Le héron a lu mon billet sur le liquide (mais il y a un autre commentaire sous le billet, qui vaut aussi lecture). Il nous donne son opinion. Qui est une sorte de conte de Noël, finalement. Merci à lui. OK
« Olivier Kempf s'interroge au sujet du liquide. Je suis sûr que tu as une opinion là-dessus.
Mon copain le héron de l'Erdre était perché sur le toit de sa péniche habituelle et je lui avais posé la question en passant à sa hauteur sur le petit Pont Saint-Mihiel. Bref : tout était normal ce matin-là, y compris notre conversation. Sauf que nous ne parlions pas de la même chose. Il fallait que je dissipe le malentendu :
Il se tait un moment. Il semble réfléchir à l'infinie sagesse de son Grand Patapon mais pas du tout : il se jette sur une grenouille qui a commis l'imprudence de vouloir respirer puis, aussitôt avalée il revient à son poste et reprend :
Je ne dis rien : je ne conteste pas sa logique car elle est quasi-religieuse et l'expérience m'a appris que les religions, il faut les admettre et non les discuter. Il me relance :
Je prévois beaucoup de difficultés pour lui faire comprendre la monnaie scripturale et surtout la monnaie électronique. Je n'aurais peut-être pas dû lui parler de ça, mais maintenant que j'ai commencé, je le vexerais si je lui disais qu'il ne peut pas comprendre. Alors j'explique :
Le héron
Voici le texte de ma chronique parue dans le dernier numéro de Conflits, consacré au Brésil.
C’est une musique lancinante, qui revient sans cesse malgré la réticence des commentateurs : il faudrait cesser les paiements en liquide, officiellement pour lutter contre la criminalité organisée et le terrorisme. Les plaies du moment ont bon dos, car beaucoup soupçonnent en fait des puissants, qui ne sont pas ceux qu’on croit, avoir bien d’autres desseins.
Certes, l’argent liquide est parfait pour la fraude fiscale : voici un instrument de paiement légal et anonyme ! Bannir l’argent liquide, c’est donc le rendre illégal et empêcher l’anonymat. L’anonymat, voilà l’ennemi.
C’est d’abord l’ennemi des gouvernements, puisque le liquide permet allégrement la fraude fiscale. Ceci explique la décision surprise, en novembre 2016, du gouvernement Modi (Inde) de démonétiser les coupures en circulation. Le liquide permet de thésauriser en monnaie étrangère, ce que font les Vénézuéliens (pour contrer l’hyperinflation) et qui a donc incité le président N. Maduro à mettre en place une nouvelle monnaie. A chaque fois, un système économique profondément altéré.
D’autres motifs sont à l’œuvre : tout d’abord, l’épuisement des politiques « d’assouplissement quantitatif » qui sont à l’œuvre depuis dix ans pour lutter contre la crise financière. Or, ces facilités monétaires suscite l’accumulation de liquidité, ce qui ne suffit plus. Il faut donc aller plus loin dans l’endettement général en passant par les taux négatifs, notamment sur l’épargne. Le cash protège contre cette politique. Supprimons le cash, on pourra taxer l’épargne ! On pourra surtout verrouiller tout le fonctionnement de l’économie « si besoin s’en faisait sentir », comme quand la Grèce avait restreint l’accès au cash, en 2015.
Autres puissants intéressés : les géants du numérique qui déjà scrutent nos comportements et pourront, si nous sommes obligés de passer au tout électronique, observer vraiment tout ce que nous faisons.
L’absence de cash et donc le passage à une monnaie exclusivement électronique sont finalement de profondes menaces envers notre démocratie. Les technophiles mentionnent l’hypothèse de monnaies alternatives, fondées par exemple sur les blockchains (bitcoin, éthereum) : mais ces monnaies sont déjà justement surveillées par les autorités et en passe de devenir illégales.
Voici donc des intérêts autrement plus puissants, ceux de l’alliance entre Wall Street et la Silicon valley, qui se conjuguent contre le liquide. La thématique sécuritaire habituelle (lutte contre le terrorisme ou la criminalité armée) ne fera pas oublier que la NSA travaille surtout pour l’espionnage économique. Cela doit nous inciter à payer en liquide, manière pratique de défendre nos libertés quotidiennes : le liquide est aussi pratique que la carte bleue et surtout, il permet encore une qualité aussi rare que l’air pur à Pékin : l’anonymat !
O. Kempf