais la France estime avoir été, depuis cinq décennies, le principal soutien de Rabat dans sa position sur le Sahara, que ce soit au Conseil de sécurité des Nations unies, auprès de la Commission européenne, ou encore en ayant appuyé le plan d'autonomie proposé par le Maroc en 2007. La ministre française des affaires étrangères Catherine Colonna l'a rappelé en décembre 2022, alors qu'elle était en déplacement au Maroc, dans le cadre de la préparation de la visite d'Emmanuel Macron à Rabat.

Mais la visite d'État du président français se fait toujours attendre et paraît de moins en moins probable, tant la tension entre les deux pays a pris de l'ampleur, affectant la confiance qui régnait entre les deux classes dirigeantes. La rupture date de 2021, lorsque Emmanuel Macron lui-même et certains de ses ministres ont été espionnés par le Maroc avec le logiciel Pegasus. Elle s'est également nourrie de la colère exprimée par les Marocains quand Paris a pris la décision de réduire de 50 % le quota de visas octroyés durant cette même année 2021.

C'est dans ce climat délétère, que Paris s'est rapproché d'Alger, attisant un peu plus le courroux de Rabat. La visite « officielle et d'amitié » effectuée par Emmanuel Macron et une grande partie de son gouvernement à Alger en août 2022, destinée à « refonder et développer une relation entre la France et l'Algérie » a fortement contrarié Rabat qui a vécu ce déplacement comme une agression, d'autant que lors de ce voyage, une réunion s'est tenue près d'Alger, à laquelle ont participé les deux présidents Abdelmajid Tebboune et Macron, avec les chefs d'état-major et du renseignement des deux pays. Un pacte sécuritaire a été conclu au niveau régional. Pour le Maroc, il ne peut s'agir que d'un axe d'alliance prioritaire, mis en place à son détriment.

En réalité, ce rapprochement entre Paris et Alger se produisait dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, et alors que l'Algérie revenait en force sur la scène internationale par le biais des hydrocarbures. Et depuis son retrait du Sahel, la France entend également s'appuyer sur Alger pour faire barrage au djihadisme radical dans cette région.

Toujours est-il qu'en affichant une entente avec la classe politique algérienne, Emmanuel Macron semblait ignorer la relation triangulaire qui s'est installée à travers les ans, entre la France, l'Algérie et le Maroc : lorsque deux pays s'engagent dans une relation, ils doivent impérativement tenir compte du troisième. Mais cette pratique impose un jeu d'équilibrisme souvent difficile pour Paris, et notamment sur le dossier du Sahara occidental. Or la France, qui a besoin de l'Algérie sur le plan énergétique et sécuritaire peut difficilement aller plus loin sur le Sahara.

Un pays ennemi ?

Comment sortir de cette contrainte, au moment où les deux grands États du Maghreb entendent conditionner leurs relations étrangères à la question du Sahara occidental ? Si le roi Mohamed VI l'a exprimé clairement, la rupture des liens énergétiques qu'a imposée Alger à Madrid montre que les deux classes politiques marocaine et algérienne sont bien dans le même état d'esprit. Le refus opposé par le Maroc à la proposition d'aide française montre à quel point cette contrainte pèse lourdement dans la relation entre Paris et Rabat, remettant en question une amitié et un partenariat très anciens. Se pose alors la question de la définition du « pays ami ». Dans quelle mesure la France, qui ne reconnaît pas explicitement la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental est-elle brutalement devenue un « pays ennemi » ?

La question se pose autant en France qu'au Maroc, où nombreux sont ceux qui se demandent comment le pays où le roi passe une grande partie de l'année entre le château de Betz dans l'Oise, acquis par Hassan II en 1972 et son propre hôtel particulier acheté à Paris en 2020, peut être considéré comme un pays ennemi. Mais outre les vacances prolongées du roi en France, les deux pays sont également liés par la présence d'une communauté importante : 1,5 million de Marocains en France, dont 670 000 binationaux et 51 000 Français qui résident au Maroc, constituant la plus grande communauté étrangère du royaume. Les Marocains sont également les principaux bénéficiaires des premiers titres de séjour (environ 30 000 par an).

Premier investisseur au Maroc, la France entretient avec Rabat d'importantes relations militaires et sécuritaires, qui s'appuient principalement sur un accord de coopération technique (1994) complété par un accord signé en 2005, et des exercices militaires conjoints sont organisés chaque année. Elle est aussi liée au Maroc par une coopération judiciaire. Par ailleurs, la crise des visas a révélé combien les élites marocaines étaient culturellement attachées à la France, souffrant de ne pouvoir s'y rendre régulièrement. Aussi, comment réduire la France à un pays mis au ban, pour n'avoir pas reconnu la « marocanité » du Sahara occidental et donc interdit d'intervenir dans les villages sinistrés du Haut Atlas ?

Le séisme dans le Haouz a donné à l'exécutif marocain l'occasion de redéfinir ses partenaires comme l'avait clairement formulé le roi en août 2022 :

S'agissant de certains pays comptant parmi nos partenaires traditionnels ou nouveaux, dont les positions sur le Sahara sont ambiguës, nous attendons qu'ils changent et revoient le fond de leur positionnement, d'une manière qui ne prête à aucune équivoque.

Une fin de non-recevoir à la Tunisie et à l'Algérie

Le 12 septembre, le ministère algérien des affaires étrangères annonçait le refus des autorités marocaines d'accepter l'aide proposée par Alger. Pourtant, dès l'annonce du tremblement de terre, l'Algérie s'était dite prête à « fournir des aides et à mobiliser tous les moyens matériels et humains en solidarité avec le royaume marocain frère en cas de demande du Royaume du Maroc ». Elle a ouvert son espace aérien pour faciliter l'arrivée de l'aide humanitaire et trois gros porteurs étaient prêts à décoller de l'aéroport de Boufarik.

Cette aide algérienne donnait à Alger l'occasion de faire baisser la tension entre les deux pays. Mais pour Mohamed VI, la fermeture de la frontière terrestre depuis 1994, la rupture des relations diplomatiques sur décision des Algériens en 2021, et les accusations contre Rabat consécutives à la pénétration d'Israël au Maghreb du fait de la normalisation des relations entre les deux pays ne peuvent être surmontées par des considérations d'ordre humanitaire.

La Tunisie ne bénéficie pas de plus d'égards. Voulant afficher sa proximité et son amitié au Maroc dans cette épreuve, le pays a également offert son aide. Le président Kaïs Saïed s'est dit disposé à envoyer un hôpital de campagne. Et dans une vidéo diffusée par les autorités tunisiennes, on a pu voir des équipes prêtes à partir : une cinquantaine de médecins et de secouristes, avec chiens de reconnaissance, médicaments, etc. Le ministre de l'intérieur Kamel Feki est venu les saluer en personne le 9 septembre : « Vous allez vous rendre au Maroc, pays ami, auprès de nos frères marocains qui ont été victimes d'une catastrophe naturelle (…), j'espère que vous serez à la hauteur. »

L'absence de réponse à cette offre est due à une position sur le Sahara occidental que le Maroc considère comme ambiguë. En recevant le chef du Front Polisario Brahim Ghali le 26 août 2022, et en lui réservant un accueil digne d'un chef d'État, Kaïs Saïed rompait avec la neutralité de son pays sur le Sahara occidental, d'autant que Tunis ne reconnaît ni le Front Polisario ni la République arabe sahraouie démocratique (RASD), autoproclamée en 1976 et membre à part entière de l'Union africaine (UA).

Mais cette neutralité et cette distance par rapport au dossier du Sahara deviennent difficiles à respecter. Économiquement dépendante de l'Algérie, la Tunisie est victime de ce choix cornélien qu'imposent les deux grandes capitales du Maghreb aux pays amis et voisins. D'une part, l'importance de l'aide offerte par Alger prend de plus en plus souvent des allures de mainmise algérienne. D'autre part, la position du Maroc sur la question est désormais trop tranchée, comme le confirme la déclaration du roi Mohamed VI d'août 2022 citée plus haut.

L'implication de la Tunisie dans ce différend montre qu'Alger et Rabat entendent bien prolonger leur conflit, en y impliquant d'autres acteurs régionaux, notamment dans le reste de l'Afrique. Et le sauvetage des vies humaines ensevelies dans les ruines provoquées par le séisme ne pèse pas lourd face aux choix géopolitiques.

France. Les études sur le Maghreb, parent pauvre de la recherche

Le livre blanc Les études maghrébines en France rédigé par Choukri Hmed et Antoine Perrier dresse un panorama de la recherche française sur le Maghreb tout autant inédit qu'érudit. Alors que la région est entrée dans une nouvelle phase historique, cet état des lieux montre les limites d'une recherche et d'un enseignement en manque de moyens, qui restent tributaires d'un prisme francocentré. Les deux auteurs présentent pour Orient XXI les résultats de leurs travaux.

Depuis les années 1990, les études françaises en sciences sociales sur le Maghreb sont confrontées à un double défi : refonder des disciplines anciennes issues de la décolonisation et renouer avec un terrain de moins en moins francophone, marqué par des difficultés croissantes d'accessibilité. Au moment où se referme la conjoncture dynamique ouverte par les révolutions arabes de 2010-2011, il est urgent de proposer un bilan scientifiquement fondé de soixante ans d'études en France, aussi bien dans l'enseignement que dans la recherche. De cet état des lieux découlent des recommandations adressées aux pouvoirs publics, afin de compenser une déconnexion croissante entre recherche française et terrains maghrébins. Le Groupement d'intérêt scientifique (GIS) Moyen-Orient et Mondes musulmans du CNRS a ainsi lancé en 2022 une enquête quantitative auprès de 450 enseignantes et chercheurses — aussi bien titulaires que doctorants et doctorantes — travaillant en France sur le Maghreb. Fruit de cette enquête et d'une concertation de plusieurs mois avec la communauté scientifique, le livre blanc Les études magrébines en France propose une réflexion qui se veut poussée et nuancée sur l'état des études et des enseignements sur la région. Paru en juin 2023, l'ouvrage est en accès libre [sur le site du GIS Moyen-Orient et Mondes musulmans.

Une perte de vitesse au profit du Proche-Orient

Avec un taux de réponse supérieur à 66 %, le livre blanc révèle — et c'est le premier résultat de l'enquête — l'existence d'une communauté scientifique nombreuse, dans tous les domaines des sciences humaines et sociales. Celle-ci est l'héritière d'une longue tradition : celle de l'érudition coloniale, développée au Maroc, en Algérie et en Tunisie, alors sous domination française, héritage profondément transformé par une génération de savants marquée par les combats contre la colonisation et la coopération technique des années 1960 et 1970. À l'ombre de figures tutélaires comme Jacques Berque, Germaine Tillion, Pierre Bourdieu ou encore Fanny Colonna, cette génération développe une recherche essentiellement francophone, encore appropriée dans un Maghreb imprégné par la langue de l'ancienne puissance coloniale.

Cette indéniable richesse se heurte, dans les années 1990, à un contexte défavorable. La guerre civile en Algérie et l'autoritarisme grandissant des régimes marocain et tunisien éloignent les chercheurs du terrain. La relève n'est guère assurée du côté des universités maghrébines qui connaissent, à partir des années 2000, une crise sévère. La jeunesse française arabisante, très diplômée, se détourne d'un Maghreb jugé trop étroit, au profit du seul Proche-Orient.

À partir de 2011, les « printemps arabes » rendent à la Tunisie et aux autres pays de la région un rôle moteur, mais l'attraction qu'ils suscitent est fragile et vite dissipée. Dans leur sillage, de nouvelles recherches fondées sur des enquêtes de terrain menées dans les langues du Maghreb ont pourtant offert l'espoir d'un renouveau, comblant à peine le retard pris sur les études nord-américaines, néerlandaises ou allemandes qui ont investi plus précocement dans la formation philologique.

En 2023, les études françaises sur le Maghreb sont le produit de cette histoire. Elles rencontrent trois paradoxes. Premièrement, la densité du champ académique sur la région, né d'une proximité perpétuée avec les sociétés maghrébines depuis les années 1960, est à la mesure de sa dispersion : il n'existe aucune structure propre, ni laboratoire, ni institut ou société savante, qui rassemble les spécialistes du Maghreb. Deuxièmement, les liens tissés avec ces sociétés, revivifiés par la présence des étudiantes issus de l'immigration, entraînent une forte demande de savoir dans les universités françaises. Pourtant, seul le Proche-Orient continue de jouir d'une légitimité scientifique suffisante aux yeux des chercheurs, des chercheuses et des étudiantes, et bénéficie à ce titre de créations de postes d'enseignants-chercheurs, de bourses de recherche de terrain ou de moyens pour ses instituts français de recherche à l'étranger. Enfin, alors que les universitaires du Maghreb enseignent, étudient et publient essentiellement en arabe, la recherche française est restée massivement francophone.

Un prisme francophone

Le livre blanc ne dépeint pas seulement un tableau aux couleurs sombres : le nombre de chercheurses et d'enseignantes-chercheurses spécialistes de la région reste important. Ces derniers sont relativement bien répartis dans le pays — en dépit d'une bipolarité, assez classique, entre Paris et Aix-en-Provence. Ils sont parfaitement inscrits dans les différents environnements de la recherche dotée de financements.

Le nombre impressionnant de thèses soutenues (près de 800 ces dix dernières années, toutes sciences humaines et sociales confondues) masque toutefois une approche assez étroite et largement francocentrée. Le Maghreb est étudié principalement dans ses relations avec la France, ou bien à partir de sujets qui ne réclament pas la maîtrise d'une langue de la région, arabe ou amazighe, comme l'histoire coloniale, la littérature francophone ou la sociologie des élites politiques. Dans l'esprit de nombreux collègues, le Maghreb est encore une sorte de prolongement de la France : son étude ne nécessite pas d'apprentissage linguistique ni de formation spécifique en sociologie ou en histoire. Alors qu'on imagine mal un Maghrébin étudier la littérature ou le régime politique français sans maîtriser la langue de Molière, l'inverse est encore possible.

Ce prisme francophone est d'abord le produit d'une offre insuffisante en matière d'enseignements. On le savait déjà, mais cette étude met en lumière un fait à peine croyable : il est aujourd'hui impossible à un étudiant de se former à la fois en langue arabe (ou berbère) et en sciences sociales en France, faute de double licence et de master spécialisé sur la région. Il doit pour cela jongler entre plusieurs diplômes non coordonnés, et sacrifier le plus souvent la maîtrise linguistique à une meilleure connaissance des sciences sociales, et le passage de concours exigeants comme l'agrégation, quand ce n'est pas l'inverse.

Tous les stages annuels proposés aux arabisants, à l'exception des agrégatifs d'arabe, sont situés au Proche-Orient et non au Maghreb. Les mobilités sortantes sont rares, en raison des faibles moyens alloués aux Unités mixtes des instituts français de recherche à l'étranger (Umifre, financées par le CNRS et le ministère français des affaires étrangères) de Rabat (le Centre Jacques Berque) et de Tunis (l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, IRMC), qui ne disposent pas du même volant généreux de bourses que les écoles françaises à Madrid, Rome ou Le Caire.

Une déconnexion intellectuelle

Les mobilités entrantes, quant à elles, sont de plus en plus entravées par la politique française des visas, particulièrement restrictive depuis quelques années. Celle-ci empêche désormais non plus seulement les étudiantes, mais également les universitaires de se rendre dans l'Hexagone.

Dans l'ensemble, la recherche française ne doit sa connaissance des terrains qu'à des réseaux de personnes, denses et anciens, devenus de plus en plus obsolètes. Il n'existe pas, aujourd'hui, de cadre de partenariat efficace au long cours. Les transformations de la recherche européenne autour de projets collectifs qui concentrent ponctuellement des moyens astronomiques inversement proportionnels aux budgets récurrents de l'enseignement supérieur et de la recherche ne favorisent guère l'établissement ni le maintien d'échanges académiques de longue durée. Cette carence favorise une déconnexion désormais intellectuelle : les travaux en sciences sociales au Maghreb sont rédigés la plupart du temps en arabe, mais ne sont pas lus par des chercheurs et des chercheuses français trop rarement arabisantes. L'inverse est aussi vrai : les livres en anglais et en français, souvent inaccessibles ou trop chers, sont de moins en moins consultés par les chercheurs et chercheuses maghrébines dont la maîtrise des langues étrangères diminue.

Cette déconnexion intellectuelle se traduit en France par des béances thématiques complètes. L'histoire coloniale — surtout algérienne — et l'histoire médiévale, bien représentées, laissent peu de place aux autres périodes, comme l'époque moderne (XVIe-XIXe siècles) ou le second XXe siècle, après les indépendances, dévolues à une poignée de chercheurses à peine. L'économie politique, la sociologie de l'État et des administrations, celle des classes populaires, la littérature arabophone ou l'anthropologie religieuse ne sont quasiment pas étudiées et laissent dans l'ombre des pans entiers des sociétés maghrébines, contribuant à une forme de « fabrication de l'ignorance ». En dépit d'une forte demande de la part des étudiantes, les capacités d'encadrement pour remédier à cette situation restent minces et largement concentrées à Paris.

Renouer les liens

Ce dernier constat impose une première urgence : la création de postes d'enseignants-chercheurs compensant les lacunes thématiques, en conditionnant le futur recrutement à la maîtrise des langues, de la bibliographie ou des sources du Maghreb, ce qui favorisera de fait les universités disposant de robustes départements d'arabe ou de berbère (Paris-Sorbonne, Paris 1, Aix-Marseille Université, Lyon 2…). Le renouvellement des études maghrébines ne pourra se faire qu'à ce prix.

L'autre mesure urgente, applicable immédiatement, est une action ciblée et efficace sur la formation initiale. Pour réconcilier des cursus pensés comme opposés, il faut proposer une année de formation linguistique en langue arabe ou berbère entre la licence et le master, avec la mise en place de stages annuels à Rabat ou à Tunis, actuellement inexistants. Durant la thèse de doctorat, des écoles thématiques initiant les jeunes chercheurs et chercheuses à l'épistémologie maghrébine, y compris en langue arabe, permettront de combler les fossés intellectuels actuels.

Un dispositif de bourses pour ces stages linguistiques et les séjours de recherche au Maghreb pour les étudiants de master va dans la même direction : donner aux Umifre de Rabat et de Tunis les moyens de développer une recherche de terrain. À terme, ces premières actions doivent accompagner la création d'un double diplôme en sciences humaines et sociales et en langues maghrébines dans une université française ainsi que des formations en partenariat avec les universités maghrébines, beaucoup trop rares, alors que c'est la règle dans les autres spécialités de ces domaines.

Enfin, l'horizon du renouvellement des études maghrébines ne saurait être unilatéral : il ne suffit pas d'envoyer des chercheurs et des étudiants français dans les universités algériennes, tunisiennes ou marocaines pour faire connaître les sciences humaines pratiquées en France. Il faut encore accueillir des professeures et des doctorantes maghrébines en France, pour accompagner leur recherche, les faire participer à des colloques ou siéger à des jurys de soutenance. Ce multilatéralisme est la condition sine qua non d'un rapport franco-maghrébin refondé dans de nouveaux termes, plus de soixante ans après les indépendances. Il est aujourd'hui largement entravé par une politique des visas trop restrictive et une politique académique peu ambitieuse. Les acteurs de la recherche française sur le Maghreb partagent pourtant la conviction que les sciences humaines et sociales demeurent un terrain d'entente et de coopération possible entre les sociétés des deux rives de la Méditerranée.

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Choukri Hmed, Antoine Perrier (dir.)
Les études maghrébines en France
GIS Moyen-Orient et mondes musulmans
2023
166 pages
Accessible gratuitement en ligne

Séisme au Maroc : les satellites peuvent aider les secours à réagir au plus vite

Par Emilie Bronner, Centre national d’études spatiales (CNES). 

 

Un séisme de magnitude 6,8 a frappé le Maroc à 11km d’Adassil le vendredi 8 Septembre 2023 à 23h11 heure locale. On déplore plus de 2 000 décès et autant de blessés avec un bilan qui pourrait encore s’alourdir.

Depuis l’espace, on peut obtenir des informations cruciales pour guider les secours et l’aide humanitaire qui convoie eau et vivres, mais qui sont inaccessibles depuis le sol, en particulier en cas de catastrophes. Il s’agit de cartographier l’état des routes, des ponts, des bâtiments, et aussi – et c’est crucial ici – de repérer les populations qui tentent d’échapper aux effets de potentielles répliques en se regroupant dans des stades ou d’autres espaces ouverts.

Afin de tourner rapidement les yeux des satellites vers les régions concernées, les Nations Unies (UNITAR) ont demandé l’activation de la charte internationale « Espace et catastrophes majeures » le samedi matin à 7h04 heure locale pour le compte de l’organisation humanitaire internationale FICR (Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge).

Dans la foulée, les satellites optiques et radar les plus appropriés de huit agences spatiales ont été programmés. Pour la France, il s’agit des satellites optiques Pléiades et Pléiades Neo (de haute et très haute résolution), qui fourniront de premières images dès demain matin, lors de leur passage au-dessus de la zone, le temps de charger le plan de vol. Des satellites radar viendront compléter les informations des satellites optiques, car ils fonctionnent aussi la nuit et à travers les nuages, et peuvent imager les glissements de terrain et les changements d’altitude, même très faibles.

Chaque année, des millions de personnes partout dans le monde sont touchées par des catastrophes, qu’elles soient d’origine naturelle (cyclone, tornade, typhon, tremblement de terre, glissement de terrain, éruption volcanique, tsunami, inondation, feu de forêt, etc.) ou humaine (pollution par hydrocarbures, explosion industrielle). L’intensité et la fréquence de ces évènements s’intensifient malheureusement avec le changement climatique, créant chaque jour un peu plus de sinistrés ou d’habitats précaires.

 

Anatomie d’une catastrophe

Dans le cadre de la charte internationale « Espace et Catastrophes majeures », on définit une catastrophe comme un événement de grande ampleur, soudain, unique et incontrôlé, entraînant la perte de vies humaines ou des dommages aux biens et à l’environnement et nécessitant une action urgente d’acquisition et de fourniture de données.

Glissement de terrain à Munnar, en Inde. L’accès aux zones touchées est souvent difficile.
Rakesh Pai/Flickr, CC BY-NC-ND

Cette charte a été créée par le Centre National d’Études Spatiales et l’Agence spatiale européenne en 1999, rejoints rapidement par l’Agence spatiale canadienne. Aujourd’hui, 17 agences spatiales membres s’unissent pour offrir gratuitement des images satellites le plus rapidement possible sur la zone sinistrée. Depuis 2000, la charte a été activée 837 fois dans plus de 134 pays. Elle est depuis complétée par des initiatives similaires (Copernicus Emergency ou Sentinel Asia).

Près des trois-quarts des activations de la charte sont dues à des phénomènes hydrométéorologiques : tempêtes, ouragans et surtout inondations qui représentent à elles seules la moitié des activations. Dans ces situations de crise imprévues, quand les sols sont endommagés ou inondés et les routes impraticables, les moyens terrestres ne permettent pas toujours d’analyser l’étendue du désastre et d’organiser au mieux les secours et l’aide humanitaire. En capturant la situation vue de l’espace, avec des satellites très haute résolution, le spatial apporte rapidement des informations cruciales.

L’ouragan Harvey a provoqué des inondations au Texas en 2018, déplaçant 30000 personnes, et nécessitant le sauvetage de 17000 personnes.
Sentinel Hub/Flickr, CC BY

Dans certains cas, la charte ne peut pas être activée. Soit parce que l’objet est hors cadre de la charte (guerres et conflits armés), soit parce que l’imagerie spatiale n’est parfois pas d’un grand intérêt (canicules, épidémies), soit car les phénomènes ont une évolution lente (sècheresses) qui est incompatible avec la notion d’urgence au cœur de la mission de la charte.

Les données satellites en réponse aux crises dans le monde

Dès la survenue d’une catastrophe, les satellites sont programmés pour acquérir dans un délai très court des images au-dessus des zones impactées. Plus d’une soixantaine de satellites, optiques ou radars, sont mobilisables à toute heure.

Selon le type de catastrophes, on mobilisera différents satellites, en se basant sur des scénarii de crise préétablis – parmi eux : TerraSAR-X/Tandem-X, QuickBird-2, Radarsat, Landsat-7/8, SPOT, Pléiades, Sentinel-2 notamment.

Feux de forêt en Russie dans la région d’Irkutsk en 2017, causés par des éclairs.
Sentinel Hub/Flickr, CC BY

Les images optiques sont semblables à des photos vues de l’espace, mais les images radar par exemple sont plus difficilement interprétables par les non-initiés. Ainsi, suite à la catastrophe, les informations satellites sont retravaillées pour les rendre intelligibles et y apporter de la valeur ajoutée. Elles sont par exemple transformées en cartes d’impacts ou de changements pour les secouristes, en cartes de vigilance inondations pour les populations, en cartographie des zones brûlées ou inondées avec estimation des dégâts pour les décideurs.

Le travail collaboratif entre les utilisateurs de terrain et les opérateurs satellitaires est primordial. Des progrès ont été faits grâce aux innovations des technologies d’observation de la Terre (notamment la performance des résolutions optiques – passant de 50 à 20 mètres puis à 30 centimètres actuellement) et des logiciels de traitement des données 3D, mais également grâce au développement d’outils numériques pouvant coupler données satellites et in situ. De plus, les besoins de terrain ont contribué à l’évolution des processus d’intervention de la charte en termes de délai de livraison et de qualité des produits délivrés.

La reconstruction après les catastrophes

La gestion de l’urgence est bien sûr primordiale mais il est important pour tous les pays affectés d’envisager une reconstruction et l’avenir. En effet, dans le « cycle du risque », après le sinistre et l’urgence humanitaire, le retour à la normale va ouvrir le temps de la reconstruction, de la résilience, de la prévention et de l’alerte. On ne peut prévoir les catastrophes mais on peut mieux s’y préparer, surtout dans les pays où le malheur est récurrent, avec par exemple la construction antisismique, le déplacement des zones d’habitation en lieu sûr, la sensibilisation aux gestes de survie, la création de lieux de rassemblements sécurisés, entre autres.

Inondations à Gan dans le Béarn en 2018.
Bernard Pez/Flickr, CC BY-NC-ND

Plusieurs initiatives, appelées « Observatoires de la Reconstruction », ont été menées après des catastrophes d’envergure, par exemple à Haïti en 2021, ou suite à l’explosion de Beyrouth en 2019. Le but : planifier des acquisitions d’images satellites coordonnées pour permettre une évaluation détaillée et dynamique des dommages aux zones les plus touchées (bâti, routes, agriculture, forêts, etc.), suivre la planification des reconstructions, réduire les risques et enfin réaliser un suivi des changements à l’horizon de 3-4 ans.

 

Emilie Bronner, Représentante CNES au Secrétariat Exécutif de la Charte Internationale Espace et Catastrophes Majeures, Centre national d’études spatiales (CNES)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

Géopolitique du Maghreb – Partie I : Le Maghreb médiéval

Par : Strategika

Le Maghreb ne déroge pas à la règle des nations-civilisations qui veut que leur géopolitique soit forgée par l’histoire longue.

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Maroc-France. « Notre ami le roi », un tremblement de terre

Gilles Perrault est mort dans la nuit du 2 au 3 août 2023. Auteur de nombreux livres, dont Notre ami le roi, un livre dévastateur sur le roi Hassan II. Pour le trentième anniversaire de sa parution, il avait donné un entretien à Orient XXI sur cette enquête qui lui avait laissé un souvenir vivace et dont il évoque, avec émotion, depuis sa maison d'un village normand, le tsunami politico-diplomatique qu'il provoqua à sa parution, en septembre 1990.

Omar Brouksy. — Comment l'idée d'un livre sur Hassan II a-t-elle germé ?

Gilles Perrault. — Cela a commencé avec des informations qui n'étaient pas très rassurantes sur le Maroc. Un jour je reçois une lettre d'un lecteur. C'était un garçon qui venait de lire L'Orchestre rouge (Fayard, 1987) et il me posait des questions sur ce livre, qui raconte l'histoire d'un groupe d'espionnage pendant la seconde guerre mondiale. Je lui réponds. Quinze jours plus tard, il m'écrit une longue lettre en me posant des questions précises. Je lui réponds. Je réponds toujours. Et puis un mois après, je reçois à nouveau une lettre de lui. Là je commence à être non pas fatigué — il était visiblement intéressé et intéressant —, mais je me disais qu'il devait être un militaire s'ennuyant dans sa caserne. À l'époque, bien sûr, il n'y avait pas d'emails. Il datait évidemment ses lettres, comme tout le monde, et il précisait : « PC de Kénitra ». Un jour je lui écris en lui demandant ce qu'il faisait au poste de commandement de Kénitra. Il me répond : « Mais non, PC de Kénitra signifie Prison centrale de Kénitra. J'y suis pour vingt ans pour cause de distribution de tracts ». Ce jeune s'appelait (s'appelle toujours) Jaouad Mdidech.

Alors quand vous êtes ici, en Normandie, dans la quiétude du village de Sainte-Marie-du-Mont et que vous apprenez qu'un jeune homme a été condamné à dix ans de taule pour distribution de tracts, vous vous posez des questions. Mes grands fils étaient gauchistes à l'époque. Ils distribuaient beaucoup de tracts, prenaient des coups de matraque, mais ne faisaient pas de prison. Donc voilà, là ça m'a vraiment perturbé. Je me suis dit : « il faut faire quelque chose ». Je me suis senti réquisitionné. Ce garçon, avec qui j'ai gardé des liens amicaux, faisait partie des camarades d'Abraham Serfaty (1928-2010).

Et puis il y a eu la rencontre avec Edwy Plenel qui dirigeait une nouvelle collection chez Gallimard, et qui était un ami de Christine Serfaty. On s'était vus tous les trois à Caen, en Normandie, et je rentrais avec Edwy Plenel. Je reconnais que j'étais un peu réticent. Je me disais : « ça va être encore un livre à problèmes, à emmerdements ». Je traînais les pieds. Et puis Edwy me propose : « Tu vois, ce livre devrait s'appeler "Notre ami le roi". Et ça a été le déclic. J'ai aussitôt dit : « ça y est, je l'écris ». Comme quoi…

Ça m'a fait penser au metteur en scène du film Garde à vue. Claude Miller ne savait pas comment faire pour convaincre Michel Serrault de jouer le rôle d'un pédophile. À la fin il lui dit : « Tu sais, tu feras ta garde à vue en smoking ». Serrault lui répond : « Si c'est en smoking, je joue le rôle ».

O. B. — Quel était le rôle de Christine Serfaty ?

G. P. — Fondamental. J'ai partagé tout simplement les droits d'auteur de ce livre avec Christine.

O. B. — Pourquoi ?

G. P. — Parce que je recoupais tout grâce à elle. J'étais allé au Maroc très jeune. Je connaissais bien le pays, j'y avais des relations. Mais je n'aurais jamais fait ce livre sans Christine. J'ai évité d'écrire beaucoup de choses parce qu'il n'y avait qu'un seul témoin. Il y a un vieil adage qui dit : « Un seul témoin, pas de témoin. » La première fois qu'elle m'a parlé de Tazmamart, je ne l'ai pas crue. Non pas que je pensais qu'elle mentait, mais je ne pouvais pas accepter cette réalité. Je suis passé à autre chose. Et puis finalement elle m'a convaincu.

O. B. — Et concernant le travail proprement dit ? Comme avez-vous procédé ?

G. P. — J'ai travaillé comme je travaille toujours : en exploitant les témoignages après les avoir recoupés. Cela m'a pris moins d'un an.

O. B. — L'éditeur était-il emballé par le projet ?

G. P. — Pas du tout. Personne n'y croyait. Antoine Gallimard m'a dit : « Oui, il faut le faire ce livre, mais, cher Gilles, les droits de l'homme au Maroc, ça n'attire pas les foules. »

O. B. — Beaucoup de livres avaient été écrits auparavant sur la répression au Maroc. Pourquoi celui-là a-t-il eu un tel impact ?

G. P. — Écoutez, j'ai eu beaucoup de chance. J'ai eu une fenêtre de tir comme on dit pour les fusées Ariane. En 1990, l'Union soviétique n'existe plus. Or le Maroc était considéré comme le bastion contre l'Algérie socialiste. Il n'y avait plus de danger communiste et il n'y avait pas encore le danger islamiste.

O. B. — Vous attendiez-vous à toutes ces réactions après la parution du livre ?

G. P. — Pas du tout ! Pas du tout ! C'était le tremblement de terre. J'ai été pris par la surprise : crise diplomatique ; l'année du Maroc en France annulée ; Hassan II qui proteste ; des milliers de Marocains envoyant de soi-disant protestations à l'Élysée, etc.

Je pense que quand on vit, on est embarqués en bateau dans une croisière paisible et tout à coup, on peut se retrouver dans une tempête complètement imprévisible. Et ça tangue et ça bouge. Ahurissant ! Ahurissant !

O. B. — Quelles étaient les réactions des personnalités politiques françaises ?

G. P. — La réaction dont je me souviens le plus est celle d'Hubert Védrine, à l'époque porte-parole de la présidence, un proche de François Mitterrand. Je l'avais rencontré quelques jours après la sortie du livre, et il s'en est pris violemment à moi : « Perrault, m'a-t-il dit, vous êtes un irresponsable, vous oubliez les 25 000 Français qui vivent et travaillent au Maroc, et les centaines de milliers de Marocains qui vivent et travaillent en France. C'est irresponsable, votre livre. » Je n'ai pas besoin de préciser à quel point les Védrine et autres étaient et sont inféodés au trône. Mais après, quand Hassan II a libéré les détenus de Tazmamart, de Kénitra et des autres lieux de détention, j'ai rencontré de nouveau Védrine. Il m'a dit : « Finalement votre livre, Gilles (là il m'appelait Gilles !), a été bénéfique pour Hassan II. Il lui a permis de sauver la fin de son règne. » Je lui ai répondu : « Vous avez raison, Hubert (du coup je l'appelais moi aussi Hubert !), mais ça a été surtout bénéfique pour les victimes, leurs familles et leurs proches. Certains étaient emprisonnés depuis vingt ans. » Mais lui il s'en foutait, des victimes. Il n'y avait, pour lui, que Hassan II qui pouvait sauver la fin de son règne.

O. B. — Quelle était la réaction d'Hassan II envers le livre ?

G. P. — Hassan II ne m'a jamais personnellement attaqué en justice. Mais il a intenté des dizaines de procès aux chaînes de télévision, aux journaux qui m'avaient interrogé en disant que le fait de donner la parole, pour salir le Maroc, à un homme aussi méprisable que Gilles Perrault était une faute professionnelle. Alors, il fait pleuvoir une pluie d'or sur les anciens bâtonniers parisiens qu'il prenait comme avocats. Évidemment c'était une aubaine pour eux, mais il a perdu tous ses procès. Qu'est-ce qu'il croyait ? Que la justice française était aux ordres comme chez lui ?

O. B. — Hassan II avait également réagi sur le plan financier…

G. P. — Oui ! il a d'abord dépêché son âme damnée, Driss Basri, son ministre de l'intérieur et l'homme fort du régime, qui a rencontré son homologue français Pierre Joxe. Il lui a dit : « Nous sommes informés qu'un livre va paraître. Ce serait très fâcheux pour les relations franco-marocaines. Nous sommes prêts à indemniser l'éditeur. On va indemniser l'auteur, bien sûr. » Ils ont proposé des sommes considérables. Joxe lui a répondu : « Écoutez, l'éditeur est Gallimard, la grande maison d'édition, française, européenne, etc. Quant à Gilles Perrault, je le connais bien (ce qui était faux, on ne s'est jamais rencontrés), il a très mauvais caractère. Je ne vous conseille pas d'aller le voir parce que ça se passera mal ».

Mais là où je n'ai pas ri, c'est quand on m'a prévenu au ministère de l'intérieur qu'il y aurait un contrat passé avec le milieu français, une prime pour celui qui me descendrait. Des mesures ont été prises ici à Sainte-Marie. Une camionnette de gendarmes était là, pas loin de la maison. Mais c'est tombé sur nos pauvres voisins et amis dont certains ont pris des contraventions parce qu'ils n'avaient pas mis leur ceinture de sécurité (rires). Trêve de plaisanterie, c'était quand même difficile. Quand vous vous attaquez au roi du Maroc, et que ce roi s'appelle Hassan II, vous savez que vous ne vous attaquez pas à la reine d'Angleterre, au roi des Belges ni à Albert de Monaco. C'est un autre client.

J'ai aussi constaté à quel point la connivence entre Hassan II et l'élite politique française était grande. C'est grâce à la Mamounia. Des directeurs de journaux et de magazines comme Jean Daniel du Nouvel Observateur ou Jacques Amalric du Monde venaient au Maroc à bord des avions du roi pour réaliser des entretiens avec lui. Pour résumer, autour de la piscine de la Mamounia il y avait toute la crème de la gauche et toute la crème de la droite.

Mais malgré tout, je garde un souvenir très ému parce que ce livre a contribué, je dis bien contribué, à ce que des prisons soient ouvertes au Maroc. Car, ne l'oublions pas, les vrais combattants pour la liberté au Maroc, ce sont ces dizaines de militants marocains qui se sont battus en héros pour que le régime d'Hassan II soit obligé de faire des concessions.

O. B. — Mais même après la mort d'Hassan II, vous restez indésirable au Maroc.

G. P. — Oui, André Azoulay1 m'a fait savoir que par fidélité à la mémoire de son père, Mohammed VI me renverrait par le premier avion vers la France si je mettais un pied au Maroc.

O. B. — Quel regard portez-vous sur le successeur d'Hassan II ?

G. P. — Quand vous faisiez de la politique sous Hassan II, vous pouviez disparaître. Définitivement. Sous M6 ça n'est pas la même chose. Et ça fait une grande différence. Mais enfin, le problème essentiel du Maroc est aussi un problème social et il n'a pas disparu avec l'actuel roi. Visiblement la monarchie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'est pas le régime qui favorisera une solution à ce problème. Je crois que l'avenir du Maroc est sombre aussi longtemps que ce fossé entre riches et pauvres continuera de s'élargir. Déjà ça n'est plus un fossé, c'est un précipice.

Hassan II était une personnalité complexe. De Gaulle disait de lui : « Il est inutilement cruel. » C'est une formule d'homme d'État parce que ça signifie qu'on peut être inutilement cruel. Et c'est vrai qu'il l'était. Mais il était un véritable chef d'État.

Il aimait le pouvoir. Il aimait aussi l'argent ; mais il aimait surtout le pouvoir. M6, lui, aime d'abord l'argent. Il aime le pouvoir parce que ça facilite surtout ses affaires, mais c'est secondaire pour lui. Ce n'est pas un homme d'État. Il n'a pas rempli le costume de roi du Maroc. Sous Hassan II, les journalistes disparaissaient. Sous M6, ce sont les journaux. Comme vous le savez, un bon journal ne peut pas se passer de la publicité. Les gens qui passent la publicité à des journaux indépendants ou critiques envers Mohamed VI reçoivent des coups de téléphone : « Sa Majesté est très triste de voir que vous passez de la publicité dans ce journal… » Le message est évidemment reçu cinq sur cinq. La publicité s'arrête et le journal… Vous en savez quelque chose !

O. B. — Qu'est-ce qui a changé et qu'est-ce qui n'a pas changé, selon vous, avec l'arrivée au pouvoir de Mohamed VI ?

G. P. — Tout a changé pour que rien ne change. Vingt-et-un ans après l'arrivée au pouvoir de M6 ça n'a pas tellement changé. C'est toujours le clan. Tout part du palais et tout revient au palais. Le cercle est même de plus en plus étroit. Il y avait un côté shakespearien chez Hassan II. Il y avait de la tragédie : les putschs, la répression, le calvaire de la famille Oufkir… Avec M6, on est plutôt dans l'opérette. Il y a eu dès le départ un grand malentendu. On l'appelait même « le roi des pauvres ». Il a été finalement le roi des riches. Et des riches de plus en plus riches. Il est vrai qu'on est souvent déçu par les gens au pouvoir, mais là, quand même, la déception est profonde.

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Gilles Perrault, Notre ami le roi, Folio Gallimard. — 10,90 euros en France.


1NDLR. Conseiller économique d'Hassan II et de son fils Mohamed VI.

Au Maroc, les amours impossibles des damnés de Tanger

Par : Jean Stern

Traitant de la prostitution et de ses impasses sans jamais être moralisateur, Les damnés ne pleurent pas, du réalisateur d'origine marocaine Fyzal Boulifa est bourré de références mélodramatiques. Magnifiquement mis en images, ce film qui sort dans les salles françaises mercredi 26 juillet 2023 scrute la relation entre une mère et son fils adolescent, et l'échec de leurs propres passions.

Mélodrame sur la prostitution et les différentes formes qu'elle peut prendre, les mensonges et les non-dits qui l'accompagnent, le film du réalisateur britannique d'origine marocaine Fyzal Boulifa, Les damnés ne meurent pas, se situe clairement dans un contexte, celui du Maroc et de son rapport au sexe, mais aussi, et de façon toute aussi claire, dans une histoire spécifique du cinéma, celle dont les personnages vendent leurs corps de diverses façons. Il y a du Mamma Roma dans le rôle de Fatima-Zahra, l'héroïne du film, une femme subtile et complexe d'une quarantaine d'années, tout autant heureuse que malheureuse de son sort, selon les jours et les tours qu'il lui joue. Il y a du Henri de L'homme blessé dans celui de son fils, Selim, qui à 17 ans va se vendre d'une façon différente que celle qui est sa mère à l'écran.

L'essentiel de l'histoire de ce film beau et âpre porte sur le destin qui semble s'acharner contre Fatima-Zahra (Aïcha Tebbae) et Selim (Abdellah El Ajjouji). Il est plus triste que joyeux, et pourtant porté par une forme de grâce qui confine à l'optimisme, car si le désir n'est pas contradictoire avec l'intérêt, sa nature même ne peut être vendue. Le corps, lui, peut être vendu, pas l'esprit. Malgré les moments de cynisme et de désespoir, le film va traiter de pièges bien plus terribles qu'un monnayage de la chair, plus tristes aussi. Que vaut le désir quand pour Fatima-Zahra et Selim il est central alors que pour leurs partenaires la mère et son fils ne sont que des moins-que-rien, des seconds rôles, une deuxième épouse, un amant de passage délocalisé.

Pasolini et Chéreau sources d'inspiration

Mamma Roma a été écrit et réalisé par Pier Paolo Pasolini en 1962 et est incarné par Ana Magnani, que le poète communiste, catholique et homosexuel qu'était Pasolini filme comme jamais en femme forte et fragile entre deux mondes, celui de la déchéance et celui de la rédemption. Le récit pasolinien porte sur une prostituée qui tente de s'en sortir avec son fils adolescent Ettore, qui ignore tout de son passé, dans les nouveaux quartiers de la périphérie romaine, tandis que L'homme blessé, film de Patrice Chéreau réalisé en 1983 co-scénarisé par Hervé Guibert et joué par Jean-Hugues Anglade, est centré sur un prostitué masculin de la gare du Nord à Paris. Henri se prostitue par amour d'un homme.

Fyzal Boulifa, le réalisateur du film, qui a grandi au Royaume-Uni, ne peut évidemment ignorer ces références, pas plus qu'une tendance récente du cinéma et de la littérature marocaine à affronter la question de la prostitution et plus généralement celle du sexe. On peut ainsi penser à Much Loved de Nabil Ayouch, à plusieurs récits d'Abdallah Taïa ou encore au récent Le Bleu du caftan de Maryam Touzani. Mais au-delà de la prostitution et de l'homosexualité, il y a dans la mise en scène de Fyzal Boulifa quelque chose de très neuf, pas tant dans le propos que dans la progression du récit, avec une dramatisation très cinématographique, une bande originale intense de Nadah El Shazly, une façon de prendre les personnages à gros traits, de les placer face à leur destinée sans échappatoire possible.

La ville de tous les possibles

Fatima-Zahra quitte dans la précipitation la petite ville où elle vivote modestement avec son fils Selim à la suite d'une violente agression. C'est une petite femme ronde qui voit le monde de façon enfantine, surtout quand elle essaye de renouer avec une famille qui ne fait que la juger. Maquillage et bijoux semblent le centre de son monde, et défier la misère un objectif permanent. Il faut se débrouiller, et pour cela elle peut compter sur son fils, qui parait d'abord bien plus raisonnable qu'elle. Selim ne la quitte pas des yeux ou presque, travaille pour deux, veut qu'elle soit belle, désirable, avec des bijoux dignes d'elle.

Chassée par sa famille, Fatima-Zahra prend la route de Tanger. Elle veut refaire sa vie dans cette ville de tous les possibles, se fait d'abord embaucher dans une usine textile, d'où elle est vite renvoyée parce qu'elle se maquille trop (« pour être honnête » selon la formule consacrée des braves gens). Elle se laisse séduire par un père de famille pieux, qui cherche une deuxième épouse parce que sa première femme divague. Selim lui va rapidement côtoyer ce Tanger interlope, où les maquereaux sont avides de chair fraiche. Il se fait embaucher comme homme à tout faire dans un riyad de la médina, ses rencontres vont le rapprocher du métier de sa mère, alors même que celle-ci semble tourner casaque et se dévoue à la religion pour satisfaire son mari promis. Rien ne va se passer comme prévu ni pour l'un ni pour l'autre, aggravant leurs déchirements. Fatima Zahra, roublarde et naïve et Selim, rebelle et soumis, s'aiment et se détestent, ont besoin l'un de l'autre tout en cherchant sans cesse à s'émanciper de cette relation que des « psys » qualifieraient de toxique, mais qui n'est finalement que de la passion.

Les damnés de Boulifa ne pleurent effectivement pas, mais ont souvent le cœur gros. Les bouffées d'émotion des acteurs principaux, formidables, Aïcha Tebbae et Abdellah El Ajjouji, tous les deux non professionnels, sont filmées de près par la cheffe-opératrice Caroline Champetier qui a travaillé avec Jean-Luc Godard, Xavier Beauvois et Leos Carax (Holy Motors et Annette notamment). À gros grains, avec des cadres serrés dans une lumière d'entre-deux, elle leur donne une densité qui fait le charme de ce film d'une amplitude exceptionnelle, dans la mesure où il réussit à donner une forme nouvelle à une histoire éternelle.

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Fyzal Boulifa
Les damnés ne pleurent pas
avec Aïcha Tebbae et Abdellah El Ajjouji
France, Maroc, Belgique 2022
1 h 51
sortie en France le 26 juillet 2023

Entre le Maroc et l'Algérie, les paris perdus de l'Espagne

La réconciliation avec Rabat ne donne pas les résultats escomptés par Madrid. Le Maroc ne tient pas ses engagements, et l'Algérie applique des sanctions qui ont réduit à néant le commerce avec l'Espagne. Les élections générales dans ce pays le 23 juillet, avec la montée en puissance de l'extrême droite, changeront-elles la donne ?

Enrique Alcoba se plaint amèrement. « Même une paire de chaussures neuves, même une bouteille d'eau minérale fermée, ils vous la confisquent », s'indigne-t-il. Alcoba est le président de la confédération patronale de Melilla et il dénonce à tue-tête que les agents marocains à la frontière de Beni Enzar, entre sa ville et le Maroc, n'appliquent pas le régime douanier des voyageurs en vigueur, par exemple, dans les aéroports de Marrakech ou de Casablanca.

Impossible donc, pour les quelques rares touristes marocains qui visitent sa ville, de rapporter avec eux des souvenirs. Impossible surtout pour les Espagnols musulmans de Melilla, qui sont majoritaires dans la ville, selon l'enquête de l'Observatorio Andalusi1, un organisme rattaché à la Conférence islamique d'Espagne, de traverser la frontière avec des cadeaux pour leurs parents qui habitent le Maroc. À l'envers, dans le sens Maroc-Espagne, ces restrictions ne s'appliquent pas. Dans un sens ou dans l'autre, traverser ces frontières, rouvertes en mai 2022 après la pandémie, est un véritable chemin de croix à cause des contrôles lents et tatillons du côté marocain.

Renoncer à la neutralité

Quatorze mois après la réconciliation entre le Maroc et l'Espagne, scellée à Rabat le 7 avril 2022 lors d'un iftar entre le roi Mohamed VI et le chef du gouvernement Pedro Sánchez, celle-ci est loin d'avoir eu les effets escomptés du côté espagnol. Pour mettre un terme à la crise bilatérale déclenchée par Rabat le 10 décembre 2020, Sánchez avait fait une concession majeure dans une lettre adressée au souverain le 14 mars 2022. Le plan d'autonomie que propose le Maroc est « la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du contentieux » du Sahara occidental, écrivait-il au souverain dans une lettre que le gouvernement espagnol n'a pas voulu rendre publique. C'est un communiqué du cabinet royal marocain qui en a dévoilé des extraits le 18 mars 2022. L'Espagne, ancienne puissance coloniale, se départit ainsi d'une approche théoriquement équidistante, mais qui en sous-main inclinait, depuis presque vingt ans, du côté du Maroc.

La formulation de Sánchez est celle qui satisfait le plus à Rabat parmi les formules utilisées par divers pays de l'Union européenne (UE). Du coup, la diplomatie marocaine a commencé, au printemps 2022 à faire pression sur la France pour qu'elle aille au moins aussi loin que l'Espagne dans son soutien. C'est là l'une des raisons — pas la seule — qui a aggravé la crise entre Paris et Rabat qui remonte à l'été 2021 et à l'affaire du logiciel Pegasus. L'Espagne aussi a eu son lot de portables piratés avec ce logiciel d'espionnage israélien employé par les services marocains, à commencer par celui du chef du gouvernement, mais elle a préféré passer l'éponge pour ne pas compromettre les retrouvailles avec le Maroc.

De la conférence de presse qu'a donné Sánchez après l'iftar, les médias espagnols ont surtout retenu qu'un poste de douane allait être ouvert entre Ceuta et le Maroc et que celui de Melilla, que Rabat avait fermé le 1er août 2018 sans même en informer officiellement les autorités espagnoles, serait rouvert. Il avait été inauguré au milieu du XIXe siècle et avait continué à fonctionner après l'indépendance du Maroc en 1956. Le ministre des affaires étrangères, José Manuel Albares, a même avancé une date pour cette double ouverture : au tout début février 2023, coïncidant avec la tenue du sommet à Rabat entre les deux gouvernements. L'Espagne et l'Europe allaient donc pouvoir exporter au Maroc, et même au-delà, à travers ces deux douanes.

Des promesses non tenues

Quatorze mois après l'annonce du Pedro Sánchez, il n'y a toujours pas de douanes. Un échange de correspondance entre les directions générales des douanes espagnole et marocaine dévoilé par le journal El País le 12 juin 2023 illustre les réticences, en apparence techniques, de Rabat. En fait, le Maroc ne veut pas de ces douanes pour deux raisons : il cherche toujours à asphyxier économiquement les deux villes, et accepter l'ouverture de ces postes pourrait être interprété comme un premier pas vers la reconnaissance de la souveraineté espagnole sur ces « présides occupés », comme les décrit souvent la presse marocaine.

La déclaration conjointe souscrite par les deux parties après l'iftar contenait quinze autres points mis à part celui sur les douanes2. Sur bon nombre d'entre eux, il n'y a eu aucune avancée. Les conversations sur la délimitation des eaux territoriales entre l'archipel des Canaries et le Maroc n'ont pas avancé d'un iota, car Rabat veut y inclure celles du Sahara occidental. Celles concernant une meilleure coordination de la gestion de l'espace aérien non plus. Celle-ci se fait, du moins pour les vols civils, depuis la tour de contrôle de l'aéroport de Las Palmas, mais Rabat demande à ce qu'elle lui soit entièrement transférée. Quand la relation se tend, ses pilotes ignorent parfois les instructions des contrôleurs aériens espagnols.

Difficile pour l'Espagne de céder alors qu'on attend, en principe pour la fin de l'année, les deux arrêts de la Cour européenne de justice (CEJ) qui devraient confirmer ceux prononcés par le tribunal, l'instance inférieure, en septembre 2021. Ils avaient annulé les accords de pêche et d'association avec le Maroc, car ils incluaient le Sahara occidental et ses eaux sans que la population sahraouie, représentée par le Front Polisario, ait donné son accord. La Commission européenne, le Conseil européen, les services juridiques du Quai d'Orsay et les avocats de l'État espagnol avaient fait appel à l'automne 2021.

Réduction des flux migratoires

En fait, le seul chapitre de la déclaration conjointe mis en œuvre à ce jour est celui de la coopération en matière migratoire. Depuis avril 2022, les autorités marocaines font un effort pour endiguer les arrivées. Dans les trois premiers de cette année, elles ont chuté de 51 % sur l'ensemble de l'Espagne par rapport à la même période de 2022, quand le Maroc fermait les yeux sur les départs.

C'est surtout aux Canaries, là où elle est plus difficile à gérer, que la réduction (— 63,3 %) a été plus accentuée, selon le ministère de l'intérieur espagnol3. Seuls 2 178 harraga y ont débarqué au premier trimestre de cette année au lieu de 5 940 pour la même période de 2022. La première quinzaine du mois de juin, avec 1 508 arrivées, semble marquer un infléchissement de la tendance, et plus encore la seconde avec des pointes de 227 immigrés secourus en mer le dimanche 19 et le jeudi 22. Pourtant, le gouvernement espagnol exhibe fièrement ces statistiques qui prouvent, en réalité, que le voisin marocain a utilisé jusqu'au mois de mars 2022 l'immigration pour faire plier Madrid. Et sans se soucier du coût humain.

Lors du sommet de Rabat, le 2 février, Sánchez, qui n'a pas été reçu par le roi — celui-ci séjournait au Gabon et n'est pas rentré pour l'occasion — a rajouté, de son cru, un autre accord, « l'engagement à nous respecter mutuellement et éviter, dans notre discours et dans notre pratique politique, tout ce qui peut offenser l'autre partie, en particulier lorsque cela concerne nos sphères de souveraineté respectives »4. En clair, Madrid n'allait pas évoquer le Sahara occidental en de termes qui pourraient déplaire à Rabat et les responsables marocains n'allaient pas, de leur côté, répéter à tout bout de champ que Ceuta et Melilla étaient « occupées ».

Pourtant, le côté marocain ne s'est pas senti tenu par cet engagement. Le président de la chambre des conseillers (Sénat) marocaine, Enaam Mayara, ou le ministre de l'intérieur Abdelouafi Laftit n'ont eu de cesse ce printemps de les décrire comme « occupées ». Le ministère des affaires étrangères dirigé par Nasser Bourita a même remis, le 17 mai, une note verbale à la délégation de l'Union européenne à Rabat protestant contre les « déclarations hostiles » de Margaritis Shinas, vice-président de la Commission européenne en charge de l'immigration, qui répétait que les villes de Ceuta et Melilla étaient espagnoles.

Malgré ces déconvenues, les socialistes espagnols ont continué à ferrailler pour défendre les intérêts du Maroc. Un exemple parmi tant d'autres : les eurodéputés socialistes espagnols ont été les seuls, avec ceux du Rassemblement national (RN) français, à voter, le 19 janvier 2021, contre la première résolution du Parlement européen, en un quart de siècle, sur les droits humains au Maroc. Elle demandait, entre autres, la libération et un procès juste pour des journalistes marocains emprisonnés. Elle a été approuvée par une large majorité. En Espagne, une fois de plus, les critiques ont fusé contre les socialistes qui n'ont pas expliqué leur vote sauf l'un d'entre eux, Juan Fernando López Aguilar, ancien ministre de la justice. Dans la relation avec le Maroc, a-t-il reconnu à la surprise générale, « il est parfois nécessaire d'avaler des couleuvres ».

Jorge Dezcallar, ancien ambassadeur d'Espagne à Rabat puis patron du Centro Nacional de Inteligencia (CNI), le principal service secret, n'est pas de cet avis. « Je ne comprends pas ce que ce gouvernement a fait en changeant notre position sur le Sahara », s'indignait-il, le 21 juin, lors d'une conférence à Barcelone. « Je ne vois pas quels avantages nous avons obtenus […] ; je pense que c'est une erreur très grave », ajoutait-il. « Je constate surtout que l'initiative de Sánchez nous a mis en plein milieu de la guerre algéro-marocaine et que l'on nous jette des pierres de tous côtés ».

Rappel de l'ambassadeur algérien

L'Espagne a payé un prix élevé pour son alignement sur la position marocaine, une quasi-rupture avec l'Algérie. Ses autorités ont appris, à travers le communiqué royal, la volte-face de la diplomatie espagnole. Le lendemain, le 19 avril 2022, son ambassadeur à Madrid Saïd Moussi a été rappelé en consultation et son poste reste vacant depuis. Moussi a été peu après nommé à Paris. Un mois plus tard, Alger a donné un autre tout de vis. Il a mis fin au rapatriement des immigrés algériens arrivés irrégulièrement en Espagne et les vols réguliers entre les deux pays ont aussi été réduits au strict minimum. Puis, le 8 juin 2022, le président Abdelmajid Tebboune a suspendu le traité d'amitié et de coopération entre les deux pays en vigueur depuis 2002.

Immédiatement après, l'Association professionnelle des banques et des établissements financiers (APBEF), un organisme semi-public algérien, a ordonné à ses membres de geler « les domiciliations bancaires des opérations de commerce extérieur de produits et services de et vers l'Espagne ». Cela revenait, en fait, à interdire le commerce avec l'Espagne. Trois semaines après, l'APBEF a abrogé cette circulaire, mais dans la pratique le commerce reste interdit avec le voisin espagnol. Les exportations espagnoles ont chuté de plus de 90 %, et les entreprises espagnoles ont perdu plus de 1,5 milliard d'euros en ventes en dix mois. Qui plus est, les sociétés espagnoles sont exclues de tous les appels d'offres publics en Algérie. Elles n'ont même pas pu disposer d'un stand lors des différentes foires commerciales et agricoles qui se tiennent à Alger.

Faible solidarité de l'Union européenne

Juste après la publication de la circulaire de l'APBEF, le ministre espagnol des affaires étrangères s'est rendu à Bruxelles pour essayer d'activer la solidarité européenne. Josep Borrell, haut représentant pour les affaires étrangères et Valdis Dombrovskis, vice-président responsable du commerce ont alors signé un communiqué conjoint dénonçant ce qui « semblait être la discrimination » à l'égard d'un État membre et donc une violation de l'accord d'association de 2005 entre l'UE et l'Algérie. En févier, Denis Redonnet, directeur général adjoint du commerce à la Commission, a visité la province de Castellón, dans la région de Valence, la plus touchée par les sanctions algériennes. Il y a dénoncé la « coercition économique » de l'Algérie et s'est engagé à faire lever ces mesures discriminatoires, sans résultat pour l'instant.

En fait, la solidarité européenne avec l'Espagne n'a été que verbale. Madrid aurait pu dénoncer le boycott et, en invoquant l'article 104.2 de l'accord d'association avec l'Algérie, demander un arbitrage. Au cas où celui-ci aurait donné raison à la plainte espagnole, Madrid aurait alors pu solliciter à la Commission de prendre des mesures de rétorsion après avoir obtenu l'aval du Conseil européen. Cela ne s'est pas fait pour deux raisons. En abrogeant la circulaire de l'APBEF, Alger a bien pris soin d'empêcher que la partie espagnole puisse brandir un document légal sur lequel fonder sa plainte. La Commission aurait, certes, pu ouvrir une enquête pour démontrer cette discrimination, mais il y avait peu de chances qu'elle ait suffi pour convaincre le Conseil européen soucieux des relations avec l'Algérie. « Ses hydrocarbures sont une alternative à ceux de la Russie et bon nombre d'États membres, à commencer par ceux qui en profitent le plus, comme l'Italie et la France, ne veulent surtout pas se fâcher avec elle », explique un haut fonctionnaire de la Commission qui préfère garder l'anonymat.

Madrid s'est donc contenté en 2022 de mettre son veto à la tenue du Conseil annuel d'association entre l'UE et l'Algérie alors que celle-ci souhaitait y introduire quelques modifications. Elle fera de même cette année. Dans un souci d'atténuer les critiques de l'opposition parlementaire, José Manuel Albares a aussi fait circuler le bruit que Moscou a poussé Alger à s'en prendre à l'Espagne pour affaiblir le flanc sud de l'OTAN, mais la ficelle était trop grosse.

L'ambiguïté de l'extrême droite à la veille des élections

Le gouvernement espagnol ne s'attendait pas à une réaction algérienne aussi virulente ; tout comme il espérait que le Maroc tiendrait ses engagements. Quelle naïveté de la présidence du gouvernement ! Plus chevronnées, les affaires étrangères ont été complètement tenues à l'écart par souci de discrétion. En revanche, d'anciens ministres socialistes ayant des accointances avec les autorités du Maroc, comme Miguel Ángel Moratinos, y ont été associés.

Des élections législatives auront lieu en Espagne le 23 juillet, et presque tous les sondages donnent gagnant le Parti populaire (conservateur), mais il aura besoin pour gouverner de l'appoint de l'extrême droite de Vox, une formation hostile au voisin marocain. L'Espagne va-t-elle rectifier et revenir à une position équidistante et rétablir ainsi les relations avec l'Algérie ? À Alger et plus encore à Rabat, on suit de près la campagne électorale. Toutes les interventions concernant le Maghreb d'Alberto Nuñez Feijóo, le leader de la droite, circulent sur les réseaux en traduction arabe. Elles sont, en général, ambiguës.

Les conseillers du leader conservateur en matière de politique étrangère divergent sur la marche à suivre. Nuñez Feijóo manque d'expérience internationale. Il est probable que s'il arrive aux affaires, il essaiera de ne pas commencer sa législature par une crise avec le voisin marocain. Rabat n'hésiterait pas à la déclencher s'il déviait de la voie tracée par son prédécesseur socialiste.

Les périodes de détente dans les relations entre le Maroc et l'Espagne ne sont que des parenthèses, parfois assez longues. Le CNI, le principal service secret espagnol, le répète dans ses rapports, dont un daté du 18 mai 2021, juste pendant l'irruption de plus de 10 000 migrants marocains, dont 20 % de mineurs, dans la ville de Ceuta. Aux yeux des autorités marocaines, l'Espagne reste un obstacle pour achever le retour à l'« intégrité territoriale », dit, en substance, le rapport qui fut publié par El País. Aussi bien vers le sud en gardant le contrôle de l'espace aérien du Sahara que vers le nord en continuant à occuper Ceuta et Mellila, ainsi que quelques îles et îlots minuscules le long de la côte marocaine.


France-Maroc. Turbulences dans des relations très spéciales

Inscrites dans une histoire qui remonte à la colonisation et à la politique inaugurée par le futur maréchal Lyautey, les relations entre le Maroc et la France traversent depuis plusieurs mois une zone de turbulence. Pour Rabat, Emmanuel Macron a fait le choix d'Alger au détriment des intérêts vitaux du royaume.

Prévu pour le premier trimestre 2023, le voyage du chef de l'État français au Maroc a été reporté aux calendes grecques et les relations entre les deux pays se sont rapidement détériorées. En juillet 2021, les révélations du consortium de journalistes créé par Forbidden Stories ont montré qu'Emmanuel Macron et plusieurs de ses ministres avaient été espionnés, probablement par le Maroc, avec le logiciel espion israélien Pegasus. Deux mois plus tard, la décision de Paris de réduire de 50 % le quota de visas octroyés aux Marocains et aux Algériens et de 30 % celui des Tunisiens est très mal vécue au Maroc, qui contribue activement à la rétention des flux d'immigrés subsahariens en route vers l'Europe. Le royaume n'accepte pas d'être mis sur un pied d'égalité avec l'Algérie. Cette crise dans les relations bilatérales n'est qu'un épisode dans une très longue relation qui n'a jamais été ordinaire.

Le rôle de Lyautey

Cette relation a été tissée par un militaire, Hubert Lyautey, futur maréchal, résident général de France au Maroc de 1912 à 1925. Ce monarchiste convaincu a redonné à la monarchie alaouite mise à mal par de nombreux foyers de contestation les attributs de son pouvoir. Pour lui, seul le sultan, reconnu dans son prestige, avait la capacité de souder les Marocains divisés par des séparatismes tribaux.

Durant ce protectorat français, le sultan symboliquement maintenu sur le trône a pu faire la jonction entre la puissance coloniale et la population. Alors qu'elle est en grande partie due à la personnalité de Lyautey, cette relation allait durablement marquer les liens entre les deux pays. Certes, la famille alaouite adopte les idées nationalistes dans l'après-seconde guerre mondiale, et Mohamed Ben Youssef (le futur roi Mohamed V) sera exilé en 1953, tout comme Allal Al-Fassi, le chantre du nationalisme marocain ; mais de part et d'autre, on décide d'oublier ce fâcheux épisode. Paris rétablit le sultan dans ses droits et sur son trône en 1955, et entame un processus d'indépendance négociée et obtenue le 3 mars 1956.

En 1961, Hassan II succède à son père dans un contexte de révoltes tribales que le jeune roi décide de réprimer. Il le fait avec l'aide de l'armée française qui a joué un rôle important dans la mise en place des Forces armées royales (FAR), alors qu'il était prince héritier. Paris fournit aide et matériel à la jeune armée qui sera, jusqu'aux attentats du début des années 1970, le pilier du régime.

Les relations entre les deux pays sont excellentes, mais Hassan II souhaite affranchir son pays. En juin 1963, lors de sa première visite à Paris, il plaide pour un reformatage des relations, voulant qu'elles soient fondées sur la loyauté et les valeurs partagées « car on s'enthousiasme pour les mêmes choses, et on œuvre pour les mêmes choses », dira-t-il dans l'émission de la télévision française « Cinq colonnes à la une » du 4 janvier 1963. Le message est bien reçu par le général de Gaulle qui l'avait déjà accueilli en grande pompe, voulant s'appuyer sur ce jeune roi pour établir des liens nouveaux avec le monde arabe après la crise de Suez de 1956 et la guerre d'indépendance algérienne.

L'affaire Ben Barka

L'embellie sera de courte durée puisque deux ans plus tard, l'opposant au régime de Hassan II Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris et assassiné. Pour de Gaulle, c'est une violation de la souveraineté de la France ; il met en cause le général Mohamed Oufkir et son adjoint le colonel Ahmed Dlimi, proches de Hassan II. La France rompt ses relations diplomatiques avec le Maroc, la coopération est interrompue. Georges Pompidou tentera de normaliser les relations entre les deux pays, malgré le retrait du Maroc de la zone franc en 1973.

Les bases d'une relation solide seront jetées sous Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), fondées sur une coopération à caractère politique, économique et sécuritaire. La libéralisation de l'économie marocaine bénéficie aux entreprises françaises, le Maroc devient progressivement un allié de poids pour Paris. À deux reprises, en 1977 et 1978, les soldats marocains interviennent au Zaïre à la demande du président français, pour venir en aide au président Mobutu Sese Seko qui fait face à une rébellion. Hassan II obtient aussi de Giscard d'Estaing que l'aviation française effectue des raids contre les camps sahraouis rebelles en Mauritanie en 1977.

Les liens entre les deux pays s'inscrivent dans le contexte de la Guerre froide. Le Maroc, au même titre que l'Iran, l'Arabie saoudite ou encore l'Égypte, participe au très secret Safari Club, une alliance de services de renseignement mise en place en 1976 à l'initiative du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), ayant pour objectif de faire barrage à l'influence communiste en Afrique et au Proche-Orient. Hassan II en profite pour demander l'adhésion de son pays à la Communauté économique européenne (CEE). Il sait qu'il ne peut l'obtenir, mais c'est pour lui une manière d'exprimer sa proximité aux valeurs de l'Europe tout en faisant montre de sa loyauté, et de se distinguer des autres pays du Maghreb.

« Notre ami le roi »

L'idylle entre la France et le Maroc est parfaite, mais en mai 1981, l'élection de François Mitterrand à la présidence déstabilise les élites marocaines, convaincues que la gauche française est plus proche de l'Algérie. Pourtant, Mitterrand refuse de jouer l'un contre l'autre les deux grands États du Maghreb. Il effectue deux voyages au Maroc, et maintient la position de neutralité officielle de la France sur le Sahara occidental. Mais il ne s'opposera pas à sa femme Danièle lorsqu'elle décide de créer un comité de vigilance sur le Sahara occidental au sein de sa propre fondation, France-Libertés. Hassan II parle d' « épouse morganatique », et de « roturière de mauvais aloi »1, et un bras de fer s'engage sur la question des droits de humains, et des prisonniers politiques du Maroc.

En juin 1990, le discours prononcé au sommet franco-africain de La Baule par Mitterrand passe mal. Pour la première fois depuis les indépendances, un chef de l'État français conditionne, sans équivoque, l'aide économique aux efforts de démocratisation des pays demandeurs : « Il y aura une aide normale de la France à l'égard des pays africains, mais il est évident que cette aide sera plus tiède envers ceux qui se comporteraient de façon autoritaire, et plus enthousiaste envers ceux qui franchiront, avec courage, ce pas vers la démocratisation. »

Le pire est pourtant à venir. Début septembre, la prestigieuse maison d'édition Gallimard publie Notre ami le roi, de Gilles Perrault. Précis et détaillé, le livre décrit les assassinats politiques, les tortures infligées aux opposants au Derb Moulay Chérif à Casablanca2, les morts-vivants du bagne de Tazmamart… Vole ainsi en éclats l'image d'un Maroc moderne partageant les valeurs de l'Occident. Dépêché à Paris, notamment pour rencontrer son homologue français, Driss Basri le ministre marocain de l'intérieur ne parvient pas à faire bloquer l'impression et la diffusion du livre. L'année du Maroc en France est annulée, tandis que l'ouvrage sera réédité et vendu à plus de 500 000 exemplaires.

Lune de miel avec Jacques Chirac

Avec l'élection en 1995 de Jacques Chirac, qui parle du Maroc comme de sa « seconde patrie », commence une lune de miel. Chirac effectue au Maroc sa première visite à l'étranger (1995) et y passe presque toutes ses vacances. En 1999, les deux pays signent des « accords d'exception », qui se traduisent par des rencontres bilatérales de « haut niveau », tous les deux ans. La coopération est intense sur le plan économique. Dès 1994, des exercices militaires communs sont programmés, renforcés en 2005, de manière à lutter contre le terrorisme. À cela s'ajoute le fait que Rabat est un acteur central dans la politique migratoire de l'Union européenne (UE) et de la France en particulier. Sur le Sahara occidental, la France a été le premier État à soutenir le plan de paix marocain proposé en 2007, sur la base d'une autonomie du Sahara dans un Maroc souverain. Sur ce dossier sensible de la souveraineté au Sahara, Paris défend les positions de Rabat, que ce soit au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, de la Commission européenne ou du Parlement européen.

En 2003, devant le Parlement marocain, Chirac fait l'éloge de la « transition politique et sociale sans précédent » engagée dans ce pays. Alors que la monarchie venait de réformer un code de la famille qui datait de 1957, élargissant les droits aux femmes marocaines, le président français érige ce pays en exemple face à l'extrémisme religieux.

En juillet 1999, le président Chirac écourte son voyage en Afrique pour se rendre aux funérailles de Hassan II, assurant le jeune Mohamed VI de son soutien, en lui glissant à l'oreille : « Majesté, je dois beaucoup à votre père et si vous le souhaitez, tout ce qu'il m'a donné, je m'efforcerai de vous le rendre.3 » Chirac exprimait régulièrement sa reconnaissance à Hassan II : « Je dois à Hassan II une sorte d'initiation aux complexités et aux valeurs du monde arabe et musulman. Je lui dois des analyses visionnaires sur les drames, mais aussi sur les chances de paix au Proche-Orient4 »

Une impossible normalité

En introduisant de l'intimité dans la relation entre les deux pays, Jacques Chirac n'a pas facilité la tâche de ses successeurs qui n'ont eu de cesse de vouloir « normaliser » la relation dans un souci d'équilibre entre le Maroc et l'Algérie. François Hollande souhaitait installer des rapports apaisés avec les États du Maghreb, mais en février 2014, deux affaires provoquent une crise. Le 18 février, l'acteur espagnol Javier Bardem présente à Paris son documentaire Enfants des nuages, la dernière colonie. Très engagé aux côtés des partisans de l'autodétermination du Sahara occidental, Bardem dénonce le soutien de la France au Maroc. Rabat considère l'autorisation donnée à cette projection comme un acte hostile.

La tension monte d'un cran deux jours plus tard lorsque sept policiers se présentent à la résidence de l'ambassade du Maroc à Paris pour remettre une convocation au patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST) (les services marocains) Abdellatif Hammouchi qui s'y trouvait quelques minutes plus tôt. Hammouchi est visé par trois plaintes, dont une pour torture. Rabat annonce la suspension des accords de coopération judiciaire entre les deux pays.

Pour le président Hollande, l'affaire est compliquée, car la lutte contre le terrorisme implique une coordination quotidienne entre les services des deux pays. Le renseignement marocain a déjà prouvé son efficacité dans l'enquête consécutive aux attentats perpétrés sur le sol français en novembre 2015, et revendiqués par l'organisation de l'État islamique (OEI). Il a permis de localiser les terroristes retranchés dans l'appartement de Saint-Denis et a orienté les enquêteurs français sur la piste belge. Cette lutte commune antiterroriste conduit Hollande à sceller la réconciliation. Il se rend à Tanger pour acter la reprise de la coopération sécuritaire, et annonce qu'Abdellatif Hammouchi sera élevé au grade d'officier de la Légion d'honneur.

Espoirs déçus avec Emmanuel Macron

La relation entre d'Emmanuel Macron et Mohamed VI s'engage bien. En juin 2017, en plein mois de ramadan, le couple présidentiel est invité à partager un iftar, ce repas qui réunit famille et amis proches pour la rupture du jeûne. Embarrassés par cette intimité, les conseillers du président Macron parlent d'une visite « simple, rapide, et dont le seul objectif est de permettre aux deux chefs d'État de faire connaissance ». Macron, qui avait effectué une visite en Algérie au cours de sa campagne électorale, se distingue de ses deux prédécesseurs Nicolas Sarkozy et François Hollande qui s'étaient d'abord rendus en Algérie, un ordre chronologique sans cesse observé jusque-là.

Mais, on l'a vu, cette lune de miel ne durera pas. Dans un climat de méfiance qu'alimentent les médias marocains proches du pouvoir, le 19 janvier 2023, le Parlement européen adopte à une large majorité un texte non contraignant visant le Maroc, l'appelant à respecter la liberté d'expression et les droits des journalistes incarcérés. Le texte condamne également les méthodes utilisées par Rabat et notamment « l'utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles pour dissuader les journalistes d'exercer leurs fonctions ». La résolution fait également état de l'implication présumée du Maroc dans le scandale de corruption des eurodéputés, qui ébranle le Parlement européen depuis décembre 20225. Le Maroc réagit très vivement à cette mise en cause, d'autant qu'il estime que ce vote aurait été largement porté par les eurodéputés français de Renew Europe, notamment Stéphane Séjourné, un proche de Macron.

L'ombre de l'Algérie

Ces soupçons sont aggravés par la proximité affichée entre Paris et Alger dont a témoigné la visite « officielle et d'amitié », effectuée par Macron et une partie de son gouvernement à Alger en août 2022. Macron semble décidé à « refonder et développer une relation entre la France et l'Algérie, résolument tournée vers l'avenir et au bénéfice des populations », comme l'indique le communiqué de l'Élysée. Durant le voyage en Algérie, les discussions ont porté aussi bien sur une augmentation des livraisons de gaz et de GNL à la France que sur les questions mémorielles. Les deux chefs d'État ont scellé leur réconciliation en signant une déclaration appelant à « une nouvelle dynamique irréversible ».

Mais c'est la réunion de Zéralda qui a le plus inquiété Rabat. En effet, le 26 août, Emmanuel Macron, Abdelmajid Tebboune avec leurs chefs d'états-majors des armées et du renseignement se réunissent à l'ouest d'Alger, une première depuis l'indépendance de l'Algérie. L'entretien porte sur un programme commun de défense et de sécurité, ainsi que des actions communes « dans l'intérêt de notre environnement géopolitique ». En outre, les deux États décident d'instaurer un « haut conseil de coopération » au niveau des présidences de la république. Cet accord est vécu par Rabat comme un pacte sécuritaire portant sur des actions communes au niveau régional, notamment au Sahel. Et la visite du général Saïd Chengriha, chef d'état-major de l'armée algérienne à Paris les 23 et 24 janvier 2023 n'arrange pas les choses. Non seulement la France n'emboite pas le pas aux États-Unis en reconnaissant la marocanité du Sahara occidental, mais elle fait le choix de coopérer activement avec l'Algérie, qui a rompu ses relations avec le Maroc et s'oppose fermement à Rabat sur la question du Sahara occidental, pierre angulaire de la diplomatie marocaine.

Cette page tumultueuse des relations entre Paris et Rabat illustre la difficulté pour Paris de garder un équilibre entre le Maroc et l'Algérie dont les relations sont encore plus tendues depuis la rupture de leurs relations diplomatiques en décembre 2022.


1NDLR. L'adjectif « morganatique » s'emploie pour désigner l'union contractée par un prince avec une femme de condition inférieure, et celle-ci — qui est exclue des prérogatives de caste et d'héritage de son époux — est appelée « épouse morganatique ».

2NDLR. Derb Moulay Cherif est un quartier de Casablanca qui a été le site d'un centre clandestin de torture et de détention pendant les années de plomb du roi Hassan II, bien que son histoire remonte à la période du protectorat français, lorsqu'il a été utilisé pour la torture des nationalistes marocains.

3Jean-Pierre Tuquoi, « Majesté, je dois tout à votre père », Albin Michel, 2006.

5Le 29 décembre 2022, Der Spiegel, révélait que les services des renseignements marocains (DGED) auraient été impliqués à un haut niveau dans l'influence des députés européens. Et selon le quotidien belge Le Soir, Francesco Giorgi a affirmé aux enquêteurs belges avoir fait partie d'une organisation utilisée pour le Maroc et le Qatar, et dont l'objectif est d'intervenir dans les affaires européennes.

Maroc. Le retour de Mohamed VI pour rétablir l'image du royaume

Affaire Pegasus, soupçons de corruption de députés européens, flottement du pouvoir politique, emprisonnement de journalistes et d'opposants : l'image plutôt positive que le royaume a longtemps renvoyée auprès des médias et des États européens ne cesse de se détériorer.

Pendant longtemps le royaume chérifien a été considéré comme le bon élève dans une région de cancres : on louait sa « stabilité » grâce à une police qui rappelle à bien des égards celle de l'ancien président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, son islam « tolérant » et son Commandeur des croyants « ouvert et modéré » et, par rapport à ses voisins du Maghreb et du monde arabe, sa relative ouverture politique et les libertés que le régime de Mohamed VI permettrait. Mais depuis quelques années, bien des choses ont changé et il renvoie aujourd'hui, y compris à ses alliés traditionnels, une image trouble, conséquence d'une série d'« affaires » qui ont altéré le capital de sympathie pour lequel le royaume avait, jusque-là, considérablement investi en termes de soft power et de lobbying.

Une mécanique d'espionnage effrayante

Le 18 juillet 2021, un consortium composé de seize médias internationaux rassemblés autour des organisations Forbidden Stories et Amnesty International révèle une mécanique d'espionnage mondial à la fois bien huilée et effrayante, appelée « Projet Pegasus » du nom du logiciel espion vendu à une poignée de dictatures par la société israélienne NSO. Son objectif : contrôler à distance des téléphones portables. Il peut récupérer les conversations — y compris celles provenant d'applications dites « sécurisées » comme WhatsApp ou Signal —, mais aussi les données de localisation, les photos, et même enregistrer, à son insu, le détenteur du smartphone contaminé.

Le Maroc est l'un des gros clients du logiciel Pegasus. « Il en fait un usage démesuré, qui viole les droits fondamentaux, indique le rapport établi par ce consortium, qui précise :

D'après les données récoltées dans le cadre du Projet Pegasus, sur les 50 000 cibles potentielles du logiciel espion, le Maroc aurait, à lui seul, ciblé 10 000 numéros de téléphone. Les recherches confirment que le Maroc a utilisé Pegasus pour viser des journalistes et des responsables des grands médias du pays. Ces révélations sont encore plus fracassantes et inquiétantes, car les services de renseignements marocains ont utilisé le logiciel pour cibler des journalistes au-delà de leurs frontières.

Sans surprise, le royaume nie en bloc ces accusations qui ne concernent pas seulement des journalistes et des militants marocains. Selon le même rapport, les services chérifiens auraient également espionné des personnalités françaises de haut rang, notamment le président Emmanuel Macron. Les relations franco-marocaines, marquées par une connivence légendaire, entrent alors dans une période de froid polaire qui dure toujours.

Obnubilé par son image à l'étranger, le Maroc n'a jamais lésiné sur les moyens pour entretenir l'idée du « royaume qui fait le mieux » par rapport à une région réfractaire à la démocratie et aux droits humains. La virulence de sa réaction face à ces accusations est la mesure de leur gravité et des conséquences néfastes sur son image.

Une déflagration à Bruxelles, le « Marocgate »

Le 9 décembre 2022, une autre déflagration se produit. Au terme d'une enquête fouillée menée par les services de renseignement belges, et après que ces derniers ont été alertés par cinq autres « services » européens, dont la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française, l'ancien eurodéputé italien Pier Antonio Panzeri est arrêté par la justice belge. Il est soupçonné d'avoir perçu d'importantes sommes d'argent par des intermédiaires marocains, parmi lesquels l'ancien ambassadeur à Bruxelles, Abderrahim Atmoun.

Au domicile bruxellois de Panzeri, la police belge a retrouvé 600 000 euros en liquide et 17 000 euros chez lui en Italie. « Monsieur Atmoun ramenait de temps à autre de l'argent, mais pas de manière régulière », indiquera sur son procès-verbal un ancien collaborateur de Panzeri, Francesco Giorgi, en décembre 2022. « Monsieur Atmoun venait à Bruxelles ou on se déplaçait chez lui, dans son appartement, à Paris. Quand on allait chercher de l'argent, on disait qu'on allait chercher des cravates ou des costumes ».

Le Maroc est, avec le Qatar, ouvertement visé par des accusations de corruption de députés européens, même s'il continue de nier catégoriquement les faits. Un an seulement après le scandale Pegasus qui a mis en cause les services secrets marocains que dirige depuis 2005 Abdellatif Hammouchi, l'un des hommes les plus influents du royaume, c'est au tour de la Direction du contre-espionnage marocain (DGED), pilotée par Yassine Mansouri, un ancien camarade de classe du roi Mohamed VI, qui est pointée du doigt par la justice belge et, encore une fois… par le Parlement européen. Dans une résolution adoptée le 16 février 2023, ce dernier« exprime sa profonde inquiétude face aux allégations de corruption de la part des autorités marocaines (…) et demande instamment la suspension des titres d'accès des représentants d'intérêts » marocains.

La visite sous haute tension au Maroc du chef de la diplomatie européenne Joseph Borell, début janvier 2023, n'y changera rien tant les deux parties (le Maroc et l'Union européenne) campent sur leurs positions. Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita déclare, lors d'une conférence de presse tenue par les deux hommes :

Ce partenariat fait face à un harcèlement juridique continu. Ce partenariat fait face à des attaques médiatiques répétées. Ce partenariat fait face aussi à des attaques dans des institutions européennes et notamment au sein du Parlement, à travers des questions dont le Maroc est l'objet et qui sont orientées et qui sont l'objet, qui sont le résultat de calculs et d'une volonté de nuire à ce partenariat.

Réponse du diplomate européen :

La position de l'Union européenne est claire : il ne peut pas y avoir d'impunité pour la corruption et pas de tolérance. Pour cela, nous devons attendre le résultat des investigations en cours de la part des autorités judiciaires qui doivent amener toute clarté sur ces événements et nous attendons la pleine collaboration de tout le monde dans cette enquête.

Pour la défense de journalistes emprisonnés

C'est dans le sillage de ces accusations qu'a été publiée, le 19 janvier 2023, l'une des résolutions du Parlement européen les plus accablantes pour l'image du royaume. Adoptée par 356 voix pour, 32 contre et 42 abstentions, elle demande aux autorités marocaines « de respecter la liberté d'expression et la liberté des médias et aux journalistes emprisonnés, notamment Omar Radi (condamné à six ans ferme), Soulaimane Raissouni (cinq ans ferme) et Taoufik Bouachrine (en prison depuis 2018), un procès équitable avec toutes les garanties d'une procédure régulière »1.

Ces trois journalistes ont été condamnés pour des accusations à connotation sexuelle mais pour le PE, il s'agit d'une « utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles pour dissuader les journalistes d'exercer leurs fonctions », et il « estime que ces abus mettent en danger les droits des femmes ».

Dès sa publication, la résolution a eu l'effet d'un tremblement de terre. Certes, ce n'est pas la première fois que le Maroc est épinglé par des ONG (et même par le département d'État américain) pour les abus et les atteintes aux libertés publiques et aux droits politiques. Mais, cette fois-ci, les accusations proviennent d'une institution centrale de l'Union européenne. Selon une note-analyse des services secrets belges,

L'Union européenne est une entité d'un intérêt vital pour le Maroc. Elle est son premier partenaire commercial, l'origine de la vaste majorité de ses investissements étrangers et elle accueille la plus grande partie de la diaspora marocaine. Le développement du royaume, sa sécurité énergétique et ses ambitions géopolitiques (principalement la reconnaissance de la “marocanité” du Sahara occidental annexé en 1975) dépendent, tout au moins en partie, du bon vouloir de l'Union européenne.

Retour des fameuses inaugurations

Sur le plan interne, si la monarchie marocaine continue de dominer la vie politique, en tant qu'institution monopolisant le champ religieux et temporel, son image de pouvoir à la fois stable et autoritaire tout en étant ouvert s'est quelque peu étiolé ces dernières années. Les absences répétées du roi Mohamed VI (en France et plus récemment quatre mois au Gabon) d'un côté et, de l'autre, le « phénomène Abou Azaitar », cette fratrie au passé sulfureux dont la proximité avec le monarque inquiète au plus haut niveau du sérail, renvoient l'image d'un flottement du pouvoir suprême qui ne cesse d'alimenter les colonnes de la presse internationale, et d'intriguer les couloirs feutrés des chancelleries.

C'est sans doute pour y faire face que le roi, depuis son retour du Gabon à la veille du ramadan (le 22 mars 2023), s'est montré nettement plus présent. En tant que Commandeur des croyants, il a présidé toutes les causeries religieuses se déroulant lors du mois sacré. En tant que chef du pouvoir exécutif, il a renoué avec les fameuses inaugurations d'antan en effectuant, notamment, un déplacement à Tanger en plein ramadan pour y inaugurer un hôpital universitaire et en décidant que désormais, le Nouvel An berbère — le 13 janvier — serait férié. Et enfin, en tant que chef militaire, il a nommé un nouvel inspecteur général de l'armée.

Objectif : rétablir l'autorité du pouvoir monarchique, qui passe moins par le fonctionnement régulier des institutions que par la présence physique du roi. Mais le rétablissement de l'image positive qui avait caractérisé pendant longtemps le royaume passe par la libération des prisonniers politiques. Outre les journalistes précités, un avocat âgé de 80 ans, Mohamed Ziane, une dizaine de cybermilitants auxquels s'ajoutent les militants du Rif (nord) dont les leaders sont condamnés à des peines de quinze à vingt ans ferme.


1La situation des journalistes au Maroc, en particulier le cas d'Omar Radi, Parlement européen, textes adoptés, 19 janvier 2023.

Le fond du problème sahraoui (un article de 1976) -- Bachir HADJ ALI

Smaïl Hadj Ali nous a adressé un article inédit de Bachir Hadj Ali (1), rédigé en mars 1976, sur la question sahraoui et la juste lutte de son peuple pour son autodétermination.
Le texte aborde, également, les risques d'une confrontation militaire entre l'Algérie et le Maroc, du fait des visées expansionnistes des dirigeants de ce pays.
Le fond du problème sahraoui.
Soucieux de l'avenir des rapports intermaghrébins et de la paix entre les peuples, des historiens s'interrogent sur la guerre au Sahara (...)

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France-Maghreb. Les plaies toujours à vif de la crise des visas

Alors que la délivrance de visas pour la France aux ressortissants maghrébins est censée revenir à la normale, retour sur une crise qui, par-delà une crispation conjoncturelle, révèle des dysfonctionnements structurels. Des défaillances que les autorités françaises reconnaissent à demi-mot puisqu'un audit vient d'être commandé pour en faire le diagnostic et proposer des remèdes.

« Vous n'avez pas présenté d'éléments permettant de s'assurer que votre séjour en France à des fins d'études ne présentait pas un caractère abusif ». Coché parmi les 13 motifs types sur une feuille simple tamponnée par le ministère de l'intérieur, ce refus de visa a obligé Sarah, étudiante algérienne admise à l'université de Nîmes en 2023, à revoir sa feuille de route. Sur le papier, son dossier ne présentait pourtant aucune anomalie : deux garants, les preuves d'un compte bancaire fourni à hauteur de 7 500 euros, une garantie de logement réservé à 4 kilomètres de la faculté… Malgré la présentation d'un dossier solide, les refus de visas étudiants sont devenus familiers, y compris pour ceux ayant obtenu des bourses européennes ou qui ont été acceptés dans les universités, signe d'une absence de coordination entre les différentes institutions chargées de l'accueil de l'étudiant. « La plupart de mes camarades en Algérie font face à des demandes de visas éprouvantes, » confie Rayan Assad, étudiant algérien en communication installé en France depuis 2017. Les milliers de témoignages désespérés sur le groupe Facebook « Étudiants et cadres algériens », qui regroupe plus de 145 000 membres, donnent un large aperçu des conséquences de la crise des visas.

Le sujet qui revient en boucle : les motifs de refus, souvent incompris, dont certains sont plus stéréotypés que d'autres, comme le no. 4 qui explique qu'« il existe des doutes raisonnables quant à la volonté de quitter le territoire après l'expiration du visa ». Un refus suspicieux injustifié selon l'avocate Marianne Leloup, spécialisée en droit des étrangers. « Voilà comment une décision administrative laconique, expéditive et illisible vous est présentée après une demande de visa à l'allure de parcours du combattant », déplore-t-elle. En vigueur depuis que Bruxelles a imposé des normes minimales de procédures de refus en 2009, ces formules de refus préécrites sont vécues comme un affront pour les ressortissants, qui nagent souvent en pleine incompréhension à la réception du refus. « La France considère que ce système de refus par case fait l'affaire. Pourtant, la seule manière d'obtenir une réponse détaillée est d'engager un recours, procédure décourageante et onéreuse pour les demandeurs de visas », explique Morade Zouine, avocat spécialiste en droit de l'immigration.

Des frais non remboursés

Cette vague de refus, dénoncée par les ressortissants maghrébins depuis 2021, s'inscrit dans ce qu'on a appelé « la crise des visas », une politique volontariste française visant à réduire de 50 % la délivrance de visas pour l'Algérie et le Maroc, et de 30 % pour la Tunisie. Un choix politique présenté comme une mesure de rétorsion face au manque de coopération des gouvernements dans la lutte contre l'immigration illégale. Entre les mois de janvier et juillet 2021, 14 456 ressortissants d'Algérie, du Maroc et de Tunisie ont reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Seuls 233 d'entre eux sont retournés dans leur pays, soit 1,6 % d'expulsion effective. « C'était une façon de mettre la pression sur ces pays après leur refus de délivrer suffisamment de laissez-passer consulaires », indispensables pour mener à bien une expulsion, explique Morade Zouine.

Les menaces ont bel et bien été exécutées. Selon les derniers chiffres communiqués par la Direction générale des étrangers en France, « les trois nationalités du Maghreb qui représentent 360 821 visas délivrés en 2022 en totalisaient 766 299 en 2019, soit plus du double ». Pour ce faire, les conditions d'obtention de visa se sont considérablement durcies. Depuis septembre 2022, le délai de traitement s'est allongé à 45 jours, et la liste de pièces justificatives nécessaires s'est alourdie. Casier judiciaire, relevés bancaires ou encore préréservation du billet d'avion, « le summum reste tout de même le visa de long séjour "salarié", pour lequel on demande, notamment au Maroc, de fournir une impressionnante liste de pièces par mail afin de mâcher le travail de l'administration », complète Morade Zouine. La question de la confidentialité de données parfois sensibles, délivrées aux structures privées en charge des prises de rendez-vous, suscite également des tollés.

Quant aux frais, entièrement à la charge des demandeurs de visas, ils s'établissent entre 80 et 100 euros en fonction du visa demandé (court ou long séjour). Les structures privées VFS Global et TLScontact facturent quant à elles 30 et 40 euros supplémentaires, pour la simple gestion des rendez-vous. Des frais additionnels pour obtenir un rendez-vous premium (salon plus confortable, boissons, accès à un photocopieur…) sont proposés, au tarif de 40 euros. « Ce qui relevait d'un service consulaire répond maintenant à des logiques de marché », s'indigne Nabil. En tout, on estime que la demande de visa peut atteindre plus de 200 euros, soit 20 000 dinars, l'équivalent d'un SMIC algérien. À noter qu'en cas de refus de visa, les frais engagés ne sont en aucun cas remboursés, pas plus d'ailleurs que les frais d'inscription dans les écoles ou les universités.

Si les sanctions ont été effectives, « ni le quai d'Orsay ni la place Beauvau1 n'ont communiqué sur la manière dont elles se sont traduites en pratique » regrette Morade Zouine. Si en novembre 2021 sur Europe 1, dans un argumentaire sécuritaire habituel, le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin ciblait les islamistes radicaux et les délinquants visés par des OQTF pour justifier la crise des visas, dans les faits, les restrictions ont pénalisé l'ensemble des ressortissants. « Voilà comment on s'est retrouvé à refuser un visa à des parents algériens qui voulaient être auprès de leur fils en fin de vie en France, et ce malgré les interventions des médecins en soins palliatifs », se rappelle avec émotion Morade Zouine. « On a assisté à des situations jamais vécues auparavant : l'impossibilité d'assister à des enterrements, à des accouchements, à des mariages. Des familles n'ont pas pu se retrouver pendant parfois plus d'un an », ajoute-t-il.

Des pions dans un jeu diplomatique

En dehors de ces récits familiaux, les conditions d'obtention du visa de travail se sont elles aussi obscurcies. Ces revirements suscitent des inquiétudes. « Aujourd'hui, le consulat peut refuser une demande de visa travail, indépendamment du fait que l'inspection du travail a donné son feu vert, et ce pour des motifs parfois un peu obscurs », précise Christophe Pouly, docteur en droit public et avocat au barreau de Paris, spécialisé dans le droit de l'immigration et de l'asile. Une méthode non conforme au droit européen qui gagnerait à être révisée selon lui.

« Nous sommes une variable d'ajustement entre les pays, des pions à jouer dans leurs relations diplomatiques » s'indigne Nabil, marocain et auditeur pour la multinationale Deloitte. Malgré une situation financière confortable, un grand-père français et des allers-retours fréquents en France, il a essuyé plusieurs refus de visas ces deux dernières années. « Au Maroc, les refus de visas sont devenus légion, y compris pour les hommes d'affaires, les journalistes, les artistes, les sportifs et même les anciens ministres, surtout quand il s'agit de personnalités proches des cercles du pouvoir marocain. Ce sont des pratiques limite mafieuses », peste-t-il.

En Tunisie, la crise des visas est officiellement surmontée et les restrictions auraient dû être levées, le gouvernement ayant accepté de reprendre ses ressortissants visés par une OQTF. Mais dans les faits, rien ne change. Les citoyens, premières victimes de ces crises diplomatiques, ont le sentiment qu'en dehors de cette crise des visas, les pays du Sud sont plus affectés par les restrictions de visas, comparativement aux pays de l'Est. « Par conséquent, de plus en plus de citoyens de classe moyenne préfèrent basculer dans l'irrégularité plutôt que de tenter la difficile obtention d'un visa adéquat. C'est le résultat d'un déficit de sécurisation des voies légales d'entrée en France, qui poussent les étrangers à accepter davantage l'irrégularité comme moyen de s'installer », explique Morade Zouine.

Rejeter le contrôle au-dehors

Si un ressortissant décide de contester un refus de visa, là encore il devra s'armer de courage et de patience. Il dispose de deux mois pour saisir la commission de recours. En cas de rejet implicite de cette instance (par absence de réponse), il peut saisir le tribunal administratif de Nantes, seule juridiction compétente en France, « une antichambre sclérosée du ministère de l'intérieur qui dans 95 % des cas ne répond pas, et sur le reste exprime 99 % de refus ». En moyenne, le tribunal met 9 mois à juger un refus. Un parcours désincitatif qui porte ses fruits. En 2022, sur les 19 % de refus tous types de visas confondus, seulement 1,5 % sont allés jusqu'au tribunal administratif. « Qui est capable de mettre 2 000 euros dans une procédure complexe qui n'est pas certaine d'aboutir ? On met à la charge des étrangers les incompétences et les négligences des préfectures et des consulats », s'indigne Marianne Leloup.

La maîtrise de l'immigration la plus efficace étant celle effectuée aux frontières extérieures, la crise des visas a été l'occasion de livrer un message éminemment politique. « La politique des visas est la plus cruciale pour la souveraineté française, c'est d'ailleurs pour cette raison que des voix s'élèvent pour que les demandes d'asile se fassent directement dans les pays de demande. Bientôt, on dira peut-être : ne traversez pas la Méditerranée, on regarde d'abord votre dossier », projette Morade Zouine sans cacher son agacement. Depuis quelques années, les choix politiques relatifs à l'immigration irriguent les pratiques de la profession d'avocat, au grand regret de Marianne Leloup. « À commencer par les projets de loi immigration qui serrent la vis tous les ans ». La fondatrice du cabinet Leloup reproche également à la Cour nationale du droit d'asile d'être « un organe tout sauf indépendant qui s'applique à mettre en œuvre les politiques du gouvernement et convulsions des préfectures ». Elle déplore notamment que des nationalités soient particulièrement ciblées par les refus de visas, en fonction des priorités électorales en vigueur.

Privatisation et corruption

À cela vient s'ajouter la privatisation des services consulaires, obstacle supplémentaire dans le long parcours semé d'embûches vers l'obtention d'un visa. En effet, les consulats ont délégué la gestion des rendez-vous aux prestataires privés VFS Globalet TLScontact, en situation de quasi-monopole sur ce qu'est devenu le marché des visas. Ils sont pointés du doigt pour leurs nombreux dysfonctionnements et leur logique de marché. Leurs sites web, lents et saturés, obligent les demandeurs de visas à une veille acharnée, y compris la nuit, pour espérer dénicher de nouveaux créneaux, renouvelés au compte-gouttes. Peu importe l'urgence de la demande, il faut parfois compter cinq mois d'attente pour obtenir un simple rendez-vous.

Face à cette inertie, cybercafés et particuliers s'engouffrent dans la brèche, en trustant les créneaux disponibles et en les redistribuant contre rétribution, pouvant aller jusqu'à 10 000 dinars en Algérie (environ 71 euros). Ce marché noir en plein essor sur le continent africain avait déjà été pointé du doigt dans un rapport parlementaire remis à l'Assemblée nationale française en janvier 2021. « N'importe qui peut gruger le système, les consulats n'arrivent pas à contrôler ces structures, ils n'ont ni les moyens de le faire ni la compétence », alerte Morade Zouine.

Selon lui, ces défaillances entraînent une nouvelle forme de corruption normalisée devant laquelle les services consulaires ferment les yeux. « En Tunisie, des clients me disent qu'ils ont soudoyé un agent local en poste chez TLScontact pour obtenir un rendez-vous plus tôt », confie-t-il. Pour rappel, cette externalisation ne coûte rien aux services consulaires. Ce sont les frais de visas des demandeurs qui rapportent de l'argent à ces structures. À en croire le récit des ressortissants, la prise de rendez-vous était plus fluide lorsqu'elle était gérée par les consulats. « Vous aviez des personnes formées en face de vous, qui vous aidaient si votre demande de visa n'entrait dans aucune case », confirme un ressortissant tunisien. Une époque qui semble bel et bien révolue.

Depuis plusieurs années, tous ces dysfonctionnements sont dénoncés non seulement par les demandeurs de visas, mais par les services de l'État eux-mêmes. Le manque de cohérence politique est aussi souligné, car comment peut-on d'un côté prétendre encourager la francophonie et de l'autre entraver les échanges entre la France et les pays francophones de son flanc sud, en particulier les jeunes ? Face aux critiques et plaintes répétées, le ministère de l'intérieur et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères viennent de missionner Paul Hermelin, président de Capgemini (entreprise française de service du numérique), pour la réalisation d'un audit dont les conclusions devront être assorties de recommandations. Mais la prudence reste de mise : les efforts doivent prioritairement porter sur les publics cibles : étudiants, hommes d'affaires, invités pour des événements spécifiques, et non sur le « tout courant » des demandes. Et il n'est pas interdit de s'interroger sur la neutralité de l'enquêteur, dont la société est déjà prestataire de l'État et qui pourrait bien chercher à interférer sur l'attribution du marché pour la mise en œuvre des nouvelles dispositions préconisées2.


1NDLR. Respectivement ministère des affaires étrangères et de l'intérieur.

« Le bleu du caftan ». Au Maroc, l'amour au fil du temps

Par : Jean Stern

Un couturier marocain et son épouse tiennent un atelier traditionnel dans la médina de Salé. L'arrivée d'un apprenti va les bouleverser. Dans ce film magnifique et délicat de Maryam Touzani, qui sort ce 22 mars 2023 en France et en Belgique, les fragilités de l'amour s'avèrent d'une solidité à toute épreuve, à la vie à la mort.

Les histoires d'amour ne finissent pas toujours mal, même si la part de tragique qu'elles peuvent contenir est souvent bien davantage prégnante que la beauté qu'elles révèlent. Le bleu du caftan, le nouveau film de la réalisatrice marocaine Maryam Touzani, est d'abord le récit presque muet d'une histoire d'amour mutique entre deux hommes et une femme. Entre hétérosexualité et homosexualité, rien n'est vraiment dit sur la nature des rapports entre les personnages, nulle démonstration déclamatoire, à peine des effusions romantiques, et pourtant tout est montré de l'amour entre deux hommes dans le contexte d'un pays arabo-musulman où ses méandres ne sont pas toujours acceptés et compris. Cela n'est pas le moindre mérite de ce film d'une infinie délicatesse, magnifiquement réalisé et mis en musique, de mettre en scène des murmures imperceptibles, de ceux qu'on a du mal à reconnaître dans un pays comme le Maroc où l'amour différent — ou plutôt la différence en amour — fait partie des non-dits.

Halim (Saleh Bakri), un solide moustachu d'une cinquantaine d'années, aux yeux doux et bienveillants, est couturier dans la médina de Salé, grande ville populaire face à Rabat, de l'autre côté du fleuve Bouregreg. Halim tient boutique avec sa femme Mina (Lubna Azabal). Mina, une toute petite femme qui elle a le regard dur, est derrière le comptoir et affronte les clientes irascibles et capricieuses comme elle négocie avec les fournisseurs, tandis que Halim travaille dans l'arrière-boutique, sur un tabouret, à peine éclairé, au milieu des stocks de tissus et des bobines de fil. Halim ne parle pratiquement jamais, ou si peu, tant il est concentré par les gestes précis et répétitifs de son métier, penché des heures sur le fil et l'aiguille et la méticulosité de son travail.

Un « maalem » qui travaille à l'ancienne

Halim est spécialisé dans la réalisation de caftans, ces amples robes traditionnelles marocaines que les femmes arborent pour les grandes occasions, les mariages en particulier. Tissus, parures, formes, couleurs, chaque caftan est en soi une histoire unique. Halim y passe des heures, c'est un maalem, un maître, le nom commun des artisans marocains, et de ceux qui ont un savoir à transmettre. Il travaille à l'ancienne, tout est cousu et brodé manuellement, malgré les moqueries et les agacements des clientes. « La machine et la main c'est pareil, personne ne voit la différence », lâche l'une d'entre elles, mécontente des trop longs délais de fabrication de son caftan. Mais Mina et Halim ne lui répondent pas, c'est l'épouse du chef de la sûreté, rien n'est trop beau ni trop cher pour elle, elle paye « avec les pots-de-vin de son mari », il faut faire attention.

Pour faire face à une charge de travail pressante sur ce caftan bleu qu'on lui a commandé, et pour lequel il compte atteindre la perfection, Halim va engager un apprenti, Youssef (Ayoub Missioui). Ce jeune homme pauvre et solitaire, d'une incroyable beauté, au regard intense, est tellement timide qu'il en est lui aussi quasi mutique, comme Halim. Il semble n'avoir qu'un but, apprendre et comprendre le savoir-faire du maître-couturier si bienveillant et attentif à son égard que le trouble s'installe, presque imperceptible, même s'il n'échappe pas à Mina, qui s'avère plus revêche avec Youssef qu'avec les clientes pénibles. Cela va donner lieu à des affrontements sourds, où presque malgré elle Mina s'en prendra à Youssef, qu'elle voit comme une menace.

L'amour au-delà de la honte et des secrets

Car Halim a un secret, qu'il partage avec Mina, dans un non-dit aussi total que librement consenti entre ces deux époux qui s'aiment tendrement et profondément, multiplient les attentions gourmandes et les gestes d'affection l'un pour l'autre. Halim aime les hommes, il se rend régulièrement dans un hammam de Salé pour partager avec d'autres hommes comme lui du sexe furtif et muet. Cela donne lieu à des scènes magnifiques dans le clair-obscur du sauna, derrière les portes closes des cabines. Au Maroc, la règle de la pratique homosexuelle est le « pas vu pas pris », car l'homosexualité reste un délit pénal, et peut être punie de six mois à trois ans de prison. Halim s'abandonne comme d'autres dans des moments humides à l'ombre du hammam, il en sort et se remet aussitôt à l'ouvrage.

Pourtant, petit à petit, alors que le cancer qui ravage Mina s'aggrave, le jeu amoureux entre les deux époux et leur apprenti va prendre une autre dimension, sans qu'il soit besoin de se parler. Un plat qu'on partage, une cigarette qu'on allume, un fruit qu'on épluche, le magasin qu'il faut aller ouvrir et fermer, autant de gestes d'amour qui ne se font plus à deux, mais à trois, dans le huis clos de l'appartement de la mourante qui devient alors un espace mental totalement ouvert. Entre Halim, Mina et Youssef, rien ne s'est jamais dit, et pourtant tout semble désormais possible. Nulle honte entre eux, ni ambiguïté un peu malsaine. Youssef n'est pas le fils qu'ils n'ont pas eu, mais bien une personne avec qui ils partagent des instants d'intense bonheur alors que la mort approche. Un amoureux, pour ce couple en symbiose que forme Mina et Halim. Il faut saluer la performance des deux principaux comédiens. L'actrice belge Lubna Azabal, qui a été récemment à l'affiche de Pour la France de Rachid Hami, incarne une Mina d'une infinie délicatesse, malgré ses pointes d'aigreur, tandis que le Palestinien Saleh Bakri, issu d'une famille venue du théâtre, est un Halim d'une force expressive rare entre chien battu et tendre compagnon. C'est un film sur les regards, ceux qu'échangent Mina et Halim, et plus encore la façon dont le jeune Youssef, formidablement joué par Ayoub Missioui, les observe dans le secret de son désir.

« N'aie pas peur d'aimer » seront les derniers mots de Mina à Halim, tandis que Youssef est à leurs côtés, fidèle d'entre les fidèles. Mina part apaisée, Halim ne reste pas seul. La femme du chef de la sûreté pourra aller se rhabiller. Sa mesquinerie n'a pas triomphé de l'amour, et Le bleu du caftan laisse le spectateur en larmes, bouleversé par cette leçon d'amour éternel.

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Le bleu du caftan, de Maryam Touzani (2022)
avec Lubna Azabal, Saleh Bakri et Ayoub Missioui
2 h 04

Sortie en France le 22 mars 2023

Après le massacre de Melilla, le silence et la traque

Le 24 juin 2022, au moins 23 migrants ont trouvé la mort en tentant de franchir la barrière séparant le Maroc de l'enclave espagnole de Melilla. Depuis, Rabat mène la vie dure aux personnes exilées. Plusieurs dizaines de survivants du massacre ont même été emprisonnés.

Première guerre mondiale. Le courage oublié des tirailleurs marocains

En un temps où le film Tirailleurs connaît un succès en France, il n'est pas inutile de rappeler qu'en 1914, plus de 4 500 Marocains ont été enrôlés dans l'armée française pour combattre « l'ennemi » allemand. Et que seuls 800 d'entre eux sont revenus de la « Grande Guerre ».

Un mois après sa sortie en France, Tirailleurs, le film de Mathieu Vadepied avec Omar Sy en producteur et acteur principal a été projeté le 11 janvier au Lutetia, la mythique salle de cinéma située au cœur du vieux quartier européen de Casablanca. Construite pendant les dernières années du protectorat français, le Lutetia, fraîchement rénové tout en préservant l'esprit du lieu continue de résister à l'érosion de l'activité cinématographique au Maroc, qui se traduit par une quasi-disparition des salles de cinéma. C'est donc dans un décor préservé que Tirailleurs a été projeté devant un public averti, mais peu nombreux, en dépit de l'importance, de la sensibilité et de la polémique que ce film a suscitées.

Mais si le choix (tout à fait assumé) d'Omar Sy, producteur et acteur principal du film, était de focaliser surtout sur les tirailleurs sénégalais sans quasiment évoquer les autres composantes de « l'armée coloniale » française — Algériens et Marocains notamment —, ces derniers présentent une caractéristique qui les différencie relativement de leurs frères d'armes africains : le Maroc venait tout juste d'être colonisé, puisque le traité de « protectorat » scellant l'occupation du pays n'a été signé qu'en 1912, deux ans seulement avant le déclenchement du premier conflit mondial.

« Ils seraient bons en France »

Contrairement à l'Algérie, département français depuis 1830, et à la différence du Sénégal où le premier corps de tirailleurs sénégalais fut créé en 1857 par le gouverneur colonial Louis Faidherbe, l'administration française n'avait quasiment aucune présence au Maroc, et la « pacification du pays » — concept colonial qui renvoie à l'occupation territoriale par les armes au prix de milliers de morts — n'a été achevée qu'en 1934, avec les dernières batailles contre les résistants berbères du Haut et du Moyen Atlas. C'est justement en constatant la bravoure dont ces combattants montagnards avaient fait preuve en défiant la machine de guerre coloniale (la bataille d'El-Hri en 1914, dans le Moyen Atlas, en est la parfaite illustration) que les autorités françaises décideront, la même année, de jeter ces nouveaux « colonisés » dans l'enfer de la première guerre mondiale. « C'était en 1914, en effet, deux années seulement se sont écoulées depuis l'instauration du protectorat français au Maroc, souligne l'historien Mohamed Bekraoui1. Le pays n'est donc ni totalement conquis, ni complètement soumis […] Dès les premiers jours des hostilités, le résident général Lyautey propose au gouvernement français l'envoi au front européen de tirailleurs et de spahis marocains ‘'qui seraient bons en France'', dit-il. »

Grâce à la complicité du sultan Youssef (1881-1927) et la connivence des caïds et des notables locaux, plus de 4 500 Marocains, berbères pour la plupart, ont été ainsi enrôlés de force pour combattre « l'ennemi » allemand.

« Les hirondelles de la mort »

Ramenés de leurs douars à partir d'août 1914, les premiers tirailleurs marocains sont éparpillés dans des campements sur différents fronts d'une France de plus en plus menacée par l'armée allemande. Témoignage, dans un document exceptionnel du futur maréchal Alphonse Juin, qui a commandé à partir de 1916 le 5e bataillon des tirailleurs marocains au Chemin des Dames (près de Soissons) :

Le 17 août 1914, les habitants de Bordeaux se pressaient, nombreux autour d'un bizarre campement installé sur le pavé des Chartrons. Ils étaient attirés par la curiosité des troupes indigènes qui avaient dressé là leurs petites tentes, mercenaires farouches venus on ne savait d'où, et qui ne ressemblaient nullement aux autres guerriers africains, noirs ou turcos. On apprit bientôt que ces grands hommes bruns, maigres comme des Fakirs et portant longs cheveux, étaient des tirailleurs marocains, débarqués de la veille avec les contingents prélevés sur les troupes d'occupation du Maroc.

Lorsqu'ils arrivent en Picardie, ces « hirondelles de la mort » (c'est ainsi que les officiers allemands surnommaient les tirailleurs marocains), ils se retrouvent dans un pays étrange et inconnu, dans un climat totalement hostile et face à une réalité dépassant tout ce qu'ils pouvaient imaginer. C'était au cours du mois de janvier 1915. L'hiver y était rigoureux et la brume qui enveloppait la Picardie était déprimante pour ces « indigènes » arrachés au soleil et à la chaleur de leur pays.

Commencent alors les premiers grands combats, dès le 8 janvier 1915. Mais c'est au cours des journées du 11 et du 13 que les Marocains se sont illustrés en parvenant à contenir la poussée allemande sur la rive nord de l'Aisne. Résultat, « dans la nuit du 13 au 14 janvier, les éléments de la brigade Klein repassent sur la rive sud sans être inquiétés, grâce à la résistance tenace des débris du régiment marocain sur 9 kilomètres de Soissons à Missy-sur-Aisne », peut-on lire encore dans le document du maréchal Juin.

Il est de notoriété publique que ces Marocains, débarqués deux ans seulement après l'occupation du Maroc (1912), étaient enrôlés dans l'armée coloniale en tant que chair à canon, et que de ce fait, en dépit de leur bravoure connue et reconnue, les pertes parmi eux étaient énormes. Sur 4 500 combattants marocains, seuls 800 ont survécu à ces batailles, les plus meurtrières avec celle de Verdun. Mais le courage et l'esprit d'adaptation dont les tirailleurs marocains avaient fait preuve, notamment au cours des opérations de l'Ourcq et de l'Aisne, avaient forcé l'admiration et le respect tant des observateurs que des hauts gradés européens. Dans un rapport spécial adressé au général Maunoury, le ministre français de la guerre et président du Conseil, Alexandre Millerand, décrit les tirailleurs marocains :

Disciplinés au feu comme à la manoeuvre, ardents dans l'attaque, tenaces dans la défense de leurs positions jusqu'au sacrifice, supportant au-delà de toute prévision les rigueurs du climat du Nord, ils donnent la preuve indiscutable de leur valeur guerrière. De telles qualités les placent définitivement sur le même rang que nos meilleures troupes d'Afrique et les rendent dignes de combattre, aux côtés des troupes françaises.

Faut-il le rappeler ? Les tirailleurs marocains se sont également illustrés plus tard, lors du second conflit mondial et particulièrement pendant la célèbre bataille du Mont-Cassin en Italie (1943), à laquelle plus de 7 000 goumiers avaient participé. Extrait du rapport quotidien du généralissime allemand Albert Kisselring, le 29 mai 1943 :

Spécialement remarquable est la grande aptitude tout terrain des troupes marocaines, qui franchissent même les terrains réputés impraticables, avec leurs armes lourdes chargées sur des mulets, et qui essaient toujours de déborder nos positions par des manœuvres et de percer par-derrière.

De jeunes montagnards berbères

Sur les plaines verdoyantes qui s'élancent à perte de vue au cœur du département de l'Aisne, la commune de Cerny-en-Laonnois se dresse sur les hauteurs du Chemin des Dames, en Picardie. C'est dans ce paysage « romantique » que les affrontements les plus sanglants se sont déroulés entre 1915 et 1917. Aujourd'hui, seul un cimetière construit en 1919 à la sortie de Cerny-en-Laonnois résiste au temps en étalant ses témoins, des tombes à la fois chrétiennes et musulmanes, l'une adossée à l'autre. Près de 8 000 soldats y sont enterrés, parmi lesquels les tirailleurs marocains, avec cette mention officielle commune sur les stèles : « mort pour la France. »

Sur les tombes chrétiennes et musulmanes où le croissant est adossé à la croix dans un symbolisme émouvant, les noms des combattants marocains se reconnaissent facilement grâce au sigle RTM (Régiment des tirailleurs marocains). Qui étaient-ils ? La plupart étaient de jeunes montagnards berbères de la région de Khénifra ou de Moulay Driss qui n'avaient sans doute jamais pensé qu'un jour, ils se battraient pour un autre pays, et qu'ils seraient enterrés dans ce qu'on appelle aujourd'hui « la France profonde », loin des leurs. Juin, qui les a commandés pendant une année, a noté qu'ils répétaient la chanson suivante : « Men Moulay Driss jina, yarebbi tâafou âalina » (Nous sommes venus de Moulay Driss, que Dieu ait pitié de nous). Amen.


1Les Marocains dans la Grande Guerre. 1914-1919, éditions Annajah, 2009.

Parlement européen. Qatargate ? Non, Marocgate

Le Maroc a confié la gestion de son réseau d'influence à son service secret extérieur, ce qui a suscité l'ouverture d'un débat au Parlement européen sur les allégations de corruption et d'ingérence étrangère de Rabat, alors même que l'institution s'apprête à voter pour la première fois depuis un quart de siècle une résolution critiquant la situation des droits humains dans ce pays.

À l'automne 2021, les 90 députés membres des commissions des affaires étrangères et du développement du Parlement européen ont dû, comme chaque année, choisir les trois candidats sélectionnés pour obtenir le prix Sakharov des droits de l'homme, le plus prestigieux de ceux que décernent les institutions européennes. Au premier tour sont arrivés ex aequo Jeanine Añez, l'ancienne présidente de la Bolivie, candidate présentée par le parti d'extrême droite espagnol Vox au nom du groupe Conservateurs et réformistes, et l'activiste saharaouie Sultana Khaya, parrainée par Les Verts et le Groupe de gauche. La première des deux femmes purge une peine de prison dans son pays pour « terrorisme, sédition et conspiration » à la suite du coup d'État qui a mis fin à la présidence d'Evo Morales en novembre 2019. La deuxième était, en octobre 2021, depuis un an en réclusion à son domicile de Boujador (Sahara occidental) et affirme avoir été violée, ainsi que sa sœur, par les forces de l'ordre marocaines.

Pour départager les deux candidates, il a fallu revoter pour que l'une ou l'autre rentre dans la short list de trois sélectionné·es susceptibles de recevoir le prix. Tonino Picula, un ancien ministre socialiste croate, a alors envoyé un courriel urgent à tous les députés de son groupe, leur demandant de soutenir Jeanine Añez. Ce n'était pas une initiative personnelle. Il a précisé qu'il avait écrit ce courriel au nom de Pedro Marqués, député portugais et vice-président du groupe socialiste. Celui-ci agissait vraisemblablement à son tour sur instruction de la présidente du groupe, l'Espagnole Iratxe García. Añez est donc sortie victorieuse de ce deuxième tour de vote.

Les socialistes bloquent les résolutions sur les droits humains

Cet épisode illustre à quel point le Maroc a été, depuis des décennies, l'enfant gâté du Parlement européen. Socialistes, surtout espagnols et français, et bon nombre de conservateurs, ont multiplié les égards vis-à-vis de la monarchie alaouite. Alors que de nombreux pays tiers ont fait l'objet de résolutions critiquant durement leurs abus en matière de droits humains, le Maroc a été épargné depuis 1996. « Pendant de longues années, les socialistes ont systématiquement bloqué tout débat ou résolution en séance plénière qui puisse déranger un tant soit peu le Maroc », regrette Miguel Urban, député du Groupe de gauche.

Rabat n'a été épinglé que dans de très rares cas pour sa politique migratoire. Il a fallu que plus de 10 000 immigrés irréguliers marocains, dont 20 % de mineurs, entrent le 17 et 18 mai 2021 dans la ville espagnole de Ceuta, pour que le Parlement européen se décide à voter, le 10 juin 2021, une résolution appelant le Maroc à cesser de faire pression sur l'Espagne. L'initiative est partie non pas des socialistes ni des conservateurs, mais de Jordi Cañas, un député espagnol de Renew Europe (libéraux). Elle a obtenu 397 votes pour, 85 contre et un nombre exceptionnellement élevé d'abstentions (196). Parmi les abstentionnistes et ceux qui s'y sont opposé figuraient nombre de députés français.

Un réseau de corruption

Derrière la longue liste de votes favorables aux intérêts du Maroc, empêchant d'aborder les questions gênantes en matière de droits humains, ou sur des sujets plus substantiels comme les accords de pêche et d'association, il n'y a pas eu que le réseau de corruption que la presse appelle « Qatargate » alors que, chronologiquement, c'est davantage d'un « Marocgate » qu'il s'agit. Il y a eu d'abord ces idées répandues entre eurodéputés que le voisin du Sud est un partenaire soucieux de renforcer ses liens avec l'Union européenne ; qu'il est en Afrique du Nord, et même dans le monde arabe, le pays le plus proche de l'Occident et celui dont les valeurs et le système politique ressemblent davantage à une démocratie.

Nul besoin donc, apparemment, de mettre en place un réseau de corruption quand la partie était pratiquement gagnée d'avance. C'est pourtant ce que le royaume a fait depuis une douzaine d'années d'après les fuites sur l'enquête menée depuis juillet 2022 par le juge d'instruction belge Michel Claise, spécialisé dans la criminalité financière, et publiées par la presse belge et italienne depuis la mi-décembre. « Le Maroc ne se contentait pas de 90 %, il voulait les 100 % », expliquent, en des termes identiques, les députés espagnols Miguel Urban, du Groupe de gauche, et Ana Miranda, des Verts.

L'engrenage du Marocgate est né en 2011 quand s'est nouée la relation entre le député européen socialiste italien Pier Antonio Panzeri et Abderrahim Atmoun, député marocain du parti Authenticité et modernité, fondé par le principal conseiller du roi Mohamed VI, et coprésident de la commission parlementaire mixte Maroc-UE jusqu'en juin 2019. Cette année-là il fut nommé ambassadeur du Maroc à Varsovie.

Révélations de Wikileaks

Les révélations de ce que l'on a appelé le Wikileaks marocain révèleront, fin 2014, à quel point les autorités marocaines apprécient Panzeri. Des centaines de courriels et de documents confidentiels de la diplomatie marocaine et du service de renseignements extérieurs (Direction générale d'études de documentation) ont alors été diffusés sur Twitter par un profil anonyme qui se faisait appeler Chris Coleman. On sait aujourd'hui qui se cachait derrière cet anonymat : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les services secrets français se vengeaient ainsi de plusieurs coups bas que leur avaient infligés leurs collègues marocains, à commencer par la divulgation par Le 360, un journal proche du palais, du nom de leur cheffe d'antenne à Rabat.

Dans ces câbles diplomatiques marocains, Panzeri est décrit comme « un allié pour combattre l'activisme grandissant des ennemis du Maroc en Europe ». Il a occupé, pour cela, des postes clefs au Parlement, comme celui de président de la délégation pour les relations avec les pays du Maghreb et de la sous-commission droits de l'homme. Selon l'enquête du juge Claise, Panzeri a impliqué son ex-femme et sa fille, mais surtout Eva Kaili, vice-présidente socialiste du Parlement européen, et Francesco Giorgi, qui fut son assistant parlementaire et qui était en couple avec la députée grecque. Il a été le premier à avouer, lors d'un interrogatoire en décembre 2022, qu'il travaillait pour le Maroc. Il a signé mardi 17 janvier un mémorandum avec le procureur fédéral (en vertu de la loi sur les repentis) dans lequel s'engage à faire « des déclarations substantielles, révélatrices, sincères et complètes » dans le cadre de l'enquête pour corruption.

La justice belge a aussi demandé la levée de l'immunité parlementaire de deux autres socialistes, le Belge Marc Tarabella, et l'italien Andrea Cozzolino. Ce dernier avait partiellement pris le relais de Panzeri dans les deux organes qu'il présidait. Il s'était aussi montré très actif, tout comme Eva Kaili, au sein de la commission d'enquête parlementaire sur Pegasus et autres logiciels espions qui concerne de près le Maroc. « Kaili a cherché à freiner l'enquête sur le logiciel Pegasus », a affirmé, le 19 décembre, Sophie in't Veld, la députée néerlandaise qui a rédigé le rapport préliminaire sur ce programme informatique d'espionnage, dans une interview au journal italien Domani.

L'« équipe Panzeri », qui compterait d'autres membres non encore dévoilés, aurait reçu 50 000 euros pour chaque amendement anti-Maroc torpillé, selon le quotidien belge De Standaard. La somme semble modeste en comparaison de celles supposément versées par Ben Samikh Al-Marri, ministre d'État du Qatar, pour améliorer l'image du pays qui s'apprêtait à accueillir la Coupe du monde de football à Doha. L'essentiel du million et demi d'euros en liquide saisi par la police fédérale belge lors des perquisitions effectuées à la mi-décembre proviendrait de l'émirat. Il s'est apparemment servi du réseau constitué par Panzeri. Celui-ci a continué à fonctionner après sa défaite aux élections européennes de 2019. Pour ce faire le député battu a d'ailleurs fondé une ONG bidon à Bruxelles, Fight Impunity.

En marge des bribes de l'enquête publiées par la presse, Vincent Van Quickenborne, le ministre belge de la Justice, a laissé entrevoir l'implication du Maroc dans ce réseau, le 14 décembre, sans toutefois le nommer. Il a fait allusion à un pays qui cherchait à exercer son influence sur les négociations de pêche menées par l'UE, or c'est avec le Maroc que la Commission a signé son plus gros accord, et sur la gestion du culte musulman en Belgique. Les immigrés marocains constituent la plus importante communauté musulmane en dans ce pays.

Passage de relais aux services

En 2019, Abderrahim Atmoun, l'homme politique marocain devenu ambassadeur, est passé au second plan. La DGED, le service de renseignements marocain à l'étranger, a pris le relais et commencé à chapeauter directement le réseau Panzeri, d'après les informations recueillies par la presse belge. Concrètement, c'est l'agent Mohamed Belahrech, alias M 118, qui en a pris les rênes. Panzeri et Cozzolino auraient d'ailleurs voyagé séparément à Rabat pour y rencontrer Yassine Mansouri, le patron de la DGED, le seul service secret marocain qui dépend directement du palais royal.

Belahrech n'était pas un inconnu pour les services espagnols et français. Sa femme, Naima Lamalmi, ouvre en 2013 l'agence de voyages Aya Travel à Mataró, près de Barcelone, selon le quotidien El Mundo. On le revoit après à Paris, en 2015, où il réussit à être le destinataire final des fiches « S », de personnes fichées pour terrorisme, qui passent entre les mains d'un capitaine de la police aux frontières en poste à l'aéroport d'Orly, selon le journal Libération.

L'intrusion des espions marocains dans les cercles parlementaires bruxellois attire rapidement l'attention des autres services européens. Vincent Van Quickenborne a confirmé que l'investigation a été menée, au départ, par la Sûreté de l'État belge, le service civil de renseignements, avec des « partenaires étrangers ». Puis le dossier a été remis, le 12 juillet 2022, au parquet fédéral. Il Sole 24 Ore, quotidien économique italien, précise que ce sont les Italiens, les Français, les Polonais, les Grecs et les Espagnols qui ont travaillé d'arrache-pied avec les Belges.

Ces derniers ont, tout comme les Français, des comptes à régler avec les Marocains. En 2018 ils avaient déjà détecté une autre opération d'infiltration de la DGED au Parlement européen à travers Kaoutar Fal. Ce fut le député européen français Gilles Pargneaux qui lui a ouvert les portes de l'institution pour organiser une conférence sur le développement économique du Sahara occidental. Elle a finalement été expulsée de Belgique en juillet de cette année, car elle constituait une « menace pour la sécurité nationale » et collectait des « renseignements au profit du Maroc », selon le communiqué de la Sûreté. En janvier 2022, il y a eu une autre expulsion : celle de l'imam marocain Mohamed Toujgani, qui prêchait à Molenbeek (Bruxelles). Il cherchait, semble-t-il, à mettre la main sur les communautés musulmanes de Belgique pour le compte de la DGED.

Si le réseau Panzeri avait fonctionné correctement au service du Maroc du temps où il était en apparence géré par Abderrahim Atmoun, quel besoin de recourir il y a quatre ans aux hommes de l'ombre pour le piloter au risque d'ameuter des services européens ? Aboubakr Jamai, directeur du programme des relations internationales de l'Institut américain universitaire d'Aix-en-Provence, ose une explication : « Les services secrets sont enhardis au Maroc ». « La diplomatie y est menée par le contre-espionnage et d'autres services intérieurs. L'État profond, le makhzen, est aujourd'hui réduit à sa plus simple expression : son expression sécuritaire ». Et cette expression manque de tact quand il s'agit de mener la politique étrangère du royaume. Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita a, lui, un autre point de vue sur le scandale dont pâtit le Parlement. Son pays subit un « harcèlement et des attaques médiatiques multiples (…) qui émanent de personnes et de structures dérangées par ce Maroc qui renforce son leadership », a-t-il affirmé, le 5 janvier à Rabat, lors d'une conférence de presse avec Josep Borrell, le haut représentant de l'UE pour les affaires étrangères. Celui-ci n'a pas hésité à exprimer en désaccord : « Nous sommes préoccupés par ces événements rapportés par la presse ». Ils sont inquiétants et les accusations sont graves. La position de l'UE est claire : il ne peut y avoir d'impunité pour la corruption. Tolérance zéro.

Les propos de Borrell ne faisaient qu'anticiper un autre changement de ton, celui du Parlement européen. La conférence des présidents de groupes parlementaires a donné son accord, le 12 janvier, à ce que soit soumise à la séance plénière du 19 une résolution réprobatrice sur la liberté de presse au Maroc et les journalistes qui y sont emprisonnés, surtout les trois plus influents, Omar Radi, Souleiman Raissouni et Toufiq Bouachire. Ce sera la première fois, depuis plus d'un quart de siècle, que sera voté dans l'hémicycle un texte critique sur le premier partenaire arabe de l'UE qui ne concerne pas sa politique migratoire. Il a été précédé, le mardi 17, d'un autre débat, aussi en séance plénière, sur les « Nouveaux développements des allégations de corruption et d'ingérence étrangère, y compris celles concernant le Maroc ». Le temps de l'impunité semble terminé pour le Maroc.

La Maison du Maroc à Paris, rebelle avant d'être soumise

Deux spécialistes racontent l'histoire politique du pavillon marocain de la Cité universitaire de Paris. Ce lieu hors du commun a vu passer des générations d'étudiants engagés — marxistes, nationalistes, islamistes... Marquée par des débats passionnés, la Maison du Maroc est aujourd'hui une « belle endormie » dépolitisée par le régime.

Les résidents de la Maison du Maroc, au cœur de la Cité universitaire dans le XIVe arrondissement de Paris, ont longtemps vécu au rythme des événements politiques de leur pays. S'appuyant sur des archives inédites et des témoignages oraux, Mostafa Bouaziz et Guillaume Denglos restituent un pan de l'histoire politique et sociale du Maroc, de la période du protectorat à nos jours, en racontant les combats qui ont marqué cette maison. Mais leur ouvrage a aussi le grand mérite de mettre en relief la mainmise du pouvoir sur cette maison « turbulente », jusqu'à réussir à en faire un lieu aseptisé. À l'image de l'évolution du monde arabe, les jeunes y sont désormais mis à l'écart de toute vie politique, culturelle et intellectuelle.

Éduquer les colonisés

En 1949, le résident général français au Maroc Alphonse Juin décide de créer un pavillon marocain à la Cité universitaire de Paris. La période est tendue entre la monarchie et les autorités coloniales françaises, et ce projet s'annonce comme une « ultime tentative de contrôle colonial par le logement, d'une jeune élite marocaine de plus en plus militante ». Paradoxalement, la Maison du Maroc allait devenir un « haut lieu turbulent du Maghreb à Paris ».

Dès 1925, la question de l'accueil des étudiants nord-africains se pose à la France. Les autorités coloniales sont alors conscientes du danger politique que peut représenter l'émergence d'une élite éduquée dans chacun des trois pays. La création d'une « Cité U » à Paris ouverte aux indigènes est vue avec beaucoup de réserve, tant l'éducation des colonisés fait peur aux autorités politiques françaises. Certes, la Cité leur est ouverte, et la présence de Habib Bourguiba dès 1925 en est une preuve. Mais après la seconde guerre mondiale, leur venue en nombre, dans un contexte d'affirmation du nationalisme, pose inévitablement question.

Concernant le Maroc, la fin de la guerre correspond à une transformation radicale de la scène politique, avec la création de partis, comme l'Istiqlal dès 1942, ou encore le Parti de la démocratie et de l'indépendance. Mais la période est aussi marquée par les velléités d'autonomie du sultan.

C'est précisément dans ce contexte que le sultan du Maroc et l'Istiqlal décident d'octroyer des bourses aux étudiants marocains qui, ayant obtenu leur baccalauréat, se montrent engagés sur le plan politique. L'idéal panmaghrébin, qui était très vif jusqu'en 1945, perd du terrain au profit des patriotismes nationaux.

Tandis que la résistance armée au colonialisme se développe, dans différentes villes du Maroc la répression contre les partis nationalistes redouble d'intensité. Malgré cela, la construction de la Maison du Maroc se poursuit à Paris, et elle ouvre ses portes aux résidents en octobre 1953. Or, la crise entre les nationalistes marocains et les autorités coloniales est à son apogée en août 1953, après la déposition du sultan Sidi Mohamed Ben Youssef. De nombreux étudiants marocains s'engagent alors dans les partis nationalistes et essayent de faire de la Maison un lieu de militantisme en faveur de l'indépendance de leur pays.

La recomposition du champ politique s'accompagne d'une restructuration du champ associatif. L'Union des étudiants marocains (UEM), fondée en 1951, est immédiatement dissoute par arrêté ministériel et sur recommandation du général Juin. Une nouvelle association, l'Amicale des étudiants de Paris, est créée, mais c'est la section parisienne de l'Istiqlal qui domine, avec pour principal dirigeant Ahmed Alaoui. Une cellule de l'Istiqlal est ouverte dans le pavillon du Maroc.

Une petite communauté très militante

L'action militante porte alors essentiellement sur le retour d'exil du sultan. À la Maison du Maroc, un comité de résidents officieux se met en place ; il représente les intérêts des nationalistes. En dépit de leur faible nombre (une cinquantaine), la présence à Paris de ces jeunes Marocains majoritairement liés au mouvement indépendantiste favorise la constitution d'une communauté soudée par un idéal puissant que les auteurs appellent un watan réunificateur. Par « watan », ils entendent une entité intermédiaire entre la patrie et la nation. De toute évidence, le projet colonial de faire de ces étudiants des cadres actifs pour la pérennité du protectorat français au Maroc, comme le voulait Paris, est en train d'échouer.

Avec le retour triomphal du sultan en novembre 1955, les résidents de la Maison du Maroc ont le sentiment qu'un « Maroc nouveau devient possible », et le pavillon devient « un espace où fleurissent tous les espoirs d'émancipation des intelligentsias, marocaines, maghrébines, arabes ». D'un lieu de résistance au colonialisme, la Maison devient un « foyer national » où l'indépendance du Maroc est célébrée, une sorte de Maison des peuples, une des places fortes de l'anti-impérialisme à Paris.

Les résidents sont presque tous sympathisants de l'Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), syndicat qui fut un acteur social, culturel et politique actif d'un Maroc indépendant, reconnu par le sultan lui-même devenu roi en 1957 sous le nom de Mohamed V. Mais l'engagement anti-impérialiste de l'UNEM oppose frontalement et violemment les étudiants marocains de Paris à l'État français, en particulier sur la question algérienne. Une opposition qui a valu à l'UNEM une surveillance assidue de la part des services de renseignements et de police.

Un choc conservateur avec l'avènement de Hassan II

Après la mort prématurée de Mohamed V en 1961, l'UNEM va devenir le fer de lance d'une lutte contre le roi Hassan II. Le nouveau souverain a une conception du pouvoir qui le différencie de son père. Pour lui, le monarque gouverne sans partage et ne peut négocier la souveraineté. Les auteurs montrent bien que le roi réclame une adhésion de tous les Marocains à son projet, lequel nécessite le retour des traditions et une refonte du système de valeurs de la société. Car les notions de démocratie, de liberté, d'égalité des chances et de modernité ont largement investi l'espace marocain durant la lutte pour l'indépendance. Hassan II n'en a cure, les récalcitrants doivent être domestiqués et revenir à la taâ, c'est-à-dire la soumission aux rois, aux pères, aux cheikhs…

Une partie de la gauche marocaine refuse cette conception conservatrice du monarque et rejette la Constitution de 1962 qu'ils qualifient d'« octroyée ». Ils en appellent au boycott et veulent une assemblée constituante élue par le peuple. Les résidents de la Maison se divisent sur la Constitution et sur « la guerre des sables » (1963-1964) qui oppose le Maroc à l'Algérie. Mais l'assassinat du militant Mehdi Ben Barka en 1965, enlevé et tué à Paris, provoque un véritable traumatisme chez les étudiants qui logent à la Maison du Maroc. La colère de de Gaulle envers le pouvoir marocain à la suite de cet assassinat facilite l'émergence d'une communauté idéologique à la Maison du Maroc. Elle se l'approprie comme étant celle du peuple et la qualifie de « place libérée », « embryon d'une société marocaine progressiste et solidaire » face au projet de Hassan II.

Pour les auteurs, deux watan s'opposent clairement à ce moment précis : l'un progressiste, et l'autre réactionnaire. Quant à la communauté des résidents, elle se radicalise face au Palais lorsque le Maroc bascule dans « l'état d'exception » en 1965, et dénonce la confiscation de l'indépendance par des « usurpateurs ».

En mai 1968, par contagion de la ferveur et du climat révolutionnaire qui règne en France, la Maison du Maroc connaît la mise en place d'un « comité d'occupation » composé de militants de l'UNEM qui s'autoproclame « comité de gestion » de la Maison. Les occupants se posent comme un contre-pouvoir qui gère une « zone libre ». Dans le salon de la Maison, véritable agora, tout le monde parle de révolution. Des figures de la politique, de la culture, des arts et des sciences s'y succèdent, prenant part aux débats.

La fin de la tentation révolutionnaire

À partir de 1973, le Maroc connaît des développements politiques importants qui ne sont pas sans effet sur la vie de la Maison et de ses résidents. Hassan II sort victorieux de deux tentatives de coups d'État en 1971 et 1972. Il se donne une image de sage et de rassembleur, dans le monde arabe et au Maroc. Il œuvre activement pour une entente cordiale entre les monarchies guidées par l'Arabie saoudite et les républiques influencées par l'Égypte. En octobre 1974, il organise un sommet des chefs d'État arabes à Casablanca. Mais sur le plan intérieur, le monarque ne tolère aucune activité de contestation ou d'opposition, et l'UNEM est dissoute.

À la Maison du Maroc, les résidents alors semblent quelque peu décalés par rapport à ce qui se passe au pays. Les factions de la gauche se déchirent, et tout en dénonçant la répression qui s'abattait contre les opposants marocains, elles fêtent les succès des révolutions du Vietnam, du Cambodge et du Yémen du Sud vivant, selon l'expression de Pierre Bourdieu, dans « l'illusio révolutionnaire ».

En juin 1974, des résidents entament une grève de la faim qui les oppose frontalement à l'ambassade du Maroc qui s'investit de plus en plus dans la gestion de la Maison. Dissoute au Maroc, l'UNEM se consolide en France et en Europe. Si officiellement les grévistes de la faim disent vouloir obtenir l'annulation de la décision de fermer la Maison, ils revendiquent plus fondamentalement le respect des libertés démocratiques et le refus de la sélection au niveau des admissions. Dans le hall, le tableau d'affichage dénonce les incarcérations, les tortures, les enlèvements et les assassinats au Maroc. Leur grève est soutenue par des personnalités comme le géographe Jean Dresch, le spécialiste du Proche-Orient et de l'islam Maxime Rodinson, le philosophe François Châtelet…

À partir de 1975, Hassan II coupe court à toutes les revendications en lançant une grande mobilisation et la « Marche verte » pour la « récupération du Sahara occidental » et la sauvegarde de « l'intégrité territoriale ». Il parvient ainsi à susciter un sursaut national qui consolide son pouvoir. Un Maroc nouveau apparaît après les années de plomb, et les résidents de la Maison du Maroc se sentent concernés par ce qui se passe au pays. Des débats passionnés s'y tiennent, au cours desquels il n'est plus question d'opposer la République à la monarchie. Le changement paraît possible au sein d'un régime monarchique. Un concept nouveau prend forme au cours des discussions, celui de nation. La nation telle qu'elle était conçue lors de la lutte anticoloniale laissait la place à un « nous » inclusif dans lequel l'institution royale a toute sa place. Mais ce glissement suppose un dépassement de toutes formes d'opposition pour un « consensus national » voulu par Hassan II.

Les nouveaux résidents venus du Maroc sont très imprégnés par cet enthousiasme patriotique et adhérent à cette « aventure citoyenne ». En outre, la question du Sahara occidental devient centrale dans les préoccupations des résidents, ainsi que la dissolution de l'UNEM. Lors des débats, les notions de révolution et de peuple sont déconstruites, et beaucoup se demandent comment articuler patriotisme et progressisme. Les partisans de l'autodétermination du peuple sahraoui clament leur indépendance vis-à-vis de l'Algérie, tandis que les partisans de la marocanité du Sahara fournissent des efforts pour se distinguer de l'État marocain. Hassan II autorise le retour à la légalité de l'UNEM en 1978. La Maison du Maroc cesse d'être un bastion hostile à l'État. Le « consensus national » laisse entrevoir une mue d'un watan conservateur fondé par Hassan II vers un watan citoyen.

Le temps de la normalisation

Au début des années 1980, le déficit financier de la Maison du Maroc est tel que la fondation nationale de la Cité U menace le pavillon de fermeture définitive. L'État marocain accepte d'éponger la dette et confie la réhabilitation des bâtiments à André Paccard, le décorateur du roi. C'est le retour en force du Palais, avec un nouveau directeur marocain, Driss Amor.

Les événements politiques au Maroc auront désormais peu d'effet sur la vie de la maison. L'UNEM qui a du mal à gérer ses contradictions internes ne parvient plus à se positionner dans le champ politique renouvelé par le roi. Le lien entre le syndicat étudiant et les résidents se creuse. La Maison du Maroc devient progressivement un centre culturel officieux, invitant nombre d'intellectuels comme Fathallah Oualalou, Najib Akesbi ou encore Benjamin Stora.

Mais de 1992 à 1995 des islamistes sont élus au comité des résidents. Dix ans avant le Maroc, la mouvance islamiste marginalisait déjà à la Maison du Maroc la mouvance nationale et les défenseurs de la démocratie. L'UNEM bascule dans le conservatisme religieux. L'activisme des islamistes est encouragé par l'image du Front islamique du salut (FIS) algérien qui semblait aux portes du pouvoir au début de la décennie, tandis que la gauche est désarçonnée par la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'empire soviétique ; et les nationalistes arabes sont très affaiblis par la défaite du régime de Saddam Hussein en 1991.

Après la mort de Hassan II en 1999, la Maison du Maroc restera fermée près de sept ans. Lorsqu'elle rouvre ses portes en 2008, une génération d'étudiants très peu politisés prend possession des lieux, marquant une rupture mémorielle avec les aînés. Après la rénovation du bâtiment, sans lieu d'accueil pour les étudiants, sans lieu de sociabilité, sans restaurant, sans projets culturels, alors que la notion de communauté de ses résidents a disparu, la Maison du Maroc est devenue une « belle endormie, que l'administration tente de réanimer » selon la formule des auteurs de cet ouvrage fouillé, précis et bien documenté.

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Mostafa Bouaziz et Guillaume Denglos
La Maison du Maroc à la Cité U. Lieu de mémoire des étudiants marocains à Paris
Éditions Riveneuve
2022
332 pages
26 euros

Maroc. La culture judéo-marocaine au service de la normalisation avec Israël

Deux ans après l'établissement de relations diplomatiques avec Israël, le Maroc peine à faire accepter à sa population le rapprochement avec cet État. Pour tenter de surmonter l'obstacle, le royaume fait appel à l'histoire commune entre les deux peuples.

C'est l'une des rares photos des Lions de l'Atlas que les autorités marocaines n'auront pas mise en valeur. Après la victoire contre l'Espagne en huitième de finale de la Coupe du monde de football au Qatar, l'équipe nationale marocaine pose fièrement sur le terrain du City Stadium. Entre les mains du défenseur Jawad El Yamiq, un drapeau de la Palestine, brandi fièrement. Depuis le début du tournoi disputé pour la première fois sur une terre arabe, les références à la Palestine sont nombreuses, notamment chez les supporteurs. Mais la symbolique est encore plus forte lorsque la cause est brandie par les joueurs du premier pays arabe à atteindre les quarts de finale de la plus grande compétition de football et dont le gouvernement est l'un des principaux moteurs de la normalisation avec Israël.

Le royaume du Maroc est en effet l'un des six pays arabo-musulmans à avoir officiellement noué des relations diplomatiques avec Israël (avec la Jordanie, le Bahreïn, l'Égypte, le Soudan et les Émirats arabes unis) au terme d'un accord tripartite signé avec les États-Unis, qui ont de leur côté reconnu la marocanité du Sahara occidental. À la suite de cet accord, de nombreuses promesses de coopération sont signées dans des domaines divers et variés.

Coopération militaire et judiciaire

Sur le plan militaire, les dispositions de l'accord de défense qui lie Rabat à Tel Aviv prévoient entre autres le transfert et la vente d'armes entre les deux alliés. À la mi-juillet 2022, les deux pays ont consolidé leur alliance stratégique et militaire à l'occasion du déplacement au Maroc du chef d'état-major de l'armée israélienne, Aviv Kochavi. Depuis quelques mois, la presse israélienne a relayé plusieurs informations sur la signature de contrats de transfert d'armement israélien au profit de l'armée marocaine, portant notamment sur le système de défense aérienne et antimissile Barak MX ou le système de défense anti-drone Skylock Dome.

Si aucune de ces ventes n'a été confirmée par des sources officielles, le constructeur israélien Bluebird AeroSystems Ltd, filiale du groupe Israel Aerospace Industries, a annoncé en septembre avoir livré 150 drones WanderB et ThunderB à l'armée marocaine, pour des missions dites « Istar » — intelligence, surveillance, target acquisition, reconnaissance — de surveillance des frontières et de soutien de l'artillerie. Point d'orgue de ce travail d'équipe, une partie de ces drones sera construite sur le sol marocain, selon le site d'information marocain Le Desk (le 20 septembre). « On est dans une course à l'armement, explique le professeur Aboubakr Jamai de l'Institut américain universitaire d'Aix-en-Provence (France) ; d'une part le Maroc est officiellement en guerre depuis la rupture du cessez-le-feu avec le Polisario en décembre 2020, d'autre part l'Algérie a une capacité d'armement supérieure au Maroc et ce dernier veut se mettre à niveau ».

D'un point de vue judiciaire, la coopération a été scellée par la signature d'un protocole d'accord entre le ministre de la justice israélien Gideon Saar et son homologue marocain, Abdellatif Ouahbi. Elle vise un « partage d'expertise » et « une modernisation des systèmes judiciaires grâce à la numérisation », selon un communiqué conjoint. Les deux parties prévoient aussi de lutter de concert contre le crime organisé, le terrorisme et la traite humaine. « Ces liens juridiques ont toujours existé, commente Jamal Amiar, l'auteur de Le Maroc, Israël et les juifs marocains, (Bibliomonde, novembre 2022). Les affaires civiles des juifs marocains sont jugées par la loi juive, les tribunaux marocains sont basés sur la charia et le code Napoléon, alors pour se marier, divorcer, hériter… les juifs passent par la Torah. C'est quelque chose qui est intégré depuis des centaines d'années ».

Enfin, le pouvoir entend développer la filière touristique entre les deux pays. Depuis la normalisation, quatre vols hebdomadaires font l'aller-retour entre Israël et Marrakech. Selon le porte-parole du Conseil touristique régional de Marrakech, cité par Média24 (18 novembre 2022), ce marché constitue une « manne extraordinaire » pouvant atteindre « le million de visiteurs dans les cinq ans à venir ». De quoi relancer, espèrent certains, une économie largement basée sur le tourisme, en berne depuis la crise du Covid et les confinements successifs Au-delà de la normalisation, « il y a un approfondissement des relations entre les deux pays », analyse Aboubakr Jamai.

La présence persistante de la Palestine

Pour autant, malgré ces accords et pour tenir compte de la sensibilité populaire, le palais marocain prétend toujours porter la cause palestinienne, chère au cœur de sa population. Le 29 novembre 2022, à l'occasion de la journée internationale de la solidarité avec le peuple palestinien, le souverain Mohamed VI adressait un message de « soutien constant et clair à la juste cause palestinienne et aux droits légitimes du peuple palestinien ». Dans son texte adressé à Cheikh Niang, président du Comité pour l'exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, le souverain rappelle son attachement au « droit à l'établissement de son État indépendant ayant Jérusalem-Est pour capitale, et vivant côte à côte avec l'État d'Israël, dans la paix et la sécurité ».

Mais ces quelques déclarations ne suffisent pas à combler la différence de points de vue entre le pouvoir et la population. Seuls 31 % des Marocains interrogés par l'institut de sondage Arab Barometer se disent favorables au rapprochement avec Israël. « Accords d'Abraham ou pas, il y a une solidarité arabe sur la Palestine, analyse la chercheuse Khadija Mohsen-Finan, et un fossé entre les actions des classes dirigeantes et la réaction du public ».

Ce fossé, les autorités marocaines en sont parfaitement conscientes. Lors de la visite d'une grande délégation israélienne en juillet, le ministre israélien de la coopération régionale Issawi Frej rencontrait le ministre marocain de la jeunesse et de la culture Mehdi Bensaïd pour élaborer un programme d'échanges culturels entre jeunes Marocains et Israéliens. « Avec le ministre Bensaïd, nous allons œuvrer pour rapprocher les citoyens et les deux sociétés », déclarait-il. Quelques mois plus tard, du 5 au 7 décembre, le think tank américain Atlantic Council organisait à Rabat la N7 Initiative, un forum regroupant les pays arabes ayant normalisé leurs relations avec Israël ces dernières années. L'objectif ? Parler éducation et coexistence. Selon William Wechsler, directeur de la branche Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'Atlantic Council, il s'agit de « trouver des idées ensemble pour convaincre les populations des bienfaits des relations avec Israël ».

Au Maroc, le défi n'est pas mince. Pour convaincre, le royaume doit montrer la spécificité de sa relation avec Israël et le rapport historique entre les juifs et le Maroc. Contrairement aux autres pays arabes, les juifs venus du Maroc n'ont pas coupé les liens avec la terre de leurs ancêtres. Il existe 800 000 juifs d'origine marocaine très attachés à leur culture d'origine.

Si cette frange de l'histoire n'a jamais été oubliée au Maroc, elle est de plus en plus mise en valeur depuis la signature des accords en décembre 2020. Les 30 novembre et 1er décembre 2022, la compagnie Habima du Théâtre national d'Israël a joué pour la première fois dans un pays arabe, au théâtre Mohamed V à Rabat. Deux semaines plus tard à Marrakech, l'association des Disciples d'Escoffier (une association de chefs cuisiniers qui promeut la gastronomie à travers le monde) organisait un repas de chabbat avec des chefs marocains, israéliens et français, en hommage à la gastronomie judéo-marocaine. « Il y a beaucoup de choses qui nous séparent, mais autour d'une table on se rend compte de tout ce qui nous rassemble », confie Lahcen Hafid, chef des cuisines de l'hôtel Ritz à Paris, et président des disciples d'Escoffier Maroc. La gastronomie judéo-marocaine incarne les liens culturels et familiaux qui nous unissent ».

Ces liens familiaux sont utilisés par les autorités marocaines. Toujours à Marrakech, le festival de l'Automnale a choisi de mettre en lumière le temps d'une soirée le parcours des émigrés marocains partis en Israël peu après sa création. Pour cela, les organisateurs ont projeté le documentaire Tinghir-Jérusalem de Kamel Akchar dans le théâtre de la très chic M Avenue. « Le film parle d'exil, d'arrachement à la terre, mais surtout d'une époque où juifs et musulmans jouaient aux cartes ensemble sans que personne ne se pose la moindre question », explique le réalisateur. Vues par 4 millions de Marocains lors d'une diffusion télévisuelle en 2013, les histoires racontées par Kamel Akchar lui ont valu des moments difficiles au Maroc. « Une frange islamiste et panarabiste de la société m'a accusé de faire le jeu d'Israël, se défend-t-il, alors que je suis pour la solution à deux États, mais surtout que je n'ai fait que parler des miens. Ce qu'il fallait que les gens comprennent, c'est que notre culture commune nous unit au-delà des questions politiques. Je veux qu'on normalise avec notre histoire et une part des nôtres ».

Autre manière de mettre en valeur les liens forts entre les deux États, le concert lors de ce même festival de l'Automnale de Marrakech de la chanteuse israélienne Neta El Khayem. Cette artiste issue de la vague d'émigration marocaine en Israël du milieu du XXe siècle a renoué avec ses racines via sa musique et chante en darija. « Le dialecte marocain m'est très cher : c'était la langue de mes grands-parents ; aujourd'hui en Israël quand on entend l'arabe on a peur, et moi je ne veux pas avoir peur de mes origines », explique-t-elle. « Le pouvoir cherche à montrer que la normalisation s'inscrit dans une continuité historique, explique Khadija Mohsen-Finan. Et qu'elle ne signifie pas que le Maroc est du côté de l'ennemi historique. »

Mais cette mise en avant des liens culturels pourrait entraîner des conséquences inattendues. Dans cette partie du monde, avoir de bonnes relations avec Israël permet d'acquérir une crédibilité aux yeux des Occidentaux, et notamment des États-Unis. « On achète une tranquillité en quelque sorte », souligne Aboubakr Jamaï. Mais faire porter à la dimension hébraïque, qui est réelle, la responsabilité du rapprochement avec Israël, c'est faire porter au judaïsme les crimes du sionisme ». Le danger serait de voir la population marocaine confondre judaïsme et sionisme et donc de glisser de l'antisionisme à l'antisémitisme.

C'est aussi la question du timing qui interroge. Alors que la culture judéo-marocaine est millénaire, la mettre en avant à un moment où la droite radicale est de retour au pouvoir à Tel Aviv risque de mettre en porte à faux les autorités marocaines. « La culture commune est utilisée comme paravent pour justifier les manœuvres diplomatiques, je pense que c'est très dangereux » conclut-il.

Pasolini et les Arabes. Un vaste désert de Sanaa à Ouarzazate

À une époque profondément désacralisée, Pier Paolo Pasolini relit le mythe comme utopie politique et synthèse entre culture archaïque et culture moderne. À partir du milieu des années 1960, le réalisateur tourne son regard vers la culture arabe, non seulement parce qu'elle représente un monde incorruptible, épargné par les mécanismes de la modernisation, mais aussi parce qu'elle constitue une sorte d'Autre absolu, un bastion éthique et esthétique des opprimés autour de la Méditerranée.

Comme l'Arabe dans L'Étranger d'Albert Camus, l'écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (1922-1975) fut lâchement assassiné sur une plage de la Méditerranée. Le natif de Bologne venait alors d'achever le tournage de Salò o le 120 giornate di Sodoma (Salò ou les 120 journées de Sodome) et envisageait de s'installer définitivement au Maroc. Préoccupé par l'achèvement de Pétrole, roman qu'on soupçonne d'être la cause de son assassinat, Pasolini se dirigea vers des horizons mentaux, poétiques et politiques qui l'éloignèrent totalement du monde romano-chrétien et d'une Europe qui, selon lui, avait perdu le sens du sacré. Sa rupture devint également totale avec les idéologies établies et émergentes (communisme, féminisme, mouvement de Mai 68, etc.), et le modèle de l'intellectuel progressiste, qui selon lui « accepte la démocratie sociale que lui impose le pouvoir » » uniquement pour exploiter les gens du peuple dans le but de mettre en place de nouveaux fascismes totalitaires se basant sur une société de consommation et de divertissement.

Ainsi, en écartant le progressisme de gauche et le développement de droite, Pasolini voulait se rattacher à un autre horizon civilisationnel dans lequel il trouvait le salut du monde moderne. Après la défaite arabe de juin 1967 face à Israël, il écrit :

Je jure par le Coran que j'aime les Arabes presque autant que ma mère. Je négocie actuellement l'achat d'une maison au Maroc et j'envisage d'aller vivre dans ce pays. Peut-être qu'aucun de mes amis communistes ne commettrait un pareil acte à cause d'une détestation ancienne, enracinée et inavouée à l'encontre des prolétaires opprimés et des pauvres… 

Le pacte que Pasolini conclut avec les Arabes, en jurant sur leur livre sacré, peut être compris comme une sorte de nostalgie à son enfance misérable dans laquelle l'image de la langue maternelle est fortement présente. On lit dans un recueil de poèmes publié en dialecte frioulan (sa langue maternelle) en 1954 un poème intitulé « L'Alliance coranique » :

[...] À seize ans
J'avais un cœur rugueux et inquiet
des yeux comme des roses incandescentes
et des cheveux comme ceux de ma mère […]

Pourquoi le turbulent garçon chercha-t-il refuge auprès des ennemis de Dante en les préférant aux Grecs ? Comment fit-il de son œuvre cinématographique une allusion archéologique et onirique dans les contrées arabes ? Et que cherchait-il ainsi nu lors de ce pèlerinage tragique qui le conduisit à la mort ?

Les Ioniens et les Grecs

Contrairement à ce que suggèrent certaines études postcoloniales, Pasolini n'aborda pas les contes et les spécificités arabes uniquement parce qu'il s'agissait d'un domaine vierge, épargné par les outils de la modernisation et des stratégies néolibérales, mais parce que ce monde constituait pour lui l'autre absolu, une forteresse éthique et esthétique exceptionnelle des opprimés du pourtour de la Méditerranée. C'est ainsi que Pasolini distingua entre les Ioniens et les Grecs, tout comme les Arabes l'avaient fait avant lui, et manifesta son penchant pour le mythe arabe. Il déclare dans une interview radiophonique :

Je ne me suis pas intéressé à la mythologie grecque parce qu'elle était devenue d'une certaine façon celle d'une classe, et je ne parle pas ici de l'époque de Sophocle […] Quant à la mythologie arabe, elle est restée populaire sans devenir l'expression culturelle d'une quelconque classe dominante. En guise d'exemple, on ne trouverait pas un Jean Racine arabe…

Cette déclaration est une critique évidente de ce qu'il qualifie comme la mainmise d'une classe sur un patrimoine commun. Les mythes arabes sont restés oralement diffusés auprès du grand public, contrairement à la mythologie grecque, monopolisée par la bourgeoisie occidentale qui l'enferma dans les académies, les opéras, les théâtres et les romans.

Pasolini réduisit la distance entre les mondes antique et moderne à travers le cinéma comme une sorte de « traduction par l'image », une sous-traduction des corps, des sentiments et des conflits, éparpillant les lieux et les temps, manipulant les cartes du nord méditerranéen et du sud. Ainsi il tourna Jérusalem à Matera, Athènes à Ouarzazate, la Thessalie à Alep, Florence à Sanaa… Entre 1963 et 1969, au sein de ce que nous appelons ici la trilogie tragique arabo-grecque, Pasolini voyagea d'abord en Palestine et en Jordanie à la recherche de décors pour tourner L'Évangile selon Saint Matthieu (1964), sans trouver ce qu'il cherchait. Les colonies sionistes avaient couvert la mémoire du Christ et entamé l'effacement des traces de sainteté et de la pauvreté du temps du Nouveau Testament.

Des années plus tard, Pasolini partit pour le Maroc pour réaliser son film Œdipe Roi (1967). Dans une interview avec Alberto Arbasino, il déclare :

Le tournage d'Œdipe a eu lieu au fin fond du Maroc, un pays doté d'une architecture millénaire et ravissante, sans lampadaires et donc sans tous les tracas du tournage de L'Évangile selon Saint Matthieu en Italie. Bien sûr, tout cela avec des roses et une nature verte et merveilleuse, et les amazighs ont le teint presque blanc, mais ils sont « des extra-terrestres », anciens, comme c'est le cas du mythe d'Œdipe chez les Grecs…

Selon Pasolini, l'ancrage des mythes anciens n'est plus possible dans le paysage contemporain de l'Occident dont la splendeur du passé ne s'accorde pas avec le nouveau visage de l'Occident capitaliste, pas dans la langue de ses peuples imprégnés de mode, ni dans sa pâle métropole de béton. Même son rapport au cinéma est devenu celui du spectacle, pas un moteur culturel révolutionnaire pour les peuples.

Dans le film Médée (1969), Maria Callas, la célèbre cantatrice d'Opéra apparaît dans le rôle de la magicienne grecque et se venge de son mari infidèle en tuant leur propre progéniture. En demandant à Callas de jouer ce rôle, le geste de Pasolini est loin d'être innocent et gratuit. Il dépouilla la star gréco-américaine évoluant dans les milieux bourgeois de la modernité et la revêtit des attraits du désert : élégante et stricte en robes brodées, parfois simples et parfois sublimes, comme si elle était la reine de Saba, itinérant dans la section hellénistique de la citadelle d'Alep. En 1971, Pasolini travailla sur le livre Le Décaméron de Giovanni Boccace, et envisagea à nouveau de le tourner loin de l'Europe, entre le Yémen et Naples. Pasolini dit :

Lorsque j'étais en train de tourner des scènes du Décaméron au Yémen, l'idée des Mille et une nuits m'est venue, une idée complètement abstraite […] Au Yémen, on sent un souffle très profond de fantaisie vous venir de cet urbanisme étonnant […] Une fois rentré, je me suis mis à lire très attentivement Les Mille et une nuits. Ce qui m'a le plus attiré dans ma lecture, c'était la complexité des contes, leur imbrication les uns dans les autres, la capacité infinie de narration, raconter pour raconter, et s'arrêter à chaque fois sur un détail surprenant et l'atteinte du paroxysme de l'envie de raconter, et puis l'absence d'une fin quelconque…

Voyages d'hiver et d'été

À la lisière entre l'alphabet et l'image, Pasolini créa ce que l'on peut considérer comme un genre documentaire particulier appelé « notes ». Ce genre s'appuie sur un scénario devenu un point de tension où se heurtent le système des lettres et le système cinématographique, et le conflit s'intensifie entre la stylistique de la littérature et le scénario en tant que document interstitiel et esthétique, renvoyant à la trame cinématographique. Un scénario, selon Pasolini, est une structure qui renvoie à une autre. Nous pouvons classer un ensemble de ses œuvres dans cette perspective, y compris Un Voyage en Palestine (1964), Notes pour un film sur l'Inde (1968), Notes pour un poème sur le tiers-monde (1968), Carnets de notes pour une Orestie africaine (1970), Les Murs de Sanaa (1971), et également La Rage (1963) et Enquête sur la sexualité (Comizi d'amore) (1964) qui sont plus proches de la documentation d'archives et le dialogue, bien que le ton adopté par le premier s'apparente à un communiqué protestataire et polémique ponctué d'une poésie tendue et acérée.

Dans son court métrage documentaire Les Murs de Sanaa, achevé en une journée, alors qu'il tournait Le Décaméron, Pasolini réitère ses piques contre la modernité et l'urbanisation industrielle. Avec une simplicité limpide et acerbe que certains lui reprochent de ne pas l'avoir fait à propos de la géographie sacrée de Jérusalem, il célébra une civilisation immémoriale craignant pour sa disparition. Dans son commentaire audio sur les scènes de Sanaa et des machines de l'entreprise chinoise pénétrant dans son désert, annonçant une modernisation supposée, il déclare :

On ne peut plus, à présent, sauver l'Italie, mais le sauvetage du Yémen est encore possible […] Nous exhortons l'Unesco à secourir le Yémen et le préserver de la destruction qui a en fait commencé avec les murs de Sanaa. Nous lui demandons d'aider le peuple du Yémen à sauvegarder son identité qui est d'une valeur inestimable […] Nous l'invitons à chercher le moyen de faire prendre conscience à cette nouvelle nation que sa patrie est une des merveilles de l'humanité et de la protéger pour qu'elle reste telle quelle. Nous l'appelons avant qu'il ne soit trop tard, à convaincre les classes dirigeantes que l'unique trésor du Yémen est sa beauté […] au nom des gens simples qui sont restés purs du fait de la pauvreté, au nom de la grâce d'antan fois, au nom de la grande puissance révolutionnaire du passé.

De l'Inde qu'il visita en compagnie de son ami intime Alberto Moravia, Pasolini se rendit ensuite en Palestine et au Yémen. Il explora également les gorges de l'Ouganda et de la Tanzanie où il tenta de donner une version africaine des tragédies d'Eschyle. En Palestine, le latin qu'il était semblait déchirer entre deux pauvretés : la pauvreté des Juifs dépêchés par le sionisme, faisant d'eux les zombies du récent État militaire, et la pauvreté des Palestiniens vaincus, aux traits bédouins flétris, et des oreilles sourdes à l'appel de la révolution. Pasolini n'est pas resté neutre, comme certains l'ont cru, mais il chargea son recueil Poèmes en forme de rose d'exprimer son opinion complexe et ambiguë. Entrant dans la peau d'un juif immigré, il dit :

Retourne, oh retourne à ton Europe
En me mettant à ta place
Je ressens ton désir que tu ne ressens pas.

Pasolini n'aimait pas les Arabes de son temps, et sans les favoriser non plus idéologiquement aux dépens des juifs, il trouva des affinités avec eux à travers leur civilisation passée si étrangère à la révolution industrielle. C'est pourquoi il défendit cette civilisation dans son aspect féodal et médiéval, au point qu'il déclara un jour, en marge d'une activité cinématographique à Poitiers, qu'il voulait la victoire des musulmans à la Bataille du Pavé des Martyrs (732 apr. J.-C.) sur les armées de Charles Martel, c'est-à-dire que Pasolini regrettait que les Arabes n'aient pas étendu leur influence sur toute l'Europe, une position adoptée par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche.

Quant à Notes pour un poème sur le tiers-monde (1968), il resta un projet inachevé. Pasolini voulut que ce film hybride, situé entre documentaire et fiction, qu'il fût une œuvre transcontinentale, des religions et de la faim de l'Inde au choc de l'argent et des races en Afrique noire, en passant par le nationalisme et la bourgeoisie dans le monde arabe, puis la guérilla en Amérique du Sud, finissant par l'exclusion et de la violence au sein des ghettos noirs aux États-Unis. Les événements du film commencent et se terminent dans le désert du Sinaï, après la guerre israélo-arabe de juin 1967. Dans un vide rempli de fer et de feu, parmi les chars et les avions détruits, s'entassent des milliers de cadavres en lambeaux. Ce sont les corps des Arabes après le désastre. La caméra s'approche d'un cadavre et le corps commence à ressusciter. C'est le corps d'un jeune homme que Pasolini nomma Ahmed. Le jeune homme semble dormir, puis il se réveille, prêt pour la conversation. Pasolini choisit Assi Dayan, fils de Moshe Dayan, chef d'état-major général israélien, pour jouer le rôle de l'Arabe. Dans le même film, l'arabe et l'hébreu se superposent, les terres occupées transformées par le pouvoir colonial en État industriel, se superposent aussi aux villages de bédouins marginalisés et dévorés par le désir de vengeance. Le corps d'Ahmed, et par la même occasion celui d'Assi Dayan, revient à son état premier : amputé et couvert d'ecchymoses et de coupures. À ce titre, Pasolini voulut condamner toutes les formes de patriotisme qui privent les jeunes de vie et d'avenir pour des raisons historiques et idéologiques…

À propos d'un saint dont personne n'attend le retour

Jusqu'à ses derniers jours, Pier Paolo Pasolini continua à rechercher la sainteté dans le style et la justice dans l'existence par l'intermédiaire de la littérature et du cinéma, et ses positions décisives qui sont indivisibles et interprétatives. Refusant toute forme d'intelligentsia, l'auteur de la Divine Mimésis (1975), malgré les menaces et les poursuites judiciaires, ne cessa de pointer du doigt les failles du progressisme et les dangers du capitalisme. Il aborde également, dans des articles polémiques publiés par le journal milanais Corriere della Sera au début des années 1970, ce qu'il trouvait dans un recul moral et éthique de la société italienne : il s'en prit à la mode des cheveux longs, des jeans, à l'avortement et au divorce. Loin des tentatives contemporaines de le kidnapper et d'en faire une icône publicitaire de l'homosexualité, de la débauche bon marché et des constructions artistiques faciles, Pasolini est fidèle au matérialisme de la réalité dans la brutalité de ses rancunes et de ses querelles, c'est-à-dire dans sa dialectique créative amère, et ne s'empêche pas de dénoncer les illusions de liberté. Le Décaméron est basé sur l'éloge d'Éros, pas sur le sexe et l'hilarité. Pasolini dit : « J'ai réalisé tous ces films pour critiquer indirectement l'époque actuelle, cette époque industrielle et de consommation que je n'aime pas. »

Après Le Décaméron (1971) et Les Contes de Canterbury (1972), Pasolini conclut sa trilogie de la vie avec La Rose des mille et une nuits (1974), un film qui consacre sa fascination pour les contes arabes. Il y emploie un récit graphique plein d'érotisme et de poésie, dans des scènes grandioses des collines, d'habits et de corps naïfs trahis. Pourtant, quelques mois avant sa mort, il renia cette trilogie de la vie, et inaugura le début de la trilogie de la mort. Avec Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), Pasolini plaça l'horreur de l'univers du marquis du Sade au centre du conflit intellectuel et politique avec la démocratie chrétienne en Italie, l'accusant de s'allier à la mafia, et de laver le cerveau des citoyens en utilisant la télévision comme arme divulguant la banalité et l'asservissement.

Pasolini se retira dans un château médiéval, dans la région de Tosha, pour terminer son roman Pétrole (1975). Le texte comprenait un chapitre intitulé « Lumières sur l'Agence nationale des hydrocarbures (ENI) », dans lequel il évoquait les coulisses du meurtre de son directeur, Enrico Mattei, et énumérait même les noms de responsables politiques impliqués dans la corruption. Après avoir été assassiné dans la nuit du 2 novembre 1975, le chapitre connu du manuscrit du roman a été perdu, et lui-même fut retrouvé mutilé comme le corps de l'Arabe Ahmed après la déroute de juin 1967.

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Texte traduit de l'arabe par Fawaz Hussain.

Mondial. L'équipe marocaine porte-étendard du monde afro-arabe

Le parcours de l'équipe nationale du Maroc dans cette Coupe du monde de football est pour le moins exaltant. Emmenés par l'entraîneur d'origine marocaine Walid Regragui, né en région parisienne et qui a pris ses fonctions il y a seulement trois mois, les Lions de l'Atlas ont dépassé toutes les attentes en battant trois anciennes puissances coloniales européennes, et affrontent la France pour les demi-finales.

Des séances de prière de masse en Indonésie aux célébrations dans les rues de la Somalie et du Nigeria, l'équipe marocaine a conquis le cœur de millions de personnes, Africains, Arabes, musulmans et migrants qui tous s'identifient d'une manière ou d'une autre à cette équipe. Les images perdureront : les jeux de jambes du meneur de jeu Hakim Ziyech, le milieu de terrain Sofian Amrabet — surnommé « ministre de la défense » — et ses accélérations, et l'étreinte d'après-match du capitaine de l'équipe Achraf Hakimi envers sa mère, laquelle travaillait comme domestique à Madrid tout en élevant ses enfants. Mais pour les Marocains, c'est aussi la prise de contrôle des stades qataris qui a captivé le monde : les tambours pulsés, les castagnettes et les chansons élaborées. Un chant fait sauter des dizaines de milliers de personnes, « Bougez ! Bougez ! Li ma bougash, mashi Maghribi » (Bouge, bouge ! Si tu ne bouges pas, tu n'es pas marocain). Les mèmes les plus largement diffusés au Maroc ont été des clips de joueurs et de l'entraîneur s'exprimant en darija (arabe vernaculaire marocain) lors des conférences de presse, et toute la perplexité et l'hilarité que cela a provoqué chez les observateurs occidentaux et arabes. En important la culture des stades marocains à Doha, cette Coupe du monde a également amené le darija sur le devant de la scène mondiale et des débats hyperlocaux sur la langue marocaine et l'identité nationale.

Les commentateurs arabes de foot constituent généralement une ligue à eux seuls, et lors de cette Coupe du monde, ceux de la chaîne qatarie de beIN Sports basée à Doha n'ont pas déçu. Le Tunisien Issam Chaouali est incroyablement éloquent, poétique, voire un peu trop parfois, avec ses multiples références littéraires et historiques. Il a été au top de sa forme pour couvrir ce qu'il appelle « la Coupe du monde des équipes africaines et asiatiques ». Un moment, il fait référence à Charlemagne et aux conquérants musulmans d'Espagne, puis il cite William Shakespeare — enfin, en quelque sorte : « Ya kun ? Na'am, ya kun ! » (Être ? — ouais, être !) Ensuite, il qualifie Lionel Messi de « maniaque » et de « goule », puis il se met à fredonner la chanson italienne antifasciste « Bella Ciao ». Il crie également aux joueurs et au monde de prêter attention aux changements géopolitiques évidents. Lorsque le Cameroun a marqué contre le Brésil, il s'est écrié « Ya Braziwww, ya Braziww ! » Il imite aussi des accents — « Mama Africa est en train de se lever ». Lorsque l'Allemagne, l'Espagne et le Brésil ont été éliminés, il a fait remarquer : « Les lunes peuvent disparaître, mais les étoiles ne manquent pas ». Lors de la dernière victoire contre le Portugal, ce même commentateur a fini en disant : « Mabrouk aux Arabes, aux Amazighs, aux musulmans, aux Africains », ce qui confirme à quel point la victoire marocaine a fait « accepter » le concept d'amazighité/berbérité.

L'équipe marocaine s'est attiré des éloges bien sûr : son ascension serait le signe « de l'ambition arabe » et de la « fierté arabe ». Ses atouts prouvent qu'« impossible » ne figure pas dans le dictionnaire arabe. Les commentaires arabes autour des Lions de l'Atlas sont enivrants. Dans le contexte d'un système d'État en ruine au Proche-Orient, sur fond de guerres civiles et d'une féroce campagne contre-révolutionnaire en cours, la soudaine possibilité, le temps de 90 minutes de jeu, d'une identité, d'une langue et d'une communauté partagées se fait grandissante, touchant les téléspectateurs à travers le monde arabophone.

Quelle langue, quels traducteurs ?

Sitôt que les interviews d'après-match débutent, des fissures apparaissent dans le miroir. Des traducteurs sont convoqués, des sous-titres arabes sont rapidement ajoutés à l'écran, et ce afin de traduire ce que disent les Marocains lorsqu'ils parlent en darija. L'une des dimensions les plus fascinantes de cette Coupe du monde est de voir la méfiance occidentale à l'égard de la langue et de la culture arabes se conjuguer à l'ambivalence proche-orientale à propos de la langue et de l'identité marocaines. Lors des conférences de presse, de nombreux joueurs marocains et Walid Regragui lui-même ne comprennent pas les questions posées par les journalistes arabophones et ont besoin de traducteurs. Un clip viral montre l'attaquant Hakim Ziyech écoutant patiemment une longue question posée en arabe, puis répondant : « English, please ». Ziyech, comme Amrabet, a grandi en parlant le tarifit, une langue berbère du nord du Maroc. Le défenseur Abdelhamid Sabiri parle le tachelhit, une langue berbère du sud, en plus de l'allemand, de l'anglais et du darija.

Sur les réseaux sociaux, des listes de joueurs amazighs/berbères ont été diffusées, avec des appels répétés aux commentateurs arabes du beIN pour qu'ils cessent de qualifier le Maroc d'équipe « arabe ». Des débats similaires ont eu lieu dans les médias sociaux en Occident : le Maroc est-il africain ou arabe ? Après s'être qualifié pour la demi-finale, le New York Times a tweeté que le Maroc était la première « équipe arabe » à se qualifier pour les demi-finales. Le lendemain, le journal a publié une correction indiquant qu'il s'agissait de la première « équipe africaine ».

Cette Coupe du monde a curieusement amené deux débats spécifiques au Maroc sur la scène internationale : d'une part, peut-on considérer que la langue vernaculaire marocaine est de l'arabe (réponse courte : oui, bien qu'il soit socialement plus facile de dire simplement « d'inspiration arabe ») et d'autre part, le Maroc est-il africain ou arabe ? (réponse courte : les deux.)

Les chercheurs qui étudient la hiérarchie sociolinguistique arabe1 relèvent que la langue vernaculaire marocaine est le « mouton noir » de la famille des langues arabes2, systématiquement perçue comme inférieure aux dialectes syrien et égyptien, — même si les Marocains peuvent être considérés comme polyglottes et plus modernes. Le darija serait peu sophistiqué, incompréhensible, voire « non arabe ». Quelques informations de base : les langues vernaculaires arabes sont influencées par des langues préexistantes, le soi-disant substrat ; de sorte que les dialectes levantins sont influencés par l'araméen, l'égyptien ammiya par le copte, et le darija marocain et algérien par diverses langues berbères/amazighes. Les langues berbères, rangées dans le groupe afro-asiatique, sont parlées par environ 30 millions de personnes à travers l'Afrique du Nord, du Maroc à l'est de l'Égypte et de la Tunisie au Niger.

La presse occidentale a beaucoup commenté le fait que les responsables qataris autorisent les drapeaux palestiniens dans les stades, mais interdisent les drapeaux LGBT. Moins commentée a été la présence du drapeau tricolore amazigh — le drapeau panberbère bleu, vert et jaune, visible dans les tribunes à chaque match marocain (et belge) de cette Coupe du monde. Le drapeau amazigh a été autorisé dans les stades, sauf lorsque les autorités ont confondu ses couleurs avec un drapeau LGBT.

Le retour du darija

Le darija, la langue vernaculaire marocaine, se caractérise ainsi par un fort substrat amazigh, ainsi que par un raccourcissement des voyelles, une phonologie particulière et la présence de mots empruntés au français et à l'espagnol. Des mots comme « tamazight », « daba » (maintenant) et « tamara » (difficulté), tous deux présents dans la musique populaire et les chants de football, rendent également le darija difficile à comprendre pour les proche-orientaux. Et puis il y a des mots arabes qui ont acquis des significations différentes au cours des siècles, car les dialectes lointains ont évolué séparément. Au Levant, « taboon » désigne le four en argile utilisé pour la cuisson du pain ; en Tunisie, le « taboona » est un pain traditionnel délicieusement moelleux. Au Maroc, « taboun » désigne les organes génitaux féminins. Ainsi, lorsqu'en décembre 2019, l'Algérie, grand adversaire du Maroc, a élu un président nommé Abdelmadjid Tebboune, et que des manifestants sont descendus dans la rue pour remettre en cause les résultats des élections et scander [« Allahu Akbar, tebboune mzowar » (Dieu est grand, ce tebboune est un faux !), il a inspiré des mèmes marocains sur Tebboune.

Mis à part les mèmes et les blagues, le darija nord-africain est depuis longtemps un point sensible pour les panarabistes. Comment une société qui a élevé l'arabe et l'islam au niveau des palais de Grenade peut-elle massacrer aujourd'hui l'arabe standard moderne ? Comment consolider les liens transfrontaliers quand les Maghrébins parlent un « patois » incompréhensible ? Le président égyptien Gamal Abdel Nasser envoyait des professeurs d'arabe en Algérie indépendante pour enseigner aux habitants l'arabe « approprié » au lieu du français ou du dialecte local. Pour les Arabes du Proche-Orient, le darija et les noms de famille marocains sont les indicateurs les plus forts de l'altérité marocaine. Et c'est historiquement dans les rivalités de football et plus récemment, dans le cadre des shows télévisés montrant les talents de la musique arabe que des tensions surgissent autour de ces différences.

Lors des tournois de football — le plus souvent la Coupe d'Afrique — les commentateurs du Proche-Orient ont du mal à prononcer les noms de famille marocains, observant que si les prénoms des joueurs marocains sont arabes, leurs noms de famille sont, bien sûr, différents. Même lors de cette Coupe du monde, il était assez plaisant d'entendre les commentateurs du Proche-Orient essayer de prononcer les noms de famille marocains Aguerd, Regragui, Ounahi, Tagnaouti). Et dans les émissions de musique arabophone comme « This Is the Voice » et « Arab Idol », les participants marocains se voient obligés de subir ce rite de passage où leur langue est régulièrement tournée en ridicule et où parfois on leur dit brusquement d'aller apprendre l'arabe. Il est donc un peu irréel de voir les commentateurs arabes se répandre soudain en louanges lorsque l'entraîneur marocain Walid Regragui donne une conférence de presse en darija, et de les voir répéter en souriant certains mots en darija : drari (les garçons) et bezaf (beaucoup). « Maintenant, tout d'un coup, vous considérez tous les Marocains comme des Arabes ? », a tweeté Safia, une jeune créatrice.

Lors de cette Coupe du monde, les téléspectateurs arabes ont été interloqués par le darija, l'identité amazighe, mais aussi par certains acteurs du nationalisme africain. On a beaucoup parlé du panafricanisme de l'entraîneur marocain Walid Regragui. Il a d'abord haussé les sourcils lorsqu'il a déclaré lors d'une conférence de presse que leur objectif était de jouer avec une qualité de jeu du niveau européen, mais avec des valeurs africaines. Lorsqu'on lui a demandé quelques jours plus tard si le Maroc représentait l'Afrique ou le monde arabe, il a répondu « Nous, au départ, sans faire de politique, on va déjà parler football et on défend le Maroc et les Marocains. C'est la première des choses. Ensuite, forcément, on est aussi africains et c'est la priorité […] On espère montrer que le football africain est entré dans une nouvelle phase… » Et d'ajouter : « après, forcément, de par notre religion et de par nos origines, pour une première Coupe du monde dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, il y a des gens qui vont s'identifier à nous. Forcément on est des exemples et on espère les rendre heureux. S'ils peuvent nous voir un peu comme un porte-drapeau, on sera contents de les rendre heureux si on peut passer »3.

Après le match contre le Portugal, Azzedine Ounahi, le milieu de terrain et l'une des vedettes du tournoi, a également dédié la victoire en premier à l'Afrique : « Nous sommes entrés dans l'histoire pour l'Afrique et même pour les Arabes… Nous remercions l'Afrique qui nous a toujours suivis et encouragés, et pareil pour les Arabes ».

Quelles que soient les origines de ce discours panafricain, qu'il s'agisse de l'agitation amazighe récente, des tendances panafricaines plus anciennes des années 1960, lorsque le magazine panafricain Souffles prospérait et que Nelson Mandela et Amilcar Cabral avaient trouvé refuge au Maroc, ou encore des impressions partagées au sein des banlieues françaises où Regragui a grandi, il a été intensifié par les soulèvements de 2011 et leurs conséquences et par le retour du Maroc dans l'Union africaine (UA) en 2016.

Des Kurdes aux Berbères, la diversité

Au cours des vingt dernières années, des mouvements sociaux ont lentement émergé au Maroc exigeant que le tamazight soit reconnu comme langue officielle dans la Constitution, et que le darija soit célébré comme langue nationale plutôt que d'être considéré comme une source d'embarras. Certains veulent que le darija reçoive le statut de langue distincte, un peu à la façon dont le créole haïtien a déclaré son indépendance de la langue française. Avec l'essor de la télévision par satellite et des médias sociaux, les gens ont commencé à se demander pourquoi les émissions doublées en dialectes égyptien et syrien étaient diffusées dans le monde arabe, alors qu'aucune émission n'est doublée en darija ? Sur Facebook, des listes noires ont été créées pour interpeller les artistes marocains qui participaient aux concours de talents arabes, mais préféraient s'exprimer ou chanter en syrien, en égyptien ou en libanais.

Ces mouvements identitaires ont pris de l'ampleur avec les soulèvements de 2011, ce que les universitaires américains ont un peu vite qualifié de « printemps arabe », un néologisme qui a eu pour effet d'effacer encore plus les communautés minoritaires (non arabes) longtemps marginalisées : les Nubiens, les Kurdes et les Berbères, lesquelles se sont précisément mobilisées en 2011 pour faire défendre une identité non arabe.

Le néologisme « printemps arabe » laisse entendre que les soulèvements n'étaient pas motivés par des facteurs économiques ou sociaux, mais par le nationalisme arabe, raison pour laquelle ils ne se seraient pas étendus au-delà du monde arabophone. Or, les révoltes maghrébines se sont en réalité étendues à plus d'une douzaine de pays d'Afrique subsaharienne (dont le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Togo, le Burkina Faso, l'Éthiopie, le Malawi, le Zimbabwe)4. Comme l'affirment Zachary Mampilly et Adam Branch dans leur livre Africa Uprising, les soulèvements nord-africains peuvent en fait être considérés comme le pic d'une vague de protestations à l'échelle du continent qui a commencé au milieu des années 2000, mobilisant en dehors des canaux politiques traditionnels.

Les soulèvements maghrébins donneront lieu à une nouvelle solidarité panarabe, mais aussi à de nouveaux nationalismes ethniques, qui aboutiront à la reconnaissance du tamazight comme langue officielle en 2011 au Maroc (et en Algérie en 2016). Les soulèvements ont également affiché un retour de bâton contre l'arabisme, d'autant plus que les États du Golfe et l'Égypte ont commencé à soutenir une contre-révolution régionale pour étouffer tout activisme démocratique et, après 2018, pour saper les transitions démocratiques tunisienne et soudanaise. L'une des réponses à l'interventionnisme politique des États du Golfe a été de se retourner contre le panarabisme, considéré comme une façade rhétorique de l'autoritarisme transnational et de l'appropriation des ressources culturelles, matérielles et foncières. Par conséquent, certains dirigeants soudanais appellent à se retirer de la Ligue arabe, et certains leaders amazighs à se distancer des causes politiques arabes (plus précisément la question palestinienne) et à faire pression pour la normalisation avec Israël. Le panarabisme est depuis sa création un curieux mélange d'émancipation, d'anti-impérialisme et d'autoritarisme transnational ; les régimes arabes les plus puissants se réservent depuis les années 1950 le droit d'intervenir dans n'importe quel État arabe et de faire taire toute personne définie comme arabe.

« Je remercie tout le continent africain »

Avec l'effondrement récent des républiques radicales (Syrie, Irak) et des partis politiques baasistes, le panarabisme organisé s'est effondré, tout comme sa rhétorique anti-impériale. Aujourd'hui, nous avons la montée des États du Golfe, dont l'approche est une combinaison de capitalisme effréné, d'islam et d'autoritarisme transfrontalier. L'enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 par le prince saoudien Mohamed Ben Salman a révélé que même les chefs d'État n'étaient pas en sécurité dans cette sphère politique arabe intensément répressive. D'où les stratégies de sortie. La nature autocratique et dominatrice des États du Golfe et la nature suprémaciste arabe de divers mouvements nationalistes islamistes et arabes, avec leurs incursions au Maghreb, détourneraient de nombreux jeunes nord-africains du nationalisme arabe.

Pour diverses raisons telles que l'effondrement de la Libye, le déclin de l'Union européenne, la montée de la Chine, les insurrections à travers le Sahel, le Maroc est revenu à l'UA en 2016. Et pour les responsables de l'État, la langue et l'identité amazighes ont constitué une sorte de carte de visite en Afrique, tandis que les langues amazighes, le darija et les pratiques soufies locales sont considérées comme un bouclier contre certains des courants idéologiques les plus nocifs émanant du Proche-Orient. Festivals, expositions, conférences et documentaires télévisés célébrant les liens du royaume avec « Ifriqiya » abondent désormais. Et depuis l'adoption de la Constitution de 2011 (qui parle d'« unité africaine ») et le retour à l'UA, c'est devenu la norme de qualifier le Maroc d'« arabe » et d'« africain » (peu importe dans quel ordre).

Dans la perspective de la demi-finale contre la France, une bande-annonce de buts diffusée en boucle à la télévision publique marocaine, montrant des scènes de célébrations et des joueurs s'embrassant les uns les autres, comme une incarnation de la nation : après cette campagne, une voix solennelle dit : « asbaha arabian ifriqiyan », « il est devenu arabe africain ». C'est peut-être pour cela que quelques jours après le match Maroc-Espagne, l'ailier Soufiane Boufal a présenté ses excuses au monde du football africain, après avoir dédié la victoire contre l'Espagne au monde arabe. « Je m'excuse de ne pas avoir mentionné tout le continent africain lors de l'entretien d'après-match d'hier », a-t-il déclaré, « je remercie tout le continent africain d'être là pour nous et je dédie cette victoire à chaque pays africain », et d'ajouter « les hommes de l'équipe nationale du Maroc sont si fiers de représenter tous nos frères du continent africain »5.

Face à la faiblesse des partis politiques, les mouvements et courants contestataires maghrébins post-2011 ont trouvé leur expression dans les stades de football, un espace que les autorités marocaines et algériennes peinent à contrôler. Ces dernières années, le derby de football marocain, entre les clubs du Raja et du Wydad basés à Casablanca, est devenu un spectacle culturel avec de gigantesques « tifos » et des hymnes politiques sur la corruption, la pauvreté et l'oppression. Dans les stades marocains, ces dernières années, l'hymne national est souvent hué. « Ces jours-ci, l'hymne national ressemble à un moyen de nous imposer le patriotisme, donc notre réaction a été de huer », dit un fan6.

Les drapeaux flottant dans les gradins sont le drapeau tricolore amazigh et le drapeau palestinien. Le drapeau marocain est tout simplement trop étroitement associé au régime. Le drapeau amazigh est quant à lui un rappel à l'Orient arabe que le Maroc est ethniquement et linguistiquement différent — et fier ; le drapeau palestinien est un rappel (voire un doigt d'honneur ?) aux régimes qui ont normalisé leurs relations avec Israël (en important les technologies de surveillance israéliennes testées sur les Palestiniens pour qu'elles soient désormais utilisées sur leurs citoyens), et un geste de solidarité envers les Palestiniens, rappelant que leur libération est un aspect du panarabisme à retenir.

« Nous ne t'abandonnerons pas, Gaza, même si tu es loin... »

Ce brassage culturel marocain est désormais parvenu au Qatar. Deux chants caractéristiques des stades de football marocain se sont répandus dans la région. Le premier est « Fi bladi Dalmouni » (Dans mon pays, je souffre d'injustice), qui s'est lentement propagé vers l'ouest à travers l'Afrique du Nord, et est maintenant chanté à Gaza. Ce chant a été repris par plusieurs groupes de musique. « Dans ce pays, nous vivons dans un nuage sombre. Nous ne demandons que la paix sociale », dit la chanson. « Les talents ont été détruits, détruits par les drogues que vous leur fournissez. Comment voulez-vous qu'ils brillent ? Vous volez les richesses de notre pays et les dilapidez avec des étrangers. »

L'autre chant est Rajawi Falastini, chantée par les ultras du Raja : « Nous ne t'abandonnerons pas Gaza, même si tu es loin… les Rajawi est la voix des opprimés ». Ce chant est maintenant devenu un incontournable de la Coupe du monde qatarie, chanté autant dans les stades que dans les rues de Doha.

Les liens historiques que le Maroc entretient avec l'Orient arabe sont forts, soutenus par une langue, une foi, ainsi que par une souffrance commune. La politique du régime et l'autoritarisme transnational ont néanmoins provoqué un contrecoup. Et « l'Afrique », avec laquelle le Maroc entretient également des liens longtemps négligés, est récemment apparue — également en raison de la politique de l'État — comme une alternative politique, une échappatoire à la domination et à l'effacement arabes. Il n'est pas surprenant que des tensions autour de ces alternatives se jouent dans les stades qatariens. Dès le coup d'envoi du tournoi, les militants marocains criaient à l'appropriation culturelle, demandant pourquoi la cérémonie d'ouverture comportait une réplique du palais marocain, Bab El-Makhzen à Fès. D'autres ont été particulièrement irrités par la vue d'autocrates bedonnants sur le balcon du VVIP agitant des drapeaux marocains, mais aussi par tous ces chefs d'État arabes qui s'approprient le succès des Lions comme une victoire arabe.

Accaparement des terres, sape des mouvements démocratiques, oppression ethnique, arrogance linguistique et maintenant appropriation de notre succès footballistique ? C'est ainsi que se décline l'argumentaire. Il est tout à fait possible que l'on se souvienne de cette Coupe du monde 2022 comme de la Coupe du monde des rois, rappelant celle de 1978 en Argentine, qui avait autant permis à la junte militaire de Buenos Aires de consolider son pouvoir qu'elle avait attiré l'opprobre mondial et l'attention sur le côté répressif du régime. Qatar 2022 braque également les projecteurs sur tous les damnés de la terre : les travailleurs, les minorités et les militants des droits humains en difficulté.

Depuis que le Maroc a joué contre la Croatie, les journalistes et les influenceurs YouTube implorent les diffuseurs du beIN de reconnaître la diversité ethnique des joueurs. Le 6 décembre dernier, alors qu'Achraf Hakimi intervenait pour tirer son penalty lors du match contre l'Espagne, le commentateur du beIN Jaouad Badda priait, haletant, la voix tremblante. Lorsque Hakimi a tiré un audacieux penalty à la Panenka et s'est retourné pour faire sa danse du pingouin, Badda s'est effondré de joie. « L'histoire est écrite… L'impossible n'est pas marocain… Lève la tête, tu es marocain ! Lève la tête, tu es arabe ! Lève la tête, tu es amazigh ! Tu es un Arabe, un Amazigh, un Marocain, un Africain ! » Et d'ajouter, en tamazight : « Tanmirt ! Tanmirt ! Tanmirt ! » (merci !).

Tanmirt, en effet.


1Sur cette question, voir le livre de Nada Yafi, Plaidoyer pour la langue arabe, à paraître le 6 janvier 2023.

6Aida Alami, « The soccer politics of Morocco The New York Review, 20 décembre 2018

Coupe du monde de football, un moment palestinien

C'est le drapeau palestinien que l'équipe marocaine a brandi sur la pelouse et dans les vestiaires après sa victoire historique sur l'Espagne et sa qualification historique pour les quarts de finale. L'omniprésence de la solidarité avec le peuple palestinien est l'une des leçons du Mondial du Qatar.

Le lundi 28 novembre 2022, lors de la rencontre du premier tour de la Coupe du monde de football entre le Portugal et l'Uruguay, un homme surgit des tribunes et galope quelques secondes sur la pelouse avant d'être plaqué au sol par le service d'ordre du stade de Lusail, à quinze kilomètres au nord de Doha, la capitale du Qatar. La Fédération internationale de football (FIFA) interdisant la diffusion d'images des irruptions de streakers (personnes qui perturbent les rencontres), les téléspectateurs qui suivaient le match en mondovision ne voient rien ou presque des messages délivrés par Mario Ferri, un habitué de ce genre de happening depuis 2009. Mais le soir même, les agences de presse diffusent les photographies détaillant sa cavalcade. D'abord, un drapeau arc-en-ciel avec dessus le mot « pace » (paix en italien) pour signifier sa solidarité avec les LGBTQ+ et son vœu de paix dans le monde. Ensuite, sur son tee-shirt de Superman, deux messages de soutien, l'un aux femmes iraniennes et l'autre à l'Ukraine. Banni des stades pour le reste de la compétition, Ferri explique à moult médias avoir voulu protester contre la censure imposée par les autorités du Qatar et la FIFA sur ces sujets.

Si « Il Falco » (« le Faucon », surnom de Ferri) a eu droit à une belle couverture médiatique pour son acte de bravoure, tel n'a pas été le cas d'un autre streaker qui, lui, a choisi la rencontre Tunisie-France pour accomplir un beau numéro d'acrobate sur le gazon de l'Education City Stadium à Al-Rayyan. Sous les hourras d'une grande partie du public acquis à la Tunisie et scandant « Falastine ! Falastine ! », l'homme brandissait dans sa course un drapeau palestinien et plusieurs joueurs tunisiens ont même tenté d'intervenir en sa faveur quand le service d'ordre l'a raccompagné sans ménagement en dehors du terrain. On ne connaît pas le nom de ce streaker, et aucun grand média occidental n'a cherché à l'interroger… Quelques jours plus tard, le joueur marocain Jawad El-Yamiq a célébré la victoire de son équipe sur le Canada et sa qualification pour les huitièmes de finale avec un drapeau palestinien agité devant les photographes de presse, mais seuls quelques titres et sites arabes ont diffusé le cliché. Et c'est ce même drapeau que l'équipe marocaine a brandi sur la pelouse puis dans les vestiaires après sa victoire aux tirs au but contre l'Espagne et sa qualification historique pour les quarts de finale.

Depuis le début du mondial, le thème de la Palestine est omniprésent. Il n'est pas une rencontre où keffiehs et drapeaux palestiniens n'ont été brandis dans les tribunes en signe de solidarité. C'est souvent le fait de supporteurs d'équipes arabes ou africaines qualifiées (Maroc, Tunisie, Arabie saoudite, Qatar, Sénégal) mais le phénomène touche désormais d'autres nationalités. Ainsi, des supporteurs argentins ont-ils déployé la bannière au triangle rouge lors du huitième de finale entre « l'Albicéleste » et l'Australie. Les abords des stades, le métro et la corniche de Doha sont les lieux où s'exprime ce soutien.

Déconvenues des envoyés spéciaux israéliens

Dans le même temps, les envoyés spéciaux israéliens multiplient les déconvenues. L'un d'eux, demandant à des supporteurs anglais si « le football va rentrer chez lui » (comprendre : est-ce que l'Angleterre va remporter le trophée ?) a vu ces derniers joyeusement acquiescer avant que l'un d'eux ne s'empare du micro pour hurler « free Palestine ! » L'un de ses confrères a quant à lui fait chou blanc en cherchant à interviewer des supporters marocains, sa phrase « but we have peace, now » mais on a la paix maintenant [entre nos deux pays] »), pour les convaincre de ne pas le bouder, provoquant des commentaires peu amènes et des slogans propalestiniens. Les images de ces échanges tournent en boucle sur les réseaux sociaux et donnent encore plus d'ampleur au phénomène. C'est le cas ainsi d'une vidéo où un ressortissant saoudien, se disant « chez lui » au Qatar, explique vertement au journaliste israélien Moav Vardi de la chaîne Kan qu'il « n'y a que la Palestine », qu'il « n'y a pas d'Israël » avant de conclure : « Vous n'êtes pas le bienvenu ici. » « Le Mondial de la haine », a titré le plus important quotidien israélien Yediot Aharonoth, faussement étonné que la politique de répression des Palestiniens puisse susciter une telle condamnation.

Selon nos informations, l'état-major de la FIFA est agacé par ces emballements. Au début de la compétition, l'organisation a adressé aux équipes une mise en garde très claire appelant à éviter les questions politiques et à se concentrer sur le sport. Cela visait surtout les questions liées aux droits humains et à la condition des travailleurs étrangers, mais l'irruption de la question palestinienne dans les stades — alors même que la Palestine n'est pas qualifiée — n'est guère du goût de l'instance internationale. Si des consignes ont été discrètement renouvelées pour que les joueurs évitent de transformer les conférences de presse d'avant et d'après match en tribunes propalestiniennes, la patronne du football mondial doit néanmoins composer avec des autorités qatariennes bien décidées à laisser le mouvement de solidarité s'exprimer. Ainsi, les drapeaux, brassards, chapeaux et autocollants aux couleurs de la Palestine ne sont pas confisqués à l'entrée des stades, contrairement à ce qui arrive, par exemple, dans bon nombre de stades européens.

La télévision nationale du Qatar et la chaîne Al-Jazira, propriété de l'émirat, insistent elles-mêmes sur cet engouement, multipliant les sujets sur les foules de supporteurs chantant leur amour pour la Palestine dans le quartier commercial de Souk Waqif à Doha. Pour la monarchie qatarie, il s'agit d'une volonté manifeste de se démarquer de ses voisines (Émirats arabes unis et Bahreïn) qui ont signé les accords d'Abraham avec Israël, ou même de l'Arabie saoudite qui multiplie les contacts plus ou moins officieux avec Tel-Aviv. Dans le même temps, Doha rappelle à l'envi que si 20 000 Israéliens étaient attendus sur son sol pour la compétition (leur nombre réel a été bien moindre), c'est à la demande expresse de la FIFA. Laquelle instance ne proteste guère sur le fait que, malgré ses engagements, le gouvernement israélien n'a autorisé que très peu de Palestiniens à se rendre au Qatar. De leur côté, les autorités israéliennes ont recommandé « la discrétion » à leurs ressortissants, mais ont reconnu que leur consulat temporaire à Doha — il fermera à la fin de la compétition — n'a enregistré aucune plainte quant à d'éventuels mauvais traitements.

Une cause commune des Arabes

Il n'a pas fallu attendre ce mondial pour que la Palestine fasse l'objet de chants de soutien dans des stades. Il y a un an, au Qatar déjà, la Coupe arabe des nations fut l'occasion de plusieurs manifestations de solidarité avec force drapeaux et slogans, y compris lors de la finale entre l'Algérie et la Tunisie (présente, l'équipe de Palestine a terminé dernière de son groupe malgré le soutien de tout le public à chaque rencontre). Depuis les années 1980, dans les trois pays du Maghreb, il vient toujours un moment où les galeries de supporteurs cessent de s'invectiver pour chanter de concert leur soutien à la cause palestinienne, l'un des slogans les plus fréquents étant « Falastine, echouhada ! » Palestine [terre de] martyrs »). Ces chants sont aussi une manière indirecte de défier les autorités qui, en maltraitant leurs propres populations, sont jugées comparables aux Israéliens qui infligent violences et humiliations aux Palestiniens.

Dans cette veine, les « ultras » du Raja de Casablanca sont les plus actifs, n'hésitant pas à fustiger la signature par leur pays des accords d'Abraham et à interpeller les dirigeants arabes pour leur couardise et leur empressement à normaliser les relations avec Israël aux dépens des Palestiniens. Parfois, la Palestine permet même des convergences inattendues et bienvenues. Le soir de la victoire des Lions de l'Atlas sur le Canada, de jeunes Algériens se regroupaient aux abords grillagés de l'oued Kiss, frontière naturelle de leur pays avec le Maroc. Alors que, d'habitude, ce genre de face-à-face est l'occasion de s'apostropher en échangeant des noms d'oiseaux, ce fut, cette fois, des félicitations algériennes pour la qualification auxquelles répondirent des remerciements, les deux parties terminant ensemble ces aimables échanges par des chants pour la Palestine. Accords d'Abraham ou pas, la cause palestinienne continue de rapprocher les peuples arabes.

Le Maroc et l'Algérie lorgnent le gaz du Nigeria pour alimenter l'Europe

Alors que les Européens espèrent se passer du gaz russe d'ici à 2027 en s'appuyant notamment sur les énormes réserves du Nigeria, Alger et Rabat développent des projets concurrents de gazoducs transcontinentaux. Mais entre le risque sécuritaire, les coûts faramineux et les enjeux diplomatiques, leur construction doit relever de nombreux défis.

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Tunisie. À Zarzis, les familles des « disparus en mer » marchent contre l'oubli

Des familles tunisiennes de disparus en exil mais aussi d'autres venues d'Algérie, du Maroc et du Sénégal se sont retrouvées à Zarzis, dans le sud-est de la Tunisie, début septembre 2022. Soutenues par des militants européens et africains, elles cherchent à obtenir la vérité sur le sort de leurs proches, migrants disparus en mer.

Devant la Maison des jeunes de Zarzis, en ce début de matinée du 6 septembre 2022, un cortège de plusieurs dizaines de manifestants se met en place. Sous un soleil de plomb, les premières banderoles sont déployées. Puis fuse un slogan : « Où sont nos enfants ? » Les manifestants sont en majorité des femmes, sœurs ou mères de disparus sur les routes de l'exil. La plupart portent une photo de leur proche dont elles n'ont plus de nouvelles depuis leur départ pour l'Europe, il y a parfois deux, cinq ou dix ans pour certaines. Elles viennent de Tunis, de Bizerte ou de Sfax, mais aussi d'Algérie, du Maroc ou encore du Sénégal. Épaulées par des militants actifs en Europe et sur le continent africain, ces femmes se sont réunies à Zarzis pendant plusieurs jours début septembre afin de commémorer leurs proches disparus et de demander des comptes aux États du nord et du sud de la Méditerranée.

Au premier rang du cortège, Samia Jabloun, chapeau de paille et pantalon à fleurs, porte un tee-shirt floqué du visage de son fils, Fedi, disparu en février 2021. Peu avant le départ du cortège, elle raconte qu'il est parti de Kelibia à bord d'un bateau de pêcheurs. L'embarcation et une partie de l'équipage sont rentrés au port plusieurs heures plus tard, mais Fedi n'est jamais revenu. « Un des pêcheurs m'a dit que, alors que le bateau s'approchait de l'île italienne de Pantelleria, Fedi et un autre homme auraient sauté à l'eau et nagé en direction du rivage », explique Samia.

Mais depuis ce jour, la professeure d'histoire-géographie n'a pas de nouvelles de son fils. « Je ne sais pas s'il est vivant, je ne sais pas s'il est mort », ajoute-t-elle dans un souffle. Elle raconte ensuite le parcours du combattant pour tenter d'obtenir des informations auprès des autorités tunisiennes, le temps passé à essayer de trouver des traces de vie de son fils, en frappant aux portes des ministères ou via les réseaux sociaux. En vain.

Le silence des autorités

Au milieu du cortège, Rachida Ezzahdali, hijab rose tombant sur une robe mouchetée, tient fermement d'une main une banderole et de l'autre la photo de son père, dont elle n'a pas de nouvelles depuis deux ans. « Le 14 février 2020, mon père a pris un avion pour l'Algérie », se remémore la jeune étudiante de 22 ans, originaire d'Oujda, au Maroc. « On a échangé avec lui quelques jours plus tard, il était alors à Oran », ajoute-t-elle. Puis, plus rien, plus de nouvelles. « C'est une tragédie pour ma famille, dit Rachida, d'une voix calme. Je ne connaissais rien à la question des « harragas » »1, admet la jeune femme, « mais depuis que je me suis rapproché de l'association Aide aux migrants en situation vulnérable, je comprends que ça concerne des milliers de personnes au Maroc, en Algérie ou en Tunisie ». « C'est un vrai fléau », lâche-t-elle. Comme Samia en Tunisie, Rachida s'est heurtée au silence des autorités marocaines quand elle s'est mise à chercher des informations sur son père. « Malgré les protestations, malgré les manifestations, il n'y a aucune réponse de nos gouvernements », se lamente-t-elle.

Peu après le départ de la marche, les manifestants font une halte devant la mairie de Zarzis. Saliou Diouf, de l'organisation Alarm phone, un réseau qui vient en aide aux personnes migrantes en détresse en mer ou dans le désert, prend la parole : « Nous nous sommes réunis afin de tenir notre promesse : ne pas oublier toutes les personnes qui ont disparu aux frontières ». Latifa Ben Torkia, dont le frère Ramzi a disparu en 2011 et membre de l'Association des mères de migrants disparus, prend le relais et se lance dans un discours. Elle dénonce l'attitude des États tunisien et italien, ainsi que l'Union européenne (UE), qu'elle qualifie de « mafias », et déplore le traitement que la Tunisie réserve à ses propres enfants. Diori Traoré, de l'Association pour la défense des émigrés maliens, venue de Bamako pour cette rencontre, lance un appel aux autorités des rives nord et sud de la Méditerranée : « Arrêtez de tuer la jeunesse africaine ! Ouvrez les frontières ! »

Victimes des politiques migratoires européennes

Selon le Forum pour les droits économiques et sociaux (FTDES)2, au moins 507 personnes sont mortes ou portées disparues depuis début 2022 après avoir tenté de rallier l'Europe à partir des côtes tunisiennes. L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) a recensé quant à elle plus de 17 000 personnes décédées ou disparues en Méditerranée centrale depuis 2014, faisant de cette zone la route migratoire la plus meurtrière au monde. Comment expliquer ce constat dramatique ? Dans un rapport publié en juin 20203, le réseau Migreurop, qui rassemble des chercheurs et des activistes d'Europe et d'Afrique, considère que « la Tunisie est devenue ces dernières années une cible privilégiée pour les politiques d'externalisation des frontières de l'Union européenne en Méditerranée ».

Déploiement de l'agence Frontex, « garde-côtes nationaux de mieux en mieux équipés et entraînés » et « système d'expulsion sans cadre juridique », l'organisation considère que « tous les ingrédients seront bientôt réunis pour faire de la Tunisie la parfaite garde-frontière de l'Union européenne ». Et le rapport de Migreurop conclut que « ces corps qui s'amoncellent » sur les plages ou dans les cimetières de Tunisie, « ce sont les victimes des politiques migratoires de l'Union européenne ».

Une fois les prises de parole terminées, le cortège reprend son chemin et s'approche du littoral. La date du 6 septembre a été choisie en mémoire du naufrage survenu le 6 septembre 2012 au large de Lampedusa. Ce jour-là, une embarcation partie de Sfax avec plus de 130 personnes à son bord a chaviré à proximité de l'îlot italien de Lampione. Seules 56 personnes ont pu être secourues. Mohamed Ben Smida, dont le fils était à bord, s'en souvient « comme si c'était hier ». Après le naufrage, « les autorités tunisiennes nous ont dit : "Vos enfants sont disparus" », raconte-t-il. Il hoche la tête : « "Disparus", mais qu'est-ce que ça veut dire ? Je ne sais pas. Pour moi, c'est soit "mort", soit "vivant". Soit "noir", soit "blanc". C'est tout ». Mohamed évoque les nombreuses manifestations devant les ministères, les demandes répétées auprès des institutions pour faire la lumière sur la disparition de son enfant. Sans que rien ne se passe. « Les gouvernements se succèdent depuis la révolution, à chaque fois, ils disent qu'ils vont s'occuper de cette question des disparus, mais au final, ils ne font rien », constate-t-il, amer. Il parle aussi des faux indicateurs ou pseudo-journalistes qui l'ont abordé en lui promettant des informations sur son fils. « Puis la personne revient quelques jours plus tard pour te dire : "Ton fils est mort", alors qu'il n'en sait rien. Et là, tu pleures de nouveau ».

La solidarité des pêcheurs

Les manifestants s'arrêtent sur une plage. Ils déploient une banderole avec la liste des 48 647 personnes mortes aux frontières de l'Europe recensées par l'organisation néerlandaise United for Intercultural Action. La liste s'étale sur plus de 20 mètres sur cette plage de Zarzis, dont le littoral est le point de départ de nombreuses tentatives de passage vers l'Europe. Samia Jabloun se recueille un instant face à la mer puis lit un poème en l'honneur de son fils Fedi. Plusieurs membres de l'Association des pêcheurs de Zarzis sont présents. « En mer, c'est très fréquent qu'on croise des Zodiac avec des Africains, des Algériens, des Tunisiens, des mineurs, des femmes et des enfants, partis des côtes libyennes ou tunisiennes », témoigne Lassad Ghorab, pêcheur depuis 22 ans. « Dans ce cas-là, on ne se pose pas de questions, on arrête le boulot et on leur porte secours si nécessaire », tranche-t-il. Lassad s'emporte contre les passeurs libyens : « Ils font monter dans des Zodiac jusqu'à 150 personnes, ils ne laissent pas le choix aux migrants et les menacent avec des armes : "Soit tu montes, soit t'es mort ! " »

Un autre pêcheur, Chamseddine Bourrassine raconte comment, en mer, les trafiquants libyens auraient menacé des pêcheurs de Zarzis : « Plusieurs fois, des miliciens nous ont pris pour cible et ils ont tiré dans notre direction ». « On a même eu des cas de pêcheurs pris en otage ! » s'indigne celui qui, en 2018, avait été placé en détention en Italie, accusé d'être un passeur après avoir porté secours et remorqué une embarcation en détresse. Criminalisés par les autorités italiennes d'un côté, pris pour cible par les trafiquants libyens de l'autre, les pêcheurs de Zarzis n'ont pourtant pas l'intention de renoncer à agir et porter secours : « On est face à des êtres humains, on est obligé de faire quelque chose », affirme avec conviction Lassad Ghorab.

Après cet arrêt sur la plage, le cortège repart en direction du port de Zarzis, dernière étape de cette « Commémor'action », à la fois marche en hommage aux morts et disparus aux frontières et moment de dénonciation des politiques migratoires. Les pêcheurs de Zarzis ont obtenu l'accord des garde-côtes pour que les manifestants puissent embarquer sur deux de leurs navires pour une sortie en mer. Mais, alors que les marcheurs se pressent pour accrocher leurs banderoles sur les flancs des bateaux, les garde-côtes changent d'avis. Prétextant des raisons de sécurité, ils refusent que les deux bateaux sortent du port en même temps. Les arguments des pêcheurs et des activistes n'y changeront rien. Et les roses, que les proches de disparus espéraient pouvoir disperser en pleine mer, seront finalement jetées dans le port de Zarzis, les bateaux étant restés à quai.

Un représentant du HCR cible les mères de disparus

En réaction à la publication d'une photo de la marche, Vincent Cochetel, l'envoyé spécial du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) pour la situation en Méditerranée centrale et occidentale, poste le tweet suivant :

Nous pleurons leur perte. Mais ces mêmes mères n'ont eu aucun problème à encourager ou à financer leurs enfants pour qu'ils se lancent dans ces voyages périlleux. Comme au Sénégal, poursuivre symboliquement les parents pour avoir mis en danger leurs enfants pourrait entraîner de sérieux changements d'attitude envers ces voyages mortels.

Très critiquée sur le réseau social, la sortie du représentant du HCR, qui a toutefois tenté de s'excuser dans un second tweet, est également dénoncée par l'Association des mères de migrants disparus, jugeant « honteuse » la déclaration de Vincent Cochetel. Sœurs et mères condamnent à la fois « la politique des pays du Sud, en particulier la Tunisie, qui a détruit nos enfants et ne leur a pas fourni la vie qu'ils méritent » et « la politique de l'Union européenne, qui nous a imposé des visas et a resserré les frontières au visage de nos enfants, alors que ses citoyens se rendent dans nos pays sans problème ou sans files d'attente pour prendre des visas ».

« Comment un responsable d'une institution internationale peut-il s'exprimer ainsi ? » réagit Majdi Karbai, député des Tunisiens d'Italie au dernier parlement élu, qui suit de près la question des politiques migratoires entre l'Italie et la Tunisie. Le parlementaire constate que, chaque année, « des centaines de jeunes Italiens quittent leur pays pour aller trouver d'autres opportunités en Belgique, en Allemagne ou au Luxembourg ; eux peuvent voyager tranquillement ». En revanche, ajoute-t-il, « une partie de la jeunesse des États voisins de l'Europe est condamnée à rester dans son pays ». Majdi Karbai déplore que « les familles de disparus se heurtent, dans leurs recherches, à une absence totale de réponse des autorités tunisiennes ». Selon lui, si les autorités italiennes semblent disposées à s'engager dans un processus de recherche, « il n'existe aucune volonté de l'État tunisien de s'impliquer dans la mise en place d'une commission d'enquête sur les migrants disparus ».

Au port de Zarzis, Samia Jabloun, aidée par quelques marcheurs, plie une banderole. Sur celle-ci figure un portrait de son fils disparu, Fedi, accompagnée d'un message inscrit en anglais : « A family never forgets their warriors » Une famille n'oublie jamais ses combattants »). Si les autorités des pays de la rive sud de la Méditerranée ont fait le choix du silence et de l'oubli, la mémoire des disparus continue malgré tout de perdurer via la lutte de leurs familles et soutiens.

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Photos © Maël Galisson, 6 septembre 2022.


1Terme désignant les personnes tentant de rallier l'Europe par bateau à partir du Maghreb, de manière irrégulière, et qui, bien souvent, brûlent leurs papiers d'identité avant le départ. « Brûler », « incendier » se dit « حرق » en arabe.

Maroc. Un pouvoir à la dérive par gros temps social

Après une absence de quatre mois à Paris, Mohamed VI est retourné au Maroc pour présider, le 8 octobre, une cérémonie religieuse célébrant le Mouloud, la naissance du Prophète. Alors que le pays connait une grave crise économique et sociale, les interrogations se multiplient sur la gestion du Maroc marquée par les absences prolongées du roi.

Le 27 septembre 2022, la ville de Ksar El-Kebir, au nord du Maroc, a été secouée par le décès de 19 jeunes (une dizaine d'autres sont hospitalisés) après avoir consommé de l'alcool frelaté, un mélange explosif d'eau-de-vie (mahia) et d'alcool méthylique, achetée le même jour à un guerrab, un vendeur clandestin. Ce drame en dit long sur la réalité socio-économique de tout un pays : absence de projection des jeunes, marginalisation des petites villes et, surtout, des inégalités sociales qui ne cessent de se creuser.

La flambée des prix des carburants à la pompe due à la guerre en Ukraine se situe dans un contexte marqué par une sécheresse exceptionnelle, la pire depuis plus de quarante ans : les barrages cumulent un taux de remplissage de 27 % seulement, ce qui place le Maroc en « situation de stress hydrique structurel », selon la Banque mondiale. Près de 40 % de la population employée dans le secteur agricole — qui représente 4 % du PIB — se trouve ainsi directement impacté par la sécheresse.

Un déficit commercial abyssal

Par ailleurs, les derniers chiffres officiels de la balance commerciale affichent, au titre des sept premiers mois de 2022, un déficit en hausse de plus de 17 milliards d'euros, malgré une hausse de 40 % des exportations (phosphates et dérivés, textiles et cuir, agriculture, agroalimentaire, automobile, etc.).

Le déficit commercial s'explique largement par l'augmentation (du simple au double) de la facture énergétique dans un pays marqué par une croissance toujours faible, une hausse de l'inflation et des inégalités dont les conséquences, en termes de stabilité sociale, restent à la fois imprévisibles et constantes. Pour limiter les risques de troubles urbains comparables à ceux du Rif en 2017, l'État subventionne le gaz butane, la farine et le sucre (2,8 milliards d'euros) et les transporteurs routiers (130 millions d'euros), mais il se refuse à plafonner les marges jugées « scandaleuses » des distributeurs de carburants, dont fait partie le chef du gouvernement, un magnat du pétrole propriétaire d'Afriquia, leader sur le marché marocain des hydrocarbures avec Total et Shell.

Ce sont donc les petits salariés et une classe moyenne déjà paupérisée par les mauvais choix économiques qui supportent l'essentiel de la crise actuelle. Dans le dernier rapport du PNUD sur le développement (13 septembre 2022), le royaume occupe la 123e place (sur 191 pays) avec un recul d'un rang par rapport à l'année précédente. Il est devancé par la quasi-totalité des pays du Maghreb : l'Algérie (91e), la Tunisie (97e), la Libye (104e), l'Égypte (97e). Et ce sont les deux grands échecs de la monarchie qui sont de nouveau pointés par le rapport onusien : l'éducation et la santé, sur fond, là aussi, d'injustices et d'inégalités qui ne cessent de se creuser.

Un gouvernement sans pouvoir

Depuis son investiture il y a un an presque jour pour jour (le 7 octobre 2021), le gouvernement dirigé par Aziz Akhannouch (63 ans), un milliardaire proche du roi, tente difficilement de « gérer » cette crise traduite, sur le plan social, par une tension qui ne dit pas son nom, mais prend la forme d'un véritable malaise. C'est un gouvernement qui ne gouverne pas ; il se contente d'exécuter les décisions prises au Palais via le cabinet royal, un gouvernement bis dominé par l'un des hommes les plus influents du royaume, Fouad Ali El-Himma. Le Parlement ? Les partis politiques ? Avec l'arrivée à la tête du gouvernement d'Akhannouch, la monarchie n'a jamais été aussi « exécutive » et les autres institutions n'ont jamais autant joué le rôle du parfait figurant. Selon une étude très récente sur la participation politique au Maroc, 86 % des jeunes se déclarent « insatisfaits » des partis politiques1.

Tous les yeux se tournent alors vers le Palais où un phénomène politique interpelle même s'il ne date pas d'aujourd'hui : les absences intrigantes du roi Mohamed VI, un monarque absolu de droit divin et véritable patron de l'exécutif. Ayant quitté le royaume en juin 2022, il y est retourné à deux reprises, en coup de vent, le temps d'un conseil des ministres présidé le 13 juillet et de son discours du trône, prononcé le 31 juillet. Aussitôt terminés, il reprend son avion, destination son hôtel particulier au pied de la tour Eiffel : une demeure de 1600 m2 acquise par le monarque en plein confinement (octobre 2020) pour la somme de 80 millions d'euros. Même si elles ne sont pas nouvelles, ces éclipses royales semblent avoir débordé la sphère privée pour devenir, aux yeux de beaucoup de Marocains, un phénomène de pouvoir troublant et difficile à décrypter.

La presse française proche du Palais rivalise d'arguments pour « expliquer » l'originalité, voire le « bien-fondé » de ce curieux « exil » de M6 au cœur de la Ville-Lumière, en évoquant tantôt la maladie de sa mère tantôt un style de gouvernement qui lui serait propre et qui serait, de ce fait, novateur et tranchant : « En France depuis juin, au chevet de sa mère, écrit le magazine Jeune Afrique, Mohamed VI s'appuie sur quelques hommes-clés pour suivre de près les dossiers politiques, sécuritaires et sanitaires du Maroc. Un dispositif qui tranche avec son précédent "exil" de 2018, durant lequel le roi s'était largement désengagé de ses fonctions. » (20 septembre 2022)

Même les salonnards de Casablanca et de Rabat, les plus grandes villes du Maroc, n'hésitent plus à tourner en dérision ce mélange, ou confusion, entre l'exercice à distance d'un pouvoir absolu et ce que permet la sphère privée d'un roi : « Sa Majesté et ses amis ont inventé un nouveau mode de gouvernement : le gouvernement par WhatsApp et Signal », lance un promoteur immobilier au cours d'une soirée à Casablanca.

L'état de santé du roi est un autre sujet récurrent. Les quelques images qui parviennent grâce à ses rares discours ou pendant ses voyages prolongés à Paris tranchent avec l'époque des inaugurations quasi quotidiennes qui ouvraient les journaux télévisés, quelle que soit la gravité, ou l'importance, des autres sujets d'actualité, même quand le roi inaugurait un petit robinet dans un village éloigné. Cette époque paraît bien révolue.

L'autre phénomène intrigant est incarné par les fameux frères Abou Azaitar (Aboubakr, Omar et Ottman), devenus des proches du monarque depuis que celui-ci les a reçus en avril 2018 à Rabat pour les féliciter de leurs « exploits » sportifs. Après avoir été abondamment encensés au début de leur « amitié » avec M6 — qui ne cesse de se renforcer —, ils sont devenus la cible d'attaques aussi régulières que violentes de la part des médias proches… de la police politique, que dirige depuis 2005 Abdellatif Hammouchi. Ce paradoxe, propre aux systèmes de cour où la proximité vis-à-vis du roi est une chasse bien gardée, cristallise la guerre de positions que mène l'entourage royal contre ces « trois petits Raspoutine » nichés au cœur du palais royal, où ils décident de la pluie et du beau temps, accompagnant le monarque dans tous ses déplacements, y compris privés.

À la recherche d'un ennemi

Pour noyer ces problèmes aux multiples facettes, où l'imprévu reste très présent, il fallait trouver un ennemi : après l'Allemagne et l'Espagne, cette fois c'est la France. Sa décision — très contestée — de limiter de manière drastique l'octroi des visas tant que le royaume refuse le retour de ses immigrés refoulés de France, provoque aussitôt un froid polaire entre les deux pays. Et c'est encore une fois l'affaire du Sahara occidental qui sert d'instrument politique et diplomatique. Dans son dernier discours (20 août), le roi s'adresse à la France dans des termes à peine voilés :

Je voudrais adresser un message clair à tout le monde : le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international. C'est aussi clairement et simplement l'aune qui mesure la sincérité des amitiés et l'efficacité des partenariats qu'il établit […] S'agissant de certains pays comptant parmi nos partenaires, traditionnels ou nouveaux, dont les positions sur l'affaire du Sahara sont ambiguës, nous attendons qu'ils clarifient et revoient le fond de leur positionnement, d'une manière qui ne prête à aucune équivoque.

Ce prisme s'applique-t-il à tous les pays « amis », comme le dit le roi, y compris Israël avec lequel le Maroc a établi des relations « exemplaires et privilégiées » et une coopération militaire qui ne cesse de se renforcer, mais qui se refuse pour l'instant à reconnaître la souveraineté du royaume sur ce territoire ?


1Yassine Benargane, « Maroc : 86% des jeunes Marocains insatisfaits des partis politiques », yabiladi.com, 30 septembre 2022.

Sahara. La Tunisie coincée entre l'Algérie et le Maroc

La crise entre le Maroc et la Tunisie provoquée par la réception à Tunis de Brahim Ghali, président du Front Polisario, n'est que le dernier épisode de la rivalité entre l'Algérie et le Maroc, aggravée par l'établissement de relations diplomatiques entre le royaume et Israël.

La photo du président Kaïs Saïed accueillant le président du Front Polisario à sa descente d'avion le 26 août 2022 a été beaucoup partagée sur les réseaux sociaux et commentée par les médias du Maghreb. Les deux hommes se sont, par la suite entretenus dans le salon présidentiel de l'aéroport de Tunis, selon le même protocole que celui réservé aux chefs d'État et de gouvernement, venus assister à la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique (en anglais Tokyo International Conference on African Development, Ticad) qui se tenait dans la capitale tunisienne.

Reproduites dans un premier temps sur la page Facebook de la présidence de la République tunisienne, avant d'en être retirées, ces images allaient provoquer la colère de Rabat et susciter interrogations et étonnement auprès des Tunisiens qui n'ignorent pas la sensibilité de ce dossier au Maroc. Ce n'est pas tant la participation de Brahim Ghali à ce sommet qui interpelle, même si la Tunisie ne reconnaît ni le Front Polisario ni la République arabe sahraouie démocratique (RASD) — autoproclamée en 1976, néanmoins membre à part entière de l'Union africaine —, mais bien l'accueil qui lui a été réservé.

Les effets de la colère des Marocains sont immédiats, se traduisant par le rappel de leur ambassadeur et l'annonce de l'annulation de leur participation au sommet. Dès le lendemain, par mesure de réciprocité, la Tunisie rappelait également son ambassadeur et expliquait qu'elle agissait ainsi dans le « respect des résolutions des Nations unies et de l'Union africaine », ajoutant que « contrairement à ce qui a été dit dans la déclaration marocaine, la RASD avait reçu une invitation directe du président de la Commission africaine ».

Maladresse diplomatique tunisienne ou application d'un ordre venu d'Alger et contraignant Tunis à rompre avec sa neutralité traditionnelle ? Dans tous les cas, cet incident diplomatique montre qu'Alger et Rabat entendent bien prolonger leur conflit en y impliquant d'autres acteurs régionaux. D'autant que les deux capitales qui continuent de se disputer l'hégémonie régionale sont également en lutte pour l'influence de leurs pays sur le continent africain. Le sommet de la Ticad, que le Maroc aurait peut-être souhaité organiser, leur en donne les moyens et la visibilité.

Mais par-delà cette brouille qui pourrait être passagère, cet incident montre bien les limites et les difficultés d'un pays comme la Tunisie à conserver la distance et la neutralité dont il a fait preuve des décennies durant.

Le choix de la neutralité

Pour de nombreux Tunisiens, Kaïs Saïed a eu tort de sortir le pays de sa neutralité dans le conflit saharien. Ils se réfèrent à ses prédécesseurs qui ont fait le constat que la Tunisie n'avait rien à gagner d'une implication dans ce conflit opposant les deux grands États du Maghreb qui se disputent territoires et hégémonie régionale. Pourtant, cette comparaison avec le passé qui mérite d'être nuancée doit aussi être replacée dans le contexte actuel.

En effet, si Habib Bourguiba et Zine El-Abidine Ben Ali ont soigneusement évité de prendre position sur le conflit du Sahara occidental, il ne faut pas perdre de vue le soutien de la Tunisie aux efforts de la Mauritanie pour exister et se faire reconnaître aux plans régional et international. Ce soutien avait alors provoqué une première rupture entre Rabat et Tunis qui dura de 1961 à 1965. Dès 1956 en effet, le Maroc avait intégré la Mauritanie dans la carte du Grand Maroc, mettant en avant les « droits historiques » de Rabat sur ces territoires avec lesquels les sultans marocains avaient entretenu des liens (Sahara occidental, Mauritanie, une partie de l'ouest algérien, et une partie du Mali). Balayant cette revendication d'un revers de manche, Habib Bourguiba décida de parrainer à l'ONU la candidature de la Mauritanie qui, après le véto soviétique au Conseil de sécurité, obtint le 19 avril 1961 la majorité de l'Assemblée générale, c'est la naissance de la Mauritanie.

L'appui apporté par la Tunisie pour sa reconnaissance au plan international a créé une rupture entre Tunis et Rabat. Le Maroc accusant Tunis d'avoir failli à ses obligations d'amitié et d'assistance du traité signé le 30 mars 1957 au palais impérial de Rabat, et en présence de Habib Bourguiba, du sultan et du prince Moulay Hassan, qui stipule notamment que « la Tunisie et le Maroc s'engagent à préserver et à raffermir les liens de fraternité qui existent entre eux et à s'abstenir de tout acte de nature à porter préjudice aux intérêts de l'un ou de l'autre ». La rancune de Rabat à l'égard de Tunis ne se dissipa qu'en 1965, et le Maroc continua de nier l'existence de la Mauritanie jusqu'en 1969.

Mais le choix de Habib Bourguiba de venir en aide à la Mauritanie et de faire de la Tunisie le premier État arabe à reconnaître ce pays ne l'a pas incité à prendre parti pour le Front Polisario à sa création en 1973, ou deux ans plus tard lorsque l'Algérie de Houari Boumediene décida de lui venir en aide. Au contraire, selon certains de ses conseillers diplomatiques, soucieux de l'équilibre de la région et attaché au développement qu'il souhaitait initier rapidement dans ce pays, il aurait même suggéré à Boumediene d'abandonner la cause sahraouie, laissant au Maroc le contrôle de cette région, moyennant un traitement quelque peu spécifique des Sahraouis. Sa proposition fut écartée par le chef de l'État algérien qui entendait tenir tête à son voisin marocain.

1200 kilomètres de frontières communes

Les années ont passé, et la Tunisie a tenté de conserver cette neutralité, qualifiée de positive à l'égard de chacun des deux protagonistes dans cette guerre larvée entre Alger et Rabat, même si les relations sont bien plus importantes avec l'Algérie qu'avec le Maroc. La Tunisie importe en effet à l'Algérie les deux tiers du gaz qu'elle consomme, avec une demande d'augmentation de ce volume importé à des prix préférentiels et avec de très grandes facilités de paiement. En avril 2020, un nouvel accord a été conclu entre Alger et Tunis, garantissant la fourniture de gaz jusqu'en 2030. Mais l'aide algérienne s'est également opérée sous d'autres formes durant ces dix dernières années, et Alger a participé activement à la lutte contre le terrorisme, à la sécurisation de la frontière qui la sépare de la Tunisie (1200 km), et à fournir le renseignement à Tunis.

Alors que la Tunisie traverse une crise économique sans précédent et que la dette du pays est évaluée à 100 milliards de dollars (100 milliards d'euros), aussi modestes soient-elles, les aides financières de l'Algérie sont venues quelque peu soulager le voisin tunisien. Le 2 février 2020, Alger annonçait une injection de 150 millions de dollars (150 millions d'euros) dans la Banque centrale tunisienne (BCT). Et le 14 décembre 2021, Alger octroyait un prêt de 300 millions de dollars (300 millions d'euros) à la Tunisie, faisant de ce voisin l'un des rares pays à prêter de l'argent à la Tunisie.

Ces aides interviennent alors que le climat économique est des plus moroses, freinant les ardeurs des investisseurs et des bailleurs de fonds : une croissance en berne d'environ 0,6 % par an, une monnaie qui a perdu 8 % de sa valeur par rapport au dollar et 6 % d'inflation par an. La situation, qui était déjà très fragile, s'est nettement détériorée avec les effets de la pandémie de Covid 19 sur les recettes touristiques et pourrait s'aggraver encore avec l'impact de la guerre en Ukraine, compte tenu des importations de blé.

C'est dans ce contexte, et plus précisément durant la crise sanitaire de l'été 2021, lorsque le Covid affectait une population jusque-là très peu vaccinée, que l'Algérie a fait don de plusieurs milliers de litres d'oxygène aux hôpitaux tunisiens, devançant ainsi l'aide internationale qui tardait à s'organiser. Le 15 juillet 2022, la décision algérienne d'ouvrir la frontière entre les deux pays après deux années de fermeture pour cause de pandémie a aussi été considérée comme une aubaine pour la Tunisie qui reçoit en moyenne 3 millions de touristes algériens par an.

Aider, protéger ou vassaliser ?

Cette fragilité économique et politique de la Tunisie allait en faire une proie facile pour ces deux grands États de la région qui comptabilisent les soutiens à leur positionnement sur la question du Sahara occidental. Après la révolution de 2O11, Marocains et Algériens allaient profiter du manque de stabilité institutionnelle et gouvernementale pour amener la Tunisie à s'extraire de sa traditionnelle neutralité et rejoindre leur bord sur la question du Sahara.

En juin 2017, Youssef Chahed, le jeune chef du gouvernement tunisien, se rend au Maroc pour coprésider, avec son homologue Saad Eddine Othmani, la 19e session de la Haute Commission mixte tuniso-marocaine. C'est une visite de travail, ponctuée par la signature de plusieurs accords de coopération, dont le but est « d'enrichir le cadre juridique qui organise les relations entre les deux pays, à travers des ratifications de documents juridiques ». Le climat est détendu, Tunis ayant voté quelques mois auparavant (janvier 2017) le retour du Maroc au sein de l'Union africaine (UA). Pourtant, alors qu'une rencontre avec le roi Mohamed VI est prévue au terme de la visite, elle est déprogrammée à la dernière minute au prétexte d'un malaise qu'aurait subi le roi. En réalité, ce changement dans le programme était dû à des divergences de vues entre les délégations des deux pays sur le Sahara occidental. Les Marocains ont inclus un paragraphe dans le communiqué final, stipulant que les deux parties reconnaissent la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Youssef Chahed refuse de le parapher, et opte pour le maintien du principe de neutralité cher à la Tunisie.

Mais le Maroc n'abandonne pas pour autant son ambition de compter la Tunisie parmi les pays qui partagent ses vues sur le Sahara. La politique du nombre d'États acquis à leur cause que se livrent Marocains et Algériens est telle que Tunis a bien du mal à rester à l'écart. Chacun des grands événements qui braquent les projecteurs sur la Tunisie est l'occasion d'afficher une proximité avec ce petit pays en proie à la mauvaise gouvernance et qui peine à ne pas sombrer dans le chaos et la faillite économique. En 2019, lorsque la Tunisie est élue par l'Assemblée générale des Nations unies membre non permanent du Conseil de sécurité pour un mandat de deux ans (1er janvier 2020-31 décembre 2021), c'est la course entre les ministres marocain et algérien des affaires étrangères pour féliciter leur homologue tunisien. Un communiqué précisera que les vœux d'Abdelaziz Belkhadem, présent à New York, ont précédé de quelques minutes ceux de Nasser Bourita…

Mais l'importance de l'aide apportée par l'Algérie donne une longueur d'avance à ce pays par rapport au Maroc. Et la coopération sécuritaire allait rapidement prendre des allures de mainmise de l'exécutif algérien sur l'exécutif tunisien. L'affaire Slimane Bouhafs devait illustrer ce glissement. Cet ancien agent de police algérien, converti au christianisme, a d'abord été jugé et condamné à trois ans de prison pour insultes à l'islam sur sa page Facebook. Il en purge deux en Algérie, avant d'être libéré. Il se réfugie en Tunisie, obtenant le statut de réfugié par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Pourtant, le 25 août 2021, il est enlevé brutalement par des agents en civil venus l'arrêter à son domicile de Tunis, avant d'être interrogé par les autorités algériennes. Pour les ONG, dont Amnesty International, il s'agit bien d'une expulsion qui constitue un précédent très grave pour la Tunisie puisqu'il est bien question d'une violation du principe de non-refoulement et plus largement du droit international relatif aux réfugiés. Ni Tunis ni Alger ne réagiront publiquement sur le cas de ce refoulé.

Si pour de nombreux Tunisiens le traitement de Slimane Bouhafs est passé inaperçu, les propos du président Tebboune dans le cadre d'une conférence de presse, et en présence de son homologue italien, lors d'une visite d'État à Rome en mai 2022 les ont beaucoup interpelés. Alors qu'il avait octroyé 300 millions de dollars (300 millions d'euros) en urgence le 31 décembre 2021, le président Tebboune n'a pas hésité à dire : « Nous sommes prêts à aider la Tunisie à sortir de la situation difficile dans laquelle elle a sombré, et à retourner à la voie démocratique, tout autant que la Libye voisine ». De toute évidence, la rareté du gaz consommé par les pays occidentaux en lien avec la guerre en Ukraine donnait des ailes à l'exécutif algérien qui entendait bien en profiter pour revenir en force sur la scène régionale et internationale. Tebboune se posait ainsi en redresseur de torts et en faiseur de démocratie. Cet élan manifesté pour un retour à l'ordre « démocratique » dans la région était bien un signal envoyé à son ennemi marocain qui caresse le même espoir de jouer un rôle de premier plan au Maghreb et en Afrique.

Pour les Tunisiens, les acteurs politiques algériens, chantres de la non-ingérence, sont capables de passer de la protection à l'immixtion dans les pays voisins lorsqu'il s'agit de leur permettre de renouer avec l'ère glorieuse de la diplomatie algérienne des années 1970.

Point de doute, ce n'est pas tant la jalousie de Tebboune vis-à-vis de l'admiration que voue Kaïs Saïed à Abdel Fattah Al-Sissi qui l'a poussée à prononcer de tels propos. Il s'agit bien d'une mainmise d'Alger sur Tunis. Des signes avaient déjà été donnés lorsqu'Alger est intervenue dans les relations entre la présidence tunisienne et le parti Ennahda, ou lorsque le président Tebboune a joué les bons offices entre Kaïs Saïed et la puissante centrale syndicale Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Cette intervention algérienne dans les affaires tunisiennes n'est pas nouvelle, certes, mais les méthodes d'Abdelmajid Tebboune la rendent visible et audible, telle qu'elle se doit pour porter ses fruits dans la concurrence entre Alger et Rabat, mais aussi pour faire montre de la puissance algérienne sur la scène régionale et internationale. C'est un exécutif tunisien bien affaibli et beaucoup trop aux ordres d'Alger qui écoutera non sans intérêt le discours lourd de sens prononcé par le roi Mohamed VI le 20 août 2022, soit une semaine avant la Ticad : « S'agissant de certains pays comptant parmi nos partenaires traditionnels ou nouveaux, dont les positions sur l'affaire du Sahara sont ambiguës, nous attendons qu'ils changent et revoient le fond de leur positionnement, d'une manière qui ne prête à aucune équivoque1. » Quoiqu'il en soit, la faiblesse de la diplomatie tunisienne conjuguée au manque de vision politique conduira l'exécutif tunisien à tomber dans le piège tendu par Alger et Rabat.


1Discours prononcé à l'occasion du 69e anniversaire de la Révolution du roi et du peuple.

En maraude avec le Samusocial International

Le Samusocial fait partie, malheureusement, du paysage urbain français. Mais il existe aussi un Samusocial international. Dans le monde arabe, il joue, comme nombre d'organisations non gouvernementales (ONG) ou d'agences internationales, un rôle essentiel à la survie des plus démunis, palliant dans bien des cas le manque d'implication des États ou leur manque de moyens. Et il a « fait des petits ».

Le Samusocial international (SSI) a été fondé par Xavier Emmanuelli en 1998. Ce médecin cofondateur de Médecins sans Frontières et fondateur du Samu social de Paris avait auparavant exercé la fonction de secrétaire d'État chargé de l'aide humanitaire d'urgence. L'organisation s'inspire du modèle parisien et s'est fixé pour objectif d'appuyer le développement des Samu sociaux dans les grandes villes du monde. Elle compte 17 dispositifs, majoritairement en Afrique. Dans le monde arabe, elle est présente en Égypte, au Maroc, en Tunisie et au Liban.

À l'occasion de la tenue à Paris des journées annuelles de coordination, fin juin 2022, Orient XXI a pu s'entretenir avec la directrice du Samusocial Casablanca et avec le responsable de projets d'Amel, une association libanaise qui développe une action de type Samusocial à Beyrouth. En mai 2022, une visite avait pu être effectuée au bureau du SSI en Égypte, seul pays dans lequel il est présent directement via un bureau local, les autres organisations étant des associations locales autonomes membres du réseau international. Les modes opératoires sont partout les mêmes, avec une noria de maraudes plus ou moins fréquentes, précédées systématiquement d'une réunion préparatoire destinée à rappeler le parcours et les particularités de la sortie.

Suivant les pays, les problèmes auxquels le SSI se trouve confronté peuvent varier. Ils ont également connu des évolutions dans le temps.

Auprès des enfants des rues du Caire

Au Caire, l'organisation opère depuis plus de dix ans et compte une vingtaine de personnes. Dès le départ, les enfants des rues ont constitué une population cible, conformément à la volonté du fondateur. Le phénomène avait pris des proportions alarmantes dès la fin des années 2000 et avait encore été aggravé par la crise économique ayant suivi la révolution de 2011. On commençait à voir nombre d'enfants, parfois très jeunes, chassés de chez eux par des parents qui ne pouvaient plus les nourrir ou partis d'eux-mêmes pour fuir les mauvais traitements. Le phénomène était également très important au Maroc, bien que le Royaume n'ait pas connu les troubles du début de la décennie.

Quelle est la situation aujourd'hui et comment se manifeste cette misère de la rue ? C'est la question que nous avons posée à Géraldine Tawfik, représentante du Samusocial International en Égypte (SSIEG). Le premier point porte sur la catégorie « enfants des rues », dont le nombre fait débat. Le chiffre avancé par l'État égyptien est de 16 000, mais sur la base d'une définition restrictive (un enfant qui passe cinq nuits par semaine dans la rue), alors que le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) porte ce chiffre à deux millions si l'on prend en compte tout enfant qui passe plus que 10 heures par jour dans la rue sans être accompagné par un adulte de sa famille.

Outre les nouvelles arrivées, il faut faire face à présent à une nouvelle génération, les enfants d'hier étant devenus souvent parents, parfois très jeunes parents. Le travail social, visant à effectuer les démarches nécessaires pour donner une existence civile à cette population marginalisée et obtenir des certificats de naissance, s'en trouve alourdi d'autant. Le plus souvent, les jeunes rentrent chez eux le soir ou occupent un logement à plusieurs. Ils espèrent ainsi échapper aux rafles policières et surtout aux centres de détention où ils peuvent se retrouver placés plusieurs jours si aucun adulte ne vient les réclamer, dans des conditions particulièrement dures. La consommation de drogue est fréquente. La colle et le Tramadol ont cédé la place aux produits de synthèse, Strox et Vaudou, mélange d'encens et d'anesthésiants aux effets limités dans le temps, mais extrêmement forts. La violence est également présente et les médecins du SSIE interviennent souvent pour soigner des plaies résultant de rixes ou d'agressions diverses.

Dans le quartier résidentiel de Maadi, dans la célèbre rue 9 très fréquentée par les Occidentaux, et donc favorable à la mendicité, un groupe de gamins passe en courant, comme une volée de moineaux, en criant « Police ! » En un tour de main, les terrasses illicites sont escamotées, tables et chaises sont pliées, les présentoirs à gâteaux, les échoppes disparaissent. Les enfants reparaîtront après l'alerte. Un homme s'approche, une ordonnance à la main. Ce sont les résultats d'analyse de sa mère, qu'il ne peut pas interpréter. Le médecin regarde. Et rassure : rien de grave. Avant la maraude, les enfants avaient été prévenus. Ils devaient attendre en différents points du parcours. Mais ce soir-là, la descente de police a vidé les rues et l'équipe peine à retrouver ses protégés. Trois ados, rigolards, finissent par être localisés et montent dans le fourgon. Le chauffeur, qui est également assistant social, met à jour les données nécessaires pour faire établir les actes d'état civil.

La travailleuse sociale leur fait tirer des petits cartons sur lesquels sont écrits des adjectifs illustrant des sentiments qu'ils doivent mimer et faire deviner : triste, fier, effrayé, inquiet, furieux… Le médecin chuchote les mots tirés à l'oreille de M., qui ne sait pas lire. Un autre exercice consiste à dessiner ce que l'on aime le plus, un être cher, un plat, un lieu. M. a dessiné les pyramides et son copain S. Une forte solidarité unit manifestement ces trois-là qui n'ont pourtant pas de liens de parenté. Ils s'amusent comme des gosses, mais les fêlures ne sont pas loin.

Activité artistique pour les enfants des rues au Caire en partenariat avec Cairo Contemporary Dance Center
© Samusocial International

Avec une voix d'ange qui prend aux tripes, le plus jeune fait une démonstration de ses talents de chanteur, dont il fait usage sur les terrasses des restaurants et des cafés, pour tenter de grappiller quelques livres. Il raconte comment il a perdu son père dans un accident de scooter. Lui-même a été grièvement blessé et a gardé d'impressionnantes cicatrices. Il a été placé ensuite comme aide-mécanicien dans un atelier où le patron a abusé de lui. En revenant sur son histoire, il pleure.

Il s'agit, grâce à des jeux qui sont autant de moyens détournés, de permettre à ces enfants de libérer leurs émotions. Un peu plus loin, arrêt devant un grand restaurant du type fast food. Un groupe de jeunes charge un monceau de poubelles dans un camion. L'un d'entre eux se dégage et vient vers le bus. Suivi depuis plusieurs années, il survit grâce à ce boulot et il a un logement. Depuis deux jours et deux nuits, il n'a pas dormi, enchaînant les heures de travail. Lui ne rit plus ni ne sourit. Il grimpe dans la camionnette, le temps de faire désinfecter une plaie. Passe une gamine qui tient son petit frère par la main et qui vend des mouchoirs. Le médecin tente d'engager la conversation, mais la fillette se méfie, ce qui en dit long sur la loi de la rue. Gagner la confiance des enfants est un processus au long cours. Avec le temps, une véritable complicité s'établit grâce à l'incroyable empathie et simplicité des équipes, loin de tout misérabilisme et de tout pathos.

Au cours de la dernière période, la paupérisation a pris de nouvelles formes dans l'espace urbain. Le nombre de jeunes mères célibataires a sensiblement augmenté. Il est difficile de sensibiliser à la contraception : la pilule est prise de manière irrégulière, les rappels de piqûre tous les six mois ne sont pas respectés. Pour les jeunes mères, un bébé est de plus une forme d'assurance-vie : il leur confère un statut et encourage les passants à la générosité. Certaines vont enchaîner les grossesses afin de disposer de cet atout, et chercheront à placer les aînés quand ils auront atteint l'âge de trois ou quatre ans. Un autre phénomène est apparu récemment : des familles qui disposent d'un logement, mais où le père ne travaille pas. La mère descend dans la rue vers midi avec les enfants, pour mendier ou vendre des mouchoirs, avant de rentrer vers minuit. Contrairement à la situation d'il y a quelques années, ces populations dorment moins dans la rue, ce qui peut diminuer leur visibilité et leur prise en compte statistique, alors même que leur nombre semble augmenter.

En 2016, le SSIEG a réalisé une étude sur la population des enfants et jeunes pris en charge, qui a été actualisée en 2021. Elle a révélé que les femmes constituaient entre 20 et 30 % des effectifs. On trouve peu de bébés et peu d'enfants de moins de six ans isolés (2 %). Ceux qui sont âgés de moins de deux ans sont placés dans des crèches relevant du ministère de la santé ou d'ONG comme Face for children in need, une ONG belge. À partir de six ans, les enfants peuvent être placés dans des centres d'hébergement gérés par le ministère de la solidarité sociale. Le SSIEG travaille en réseau avec d'autres ONG locales (Banati, Ana El-Masry, Nour Al-Haya et Caritas) ainsi qu'avec trois de ces centres d'hébergement gouvernementaux.

Outre l'aide d'urgence, le SSIEG contribue à l'insertion sociale et économique à travers des formations de soft skills et des stages en partenariat avec des compagnies privées comme Total et Carrefour Égypte, dans l'espoir d'un recrutement postérieur. Ces projets sont soutenus par des bailleurs comme l'Agence française de développement (AFD), la fondation Sawiris et la fondation Carrefour. Ils concernent surtout les jeunes qui sortent des centres d'hébergement, à l'âge de 18 ans, pour essayer d'éviter une sortie sèche et un retour à la rue. Avec le soutien financier de l'ambassade des Pays-Bas, un projet d'entrepreneuriat est proposé à certains jeunes, souvent dépourvus d'une éducation de base, parfois ne sachant ni lire ni écrire. Un petit capital de départ (dans les 5 000 LE, environ 260 euros) leur est remis, après une formation pour lancer une activité très simple. Certains optent pour le lavage des voitures, d'autres proposent la vente de pastèques coupées en morceaux. Tel autre, croisé au hasard de la maraude, est devenu chauffeur de tuk tuk.

Le SSIEG s'emploie par ailleurs à changer le regard de la société sur l'extrême pauvreté et relève une évolution des mentalités, peut-être sous l'effet d'une crise économique qui, parce qu'elle touche presque tout le monde, suscite une certaine compréhension et davantage de solidarité. Des actions de sensibilisation sont conduites dans les écoles et les universités.

Migrants traumatisés au Maroc

Au Maroc, c'est à l'initiative du roi qu'une structure s'est mise en place dès 2006 face au phénomène des enfants des rues. Avec le temps, il a fallu prendre également en charge des personnes âgées (environ 10 % des personnes à la rue), des familles. Alors qu'initialement, c'étaient presque exclusivement des hommes qu'on pouvait trouver à la rue, on a vu apparaître de plus en plus de femmes, ce qui suppose une prise en charge plus lourde en raison des agressions, de la prostitution et des grossesses, d'autant qu'au Maroc la contraception est réservée aux femmes mariées. Les migrants constituent aujourd'hui le gros des effectifs. Chassés du sud subsaharien par la misère et les guerres, ils attendent en moyenne un à quatre ans au Maroc, pays de transit, avant de tenter une traversée pour laquelle ils doivent débourser entre 4 000 et 5 000 euros. Avec le Covid, beaucoup se sont retrouvés bloqués, principalement dans le nord du pays, où leur nombre s'est considérablement accru, ce qui a avivé les tensions avec les populations locales. Les migrants sont également instrumentalisés dans le cadre des tensions entre le Maroc et l'Algérie, qui les refoule vers ses frontières.

Deux équipiers du Samusocial Casablanca
© Samusocial International

L'État a cherché à « répartir la charge » en déplaçant les migrants vers les grandes villes de l'intérieur et notamment à Casablanca, où opère le Samusocial Casablanca, association de droit marocain créée avec le soutien du SSI. Des partenariats ont été conclus avec les arrondissements de la capitale administrative, pour éviter des concentrations mettant en danger le tissu social. Un Samusocial existe également à Meknès, et il est prévu de développer des Samusociaux dans d'autres villes de province.

Parmi les migrants, dont le nombre va croissant, on compte beaucoup de mineurs isolés, parfois des anciens enfants soldats. Les conflits des pays d'origine se déplacent avec eux, et l'une des actions conduites lors des maraudes consiste à promouvoir le « vivre ensemble » en recourant à des personnels originaires des différents pays et des différentes ethnies antagonistes. Le Samusocial Casablanca effectue un gros travail de soutien psychologique et d'aide à la résilience. Des conventions ont été signées avec les pays d'origine pour mieux comprendre les migrants, et si possible préparer leur rapatriement. Mais les retours sont peu fréquents et concernent surtout les femmes. Souvent celles-ci se retrouvent seules, parfois avec charge d'enfants. Leur compagnon, parti tenter la traversée, ne leur a plus donné signe de vie. Le retour au pays d'origine est moins problématique pour elles que pour les hommes, qui ne sauraient reconnaître sans déchoir l'échec de leur projet d'expatriation, pour lequel la famille et la communauté se sont souvent financièrement mobilisées.

Le Royaume assure la scolarité des enfants et leur inscription à l'état civil. Pour l'accès à l'emploi, tout dépend des accords passés avec les pays de départ, mais la plupart vivent de mendicité ou de trafics, notamment de Tramadol et de drogues fabriquées artisanalement. Le Samusocial Casablanca fournit repas, vêtements et bons d'achat. Outre le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ses interlocuteurs locaux sont répartis entre différents ministères (santé, famille…), ce qui peut être source de complications administratives.

Entre misère locale et détresse des réfugiés syriens

Changement de décor, cap sur le Liban. L'équipe mobile d'aide (EMA), composée de six personnes, relève de Amel, une ONG créée au Liban en 1979, qui dispose de 1 400 travailleurs et volontaires. L'action de l'EMA est rendue possible par un soutien financier français (ministère des affaires étrangères) et monégasque (Direction de la coopération internationale). Le SSI fournit un soutien technique à Amel et une équipe composée d'une assistante sociale, d'une infirmière, d'une psychologue, d'un chauffeur et d'une coordinatrice d'équipe. L'EMA porte assistance aux enfants et adolescents — dont beaucoup de réfugiés syriens. Le Liban n'a pas ratifié la Convention de Genève, mais a accueilli sur son territoire 1 500 000 réfugiés syriens. Depuis 2015, les conditions d'entrée de ces réfugiés au Liban se sont resserrées et le HCR ne peut plus officiellement les enregistrer.

L'équipe mobile d'aide libanaise
© Samusocial International

Les réfugiés syriens vivent, tout comme les Libanais les plus vulnérables, dans des zones périurbaines et notamment dans le sud de Beyrouth, où intervient l'EMA. Celle-ci constate que les populations suivies sont de plus en plus jeunes, avec un nombre accru de dépressions chez les enfants. Elle relève également une hausse des mariages forcés, des mariages précoces, et des grossesses juvéniles. Entre 2019 et 2021, 884 personnes ont été suivies, dont 692 mineurs. Les travailleurs sociaux signalent des arrivées de plus en plus nombreuses en provenance d'Afrique de l'Ouest : des malheureux partis dans l'urgence, sans véritable projet et surtout sans envisager de retour.

Même si sa mission peut sembler décalée par rapport aux besoins, véritable goutte d'eau dans un océan de misère, la petite fourgonnette blanche frappée du sigle du Samusocial International, des associations partenaires et de leurs soutiens, continue de sillonner les villes et d'apporter soins et réconfort.

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Merci aux équipes du Samusocial International Égypte, à Wafaa Bahous (Maroc) et Julien Mangold (Liban).

Maroc. Répression antisyndicale dans les centres d'appels

Dans les centres d'appels au Maroc, les employé·es travaillent à bon compte pour des entreprises multinationales qui tentent de faire taire toute revendication syndicale. Un Code pénal hérité de la colonisation leur facilite le travail.

Lorsque Ayoub Saoud veut se rendre à son travail au centre d'appel Casablanca B2S, vingt agents de sécurité lui barrent la route. Ils lui refusent, ainsi qu'à six autres employés, l'accès à leur poste. L'entreprise a gelé leurs salaires, les a suspendus de leurs fonctions et a déposé plainte contre eux. La raison : les sept travailleurs sont membres du comité d'entreprise et syndicalistes. Et ils ont participé à une grève le 21 avril 2022.

La répression antisyndicale est le lot quotidien des syndicalistes dans le secteur des centres d'appels au Maroc. Les entreprises, généralement des groupes multinationaux, licencient, intimident et offrent des chèques de transfert pour empêcher toute syndicalisation. Dans le cas de B2S qui fait partie du groupe italien Comdata, l'existence d'un syndicat représentant 80 % du personnel ne va pas de soi et a été obtenue de haute lutte.

Un rêve « offshore »

Avec 120 000 emplois, le secteur est un employeur important dans le pays, surtout pour les jeunes diplômés. Depuis les années 1990, les multinationales européennes délocalisent leurs centres d'appels vers le Sud. De nombreuses entreprises francophones choisissent le Maroc comme destination « offshore ». Les programmes incitatifs du royaume leur procurent des avantages fiscaux, et elles espèrent une main-d'œuvre bon marché et des syndicats faibles. L'État marocain, quant à lui, mise sur la création d'emplois.

Des emplois, mais à quel prix ? demande un compagnon de lutte de Saoud qui travaille chez Majorel, « s'il s'agit d'user toute une génération, alors non merci ». Majorel est une multinationale germano-marocaine spécialisée dans les centres d'appels qui fusionnera bientôt avec Sitel, un autre géant du secteur1. Car le travail dans les sites des multinationales est épuisant. Semaine de 44 heures, pas de salaire en cas de maladie. La pression pour atteindre certains objectifs, comme passer un certain nombre d'appels en un temps donné, est élevée : les salaires sont constitués jusqu'à 40 % de primes. Si celles-ci disparaissent, les fins de mois sont difficiles. Et ce, bien que les rémunérations des employés dans les centres d'appels, qui se situent entre 4 000 et 5 000 dirhams (entre 381 et 476 euros), soient largement supérieurs au salaire minimum de 2 800 dirhams (environ 280 euros).

Ayoub Saoud, qui a été suspendu de son emploi chez B2S, est secrétaire général de la Fédération nationale des centres d'appels et des métiers de l'offshoring (FNCAMO), qui est membre de l'Union marocaine du travail (UMT). En décembre 2021, lui et ses camarades de B2S ont présenté un cahier de revendications pour entamer des négociations collectives avec leur employeur. Le point principal était l'alignement des salaires sur l'inflation galopante.

La direction française de l'entreprise a refusé de négocier. Plutôt, le conseiller juridique de Comdata Maroc a proposé des indemnités aux syndicalistes s'ils présentaient leur démission. Ces derniers ont refusé et ont fait appel à l'Inspection du travail avant d'aller jusqu'au gouverneur local et au ministère du travail à Rabat. Même après trois convocations des autorités, B2S n'a toujours pas réagi. « Nous avons donc dû passer à des actions plus militantes », dit Saoud, et finalement 400 des 1 400 employés ont entamé une grève d'une demi-journée le 21 avril, qui s'est terminée pour sept d'entre eux au poste de police quelques jours plus tard.

Un Code pénal hérité de l'époque coloniale

L'article 288 du Code pénal marocain a été introduit à l'époque de la colonisation française. Il dispose :

Est puni de l'emprisonnement d'un mois à deux ans et d'une amende de 120 à 5 000 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement, quiconque, à l'aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, a amené ou maintenu, tenté d'amener ou de maintenir, une cessation concertée du travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie ou du travail.
Lorsque les violences, voies de fait, menaces ou manœuvres ont été commises par suite d'un plan concerté, les coupables peuvent être frappés de l'interdiction de séjour pour une durée de deux à cinq ans2.

L'autorité française voulait ainsi empêcher les travailleurs marocains d'organiser des grèves. L'État marocain indépendant a adopté ce Code pénal, y compris l'article 288. Aujourd'hui c'est B2S qui l'invoque pour s'attaquer aux syndicalistes marocains. Ils risquent une amende et une peine d'emprisonnement de deux mois à cinq ans.

« Ce sont vraiment des pratiques mafieuses, s'indigne Saoud, ça touche des familles. Que faire quand le salaire est soudainement supprimé ? » Lui et les six autres syndicalistes ont perdu leur emploi et leur salaire à la suite de la grève. La plupart d'entre eux ont des enfants. Une fois connus en tant que syndicalistes, ils ont du mal à retrouver un emploi dans le secteur, les autres entreprises ne les embaucheront pas non plus.

Sous la menace constante des délocalisations

De nombreux agents de centres d'appels sont de jeunes diplômés qui ne cherchaient qu'un job provisoire. Le turnover y est important, les employés s'échangent entre les différents sites et employeurs. Beaucoup de migrants originaires d'Afrique subsaharienne francophone travaillent également dans ce secteur. Les personnes sans permis de séjour se retrouvent souvent dans des centres d'appel informels, où les conditions de travail sont bien pires. La loi n'autorise que les citoyens marocains à s'affilier à un syndicat. Cette instabilité au niveau du personnel est un obstacle à l'organisation syndicale. En face de cas comme celui de Saoud, les travailleurs et travailleuses ont tout simplement peur de se faire licencier s'ils se syndicalisent. À cela s'ajoute la stigmatisation comme fauteurs de troubles nuisant à l'entreprise qui risque de leur faire perdre leur emploi. La menace de délocaliser la production dans des pays aux conditions encore plus favorables, là où les syndicats ne sont pas gênants plane sans cesse.

La syndicalisation dans les centres d'appels marocains avance cependant, petit à petit, grâce au travail de la FNCAMO depuis plus que dix ans. Dans plusieurs sites des multinationales comme Intelcia, Sitel ou Webhelp, les syndicalistes ont pu s'imposer et créer un bureau. Avec Majorel, ils ont même pu négocier le premier accord d'entreprise de l'histoire du secteur offshore marocain. Mais souvent, cela ne marche pas du premier coup et plusieurs « générations » d'employés sont licenciés avant que l'entreprise cède enfin. Ainsi, l'année dernière, Sitel et Webhelp à Rabat ont « remercié » plusieurs employés qui voulaient s'affilier au syndicat3. Lorsque la FNCAMO a protesté contre le licenciement devant le site de Webhelp, la police est arrivée quelques minutes plus tard avec casques et boucliers et a dispersé le rassemblement.

La revendication d'un « travail décent »

Les libertés syndicales et le droit de grève sont pourtant garantis par la Constitution marocaine. Une loi réglementant davantage le cadre des conflits du travail a été annoncée à maintes reprises, mais n'a jamais été adoptée. L'État se comporte de manière ambivalente vis-à-vis des syndicats. Ainsi, le roi Hassan II avait certes initié dès les années 1990 le « dialogue social », qui devait réunir les syndicats de salariés et la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) autour d'une table. Mais il n'a été ensuite réactivé qu'en 2011, lorsque Mohamed VI a également voulu calmer le jeu et mettre fin aux revendications par des concessions sociales.

Le rôle historique des syndicats au Maroc a considérablement changé : d'acteurs politiques d'opposition, ils sont devenus des « partenaires sociaux ». Alors que dans les années 1980 et 1990, la Confédération démocratique du travail (CDT) et l'UMT menaient encore des grèves générales contre la politique d'austérité néolibérale, elles se montrent désormais beaucoup plus modérées. Un nouveau langage a fait son apparition, relayé par des institutions internationales comme l'Organisation internationale du travail (OIT). Les syndicats se basent dans leurs revendications sur la notion de « travail décent » défini par l'OIT en ces termes :

Le travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe l'accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour tous, de meilleures perspectives de développement personnel et d'insertion sociale, la liberté pour les individus d'exprimer leurs revendications, de s'organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l'égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes4.

mais ils prétendent en même temps contribuer à la hausse de la productivité des entreprises. L'image du syndicat radical et fauteur de troubles est évitée à tout prix.

Malgré ce glissement, les syndicalistes de l'UMT critiquent le dialogue social qu'ils jugent insuffisant. Pour eux, il aurait pour fonction d'apaiser les esprits plutôt que d'apporter de réelles améliorations sociales. Quant à l'Inspection du travail, elle ne dispose pas de suffisamment de personnel et de moyens pour faire respecter les droits des travailleurs. Les multinationales comme Comdata profitent de ces lacunes, tandis que l'État ferme les yeux. Le secteur des centres d'appels fait partie de la politique économique activement promue par le Maroc et revêt donc une importance stratégique.

Coopération syndicale internationale

Du point de vue des syndicats, la coopération internationale est donc tout aussi stratégique. La FNCAMO est par exemple en contact avec le syndicat français Sud et le syndicat international des services UNI Global Union. C'est aussi ce qui a déplu à la direction de B2S : l'organisation internationale entre les syndicats de la maison mère italienne Comdata, à laquelle Saoud et ses collègues ont participé. Comdata est actuellement en train de préparer sa revente à un autre géant des centres d'appels. Dans ce contexte, la direction de l'entreprise agit de manière particulièrement antisyndicale.

Les syndicats font aussi pression sur les donneurs d'ordre au niveau international. Il s'agit à nouveau de multinationales comme l'entreprise française de télécommunications Orange, la société de transport parisienne RATP ou le groupe énergétique Total Energies. Elles sont mises au défi d'assumer leurs responsabilités de veiller aux droits des travailleurs dans leurs chaînes d'approvisionnement. « Elles ont une réputation à tenir », commente Saoud. La Fédération Conseil communication culture (F3C) de la Confédération française du travail (CFDT), active chez Orange, a publié à ce sujet un appel à la direction de l'entreprise de télécommunications, dans lequel il est demandé à Orange de contrôler davantage ses sous-traitants.

Alors que Comdata au Maroc vient d'obtenir le label « Best place to work » au Maroc5, Ayoub Saoud doit s'occuper de son avenir personnel. Lui et les autres syndicalistes de l'UMT se battent pour réintégrer leur poste de travail. Ils ont adressé un courrier au directeur général de Comdata et également déposé plainte auprès du Point de contact national (PCN) pour une conduite responsable des entreprises au Maroc6 par rapport à cette atteinte à leurs droits fondamentaux. Le fait que toutes les entreprises internationales présentes au Maroc ne respectent pas les lois, ne se laissent impressionner ni par les autorités ni par les syndicats, est considéré par Saoud comme une injustice : « En France, vous licencieriez des membres du comité d'entreprise ? Non. Pourquoi ces entreprises se considèrent-elles au Maroc comme en terrain conquis ? C'est du néocolonialisme. »


1Lire Yassine Benargane, « Le groupe Saham annonce un projet de fusion de Majorel et de Sitel », Yabiladi, 20 juin 2022.

2Code pénal, version consolidée en date du 15 septembre 2011, ministère de la justice et des libertés.

5Ce programme international de certification des entreprises est organisé depuis douze ans au Maroc. Il vise à récompenser des entreprises qui se distinguent par la qualité des politiques et des pratiques en ressources humaines et l'engagement de leurs collaborateurs. Lire « Best Places to Work : les 13 meilleurs employeurs 2022 au Maroc dévoilés », industries.ma, 20 juin 2022.

6Les PCN sont des instances nationales de promotion des principes directeurs de l'OCDE, sous la forme de plateformes de médiation et de conciliation.

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